Le Paradis

(Extrait)

      Me voici donc rendu, prêt à t’envoyer ces lettres du Paradis ; et j’ai sept jours, comme Dieu lorsqu’il a créé le monde ; et nous sommes aujourd’hui lundi, et samedi soir je devrai avoir terminé le récit que je veux te faire, afin de pouvoir me reposer et voir que cela est bon.
      Et cela est bon. C’est le matin. Les appels des oiseaux résonnent à travers la maison, en particulier ceux d’une grive, ou de deux, et ceux des pinsons bien entendu, ces gardiens du Paradis. Quand c’est l’été. Et aujourd’hui ce l’est. Et j’ai traversé la mer, m’éloignant de toi, pour te raconter tout ce qui fut. Ici. Alors. Et le ciel est entièrement bleu, et en regardant par la fenêtre au nord, je vois de grands sapins, comme j’en voyais alors, même si ce n’est pas la même maison. Une autre maison et d’autres sapins, mais à la cime de l’un d’eux se trouve une girouette à l’axe penché et dont la plaque de tôle étincelle là-haut, dans le ciel infini, comme quelque vaisseau spatial, et je ne vois ni n’entends personne. Car je te parle du Paradis, où il en allait souvent ainsi. Le Paradis était la solitude. Était aussi la solitude. Et aussi l’amour. Et deux ou trois nuages clairs, comme des pompons, s’élèvent derrière le vaisseau spatial, car le vent vient du nord-ouest, et avec lui la promesse que le ciel restera bleu. Et je commence autrement que je l’aurais fait s’il avait plu. Ou en hiver. C’est aujourd’hui le 25 mai.
      Et dans la cuisine, en buvant du thé, j’ai vu les ombres des hirondelles passer en filant sur les jeunes feuilles claires des bouleaux. C’est toujours le Paradis que le printemps atteint en dernier. Ici, l’attente peut devenir immense. Car c’est un pays lointain, tu le sais toi-même, comme le pays de Zabulon et le pays de Nephtali, et le pays qui s’étend au-delà du Jourdain. Mais c’est un pays qui s’étend au-delà de la mer, et en même temps au bord de la mer, au milieu de la mer et au milieu des mers. Un pays qui demeure si longtemps dans l’hiver. Mais ce matin avait un parfum de matin d’été, quand auprès du puits je me suis aspergé d’eau, car hier Karin a tondu l’herbe, et parmi cette herbe pousse le chiendent odorant, si odorant qu’il suffit pour le sentir de le fouler aux pieds quand on traverse la cour. Et à cette odeur on reconnaît le Paradis. Et que c’est l’été.
      Pour l’instant, un pinson est posé sur une branche de pommier devant la fenêtre, son jabot rouge dans la lumière du soleil. Ce sont Tiit et Karin qui ont planté les pommiers, mais quand je suis venu au Paradis — et cet hiver-là, j’allais chaque semaine au magasin de Kalana —, c’était encore Kiviränga Ella qui vivait dans cette maison, et qui regardait au-dehors par sa fenêtre de cuisine. Et elle se plaignait toujours à propos de quelque chose. Car il y a toujours des raisons de se plaindre, je puis te l’assurer. Toujours.
      Mais au vrai, c’était à une autre époque, et dans un autre État, que se situait le Paradis dont je veux te parler. Pour être précis, ce devait être pendant l’hiver 1988-89 que Kiviränga Ella était assise à sa fenêtre aveugle, d’où elle voyait la forêt sombre et que le soleil n’éclairait pas de tout l’hiver, et elle se plaignait. De quoi, cela n’a plus d’importance. Car ce qui demeure de nos jours passés ne peut être qu’heureux, quand nous aussi, selon la volonté de Dieu, nous sommes redevenus poussière — comme il était écrit sur cette croix, là-bas, tu te souviens ? —, et Kiviränga Ella est redevenue poussière. Depuis vingt ans déjà. Et peu après cela cet ancien État a disparu lui aussi, à l’époque duquel j’étais venu au Paradis. Sous le nouvel État, j’aurais eu peu de chances de me retrouver ici. Car ici, aujourd’hui, toutes les terres sont devenues propriété privée, et les propriétaires laissent pousser les bois, et ce sont les bêtes sauvages qui s’y promènent et qui en foulent le sol. C’est curieux, quand les terres appartenaient à l’État les gens les fauchaient et les cultivaient comme si elles leur appartenaient. Maintenant ce sont les terres de quelqu’un, mais on ne voit personne nulle part. Et pas davantage leurs vaches, leurs moutons, leurs chats ou leurs chiens, ni leurs champs de pommes de terre ni leurs prairies. Il n’y a que les sentes des cerfs et des sangliers. Et des maisons vides, où résonne le chant des oiseaux. Et peut-être est-ce bien ainsi. Car à présent je puis sans être dérangé te parler de ces gens, de leurs animaux et de leur vie ici. Car je me souviens d’eux. Et peut-être fallait-il que je m’en aille d’ici pour me souvenir de cela et pour en porter témoignage.
      Car tout se résume toujours à cela : on vit pour porter témoignage. Quand on vit encore cette vie, on ne le sait pas. De quelle manière les fils de trame de la vie présente seront un jour noués, comment pourrait-on l’imaginer ? On ne le peut pas, Dieu l’a voulu ainsi et c’est bien ainsi. Et ainsi en est-il de ta vie, mon ami, qui à cette heure dors peut-être paisiblement là-bas, au loin, par-delà la mer et au-delà des terres, dans la mansarde où, petit garçon qui se cherchait encore, tu avais dessiné Ferdinand avec les yeux fermés. Partant à la guerre. Ou revenant de guerre. Et regardant en lui-même, ou nulle part, comme regardent les Bouddhas, lorsque leurs yeux sont fermés et que leurs cils reposent sur leurs pommettes. Peut-être ce Ferdinand ne se trouve-t-il plus là-bas, ou peut-être n’a-t-il jamais existé, car je ne fais que m’imaginer ta mansarde, tout comme tu dois t’imaginer le Paradis, à cette différence près que même si je t’avais emmené avec moi, tu ne l’aurais pas vu. Car il s’est écoulé un peu plus de vingt ans, et un peu moins de dix, depuis que je suis venu au Paradis et depuis que j’en suis parti. Moi seul puis encore le voir et l’entendre, ici. Car voilà ce qu’il y a de curieux : tout change, le gouvernement, les noms que l’on inscrit dans les « lettres des lieux », comme disait Helmi, ou dans les Registres cadastraux, comme on dit maintenant, et pourtant tout cela a si peu d’importance. Il y a des sons et des odeurs qui, tout simplement, ne disparaissent jamais. Leur trait principal est de n’appartenir à personne, en quelques mains que résident la fortune et le pouvoir, et notre chance est que personne ne puisse nous les ôter, pas plus que notre Paradis.
      Je me suis aperçu qu’à la suite des pompons de nuages blancs monte du nord-ouest un nuage gris, au-dessus de la mer qui est au nord. Que le temps change. Car le printemps au Paradis n’est pas seulement tardif et frais, il est encore changeant. Ici, la fin du mois de mai n’a rien à voir avec l’été. À chaque instant, de la mer qui est au nord ou de la mer qui est à l’ouest, un brouillard froid et gris peut rouler sur la terre, et alors il n’y a plus d’été qui tienne. Le temps s’assombrit, les oiseaux se taisent, et des branches de pommiers aux bourgeons à demi éclatés tombent des gouttes froides.
      Mais non, après le nuage gris c’est de nouveau le ciel bleu qui est apparu derrière la cime des sapins. Et quand le ciel est de ce bleu infini, en regardant dans cette direction tout disparaît dans notre esprit. Il ne reste que ce qui est, le vol léger des hirondelles noires et leur pépiement autour de la maison. Se peut-il qu’ici aient existé un jour l’hiver et l’obscurité ?
      Je sais, tu vas me dire qu’en décembre il ne fait pas noir. Et aujourd’hui il m’est facile d’être d’accord avec toi. Tu as plus souvent raison que tu ne le crois, mais pas toujours lorsque tu crois que c’est le cas. Mais sans doute le comprendras-tu toi-même un jour, quand tu découvriras que telle chose s’est déroulée exactement comme tu le souhaitais, et comme tu n’aurais cependant jamais osé le rêver.
      Pouvais-je imaginer lors de l’hiver 1988, quand je suis arrivé chez Kiviränga Ella pour prendre sa « commande », qu’en mai 2009 je serais assis chez elle, dans la pièce principale maintenant si joliment refaite, et que par la fenêtre au nord je regarderais ce ciel bleu et ces sapins soudain si joyeux (car le soleil s’est montré, et n’est-elle pas étonnante, cette vie, pour qu’en dépit de toutes les impossibilités nous parvenions ainsi à aimer ?), et que j’écrirais à propos de ces jours et de ce lieu, et que leur nom était Paradis ? Car alors je ne connaissais pas encore exactement ce nom. Dans mon esprit, c’était plutôt le Royaume. Ou encore le Théâtre, que Dieu regarde d’en haut, de sorte que tout s’y voit comme sur une carte : ce chemin qui passe auprès de la maison jaune de Kiviränga Ella et demeure parallèle à la falaise, mais à une distance telle qu’on n’entrevoit la mer que de temps à autre derrière les pins, derrière les sapins, la mer en hiver, avec son écume blanche, et moi qui marche sur le chemin, et dont la marche semble avoir comme un sens. À l’époque, cette sensation était très claire, elle me possédait. Je voudrais qu’il en soit de nouveau ainsi. C’est pour cela que je suis de retour ici et que la maison de Kiviränga Ella est à moi pour sept jours. C’est tout de même étonnant, que les gens soient si aimables et si généreux. C’est ce que j’ai pensé ce matin, à la table du petit-déjeuner, chez Karin et Tiit. À maintes reprises j’ai trouvé le gîte dans des maisons inconnues, et à chaque fois tout s’est passé pour le mieux. Qu’est-ce qui nous appartient, au fond ? Rien du tout. Je le sais, puisqu’après tout des maisons m’ont appartenu, à ce que prétendaient les papiers, et même la ferme de la Colline, au Paradis. C’est pour cela que je le sais : rien du tout.
      Mais cette carte, que Dieu regardait du haut du ciel pendant l’hiver 1988-89, lorsque je suivais ce petit chemin en direction de la boutique de Kalana, je voudrais bien te la dessiner. Ou te la raconter. La carte du Paradis. Comme elle devait être, à mon avis, dans les « lettres des lieux » du Bon Dieu, là-haut. Elle ne comporte évidemment ni bornes, ni piquets ni limites. Les hommes en posent, en plantent, mais cela n’a aucune importance. Puisque le Paradis tout entier Lui appartient. Et les hommes le devinent, dans leur cœur, sans quoi ils ne me laisseraient pas disposer de leur maison, comme ça, pendant sept jours. Après tout cela peut être très long, sept jours. Au mois de mai, par exemple.
      Mais je ne mens pas, pourtant, si je dis que j’avais déjà imaginé ces sept jours cet hiver-là, en rapportant de la boutique la poche de lait, le pain noir et le pain blanc pour Ella. De sa maison me plaisaient les hautes fenêtres, son allure différente. Je ne savais pas qu’elle avait été transportée depuis l’église orthodoxe de Puksi, que c’était la boutique de l’église — ni qu’elle avait causé en son temps bien des problèmes, car elle avait fait faillite en engloutissant une bonne partie de l’argent de la paroisse. Mais cela fera bientôt soixante-dix ans qu’elle se dresse ici, dans la forêt du Paradis, et que de printemps en printemps le chant des oiseaux se rapproche de ses murs, car la forêt se rapproche. Et un jour la forêt finira bien par entrer dans la maison. Peut-être. Savons-nous, après tout, ce qui arrivera un jour ? Et un petit oiseau lancera son appel au-dessus de l’endroit même où je suis assis, de la cime d’un sapin, pour chanter la louange du Dieu du Paradis. Car les oiseaux sont de très pieuses créatures. Je l’avais déjà remarqué quand je vivais ici. Eh oui, j’avais même appris quelque chose, bien que j’aie la nuque raide et la tête dure.
      Et en effet je regardais alors, en ce début d’hiver 1988, les belles et hautes fenêtres de la maison d’Ella, et je me demandais l’impression que cela pouvait faire de regarder par ces fenêtres au printemps, quand il fait clair. Et de sentir cette indépendance. J’ai toujours recherché cela, même si l’homme devrait plutôt rechercher la compagnie Mais comment savoir. Chacun a sa part, et je te prie de ne pas te vexer si je te dis qu’assis auprès de cette haute fenêtre, occupé à t’écrire tout en contemplant le ciel insondable au-dessus des sapins, je me sens plus proche de toi que parfois en ta compagnie. Je ne comprends pas encore très bien cela. Tu me l’apprendras. Car tu as certainement quelque chose à m’apprendre. Tu es tellement plus jeune que moi que tu sais sans aucun doute quelque chose que j’ignore.
      Pour être maintenant tout à fait honnête, j’avais bien, en allant chez Ella et en lui rapportant du magasin de Kalana son lait et son pain, comme une arrière-pensée. Peut-être un jour me laisserait-elle sa maison. Et alors je pourrais regarder au-dehors par ces fenêtres. Car une chose dont Ella se plaignait était justement qu’elle n’avait personne à qui laisser sa maison, et que sa famille, en particulier, la délaissait. Et moi je venais nourrir son petit chien, quand Ella était à Kärdla. Elle y avait un appartement et elle allait de l’un à l’autre, peut-être parce qu’elle se lassait de demeurer dans un endroit. Alors elle prenait le bus et allait dans l’autre. Mais elle enfermait le chiot dans l’étable. Celui-ci aboyait doucement quand des gens passaient, venant de Kiviränga, et qu’Ella n’était pas à la maison. Quand elle était présente, il était avec elle dans la cuisine et il aboyait contre les visiteurs. Ce qu’il est devenu quand Ella est morte, je ne m’en souviens plus. Peut-être ces parents, avec qui Ella était légèrement en froid, parce qu’ils devaient être en plus parents d’Oskar, l’ont-ils quand même emmené chez eux. Oskar était mort quelque temps auparavant. Et ils n’avaient pas d’enfant. Mais au Paradis, personne n’avait d’enfant.
      Ella, donc, était assise dans cette cuisine, qui était à deux pas de l’endroit où je me trouve maintenant, de l’autre côté de la porte, en compagnie de son chien, avec un manteau noir qu’elle portait par-dessus toutes sortes de chandails. Car la cuisine était froide, elle avait peur de chauffer, peut-être le bois qui lui restait d’Oskar allait-il finir, et alors que ferait-elle ? Qui lui en scierait, lui en fendrait ? Je m’étais bien proposé pour lui scier et lui fendre du bois. Mais par précaution elle restait dans sa cuisine froide, couverte de son épais manteau — elle-même était une personne avec de l’embonpoint. Je ne me rappelle plus le visage qu’elle avait. Elle est morte peu de temps après. Le même hiver. Et le bois qu’avait coupé Oskar n’a pas servi à la chauffer, il a servi à chauffer des étrangers, de même qu’à Helmi est resté le bois coupé par Eduard, qui pourrit aujourd’hui dans l’étable effondrée où Jon avait fini par le porter. Du beau bouleau, bien fin. Mais il fallait le garder. Jon est mort lui aussi et le plafond de l’étable s’est effondré sur le bois et là-bas il n’y a plus personne. Hormis les bêtes sauvages qui traversent la cour. Car les bêtes sauvages n’ont pour ainsi dire plus rien à craindre ici. Que craindraient-elles donc ?
      Ella est morte plus tôt qu’elle ne l’imaginait, car cela est arrivé subitement. Bien que sa santé aussi ait figuré parmi toutes les choses dont elle se plaignait, elle ne pensait pourtant pas à sa mort ; qui y pense ? Ainsi, elle n’a pas réussi à donner ou à léguer sa maison à quelqu’un. Mais peut-être n’y serait-elle pas arrivée de toute manière, parce qu’aucune solution ne pouvait lui plaire tout à fait. Et du coup la maison est revenue à l’État. C’était la loi. Et à mon avis c’était une très bonne loi. On n’a vraiment pas besoin qu’il y ait comme cela pléthore d’héritiers. L’État, au Paradis, cela voulait dire le district forestier, car toutes les forêts étaient des forêts domaniales, et c’était le district forestier qui décidait de tout. Il avait déjà « bourré », comme disait Helmi, la moitié des champs avec des pins, et dans ces endroits-là il y a maintenant une forêt haute, mais pas vraiment belle, car ces pins sont malades et souffreteux, d’avoir poussé dans une terre trop grasse. Ils se brisent, et les bois ne sont plus qu’une vilaine broussaille envahie par les ronces et les orties. Mais le district avait généreusement laissé la moitié des champs à ras (et en certains endroits les gens du coin — qui, Helmi ne l’avait pas précisé — étaient allés en cachette arracher les pins : « vous voyez bien, ils n’ont pas poussé ! »), et là-bas on faisait les foins et on avait son carré de pommes de terre, et aujourd’hui les pins y poussent aussi. Maintenant, ce sont des Propriétés privées. Mais Propriété privée, sous le régime de l’État actuel, signifie qu’il est défendu de s’y promener, de sorte que personne ne fauche ni ne cultive ces terres, et que les bêtes sauvages y sont désormais maîtresses. Mais moi j’y vais quand même et je m’assieds au soleil, car je suis encore un homme de l’époque de l’ancien régime, et cette Propriété privée ne me fait rien du tout. Je sais qu’elle a cours aujourd’hui, mais que cela finira. Je sais aussi que Jon, ou plus exactement Jaanus, à qui cette terre appartenait, est mort. Et que sa femme, Elizabeth, ne vient pas ici. De sorte que je peux m’asseoir, jusqu’à la fin du monde si le cœur m’en dit, dans le soleil du soir, en lisière des jeunes pins sur l’ancienne prairie de la ferme de « chez Mart ». Mais le soleil s’est couché derrière la forêt, et je suis rentré à la maison. C’est drôle, quand on y pense, à quelle vitesse un endroit devient la maison. Et à l’inverse, avec quelle lenteur. Et pourtant, aucun endroit n’est pour de bon notre Maison. Seul le Paradis l’est, pour moi, mais pour le comprendre il m’a fallu ces neuf ans et demi passés loin d’ici : pour comprendre que je n’en étais jamais parti. Dans un certain sens. J’espère que ce sens s’éclaircira pour toi à la fin de mon récit, au septième jour.
      Comme tu l’as compris, tout ceci n’est qu’une introduction. Et j’ai peur de ne pas arriver plus loin. Mais je ferai ce que je pourrai.
      Et en ce premier matin de mon récit, lumière et ombre se succèdent ici. Et la cour de Kiviränga revêt en alternance des visages si différents. Lorsque le nuage qui est apparu au-dessus des sapins atteint la cime des bouleaux, là où brille le soleil, tout se retrouve plongé dans l’ombre et je te parle, sans m’en rendre compte, du manteau noir de Kiviränga Ella, de ses jérémiades et de sa mort. Et lorsque le nuage disparaît derrière les bouleaux, au-dessus du champ de la Colline, où personne ne va plus (mais moi j’y suis allé hier), la cour est baignée d’une lumière incroyablement joyeuse, tout prend une teinte vert clair et même les branches sombres des sapins se redressent vigoureusement, chargées de leurs pommes, et tout n’a que du bien à me souhaiter, et moi je ne veux te raconter que du bien, car je n’ai pas d’autre souvenir du Paradis. Car je sais que toutes mes peines et tous mes regrets ont disparu, comme l’ombre du nuage sur les sapins. Et qu’étaient-ils d’autre, en vérité ? Quelque chose d’extérieur. D’aboli. Quand dans mon cœur maintenant je pense à toi et que je regarde là-bas, je ne vois plus que cette lumière claire et vive, et le passage fugitif de l’ombre des oiseaux sur l’herbe. Ils ont vraiment fort à faire ! Et pourtant ils ne semblent occupés qu’à chanter.

Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry