Le sauveur

     Le docteur Spektor aimait jouer aux échecs, aussi avions-nous coutume de nous asseoir dans sa petite chambre pour tenter de nous battre mutuellement, et je dois reconnaître qu’il y réussissait plus souvent que moi. Tout en jouant, nous nous lancions parfois dans une conversation animée. Comme il était doté d’une vaste culture, nos causeries prenaient par moments un tour plus intime qu’on ne l’aurait attendu. Nourrissant l’un et l’autre la même colère envers ceux qui avaient eu le front de nous tondre les cheveux, nous mettions dans nos relations plus de confiance qu’il n’était d’usage. Pour manifester cette confiance, nous n’hésitions pas à nous révéler des détails de notre vie, comme cela se fait dans la vie ordinaire. C’est ainsi qu’il me fut donné d’entendre deux ou trois anecdotes marquantes. La présente histoire est le premier des récits du docteur Naoum Ilitch Spektor. Vous pourrez bientôt juger si elle est à la hauteur de mon ambition de faire revivre pour vous un petit bout de Russie avec ses habitants.
     Son récit fut appelé par le sujet dont nous étions en train de parler à ce moment : « l’énigmatique âme slave ». Il commença par convenir que l’âme russe était bien difficile — voire impossible — à comprendre et à apprécier correctement.
     « Comme vous le savez, me dit-il, je suis juif, dans la mesure où mon père était un juif de pure souche, et rabbin par-dessus le marché — ma mère, elle, était géorgienne, c’est à elle que je dois l’essentiel de mon caractère. »
     Il y avait dans ces paroles une discrète fierté, et j’y répondis par une révérence en l’honneur dudit caractère, lequel, il faut bien le dire, était digne d’imitation. Bien qu’il se distinguât principalement par la noblesse et la distinction naturelle propres aux Caucasiens, il s’était sensiblement imprégné de l’astuce et de l’intelligence juives : l’ensemble donnait un mélange d’une qualité supérieure. Cet homme jouissait dans tout le camp d’une popularité qui avait quelque chose de mystérieux — même les autorités, qui évitaient, dans la mesure du possible, d’échanger des idées avec les prisonniers, tenaient compte de ses avis.
     « L’anecdote suivante, qui présente une manifestation de l’âme slave, est liée à ma judéité.
     « Au début de la guerre, je commandais un bataillon sanitaire dans une division du front sud. Notre activité essentielle, durant tout l’été, fut d’empêcher notre matériel de tomber aux mains des Allemands, ce qui, dans la panique générale de la retraite, n’aurait rien eu d’étonnant.
     « Ce travail de convoyeur ne tarda pas à m’ennuyer. J’étais venu à la guerre pour combattre, pas pour empêcher des bouteilles d’iode de se renverser.
     « Dès le deuxième mois, j’exprimai le vœu d’être transféré dans une unité combattante. Au début j’essuyai un refus courroucé, mais on finit par céder à mon infatigable insistance et je fus nommé commandant de compagnie dans la même division.
     « Bien sûr, cela vous étonne qu’on puisse confier des troupes en pleine bataille à un homme dont la formation était pour ainsi dire celle d’un fonctionnaire, car je devais mon grade de capitaine à mon doctorat en médecine, et non à une école de guerre. Mais vous savez, chez nous, tout est possible, comme vous vous en êtes peut-être déjà convaincu.
     « Dès le premier jour, ma vie à la tête de la compagnie s’avéra d’une grande variété. Malgré la peur que les tranchées de la première ligne suscitèrent en moi au début — il serait absurde de le nier : chacun éprouve cette peur, aussi valeureux soit-il —, je sentais dans mon cœur l’exaltation du combat et du danger, et le désir de réaliser un acte d’héroïsme. J’étais un garçon parfaitement normal, moyennement courageux, parvenu dans l’élément dont il rêvait : un endroit où il lui était possible de se distinguer.
     « L’un des chefs de section de ma compagnie était un Ukrainien du nom de Mikhaïlo Leventchouk. Malgré ses chevrons de sergent, c’était un modèle d’indiscipline.
     « Le premier accrochage que j’eus avec lui vint de ce qu’il avait forcé deux ou trois soldats à lui céder leur portion de makhorka : en cas de refus, il les avait menacés de les diriger vers un point du front d’où ils ne reviendraient jamais.
     « L’ayant appris — tout se sait, surtout ce qu’on essaie de cacher —, je convoquai Leventchouk et lui passai un savon. Cela n’aurait pas eu de sens de le punir en plein combat. Et surtout, quel moyen avais-je de le sanctionner ?
     « Sur le pas de la porte, il jeta un regard en arrière et je crus l’entendre souffler entre ses dents : “Juif !” À partir de ce moment, nous commençâmes à nous tenir à l’œil mutuellement.
     « Le plat suivant qu’il me servit fut un peu plus dur à avaler. Il fit courir parmi les hommes le bruit que j’étais « un trouillard de youpin » et que vraisemblablement je saisirais la première occasion pour les livrer aux Allemands et retourner ensuite à mes bouteilles d’iode. Ce fut le doyen de la compagnie qui m’en avertit : étant géorgien lui aussi, il avait pris mon parti.
     « Cette fois-ci, j’informai la compagnie de toute l’histoire et jurai d’abattre moi-même le sergent s’il continuait à essayer de monter les soldats contre moi. Les hommes étaient d’ailleurs partagés : même s’ils m’accordaient naturellement leur confiance, celle-ci avait été un peu ébranlée par les bruits que Leventchouk avait fait courir.
     « La tension entre nous grandit. La semaine suivante, tandis que nous exécutions une contre-attaque misérable et désespérée, il tenta de s’esquiver. Je le pris sur le fait et, sous la menace de mon pistolet, le renvoyai aussitôt au combat. Dès lors, la compagnie fut de mon côté, mais j’avais acquis en la personne de Leventchouk un ennemi mortel. La situation prit bientôt une sombre tournure.
     « Un jour, au cours d’une bataille, une balle me frôla par derrière. Sans même me retourner, je sus d’où elle venait. Le soir, en me bandant la main, je lus sur le visage de Leventchouk un regret haineux ; les dents serrées, il proféra un juron puis s’éloigna.
     « Une autre fois, le canon d’une mitraillette m’explosa entre les mains. Il s’avéra qu’on y avait enfoncé quelque chose. Je m’en tirai sans blessure, à l’exception de quelques éclats reçus au visage.
     « Pendant plusieurs semaines, une série d’incidents vint mettre ma vie en péril ; je ne me sentis plus en sécurité. Je décidai d’exiger le transfert de Leventchouk dans une autre unité et envoyai une lettre en ce sens au commandant du régiment.
     « Mais avant que le transfert n’ait lieu, une catastrophe inattendue se produisit. Lors d’une contre-attaque, tout notre bataillon fut encerclé et nous fûmes faits prisonniers, malgré notre résistance désespérée.
     « Leventchouk et moi fûmes blessés : il perdit une jambe et je fus quant à moi atteint à l’épaule.
     « Nous fûmes conduits à l’hôpital des prisonniers de guerre — nous avions eu le temps d’arracher les insignes de nos uniformes.
     « Nous fûmes placés dans la même pièce et je détournai avec dégoût mon regard des yeux de Leventchouk, où brûlait un désir implacable de vengeance.
     « Comme ma blessure était moins grave, je dus prendre soin des autres blessés. J’annonçai que j’étais géorgien, médecin, et gagnai par là même un peu de la confiance que les Allemands daignaient éprouver envers les peuples du Caucase. On me promut aide médecin et je commençai à soigner mes camarades, parmi lesquels se trouvait aussi Mikhaïlo Leventchouk. »
     Le visage de Naoum Ilitch s’assombrit.
     « Je vous assure que je retenais ma colère et lui prodiguais autant de soins qu’aux autres. En retour, ils me gratifiait d’un franc mépris. Il détournait son visage chaque fois que je m’approchais du lit et se laissait manipuler comme s’il était de bois. Sa jambe était affreusement fracturée, mais il restait en vie et manifestait une mystérieuse volonté de guérir.
     « Un jour, un officier allemand entra dans la salle des malades. “Y a-t-il parmi vous des commissaires politiques, des officiers, des Juifs ?” demanda-t-il en récitant une phrase russe apprise par cœur.
     « Je regardai aussitôt Leventchouk. J’avais pris pour non Tchigoïdzé et dissimulais tout signe qui aurait pu trahir mon origine juive. C’était d’autant plus facile que les Caucasien et les Juifs se ressemblent beaucoup physiquement ; en réalité j’étais à moitié géorgien. “C’est la fin”, pensai-je aussitôt. Demain on me pendrait comme juif. Il était impossible que Leventchouk ne profitât pas de cette superbe occasion pour se venger.
     « Nos regards se croisèrent, je lus dans le sien une raillerie diabolique ; je fermai les yeux, puis les rouvris aussitôt : je voulais voir comment serait énoncé mon arrêt de mort. Leventchouk ouvrit la bouche, et ce moment me parut interminable. Il se redressa sur ses coudes et, le regard animée d’un feu étrange, dit : « Il n’y a que quelques sergents, mais pas de commissaire politique, ni de juif. Nous non plus, mon vieux, on ne peut pas les blairer. »
     « Je me raidis, sans parvenir à détacher mes yeux de son visage. Il se recoucha sur la paillasse et me fixa, plein d’une haine terrible et d’un furieux désir de vengeance. Je sentis mes veines se glacer.
     « Pourtant il ne m’avait pas trahi. »
     Le docteur Spektor fit une longue et sombre pause. 
     « Voilà bien l’énigmatique âme slave », conclut-il alors d’un air sinistre.
     « Vous êtes-vous réconciliés ? » demandai-je avec curiosité.
     Naoum Ilitch esquissa un sourire. Son visage prit un air sauvage et méchant.
     « Je l’ai empoisonné pendant la nuit qui a suivi, dit-il dans un élan de satisfaction. Rien ne doit être laissé au hasard, surtout en temps de guerre. »
     Puis il me regarda avec étonnement :
     « C’est drôle, vous ne dites plus rien. Au fait, je crois que c’est à vous de jouer. »
     Je déplaçai machinalement une pièce et il s’absorba aussitôt dans la partie sans prononcer un mot.

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier, Julie Clancier et Antoine Chalvin