Le septième printemps de la paix

Roman traduit de l’estonien par Antoine Chalvin

Dans les grandes maisons grises, au bord du chemin, avaient habité les koulaks. Ils avaient caché leur or dans les pieds des lits de fer. La patronne d’une de ces fermes s’était même pendue à un pied de lit. Et l’on voyait encore traîner, dans les orties, quelques sommiers démantibulés.

Le seau cliquetait dans les mains de ma mère. Nous allions cueillir des sorbes. Elle voulait en remplir un plein seau et en faire de la confiture pour l’hiver. Même Mann, la femme d’Orri-Ants, faisait de la confiture de sorbes. Tout le monde en faisait! À l’approche de l’hiver, à la campagne, chaque ménagère fait des réserves de confiture de sorbes, riche en vitamines, et confectionne, à partir d’un de ses vieux jupons, une nouvelle chemise pour une petite fille de cinq à huit ans!

Les sentiers étaient pleins d’eau, comme des fossés. À travers l’eau claire, on apercevait l’herbe, et sur chaque brin d’herbe, sur chaque feuille, une petite bulle d’air. Dans un champ, des pois poussaient parmi l’avoine. Nous cueillîmes des cosses que nous jetâmes au fond du seau et mangeâmes avidement tout au long du chemin, et tout au long du chemin je quémandais : « Maman, donne-moi encore une cosse ! »

Les lieux que nous traversions me devenaient étrangers, il me semblait que nous étions déjà très loin de la maison et que nous ne savions vraiment pas quand nous pourrions rentrer chez nous. Il fallait sans cesse ramper pour franchir des haies de barbelés. Lorsque des gens nous voyaient passer depuis leur cour, ils interrompaient leur travail et nous suivaient longuement du regard. Des vaches inconnues soufflaient bruyamment des naseaux dans notre direction, quand ce n’étaient pas de méchants taureaux. Nous croisions aussi des chiens. Certains étaient des chiens ordinaires : ils aboyaient très fort en remuant la queue, et il y avait toujours à côté d’eux un homme ou une vache. D’autres, en revanche, trottaient dans les taillis, la queue entre les jambes, et nous regardaient d’un air hostile. Dans les sous-bois, il faisait sombre même en plein jour. La pluie crépitait doucement sur les feuilles des aulnes. La boue absorbait la lumière. Il n’y avait plus d’herbe sur le sol. Rien que de la terre, de la boue et de la bouse.

Des nuages bas passaient à la cime des aulnes. La pluie n’était pas froide, mais grise, fine et dense. Les poules étaient sorties et le coq chantait – la pluie allait durer. La forêt semblait si dense et si étrange! On avait l’impression qu’il s’y passait toujours quelque chose. Le sentier étroit cheminait à travers les sous-bois et les fourrés. Sur les bords, au milieu des orties et des framboisiers, s’élevaient des piles de bûches moisies et des tas de bois mort à demi pourri, sous lesquels était peut-être caché un fusil ou un homme.

Un appel se fit entendre tout près : « hou-houu, hou-houu », et un autre, plus loin, lui répondit : « hou-houu, hou-houu. Six coquilles de couleur dans ma couvée, cinq sacripants sanglants chez la corneille!»

C’étaient les grands oiseaux de la forêt, les pigeons colombins ou pigeons bleus, et leur douce voix mélancolique se faisait entendre dans tous les fourrés, comme s’ils avaient voulu rappeler l’été, déjà passé depuis longtemps. Comme si les deux guerres mondiales n’avaient jamais eu lieu, comme si seuls existaient les robustes vélocipèdes, le Grand Magasin Jänes à Tartu, et la foi dans le nouveau siècle. Qui avait peur des tas de bois alors? Mais moi, aujourd’hui encore, l’angoisse me saisit chaque fois que j’aperçois dans la forêt un tas de vieux branchages. Qu’y a-t-il donc là-dessous? La forêt est noire, pleine de bruissements. Un frisson me court le long du dos. Je pars sans regarder derrière moi, en me rappelant ces vers de Johannes R. Becher : « Un ange noir guide mes pas, l’ombre maudite de ce siècle… »

Près d’un tas de bois mort, au-dessous de jeunes sapins, poussaient de magnifiques champignons. Je m’écriai joyeusement : « Maman, viens voir! » et m’accroupis pour les examiner. C’est alors que j’aperçus un objet dissimulé sous les branches : une marmite. Émaillée et toute brillante. Nous n’en avions pas de semblable à la maison. Lorsque ma mère approcha, je lui dis tout bas : « Maman, j’ai trouvé quelque chose!»

Elle s’accroupit à côté de moi et essaya elle aussi de regarder sous les sapins. Elle avait un fichu blanc noué sur la nuque, une robe de coton comme elle en portait toujours, et sur celle-ci, une veste en cuir allemande, noire et luisante. Elle voulait simplement cueillir des sorbes, un plein seau de baies, pour en faire de la confiture le soir venu. Elle avait gardé les troupeaux dans les fermes et s’était enfoncé des épines dans les pieds. Un jour, comme on ne l’avait pas laissée manger tous ses biscuits à la fois, elle avait dévoré en cachette, dans le champ de seigle, les réserves de chocolat « Kawe », et avait reçu pour cela une bonne correction. Sa marraine lui avait montré une belle culotte en tricot et avait promis de la lui donner si elle pouvait dire qui était le père des fils de Zébédée. Mais elle ne savait pas, et sa marraine avait insisté : « Qui est la mère des filles de ta mère?»

Ma mère ne savait pas cela non plus. Elle avait éclaté en sanglots et était rentrée à la maison en pleurant à chaudes larmes. Là, elle avait demandé : « Maman, c’est qui, la mère des filles de ma mère?»

Sa mère s’était fâchée : « Tu crois que je suis au courant de tout, moi, ici? Comment veux-tu que je le sache?»

Vingt ans avaient passé depuis, et aujourd’hui ma mère savait parfaitement que la marmite qu’elle voyait sous les branches appartenait aux Frères de la forêt. Elle voyait également une entaille faite à la hache dans le tronc d’un gros sapin et savait qu’il s’agissait d’un signe. Elle connaissait les noms des Frères de la forêt et savait aussi de qui ils étaient les fils. Aujourd’hui, elle aurait pu avoir sa culotte en tricot! Mais celle-ci aurait été trop petite pour elle, et elle aurait été obligée de me la donner. Elle avait peur : elle était la fille d’une bénéficiaire de la redistribution des terres. Elle préféra ne pas avoir vu cette marmite.

C’était moi qui l’avais trouvée.

J’étais très fière de moi, je savais lire, je savais ce qu’étaient l’eau de jouvence et l’oiseau de la vérité, j’étais au courant des choses. Qu’étaient donc les Frères de la forêt comparés à moi! Je regrettais la marmite émaillée. Je me fâchai contre ma mère et commençai à battre des quatre fers en criant à tue-tête : « Les nonnes, les moines, le pharaon ! Les nonnes, les moines, le pharaon ! » J’avais lu ces mots dans un vieux livre d’école, je les avais réunis et ils me plaisaient terriblement. C’étaient des mots mystérieux, riches de significations. Lorsque je les criais ainsi à plein gosier, ils résonnaient à mes oreilles comme de très funestes présages. Ma mère essayait bien de me l’interdire, mais ses remontrances me glissaient dessus comme de l’eau sur le dos d’une oie. Elle dépendait en tout de ma grand-mère et de mon oncle, qui étaient aussi, accessoirement, sa mère et son frère. Elle mangeait leurs pommes de terre et leur viande et ne possédait pour tout argent que vingt-cinq roubles. Elle n’avait que dix-sept ans de plus que moi, et cette somme, elle l’avait reçue de mon père. Alors quand l’envie m’en prenait, je criais. Je lui étais tombée dans les bras comme une félicité, il n’y avait que moi qui savais lui dire :

En sifflant, la théière 
Se rend chez la cafetière.

Moi seule pouvais lui déclarer :

Sur le chemin, cliquetants et pressés, 
Passent gaiement les fers à repasser.

ou :

Moscou est une métropole 
Avec ses ponts et ses coupoles 
Pleine de places et de dômes 
Et de vastes aérodromes!

Je lui exprimais mon amour en tapant sauvagement des pieds, en me pendant lourdement à son cou et en lui tirant les cheveux. Je pleurais lorsqu’elle quittait la maison, et dès qu’elle rentrait je recommençais à m’agiter bruyamment et à lui faire des niches.

Personne ne pouvait m’empêcher, au mois de mai, de m’approcher des parterres de fleurs, une paire de ciseaux cachée sous mon tablier. Je coupais avec délectation de grosses pivoines rouges, et même les fleurs au cœur brisé ne trouvaient pas grâce à mes yeux. La terre humide fumait légèrement au soleil. C’était un vrai plaisir d’enfoncer les ciseaux tranchants dans la chair juteuse des pivoines, mais en même temps, j’avais la gorge nouée, car je savais qu’il ne sortirait de tout cela que pleurs et grincements de dents.

Je faisais à tout bout de champ des cadeaux impromptus à ma mère, comme aujourd’hui cette marmite.

Le visage rond de ma mère avait une expression boudeuse et ses yeux regardaient ailleurs. Nous arrivâmes au bord d’un pré. De là, le ciel paraissait plus clair, un peu jaune à l’horizon. Cela me remplit de joie et me donna du courage.

Quelques graines inoffensives se collèrent à nos jambes mouillées quand nous passâmes dans les foins, mais sur nos robes, les mauvaises herbes accrochèrent de terribles graines hérissées de poils, celles-là mêmes qui s’emmêlent à l’automne dans la queue des chiens. J’enlevai celles qui se trouvaient sur ma mère et elle me débarrassa des miennes.

Le sentier continuait entre deux champs de seigle. De part et d’autre, les épis étaient hauts, ni la pluie ni le vent ne les avaient abattus, c’était à peine croyable! Ils auraient d’ailleurs déjà dû être fauchés depuis longtemps.

Les sorbiers poussaient en ligne sur cette portion du sentier. Il y en avait peut-être six ou sept. De gros arbres vigoureux avec des branches basses. C’était Jaagup, un ancien patron de la ferme de Tuhka, qui les avait plantés jadis. C’étaient des sorbiers sacrés, de véritables arbres magiques.

En les voyant, on ne pouvait s’empêcher de penser à cette vieille légende au sujet de ces grands arbres qui se déplaçaient tout seuls à travers le monde, à la recherche d’un lieu où s’établir. Ils marchaient de conserve et devisaient entre eux. À un moment donné, l’un d’eux restait en arrière pour refaire son lacet et perdait les autres de vue. Il appelait : « Ann! Krõõt! ohé! Ann! Krõõt! ohé! » et restait cloué sur place.

J’avais déjà soupçonné certains des arbres autour de chez nous d’être arrivés là par leurs propres moyens, mais en ce qui concernait ces sorbiers, j’étais absolument sûre qu’ils n’avaient pas été plantés par le Jaagup de Tuhka. Ils se détachaient contre le ciel clair, tout auréolés de lumière, comme s’ils venaient d’un autre pays, de Võrumaa ou de Lettonie. Les sorbiers, dit-on, protègent les hommes contre le Diable. Pour ce qui était de ceux-là, en tout cas, j’en étais convaincue.

J’observai ma mère cueillir délicatement des grappes de sorbes sur les branches et les jeter dans le seau. Je mangeais des baies en faisant la grimace. Elles étaient acides, amères et juteuses. Leur saveur contenait, et contient encore pour moi, tout ce paysage : les sous-bois, les tas de branches mortes, le ciel, les mémorables pluies d’automne du début des années cinquante et la veste en cuir de ma mère, humide et luisante.

J’étais là sans me douter de rien, le ventre gonflé, des baies rouges plein les mains, lorsque l’air commença à trembler et à gronder. Il se déchira avec fracas et des avions à réaction passèrent à toute allure au-dessus des sorbiers. Toute une escadrille. Ils avaient des ailes recourbées et volaient si vite qu’ils firent comme un éclair devant nos yeux. Il en arriva aussitôt de nouveaux, semblables aux premiers, avec les ailes recourbées.

Je hurlai : « Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! »

Sans savoir pourquoi, je me jetai à plat ventre sur le sol, mais j’étais à découvert. Par terre, il y avait de l’herbe et de grosses pierres. Je me glissai entre les pierres et me mis à crier très fort d’une voix entrecoupée, comme un mouton ou une vache en proie à une frayeur mortelle.

Autour de moi s’étendait l’Estonie humide de l’après-guerre, la terre, le seigle et les arbres. Le champ de seigle ondulait dans la plaine, et les grands sapins bruissaient sur le flanc de la colline.

Ma mère me parlait. J’essayai de la pousser pour la faire partir, mais elle resta là, à me parler des avions. Elle m’expliqua qu’ils ne nous feraient rien, que l’État ne le leur permettrait pas. Ça vole, mais ce n’est pas un oiseau, me dit-elle, cela vrombit et cela te porte.

Je me recroquevillai sous un arbre. Je sentais une pierre pointue contre mes cuisses et regardais dans l’herbe une campanule bleue. C’était un être bienveillant et familier, il avait quitté sa place habituelle derrière la maison et était venu ici pour me réconforter. Je m’approchai de ma mère et vis que le seau était presque entièrement rempli de baies. J’ordonnai : « Maman, n’en cueille plus ! » et pris ma mère par la main. Le ciel était vraiment bleu maintenant, les lourds nuages gris s’étaient changés en petites masses bordées de clair qui s’en allaient toutes dans la même direction, vers la forêt lointaine. La lumière n’était plus la même. L’ombre de la forêt s’allongeait jusqu’au milieu du champ. Je regardai les sorbiers, dont les silhouettes rouges se détachaient sur le ciel froid.

« Allez, on court! » dit ma mère. Elle souleva le seau et nous partîmes à travers le seigle mouillé, en trottant sur le sentier pour nous remuer le sang. Quand le sang circule, tout va déjà mieux. Pour rentrer, nous passâmes par un autre chemin, en coupant à travers le champ et la noue. Nos vêtements qui avaient séché se mouillèrent à nouveau. Du haut des épis de seigle, des gouttes d’eau nous tombaient dans le cou et le bleu du ciel nous faisait frissonner. Devant ce ciel clair, tous les sapins paraissaient noirs comme de la suie. Lorsque l’ombre de la forêt prit fin, le soleil commença à chauffer, si agréablement et avec tant d’insistance que je ne pus m’empêcher de dire : « Maman, si on s’asseyait un peu ! »

Ma mère ôta sa veste et l’étala sur une grande pierre plate. Nous nous assîmes dans le soleil du soir et nous réchauffâmes longuement les os, en regardant les nuages, au loin, qui s’enfuyaient.

C’était la première fois que je venais par ici et je n’aurais jamais imaginé qu’il pût exister des endroits semblables si près de la maison. Je me glissai derrière le dos de ma mère et me jetai sur elle par surprise comme un animal sauvage, un loup ou un lynx. Elle poussa un cri. Je fis : « Grr-grr-grr » et tournai autour d’elle en marchant à quatre pattes. Je secouai un buisson de bourdaine et une pluie de baies noires et brunes lui tomba sur la tête. C’était ma manière à moi de chasser de mon esprit les avions aux ailes recourbées. Ma mère attendit patiemment, puis finit par déclarer : « Bon, il est temps de rentrer maintenant. » Elle enfila sa veste et prit le seau d’une main. Le champ de seigle se referma derrière nous comme une porte et nous entrâmes dans la noue : deux ou trois kilomètres de terrain plat et uniforme, de grands bosquets de saules, des granges, des estrades pour les meules, et de l’eau froide à satiété. Je m’enfonçais parfois dans l’eau jusqu’aux genoux, voire jusqu’à mi-cuisses. Nous avions relevé le bas de nos robes. Aux endroits les plus hauts, des meules étaient dressées. Des andains mouillés flottaient à la surface de l’eau, ridée de petites vagues autour des tas de foin. L’odeur du foin humide était piquante et froide, comme si tout sur la terre s’était soudain flétri et que le monde fût resté vide.

Sous les lignes électriques, une passerelle enjambait la rivière : deux gros troncs goudronnés au-dessus des eaux noires. Le courant était rapide. L’eau gargouillait doucement et de longues tiges de joncs vert sombre ployaient dans le sens du courant. Derrière elles s’amassaient de la mousse et des ordures. Marcher sur ces troncs graisseux procurait une sensation de malaise. Ma mère porta d’abord le seau de l’autre côté puis revint me chercher. Elle me prit sur son dos. Je regardai l’eau, en bas, et m’imaginai que les mains blanches des noyés allaient surgir et saisir ma mère par les pieds. J’avais examiné attentivement une image qui représentait une scène comparable, à cette différence près que ce n’était pas une mère et son enfant qui traversaient le fleuve, mais un garçon avec de solides mâchoires et un grand sac à dos. Du sac à dos dépassaient des têtes d’oies, et de l’autre côté de la rivière se tenait le Diable, qui levait le poing d’un air menaçant.

Aucune main ne sortit de l’eau et nous pûmes traverser la rivière sans encombre. Au bout d’un moment, les lieux me redevinrent familiers. Je reconnus trois granges grises qui se dressaient dans le lointain, ainsi que les gros saules dénudés qui marchaient en rangs clairsemés en direction du rouissoir. La noue ressemblait à un grand fleuve, large et calme, entre deux lignes de forêt. Au loin, hormis ces gros saules blancs, on apercevait seulement un grand saule fragile et quelques frênes, semblables à des panneaux nous indiquant le chemin. De l’autre côté de la rivière, les arbres et les arbustes poussaient beaucoup plus nombreux, car en plusieurs endroits les foins n’étaient jamais faits. Le terrain était trop irrégulier. Il n’y avait pas la moindre ferme, là-bas. Rien que la noue déserte et les forêts profondes. Sous le saule fragile, au bord de la rivière, la Leida de Teiste faisait justement tremper un tonneau à concombres. Elle leva vers nous son visage rouge et nous demanda d’une voix perçante : « Eh bien, d’où est-ce qu’on vient comme ça? De la pêche à la baleine? » Elle interrompit son travail et vint se placer tout au bord de l’eau en escaladant les rochers glissants. Elle demanda à ma mère en baissant la voix : « Tu n’as pas vu la femme de Vahesalu, par hasard?»

Ma mère répondit que non, nous n’étions pas passées par la tombe. Leida expliqua que la femme de Vahesalu était de nouveau allée porter des fleurs sur la tombe, de magnifiques fleurs blanches, des glaïeuls – c’était comme ça qu’elles s’appelaient. Leida soupira : « Tu te rends compte, ils ont enterré le corps comme ça dans la forêt, et il n’y a pas eu de nouvelle inhumation au cimetière. Il paraît qu’on n’a pas pu mettre de croix sur la tombe. On a juste dressé un monument en bois, avec une étoile rouge au sommet. »

Elles restèrent silencieuses un instant, me regardèrent d’un air étrange, puis Leida m’ordonna : « Rentre à la maison, toi. Ta maman te rattrapera. » Je lambinai autant que je pus en chemin, en jetant sans cesse de petits regards furtifs vers la grange de Tihane, derrière laquelle se détachait la silhouette bleue de la sapinière – la forêt d’État. C’était de l’autre côté de cette forêt que nous nous trouvions vers midi, ma mère et moi. Il y avait si longtemps de cela! Je ne croyais pas que nous rentrerions jamais à la maison. Il me semblait que nous n’étions pas parties de chez nous le matin même, mais depuis au moins sept ans.

Je savais parfaitement de quelle tombe il s’agissait. Près de la grange de Tihane, au moment de la formation des kolkhozes, un homme avait été tué. « Un membre du Parti », murmurait-on en regardant craintivement autour de soi. On l’avait enterré dans les bois derrière la grange, sous un bouleau. Puis on avait organisé une rafle dans la forêt, mais on n’avait attrapé personne, pas le moindre meurtrier. On avait juste trouvé un abri abandonné et de vieilles manches de pull-over, mais la nouvelle cache n’avait jamais été découverte. On parlait beaucoup de la rafle, on comptait même le temps par rapport à elle. J’étais née deux ans avant la rafle. Le tissu qui avait servi à faire la jupe neuve de ma grand-mère avait été tissé l’automne de la rafle.

Quelques semaines plus tôt, dans cette même sapinière, on avait organisé des funérailles pour l’homme qui avait été tué. On avait fait des discours et posé des couronnes. La veuve s’était accrochée des deux bras au tronc du bouleau et avait pleuré misérablement parce qu’on n’avait pas voulu mettre sur la tombe la croix qu’elle avait apportée. Chaque année, le jour anniversaire du meurtre, elle venait déposer dans la sapinière une grande gerbe de fleurs. Elle arrivait à bicyclette depuis la ville et garait son vélo à la ferme de Teiste. Elle parcourait ainsi près de soixante kilomètres aller et retour.

Je ne savais pas si elle était jeune ou vieille. D’une manière générale, je ne comprenais rien à l’âge des gens : de certains, par exemple, on disait : « Oh, il est encore jeune, il a seulement cinquante ans. » On racontait beaucoup de choses sur cette femme, presque autant que sur la cache des Frères de la forêt. J’entendais ces histoires, le soir, à travers mon sommeil, comme le crépitement de la pluie dans la cour ou le raclement des griffes du chien sur le plancher du vestibule. Autour de la maison bruissaient les forêts hostiles, pleines de tas de bois mort et de sentiers secrets. Le verre de la lampe se brisa un soir, alors qu’il faisait déjà nuit. Dans la forêt, on avait vu le Riks de Võtiksaare. « Oural, ô large fleuve ! Comme la nuit est noire! » criais-je à ma grand-mère en guise d’encouragement lorsqu’elle se rendait à l’étable le soir, une lanterne à la main, pour s’occuper des bêtes.

La tombe de Vahesalu était quelque chose qui n’aurait pas dû exister. Cela rendait lugubres les chaises cannées avec les joncs de la rivière et donnait un parfum un peu amer aux myosotis cueillis dans la noue. Même par les claires journées d’été, lorsque l’air tremblait dans la prairie, on distinguait toujours, à travers les vibrations de chaleur, la grange de Tihane et la silhouette sombre de la sapinière.

Mon ombre, habituellement si petite, s’étirait maintenant en une longue forme noire sur le chemin. Je marchais seule en direction de la maison. Au bord de la prairie, je m’arrêtai un instant entre les buissons et regardai le terrain déboisé que je venais de traverser. Il était bordé de tous côtés par la forêt lointaine, et le ciel, très haut, le recouvrait comme une voûte. Mes jambes étaient frigorifiées et mes bras avaient la chair de poule. Je voyais cette terre plate parsemée de petits buissons ronds, cette terre maudite, abandonnée, vaincue. Les hirondelles s’élançaient tantôt vers le haut tantôt vers le bas, jusqu’à frôler la terre. Elles étaient noires, et le ciel derrière elles paraissait infini et éternel. La prairie et le ciel étaient comme une image de verre. Dans les bosquets d’aulnes et les orties qui encadraient cette étendue magique traînaient des barbelés rouillés et de vieux poteaux inclinés. Des barbelés, il y en avait partout. Il fallait marcher avec prudence, les orteils recourbés, car dans l’herbe haute, les vieilles clôtures étaient toujours là, à guetter vos pieds, celles des anciens pâturages, des anciens chemins et des anciens domaines. Les abords des tranchées regorgeaient aussi de fils de fer rouillés qui vous menaçaient de septicémie et vous promettaient douleurs et tourments.

J’aperçus ma mère, toujours debout au bord de la rivière. Elle paraissait plate et droite, comme une silhouette de papier découpé. De temps à autre, on la voyait hocher la tête.

Je me retournai et poursuivis tout doucement mon chemin en longeant le champ de pommes de terre de Teiste. Je laissai à ma droite un épais bosquet de prunelliers, derrière lequel se trouvait la ferme, entourée de grands arbres. Au milieu des arbustes s’ouvrait un passage par lequel on apercevait une fenêtre du premier étage. Elle brillait comme une flaque d’huile dans le soleil, avec des reflets bleu-vert. À partir de là, il fallait marcher sans faire de bruit, pour que les chiens n’entendent pas. Droit devant, on voyait déjà les grands sapins de Vanatare. Il fallait traverser le chemin carrossable. On dépassait alors, à droite, une écurie et une longue étable grise. Toutes deux étaient vides, le fumier n’était pas sorti, les portes étaient grandes ouvertes et la caisse basse du puits était obstruée par une couverture de planches. À gauche, à travers les lilas et le jasmin, on pouvait voir la maison. Elle avait été construite à l’emplacement d’une vieille ferme et l’on voyait encore autour d’elle les arbres et les buissons de l’ancienne cour. Sur l’une des marches de l’escalier était gravée une date : 1939. Les loquets de cuivre étaient tout brillants. Les magnifiques parterres de plantes vivaces n’avaient pas encore été envahis par les mauvaises herbes. On trouvait là une profusion de phlox blancs et d’œillets de toutes les couleurs, mais le pavot avait déjà été déterré en cachette et emporté Dieu sait où. Sous la tonnelle de lilas se trouvait une table dont le plateau était formé par une lourde meule. Autour d’elle, des bancs disposés en demi-cercle semblaient encore attendre quelqu’un. Dans la cour, au milieu d’une ronde de pâquerettes, se dressait un mât sans drapeau. Et sur le toit scintillait la pointe dorée d’un paratonnerre. La maison était là comme un cercueil, haute boîte marron munie de poignées brillantes.

Je grimpai sur la pierre des fondations et m’agrippai comme d’habitude au rebord de la fenêtre. Je pouvais voir de là le plancher de la grande salle, sur lequel traînaient d’anciens numéros de La Fermière, toujours les mêmes. La porte entre les deux pièces était ouverte et laissait entrer dans la salle les derniers rayons du soleil. Tout me parut à sa place, rien n’avait changé.

Je tournai le coin du bâtiment et jetai un regard soucieux de propriétaire dans la chambre d’Ärna. Entre les deux vitres gisait toujours le papillon séché, et sur le plancher les chaussures à boutons en toile blanche. Contre le mur, on voyait l’horloge qui battait. Elle pouvait à tout instant se mettre à me battre moi! Juuli – la mère de l’August de Vanatare, qui était aussi la grand-mère d’un Frère de la forêt – venait ici tous les deux jours pour remonter les poids. Il ne fallait pas que l’horloge s’arrête. Si l’horloge s’arrêtait, August périrait en Sibérie. Tout dépendait d’elle, de ses rouages, de ses poids et de ses chaînes. L’horloge pouvait causer la mort d’August, mais elle pouvait aussi avoir pitié de lui et le laisser en vie. La mère d’August n’avait pas le droit d’entrer dans la maison, les biens avaient été confisqués et les portes verrouillées. Mais elle voulait remonter les poids pour sauver la vie de son fils. Alors elle gardait la clef attachée autour du cou, sous sa veste, et regardait toujours timidement d’un côté et de l’autre en ouvrant la porte. Elle craignait le président du soviet local. Mais moi, elle ne me craignait pas, alors même que je restais là sans vergogne à l’observer, pendant qu’elle récitait son Pater, agenouillée sous l’horloge. Elle m’avait même donné une fois un morceau de savon bleu clair fabriqué avant la guerre. Une autre fois, j’avais trouvé moi-même, sous une armoire, un petit livre d’images avec une couverture grise : Hitler – l’ami des enfants.

J’avais regardé les images sous la tonnelle, en attendant le départ de Juuli pour pouvoir fureter à mon aise. En réalité, c’était sa mort que j’attendais, mais je n’avais pas envie qu’elle meure ici, car j’aurais été terrorisée et je n’aurais sans doute pas osé revenir avant longtemps. Je tournais avec application les pages du livre que j’avais trouvé sous l’armoire. Sur les images, je voyais des petites filles en robe blanche dans la maison de campagne du Führer. Par les fenêtres, on apercevait des cimes enneigées, les vases étaient pleins de fleurs, les meubles lisses et magnifiques. Les petites filles avaient sur le visage une expression mêlée de timidité et de coquetterie. Elles léchaient de grandes cuillères de bouillie et poussaient des voitures de poupée sur la pelouse. Elles devaient parfois sentir l’odeur de la veste et des moustaches d’Hitler, et la chaleur de sa peau lorsqu’il se penchait vers elles ou s’accroupissait à leur côté en leur tenant la main. Les filles les plus âgées, qui avaient des nattes blondes et des jupes bouffantes, lui apportaient par brassées entières des fleurs des champs allemandes. Les petits garçons se tenaient en rang et chantaient. Leurs yeux étaient tout brillants. Leurs bouclettes flottaient. Ils portaient de grosses bottines et des chaussettes à côtes. Sous les grands arbres du parc se tenait le Führer en personne. Il restait debout bêtement, comme s’il faisait pipi dans les buissons.

Après le départ de Juuli, j’avais caché le livre entre le mur et les fondations. Je voulais pouvoir examiner encore ces images, mais pas à la maison, car mon oncle aurait certainement dit, en regardant ma mère : « Comment peut-on laisser ces choses-là entre les mains de la petite ! »

Je voulais ouvrir la fenêtre de la chambre d’Ärna et sauter à l’intérieur. Mais si cette fenêtre était facile à ouvrir, je savais aussi qu’elle était difficile à fermer. Je m’étais balancée un long moment sur la bordure de pierre sans parvenir à me décider. J’avais vu de mes propres yeux que Juuli avait pris le savon bleu sous une latte du plancher. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce que cette cachette pouvait bien contenir d’autre. J’aurais voulu aller soulever moi-même la latte et regarder ce qu’il y avait dessous. Peut-être des livres d’images? Ou du sucre? Ou des couteaux avec un manche en plexiglas? Ou du papier d’argent?

J’étais trop petite, j’avais du mal à me hisser jusqu’à la fenêtre pour sauter dans la pièce. Mais surtout, j’avais peur. Et si je n’arrivais pas à ressortir? Si je restais bloquée à l’intérieur? Le soleil disparaîtrait derrière l’horizon. J’entendrais le plancher grincer, l’horloge battre. Pendant la nuit, les fils d’August, Harald et Heldur, arriveraient de la forêt en chantant :

Je t’ai quittée, ma tourterelle, 
Et aujourd’hui je suis bien loin. 
Le destin cruel me harcèle 
Et ma douleur n’a pas de fin…

ou:

S’il faut que la vie nous sépare 
Ne disons rien, il est trop tard. 
Quittons-nous sans un « au revoir »…

Tout en chantant, ils me saisiraient par la gorge et me prendraient mon savon, mon livre, mon sucre, mes couteaux et mon papier d’argent. Le Riks de Võtiksaare serait là aussi et observerait la scène avec ses yeux cruels, en tapant du pied en cadence.

L’herbe dans le jardin était haute et humide. Le livre sous le mur devait être complètement trempé. Les phlox et les cassis répandaient une odeur âcre. Le vent et la pluie avaient couché les fleurs, et les grappes blanches me montraient leur visage entre les brins d’herbe. Si je voulais, je pouvais les couper et les jeter. Je pouvais briser les vitres de la maison. Je pouvais en plein jour dévorer des groseilles dans le jardin. La plupart d’entre elles, à vrai dire, je les avais mangées vertes, mais celles qui avaient pu mûrir étaient particulièrement sucrées. Elles étaient grosses, jaunes et molles. Les pommes, évidemment, n’étaient pas encore mûres, car il n’y avait là que des variétés d’hiver : des pommes-oignons, des reinettes jaunes et des rouges acides, qu’on appelait aussi «pommes d’Alexandre ». Je pouvais plier les branches des pommiers jusqu’à ce qu’elles se cassent avec un grand bruit, mordre dans les pommes sans les détacher de l’arbre et recracher aussitôt chaque bouchée, grimper en haut des vieux cerisiers au tronc bas et en briser la cime, si je n’avais trouvé de fruits nulle part ailleurs. En moi s’affrontaient la propriétaire et l’exterminatrice. Je voulais que chaque chose soit à sa place. Je me mettais en colère quand je voyais une vache étrangère attachée à la barrière du jardin ou si je surprenais le bélier de Teiste en train de ronger les branches des cassis. J’avais déjà visité deux jardins semblables et je les considérais tous deux comme ma propriété.

J’avais remarqué quatre autres fermes dans les environs, et j’espérais ardemment qu’un beau jour, leurs occupants seraient emmenés quelque part eux aussi. Dans l’une de ces fermes poussaient des pommiers qui donnaient des fruits exceptionnellement gros et juteux. Dans une autre, la rivière passait juste à côté de la cour, et une barque était attachée sur la rive. Je voulais partir toute seule avec la barque, pour aller me baigner au bord des plages de sable. Au fond du jardin de la troisième ferme, les fraises poussaient en si grand nombre que la terre paraissait rouge. Mais on ne pouvait tout de même pas aller les cueillir sous les fenêtres alors qu’il y avait encore des gens à l’intérieur!

Dans la quatrième ferme, il y avait une armoire avec des portes vitrées et des rayonnages pleins de livres. Dans les tiroirs traînaient de vieilles revues de mode allemandes. Je voulais regarder les livres, surtout ceux que l’on n’aurait pas consenti à me donner autrement. Quant aux revues de mode, j’avais l’intention d’y découper les femmes les plus jolies, pour jouer avec les images derrière le tas de bois.

Le travail et la peine étaient des mots ridicules, une invention de paysans trapus. Est-ce que je travaillais, moi? Est-ce que je me donnais de la peine? Cela ne m’empêchait pas d’avoir des parterres de fleurs, des arbres, des buissons et des baies à volonté.

En plissant les yeux, je pouvais voir le cadran de l’horloge à travers la vitre sale. Un paysage aux couleurs ternes en occupait la partie supérieure. En dessous, dans le cercle des heures, on distinguait les aiguilles noires. Le pendule se balançait solennellement d’un côté et de l’autre. Entre les branches des lilas, l’angoisse suintait, verdâtre, sur deux chaussures en toile tout aplaties.

J’entendis le grincement du seau et vis bouger la tête de ma mère derrière les buissons. Je criai : « Maman, où tu vas? Attends-moi! » et descendis de la bordure en pierre. Ici, il fallait marcher avec beaucoup de précautions, car dans l’herbe traînaient toutes sortes de déchets : des bocaux et des bouteilles brisés, des planches avec des clous rouillés, des pointes de fourches et des râteaux en fer.

Ma mère s’étonna : « Je te croyais déjà rentrée à la maison! »

Je lui répondis, hypocrite : « Je t’attendais. »

Le soleil se couchait et le ciel était rouge. La fumée qui sortait de notre cheminée s’élevait toute droite dans le ciel. La porte était grande ouverte. Ma grand-mère, dans la remise, hachait de l’herbe pour le cochon. Elle portait son tablier d’étoupe et sa veste de coton rapiécée aux coudes. Elle avait encore dix-huit ans à vivre.

Elle n’était allée qu’à Viljandi, à Tarvastu, à Põltsamaa et à Kolga-Jaani. On ne lui avait pas appris l’allemand, et elle ne connaissait que huit mots de russe : « odin », « dva », « kouritsa », « petoukh », « rouski tsar » et « idi sjouda », qu’elle prononçait « idissou taa ».

Elle avait donné au kolkhoze deux vaches, une génisse pleine et un vieux hongre noir. J’essayais de la faire changer. Je lui jetais des manches à balais. Je l’aimais.

Les poules avaient fait caca dans l’entrée et ma grand-mère se fâcha : « Espèces de vilains cocos ! Attendez un peu! »

Lorsqu’elle nous aperçut, elle grommela : « Toujours à traîner, cette gamine! La nuit tombe et elle est encore dehors ! »

Sa voix éraillée, son grand visage et ses cheveux gris me firent penser à cette scène de La Bible racontée aux enfants où l’on voit un personnage donner des coups de bâton contre une pierre et en faire jaillir de l’eau. Dans le ciel passent de très anciens nuages blancs. Le vent fait bouger les pans des tuniques juives. Ces gens qui sont là ne se doutent pas que l’avenir lointain de l’humanité leur réserve de bien mauvaises surprises, qui donneront lieu après coup à des descriptions telles que celle-ci : « Les chambres à gaz pouvaient contenir jusqu’à huit mille personnes. Chaque four pouvait incinérer trois cadavres en vingt minutes. On brûlait les corps en de telles proportions que des flammes sortaient des cheminées. Celles-ci se fendillaient sous l’effet de la chaleur et il était nécessaire de les entourer de cerceaux de fer. »

Je barbouillais les vieilles illustrations austères de La Bible racontée aux enfants avec des crayons de couleur « Spartacus », mais sous les gribouillages on distinguait toujours quelque chose. Je dessinais de longs manteaux ocre sur les hommes à moitié nus et transformais les ailes des anges en ailes d’avions.

Ma grand-mère faisait cuire la soupe de pommes de terre. Ma mère commença à préparer les sorbes. Elle prit plusieurs puisettes d’eau chaude dans la marmite du foyer et les versa une à une sur les baies pour les faire ramollir.

Je retrouvais ces choses qui étaient les nôtres, dans toutes les pièces de la maison : la salle de devant et celle du fond, le vestibule, la cuisine et le garde-manger. Dans la pièce du fond se trouvaient toujours les deux lits en bois, comme si je n’étais pas restée absente longtemps. L’armoire sombre était là elle aussi, de même que les deux tables, la grande blanche avec ses gros pieds, et la petite marron avec ses pieds minces et sa nappe à franges. Sur le mur, au-dessus du lit de ma grand-mère, était accroché le grand miroir qui avait appartenu à la tante défunte et que j’avais toujours vu là. Les murs étaient couverts de patères et de clous, où pendaient des vêtements noirs, bleu foncé ou bruns : manteaux, vestes et jaquettes.

Par la fenêtre du fond, les rayons bas du soleil couchant traversaient les arêtes du miroir et dessinaient un arc-en-ciel sur le mur. Le bleu, le rouge, le vert, le jaune et l’orange s’étalaient dans toute leur splendeur. La lumière était belle. Elle contenait en elle tous les soleils couchants que je devais observer lors de soirs à venir, et tous ceux que l’on avait observés avant moi lors de tous les soirs du monde.

« De mes pauvres yeux fiévreux, j’aperçois le soleil, rouge comme une saga, qui disparaît au loin dans la fumée d’un feu de forêt… » écrivit un jour G. Suits. Était-ce donc celai Cette lumière hautaine, dans notre pièce du fond, nous disait en tout cas clairement, à nous comme à tous les autres, en d’autres lieux et à d’autres époques, que le temps passe et ne s’arrête pas.

Les couleurs montaient sur le mur, comme un cortège de sorcières. Au-dessus de la porte étaient alignés des savons gris fabriqués à la maison. Dans l’armoire, debout sur ses pattes de derrière, se tenait un gros sac blanc rempli de sucre, semblable à un ours polaire. Du sucre, on n’en trouvait nulle part, il fallait l’économiser! Le sac de sucre était fou de moi, il voulait toujours que je vérifie s’il était encore plein ou s’il n’était pas resté ouvert. Jour après jour, je devais me battre contre lui.

Ma mère entra dans la pièce du fond. La porte de l’armoire grinça et le sac fut sorti de sa cachette. Ma mère mesura le sucre avec un litre en tôle. J’humectai mes lèvres avec ma langue, les pressai contre le tas de poudre jaune et avalai les grains qui s’y collèrent. Le froid entrait par la porte ouverte. Du côté de l’étable, on entendait tinter la chaîne de la vache. Sur la table, dans la salle, traînait un livre ouvert : La petite Heidi, avec des feuilles du même jaune que le sucre humide et grumeleux. Les murs de la salle étaient couverts eux aussi de gros clous allongés, à l’extrémité desquels pendaient des fichus et des tabliers, ainsi qu’une scie à bois. Dans le coin derrière l’établi étaient dressées de longues scies passe-partout à lame flexible, qui tintaient doucement quand on marchait. Entre les poutres du plafond, on voyait des peignes de métier à tisser. Les poutres elles-mêmes étaient épaisses et carrées. Tout le plafond était marron, comme elles.

Je suivis ma mère dans la cuisine. La nuit n’était pas tout à fait tombée, mais la lanterne brûlait déjà. Ma grand-mère écrasait dans sa main des pommes de terre bouillies pour la platée du cochon. De la vapeur sortait de la marmite et les murs étaient tout humides. Il y avait cinquante ans que ma grand-mère écrasait ainsi les pommes de terre. La cuisine était une pièce haute et étroite au plafond couvert de suie. Dans l’encoignure de la porte se trouvaient une pelle de boulanger et un balai à four, et sur le mur de longs couteaux pour tuer les cochons. Il y avait aussi un banc pour poser les seaux d’eau, un billot et un lavabo. Et puis encore des étagères recouvertes de papier dentelé, sur lesquelles se trouvaient de vieilles boîtes à bonbons rouillées contenant des graines de cumin, des feuilles de menthe et du tilleul. Et enfin, une fenêtre à deux carreaux et un sol froid en ciment.

Les machines à laver la vaisselle, les réfrigérateurs, les carreaux de faïence bleu clair ou blancs, les tables en formica, les tabourets à pieds fins, le pain grillé, le jus d’orange et les œufs à la coque du matin se trouvaient seulement à quelques centaines de kilomètres de nous, effrayants et presque impossibles à imaginer. Il y avait quelque part des gens qui épluchaient les harengs avant de les manger. Ils ne pouvaient pas avaler la peau et les arêtes, pensez donc! Quelque part, l’eau coulait déjà dans les baignoires. C’était l’heure pour les enfants d’aller se coucher. Les miroirs se couvraient de buée. Les épaisses serviettes de bain attendaient sagement sur leur crochet. Les lits étaient faits. On mettait les chemises de nuit aux enfants. Et cela n’avait rien à voir avec la robe rouge dont on m’affublait pour la nuit : une vieille robe qui avait appartenu à la fille de Juhan, le patron du magasin, et qui était devenue trop petite pour elle. Mais tout le monde sait ce qu’est une chemise de nuit.

Peut-être baignait-on aussi des enfants, au même moment, à Sarkanarmijas iela et sur l’avenue de la Liberté, mais à Lönnrotinkatu et à Valhallavägen cela ne faisait aucun doute. La même lumière rouge et froide au-dessus de centaines de milliers de maisons. La verdure qui s’assombrissait. Un soir du mois d’août 1950.

Ma mère versa le sucre dans la marmite et remua les baies avec une vieille cuillère en bois toute râpée. Ma grand-mère rentra de la cour et dit : « Le brouillard est froid ce soir. Qui sait si les feuilles des pommes de terre ne vont pas geler? »

Je portai dans la salle les assiettes à soupe et les cuillères. Ma grand-mère tira les rideaux devant les fenêtres et alluma la lampe à pétrole. D’habitude, on n’allumait pas les lampes en été (qui allume la lampe en été n’aura point d’herbe dans son pré!), mais maintenant il faisait noir, le repas avait été retardé. Ma grand-mère apporta sur la table la soupière, les assiettes de petits harengs salés, un demi-pain, les couteaux et les cuillères. Le chien aboya dans la cour. Mon oncle était de retour. Je courus dans le vestibule en tapant des pieds sur le plancher. Il y avait une étrange odeur.

« Qu’est-ce que ça sent, ici? » demanda mon oncle en ouvrant largement la porte.

Ma grand-mère croisa les mains sur son ventre pardessus son tablier et jubila d’une joie maligne : « Elle est en train de rater sa confiture ! Ça sent le brûlé dans toute la maison ! »

Cela me porta un sérieux coup. Cela voulait dire que la confiture de ma mère avait brûlé au fond de la marmite et que le sucre était gâché. La lanterne pendait à son crochet sur le mur de la cuisine. Des rayons de lumière jaune tombaient tristement dans la marmite dont ma mère raclait le fond avec la cuillère. Nous nous tenions à la porte, mon oncle, ma grand-mère et moi. Tout était silencieux. Un gros papillon de nuit volait autour de la lanterne.

Comme les sorbiers étaient loin à présent! Comme la prairie devait être vide! Où pouvait-on trouver du sucre? Était-ce du sucre d’avant la guerre que nous avions? Quel sucre était-ce là? Le monde s’effondrait. Je n’aurais donc pas de bonne confiture épaisse. Tout était de la faute de ma mère.

« Maman, c’est de ta faute ! » lui dis-je méchamment. « Tu entends, maman, de ta faute ! » Je m’approchai de la cuisinière et poussai ma mère de toutes mes forces. Cela voulait dire : « Maman, c’est de ta faute si j’ai des os, du sang, des viscères et de la chair!» «C’est de ta faute, maman, si j’ai peur des avions!»

Les autres étaient passés dans la salle et mangeaient bruyamment leur soupe. On avait dû jeter un os au chien, car on l’entendait ronger quelque chose qui craquait sous ses dents. Ma mère s’assit sur le billot et se mit à pleurer. Elle avait le dos voûté et se balançait obstinément d’avant en arrière. Je ne l’avais pas vue souvent pleurer. Elle avait la bouche tordue et le visage tout rouge. La cuillère tomba dans la cendre et y resta. Ma grand-mère cria depuis la salle : « Venez donc manger! Qu’est-ce que vous fabriquez là-bas? »

Mon oncle grommela : « Fiche-leur donc un peu la paix ! Elles savent bien que le repas est servi ! »

Ma mère reniflait : « Oh mon dieu, mon dieu… quatre kilos de sucre… » La flamme vacillait et le papillon de nuit bourdonnait autour de la lanterne. La cuisine était plongée dans la pénombre.

Je voulais manger. Je voulais du pain et de l’épaisse soupe de pomme de terre et de gruau. Je me faisais pitié à moi-même, mais je ne pouvais pas quitter la cuisine. Je devais rester vigilante. Quelque chose d’autre allait peut-être se produire. Ma mère allait peut-être prendre à nouveau du sucre et le laisser brûler si je ne l’en empêchais pas. Ou peut-être une flamme bleue allait-elle soudain jaillir de la marmite et un petit bonhomme gris apparaîtrait pour exaucer le vœu le plus cher de ma mère. Elle demanderait quatre kilos de sucre et tout serait à nouveau pour le mieux.

L’ombre de ma mère se balançait près du plafond. Il ne se passa rien. J’implorai : « Maman, viens, on va manger! »

Ma mère se moucha dans son fichu mais ne se leva pas. Elle me dit d’un air buté : « Tu n’as pas un peu fini de me tourner autour! Vas-y donc, toi, si tu veux!»

Dans la salle, Tommi dormait sous la table. La soupe fumait encore, mais de façon presque imperceptible. Ma grand-mère serra la miche de pain contre sa poitrine et coupa un quignon assez épais qu’elle poussa vers moi en disant: «Tiens, c’est pour toi!»

Ma grand-mère était toujours assise en bout de table. Elle enlevait la croûte du pain car elle n’avait plus de dents. Elle avait eu sa ration de peines, et maintenant elle voulait pouvoir manger en paix. Au printemps, elle avait planté du muguet et des fougères près de la tombe du grand-père, où sa place était déjà réservée.

Peut-être pressentait-elle qu’un jour d’août 1978, un coucher de soleil rouge sombre flamboierait entre les grands arbres du cimetière de Viljandi, sur la route de Riga, et que cette lumière se réfléchirait sur une chapelle basse blanchie à la chaux et sur le mur de briques entourant les vieilles tombes du manoir. Devinait-elle aussi que le bocal en verre, à nos pieds, serait rempli de banales fleurs jaunes, et que la croix marron sur sa tombe serait déjà pourrie? Ce jour-là, ma mère, avec ses cheveux fraîchement bouclés, m’avait demandé doucement : « Est-ce que tu te rappelleras, maintenant, où se trouve la tombe de ta grand-mère? » Plus loin, dans les coins sauvages du cimetière, résonnaient des éclats de voix : les clochards et les ivrognes étaient déjà là. Personne ne me mettra plus en garde contre la fin du monde : je peux aujourd’hui mentir, découper des images dans les livres, utiliser les belles taies d’oreiller en guise de torchon, jeter de la nourriture, escroquer mes amis, frapper un animal sans défense avec un bâton, me moquer des autres ou donner une pierre à qui me demande du pain.

Ma grand-mère suçait la moelle. Elle avait de grandes mains et le coin de son fichu se dressait au-dessus de son front. Son visage apparaissait au milieu du fichu comme à travers la fenêtre en ogive d’une église. Derrière elle miroitaient encore les années 1900-1910. Elle aussi, alors, avait un corsage blanc, deux rubans en velours marron au bas de sa jupe et les cheveux bouffants sur le haut de la tête.

Au-dessus de son nez se trouvaient trois rides verticales. Elle mastiqua longuement son morceau de pain. Je l’avais vue jurer, maudire, plaisanter. Maintenant, elle parlait avec mon oncle des affaires du kolkhoze. De temps à autre, elle s’énervait et son visage devenait tout rouge. Elle frappait alors contre la table avec le manche de son couteau : « Ah, espèces de vilains cocos ! Vous n’avez pas fini d’avoir faim ! »

Cela pouvait s’appliquer aux vachères qui jetaient les cadavres des veaux dans les fossés, mais aussi aux céréales qu’on avait laissées pourrir en gerbes. Peut-être même le foin avait-il chauffé dans les meules. Tout était possible.

Mon oncle coupa du lard sur son pain. C’était un homme solide avec un visage rouge, des dents blanches comme la neige et des moustaches pâles. Son crâne était tout brillant. Il avait perdu ses cheveux à la guerre et portait la plupart du temps une casquette grise relevée sur le devant. On disait parfois : « Hans est à Latiku pour tuer le cochon », ou : « Hans est à Pajusi pour tuer le veau », et quand il rentrait, mon oncle avait du sang sur ses vieux vêtements et portait sous le bras un paquet de viande fraîche enveloppée dans du papier journal.

Dans la salle, contre le mur au bout de l’établi, se trouvait son armoire. Il l’avait fabriquée lui-même avant la guerre. Elle était marron foncé. À l’intérieur, il y avait des peaux à chaussures, des poinçons, de la poix et du fil de poix, un morceau d’alun bleu clair au goût acide, des clous de cordonnier, des clous ordinaires et un couteau avec un manche en plexiglas qu’il avait fabriqué lui-même. Le manche était transparent et décoré de bandes rouges. On aurait presque eu envie de le sucer, tant il faisait penser à un gros bonbon ! Il y avait aussi des embauchoirs qui ressemblaient à de vrais pieds, jaunes et osseux, et dont la présence me rendait cette armoire très antipathique. Sur l’étagère du haut se trouvait une tondeuse avec laquelle on pouvait se raser complètement la tête. Elle brillait, et ses deux poignées ressemblaient à des pattes. Les rasoirs, quant à eux, avaient un manche en os couleur crème. Quand on ne s’en servait pas, la lame fine restait cachée à l’intérieur du manche. Mon oncle était un habile aiguiseur de rasoirs. Il savait aussi aiguiser les faux, les haches et les scies. À moi, les couteaux essayaient toujours de me couper un doigt, et les scies me dégringolaient sur le dos à grand fracas. Mais mon oncle, lui, mettait le rasoir tout près de sa gorge et le rasoir obéissait, il ne lui tranchait pas les veines du cou. On aiguisait les couteaux, on affûtait les haches, on redressait les dents des scies et on émoulait les faux. La pierre à aiguiser se trouvait aussi dans l’armoire de mon oncle. Sur le devant étaient posées ses pipes. Deux courtes pipes épatées, avec un anneau de cuivre autour du tuyau. Les pipes sentaient la pipe et étaient toutes noires à l’intérieur. Au bout du tuyau, on voyait les marques laissées par les dents de mon oncle. C’étaient des pipes de valet de ferme.

Le grand-père de mon oncle était serf. Quant à mon oncle lui-même, à vingt ans il fabriquait déjà de solides charrettes et mettait de l’argent de côté. Lorsqu’il revint à la maison après la guerre, plein de poux et les pieds tout gonflés dans ses bottes, ce fut moi qu’il rencontra la première.

Les pipes de mon oncle étaient méchantes et serviles. Dès que vous leur tourniez le dos, elle se jetaient sur vous et vous mordaient les mollets.

Je mangeais ma soupe voracement en gambillant sous la table. Plus c’était bon, plus le mouvement de mes jambes était ample et énergique.

Mais c’était rarement bon. Soit parce que la vache était pleine – il fallait alors se contenter de gruau cuit à l’eau, soit parce que les réserves de viande étaient épuisées avant le printemps, soit encore parce qu’il fallait garder les pommes de terre pour les semences. Mais parfois, quand on tuait le cochon, on faisait bombance – on préparait un gros plat de viande bien grasse avec des rutabagas. De cela, je n’en mangeais pas. Je boudais toute seule dans mon coin. Et à chaque fois, ma grand-mère s’étonnait : « Mais qu’est-ce qu’il lui faudrait à cette petite, si elle refuse de manger des choses aussi bonnes ! »

Je criais : « De la viande d’homme ! » et partais d’un grand éclat de rire. Je pouvais d’un seul mot faire naître la colère ou l’effroi sur le visage des autres et provoquer de terribles complications.

Les mouches languides bourdonnaient au plafond. Ma mère faisait du bruit dans la cuisine. Moi, je somnolais, repue et brisée de fatigue. Je regardai tout de même attentivement autour de moi, mais il n’y avait rien dans la salle qui pût me faire peur avant que j’aille me coucher. L’armoire marron était fermée, les pipes étaient invisibles. Dans la pièce du fond, chaque chose était à sa place, et il n’y avait rien de bien effrayant. Dans la salle, en revanche, sous le portemanteau, étaient rangées les bottes vernies de mon oncle, qui me paraissaient hautement suspectes.

Soudain, ma cuillère s’immobilisa, tout mon corps se raidit et je restai figée sur le banc, droite comme un i, la bouche entrouverte. Sur l’établi était assise ma poupée Mann, qui me faisait peur le soir. Cette Mann était terriblement vieille, elle avait au moins cinquante ans, peut-être même plus. Elle était vêtue d’une robe de laine bleu foncé avec un parement rose sur la poitrine. La robe était beaucoup plus récente et ce n’était pas la sienne. Elle était trop large pour elle, mais Mann, ainsi vêtue, ressemblait tout de même à une vieille femme qu’on aurait affublée d’une robe de poupée. Son corps, sous la robe, était recouvert d’un tissu sale à rayures noires et grises. Ses bras et ses jambes pendouillaient mollement : il n’y avait absolument rien à l’intérieur. Son torse, en revanche, était rembourré avec des algues, du moins c’était ce qu’on disait. Les mains, les pieds et la tête étaient en pierre.

Le mot « pierre » signifiait en pratique que l’on pouvait frapper la tête de Mann contre n’importe quoi, par exemple contre le poêle, elle ne se cassait pas. Quand on la voyait, on avait envie de l’empoigner par les pieds et de lui frapper la tête contre le mur. Pendant cinquante ans, les petites filles de la ferme lui avaient fait subir ce traitement, et elle avait résisté, elle était arrivée jusqu’à moi, avec ses cheveux de pierre (qui étaient censés être châtains et bouclés) et son œil marron (l’autre œil était complètement effacé). Elle n’avait plus de nez, et là où avaient dû se trouver autrefois des joues roses et charnues dans le style Art Nouveau, on ne voyait plus désormais qu’une masse grise pleine de petites entailles. Elle avait peut-être la tête couverte de poux. On l’aurait volontiers imaginée en train de mendier, de fouiller les poubelles ou de s’enivrer à longueur de journée. Elle ressemblait davantage à une vieille femme pouilleuse qu’à un jouet pour enfant.

Et il y avait effectivement dans la pièce du fond, rangé dans un tiroir de la table, un livre allemand où j’avais découvert une vieille femme un peu dans le genre de Mann. L’image représentait la Mort, qui se promenait vêtue d’une robe ample, une faux sur l’épaule. Il ne fallait pas regarder cette image, ni toucher au livre. Il appartenait au directeur de l’école, qui avait été déporté. Ma grand-mère le conservait précieusement. Si le directeur revenait un jour de ces terres étrangères, une surprise l’attendrait dans son pays : un objet qui venait de chez lui, même si ce n’était rien de plus qu’un livre avec une image de la Mort.

Je m’écriai : « Mann est encore dans la pièce ! Grand-mère, mets-la dans le tiroir! »

Les genoux de ma grand-mère craquèrent lorsqu’elle se leva. Sans dire un mot, elle alla près de l’établi, prit Mann sous son bras, débarrassa la table et fit sortir le chien.

Ma mère avait nettoyé la marmite et était en train d’essuyer le plancher de la cuisine. Ses yeux paraissaient gris et son visage était figé. Elle accusait la marmite et la cuisinière d’avoir brûlé le sucre.

Ma grand-mère m’ordonna : « Va te coucher, maintenant ! »

Ma mère versa de l’eau tiède dans une cuvette et posa celle-ci par terre devant la porte du four. Je m’assis sur le billot et trempai mes pieds. Je barbotai un moment puis réclamai : « Une serviette ! Donnez-moi une serviette ! »

Ma mère apporta un savon gris et me savonna les jambes. Elle les sécha dans un vieux tablier multicolore que nous utilisions en guise de serviette. Lorsque je fus enfin libre, j’allai aussitôt me glisser entre mes draps dans la pièce du fond. Le foin crissait dans le matelas récemment rembourré. En guise de chemise de nuit, il fallait enfiler une vieille robe. De façon générale, nous utilisions toujours une chose à la place d’une autre. A la place de la serviette, un tablier; à la place de la chemise de nuit, une robe; à la place des chaussures, des caoutchoucs; et à la place d’une vraie poupée, Mann.

Mon oncle fit grincer son lit en allant se coucher. Ma grand-mère rentra de la cour et mit le crochet à la porte. La lune claire illumina la pièce comme elle ne l’avait plus fait depuis longtemps. Un objet blanc flottait au coin du poêle : le fichu de ma mère accroché à la plaque d’obturation. Les jambes me démangeaient et je devais sans cesse les remuer sous la fine couverture rouge : mes os s’allongeaient, mon squelette grandissait sans cesse.

Dehors brillait un chaud soleil d’été – le rêve des gens du Nord. L’herbe et les buissons, couverts de rosée, étincelaient de mille feux, comme les perles, les diamants et les brillants dans les rédactions de l’école primaire. Je sortis de la maison et restai debout en haut de l’escalier. Un sourire illumina mon visage. Ma grand-mère revenait de l’étable avec des œufs dans son tablier. « Grand-mère, tu as trouvé le nid de la poule! » m’écriai-je en palpant les œufs. « Est-ce qu’il était dans le râtelier, dis, grand-mère? »

« Penses-tu, pas dedans ! Cette friponne était allée se fourrer tout à fait en dessous », m’expliqua-t-elle. Depuis quelques semaines, ma grand-mère et moi suivions la poule rousse à la trace, sans parvenir à trouver où elle pondait ses œufs. Et aujourd’hui, enfin, le nid était découvert. Sous le râtelier, pensez donc!

La poule rousse s’appelait Hérode. Elle m’avait été donnée par une vieille dévote qui habitait très loin dans la forêt et qui était venue féliciter ma mère de ma naissance alors que j’avais déjà quatre ans! Comme la poule rousse était grosse et méchante et qu’elle tuait ses petits, la vieille lui avait donné le nom du roi infanticide de la Bible. À peine me l’avait-on offerte qu’elle s’était aussitôt ruée sur moi pour me frapper avec le bout de ses ailes. Pendant un an, elle m’avait arraché des mains toutes mes tartines et avait passé son temps à me piquer les mollets jusqu’au sang. Elle ressemblait vraiment à un aigle, c’était la terreur des petits oiseaux. On ne l’imaginait pas en train de picorer des miettes de pain ou une banale purée de pommes de terre, mais plutôt de la viande crue ou du foie ruisselant de sang.

En réalité, on m’avait offert deux poules, Hérode et Tuiu. Hérode était rousse, avec des ailes courtes, une petite crête, de grosses cuisses et de longues pattes. Elle avait les yeux jaune clair, le bec recourbé et des narines exceptionnellement larges. Tuiu était noire, avec une épaisse crête rouge et de petites pattes. C’était un cadeau de ma grand-mère. La poule Tuiu m’avertissait du danger lorsqu’elle apercevait dans le ciel une corneille, un faucon ou un avion. « Prroot! Prroot! » faisait-elle alors.

Je cueillis un à un les gros œufs bruns dans le tablier de ma grand-mère et les déposai dans le panier allongé qui se trouvait sur le banc à côté de la porte. « Où est maman? » demandai-je.

« Elle est allée à Kõliniit mettre les foins à sécher. Regarde comme le soleil chauffe bien aujourd’hui. »

Cela voulait dire que ma mère était en train de marcher dans la prairie, un râteau à la main, et repêchait le foin mouillé qui flottait entre les mottes. On avait fait si peu de foin, cette année-là, que la moindre poignée était précieuse. Ma grand-mère m’expliqua : « J’ai déjà donné à manger au cochon. Je crois que je vais aller la rejoindre. » Puis elle demanda : « Tu viens avec moi ou tu restes ici? Si tu restes, tu prendras du lait dans le bidon. Je te mettrai un bout de pain sur le banc, sous une bassine, pour que les poules ne puissent pas le chiper. Mais si tu viens, il faut mettre le lait dans une bouteille. »

Je répondis rapidement : « Je préfère rester ici. » Je n’avais pas la moindre envie d’aller dans la prairie. Il n’y avait rien à faire là-bas. On n’y trouvait que de l’eau clapoteuse et des mottes de terre instables. La seule distraction possible consistait à faire rouler des baies de bourdaine sur une grande pierre plate.

Ma grand-mère alla dans le garde-manger et en revint avec Mann : « Tiens, prends ta poupée ! Et ne va pas encore courir n’importe où ! »

Lorsqu’elle ferma à clef la porte de la maison, Tommi quitta sa cachette sous le hache-paille et sortit de la remise, grand, roux, les oreilles pendantes. Il se mit aussitôt à faire des bonds autour de ma grand-mère. Tommi avait souvent mal aux oreilles. Dans ces moments-là, il tenait sa tête de travers et se frottait les oreilles par terre en gémissant. Il fallait l’appeler : « Tommi, gentil chien, viens ici ! » en veillant à prononcer les deux derniers mots d’une voix très douce et en se donnant de petites tapes sur les cuisses. Le mot « gentil » pouvait être prononcé normalement, mais il fallait laisser traîner la voix sur le mot « chien », sinon Tommi ne réagissait pas. Il avait les pattes arrière si poilues qu’en le regardant de dos on avait l’impression qu’il portait un pantalon corsaire. Quand vous réussissiez à le faire bouger, il venait vous pousser la main du bout de son museau, comme font toujours les chiens. Vous pouviez alors lui passer une culotte rose en tricot, lui enfiler un maillot à jarretelles et le faire danser tout autour de la pièce, ou lui donner à flairer une mixture pharmaceutique, ou encore gratter une allumette juste au-dessous son nez. De temps à autre, il fallait l’appeler à nouveau : « Tommi, gentil chien, viens ici ! Allons, viens ici!» et Tommi revenait.

Ma grand-mère s’empara d’un râteau et eut bientôt franchi le portail. Tommi courut devant elle, il se retourna pour voir si elle suivait bien et se mit à remuer la queue.

Je restai seule dans la cour. Qui aurait pu croire qu’il avait plu hier encore? Aujourd’hui, l’air était tout vibrant de chaleur et de gros bourdons bourdonnaient dans les fleurs d’aconit. Il était facile de les attraper. Lorsque le bourdon s’enfonçait dans la fleur en ronronnant gentiment, il suffisait de fermer la corolle en la serrant entre le pouce et l’index. À l’intérieur se faisait aussitôt entendre un vrombissement furieux. On pouvait alors laisser la fleur se rouvrir, l’insecte bombinant s’en extrayait péniblement à reculons, puis s’envolait.

Les aconits aux fleurs bleu sombre se tenaient bien sagement en rang sous la fenêtre. Avec leurs fleurs, on pouvait faire des coiffes pour mettre sur les capsules de pavot. Elles se changeaient ainsi en nonnes ou en infirmières. L’aconit était une fleur intéressante. Je la tenais en très haute estime. À côté se trouvaient des phlox blancs et roses. Ils dégageaient un parfum douceâtre et excitant qui me rappelait confusément quelque chose, sans que je parvienne précisément à savoir quoi. En passant devant eux, je faisais toujours : « Pfouh ! » Les pâquerettes, en revanche, je ne pouvais pas les supporter. On les appelait aussi des « marienploumes ». Elles n’avaient aucun parfum, juste une tige basse et charnue avec une fleur bouffante, un point c’est tout.

Les fleurs veillaient sur la maison et faisaient la fierté de ma grand-mère. Toutes leurs racines étaient passées entre ses mains. Les larges mains rouges de ma grand-mère ameublissaient la terre, l’été, et alignaient les pierres en bordure des parterres.

Certaines fleurs, on les cultivait à partir des graines. Ma grand-mère avait donné elle-même un nom à plusieurs d’entre elles. Les fleurs à clochettes blanches qu’elle avait reçues de la Linda de Vanatare, elle les appelait des «fleurs de Linda». Les soucis étaient des « griffes de faucon », car les graines de soucis devaient ressembler à des griffes de faucon. Il y avait aussi une fleur qu’elle appelait le « miracle américain ». Pourquoi « miracle » et pourquoi « américain », je ne l’ai jamais su. C’était d’ailleurs une plante assez pitoyable. Ses feuilles avaient de longs pétioles minces et des limbes qui ressemblaient à des feuilles d’aneth. Au bout de la tige, il y avait des fleurs roses, blanches ou rouge sombre, avec des pétales très minces. Ma grand-mère l’aimait bien. On la semait au milieu des choux et des pommes de terre, comme le pavot.

Les fleurs de pavot exhalaient un parfum capiteux, et au fond de chacune se trouvait une tache noire -l’empreinte digitale de quelqu’un, mais de qui? L’odeur du pavot se mêlait à celle des mauvaises herbes et des fanes de pommes de terre. À cela s’ajoutait encore le goût des pommes vertes et des pois gourmands, et la terre, et le soleil.

Le tremble bruissait près de l’étable et les poules prenaient un bain de boue sous les feuilles de rhubarbe. À travers les orties, on apercevait les lattes de la clôture, semblables à de longs traits gris. Le houblon, à côté du portail, s’élevait jusqu’au ciel en grimpant le long de hautes perches. (Perches à houblon, sarments de houblon, tout houblonnait dans la houblonnière !) Aux longs clous rouillés plantés sur un mur latéral de la maison étaient accrochés des râteaux et des fers à cheval, ainsi qu’une longe pour la vache.

Je n’aimais pas la maison lorsque j’y étais seule. J’avais l’impression qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur, en train de regarder par la fenêtre. J’ordonnais toujours que l’on ferme la porte à clef et je restais dans la cour. Dans la salle, le plancher craquait. La porte de l’armoire s’entrebâillait toute seule et laissait voir la poignée brillante du parapluie. Dans le coin derrière l’armoire, on avait vu le grand-père mort : une forme nébuleuse qui s’était dispersée dès que ma mère, alors âgée de dix ans, avait pointé le doigt dans sa direction. D’une manière générale, il valait mieux se tenir à distance de la maison lorsque les autres n’y étaient pas. Heureusement que l’on fermait la porte à clef!

Écartant les branches des cassis, je me glissai entre les plates-bandes. J’y découvris quelques concombres aux aguets sous les feuilles charnues, à la manière des poissons dans la rivière, longues formes au dos vert sombre et au ventre blanc. Certains jetaient des reflets dorés, comme des carassins. Les choux écartaient leurs feuilles et les piérides batifolaient au-dessus des plates-bandes. De lourdes gouttes d’eau claire brillaient comme du mercure sur les feuilles bleutées des choux. Au moindre mouvement, elles roulaient aussitôt à terre. Des buissons de cassis montait un parfum âcre qui se mêlait à celui de l’aneth et annonçait qu’on allait bientôt mettre les concombres à tremper. Le coq se faufila en solitaire sous les buissons, renversa sa tête en arrière, ferma les yeux et commença à picorer des baies sur les branches les plus basses. Le coq aimait le sucré. Dès que l’on touchait un buisson, des baies tombaient par terre. Les grains de cassis, on les mettait habituellement en bouteille pour l’hiver, comme les myrtilles. On ne gaspillait pas du sucre pour ces choses-là.

« C’est une baie qui est déjà sucrée!» disait-on.

« Le cassis est le raisin du Nord », déclarait mon père.

Je demandais aux étrangers : « Quel est le raisin du Nord? » et je répondais moi-même : « Le cassis ». J’avais aussi une question de rechange : « Quel est le perroquet du Nord?» Réponse: «Le bouvreuil».

Je sautai par-dessus le fossé bas et étroit que l’on avait creusé autour du potager afin que l’eau s’en écoule, car la terre, au-dessus de la couche d’argile, était peu profonde et imbibée d’eau. Parfois, on ne pouvait pas planter les pommes de terre avant le mois de juin, car le sol était trop mou pour porter un cheval.

Je me tenais maintenant derrière les ruches, sous les tilleuls. Là poussaient le raifort et la ciboulette, la rhubarbe et le chardon. Les trois ruches étaient alignées côte à côte : de vieilles ruches grises, au toit couvert de carton goudronné. Deux d’entre elles abritaient d’importantes colonies. La troisième restait vide. Mais cette ruche vide n’était pas vraiment vide. De temps en temps, mon oncle venait en soulever le toit. Il passait la main entre les rayons moisis et palpait quelque chose à l’intérieur. À présent, j’avais bien l’intention de regarder de quoi il s’agissait.

Près de la ruche, une petite bande de terre était couverte d’herbes hautes. De longues tiges durcies de fléoles et d’agrostides entouraient la planchette d’envol, où un gros lézard gris se chauffait au soleil. Ses yeux brillaient, ses courtes pattes étaient largement écartées et sa queue épaisse couverte d’écailles disparaissait dans le trou noir. Je respirai profondément. Ma nuque était raide, mes sourcils froncés. J’avais très peur, mais je tapai violemment du pied contre le sol, et des frissons me parcoururent le dos. Le lézard se faufila à l’intérieur de la ruche. Que fallait-il faire maintenant? Je devais me mettre en quête d’une arme. Il fallait tuer le monstre, occire le dragon-lézard. J’allai chercher un vieux râteau cassé contre le mur de la remise et commençai à en donner de grands coups sur les parois de la ruche. J’avais tellement peur que je frappais de toutes mes forces. Le lézard devait courir dans tous les sens entre les rayons, car on entendait un grand vacarme à l’intérieur. Chaque fois que le bruit recommençait, je faisais un bond en arrière. Il me semblait qu’à tout instant, une voix pouvait se frayer un chemin entre mes dents et ma langue, pour pousser un hurlement de désespoir, et qu’en entendant cela j’allais laisser tomber le râteau et m’enfuir à toutes jambes.

Mes yeux devinrent comme du verre. Je me tenais aussi loin que possible de la ruche, le corps penché en avant, les cheveux dans les yeux, frappant de toutes mes forces avec le râteau contre les parois, le toit et l’entrée. Finalement, le lézard se glissa hors de la ruche. Je jetai le râteau par terre et fis un bond en arrière en poussant un grand cri. Le lézard, lisse, gris et plat, fila tout droit vers la carriole renversée. Il aurait dû se déplacer beaucoup plus vite, suffisamment vite pour que l’on ne puisse pas savoir où il se trouvait ni où il s’enfuyait. Mais pour une raison mystérieuse, il restait parfaitement visible dans l’herbe, semblable à un crocodile mécanique en fer-blanc. Queue traînante et tête dressée.

J’étais une enfant courageuse, j’avais fait fuir le lézard. Maintenant, je devais recevoir ma récompense. J’essayai de soulever le toit de la ruche, comme j’avais vu mon oncle le faire. Il avait l’air tout petit, mais il était aussi lourd que le toit d’une maison. Mes mains ne parvinrent pas à le retenir et il tomba par terre en glissant le long de mon ventre.

Je n’osai pas enfoncer la main entre les larges rayons moisis. Et s’il y avait encore un lézard ? Ou un gros scarabée noir?

J’écartai les rayons avec le manche du râteau, et au fond de la ruche, au milieu de la sciure et des ailes d’abeilles qui brillaient sur le plancher, je découvris une chose étroite et allongée enveloppée dans du papier journal. Oubliant les lézards et les teignes qui rongeaient les rayons, je me haussai sur la pointe des pieds et enfonçai le bras aussi loin que je le pus. Lorsque l’or, les diamants ou la pierre philosophale sont ainsi à portée de main, le héros ne pense pas à ses chiens ou à ses chevaux, il ne se soucie plus des femmes ni des enfants et oublie même la faim qui le tenaille. Mes jambes se balançaient en l’air et le rebord mince et tranchant de la ruche me sciait douloureusement le ventre. Je sentais l’odeur de la propolis. Des fourmis noires couraient le long du journal jauni. Le papier rendu mou par l’humidité ne faisait pas le moindre bruit, les feuilles sur les arbres ne frémissaient pas, les grillons ne stridulaient pas et les poules se taisaient. On n’entendait ni ne voyait rien.

Le papier contenait apparemment un objet lourd et étroit, mais je le tenais solidement en main. Je laissai tout en plan, le râteau comme le toit de la ruche, et allai me réfugier dans un endroit sûr, entre les buissons de cassis et les dahlias. Là, sur le sol, j’avais laissé mes empreintes, les longs cheveux brillants accrochés aux branches des cassis provenaient de ma tête, et sur un bout de planche traînait un harmonica rouillé qui était plein de ma salive. Pouvait-on imaginer meilleur endroit pour libérer en toute sécurité des forces étrangères?

À l’intérieur du papier, je découvris une longue lame froide, un véritable instrument de boucherie, tout lisse, avec un bout noir comme de la suie. Au milieu était creusé un sillon rectiligne. Je savais parfaitement pourquoi il y avait une rainure dans les couteaux pour tuer les cochons. La lame s’enfonçait ainsi plus facilement dans la gorge, le sang s’écoulait le long de la rainure jusque dans la bassine. Mais si les couteaux à égorger étaient gros et niais et avaient l’air de porter de longues culottes blanches, celui-ci au contraire était malin, froid, et portait une veste cintrée en cuir. Mais s’agissait-il vraiment d’un couteau?

Je me trouvais soudain plongée dans une bien ténébreuse histoire. Ici même, dans notre cour, entre les cassis et les concombres, sous le regard des poules. Comme ça, d’un seul coup! La poupée Mann, ma grand-mère pouvait la mettre dans le garde-manger pour la nuit, et les pipes restaient tranquillement à leur place dans l’armoire. Les pipes et Mann me faisaient comprendre clairement que je n’étais encore qu’une enfant, une gamine. Mes frayeurs étaient mon privilège. Mais maintenant, que devais-je faire? Je pouvais toujours me mettre à crier : « Les nonnes, les moines, le pharaon ! » Je pouvais taper du pied par terre et exiger : « Alors, ça vient ! » Je pouvais me réciter une comptine tirée d’un livre pour enfants :

Adieu, adieu, Rosalinda! Car ta peau bientôt se vendra. Tu finiras gant ou parure Posée dans quelque devanture.

Mais dans le cas présent, cela ne m’aurait pas été d’un bien grand secours. Car ce qui se passait ici n’obéissait pas aux mêmes règles. C’était quelque chose de tout à fait différent. Et ce que j’éprouvais n’était pas une petite peur avec laquelle on pouvait faire l’intéressante. Devant moi, posée sur la terre boueuse, se trouvait tout simplement une vieille baïonnette allemande. Ramenée de quelque lointain champ de bataille.

De la terre montaient des colonnes de brume qui s’élevaient lentement dans le ciel. Le soleil disparaissait et réapparaissait. Le brouillard emplissait le chemin et la lumière le traversait. Elle faisait défiler devant mes yeux des images que j’avais vues dans les Anciennes légendes du peuple estonien : une vieille hutte finno-ougrienne d’où montait une fumée droite, des châteaux qui flottaient dans les airs, un jeune pâtre assis sur une pierre, la tête dans les mains, en proie à de sombres pensées, et un grand diable dont la silhouette noire se dressait au milieu des champs et des forêts.

Je poussai du bout du pied la lame brillante, la pris dans mes mains et jouai un instant avec, en caressant son extrémité lisse. Puis je l’enveloppai à nouveau froidement dans son papier.

Cela ne m’appartenait pas.

Ce qui m’appartenait, je devais le pressentir pour la première fois un jour d’hiver de 1964, à Tartu, alors qu’une tempête de neige balayait les rues gelées et qu’une épaisse fumée âcre s’amassait au plafond du café-restaurant « La Victoire ». À l’une des tables, contre un mur, était assis le poète estonien Alliksaar, comme l’âme de cette journée trop vite éteinte. Il était accoudé sur la table, la tête dans les mains, et avait devant lui plusieurs assiettes de soupe de pois. Sous le plafond enfumé défilaient pour lui toutes les villes du monde. Il regardait droit devant lui et écrivait avec un crayon pointu sur une feuille de papier jaune : « Terrible est la distance entre ce qui arrive et ce que je désire. »

Ses yeux marron au regard franc couraient le long des lignes, et l’ombre de sa main semblait faire corps avec la feuille.

Ce qui m’appartient, c’est la parution des livres Lever l’ancre et Reviens toujours à mes joies, les journaux et les nouvelles du mois d’août 1968, et la note au gouvernement chinois pendant le long et rude hiver de 1979. M’appartiennent aussi ce dimanche de juin 1979 à Drottningholm, les étroites allées de graviers entre les pelouses vertes, et ce grandiose ciel froid qui soulignait de bleu gestes et attitudes. Et encore les récifs sous-marins près de la ville, sous un soleil éclatant. Les grands navires de la « Silja-Line » et de la « Viking-Line », entourés de milliers de petits voiliers et de bateaux à moteur. Et puis les îles qui se raréfient, les rochers plats et solennels, la haute mer, et l’eau froide sous le ciel clair, pendant des heures. Et enfin Pirita et Lasnamäe, et les fumées de Tallinn. Un poème de Ristikivi vieux de trente-cinq ans :

Moi, je partirais bien, mais devant moi il y a la mer, la mer et les rochers lugubres… récité avec un léger accent suédois.

J’étais comme une horloge, petite mais puissante.

En moi battait l’avenir.

Mon oncle était habité par la peur, à cause de la baïonnette allemande cachée dans la ruche, ma grand-mère rongée par le souci, à cause des normes laitières et du remboursement de l’emprunt d’État, et ma mère se désespérait à cause du sucre et du tissu pour les manteaux d’hiver. J’étais pour eux un véritable réconfort, une promesse de l’avenir. En me regardant, mon oncle devait voir venir à travers moi les hauts salaires agricoles et les magasins regorgeant de bouteilles d’alcool, ma mère devait pressentir les permanentes et son tailleur bleu en crêpe acrylique, ma grand-mère les étuis à lunettes en plastique et les chaussures de tennis à la place des sandales campagnardes, et le peuple estonien tout entier devait imaginer l’hôtel « Viru » et les discothèques, les ascenseurs et les cuisinières électriques, les téléviseurs couleur et les jeans en velours. – Mais aucun peuple ne peut savoir à l’avance ce que ses enfants lui réservent.

Les fillettes de cinq ans portaient avec une belle insouciance des robes de coton et des blouses rapiécées. Loin devant, les attendait le temps du blue-jean et des jupes en velours. Et que pouvait faire, contre cela, le chef du kolkhoze, qui accusait ma grand-mère de sabotage et menaçait d’aller porter l’affaire en haut lieu? Je pouvais tirer la langue au méchant chef et lui faire « Houu ! houu ! » depuis le coin de l’étable. À travers mes yeux le regardaient déjà, de leur air innocent et résolu, les nouveaux centres kolkhoziens, les KEK, les MEK, les garages et les bassins à carpes. Dans mes yeux, le chef du kolkhoze pouvait sans doute aussi apercevoir son propre cercueil, car il était déjà vieux et ses jours n’allaient pas se prolonger indéfiniment. Son avenir, aujourd’hui derrière lui, avait dû poser autrefois sur les fermiers aisés, à travers ses yeux de petit garçon, le même regard provocant, annonçant aux enfants en costume de marin ou en pantalon de golf le temps austère des manteaux de travail soviétiques.

Je remis la baïonnette à sa place au fond de la ruche et refermai celle-ci à grand-peine en hissant le toit jusqu’au sommet. Je me fis une éraflure sur le coude et léchai ma blessure comme un chien. J’étais persuadée que cela atténuait la douleur.

Je pris ensuite la chaîne de la vache sur le rebord des fondations et me rendis près du tas de sable derrière la maison. J’en revins avec une pointe en fer et une burette à huile vide. Je m’emparai de Mann, qui traînait sur le banc dans la cour, et me dirigeai vers le carré de pommes de terre. Aux endroits les plus bas, les sillons étaient encore pleins d’eau, mais au bout du champ, dans la partie la plus haute, on voyait apparaître une terre grasse, noire et pâteuse.

Le silence était complet. Pas une feuille ne bougeait. La terre fumait et une brume de plus en plus épaisse envahissait le ciel. Le disque blanc du soleil apparaissait à travers le brouillard. Les ombres avaient disparu. Il ne restait plus que la touffeur moite, et cette lumière grisâtre qui recouvrait tout. Les pommes de terre avaient déjà perdu leurs fleurs depuis longtemps. Sur les tiges pendaient maintenant de petits œufs verts, des baies. Je m’accroupis tout près du sol : personne ne pouvait plus me voir. Ni le chef du kolkhoze, ni le Riks de Võtiksaare.

Les feuilles flétries tachetées de brun étaient plus hautes que ma tête et leur odeur âcre me prenait aux narines. C’était une de ces journées clémentes et mensongères de la fin de l’été, bien loin de la fraîcheur mordante de la veille.

J’ôtai à Mann sa robe de laine bleue. Mann était une prisonnière de naissance, un petit corps soumis rayé de noir et de gris. Elle s’affala de tout son long dans un sillon. Cela, je ne pouvais le tolérer. Il lui était également interdit de sortir de la zone délimitée par la chaîne. Pourquoi remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même? En guise de pénitence, cette vilaine Mann à rayures devrait creuser pour moi des tranchées fortifiées et des couloirs secrets. Les algues dans son ventre crissaient doucement et ses cuisses soulevaient de la poussière.

Je fouissais avec sa main la terre humide.

Des paysages plats de jachères et de pâturages me cernaient de toute part. Je vivais sous la menace d’un rhumatisme cardiaque. Vingt-sept ans allaient encore s’écouler avant que l’on commence à construire l’immeuble où je devais obtenir un appartement. Quelque part ailleurs, le petit Mati, âgé de sept ans, jetait une pierre à sa vieille grand-mère toute voûtée, puis rentrait dans la maison pour dessiner le plan d’une machine infernale, ainsi qu’il l’a raconté dans un de ses livres. Quant à la petite Mari, quatre ans, on lui enfilait des chaussettes blanches à pompons et on l’emmenait promener dans le parc de Kadriorg.

Mais moi, pendant ce temps, j’attachais les jambes de Mann avec de solides tiges de fléoles et je l’emmenais dans la remise pour la punir en la jetant dans la caisse du hache-paille, afin que cela lui serve de leçon. J’allai prendre sur le rebord du puits le morceau de pain noir caché sous la bassine. Il sentait si bon que l’eau m’en venait à la bouche. J’avais les mains couvertes de boue, et au goût du pain se mêlait celui de la terre.

Au fond du puits, l’eau était noire et luisante comme une feuille de papier carbone. Du carbone et des feutres, j’en avais en quantité, de même que du papier ligné bleu-vert, de vieux billets de train et des souches de mandats-poste. Mon père m’apportait toujours quelque chose quand il venait. Tout cela était maintenant enfermé à clef dans la maison, comme le sucre, la saccharine et les harengs salés.

Lorsqu’elles virent que j’étais en train de manger, les poules accoururent près du puits. Je leur jetai du pain, mais n’éprouvai pas l’envie d’en attraper une, bien que ce fût en général pendant qu’elles mangeaient que j’y arrivais le mieux. Le coq, lui, avait davantage d’expérience et ne se laissait pas avoir si facilement. Réussir à l’attraper était un grand événement. Pour cela, il fallait procéder à de longs préparatifs, ouvrir la porte de la remise, jeter du grain sur le plancher et appeler : « petit-petit-petit! ». Au moment où le coq rentrait, il fallait vite refermer la porte et le saisir dans ses bras. Il se débattait bec et ongles. Il fallait le tenir de telle façon qu’il ne puisse pas bouger les ailes. On pouvait alors palper sa crête avec le doigt et regarder les trous de ses oreilles, protégés par de petits coussins de poils. Quand on les touchait, il devenait fou de rage. Ses yeux se révulsaient et il se mettait à souffler bruyamment d’un air furieux. Son cœur battait très fort. Cela me perturbait quelque peu et je me sentais obligée de le relâcher plus rapidement que je ne l’aurais souhaité. Son cœur aurait pu éclater sous l’effet de la frayeur. Il éprouvait quelque chose. Mais quoi?

Mann, elle, ne sentait rien, c’était clair. Son incarcération dans la caisse du hache-paille ne lui avait fait aucun effet. La boue sur son corps avait séché pendant que je mangeais. Je lui détachai les jambes et la ramenai dans le carré de pommes de terre. Je détruisis les fortifications et obligeai Mann à ramasser des tubercules. De temps à autre, il fallait qu’elle essaye de s’échapper, pour que je puisse la menacer avec ma pointe de fer ou avec un vieux roulement à billes.

Malgré la chaleur grise qui collait à la peau, je creusai une tombe. Je pourrais toujours dire à ma grand-mère que Mann avait été piétinée par le cochon. Puisqu’il avait déjà piétiné mes bottes et une poule vivante, pourquoi n’aurait-il pu en faire autant avec Mann? Je fus soudain très fière de moi. Je me mouchai dans des feuilles de betteraves et reniflai les fleurs tardives des ravenelles. Je savais parfaitement que ce que je voulais enterrer n’était rien de plus qu’une poignée de varech et de poussière.

Pourquoi devais-je ainsi jeter des regards inquiets autour de moi ? De quoi avais-je peur?

Je rebouchai la tombe, puis, me ravisant, la creusai à nouveau. Je ne pouvais pas enterrer Mann dans le carré de pommes de terre. La récolte allait bientôt commencer. On allait ouvrir à nouveau les sillons, et en même temps que les pommes de terre Odenwald, émergeant des ténèbres où elle reposait, apparaîtrait la poupée Mann. On me demanderait comment elle avait pu se retrouver sous terre et le mensonge serait découvert. Les mensonges ont de petites pattes, ils ne courent jamais bien loin.

Je pris une bêche au coin de la remise et me rendis sous le grand cornouiller qui poussait à côté de la maison. C’était un endroit froid et humide, entre les cassis, les pommiers et les massifs de fleurs. Les autres n’y venaient jamais. Il n’y avait là que ce cornouiller, qui grattait à la fenêtre du fond, l’hiver, avec ses branches rouges.

Il n’était pas facile de creuser à cet endroit. La terre autour de l’arbre n’était pas meuble et propre comme celle du carré de pommes de terre. Elle était lourde, noire et parcourue de racines. Des lombrics roses avec des reflets bleus se tortillaient entre les mottes. Ils allaient sûrement se tortiller aussi sur le corps de Mann ! Je pris la résolution de la déterrer au bout de quelque temps pour voir quel effet cela aurait produit sur elle.

J’allongeai Mann au fond du trou et la recouvris de terre.

Je ne l’ai plus jamais revue, mais il est fort possible que sa petite tête grise soit encore là aujourd’hui, entre les racines du cornouiller.

Dès que j’eus fini d’aplatir la terre sur la tombe de Mann, j’évitai de m’approcher du cornouiller. Je redoutais ses longues branches rouges. J’avais lu dans un almanach qu’au-delà de l’Oural, la forêt s’appelait la taïga et que dans cette taïga se trouvait un arbre mangeur d’hommes. Un jour, un chasseur avait vu l’arbre s’emparer de son chien et sucer devant lui toute la chair de l’animal, de sorte qu’il n’était plus resté qu’un squelette nu qui se balançait entre les branches. Un autre arbre, particulièrement vorace, avait paraît-il mangé un lièvre, un loup et un petit Chinois.

Par la suite, je revins souvent rôder autour du cornouiller. Ses branches se balançaient d’un air sinistre qui ne présageait rien de bon. Un jour ou l’autre, c’était sûr, elles allaient attraper quelqu’un.

———————

Le jour n’était pas encore levé que ma mère et moi avions déjà fait notre toilette et enfilé nos chaussures. On m’avait fait mettre ce jour-là une jupe à bretelles en flanelle et noué autour de la tête un fichu blanc. Ma mère portait une robe en bemberg avec des boutons de verre, et une longue veste cintrée à épaulettes. Ses cheveux, au-dessus de son front, étaient coiffés en un grand rouleau, mais derrière et sur les côtés, ils lui tombaient tout raides sur les épaules. Elle tenait à la main un sac à provisions en toile cirée noire, avec deux anses.

Je marchais à grandes enjambées. Mes chaussettes étaient tout humides de rosée et le nœud du fichu, sous mon menton, se défaisait continuellement. Je m’arrêtais devant ma mère, renversais ma tête en arrière et ordonnais : « Noue-le bien ! Alors, ça y est? »

Pour la première fois de ma vie, j’allais à la ville. J’avais des sandalettes marron à bouts renforcés et je portais mon bâton de maréchal dans ma giberne. Je me demandais avec inquiétude et un rien de coquetterie si les gens avaient vraiment compris que j’étais enfin apparue.

Nous partîmes à travers les brumes du matin, le long du chemin plusieurs fois centenaire, bordé d’un côté par une belle et claire forêt de bouleaux et de l’autre par une sapinière épaisse et obscure. Bien des années devaient encore s’écouler avant que commencent les coupes dans la forêt et la bonification des terres. Plus nous nous éloignions de la maison, plus le terrain se relevait. Tout d’un coup, la forêt s’arrêta, laissant la place à de vastes champs de céréales au milieu desquels se dressait une grande ferme grise.

« On va bientôt arriver sur la grande route », m’expliqua ma mère, en essuyant mes sandalettes avec une touffe d’herbe. « Là, c’est la ferme de Nurmissaare, tu la reconnais? Tu es déjà venue plusieurs fois par ici avec grand-mère. »

La ferme de Nurmissaare était vraiment le cadet de mes soucis. Je voulais surtout arriver à la ville le plus rapidement possible. Ma mère m’avait prise par la main, ce qu’elle ne faisait jamais d’habitude. J’avais le ventre bombé, la tête ronde, le visage rose et les cheveux d’un blond si clair qu’ils paraissaient presque blancs. Le fichu, sur ma tête, ne cessait de glisser. Nous ressemblions à l’illustration qui figurait sur la couverture du livre La mère et l’enfant. J’étais en route pour Moscou, Tallinn, Riga, Võru, Türi, Berlin, Leningrad. J’étais à la fois le petit Oskar Luts à six ans et le petit Illimar, bien que je ne fusse pas assise dans une carriole et que mon père ne me montrât pas les tours de la ville avec le manche de son fouet. Le soleil brillait dans le ciel clair. Le brouillard descendait lentement. Des hirondelles étaient alignées sur les fils téléphoniques. En face de nous, sur le chemin, arriva Kusti-l’œil-de-verre. Il portait une veste de laine grise, un pantalon corsaire et des caoutchoucs. « Bonjour », dit-il en s’adressant à ma mère. Elle lui demanda comment allait la santé de Mahta.

Kusti se frotta le menton et déclara d’un ton plaintif :

« Ah, ne m’en parle pas ! Mahta a obtenu un certificat médical. »

« Ah bon, vraiment? Un certificat médical? » demanda ma mère avec une pointe d’envie.

Kusti lui jeta un petit regard par-dessous sa casquette et grommela : « Ouais. Elle a un… un élargissement des veines au niveau des jambes. Enfin un truc comme ça, quoi… »

« Ils vont peut-être lui donner un travail plus facile, dit ma mère, couper les fanes des betteraves ou lier les tiges de lin. »

Kusti répondit : « Ouais, bon sang ! » puis demanda : « Alors, tu vas en ville? »

Ma mère murmura du bout des lèvres : « Moui. »

Nous marchâmes encore un certain temps, puis nous nous arrêtâmes de nouveau. « Maman, pourquoi on s’arrête? » demandai-je. « On attend le bus », m’expliqua ma mère. Soudain, une grimace passa sur son visage et elle me chuchota à l’oreille : « Ça devait arriver! Regarde qui voilà : Ann de Piirissaare, avec Laïné. Elles viennent prendre le bus, elles aussi. Dis-leur bonjour bien poliment! »

Laïné avait été à l’école en même temps que ma mère. « Elle a tout dans la gorge », disait-on parfois à son propos, car elle avait une voix très forte. Ma mère s’était disputée avec elle un jour où elle devait préparer une infusion de cumin pour la maîtresse malade. Laïné aurait bien voulu faire elle-même l’infusion. Elle s’était vengée en disant aux autres élèves que la tisane préparée par ma mère était claire comme de la pisse de basset! D’après ma mère, la paresse et la négligence de Laïné étaient telles que toutes ses chaussettes étaient trouées et qu’à la place, elle enfilait sur ses pieds des moufles de laine, dont elle retournait hardiment les bouts par-dessus ses bottes, comme si c’étaient des chaussettes. Elle allait même jusqu’à s’en vanter : « Eh ben merde, ça dérange personne ! »

À l’époque des moissons ou pendant la récolte des pommes de terre, les jurons de Laïné résonnaient dans les taillis et les fourrés. Ils se frayaient un chemin jusqu’au lit des saboteurs et des tire-au-flanc, qui en avaient les yeux révulsés et la mâchoire toute raide.

Les deux femmes s’avançaient lentement vers nous : la grande Ann, très maigre, le dos bien droit et les yeux perçants, et la grosse Laïné, toute petite, avec un visage joufflu où les yeux disparaissaient presque sous la graisse. La jupe de Laïné était plus longue devant que derrière, mais à mon grand regret elle n’avait pas de moufles aux pieds. Elle tenait à la main un sac en toile cirée à deux anses, du même genre que celui de ma mère.

«Bonjour Hilda!» cria-t-elle de loin avec un sourire affable. Adoptant le même visage aimable, ma mère répondit : « Bonjour Laïné ! »

Quand je vois aujourd’hui des haines rentrées qui couvent sous la cendre des bonnes manières, me reviennent aussitôt à l’esprit ces « bonjour Hilda » et « bonjour Laïné ».

J’attendais le moment où Laïné allait s’écrier : « Eh ben merde ! » Mais au lieu de cela elle rugit : « T’as entendu, Hilda? Paraît que la Mahta de Tõhu va plus travailler! Ils prétendent qu’elle est malade, mais mon œil oui! Elle a des cuisses grosses comme des troncs d’arbre et le visage bien rouge. Les autres se tuent à la tâche, mais cette feignasse se prélasse dans son lit!»

Ann la reprit: «Tu n’as pas un peu fini de crier! Qu’est-ce que tu peux connaître aux misères des autres? »

Un crachat gicla de la bouche de Laïné. Sa voix se fit presque larmoyante : « Tu vois, Hilda, elle donne toujours raison à tout le monde. Maman, bon sang, tu peux pas fermer un peu ta bouche ! »

Ann déclara à mi-voix : « La mort s’en chargera bien », puis elle regarda loin par-dessus nos têtes, et une expression fière passa sur son visage.

Tout le monde se tut. Chacun se balança d’une jambe sur l’autre en arrangeant son fichu, jusqu’à ce que ma mère s’exclame: «Tiens! Voilà Ants qui arrive!»

Un petit bus rouge au capot allongé émergea du virage et vint s’arrêter près de nous. Nous grimpâmes à l’intérieur en disant bonjour à Ants. Ann sortit son mouchoir de la poche de sa jupe et prit de l’argent dans le carré de tissu. Ma mère, à son tour, donna vingt-cinq roubles à Ants en précisant : « Je prends la petite sur mes genoux. »

Sans rien dire, je commençai à regarder par la fenêtre. Je m’intéressais surtout à ce qui se passait sous les roues du bus, car à un endroit la route était paraît-il asphaltée. J’avais très envie de voir l’asphalte, mais je n’aperçus rien d’autre que de l’herbe et du gravier.

Ants, à l’avant, déclara en tournant le volant : « Maintenant on va en ville avec un bus d’État. Encore heureux qu’on ait gardé le vieil Ants comme chauffeur ! »

Laïné ricana : « Ça te rapporte quand même pas mal, mon gros. En tout cas, t’as pas l’air de mourir de faim! Qu’est-ce que ça peut bien te faire qu’on ait nationalisé ton bus? » Mais Ants répondit d’un air solennel : « Ce bus représentait beaucoup pour moi. Beaucoup plus que vous n’imaginez. J’y ai investi toutes mes forces et toute mon énergie. »

Un moment après, nous sortîmes des sous-bois. Alentour apparurent des vallons et des coteaux. De temps en temps, Ants arrêtait le bus et des étrangers montaient en saluant : « Bonjour Ants ! » à quoi Ants répondait : « Salut grelu ! » Beaucoup demandaient combien coûtait le billet aujourd’hui, et Ants rugissait : « Le tarif d’Ants est toujours le tarif d’Ants ! » Sa veste en cuir noir grinçait légèrement. Sa nuque était rouge.

Les vieux montaient dans le bus avec de gros paquets à la main et parlaient en élevant la voix. Certains toussaient et demandaient pour la forme : « Qui sait comment le temps va tourner aujourd’hui? » D’autres cherchaient leur argent, qui dans la ceinture de son pantalon, qui dans les replis de sa jupe. Dans le bus flottaient des odeurs d’étable, de naphtaline et de poussière. Ma mère bavardait avec une vague connaissance. « Tiens, mais qui voilà ! » s’exclama-t-on en me voyant. On me demanda ce que je faisais à la maison. Je répondis gravement, d’une voix forte : « Je fais pondre les poules ! » Cela provoqua quelques rires, mais des rires un peu distraits et préoccupés, car tout le monde avait des choses à faire en ville et la ville approchait.

Toutes ces affaires qui les attendaient rendaient les gens un peu nerveux. Ils se mouchaient, relevaient leur pantalon, ajustaient leur fichu. Certains avaient des mottes de beurre dans leur sac. Ceux-là allaient certainement en ville pour se procurer un certificat médical, car ils essayaient de dissimuler aux autres le contenu de leur bagage. Quand on demandait à ma mère ce qu’elle allait faire en ville, elle répondait toujours la même chose, du bout des lèvres : * Faut que j’aille à la pharmacie. La mère n’est pas très en forme en ce moment. » Elle n’osait pas avouer que la pharmacie était tout à fait secondaire et qu’en réalité elle devait montrer la ville à sa fille, faute de quoi elle n’aurait jamais la paix, car la fille en question continuerait de brailler jour et nuit : « Maman, on va à la ville? Maman, quand est-ce qu’on va à la ville? Maman, pourquoi on ne va pas à la ville? »

« Regarde-la, maintenant, ta ville ! » m’ordonna ma mère un peu irritée, car depuis que je m’y étais assise, le devant de sa jupe était tout chiffonné.

À travers la vitre poussiéreuse de l’autobus, je découvris un immense ciel bleu qui s’étendait à l’infini au-dessus des arbres et des forêts, puis un lac dans une vallée et des maisons au sommet d’une colline. Très haut dans le ciel, on apercevait des oiseaux et le petit croissant blanc de la lune.

Cela avait-il quelque chose à voir avec le véritable ciel de la ville tel que je l’imaginais, se reflétant dans les vitres aux étages supérieurs des immeubles? Toujours est-il que ce grand ciel fit naître en moi un sentiment d’angoisse, qui ne disparut que lorsque nous fûmes descendues de l’autobus. Nous nous retrouvâmes soudain devant un long mur de briques rouges. J’espérais confusément que je pourrais déjà sentir l’odeur des machines à café, des crayons fraîchement taillés et des bouches de métro. Mais je commençai bientôt à pleurnicher, car cette ville sentait le crottin de cheval et le lard grillé. Les maisons étaient alignées comme des petites boîtes.

« Elles ne sont pas plus hautes que ça, les maisons? » demandai-je, de mauvaise humeur. Ma mère répliqua d’un air piqué : «Tu n’es jamais contente de rien! Seigneur, qu’est-ce qui m’a pris de venir ici, alors que j’aurais pu rester tranquillement à la maison? »

Seule sur la route, une Pobéda grise montait lentement vers le haut de la colline. Les grandes feuilles des tilleuls bruissaient doucement. Dans les cours, on apercevait des tas de bûches et de vieux cabinets en bois. Le parfum des phlox blancs nous parvenait de derrière les clôtures.

Je tenais à nouveau la main de ma mère. Les maisons devinrent un peu plus hautes et les rues se remplirent de monde. Je voyais pour la première fois de ma vie des pigeons, une pelouse et des cornets de glace. La pelouse était parcourue d’allées rectilignes, au bord desquelles se trouvaient des bancs et des poubelles. Sur les bancs, des mères étaient assises avec leurs enfants. Ils mangeaient des glaces en balançant les jambes, et devant eux se promenaient de gros pigeons au cou luisant.

Un haut-parleur, au sommet d’un poteau, faisait entendre une chanson pour enfants :

Prépare-toi, petit pionnier Pour le long chemin des années. Le communisme est avec toi. Il sera ton guide et ta loi!

Une grande fille aux cheveux lisses passa devant nous en trottinant. Elle avait un nœud blanc au bout de sa natte, portait un tablier noir et tenait à la main un cartable neuf et un bouquet d’asters. Je la suivis longuement des yeux par-dessus mon épaule et ma mère dut me tirer par la main pour me faire avancer.

Mais je m’arrêtai net. Je tapai du pied par terre et exigeai : « Je veux écouter la chanson ! » Nous nous assîmes sur un étroit banc vert. Le soleil étincelait dans le ciel. Le sable crissait dans les allées. La musique rugissait. Des enfants allaient à l’école. Dans leurs cartables se cachaient, tout beaux, tout propres, les nouveaux manuels de lecture en estonien, qui contenaient des questions mystérieuses comme : « Quel objet est tombé du sac de Fedja? », « Quel était le projet du vieux Zacharie? » ou « Pourquoi les ouvriers du kolkhoze détestent-ils les terrains non essouchés? » Dans les plumiers cliquetaient les beaux porte-plume en verre à section carrée, avec leurs plumes de sergent-major n° 11. Dans les manuels, on racontait l’histoire de Barasbi Hamgakov, le pionnier du Daghestan qui élevait des chevaux, et de Mamlaka Nahangov, le célèbre petit cueilleur de coton.

Je me sentis soudain très heureuse. Mes jambes se balançaient. Ma bouche souriait. Les pigeons roucoulaient. La musique emplissait l’air de ses accents héroïques. J’étais une enfant – l’avenir du peuple. Lorsque le peuple a la patience d’attendre que les jambes des enfants commencent à toucher la terre.

Le haut-parleur hurlait. Les chaussettes blanches des écolières étincelaient entre les buissons. Dans le sac de ma mère, il y avait trente roubles. On n’avait pas pu l’envoyer travailler pour six mois dans les tourbières de Pärnumaa car elle avait un enfant de moins de huit ans. Elle me pressa: «Allez, on y va, maintenant!»

Ma mère avait des choses à faire. J’ordonnai : «Maman, achète-moi un livre et un cahier!» Elle me répondit par une vague promesse : « Peut-être, on verra » et m’entraîna de force hors du parc, loin de cet endroit où j’avais senti circuler à travers mon corps les vagues d’un étrange bonheur. Comment pourrais-je encore lire, après cela, des petites comptines idiotes comme : « Poupi-poupa, petit papa n’a pas pipé », ou : « Tonton et son petit bedon se dandinent avec les dindons. »

À un coin de rue se trouvait une guérite où l’on vendait des glaces. À l’intérieur était assise une grosse mémère en blouse blanche, devant qui s’élevait une véritable tour de cornets bruns, vides. Ma mère demanda une glace aux raisins et à la crème. La vieille prit un cornet au sommet de la tour et le remplit d’une substance blanche qu’elle puisa dans un récipient allongé en métal. C’était de la glace. Dans le cornet, cela formait un gros tas qui dépassait vers le haut. Le tout fut soigneusement pesé sur la balance. Puis on me le mit entre les mains. C’était une glace épaisse et bourrative, parsemée de petits raisins noirs. Que le cornet fût comestible m’étonnait particulièrement. Je me disais que j’aurais pu faire moi-même des glaces encore meilleures, si seulement j’avais eu des raisins, de la neige et des cornets de gaufre.

Ma mère loucha un instant sur ma glace et avala sa salive. Je me plaignis : « Maman, j’en veux plus. C’est trop gras. » J’étais contente de pouvoir m’en débarrasser, car elle commençait à fondre et me dégoulinait le long des jambes, jusque sur les chaussures. Un sourire passa sur le visage de ma mère. Elle me prit vite la glace des mains et mordit dedans avec délectation. Je marchais à reculons devant elle en la regardant manger. Elle avait les poignets fins, mais les mains larges. Ses ongles étaient courts et cassés. Elle n’arrivait jamais à les nettoyer complètement.

Sa taille mince et son visage bronzé paraissaient ici bien différents de ce qu’ils étaient à la maison ou dans la forêt. Elle dévorait sa glace avec la bouche, et les vêtements des passants avec les yeux. Ses chaussures de toile à bouts cirés avaient déjà tant frotté contre ses talons que ceux-ci étaient devenus tout rouges. Elle ne s’était jamais servie d’un téléphone automatique ni d’une cuisinière à gaz, n’avait jamais pris le train, n’avait jamais vu la mer, n’avait jamais appuyé sur une sonnette, n’avait jamais mangé de poisson surgelé et n’avait jamais posé la main sur un radiateur.

Elle s’essuya la bouche, arrangea ma jupe et me montra une église qui se dressait au sommet d’une petite butte verte. On avait l’impression qu’elle était arrivée là par hasard, depuis quelque pays lointain. Le clocher en brique rouge s’élevait dans le ciel froid. Les vieux arbres bruissaient d’un ton grave. Et en bas, au pied de la butte, une rivière faisait un coude où des cygnes nageaient sur l’eau noire. Je regardais avidement autour de moi. En haut du clocher, j’aperçus un coq. « Ce coq, là-haut, est aussi gros qu’un veau », m’expliqua ma mère.

À cet instant, nous avions déjà un pied dans l’avenir. Ma mère pouvait être sûre que je ne serais pas emportée par la tuberculose, un rhumatisme cardiaque ou une otite. Elle-même aurait ses chaussures d’importation, ses cours de finnois et ses voyages à Moscou. Nous passerions à nouveau devant cette église et elle déclarerait encore d’un air habitué : « Ce coq est aussi gros qu’un veau ! »

Aujourd’hui, je suis heureuse que mon enfance soit terminée et que je ne doive pas, tenant la main de ma mère, franchir à nouveau avec elle un certain portail vert. Celui auquel nous arrivâmes ce jour-là, après avoir marché encore assez longtemps.

Près de la palissade, des poules blanches déambulaient en agitant leurs ailes. Du portail, une allée conduisait jusqu’à une maison de bois. La cour était parsemée de tas de planches, de pierres et de gravier. Ma mère frappa à la porte. Un chien se mit à aboyer furieusement à l’intérieur et un grand vacarme se fit entendre avant que la porte ne s’ouvre. On vit alors apparaître une femme avec un long visage anguleux et des cheveux bouclés attachés par une barrette derrière les oreilles. Dans la pénombre du vestibule se tenait un petit basset marron et lisse aux pattes courbes. Il avait un large torse et des yeux intelligents qui paraissaient presque humains. Sa lèvre supérieure était plissée d’un air malin et remontait si haut qu’elle laissait voir ses dents blanches et ses gencives noires.

La femme s’appelait Senni. Elle nous conduisit dans le séjour et nous fit asseoir sur le canapé. Sur le mur, derrière nous, était accrochée une tapisserie à motifs de rennes marron. Dans un vase en terre cuite, posé sur une table ronde aux pieds épais, se trouvait un bouquet d’asters. Et au-dessus de la table, au plafond, un abat-jour en soie rose remuait doucement ses franges.

Dans l’autre pièce, on apercevait un grand lit, couvert d’une courtepointe d’un vert éclatant et encadré par deux tables de nuit. Il ne manquait plus que le père de famille sévère mais juste, la grand-mère à lunettes en train de tricoter des bas et l’enfant dodu jouant à empiler des cubes.

Le basset se mit en boule sous la table et nous regarda par en dessous. Lorsque je remuai les jambes, il aboya très fort d’un air vivement intéressé. Senni posa sur la table un grand bol rempli de bonbons et me dit : « Prends-en un pour toi et un pour ta mère ! » C’étaient de vrais chocolats, pas des bonbons fourrés à la confiture. J’avais déjà goûté une fois du chocolat.

Ma mère se tenait assise bien droite, son sac sur les genoux. Senni lui dit : « Heino va rentrer d’un instant à l’autre. Tu as bien le temps d’attendre. »

La conversation dériva sur Heino et Senni se mit à rougir. Elle posa les mains sur ses hanches et s’exclama d’une voix mauvaise : « À la pute, il lui a offert un châle! Mais à moi, il m’a apporté une poêle à frire! » Le basset se leva d’un bond et se mit à aboyer à plein gosier. L’abat-jour, au plafond, tournait doucement sur lui-même. Ma mère regardait le bout de ses chaussures d’un air gêné. Quant à moi, désespérée, je m’écriai : « Est-ce que vous avez des livres aussi? Je voudrais des livres!»

Senni me rapporta de la pièce voisine un numéro de La Femme estonienne. Sur la dernière page de couverture, il y avait des photos très intéressantes. L’une d’elles montrait des femmes assises autour d’une petite table, devant une tasse de café. Elles avaient chacune un chapeau sur la tête, une peau de renard autour du cou et des chaussures à talons hauts. C’étaient des femmes timides et moroses. Elles avaient peur des femmes gaies et courageuses, vêtues de longs pantalons d’hommes, qui s’activaient sur la photo d’à côté, un fichu noué sur la nuque et une pelle sur l’épaule. Les femmes de la première photo ne supportaient pas celles de la deuxième. Les timides avaient de petits visages crispés, les courageuses, quant à elles, de grands visages lisses.

Je n’eus pas le temps de regarder les autres photos, car le basset se remit à aboyer bruyamment et se précipita vers la porte.

Des bruits se firent entendre dans le vestibule. Quelqu’un, là-bas, se moucha. Et un moment après, un petit homme aux joues bleues fit son entrée dans la pièce. Son visage paraissait lisse et glissant. Entre ses cheveux noirs et brillants apparaissait la peau blanche de son crâne. À son cou resplendissait une cravate à pois. Et lorsqu’un sourire se dessina sur sa bouche, on aperçut ses deux dents en or, une à chaque coin de la bouche, comme les deux tables de nuit de chaque côté du lit. C’était lui, ce Heino que nous attendions. Et je savais aussi pourquoi nous l’attendions.

Il devait procurer à ma mère un certificat attestant qu’elle avait vendu à l’État une peau de cochon non tannée. Heino était une relation. Ma mère se procurait par relations un certificat de vente pour une peau de cochon. Mais qui donc avait écorché le cochon! Avait-on jamais vu pareilles absurdités!

Le visage de Heino respirait la santé et avait une expression rusée. Ses vêtements exhalaient une odeur suave d’eau de Cologne. Depuis qu’il était là, Senni paraissait plus petite. Elle disparut rapidement dans l’autre pièce et en revint un moment après, les lèvres lourdement maquillées et les cheveux relevés derrière les oreilles.

Heino tambourinait avec ses doigts contre la table. Son visage rayonnait. Il était sans doute plus dangereux qu’il n’en avait l’air.

Comment pouvais-je deviner qu’un véritable homme d’affaires est capable de faire de l’argent à partir de rien? Dans le vestibule, on apercevait une grosse sacoche marron, à l’intérieur de laquelle se trouvait peut-être ce rien dont on a besoin pour gagner de l’argent. Depuis l’arrivée de Heino, une petite fille, qui avait à peu près mon âge, restait plantée dehors en face de la fenêtre. Elle mangeait des nonnettes et nous regardait fixement sans la moindre gêne. De temps à autre, elle disparaissait du cadre, mais revenait aussitôt après avec un nouveau pain d’épice. Les coins de sa bouche étaient collés par la glace des nonnettes. Dans ses cheveux pendillait un nœud défait. Lorsqu’elle se rendit compte que personne ne faisait attention à elle, elle commença à frotter son doigt contre la vitre, ce qui produisit un grincement strident.

Heino regarda méchamment Senni. Celle-ci poussa un gros soupir et quitta la pièce. Le basset se précipita derrière elle et lui saisit les mollets, joueur.

Derrière la fenêtre rayonnait un ciel clair et profond. Une odeur de viande rôtie, venue de la porte, s’infiltra dans le séjour, mais l’air dans la pièce restait immobile. En voyant la couverture de soie verte, les bonbons au chocolat et le visage de ma mère, on comprenait que cette maison devait regorger d’argent, de lard fumé et de confitures sucrées, de robes de laine et de manteaux à col d’astrakan.

Heino souriait en permanence. Il ne regardait jamais les autres en face, ses yeux étaient fixés le plus souvent sur le mur ou sous la table. Je ne pensais pas beaucoup de bien des regards fuyants de Heino et des grosses lèvres rouges de Senni, mais je ne pus rien dire d’autre à ma mère que : « Maman, on s’en va? » Ma mère fit : « Chut! » et continua de parler avec Heino. Ce que je ressentais était beaucoup plus compliqué que ce que j’étais capable d’exprimer. Je savais parfaitement que les exclamations rudimentaires comme : « Je veux pas ! Donne-le-moi ! Je veux partir ! Aïe-aïe ! » n’étaient capables d’agir efficacement sur les autres que si elles étaient accompagnées de gémissements, hurlements et vociférations – ou alors de grosses larmes silencieuses, mais il fallait qu’elles commencent à couler toutes seules, et elles laissaient toujours un goût amer au fond de la gorge.

Je regardais le plancher d’un air morne en remuant doucement les jambes. Un de mes pieds donna un coup à son voisin, comme un méchant taureau. Senni apparut à nouveau dans l’encadrure de la porte, suivie par la petite fille au visage polisson, à qui elle ordonna : « Helju, ramasse tes affaires et allez dans la cour!»

Helju extirpa une corde à sauter de dessous le canapé, s’empara d’un ballon qui traînait derrière la porte et m’invita: «Viens, on va jouer!»

Elle avait de grosses dents écartées et sa robe était si courte qu’elle laissait voir sa culotte rose en tricot. Dans la cour, elle claironna : « Tu sais, nous, on va bientôt construire une nouvelle maison!»

Je laissai tomber d’un air blasé : « Eh ben moi, je sais lire!»

« Pourquoi ta maman elle a des chaussures de garçon? » demanda-t-elle, en faisant mine de n’attacher aucune importance à la lecture. Puis elle me dit, d’un air à la fois aimable et mystérieux : « Viens, je vais te montrer quelque chose ! »

J’avais déjà remarqué que lorsqu’un enfant vous faisait ce genre de proposition sur un tel ton, il voulait en général vous montrer un chat crevé, un hibou empaillé, sa vieille grand-mère paralysée, un gros scarabée dans une boîte d’allumettes ou une vipère dans une bouteille.

Nous nous rendîmes dans le hangar à bois. À l’intérieur, elle ouvrit une autre porte, et je découvris une salle dont le plancher était couvert de grands tas de laine blanche, grise et marron. Par terre, à côté des tas, traînaient des peaux de mouton. Certaines n’étaient pas tannées et brillaient de l’intérieur avec des reflets bleutés.

Sans avoir besoin de nous concerter, nous sautâmes toutes les deux en même temps dans les tas de laine, où nous nous enfonçâmes en battant furieusement des membres, les narines envahies par une violente odeur de suint. Les touffes de laine voltigeaient au-dessus de nos têtes et occupaient tout l’espace dans la pièce.

Nous prenions la laine à pleines poignées et nous la jetions mutuellement au visage : quelques poignées pour les chaussures de garçon, quelques poignées pour la lecture… Nous commencions à être essoufflées et à transpirer abondamment. Les yeux nous cuisaient et nous crachions de grosses touffes de laine brute. Helju ramassa par terre une peau non tannée et la traîna jusqu’à moi. Je soulevai à mon tour une lourde peau en la tenant par une extrémité, et chacune essaya de frapper l’autre. Nous poussions de grands cris dès que les peaux graisseuses et luisantes nous touchaient le bras ou la jambe. Autour de nous bourdonnaient de grosses mouches bleues. Ici, je ne pouvais appeler personne à mon secours. Il fallait que je me défende toute seule.

Brusquement, je m’arrêtai, malgré la peau de mouton qui se rapprochait. Je serrai violemment les poings, fronçai les sourcils, plissai les yeux et montrai les dents autant que je le pus. Puis je sifflai entre mes dents serrées : « L’ogre arrive! » Cela avait toujours marché, même avec Reïn et Aïn, les grands garçons qui avaient menacé un jour de me jeter dans l’enclos du cochon : dès qu’ils m’avaient vue en train de faire ça, ils avaient mis leurs mains dans leurs poches et avaient tourné les talons. Quant à moi, toute fière de ma victoire, j’avais bombé le ventre et regardé fièrement vers l’horizon. J’avais compris que je pouvais effrayer les autres avec quelque chose qui n’était pas visible et qu’en réalité, ce n’était pas de l’ogre, mais de moi qu’ils avaient peur.

Mes pupilles, mes dents, mes gencives faisaient peur. On me craignait comme si je représentais quelque mystère de l’existence, un secret qui aurait été en ma possession, telle une arme découverte par hasard.

Helju recula et me tira la langue. Elle ne savait pas quelle contenance adopter et paraissait assez mal à l’aise. Elle avait peur de mes sandales poussiéreuses, de mes chaussettes de fil marron, de ma jupe à bretelles, de ma blouse, de mon gilet et de tout ce qui me donnait forme. Même mon maillot à fleurs, sur lequel pendouillaient des jarretelles roses, même ma culotte en tricot et mon jupon de lingerie lui faisaient peur, car ils dissimulaient de la chair et du sang, une moelle épinière, un cerveau, des os -l’avenir.

Mes joues se fatiguèrent. Je desserrai les poings et fermai la bouche. Helju me proposa sur un ton arrangeant : « Si tu veux, je peux te donner une poupée en papier. »

Je lui assurai, magnanime : « Oui, je veux bien. »

Nous sortîmes de la remise comme deux amies. Nous commençâmes à jouer au ballon tout en bavardant. De temps en temps, je lui rappelais : « N’oublie pas que tu dois me donner une poupée ! »

Nous allâmes ensuite dans la cuisine. Dans un tiroir de l’armoire, Helju prit une boîte, à l’intérieur de laquelle était couchée une fille de carton en sous-vêtements, chaussettes et chaussures aux pieds, une pile de robes à côté d’elle. Les robes étaient pourvues, aux épaules et à la taille, de petites bandes de papier blanc, semblables à des languettes ou à des attaches. Elles servaient à maintenir la robe sur le dos de la poupée. Celle-ci était neuve et propre, solide comme une couverture de livre ou une boîte de crayons de couleur. Elle brillait même légèrement. Helju me dit d’un air sentencieux : « Si sa main se détache, il faut la recoller avec un peu de salive! » Je mis la boîte sous mon bras. C’était la récompense de mes peines, mon salaire, mes honoraires. Soumettre les autres rien qu’en montrant les dents demandait au moins autant d’énergie qu’empiler du bois ou courir d’une traite jusqu’au bout de la cour. J’entrai dans la salle de séjour et réclamai à nouveau : « Bon, on s’en va? »

Ma mère était déjà debout. En me voyant, elle s’effraya : « Seigneur Dieu ! »

Senni gronda Helju : « On t’a déjà répété cent fois qu’il ne faut pas emmener tes amies dans la remise! Maintenant papa va t’enfermer dans la cave!»

Écartant les coudes, Helju se rua dehors en poussant Senni devant elle. Je ne la revis plus jamais. Quant à moi, on m’emmena dans la cuisine avec force lamentations et hochements de tête, et je dus nettoyer mes mains, mon visage et mes jambes, barbouillés de poussière et de graisse de mouton, dans une cuvette étrangère qui tintait désagréablement.

Lorsque enfin nous partîmes, le basset nous accompagna jusqu’au portail, avec un regard tel qu’on avait l’impression qu’il comprenait tout. Le visage de ma mère était rouge – affaire réglée, que demander de plus! Elle voulut savoir, par curiosité : « Qu’est-ce que vous avez fait, au juste?»

Je grommelai : « Rien, on jouait… », puis réclamai : « On achète des livres et des cahiers? »

Ma mère avait des ailes maintenant. Elle n’avait plus besoin de s’imaginer derrière le portail des autres, en train de frapper timidement à la porte.

Au fond de son sac noir, plié en quatre, se trouvait un certificat de vente en bonne et due forme, avec le cachet du bureau du ravitaillement et la signature du directeur. Nous marchions d’un pas fier dans les rues égales du centre-ville. Des gens nous bousculaient sans le faire exprès, et nous-mêmes marchions parfois sur les pieds d’autres passants.

Toutes les vitrines étincelaient, car le soleil brillait toujours, et l’on aurait pu croire qu’il allait continuer éternellement. Un vent frais soufflait aux croisements. C’était la première fois de ma vie que je voyais des coins de rue. En plusieurs endroits se dressaient des colonnes rondes en pierre, sur lesquelles étaient collées de grandes affiches dont les bords flottaient dans le vent. Quelques magasins avaient leurs portes qui donnaient sur un coin de rue : ceux qui se trouvaient dans une maison qui faisait l’angle. À un coin de rue aussi se trouvait la porte du café dans lequel nous entrâmes.

Sur les tables rondes, des plats attendaient, dans lesquels s’élevaient des montagnes de petits pains couverts de sucre glace. Au bord de chaque plat, des pinces à gâteaux brillaient d’un éclat sinistre.

Nous nous assîmes à une table et contemplâmes un instant les petits pains, puis notre attention se porta sur les autres clients. Trois femmes de la campagne prirent en cachette, dans un sac posé sous la table, d’épaisses tartines aux œufs brouillés, qu’elles mangèrent en jetant de petits regards craintifs autour d’elles, tout en buvant leur thé bon marché.

Dans la salle circulaient plusieurs serveuses vêtues d’une robe noire ajustée autour de leur ventre rond et d’un minuscule tablier blanc. Le col de leur robe était blanc également. Dans leurs cheveux bouclés se dressaient des coiffes en forme de visière. Elles trimballaient de grands plateaux en bois de facture assez grossière, chargés de verres de thé, de lait ou de café. Une moue boudeuse flottait sur leurs bouches rouges. Elles portaient des bas de soie avec des coutures apparentes et des chaussures en écailles de poisson, mais derrière elles se devinait encore le long chemin semé d’embûches qui allait de la fille de ferme à la contrôleuse de bus, de la contrôleuse de bus à la fille de cuisine (nourrie-logée-blanchie) et de la fille de cuisine à la serveuse. Le soir venu, elles lapaient une soupe aux choux graisseuse et se régalaient d’un morceau de lard qu’elles coupaient directement sur leur tranche de pain. Et parfois, depuis leur coin derrière l’armoire, elles vitupéraient leur logeuse, qu’elles réduisaient facilement au silence en lui procurant du lard ou du bois de chauffage gratuit. Les gémissements du vent, au coin des rues, ne les emplissaient pas d’une douce mélancolie et ne leur faisaient pas pressentir les temps nouveaux.

On m’apporta un thé sucré avec deux brioches moelleuses, et mon visage s’épanouit de bien-être. Lorsque je soufflai sur les brioches, un nuage de poudre s’en éleva, qui retomba sur ma poitrine. Tout ce sucre perdu me chagrinait. Je mis ma mère en garde : « Maman, attention ! Ne respire pas! » Tenant à deux mains le verre tiède, je laissais la brioche fondre lentement dans ma bouche en savourant son goût de vanille. Je sentais aussi sa croûte mince et molle contre mon palais. Je voulais d’abord manger des brioches et boire du thé, ensuite je voulais un livre et un cahier, et je m’empressai de le rappeler à ma mère : « Maman, quand est-ce qu’on va acheter des livres? »

Ma mère vida son verre et cueillit dans son assiette des miettes de brioche qu’elle porta à sa bouche, puis elle paya l’addition à la serveuse et nous partîmes enfin pour la librairie.

La boutique était sombre et froide. Les grands comptoirs marron ressemblaient à des ours bruns. L’odeur de l’encre et des crayons fit frémir mes narines d’envie et de plaisir. Le vieux carrelage noir et blanc, sur le sol, luisait d’un éclat terne. À la vue des piles de cahiers, encore vierges de tout gribouillage, j’avais le cœur serré et les mains qui me démangeaient.

Y avait-il ici des récits de batailles et des contes du monde entier? Pouvait-on trouver des informations sur le roi Hérode et sur Jésus de Nazareth? Des nuages imaginaires passaient-ils au-dessus de villes fantastiques? La pluie tambourinait-elle, la neige tourbillonnait-elle, les drapeaux claquaient-ils dans le vent? Connaissait-on ici le bouquiniste Mendel et Isaac Landauer?

Les rayonnages les plus hauts se perdaient dans la pénombre, qui semblait sourdre des livres eux-mêmes. Je ne savais pas comment on écrivait les livres, ni même qui les écrivait. Dans mon vieux manuel de lecture à la couverture arrachée, j’avais vu les portraits de deux hommes et d’une femme. Le premier avait des fleurs blanches à la boutonnière et écrivait : « Ô souffles, souffles de l’air. » Le second avait un visage jeune, tout en longueur; il écrivait : « Je rame et rame sur les flots, à la recherche d’une île. » La troisième avait les yeux clairs et écrivait : « Mon printemps commence après Noël… » J’avais caressé de la main leurs visages de papier, respiré au-dessus d’eux et prononcé leurs noms à voix basse : « Henrik, Gustav, Marie ». Puis j’avais fait sentir les images au chat, à qui j’avais donné pour finir un bon coup de pied.

Je comprenais que tout avait changé. La guerre avait transformé le monde. Peut-être écrivait-on maintenant les livres dans des fabriques et des usines. Mais qui les écrivait? Je ne le savais pas. Personne ne le savait. Ces temps étaient déjà loin. Je ne verrais jamais tout cela. Je ne savais d’ailleurs pas au juste ce que je voulais voir. Quelque chose qui rappelât les feuilles d’or avec lesquelles on soignait les vaches et que l’on trouvait aussi entre les pages des recueils de poèmes. Ou la poignée d’argent d’un parapluie noir, ou un dé froid en os dont les nombres annonçaient le bonheur ou le malheur.

Ou encore mon avenir, qui contenait déjà en germe la conjonction d’éléments fortuits qui m’entourent en ce moment précis : deux crayons, un stylo-bille, un taille-crayon, un cahier rouge, vert et gris, des feuilles couvertes de gribouillages, un livre ouvert – La Peau de Malaparte -, et au loin, dans l’obscurité qui s’étend au-delà de la vitre mouillée, les lumières d’un tramway qui passe.

Ma mère m’emmena près du comptoir, je me haussai sur la pointe des pieds et aperçus, sous la vitre, des livres d’enfant minces et de grand format. Ma mère me dit : « Eh bien, montre le livre que tu veux, maintenant. » Je demandai : « Est-ce qu’il y a des histoires aussi, ou seulement des poésies? Parce que des poésies, j’en veux pas! »

Dans le livre du milieu, il y avait paraît-il une histoire. On m’enveloppa l’ouvrage. Il coûtait un rouble et soixante-cinq kopecks. Sur la couverture, on voyait un camion vert qui transportait des enfants. L’un d’eux agitait un petit drapeau rouge. Dans le fond, on apercevait des bâtiments blancs et de hautes cheminées d’usine d’où s’échappaient de gros nuages de fumée noire.

Le titre du livre était : Excursion dans la forêt des myrtilles. Je ne savais pas encore que j’allais découvrir dans ce livre dix-neuf illustrations grand format, dont l’une d’elles me passionnerait particulièrement : celle sur laquelle on voyait tous les enfants en train de pique-niquer dans la forêt.

Ils étaient assis sur des souches parmi les myrtilles. Sur la plus grosse souche était posé le panier à provisions. Au milieu du cercle des enfants se trouvait une nappe blanche chargée de nourriture. Ce qu’ils mangeaient m’intéressait vivement. Ils avaient devant eux plusieurs litres de lait froid, dans de grandes bouteilles légèrement bleutées, des croissants frais et d’énormes tartines au saucisson, qui faisaient venir l’eau à la bouche quand on les regardait. Le méchant Tiit buvait lui aussi du lait dans un gobelet. La maîtresse, Salmé, félicitait les enfants : « Vous avez bien travaillé. Maintenant vous allez manger de bon appétit. »

Ce livre n’a pas disparu. Au fond de nombreuses caves, greniers et placards, il conserve encore vaillamment ses dix-neuf illustrations grand format et son petit message sans prétention sur les enfants sages et les vilains garçons.

Je donnai un petit coup à ma mère et réclamai : « Et le cahier! Tu avais dit que tu m’achèterais un cahier!»

Nous allâmes à l’autre bout du magasin, devant un comptoir marron aussi haut que le précédent. Je me haussai à nouveau sur la pointe des pieds et vis, sous la vitre du comptoir, des cahiers à dessin de toutes tailles, ainsi que des cahiers ordinaires à couverture bleue. Il y avait aussi des boîtes de crayons de couleur, l’une d’elles avait même deux étages! Juste derrière cette boîte se tenait la vendeuse, vêtue d’une robe marron avec une broche en bois sur la poitrine. Sa bouche était cernée par une multitude de petites rides.

Ma mère demanda un cahier à carreaux et un cahier à dessin, mais la vendeuse ne parut pas entendre. Nous attendîmes un instant et ma mère renouvela sa demande. La vendeuse regardait par la fenêtre en tripotant sa broche et nous jeta d’un ton rogue : « On ne vend pas de cahiers aux paysans!»

Ma mère ne répondit rien et s’éloigna du comptoir d’un air soumis. Les coins de sa bouche retombèrent, son visage et son cou devinrent tout rouges. Elle me poussa doucement devant elle et me proposa, comme si rien ne s’était passé : « Viens, on va t’acheter encore un petit livre. Tu veux? »

Nous retournâmes au comptoir des livres. Là, on descendit pour nous, d’un rayonnage obscur, une légende tchèque : Comment Jaromil découvrit le bonheur, et l’on empaqueta le livre avec le précédent.

Nous sortîmes ensuite dans la rue venteuse. Les arbres bruissaient lourdement. Je marchais à grands pas d’un air martial, en agitant la main. Mes sandalettes tapaient furieusement contre le sol et mes genoux lançaient des éclairs sous ma jupe. La vendeuse de cahiers n’avait qu’à bien se tenir!

Dans le bus, j’essayai à nouveau de regarder sous les roues pour voir l’asphalte, mais sans succès. Je ne vis rien. Derrière la forêt montait une grande lune rousse. Nous étions déjà descendues du bus que je la regardais encore, tout en marchant vers la maison sur le petit sentier qui coupait à travers bois.

L’air était tantôt froid, tantôt chaud. Des nappes de brume flottaient à ras de terre, et de la forêt montait une odeur de terre humide. Nous nous déchaussâmes. La boue froide clapotait sous nos orteils. Des deux côtés du sentier se dressaient de gros bouleaux marbrés de noir. L’un d’eux avait comme un visage dessiné sur le tronc. J’exigeai : « Maman, je veux marcher devant. Reste derrière moi!»

Chaque pas nous éloignait un peu plus de la route. Nous nous enfoncions dans un enchevêtrement de bois menaçants, de bordures de champs et de parcelles redistribuées, toutes gorgées de sang. Les feuilles des trembles bruissaient doucement. À la lisière de la forêt se dressaient les piles de bois moisies. Dans notre cuisine, la lanterne était allumée. Les pommes de terre bouillaient dans la marmite, dégageant une vapeur grise.

Ma grand-mère était assise sur le billot devant la cuisinière, toute voûtée. Elle ne nous entendit pas entrer. Sur le plancher gisaient la poule rousse, Roussette, la poule noire, Corneille, et la poule multicolore, Belle-Amie. Elles avaient toutes la tête arrachée et la gorge ouverte. Les têtes traînaient par terre, devant les pieds de ma grand-mère.

Ma grand-mère se redressa en soupirant et nous aperçut enfin. Elle devint toute rouge et le blanc de ses yeux scintilla : « Je revenais avec la vache, et soudain, près de la porte de l’enclos, j’ai vu que le cabanon en pierre était couvert de sang. Les têtes des poules étaient par terre, au beau milieu du chemin… Je finirai par l’avoir, ce satané furet! Je lui tordrai le cou de mes propres mains et je lui sortirai les tripes par la gorge ! »

Pendant que ma grand-mère jurait ainsi, de petites plumes blanches tremblaient sur le devant de son gilet.

Le furet s’était régalé du sang des poules, mais il avait laissé les corps et les têtes. Ma grand-mère reprit : « Si seulement la grande Rõõt vivait encore, j’aurais pu lui demander de venir. Rõõt pouvait ensorceler les animaux. Je me rappellerai toute ma vie le jour où elle est sortie de l’écurie de Suuresaare, un fichu noir sur la tête et une belette sur l’épaule. Le Jaan de Suuresaare a attaché la belette dans le fichu de Rõõt et l’a frappée neuf fois contre le mur de l’écurie. Et après ça, on n’a plus jamais touché à leurs poules. Pourtant Rõõt n’avait rien fait de spécial. C’est la belette qui était sortie de son trou toute seule et qui avait grimpé le long de sa jupe, comme une pelote. »

Ma grand-mère mit les trois têtes de poule sur une grande éclisse de bois blanc, sortit sur l’escalier et appela : « Tommi ! Tommi ! Tommi ! » Debout derrière elle, dans l’entrée, j’entendis Tommi ronger bruyamment les têtes de Roussette, Corneille et Belle-Amie.

Ma mère avait passé une vieille robe avec des auréoles sous les bras et avait commencé à plumer les poules mortes. Il ne fallait tout de même pas que les plumes se perdent ! Ma grand-mère était à nouveau assise sur le billot et tenait la poule multicolore par les pattes. Ma mère, quant à elle, était assise sur le seuil, la poule noire entre les genoux.

Je vins me jucher sur la poutre du seuil, à côté de ma mère, mes livres neufs dans les bras.

Ma grand-mère demanda : « Alors, qu’est-ce que tu as vu à la ville? »

Je ne répondis pas. Tout était encore présent à mon esprit, mais je ne savais pas expliquer avec des mots le ciel bleu, le soleil éternel, la chanson solennelle des pionniers, l’église en brique rouge et l’atmosphère particulière de la librairie. Je ne pouvais pas décrire la ville. Désespérée, je finis par lâcher : « Quand on est revenues, il y avait une grosse lune dans le ciel ! »

———————

Ma grand-mère jeta les plumes multicolores dans un panier et l’ombre de sa tête se déplaça sur le mur. Je demandai pesamment : « Vous voulez que je vous fasse la lecture? » J’ouvris le livre intitulé Comment Jaromil découvrit le bonheur et commençai à lire d’un ton grave : « Il était une fois, au fond d’une vallée, une modeste petite chaumière dans laquelle vivait un charbonnier, avec sa femme et son fils âgé de sept ans… »

Je ne supportais pas de voir que ma grand-mère, de temps en temps, posait sa poule et se levait pour rajouter du bois dans la cuisinière. À un moment donné, elle alla soulever d’un geste brusque le couvercle de la marmite et interpella les pommes de terre : « Alors mes bougresses, on dirait que vous avez assez cuit! » Je haussai furieusement la voix : « Lorsque la terre quitta son habit de fleurs pour se couvrir de feuilles mortes, Jaromil chanta pour ses plantes des chansons mélancoliques ! »

Ma grand-mère se fâcha : « Qu’est-ce qui te prend de crier comme ça ! On n’est pas des cadavres, bon sang, on a bien le droit de bouger ! »

Les images, en revanche, je les regardais en silence. Je scrutais les grands yeux du petit Jaromil, qui jouait du pipeau dans la forêt obscure et passait sept années dans le royaume des fées. Je reniflais en cachette les plus belles illustrations. Pendant ce temps, les autres en profitaient pour reprendre leur conversation. Je ne pus continuer bien longtemps à leur faire la lecture, car soudain, une voix se fit entendre dans le vestibule : « Décidément, les feuilles des bouleaux jaunissent tôt cette année. Bonsoir tout le monde! »

Le visage de ma mère se métamorphosa. Tommi fit irruption dans la cuisine, tout essoufflé, et renversa le panier de plumes. Dans l’encadrement de la porte apparut mon père, semblable à un aviateur : il avait sur la tête sa casquette de moto en cuir, sa veste grinçait légèrement et sur son front brillaient d’énormes lunettes. Il portait un sac à dos et tenait à la main une valise noire en carton, toute cabossée.

Il revenait d’une mission à la laiterie de Kansoo.

Je me levai d’un bond et restai plantée là, droite comme un I, mon livre à la main. Mon père savait peut-être déjà que la veille, j’avais fait entrer Tommi dans mon lit et que je lui avais enfilé sur le dos mon maillot à fleurs. Il répétait sans cesse qu’il ne fallait pas tripoter les chiens et les chats car il y avait sur leur langue des œufs de ténia, comme sur les objets qu’on ramassait par terre.

Les yeux de mon père avaient un regard triste et malicieux et voyaient même les choses qui n’étaient pas visibles. Il aimait passionnément l’essence, le courant électrique, les fleurs de pommiers et les moteurs de voiture. Dans son gros sac à dos vert se cachait toujours une batterie qu’il devait faire charger ou qu’il venait de faire charger. Les bottes de mon père laissaient sur les chemins d’Estonie leurs empreintes en forme de chevrons. Elles l’éloignaient chaque jour un peu plus de son costume de sport blanc et de sa cravate à pois, que l’on pouvait encore voir sur quelques photographies.

Au printemps, une foule sans nombre de jeunes pommiers fleurissaient en son honneur dans les jardins étrangers où il les avait plantés en passant. Il estimait qu’au printemps, lorsqu’on avait une demi-heure de libre, on pouvait la consacrer à planter un pommier, cela faisait un pommier de plus sur la terre.

Mon père croyait qu’on pouvait combattre les choses laides et nuisibles avec des choses belles et utiles. Combattre les orties avec des pivoines, les broussailles avec des pommiers, la paresse avec l’application, les puces avec des abeilles. Au printemps, dans quelque laiterie qu’il se trouvât, il plantait toujours un pommier en souvenir. L’hiver et l’été, en revanche, il passait son temps à se dire que le jardin de la laiterie serait encore bien plus beau s’il y poussait un jeune pommier supplémentaire.

Il peignait ses cisailles et le manche de ses marteaux en vert ou en rouge, car c’étaient les couleurs de l’espoir et de l’amour. Il n’avait que mépris pour le gris et le marron. À propos du gris, il disait : « Cette couleur est si affreuse qu’elle me donne mal à la tête !» Et au sujet du marron : « C’est encore plus laid, ça ressemble à du sang séché!»

Quand il partait en mission, il fallait attendre longtemps avant qu’il revienne. Un mois, ou même deux mois consécutifs. Il ne travaillait jamais au même endroit. On l’envoyait toujours dans un nouveau coin, tantôt à Elva, tantôt à Otepää, parfois à Karksi-Nuia, d’autres fois encore à Türi ou à Valgjärve. Et lorsqu’on avait perdu la force de l’attendre, au moment précis où l’on commençait à l’oublier, il revenait. On imaginait qu’il était venu par la forêt de Kopli, mais il était passé à travers la prairie. Et quand on pensait que, cette fois, il avait laissé sa moto à Rätsepa, il l’avait garée en réalité à Alliku.

Je suivis mon père dans la pièce du fond et restai debout près de la porte. Je voulais voir s’il ouvrirait sa valise. J’étais fière de sa veste en cuir, de sa casquette d’aviateur et de son odeur d’essence. En attendant, je frottais mon épaule contre le montant de la porte et reniflais bruyamment. Mon père sortit de sa valise une vieille sacoche en grosse toile à bâche, il la posa sur la table, regarda par-dessus son épaule et dit comme pour lui-même : « Quand un enfant renifle aussi fort, c’est qu’il a des polypes dans le nez. Il faut l’emmener chez le docteur. Et c’est le docteur qui décide s’il faut couper le nez ou non. »

Je poussai un soupir et cessai de renifler. Mais je continuai à me frotter contre le chambranle avec une ardeur renouvelée. Un savon rose à la fraise, qu’on avait mis en réserve au-dessus de la porte, tomba par terre avec un grand bruit. Mon père éleva la voix : « Bon, la plaisanterie a assez duré ! » Par bonheur, ma mère apparut dans la pièce juste à ce moment-là. On alluma la lampe et mon père se mit à chuchoter à ma mère des phrases creuses et ennuyeuses telles que : « L’étau a disparu de la boîte à outils… Ils versent des avances en nature : en fromage ou en beurre… Le maître fromager a un gros visage rouge, large comme la lune… »

Et ma mère racontait elle aussi : « La femme de Heino a de beaux vêtements, tu sais. La récolte des pommes de terre va bientôt commencer… Toujours autant de problèmes avec le foin… Hans passe son temps à se plaindre, il n’est jamais content de rien, celui-là… »

Tout en parlant, ma mère avait comme moi les yeux fixés sur la valise et sur la sacoche en toile. Mon père nous considéra l’une après l’autre, d’un regard malicieux et bienveillant, puis déclara d’un air un peu méprisant : « Quelle vie affreuse il doit avoir, Heino… mesurer des peaux à longueur de temps, les mains abîmées par la graisse… leur argent aussi doit être tout graisseux. » En même temps, il ouvrit sa sacoche et en tira une sonnette de vélo, une pompe à vélo et un ours en caoutchouc. L’ours siffla et couina dans les mains de mon père, la sonnette tinta et la pompe soupira. Toute la pièce se transforma : les chaises s’affaissèrent autour de la table, l’armoire se recroquevilla et le miroir miroita d’un air triste. Une odeur d’huile, d’essence et de lampe à souder se répandit dans la pièce. Le métal et le caoutchouc firent peur au bois et aux vêtements. Mes yeux se mirent à briller. Je sentais que la pompe à vélo et les lunettes de soudeur avaient en elles incomparablement plus de force et d’avenir que la carde ou le peigne du métier à tisser.

Je fis l’importante, comme à chaque fois que mon père rentrait à la maison. Je fis sortir le chien, refusai de boire de l’eau dans un gobelet – il me fallait une tasse! -, discutai avec les autres sur un ton officiel, donnai des ordres et formulai des interdictions, convaincue que tout se passait réellement selon mes directives. Si je n’avais pas été là, ma grand-mère aurait certainement oublié de faire cuire la viande avant de la mettre dans la soupe, la pendule n’aurait pas été remontée, le verre de la lampe serait resté sale. Personne n’aurait vu les lumières de l’esprit, car moi seule étais là pour les révéler. Je transformais le monde en quelque chose de solennel, grâce à deux vers de mirliton que j’avais découverts dans un livre :

Nous possédons un beau jardin qui a besoin de tous nos soins.

Je voulais réciter ces vers à mon père dès que possible, car ils étaient courts et il n’aurait pas eu la patience d’en écouter de plus longs, il serait parti avant la fin. Je regardais fixement le nez busqué de mon père et ses larges tempes nues, en attendant qu’il finisse par s’asseoir quelque part, à table ou près du poêle. Je pourrais alors lui déclamer :

C’est nous les gars d’la Sanitaire Qui veillons sur les militaires!

Mais mon père continuait à marcher en tous sens dans la pièce. Il avait quitté sa veste et déplaçait sans arrêt sa sacoche, sa valise et son sac à dos, cherchant pour eux un endroit où ils ne fussent pas en travers de son chemin. Il sortit soudain une boîte d’allumettes de la poche de son pantalon et l’agita près de l’oreille de ma mère, à qui il demanda avec fougue : « Tu entends, Hilda? Tu entends? Tu sais ce qu’il y a là-dedans?»

Je dévorais des yeux la chemise à carreaux de mon père, son pantalon corsaire gris, à l’arrière duquel brillaient des pièces de cuir, ses bottes noires et la boîte d’allumettes qu’il tenait avec précaution dans le creux de sa main. Lorsqu’il l’ouvrit, nous vîmes qu’elle ne contenait rien d’autre que des pépins de pomme. Il expliqua fièrement : « Ceux-là, avec le bout recourbé, ce sont des pépins de pomme-oignon, mais regarde les gros, là, tout plats, ce sont des trebud. » Il était tout réjoui et son regard nous traversait pour se perdre dans le lointain. Il s’exclama : « C’est incroyable, non? Dire que j’ai dans ma poche tout un champ de pommiers ! Chacun de ces pépins contient un énorme tas de pommes ! »

Cette nouvelle me stupéfia. Je jetai sur les pépins un regard chargé de crainte. Mon père expliqua d’un ton sentencieux : « L’homme doit faire appel à sa raison. Les chiens ou les chats pensent qu’une maison est une maison et qu’un tronc d’arbre est un tronc d’arbre. Ils ne comprennent pas que la maison est faite avec des troncs d’arbres. Mais les hommes doivent comprendre que la pomme et le pépin ne sont qu’une seule et même chose. Le pépin est l’image latente de la pomme, tout comme l’enfant est l’image latente du vieillard. » Mon père me regarda dans les yeux et me mit en garde : « Chaque fois que tu manges une pomme et que tu jettes le trognon sans garder les pépins, rends-toi bien compte que tu viens d’abattre sept pommiers! Une pomme-oignon contient sept pépins. Si tu jettes le trognon, ce sont sept pommiers qui ne verront pas le jour. C’est pour ça que l’Estonie est envahie par les broussailles. Parce que les Estoniens ne gardent pas les pépins de pomme. Moi, j’en sème de temps en temps au bord de la route. Même s’il n’y en avait qu’un sur mille qui devait donner un arbre, ce serait toujours ça de gagné. Mais les gens ne veulent pas qu’on sème des pommiers chez eux. Ils essayent de vous en empêcher. Alors il faut faire ça en cachette, comme si on était un voleur ou un meurtrier. »

Ma mère s’esclaffa bruyamment et mon père soupira d’un air attristé : « Tu vois, ta mère, ça la fait rire. Elle ne croit pas, elle, que le pépin est l’image latente de la pomme. Cette idée, on ne peut pas y croire si on ne la porte pas déjà dans le fond de son cœur. »

Les pépins luisaient faiblement. Mon père les faisait glisser d’une main à l’autre. Sous notre peau et notre chair se mouvait un esprit. C’était lui qui parlait des pommes par la bouche de mon père, faisait rire ma mère et dirigeait mes yeux vers les reflets que la flamme de la lampe allumait sur les pépins. Ceux-ci m’apparaissaient comme des étincelles qui dansaient entre les mains de mon père. J’aurais voulu qu’elles continuent à danser sans jamais s’arrêter et que cette danse finisse par serrer nos gorges, agrandir nos yeux, comprimer nos fronts et nos poitrines.

« L’image latente », répétais-je à mi-voix, et je me disais que cela pouvait s’appliquer aussi à la vieille ruche grise à l’intérieur de laquelle était cachée la baïonnette allemande. Pendant ce temps, la baïonnette était peut-être en train de sortir furtivement de son papier, de se faufiler à l’extérieur de la ruche et de disparaître en se tortillant dans la forêt. Elle volait peut-être déjà en sifflant dans le bois d’aulnes, derrière la maison, à la recherche de gorges à transpercer.

Mon père remit les pépins un à un dans la boîte d’allumettes, soupira et prit dans sa sacoche un tissu à fleurs en bemberg pour ma mère et un tissu satiné à petits points pour moi. Les points blancs papillotaient sur le fond bleu foncé. Ma mère s’émerveilla : « Comme c’est beau ! Tu te rends compte, le beau tissu que papa t’a apporté ! » Elle le déplia et me l’enroula autour du corps, de sorte que les plis du drapé tombaient depuis mon menton jusqu’à mes orteils. Ma mère proposa fièrement : « Et maintenant, on appelle grand-mère. Il faut qu’elle voie, elle aussi, les beaux tissus que papa nous a apportés. » Elle lança en direction de la cuisine : « Maman, qu’est-ce que tu fabriques là-bas? Viens un peu ici!»

Ma grand-mère traversa lentement la salle d’un pas traînant et vint se placer dans l’encadrement de la porte. Elle s’essuya les mains dans son tablier, resserra le nœud de son fichu et commença à palper nos tissus. Elle les approcha de ses yeux et déclara d’une voix profonde où flottait comme une menace : « Ils sont beaux, ces tissus ! Mais ce n’est pas la peine de les utiliser tout de suite. Il vaut mieux les mettre en réserve pour les mauvais jours. »

Ma mère se renfrogna et commença à se lamenter : « Oh! toi, avec tes réserves ! Tu mets toujours tout de côté! Mais à quoi ça te servira? À Ärna aussi, ils gardaient tout en réserve, ils ne pouvaient même pas se résoudre à enfiler un manteau. Eh bien, regarde où ils en sont maintenant! Ils n’ont même plus de toit au-dessus de la tête ! »

Mon père déclara : « Le mieux est de choisir en tout le juste milieu. Il faut éviter le gâchis, mais faire des réserves excessives n’est pas bon non plus. » Il ne put s’empêcher d’ajouter : « Mais à tout prendre, cela vaut tout de même mieux que le gâchis. »

Je me balançais d’une jambe sur l’autre. Ma mère et ma grand-mère partirent préparer le repas dans la cuisine. Moi, je restai seule avec mon père dans la pièce du fond. Il me dit d’un air malicieux : « Eh bien, voyons cette fois si tu peux me dire quel est le pays dont la capitale est Berlin. Il y a une belle récompense pour celle qui donnera la bonne réponse! »

Je transperçai du regard la chemise de mon père, ses oreilles et sa nuque. Je m’écriai : « C’est la capitale de Londres ! », et mes joues aussitôt s’empourprèrent.

Mon père me regarda d’un air attristé en secouant la tête : « Non, ce n’est pas ça ! Londres est aussi une capitale. Quel est le pays dont la capitale est Londres?»

J’avouai dans un souffle : « Je ne sais pas ! »

Mon père s’étonna : « Comment ça, tu ne sais pas? Cet été, tu le savais, pourtant. Londres est la capitale de l’Angleterre. On va appeler maman. On va voir si elle sait quelle est la capitale de l’Allemagne. »

Je courus dans la cuisine et revins dans la pièce derrière ma mère. Mon père déclara d’un air intéressé : « Eh bien maintenant, on va voir qui, de maman ou de toi, mérite la belle récompense. Hilda, est-ce que tu sais quelle est la capitale de l’Allemagne? »

Ma mère étouffa un petit rire : « Bien sûr que je le sais ! Pourquoi je ne le saurais pas? »

Je jubilai d’une joie maligne : « Pourquoi tu ne le dis pas, si tu le sais? »

Ma mère répondit fièrement : « Berlin », et aussitôt ma gorge se noua, mon nez se boucha, ma bouche se tordit et mes yeux se remplirent de larmes. C’était ma mère qui allait recevoir la belle récompense! Je me mis à geindre misérablement : « Papaaa, maman elle a appris ça à l’école! C’est normal qu’elle le sache!»

Ma mère parut agacée : « Mon dieu, mais qu’est-ce qu’il faut faire avec cette petite ! Papa disait ça pour rire. »

Je gémis: «Non, c’était pas pour riiire!»

Mon père fouilla dans son sac à dos et en sortit un grand bretzel rebondi et un peu effrité, dont le dessus était entièrement recouvert de graines de pavot. J’avais déjà mangé des bretzels et je me rappelais leur consistance à la fois molle et résistante. La main de mon père s’avança vers moi en tenant le biscuit. Je regardais du coin de l’œil tantôt le bretzel, tantôt la main de mon père, et en particulier le boîtier nickelé de sa montre, ainsi que le bracelet, également nickelé, dont les maillons étaient légèrement distendus.

Je voulais déjà m’emparer du biscuit, mais la main de mon père resta un moment suspendue en l’air, puis se tourna dans une autre direction et, dans un flamboiement de nickel, donna le bretzel à ma mère. Celle-ci s’écria joyeusement: «Merci!» et s’en coupa aussitôt un morceau.

Je protestai, grincheuse : « Qu’est-ce qu’elle a dit, grand-mère! Il faut penser à faire des réserves aussi!»

J’aurais voulu m’enfuir dans la forêt, me jeter à plat ventre sur le sol, gratter la terre avec mes ongles et, à la manière d’un chien, exprimer par un long hurlement ma détresse et ma solitude.

Mais qui l’eût cru ! La main de mon père plongea à nouveau dans le sac à dos. L’autre main fut appelée à la rescousse. Le sac résista un instant, puis finit par capituler. Les deux mains en sortirent une boîte marron qu’elles me tendirent. La voix de mon père s’éleva alors au milieu du silence et demanda lentement : « Regarde ce que je t’ai apporté, tu sais ce que c’est? »

Devant mes yeux passa une image du livre intitulé J’habite à Moscou. Des chaises disposées en rang devant une boîte marron. La boîte elle-même. Les enfants en train d’écouter la radio. La radio. Je regardai mon père droit dans les yeux et murmurai : « Une radio. »

Je vis passer dans les yeux de mon père une lueur incrédule mais bienveillante. Il s’étonna : « Comment le sais-tu?»

Je tenais le poste radio à deux mains. Il était lourd et le dos de mes mains devint blanc sous l’effort. Ma mère vint à mon secours et souleva la radio jusqu’à la table. Mon père expliqua : « Les piles sont dans le sac à dos. Vous pensiez peut-être qu’elle marchait sur le secteur. Eh bien non ! C’est une radio à piles. À la campagne, il n’y a pas l’électricité! » Sa voix était chargée de compassion à notre égard, mais on y percevait aussi des traces de solitude et de malice, et l’envie de taquiner un peu son monde. Mon père ne savait pas lui-même ce qui passait à travers sa voix. Il cligna de l’œil et éclata d’un petit rire bref : « Eh oui, hi, hi ! » Dans sa bouche brillait une dent en or. Il n’était pas pour rien le neveu d’un dentiste!

Ma grand-mère apparut à nouveau dans l’encadrement de la porte et nous dit: «Venez manger maintenant!» Mon père répondit aussitôt : « Merci bien, je n’ai pas faim!» C’était sa formule magique contre toute nourriture préparée par quelqu’un d’autre et dans laquelle avaient pu venir se mêler des poils de chien, des œufs de ténia et même des larmes, si la cuisinière avait un gros chagrin. Mon père méprisait de toute son âme la viande de porc, les œufs, les poissons de lac ou de rivière, le lait frais et le beurre fait à la maison, car le porc et les œufs rendaient méchants (« Regarde l’Oskar de Lillemägi comme il est méchant, c’est parce qu’il ne mange que de la viande de porc ! »), les poissons d’eau douce avaient le ver solitaire, le lait frais contenait toujours un peu d’urine, tombée de la queue de la vache, et le beurre fait à la maison était malaxé à mains nues par la fermière, au-dessous des cheveux qui dépassaient de son fichu.

Mon père avait en revanche entière confiance dans le pain, car il avait cuit à la chaleur du four et même si la croûte avait été tripotée, on pouvait toujours l’enlever avec un couteau. Le sucre, quant à lui, était déjà propre par nature, il suffisait de voir comme il était blanc et comme il restait bien sagement dans son sac ! On pouvait avoir confiance aussi dans les sprats, les harengs et les aloses.

Ma mère remplit tout de même une assiette de pommes de terre fumantes et de petits harengs salés et la porta à mon père dans la pièce du fond. Mais il se plaignit : « Aïe aïe aïe, les pommes de terre vont me brûler la bouche! Je mangerai plus tard. »

Il prit dans son sac des fils électriques et du fil de fer et commença à tripatouiller le poste radio. Je ne pouvais me résoudre à le quitter des yeux. Je voulais voir ce qu’il allait faire avec ma radio. Mais il fallut pourtant bien que j’aille à table. Je mangeai aussi vite que je le pus, en avalant tout rond les pommes de terre, la sauce et le rôti de porc, même si, en mangeant la viande, je pris un air dégoûté pour faire plaisir à mon père. En réalité, j’étais loin d’être dégoûtée, bien au contraire! J’essayai de me dominer et déclarai d’un air triste, presque les larmes aux yeux : « La viande n’est pas très cuite. J’en veux plus. » Comment pouvais-je manger de la viande quand mon père était à la maison ! Il pouvait apparaître à chaque instant et être cruellement déçu par mon comportement.

Derrière les vitres, au clair de lune, bruissaient les branches et les cimes, les forêts respiraient, les eaux fumaient, le champ jaunissait.

Ma grand-mère, le dos voûté, épluchait les pommes de terre brûlantes. De temps en temps, le manche du couteau tapait contre la table, sur laquelle s’affaissait le tas d’épluchures grises. Juste au-dessous du plancher se trouvait la terre noire et profonde. Les arbres craquaient autour de la maison. Les larges meules de foin se dressaient sur les coteaux. Les courants aériens portaient des cris d’oiseaux, froids et plaintifs. Au fond du puits, deux yeux brillaient d’un éclat sinistre, deux yeux en verre marron que j’avais arrachés au visage fatigué d’un vieil ours en peluche.

Mon oncle marchait vers la maison sur les sentiers forestiers, son sac à provisions vide sous le bras et le dos raidi par le travail. Au bord du chemin bruissaient les larges feuilles des fougères. Quand on rentrait aussi tard à la maison, on ne recevait pour pitance que des pommes de terre froides et durcies, accompagnées d’une sauce figée.

Les sentiers secrets serpentaient à travers les boulaies et les sapinières, croisant de temps à autre le chemin des chrétiens. Dans les sous-bois bougeaient des vestes grises, les canons des fusils brillaient et cliquetaient, les fronts ruisselaient de sueur. Sur la porte de l’école apparaissait chaque nuit un nouveau papier menaçant :

Liberté pour notre terre! Liberté pour notre mer!

J’entendais ces histoires en émiettant mon pain, en retournant mes pommes de terre dans mon assiette, en faisant rouler sur le plancher des bobines de fil vides, en construisant des maisons en boîtes d’allumettes, ou en m’asseyant sous la table pour dessiner de grands J majuscules. Il suffisait que je lève un instant mes yeux clairs pour que mon J devienne aussitôt tout tordu ou pour que la maison que je venais de construire s’effondre subitement.

Assise à table, j’entendais mon père qui marchait en faisant du bruit dans la pièce du fond et cela me rendait heureuse. Le bonheur faisait pétiller mes yeux et me donnait une sensation de légèreté dans les jambes. J’avais l’impression d’être restée éveillée pendant des mois, des années, et de revenir aujourd’hui chez moi, sous le vieux bouleau, après avoir visité les capitales de tous les pays.

Ma mère alla dans la cuisine pour prendre un bain de pieds. Ma grand-mère poussa la vaisselle à un bout de la table et déplia par-dessus le journal La Voix du peuple. Tommi se mit soudain à aboyer. Mon père apparut à la porte de la pièce du fond et nous fit : « Chut ! Chut ! Il y a quelqu’un qui marche autour de la maison ! » Nous entendîmes des pas lourds et réguliers passer au-dessous de la fenêtre. Puis tout redevint silencieux.

Je rejoignis mon père et le regardai enfoncer l’extrémité des fils à l’intérieur du poste radio. Les fils eux-mêmes serpentaient sous la table, près de la batterie.

Dans la salle, ma grand-mère prit son livre de psaumes et s’assit près de la table. Le nœud de son fichu était à nouveau défait. Elle lut :

Le péché nous a souillés et le diable nous tourmente.

La radio se mit soudain à grésiller et dans les deux pièces se fit entendre la voix douce et solennelle d’un homme invisible : « Le peuple estonien, avec un enthousiasme sans faille et une ardeur inextinguible, s’est mis tout entier au travail pour accomplir les objectifs du nouveau plan quinquennal staliniste, afin de porter la vie économique et culturelle jusqu’à des hauteurs jamais atteintes. Il est convaincu que sous la direction du camarade Staline, chef suprême du parti communiste et de la grande famille des peuples soviétiques, il pourra bientôt, par son travail généreux, transformer sa terre natale en un pays socialiste à haut niveau de développement économique et culturel. »

Les yeux de mon père rayonnaient. Ma grand-mère ferma son psautier et s’essuya le coin des lèvres. Ma mère, les pieds lavés de frais, arriva de la cuisine. Tommi remua la queue et courut dans le vestibule à la rencontre de mon oncle. Tout le monde était debout et écoutait la radio d’un air déconcerté.

Mon père déclara enfin : « La scie circulaire et la radio sont les deux choses les plus importantes dans la vie. Sans elles, on ne pourrait pas aller de l’avant. » Il serra la main de mon oncle en lui souhaitant le bonjour, puis il alla coller son oreille contre le poste et écouta. Il fit alors une grimace étrange en regardant dans ma direction, mais c’est en s’adressant à mon oncle qu’il dit : « Qui peut bien parler dans cette boîte? Peut-être un petit nain? »

Mon oncle fit la même grimace étrange et toussota : « Hmm, c’est bien possible. »

Mon père poursuivit : « Non, je ne peux pas croire qu’il soit dans la boîte. Il doit être dehors, derrière le mur. Il parle dans un tuyau et sa voix entre dans la pièce en courant le long du fil. »

Mon oncle était du même avis : « On peut le vérifier facilement. Il suffît de prendre un bon gourdin et de faire le tour de la maison. »

Ma mère pouffa de rire, mais ma grand-mère se fâcha : « Arrêtez un peu vos bêtises ! D’ailleurs la petite est fatiguée. »

Je me tenais sous le portemanteau et respirais l’odeur d’une veste de laine. Dehors résonnèrent les pas de mon père. Un grand coup fut frappé contre le mur. Une voix inconnue proféra des jurons en haletant. Je fronçai les sourcils. Je ne croyais pas qu’un étranger parlât dans un tuyau derrière la maison, mais ces bruits me firent très peur. Qui donc jurait de la sorte s’il n’y avait personne là-bas?

J’espérais ardemment qu’on allait enfin mettre les chaises comme il fallait, bien alignées devant le poste, et que nous nous assiérions les uns à côté des autres pour écouter. Aucun de nous ne croyait qu’un nain se nichât à l’intérieur du poste et nous condamnions sans réserve les agissements de mon père. Quelque part, on écrivait des articles haineux pour l’hebdomadaire La Faucille et le marteau, on publiait la revue Création, on confectionnait des costumes dans les ateliers de couture, on accrochait devant les fenêtres des rideaux de peluche avec des pompons, par des vasistas entrouverts s’échappaient les accents d’un piano, une femme de ménage posait sur une table une compote de prune à la crème chantilly, on attachait des ceintures folkloriques autour du ventre rebondi des enfants, le père de quelqu’un partait même en mission pour Moscou et en ramenait de gros ananas joufflus qui sentaient la fraise et faisaient faire pipi pendant la nuit. Ailleurs, des gens aux joues creuses falsifiaient leur identité d’une main moite et tremblante.

Mais moi, je devais me tenir debout sous une vieille veste en laine accrochée au portemanteau, près de la porte de la pièce du fond, et écouter mon père qui faisait des blagues idiotes à l’extérieur. Je ne voyais pas les queues pour le sucre ni les invalides de guerre. On ne me mettait pas de chaussettes montantes. On ne me nouait pas les nattes en chignon derrière les oreilles. La radio continuait, comme si de rien n’était :

Qu’il ne l’oublie jamais, celui qui aujourd’hui Adhère au komsomol pour la première fois : L’étendard du combat flotte au-dessus de lui, Car dans la Jeune Garde il est un vrai soldat.

J’étais habitée par le désir violent de partir à la découverte du vaste monde. Tout devait y être bien différent de ce que je voyais à la maison. On n’y trouvait certainement ni tables, ni lits, ni portemanteaux, ni vestes de laine. J’imaginais que les gens s’y promenaient soit en uniforme soit dans de longs vêtements précieux. Personne, en tout cas, ne portait de maillots où pendouillaient des jarretelles, ni de manteaux au col rongé par les mites!

Je croyais aussi que dans le cœur de tous les habitants du monde brûlait le désir de faire disparaître le plus rapidement possible les forces obscures et les réalités désagréables, soigneusement dissimulées, mais dont je percevais l’existence à certains signes, tels que les espaces noirs derrière les armoires, les tombes dans les cimetières, les fusils découverts dans les meules de foin, les regards sournois et les dents de travers de certains individus.

J’ai vu, depuis, tant et tant de tables, de lits, de portemanteaux et de vestes de laine, que leur absence totale dans quelque partie du monde me paraîtrait aujourd’hui bien étrange et difficile à admettre. Je ne crois pas qu’il y ait un lieu où tout puisse être différent de chez moi. Des tombes et des coins sombres, j’en ai rencontré dans tous les endroits où l’on vit. Et le désir de faire disparaître les forces obscures ne brûle pas dans le cœur de tous les hommes, loin de là! La plupart d’entre eux, à vrai dire, semblent n’avoir au fond du leur qu’un seul et unique désir : se procurer continuellement de coûteux appareils électroniques, des autos merveilleuses, de la jouissance et du plaisir à foison. Fermer les yeux devant l’obscurité qui menace et se forger de toutes pièces un monde d’illusions et de lumière.

Cette réalité-là, je peux la lire aussi bien dans les romans que dans les annuaires statistiques. Je l’entends chaque jour à la radio comme à la télévision. Et si j’avais encore besoin de m’en convaincre, je pourrais aussi me rappeler ce que j’ai observé de mes propres yeux dans les grandes villes étrangères.

Et pourtant, je me bats contre cela. La foi tenace de mon enfance demeure. Je suis convaincue, aujourd’hui encore, qu’il y a des cœurs où brûle la flamme de l’avenir, et que les cités délabrées, les bars, les pistes de danse, les meurtres sont rachetés par les nerfs des poètes et le cerveau des penseurs. Tant que ceux-ci existeront, le monde restera debout. En d’autres termes :

Il existe un chemin où marchent les flambeaux. Les bâfreurs de tout poil, bourreaux et tortionnaires, Ont voulu le briser par d’incessants assauts. Mais en vain. Ce chemin est d’une autre matière.

Le vent soufflait aux coins de la maison, comme pour exprimer son accord. Les vieux sapins grinçaient et gémissaient. Mon père, dehors, fit des signaux devant la fenêtre avec sa lampe de poche. Ma grand-mère vint vers moi et posa ses lourdes mains sur mes épaules. Ma nuque touchait le bord inférieur de son gilet. Je n’aimais pas que mon père ait la lampe de poche entre les mains. Cela rendait la pièce très inquiétante, comme si un soldat avait marché dans la cour.

J’allai près du poste radio et touchai du bout des doigts le tissu marron qui dissimulait les fils et les électrodes. Mais je ne tournai pas les boutons. Poussant un profond soupir, j’appuyai ma tête sur la table, devant le poste. Toutes les nouvelles et toutes les chansons passaient à travers mes tempes, et je sentais la table qui tremblait sous ma joue.

———————

Le soleil brillait dans le ciel bleu, comme si les plaines du soir n’avaient jamais existé, et comme s’il n’y avait jamais eu trois poules égorgées dans la cuisine, à côté du billot.

Je fis le tour de la maison et compris que le temps était chaud.

Je m’arrêtai à plusieurs reprises pour examiner mon tablier, qui me paraissait du plus haut intérêt. Au milieu du ventre se trouvait une jolie petite poche, et toute la surface du tissu était recouverte par une série d’images qui montraient une grosse fillette aux prises avec des oies. L’histoire commençait près du bord inférieur. Elle me paraissait toujours nouvelle, car on sortait assez rarement ce tablier de l’armoire. Il était rangé sous la pile des taies d’oreiller et en avait gardé des plis très marqués qu’on aurait dit faits au fer à repasser.

Il avait été porté autrefois par la fille de la maison, Aïno, qui avait dû quitter le pays à cause de la guerre, peut-être pour l’Allemagne, dont la capitale est Berlin, ou bien pour l’Angleterre, dont la capitale est Londres. Aujourd’hui, à l’étranger, la vieille Aïno avait peut-être les larmes aux yeux en repensant à son tablier.

Je tirai sur les bords pour le défroisser, et aussitôt, la grosse oie au bec rouge tendit à nouveau son cou pour picorer une herbe verte et luxuriante où poussaient des fleurs jaunes et bleues. La grosse fille aux joues rondes et au derrière rebondi était debout. Elle essayait de tapoter avec la main la tête de l’oie et ne remarquait pas que, derrière elle, en arrivait une seconde encore plus grosse, le cou à ras de terre. Trois « S » sortaient de son bec. L’oie sifflait : « s-s-s ! »

Sur l’image suivante, elle saisissait déjà la culotte de la grosse fille. La culotte étroite se déchirait par-derrière. Le bas de la robe à carreaux restait à pendiller. L’oie tirait et la fille criait. Ses joues étaient rouges, et elle se frottait les yeux avec ses deux gros poings fermés. Mais un petit garçon s’approchait furtivement de la méchante oie, une verge à la main – avec les jars, il valait mieux être sur ses gardes. Un vent très ancien soulevait le col marin à rayures du petit garçon. Son nez était couvert de taches de rousseur. Il donnait un coup de verge sur le dos de l’oie. Cela se passait déjà tout en haut, sur le bord supérieur du tablier, près de la ceinture, à l’endroit où le tissu était un peu plissé. Le garçon prenait la grosse fille par la main d’un air paternel, et ils s’en allaient d’un côté, tandis que les oies déguerpissaient piteusement de l’autre. Çà et là se dressaient des touffes d’herbes avec des fleurs multicolores. De gros papillons voletaient autour des enfants. Au-dessus de la poche, à demi caché par la ceinture, on voyait le soleil, avec ses grands yeux noirs et son large sourire, le visage entouré de longs rayons. Peut-être voulait-il me transformer, me changer moi aussi en image sur un tablier. Ces choses-là arrivaient parfois dans les livres!

Je fronçai les sourcils et couvris de la main le visage du soleil. Mon père devait bientôt me prendre en photo avec ce tablier. On m’avait attaché pour l’occasion un ruban bleu dans les cheveux, car telle était ma volonté. On m’avait mis sur le dos une robe blanche trop courte pour moi, parsemée de pâles bouquets de violettes. Je la méprisais à cause du tissu minable dont elle était faite, bien que le tissu en question s’appelât de la batiste et que la robe me vînt aussi de cette Aïno partie en Allemagne ou en Angleterre.

Ma grand-mère sortit de la maison, me regarda sous toutes les coutures et me complimenta : « Eh bien ! voilà une belle petite fille! On n’ose pas te toucher! Mais pourquoi tu fais la tête comme un vilain taureau? Tu ne sais pas que sur les photos, il faut toujours sourire? Attends, je vais t’apporter des fleurs. » Elle traversa dans un froufrou les buissons de cassis, coupa trois grosses fleurs de dahlia et me les arrangea dans la main, de façon que le bouquet soit bien rond et que toutes les fleurs se voient.

J’eus l’impression que mon corps tout entier, et surtout mon tablier illustré, disparaissait derrière le bouquet de fleurs. Je poussai aussitôt des cris désespérés : « Grand-mère, enlève le bouquet! Grand-mère, enlève le bouquet! »

Mon père apparut en haut de l’escalier avec le pied de l’appareil photo, une veste en cuir sur le dos, malgré la chaleur. En voyant dans les mains de ma grand-mère le bouquet de dahlias, tout rond et chatoyant, il proposa : « On va faire une photo de grand-mère aussi ! » Il lui demanda : « Comment veux-tu être sur la photo? Tu ne veux pas avoir un bel objet dans les mains? »

Ma grand-mère ronchonna : « Une vieille femme comme moi ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse de tes beaux objets! J’ai déjà les mains pleines de fleurs, ce n’est pas suffisamment joli? »

Mon père poursuivit sans répondre : « Aadu Oïnas avait choisi de se faire prendre en photo avec sa truie et ses petits cochons. Il s’était mis dans la porcherie, à côté de la truie, un cochonnet sous chaque bras. La Vaïké de Savikoti, quant à elle, voulait à tout prix se faire prendre avec sa machine à coudre. Elle avait posé la main sur la roue et faisait semblant de travailler. Elle avait même mis sa bouche en cul de poule en écarquillant les yeux. Je ne sais pas ce qui lui a pris de faire une grimace aussi horrible. »

Ma grand-mère déclara : « Bon, eh bien puisque tout le monde le fait, moi je voudrais que tu me prennes avec la petite près des phlox. C’est ma mère qui les avait plantés.»

Je n’avais plus la patience d’attendre. J’exigeai : « Et moi, je veux avoir la pompe à vélo dans la main ! »

Mon père s’exclama : « Mais c’est une excellente idée! Comme ça, les gens qui regarderont la photo, plus tard, penseront que tu avais peut-être un vrai vélo garé derrière le coin de la maison. Les bouquets de fleurs de l’homme moderne sont la pompe à vélo et la clef anglaise. Tu ne veux pas prendre aussi une clef anglaise? »

Je ne voulais pas de clef anglaise, car je ne me souvenais pas très bien à quoi cela ressemblait. J’allai chercher la pompe à vélo sous l’armoire, vins me placer à côté de ma grand-mère, près des phlox, et tins la pompe d’une main en faisant bien attention à ne pas cacher mon tablier. Je tendis la pompe en avant et visai mon père avec. Ma grand-mère me tenait l’autre main, comme si nous allions quelque part. Loin dans l’avenir, au fond d’une boîte remplie de vieilles photos.

Des photos qui témoignent, de façon brute et directe, que ce jour a existé, que ces gens, leurs visages et leurs pensées ont été ainsi à un moment donné, avant que la mort ou la vie ne les transforme. Les photos nous garantissent que chaque année, cette chaude après-midi de fin d’été ressuscitera d’entre les morts : des trains de nuages blancs bordés de lumière passent dans le ciel; les feuilles de cassis, les phlox, le fenouil, tout annonce l’automne et sa fébrilité inexplicable. Les criquets stridulent une dernière fois, et déjà l’instant s’est enfui, les ombres se sont allongées, le vent a tourné et les visages ont vieilli.

Il fallait ensuite faire une photo de moi toute seule. Je voulais qu’on me prenne avec l’oie, de telle manière que sa tête soit exactement en face de la poche du tablier. Ainsi, la grosse fille donnerait l’impression de caresser la tête de notre oie à nous. Ma grand-mère essaya bien sûr de protester : « Qui va faire tenir cette oie en place! Moi, en tout cas, je n’ai pas envie de me colleter avec cette bourrique ! » Mais ce fut moi qui l’emportai. La grosse oie blanche fut prise par le cou, soulevée par-dessus la clôture et posée devant moi. Elle releva la tête, tendit sa gorge en avant et se mit à caqueter d’un air vexé. Mais la photo fut faite avant qu’elle décide de s’enfuir.

L’idée de la photo avec l’oie n’avait pas beaucoup plu à mon père. Il proposa : « Bon, maintenant on va faire une belle photo, avec une petite fille debout au milieu des lilas, en train de chercher des porte-bonheur. »

Je criai : « Mais il n’y a pas de fleurs ! »

Ma grand-mère grommela : « Je vous demande un peu… Chercher des porte-bonheur dans les lilas alors qu’on récolte déjà les pommes de terre!»

Mon père tint bon : « Mais les gens qui regarderont la photo ne le sauront pas, qu’il n’y avait pas de fleurs! Ils seront comme cette fille qui avait acheté un manchon en peau de chat. Le vendeur l’avait embobinée en lui disant :  » Achetez, mademoiselle, c’est de la peau de tigre des toits !  » La fille avait sauté au plafond en battant des mains, tellement elle était heureuse : elle avait un beau manchon en peau de tigre, comme aucune autre fille n’en possédait. Eh bien, avec cette photo, c’est un peu la même chose. Les gens y croiront. »

Nous nous rendîmes près des lilas, derrière la maison. Mon père plia quelques branches et les disposa de manière qu’elles encadrent joliment mon buste. Je devais regarder entre les feuilles, comme si je venais d’y apercevoir une grosse fleur à sept pétales. « Quand on voit une fleur aussi grosse, on doit avoir un sourire qui remonte jusqu’aux oreilles ! » m’expliqua mon père. « Il faut pencher un peu la tête, comme ça, et regarder par-dessous les sourcils, mais le sourire doit rester visible! Les gens qui n’arrivent pas à sourire ou qui accueillent un porte-bonheur sans sourire sont comme des hommes préhistoriques. »

Je ne voyais rien d’autre que la terre noire en dessous du buisson, et les plumes multicolores des poules sur le sol. Lorsque je relevais la tête, le soleil m’éblouissait et je devais me frotter les yeux. Mon père me tira hors du buisson et se fâcha : « On ne peut décidément pas te prendre en photo. Tu es une vraie tête de mule!»

Se désintéressant complètement de moi, il retourna dans la cour et appela ma mère. Elle était dans la maison, en train de se peigner et de se lisser les sourcils. Je la voyais par la fenêtre. Lorsqu’elle sortit, elle portait la jupe bleue de la tante défunte et une blouse blanche avec des boutons en verre, mais elle était pieds nus. Elle n’avait pas pu enfiler ses chaussures, car lorsque nous étions allées en ville, elles avaient tant frotté contre ses pieds qu’il lui était venu de grosses ampoules aux talons. L’une d’elles s’était même ouverte et il ne restait à sa place qu’un peu de chair sanguinolente, que l’on soignait avec du plantain et des compresses de Rivanol. Pour que ses pieds calleux ne se voient pas sur la photo, elle alla se placer derrière un buisson. Elle non plus ne voulait pas chercher des porte-bonheur dans les lilas. Elle protesta en riant : « Mais non, enfin ! J’aurais l’air de faire la coquette! Et puis ma blouse va être cachée par les branches… »

Un voile de tristesse passa sur le visage de mon père, mais il suggéra à nouveau, plein d’espoir : « Alors, prends l’arrosoir et arrose les choux! Ça va faire une belle photo,

ça! Avec les filets d’eau qui sortiront de l’arrosoir, les boutons de ta blouse tout brillants et les gros choux partout autour de toi. Les gens qui verront cela taperont dans leurs mains et s’écrieront :  » Mon Dieu ! Comme ils sont gros les choux de Hilda !  » »

Il apporta un arrosoir plein d’eau à ma mère qui piétinait entre les choux en cherchant le meilleur endroit. Elle voulait poser devant les plants de petits pois et tenait à ce que l’on distingue bien les cosses sur la photo. Mais elle voulait emporter aussi dans l’avenir les plants de concombres. Mon père alla chercher un gros concombre dans les plates-bandes et le posa près de ma mère, entre les feuilles d’un chou, comme s’il avait poussé accroché au chou. Comme si mon père était Mitchourine, Lyssenko ou Jaan Raeda et cultivait des pommes-poires, des sorbiers-cerises et des choux-concombres.

Ma mère arrosa consciencieusement les choux en souriant. Ses pieds ensanglantés étaient cachés derrière de larges feuilles couvertes de gouttelettes étincelantes. Un chaud soleil de fin d’été coulait sur son visage bronzé et sur sa blouse blanche. Elle se tenait bien droite, le lourd arrosoir à la main, et les muscles de son bras tremblaient sous l’effort. Cela dura longtemps, mais elle parvint à conserver sur son visage un sourire radieux. Elle savait que sur les photos, il fallait sourire, pour qu’on ne puisse pas deviner les orties près de la clôture, ni les pieds nus écorchés jusqu’au sang.

Le sourire de ma mère me rendit furieuse, car il proclamait d’un ton sans réplique que ceux qui n’avaient ni patience ni courage ne seraient jamais dans les albums photo de l’avenir. Ils n’entreraient pas dans les maisons qui restaient à construire. Le regard des gens à naître ne se poserait jamais sur eux, et il ne leur serait possible ni de s’éteindre ni de briller.

Je mordis d’une dent vengeresse dans un chou blanc très dur, qui grinça sans se laisser entamer. Je regardai le chou marqué par la trace de mes dents et me sentis aussitôt beaucoup mieux. Ma mauvaise humeur avait disparu.

Mon père replia le pied de l’appareil photo. Ma mère alla remettre l’arrosoir à sa place et me dit : « Papa voudrait t’emmener faire un tour en moto. Tu veux y aller? »

Mes mains devinrent moites d’excitation. Je répondis avec fougue : « Oh oui, je veux ! » Le chou martyrisé était derrière moi. J’étais remplie de crainte en pensant aux tuyaux recourbés situés sur les côtés de la moto et d’où s’échappait une fumée bleue quand le moteur tournait.

Enthousiasmée, je commençai à tournailler autour de mon père en attendant le moment de partir. Mais il disparut dans la maison et n’en ressortit plus. Je n’avais plus la patience d’attendre. Je demandai à ma mère : « Qu’est-ce qu’il fait, papa, à l’intérieur? »

Elle me répondit d’un air indifférent : « Comment veux-tu que je le sache ! Va donc voir toi-même ! »

Je me glissai sans bruit dans la pièce du fond et vis mon père debout devant le miroir, un rasoir à la main. Sur un coin de la table se trouvait un récipient avec de la mousse à raser et un gros blaireau. « Quand est-ce qu’on part? » demandai-je.

Il me jeta un regard noir dans le miroir et me réprimanda d’une curieuse voix nasillarde : « Comment peut-on emmener quelqu’un en voyage quand il n’a aucune patience ! »

Accablée, j’allai me réfugier sur le tas de sable derrière la maison. Il y avait là une caverne de sorcière, que j’avais creusée récemment dans le sable humide avec ma pelle verte en métal. La caverne se trouvait au milieu des montagnes et on ne pouvait y accéder que par un sentier étroit et fort dangereux. Parfois, la sorcière en sortait -particulièrement terrifiant était le moment où elle commençait à pointer le nez hors de son antre. Elle pouvait transformer n’importe qui en scarabée, bien qu’elle-même ne fût qu’un vieux bouchon noir en caoutchouc provenant d’un flacon de médicament. Je la tirai sans ménagement de sa caverne et la jetai dans l’herbe où elle roula cul par-dessus tête. Je démis la sorcière de ses fonctions : hop, à la retraite ! Je jurai : « Nom d’un petit bonhomme ! » puis écrabouillai les montagnes, les vallées et le sentier tortueux.

Sous les pommiers, la camomille était en fleur. Les vitres de la pièce du fond brillaient derrière les aconits. On apercevait, par la fenêtre, la partie arrière du poste radio. Mais mon père n’était pas visible. Je tendis l’oreille. Il était déjà dans la cour, en train de faire un discours sur les rhubarbes à ma grand-mère. Il insistait notamment sur l’importance de la rhubarbe-fraise à chair rouge.

Je surgis brusquement de derrière le coin de la maison. On m’ordonna de mettre mes sandales. Les boucles ne voulaient pas se fermer. Je ne quittais pas mon père des yeux, de peur que l’envie lui prenne de s’en aller sans moi. Enfin nous partîmes.

Près du trou dans la clôture, je m’arrêtai et expliquai : «Tu sais, papa, hier, à cet endroit, le furet a tué Corneille, Roussette et Belle-Amie. »

«C’était qui?» demanda mon père d’un air effrayé.

Je répondis doucement : « Nos poules » et me rappelai qu’il ne se préoccupait pas beaucoup des œufs ni des poules. Il ne connaissait même pas l’histoire de la poule noire, sous l’apparence de laquelle se dissimulait en réalité une fée, qui offrait un grain de moutarde à un garçon du temps jadis. J’entrepris de la lui raconter d’une voix forte, les yeux brillants. J’essayais de marcher du même pas que lui en restant à son niveau, afin de pouvoir lire sur son visage l’impression que le conte produisait sur lui.

De temps en temps, il faisait : « Mh-mh! Mh-mh! » Je lui expliquai charitablement que la poule noire était en réalité un ministre du royaume des fées. Aussitôt, il demanda d’un air intéressé : « Attends, je n’ai pas très bien suivi. Qui était ministre? » Lorsqu’il comprit que je ne parlais pas de politique, mais toujours de la même poule noire, il fit à nouveau: «Mh-mh! Mh-mh!»

Nous marchions sur un sentier entre deux champs de pommes de terre. Des nuages blancs passaient lentement dans le ciel. De gros cumulus lumineux montaient de derrière les sapins et glissaient au-dessus des champs. Les trains de nuages avaient laissé leur terne silhouette sur les photos que mon père avait faites. Ils passaient en rang au-dessus de nos têtes, lents et altiers, et on les voyait sans doute aussi depuis l’abri des Frères de la forêt.

Soudain, mon père s’arrêta et déclara d’un air abattu : « Ma montre ! J’ai oublié ma montre-bracelet à la maison. On ne peut pas partir sans montre. Sinon les gens penseront : tiens, voilà un pauvre diable qui n’a même pas de montre-bracelet! Et moi, je me sentirai comme ce fermier d’autrefois qui avait trouvé une montre par terre et ne comprenait pas ce que c’était. Il se disait : ça brille et il y a quelque chose qui bouge à l’intérieur, comme un scarabée; c’est sûrement l’œil du Malin! Et il avait écrabouillé d’un coup de talon la belle montre en argent, tout heureux à l’idée que l’œil du Malin était désormais en charpie. »

Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Je m’écriai, paniquée : « Mais alors, on ne va pas faire un tour en moto? »

Mon père m’expliqua : « Je retourne à la maison chercher ma montre. Toi, tu vas aller toute seule dans la cour de Liisu où est garée la moto. Quand j’aurai ma montre au poignet, alors tout ira pour le mieux et on pourra filer à la vitesse de la pensée ! » Il reprit le chemin de la maison. Il marchait si lentement que je crus que j’allais suffoquer. Mais on ne pouvait pas lui dire d’aller plus vite, il ne faisait que ce qu’il voulait. Maintenant, il allait rentrer chez nous et chercher sa montre partout pendant très longtemps, mais en revenant il oublierait peut-être ses lunettes de moto. Il valait mieux ne plus se faire d’illusions.

Je marchais en agitant les mains et en levant très haut les jambes. Près de la fourmilière, je m’accroupis et regardai si les fourmis avaient mangé la taupe morte. La taupe avait disparu. Son squelette, qui m’aurait vivement intéressée, n’était visible nulle part.

Je descendis dans le fossé asséché et commençai à marcher au fond en marmonnant :

La vieille était têtue comme une andouille :

Dans un fossé, a rejoint les grenouilles !

bien qu’il n’y eût pas de grenouille à l’endroit où je me trouvais. J’en aurais volontiers attrapé une pour examiner ses yeux marron et sa gorge palpitante. Ici, le sol était déjà un peu plus haut et les fossés plus secs que par chez nous. Dans celui-ci poussait une herbe dense. En levant les yeux, on ne voyait que le ciel bleu, sur lequel se détachaient de grands chardons séchés et quelques nuages blancs. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent au fond du fossé. Une multitude de papillons étaient venus s’y mettre à l’abri. Ils quittaient dans un froissement d’ailes la fleur de chardon sur laquelle ils étaient posés, venaient tourner un instant autour de moi et se dénichaient bien vite un autre chardon. Ils avaient le corps poilu et de grands yeux à fleur de tête. Lorsqu’ils étaient posés sur les fleurs, ils remuaient leur longue trompe comme de véritables monstres, l’enroulant et la déroulant alternativement. Les papillons, finalement, étaient tout aussi intéressants que les grenouilles. J’entendis plusieurs coups sourds et sortis du fossé pour voir de quoi il s’agissait. C’était Liisu qui plantait un pieu pour attacher sa vache. La vache elle-même était sur le bord du pré, en train de manger du regain, le museau tout ridé. Elle regardait le pieu du coin de l’œil, en ayant l’air de se demander s’il était solidement planté ou s’il se laisserait facilement arracher.

Liisu se redressa, son gros maillet à la main. Elle prit quelques poils sur le garrot de la vache et les jeta pardessus son épaule en faisant : « Pfui, pfui, pfui ! » afin qu’il n’arrive rien à la bête, que sa chaîne ne s’empêtre pas dans les buissons et qu’elle ne s’étrangle pas elle-même, qu’un chien enragé ne la morde pas et que personne ne lui jette le mauvais œil.

Je tapai du pied par terre pour que Liisu me remarque. Son petit visage sombre s’éclaira. Ses yeux marron clair tirant sur le jaune posèrent sur moi leur regard acéré. Je trouvais que Liisu ressemblait un peu à un aigle, bien qu’elle portât à longueur d’année, pardessus son fichu, un bonnet à rabats en peau de chien, et par-dessus sa veste, un gilet également en peau de chien ; bien que son tablier fût grossièrement rapiécé en plusieurs endroits et qu’elle fût toujours chaussée non pas de caoutchoucs ou de mocassins, mais de vieilles bottes sans tige. Liisu mit les mains au-dessus de ses yeux, pour se protéger du soleil, et réfléchit tout haut comme si je n’étais pas là : « Je me demandais ce qui pouvait bien remuer comme ça dans ce fossé. Toutes ces couleurs, mais c’est un tablier d’enfant! Et un sacrément beau tablier, encore!»

Je tendis à nouveau mon tablier et montrai fièrement à Liisu les oies et les enfants, bien qu’elle les eût déjà vus et admirés à de nombreuses reprises.

Liisu était mon amie. Je la regardais courageusement dans les yeux, bien que son regard pût faire tourner le lait. Elle avait aussi un pouvoir mystérieux sur les puces, les poux et les cauchemars. Elle pouvait à la demande les attirer sur les ennemis ou sur leurs bêtes. Il suffisait de lui expliquer clairement ce que l’ennemi en question vous avait fait. Beaucoup de choses que les gens considéraient comme des offenses graves paraissaient tout à fait innocentes à Liisu. Parfois même, elle donnait raison à l’ennemi et admonestait celui qui se croyait lésé : « Tu n’as aucune raison de te venger. Rentre chez toi et tiens-toi tranquille ! »

Nous allâmes en bavardant jusque dans la cour de Liisu où se trouvait la moto de mon père. De là, la moto pouvait toujours sortir, même par temps de pluie, mais chez nous les roues auraient pu s’enfoncer dans la boue.

Je chuchotai : « Tu sais, papa nous a rapporté un poste radio! »

Liisu s’exclama : « Mazette ! Je crois bien que je vais venir faire des petits tours par chez vous pour écouter la radio. Notre gars en voudrait bien un, lui aussi, de poste. Il a déjà une carcasse, mais il ne sait pas quoi mettre à l’intérieur. Ton père s’y connaît en électricité. Ilmar devrait lui demander comment il faut faire. »

Je promis généreusement : « Pas la peine de demander. Papa mettra lui-même tout ce qu’il faut à l’intérieur!»

Les deux grands fils de Liisu, Silver et Udo, avaient disparu mystérieusement. Le plus jeune, Ilmar, s’acharnait à longueur de journée sur de vieux vélos, des centrifugeuses à miel ou des pièces détachées d’écrémeuse. Il était justement dans la cour, assis sur une marche de l’escalier, et frottait avec un chiffon imbibé d’huile une roue dentée toute rouillée. Il devait avoir une vingtaine d’années. Il avait de grandes mains et des cheveux rebelles, qu’il maintenait ensemble par un filet de laine multicolore.

La cour était parsemée de toutes sortes de petits cabanons, et chacun d’eux était indispensable aux activités de la ferme. Ici, on gardait le foin. Là, le bois de chauffage. Sous un auvent étaient entassés pêle-mêle des vestiges de tonneaux, des bobines de fil de fer et de vieilles bottes hors d’usage. Sous le gros bouleau fourchu de la cour, se trouvait un banc avec un dossier, et aux branches basses du bouleau pendaient des bottines aux semelles décollées, qui semblaient avoir été accrochées là par quelque voyageur fatigué. Sous les fenêtres basses de la maison, un massif de phlox délimité par des arceaux d’osier dégageait un parfum entêtant. A côté du bouleau et du banc, sous une bâche, se trouvait la moto de mon père. « Papa va venir aussi, déclarai-je, et on va partir en moto! » Je m’assis sur l’escalier à côté d’Ilmar et réclamai comme d’habitude : « Allez, on se dispute! » Cela signifiait que je pouvais dire par exemple : « Les petits pois poussent sur les aulnes » et qu’Ilmar devait me contredire : « Non, c’est pas vrai!» Dès qu’il avait dit «Non», je pouvais revenir à la charge : « Notre hache-paille a des pieds d’homme ! » Ce jour-là, je comptais lui déclarer : « Eevald-le-sac est passé devant nous avec une carriole pleine de perroquets ! » mais Ilmar secoua la tête : « On se disputera une autre fois. Maintenant je n’ai pas le temps ! »

Le portail grinça et mon père entra dans la cour. «Bonjour tout le monde!» lança-t-il, en regardant du coin de l’œil ce qu’Ilmar était en train de faire. Liisu demanda : « Toi qui es toujours par monts et par vaux, tu ne sais pas s’il y a eu des mouvements de troupes récemment? » Mon père lui certifia : « Non, non, sois tranquille ! En temps de paix, ils ne bougent pas. »

Le lopin de Liisu, une parcelle nouvelle prise sur les terres de la ferme, était en friche depuis longtemps. Liisu ne labourait ni ne semait. On répétait parfois ce qu’elle avait déclaré à ce sujet : « Pourquoi est-ce que je gaspillerais mon seigle à faire des semailles? De toute façon, on va bientôt avoir une nouvelle guerre. Toute ma récolte serait réquisitionnée pour les soldats. Et ce n’est pas moi qui vais semer du grain pour la guerre!»

On lui avait dit en rêve que la paix durerait aussi longtemps que sa terre resterait en friche. À présent, sur son lopin, poussaient les fléoles du kolkhoze, et la paix durait car les fléoles n’étaient pas des céréales.

Mais le grain de semence ne se conservait pas éternellement. Au bout de quelques années, il avait commencé à moisir. Des caisses s’était élevée une âcre poussière grise. Liisu avait alors transporté le grain derrière la maison avec un baquet, pour l’aérer et le trier sur la couverture du cheval. Elle l’avait ensuite porté au moulin, où le meunier avait dit : « On peut toujours le moudre, mais quant à savoir quelle farine ça va donner, c’est une autre histoire. » Le pain qu’on avait fait avec cette farine n’était pas mangeable. Liisu avait enterré les miches sous le bouleau en maugréant entre ses dents d’une voix monocorde. Une croix, faite de briques enfoncées dans la pelouse, indiquait l’endroit exact où le pain était enterré.

Mon père ôta la bâche et la jeta sur la tombe du pain. Poussant la moto par le guidon, il la sortit de la cour et l’amena sur le chemin. L’odeur de la moto me mettait la joie au cœur. En la respirant, j’avais l’impression que toutes sortes de merveilles m’attendaient. Je considérai avec respect le réservoir noir aux flancs rayés, dans lequel clapotait l’essence. Quand on roulait, il était entre les genoux de mon père. J’examinai aussi les deux selles, à l’avant et à l’arrière, le gros anneau de caoutchouc au bout de la selle arrière et les repose-pieds en forme de pédales.

Mon père me recommanda : « Surtout, ne mets pas tes pieds contre la roue pendant le trajet!» Puis il m’ordonna : « Assieds-toi, maintenant! » et mit le moteur en marche.

Une épaisse fumée bleue me montait au visage. L’arrière de la moto tressautait sur le chemin bosselé. Nous dépassâmes les framboisiers, l’aulnaie et le pâturage. Mes jambes se balançaient en l’air : mes orteils n’atteignaient pas le repose-pieds. Je n’osais pas regarder les tuyaux.

Mon père jeta un regard par-dessus son épaule. Il portait ses grosses lunettes de moto, qu’il n’avait pas oubliées à la maison. J’avais du mal à me rapprocher de son cœur, autant que lui à se rapprocher du mien. Je souhaitais de toute mon âme ressembler à mon père. Avoir moi aussi la pomme d’Adam saillante et les tempes dégagées, les yeux tristes et une expression rusée sur le visage.

Les taureaux, au bord de la route, relevaient la tête en meuglant d’un air plaintif, un anneau dans les naseaux. Les hirondelles filaient comme des éclairs au-dessus de nous.

Nous tournâmes sur la route en décrivant un grand arc de cercle. Les chevaux et les hommes nous remarquaient. Les chiens nous aboyaient après.

J’avais le sentiment que mes pupilles étaient graves et noires comme des disques et qu’elles abritaient toutes les choses que j’avais vues. Je plissai les yeux. Les contours de la forêt et des bâtiments se firent aussitôt plus aigus, mais ce n’était que la forêt et les fermes du voisinage. Mon père n’allait ni à Moscou, ni à Leningrad, bien qu’il en eût été capable – d’abord à Leningrad, et ensuite à Moscou, car Moscou était plus loin que Leningrad. Il roula simplement jusqu’à ce magasin éloigné où je m’étais déjà rendue une fois avec ma grand-mère, par des chemins tortueux qui serpentaient entre les prairies, et où elle m’avait acheté un paquet de cacao et deux cents grammes de biscuits en forme de tibia.

Mon père arrêta sa moto et nous entrâmes dans le magasin.

Au fond de la pièce basse et sombre se dressait un haut comptoir, sur lequel étaient empilés des faitouts en aluminium. Le marchand nous regardait entre les piles. Il était maigre et portait une blouse bleue. Il avait un crayon derrière l’oreille et, devant lui, un vieux boulier aux boules décolorées. Nos pas faisaient un bruit sourd sur le sol en ciment. J’avais l’impression que dans ce magasin, on ne vendait rien d’autre que des faitouts. Mais en arrivant devant le comptoir, je découvris avec étonnement, sous la vitre, des bonbons enveloppés dans du papier. Ils reposaient d’un air innocent sur de petites assiettes en verre. Je respirai un grand coup et rêvai pour commencer d’avoir un bonbon de chaque sorte, mais je devins vite beaucoup plus gourmande et en arrivai finalement à un kilo entier.

Mon père s’appuya sur le comptoir et dit : « Je ne comprends pas pourquoi les femmes n’en veulent pas, de ces faitouts! Ils ne sont pas chers, et en plus ils donnent un goût nouveau à la nourriture. À l’ère de la machine, tout le monde devrait manger dans des récipients en aluminium, comme ça on aurait toujours un goût de machine dans la bouche ! »

Mais le marchand était d’un autre avis : « Moi, de toute façon, je suis partisan des récipients émaillés. Ça, au moins, on sait ce que c’est ! »

Mon père sourit d’un air entendu : « Ne dis pas ça à tes clientes, Ärman, sinon tu vas droit à la faillite ! »

Le marchand se mit à rire en découvrant ses dents et ses gencives, mais sans que ses yeux participent. Ceux-ci scintillèrent faiblement, avec un étrange regard de chien battu, et je veillai à ne pas m’approcher trop près du comptoir. Il apparut enfin que mon père voulait acheter du pain et des harengs. Le marchand retroussa une de ses manches et plongea sa main dans le tonneau de harengs. Mon père demanda : « Ärman, donne-moi plutôt de ceux qui ont le ventre gonflé. Ils sont pleins d’œufs. C’est très bon, les œufs de poisson ! »

Ärman enveloppa les harengs dans un papier brun et remarqua enfin ma présence. Cette fois, il ne rit pas avec la bouche, mais seulement avec les yeux. Il fit la morale à mon père : « Tu viens au magasin avec la petite et tu ne lui achètes pas de bonbons!»

Mon père s’excusa : « Mais tu n’as rien, à part ces éternels bonbons hors de prix. Ils sont peut-être entourés d’un beau papier, mais ils sont durs comme du bois ! » Il ajouta tout de même : « Je vais peut-être prendre une pâte d’amande. Tu as de la pâte d’amande? C’est bon, ça, la pâte d’amande! Surtout ces petits ours qui se tiennent debout sur leurs pattes arrière en flairant le vent. Et les petites pommes en pâte d’amande! Elles sont encore plus belles que les ours. Les ours, ils font un peu peur. Mais les pommes, on se les met dans la bouche avec plaisir ! »

Le marchand alla dans la réserve et me dit en revenant : « Tiens ! Voilà une pâte d’amande ! C’est pas un ours, mais ça vit aussi dans nos forêts. Tu as déjà vu des animaux comme ça? » Il posa devant moi, sur le comptoir, un lièvre gris accroupi à la manière d’un chien.

Mon père ne dissimula pas son mépris : « Ah, le lièvre, c’est un animal terrible! Il ronge l’écorce des pommiers. Il cause beaucoup de soucis à l’homme. »

Mais il fallut tout de même payer pour ce rongeur en pâte d’amande.

Tenant le lièvre dans ma main, je reniflai son odeur douceâtre de paraffine. Nous reprîmes la route, jusqu’au moment où mon père s’engagea dans un petit chemin caillouteux. De part et d’autre s’étendait une épaisse saussaie, derrière laquelle ondulaient les herbes hautes d’une prairie. Les tiges rousses bruissaient certainement dans le vent, mais avec le grondement du moteur on ne pouvait pas les entendre. Les bourdaines, au bord du chemin, étaient couvertes de grosses baies noires. Leurs branches nous giflaient le visage.

Plus loin, on apercevait des meules de foin et la luxuriance vert clair du regain. Le chemin faisait de multiples tours et détours. Dans les ornières profondes où nous passions, de l’eau boueuse me giclait sur les jambes. Le lièvre en pâte d’amande bringuebalait dans la poche de mon tablier. Nous filions à toute allure entre les broussailles et les prairies étrangères. Un soleil doux illuminait les vastes étendues d’herbe. Des taillis montait une odeur âcre de champignon. Je vis même des champignons blancs qui poussaient dans l’herbe au pied des bouleaux. Entre les buissons apparut un bâtiment de brique rouge. Mon père roulait plus lentement à présent. La moto avançait à une allure d’escargot le long du chemin bosselé. Il coupa enfin le moteur et me dit de descendre. «Tu sais où nous sommes?» me demanda-t-il.

Je secouai la tête. Il articula d’un air grave : « À Tuudaku », et mes yeux s’ouvrirent tout grand.

J’avais entendu à de nombreuses reprises mon père parler de Tuudaku. Je savais que, depuis la maison, quand on allait toujours tout droit en traversant la rivière, la prairie et la forêt, on arrivait à Tuudaku. Parfois, de grands nuages blancs nous venaient de la forêt, et mon père les regardait passer comme s’ils lui apportaient le bonjour de Tuudaku, de son méchant père décédé, de sa mère douce et aimante, et de son frère bien-aimé. Tuudaku était sa maison.

Je savais que mon père, avec son frère bien-aimé, avait fait passer dans le ruisseau de Tuudaku un courant électrique qui secouait la main des filles lorsqu’elles voulaient rincer leur linge. Je savais comment il avait scié les pieds du lit où dormait le valet de ferme, et comment le valet, en allant se coucher, s’était effondré avec son lit. À Tuudaku, on faisait de la viande à la hambourgeoise et on buvait du cacao. Le vacancier qui logeait à la ferme se promenait en gilet blanc. Et les enfants turbulents aboyaient comme des chiens après les passants.

Ma grand-mère maternelle avait toujours considéré mon père avec méfiance. Elle n’attendait rien de bon de sa part, car elle l’avait vu, un jour de 1914, dévaler à quatre pattes le toit de la cave. Mon père, sale comme un chien errant, avait fait : « Ouah, ouah, ouah ! » en essayant d’attraper avec ses dents la jupe de ma grand-mère. Les autres enfants, pendant ce temps, étaient assis à la cime des arbres et lui avaient fait des grimaces si affreuses qu’elle n’avait plus jamais voulu remettre les pieds dans la cour de Tuudaku.

Ma grand-mère paternelle, quant à elle, je ne l’avais jamais vue. Elle était partie très loin, à Tartu, pour habiter chez sa fille, et la grande ferme de Tuudaku était restée vide, abandonnée. Qui aurait eu besoin d’une ferme à présent? (« Ben tiens, on te prendrait encore pour un koulak! ») Elle espérait pourtant qu’elle reviendrait un jour à Tuudaku. Avant de partir, elle avait planté des résédas sous la fenêtre et avait consolé la pelle à enfourner : « Sois patiente, ma jolie. Je reviendrai, tu verras, et on refera des pains gros comme l’église de Lalsi!»

Mon père regarda autour de lui. Son visage paraissait émacié et fatigué. Il enleva ses lunettes et sa casquette, qu’il chiffonna entre ses mains. Une lourde grange en pierre jetait son ombre noire sur l’herbe folle. Les portes étaient grandes ouvertes. Je touchai du doigt les briques rouges et lisses qui faisaient comme une frise dentelée autour de la porte. On avait l’impression, en voyant cette grange, que ni la guerre ni la paix n’avaient de prise sur elle.

Plus loin, derrière les bouleaux, se dressait l’étable, également en pierre, avec les mêmes décorations de brique rouge sur les murs.

Nous passâmes devant la grange et entrâmes dans la cour. Les moignons des arbustes à baies, entièrement rongés par les vaches, obligèrent mon père à s’arrêter. Il les toucha de la main et se fâcha : « Ce ne sont pas des choses qu’on fait! Ils n’ont rien fait de mal, ces arbustes ! »

Franchissant une large porte à deux battants, nous entrâmes dans une pièce sombre, aux quatre coins de laquelle moisissait du foin couvert de terre. Quelques luges étaient appuyées contre le mur. Il y avait là aussi des patins de traîneau et de vieux châssis de carriole.

Mon père m’expliqua : « Ici, c’est l’aire de battage de Tuudaku. Allons voir aussi ce qu’il y a dans la salle. Maman a dit que l’Aima de Põlendiku s’était installée ici. Mais il n’y a personne. Balivernes, tout ça ! »

Traversant la grande cuisine au sol carrelé de rouge, nous entrâmes dans la salle, dont les fenêtres étaient condamnées avec des planches. Mon père s’exclama, tout heureux : « Même le lit de ma mère est encore là ! »

Au-delà des murs et du plafond, le grand jour bruissait et resplendissait. Mais dans la pièce stagnait un air froid et humide. Sur le plancher traînaient des faux rouillées et des corbeilles à pommes de terre. Près du poêle, dans un coin, s’élevait un tas de terre noire autour duquel était répandue de la paille moisie. Mon père tapa du bout du pied dans le tas et dit : « Je me demande ce qu’Aima a bien pu conserver là-dedans, peut-être des pommes de terre? Elle-même doit habiter dans le sauna. C’est plus petit, il y a moins à chauffer. Cette terre, ça fait pourrir le plancher et ça attire d’horribles mille-pattes. Les gens ne pensent donc à rien ! »

Il redressa un long banc renversé et resta un instant assis, le dos voûté, la casquette sur la tête.

Quelque temps auparavant, je voulais m’approprier les fermes des autres. Aujourd’hui, c’était notre plancher à nous qui était en train de pourrir, et nos arbustes à nous qui avaient été rongés. Et pourtant je n’en aurais pas voulu, de cette ferme. Les bâtiments étaient lugubres. Sur les murs luisait une sueur froide. Il n’y avait ici ni bibelots, ni livres d’images. Nous retournâmes près de la grange. Mon père entra et sa voix me parvint de l’intérieur comme un bourdonnement : « Les vieilles femmes craignaient la grange de Tuudaku comme la peste. Elles disaient que le diable venait parfois s’y installer à l’étage. Pendant les moissons, les filles allaient dormir là-haut. Nous, on se mettait nos lampes de poche allumées dans la bouche, comme si on avait eu du feu à l’intérieur, et on montrait nos horribles dents. On passait entre les filles allongées en reniflant très fort : « gronf, gronf ! » Elles avaient une de ces frousses! Elles voulaient vite descendre et s’enfuir en courant. La Vaïké de Savikoti était tombée un jour par la trappe et était restée pendue par la chemise à un crochet en fer. Après ça, le vieux patron de Savikoti nous avait corrigés à coups de verge. » Mon père eut un petit rire amer, puis il se tut et commença à faire du bruit dans la grange. Je me tenais devant la porte, me balançant d’une jambe sur l’autre. Je me sentais triste et fatiguée. J’avais l’impression que mon corps était devenu transparent.

J’avais peur de ces vastes bâtiments vides, des grands bouleaux et de la clôture en lattes. Je sortis de la poche de mon tablier mon lièvre en pâte d’amande, mais lui aussi me parut terrifiant. Ses yeux rouges regardaient d’un air effrayé en direction de la grange. Son corps lisse et gris était chaud comme celui d’un animal vivant. Les grands chênes bruissaient continuellement. J’avais l’impression qu’à la cime de l’un d’entre eux était assis un homme en manteau noir.

Enfin, mon père ressortit de la grange. Marchant dans l’herbe haute, nous allâmes derrière le bâtiment. Il y avait là plusieurs rangées de pommiers, entre lesquels proliféraient la bardane et l’ansérine. Quelques branches cassées se balançaient encore sur les troncs, retenues par de simples bandes d’écorce. L’herbe, sous les pommiers, avait été piétinée, et sur les branches hautes de certains arbres, des gaules étaient restées accrochées, avec lesquelles on avait essayé de faire tomber les fruits. Dans l’herbe traînaient des pommes vertes et dures, où l’on pouvait voir des traces de dents. À la cime de plusieurs pommiers resplendissaient de gros et beaux fruits que personne n’avait pu atteindre. J’aurais voulu secouer les arbres, mais je n’osai pas le faire en présence de mon père.

Entre les pommiers dormait une vache décharnée. Deux moutons broutaient à côté d’elle. Dès qu’ils nous aperçurent, leurs yeux se mirent à flamboyer sous l’effet de la peur. Ils frappèrent violemment le sol avec leurs pattes avant, pour essayer de nous faire fuir.

Mon père jeta un regard autour de lui, les mains dans les poches de son pantalon, et dit : « Tu vois ces pommiers, c’est moi qui les ai plantés! Et ça me fait mal au cœur quand j’en vois un qui a une branche cassée!»

Je considérai d’un air sombre une taupinière qui se trouvait devant mes pieds et repensai avec angoisse à ces branches de pommier et de cerisier que j’avais pliées à grand fracas derrière la maison de la mère d’August. Je me sentis gênée devant cette vache somnolente, ces moutons hostiles, ce jardin à l’abandon, cette grange de pierre et le dos triste de mon père. « Si Léo et maman reviennent un jour, envisagea-t-il, il faudra qu’ils fassent un mélange de fumier et d’argile et qu’ils nouent des chiffons autour des blessures. Sinon ces pommiers vont avoir le cancer ! »

Nous retournâmes près de la moto. J’espérais que nous nous remettrions en route, mais mon père prit simplement sa serviette en toile, à l’intérieur de laquelle se trouvaient le pain et les harengs, et me chuchota plein d’enthousiasme : « Maintenant, on va aller dans un endroit secret, près du ruisseau, et on va manger à notre faim. On ne peut pas partir de chez soi sans avoir mangé! Pendant qu’on mangera, moi, j’imaginerai que ma mère nous a fait un pain délicieux, et toi, tu te diras que ta grand-mère de Tuudaku nous a donné de bons harengs ! » Il poursuivit : « Elle te donnerait encore plein de bonnes choses, meilleures même que ces harengs, si elle était là. Elle ferait des crêpes, étalerait du miel pardessus et te chanterait : Il prit son épée sur le mur et se perça le cœur, tira l’épée de sa poitrine et l’accrocha au mur. »

Les foins hauts et gris nous éraflaient les jambes. Au-delà des buissons, en revanche, ils avaient été coupés et le regain poussait avec vigueur. Il brillait et ondoyait dans le vent doux. L’eau noire du ruisseau glougloutait doucement entre les pierres. De longues tiges de jonc durcies frémissaient dans le courant. Au bord de l’eau affleurait une bonne argile bleue, avec laquelle on aurait pu faire des ustensiles de cuisine, modeler des soldats casqués, des pommes ou des poires. Mes yeux fixaient l’argile avec envie, mais mon père étalait déjà sa veste par terre. Il ouvrit sa sacoche et coupa une tranche de pain avec son canif. Après quoi, il ôta la queue d’un hareng, mit celui-ci sur le pain et me tendit le tout. La saumure brunâtre et graisseuse s’infiltrait dans le pain et me coulait le long des doigts. Tout en mangeant, je pensais avec envie que la grand-mère de Tuudaku aurait certainement fait cuire des pommes de terre pour accompagner les harengs.

Partout où le foin était coupé poussaient de petites fleurs blanches. Leurs tiges minces et dures portaient des fleurs en forme d’étoile, dont les pétales étaient parcourus de fines nervures roses semblables à des vaisseaux sanguins. Les pétales eux-mêmes étaient d’une blancheur et d’une propreté telles qu’on ne pouvait les comparer à rien. Certains d’entre eux avaient été rongés par des insectes.

En mangeant, j’observais les fleurs. Plus je les regardais, plus il en surgissait de nouvelles, et plus le ciel paraissait profond, le ruisseau noir et sans relief. Un pigeon appela dans les fourrés : « Lourdeur! Lourdeur! » et les hirondelles, au-dessus du pré, lui répondirent : « Nostalgie! Nostalgie! » Le ciel me donnait le vertige. Je réfléchissais et mon visage se transformait. Je touchai mes joues, pleine d’espoir, mais elles ne me parurent pas avoir changé, elles étaient toujours rondes et charnues.

Mon père remit soigneusement dans sa sacoche les harengs et le pain qui restaient, et nous commençâmes à remonter le ruisseau, lui devant et moi derrière. Nous rencontrâmes à nouveau de l’herbe non fauchée, qui m’arrivait jusqu’à la poitrine. Je progressais d’un pas furieux dans les traces de mon père. Des graines noires et sèches d’angélique me pleuvaient dessus en crépitant. Elles restaient accrochées à mes cheveux et se glissaient dans mes sandalettes.

Mon père m’expliqua : « Là, on s’était construit une cabane avec des piquets. Quand on avait fait une grosse bêtise, on prenait nos jambes à notre cou et on venait vite se réfugier ici, pour que le père ne puisse pas nous retrouver. Le soir, ma mère nous apportait du pain qu’elle cachait dans son tablier, et le père tirait des coups de fusil autour de la maison en criant :  » Cette fois, je vais vous tuer, espèces de gredins !  » Nous, on ne faisait pas de bruit. On pleurait en silence, en se demandant ce qui allait se passer. Peut-être que le père allait vraiment nous tuer. Mais ma mère nous disait que non, il ne tuerait personne! »

Les yeux de mon père étaient tout brillants. Il me montrait les endroits les plus beaux qu’il connaissait sur la terre et pensait que j’allais m’en souvenir. L’herbe, l’eau et les taillis étaient les mêmes partout, mais mon père ne leur faisait confiance qu’ici. La tête en arrière, il regarda longuement le feuillage d’un grand bouleau aux branches tombantes. Il cassa ensuite une tige de menthe au bord du ruisseau et déclara d’un air triste : « La menthe ne sera plus aussi belle en automne. Elle a déjà commencé à sécher!» Cette menthe, mon père la connaissait dans les moindres détails depuis plusieurs dizaines d’années. Toutes les autres qui poussaient de par le monde n’étaient qu’une image de celle-ci, la seule, la vraie, la menthe du ruisseau de Tuudaku.

Mon père écarta les joncs au bord de l’eau, et je vis qu’au fond du ruisseau se trouvaient de grandes pierres plates. Il me dit : « Tu crois qu’on va être assez courageux pour traverser en passant sur les pierres? Autrefois, c’était notre gué. On passait par là quand on allait en cachette au bord de la grand-route, pour observer les gens. »

Il posa délicatement dans l’herbe sa sacoche avec les harengs et le pain, puis s’avança sur les pierres avec de grands flic-flacs. Je voulais montrer à mon père que j’étais une véritable héroïne et je sautai bravement sur les pierres. Mais je me rendis compte bien vite qu’il était facile d’être un héros à cet endroit-là. L’eau était basse, le fond propre et couvert de sable. Il n’y avait là aucune de ces fosses obscures où grouillent les sangsues et où repose, dans la vase, le squelette d’un chat noyé.

Mon père écarta les joncs sur l’autre rive et s’exclama : « Regarde ce qu’il y a ici !» À la cime des joncs se balançait un nid vide, un nid de petit oiseau, léger et construit avec soin. Mon père était tout réjoui : « Même l’oiseau a compris que c’était un bon point de passage, et il a fait son nid ici ! »

Nous prîmes pied sur la rive et regardâmes autour de nous. Tout était à peu près comparable à ce que l’on voyait sur l’autre rive, et pourtant c’était différent : ici ne poussaient pas les fleurs blanches du regain, mais des saules bas entourés d’une herbe rousse et chétive. De l’autre côté du ruisseau, on apercevait la poignée de la sacoche, et plus loin, entre les grands bouleaux, la grange vide de Tuudaku.

Mon père me demanda d’un air malicieux : « À ton avis, comment pourrait-on fêter cette brillante traversée? Si on se mangeait un lièvre? »

Je me rappelai le morceau de pâte d’amande, dans la poche de mon tablier. Je le sortis rapidement et le regardai. Un frisson me parcourut le dos à l’idée que j’avais traversé le ruisseau sans penser à protéger la poche avec ma main. Je suggérai : « On mange la tête et les épaules, mais le reste on l’emmène à la maison, comme ça les autres en auront aussi ! » puis je tendis le lièvre à mon père.

Il me le rendit en disant : « Mange la tête ! moi je prendrai un morceau du cou », puis un doute le saisit : « Il va peut-être se coller aux dents. Il n’est peut-être pas aussi bon qu’il en a l’air! »

La paraffine se détacha, laissant apparaître l’intérieur de la pâte d’amande, grisâtre et mou. J’arrachai d’un coup de dent les oreilles du lièvre et un goût délicieux se répandit dans tout mon corps. Il bourdonnait à la fois dans ma tête et dans mes pieds et me plongeait dans une douce torpeur. Je ne fis qu’une bouchée de la tête du lièvre. Je regardai ensuite mon père couper une partie du cou, en prêtant surtout attention à la taille du morceau qu’il prenait. Il avait l’air particulièrement tendre et délicieux. Les yeux de mon père brillaient : « Tu vois, la pâte d’amande, il faudrait en acheter à chaque fois un kilo entier! Je ne connais rien de meilleur au monde! Mais ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi ils veulent à tout prix en faire des lièvres et des chats. Donner des formes d’animaux à des produits alimentaires, c’est contre nature! En revanche, les poires en pâte d’amande, ça c’est bon ! Et les fraises aussi ! »

Je n’avais pas eu de sucreries depuis fort longtemps et j’aurais mangé aussi bien des ours, des hérissons ou des poulets que des chiens ou des chats, pourvu qu’ils soient bien gros, bien sucrés et bien tendres.

Mon père regarda autour de lui d’un air absent, en tripotant des branches de saule. Peut-être s’attardait-il à dessein, pour que sa mère ait le temps de nous apporter du pain, caché sous son tablier. Je ne voyais pas âme qui vive et aucune voix ne se faisait entendre. Il n’y avait que l’eau qui gargouillait doucement et un petit vent frais qui soufflait du couchant.

Le dos voûté, mon père traversa à nouveau le ruisseau. Il reprit sa sacoche et m’attendit, regardant avec intérêt comment je passais de pierre en pierre en mettant un pied devant l’autre, une main serrée convulsivement autour du lièvre dans la poche de mon tablier. Il me félicita : « Tu t’es bien débrouillée ! En revenant, on peut facilement faire un faux pas, parce que ce n’est plus aussi intéressant qu’à l’aller. »

Nous retournâmes lentement près de la grange. Je m’agrippai de nouveau à l’anneau noir de la selle, derrière mon père, et regardai vers l’arrière jusqu’à ce que les murs de la grange disparaissent de ma vue. Le vent me faisait pleurer. Je me sentais désolée pour le lit de la grand-mère de Tuudaku, qui restait seul dans la salle froide et abandonnée. Désolée aussi pour sa pelle à enfourner, et pour tout le reste en général. Même pour l’herbe haute et les ornières boueuses. À la porte du magasin pendait maintenant un énorme cadenas, et lui aussi m’inspirait de la pitié, de même qu’Ärman, avec son visage maigre et son boulier usé, de même que le soleil au ras des arbres ou que les vaches ruminantes sur lesquelles passait l’ombre de notre moto.

Les taillis, dans le soir qui tombait, prenaient un aspect terrifiant. Aucune tache de soleil ne venait plus jouer entre les feuilles. Et les loriots avaient cessé de chanter. Devant le portail de Liisu, mon père coupa le moteur. Ilmar vint lui ouvrir et l’aida à pousser la moto dans la cour. Puis, d’un air un peu honteux et embarrassé, il demanda à mon père avec respect : « Est-ce que tu aurais le temps de venir voir un peu dans le sauna. Je voulais réparer la pendule, alors je l’ai démontée, mais maintenant je ne sais plus comment faire pour la remonter. »

Liisu m’appela : « Viens, on va à l’intérieur ! Tu vas me tenir un peu compagnie ! »

Traversant la cuisine, nous entrâmes dans la salle étroite et sombre, où j’étais déjà venue des milliers de fois manger des crêpes à la confiture de prunelle ou regarder de vieilles cartes de vœux.

Sous chacune des deux fenêtres se trouvait une table chargée de revues empilées et de boîtes à sardines remplies d’écrous, de clous et de boulons. L’une des tables était toujours entièrement recouverte. Mais sur l’autre, une des extrémités restait libre : c’était là que l’on mangeait. Près de la première se trouvait un long banc marron, semblable à un cercueil. Autour de l’autre, des chaises étaient disposées. En haut de l’armoire, deux livres s’empoussiéraient, que l’on n’avait jamais pris la peine de descendre à mon intention. On pouvait lire leur titre à travers la poussière: Le Printemps et L’Été.

Liisu plaça deux chaises l’une derrière l’autre et me dit : « Allez, viens, on fait le train! » C’était notre jeu préféré. Même si les vaches n’étaient pas traites ou si elle avait sa soupe sur le feu, Liisu ne manquait jamais une occasion de m’inviter à jouer au train.

Pour lui faire plaisir, je posais un pied sur l’un des barreaux de sa chaise et poussais par-derrière avec l’autre pied. Les deux sièges avançaient alors à grand fracas. Cela se passait toujours de la même manière. Été comme hiver. À deux ans comme à six ans. Que j’eusse des bottines de feutre aux pieds ou un tablier avec des oies. Lorsque les chaises étaient arrivées à l’autre bout de la salle, Liisu me disait invariablement : « Quand tu seras rentrée chez toi, tu montreras à ta grand-mère comment on fait le train!»

Ma grand-mère déclarait en général, d’un ton un peu méprisant : « Cette Liisu est décidément une drôle de petite vieille ! À son âge, elle devrait pourtant avoir autre chose à faire que de chahuter avec une gamine! Elle pourrait venir bavarder un peu avec moi, par exemple. Mais on dirait qu’elle s’obstine à ne pas nous rendre visite! »

Jouer au train ne me procura cette fois aucun plaisir. J’attendais le moment où la voix de mon père résonnerait à nouveau dans la cour, mais à travers le raclement des chaises, j’entendis seulement Ilmar qui appelait : «Maman, bon sang, apporte-nous la burette d’huile!»

Lorsque Liisu fut sortie, je restai seule derrière le dossier de la chaise. Je tendis l’oreille, mais il n’y avait rien à entendre. La porte de la pièce du fond était entrouverte. Là-bas, Liisu ne m’invitait jamais. J’y étais entrée seulement à deux ou trois reprises, avec ma mère. Il y régnait, du sol au plafond, une obscurité permanente, car la fenêtre était masquée par une couverture.

Mais la chose qui m’y attirait luisait même dans l’obscurité. Son existence était perceptible dans toute la maison, on pouvait la deviner rien qu’en passant devant le bâtiment.

Prenant mon courage à deux mains, je poussai doucement la porte. J’aperçus aussitôt ce que je voulais voir et la peur me saisit. Sur la commode, un cygne blanc en faïence me fixait d’un regard hostile, les sourcils froncés, le bec rouge, les yeux noirs et méchants. Son cou lisse et froid était cerné par une obscurité sépulcrale. Sa respiration lugubre et effrayante me donnait la chair de poule.

Lorsque mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, je remarquai sans le vouloir les autres objets qui se trouvaient dans la pièce : une grande armoire sombre, une machine à coudre à pédale et un lit en bois. Celui-ci, pour une raison mystérieuse, semblait réclamer un examen plus attentif. Je le regardai à nouveau et des sueurs froides me parcoururent le corps. Mes mains furent paralysées, mes jambes flageolèrent.

Je distinguais très nettement, sur le lit, une grande barbe noire, un crâne chauve et des yeux luisants. Quant à la chose qui dépassait de dessous l’oreiller, je ne voyais pas ce que cela pouvait être, sinon le canon d’un fusil.

Le lit grinça doucement et le fusil disparut, se retira comme une corne d’escargot.

Je reculai, reculai, reculai et butai contre le coin de la table. Je me réfugiai dans la cour et m’assis sur le banc au pied du bouleau. Mes oreilles bourdonnaient. Mes yeux s’embuaient. J’entendais comme dans un rêve mon père et Liisu qui discutaient à proximité.

Je finis par me lever, trottinai jusqu’au portail et sortis de la cour, malgré mon père qui me criait de revenir et malgré Liisu qui me courut après sur la route.

Je longeai un champ de pommes de terre, claquant des dents tellement j’avais froid. Je ne me retournai pas pour voir si mon père me suivait. Je ne pensai même pas à lui. Je me sentais petite et faible, et je ne voulais pas que quelqu’un le voie. Je léchai le liquide salé qui s’écoulait de mes yeux et de mon nez. J’aurais voulu frapper Liisu avec un piquet de clôture et, en même temps, être dans mon lit à la maison.

Loin au-dessus de moi se firent entendre un sifflement et des battements d’ailes : un vol d’oiseaux s’en allait dormir dans la boulaie. Le ciel était écarlate. Mes mains et mes jambes jetaient elles aussi des reflets rouges. Les forêts décrivaient un arc autour de moi, telle une longue scie ployée contre l’horizon. Derrière elles se produisaient des choses merveilleuses. Les papiers circulaient, les téléphones sonnaient, les ruines dressaient leur masse noire après les incendies. À certains endroits, on mangeait même du sucre, du pain et du saucisson!

Mais moi, je me hâtais vers la maison entre l’anneau oppressant des forêts, et contre mes genoux battait ma robe toute barbouillée de morve.

Dans le jardin, près de la brèche de la clôture, ma grand-mère ramassait des pommes de terre, agenouillée sur le sol, une corbeille posée à côté d’elle et un crochet de fer à la main. De la terre montait l’odeur âcre et familière des fanes.

Je criai : « Grand-mère ! Grand-mère ! », me précipitai vers elle et secouai de toutes mes forces la corbeille.

Quelques pommes de terre sautèrent par-dessus bord et ma grand-mère me cria : « Laisse donc cette corbeille tranquille, petite sauvage ! »

Cela me calma. Je m’assis par terre à côté d’elle et déclarai d’une voix neutre : « Grand-mère, on n’ira plus jamais chez Liisu. »

Elle se releva à grand-peine, me regarda d’un air étonné et me demanda : « Qu’est-ce qu’elle t’a donc fait? »

Je fis rouler dans un sillon deux pommes de terre Odenwald couvertes de terre et murmurai tout bas : « Je ne sais pas. »

———————

Mon père était parti.

Il n’y avait plus de sacoche, ni de valise, ni de sac à dos. Seule la radio chantait, d’un air espiègle, comme en souvenir de lui : « Fais-la tourner, fais-la voler, ta jolie blonde… jeune soldat, étoile d’or à l’uniforme… »

Mon père avait allumé la radio très tôt le matin, pour qu’elle nous fasse penser à lui et que je puisse l’imaginer en train de rouler, à travers les forêts humides et les villages recroquevillés, vers la laiterie de Kaansoo.

La radio se tut, vrombit, puis ce furent des discours interminables, et pour finir une voix cria : « Il faut accroître la production des chaussures en cuir de poisson ! »

Je tirai la couverture sur ma tête et retins mon souffle jusqu’à ce que mes oreilles se mettent à bourdonner, ensuite je dus respirer très profondément. Je fis tout haut: «Cot! cot! cot!». Mais comme on pouvait s’y attendre, cela ne me procura aucun plaisir. Je me rappelai le livre rapporté de la ville : Excursion dans la forêt des myrtilles, mais sans grande conviction, plutôt pour penser à quelque chose. J’avais l’impression que dès que je serais sortie de mon lit, toutes sortes de dangers allaient recommencer à me guetter, et je n’avais aucune envie de me lever. Mon oreiller faisait un creux, chaud comme un nid d’oiseau. Je regrettai de n’avoir pas la fièvre, pas même mal aux oreilles!

La pièce était plongée dans la pénombre. On n’entendait pas la pluie tomber, mais toutes les choses visibles étaient gris sombre. J’inspectai la pièce des yeux et vis que ma grand-mère avait déjà fait son lit. Je regardai les roses qui ornaient le coin de sa couverture noire, et les trois gros oreillers empilés. Sur la taie de celui du dessus, elle avait brodé elle-même deux mains serrées. Chaque fois qu’il m’est arrivé d’entendre, plus tard, l’expression « marcher main dans la main », je n’ai pu m’empêcher de penser à cette taie d’oreiller. On ne la mettait là que pendant la journée. Je pouvais donc en déduire que la journée avait déjà commencé.

Les rideaux étaient ouverts. Sur la table étaient entassées les culottes et les chemises de mon père. Hier encore, elles séchaient sur la corde à linge derrière la maison. Aujourd’hui, on voulait peut-être les raccommoder. Et en effet, j’aperçus aussi un aiguillier, une paire de ciseaux et une bobine de fil, ce qui me plongea bizarrement dans une humeur des plus moroses. Le coin entre le poêle et le mur était tout noir. La salle principale paraissait encore plus sombre et menaçante que la pièce du fond. Une branche du cornouiller frottait doucement contre la vitre.

J’écartai la couverture en soupirant et allai jusqu’à la fenêtre en tapant des pieds. Il ne pleuvait pas, mais on ne voyait plus rien. Même les cassis étaient noyés dans la brume.

La radio martela vigoureusement : « Chaque membre du kolkhoze du Progrès sait que le président ne respecte pas le règlement. Il habite dans une ferme isolée, avec sa femme, sa belle-mère et son beau-frère, loin des autres kolkhoziens ! » puis elle enchaîna aussitôt avec la chanson Brave garçon de la campagne.

Je m’emparai de l’aiguillier, sur la table, et grimpai à nouveau dans mon lit. Les aiguilles, il ne fallait pas les apporter dans les lits, car elles s’y perdaient et s’enfonçaient dans la chair des gens, après quoi, portées par le sang, elles remontaient lentement jusqu’au cœur.

J’ouvris tout de même l’aiguillier, en me cachant sous un coin de la couverture. Les pages de laine noire étaient bordées de fil vert cousu au point de feston, afin qu’elles ne s’effilochent pas. Un nœud fait du même fil s’étalait sur la couverture.

Sur la première page étaient piquées les petites aiguilles ; sur la deuxième, celles avec un grand chas ; sur la troisième, les aiguilles à repriser; et sur la quatrième, les grosses aiguilles. Je sortis trois aiguilles à gros chas et deux aiguilles à repriser. Les premières étaient des petites orphelines, les secondes étaient leurs méchantes marâtres qui leur donnaient des coups de pied et leur faisaient manger de la laitance de hareng. Un jour, l’une des orphelines s’enfuyait de la maison et on ne la revoyait plus jamais. Les marâtres grognaient : « Elle n’a pas disparu! C’est du sabotage! Mais attendez un peu, on va écrire au soviet rural… Ils la retrouveront!»

Je parlais à voix basse, le souffle court, et lorsque les trois orphelines se furent enfuies, je pris peur et jetai l’aiguillier au pied du lit. J’avais l’impression que si je restais encore un peu dans mon lit, ces trois gentilles aiguilles à large chas allaient s’enfoncer sous ma peau et remonter jusqu’à mon cœur. Triste et abattue, j’attendis qu’elles se mettent en route, mais je ne sentis rien. Je voyais très clairement comment elles allaient faire : elles ne se tortilleraient pas, mais s’élanceraient tout droit à travers la chair sanglante, en flamboyant comme des avions. Je commençai à haleter et à suer abondamment. Je criai : « Maman, où es-tu? Maman! » mais personne ne me répondit. Je descendis du lit en prenant garde aux aiguilles et enfilai mes vêtements les plus minables. D’abord un pantalon de sport tout distendu, dont les fesses étaient renforcées d’une pièce noire et sur lequel pendillaient des bretelles cousues à la ceinture.

Je ne trouvai pas de maillot, ni de bas, et enfilai directement sur ma peau un pull-over aux manches effilochées, que j’enfonçai dans mon pantalon. Les bretelles se tortillèrent et je les laissai ainsi.

Je n’avais pas particulièrement envie d’aller dans la cour. Je n’avais d’ailleurs envie de rien, ce matin-là. Je plaçai deux chaises l’une derrière l’autre, comme Liisu me l’avait appris, et commençai à taper dessus avec un manche à balai. Je me vengeais ainsi des chaises de Liisu, et d’une façon générale de toute la visite chez elle. La paille se défaisait par endroits et des tiges de joncs pendaient entre les pieds.

Je n’entendis pas ma grand-mère arriver. Elle me tira violemment par les cheveux et cria : « Espèce de petite peste! Tu n’as pas un peu fini de casser les chaises! Tu veux goûter aux verges ! »

Elle flatta les chaises de la main, secoua les dossiers et remit les joncs en place.

Je me refroidis aussitôt. J’avais pitié de ma grand-mère, qui considérait que ces chaises étaient plus importantes que moi. Je sortis à contrecœur.

Une poule était perchée au sommet de la clôture, les ailes pendantes. Il tombait une bruine légère, si fine qu’elle ne mouillait rien d’autre que l’herbe. Ma grand-mère ronchonnait toute seule à l’intérieur : « Allez-y, cassez tout ce qu’il y a dans la maison ! Pour ce que ça peut me faire, à moi! Vous pouvez bien vous asseoir sur ce que vous voulez, et même sur un perchoir si ça vous chante ! »

Je me souvins alors que ma mère devait aller ce jour-là dans un champ du kolkhoze pour arracher du lin. Me laissant tomber lourdement sur une marche humide de l’escalier, je me recroquevillai sur moi-même et mon cœur se mit à battre furieusement. Je me bouchai les oreilles avec les mains et laissai la pluie me tomber dessus. D’un œil perçant, je scrutai les broussailles au-delà de la clôture, bien loin derrière le coq avachi et les poules au plumage mouillé.

J’appuyai mon menton sur mes genoux et regardai l’escalier humide, les fentes boueuses entre les planches et les têtes de clou grises. Je prononçai à voix basse des mots sans rapport avec le moment présent, des mots qui ne me trottaient même pas dans la tête et que j’aurais très bien pu ne pas dire : « Petite fille aux yeux de fée, il est temps d’aller te coucher. Pense à bien ranger tes habits, et grimpe vite dans ton lit. »

Soudain, d’autres mots me vinrent à la bouche : « On avait enterré un homme, et celui-ci pensait : Bon sang de bonsoir, comment vais-je sortir d’ici?»

Je murmurai cela plusieurs fois, jusqu’à ce que l’homme en question commence à me faire peur. Les mots faisaient naître la peur. Et ceux-ci avaient surgi dans ma tête.

J’avais peur de ma tête, de mes dents et du battement de mon sang. Je me mordis le dos de la main, et mes dents y laissèrent leur empreinte en demi-cercle.

J’aurais bien voulu savoir si tous les hommes avaient dans la tête quelque chose qui les effrayait. À quoi pensait ma grand-mère? Et à quoi pensait mon oncle lorsqu’il regardait fixement le plafond, allongé dans son lit, en se raclant la gorge de temps à autre?

Je me levai en frissonnant et rentrai dans la maison. Ma grand-mère était assise près de la fenêtre et ravaudait un sac à pommes de terre. Parfois, quittant son ouvrage des yeux, elle relevait ses lunettes sur son front et regardait dehors. Cela ne me disait rien qui vaille. Je m’assis de l’autre côté de la table et commençai à l’observer.

Lorsqu’elle cousait ainsi près de la fenêtre, elle finissait toujours par avoir l’impression que quelqu’un passait devant la maison. C’était tantôt le grand-père mort, tantôt Julius, le fils qu’elle avait perdu. C’était pour cela qu’elle cousait toujours d’une aiguille un peu distraite, à grands points, en mettant parfois sur sa langue, pour se calmer, un morceau de sucre avec quelques gouttes d’élixir ou de valériane. Et toujours elle se lamentait : «Allons bon, on ne me laissera jamais coudre en paix! Mais qu’est-ce que j’ai fait au Seigneur pour qu’il me tourmente ainsi!»

Lorsqu’elle releva ses lunettes en soupirant : « Décidément, il n’y a rien à faire! » je me levai d’un bond derrière la table, tapai du pied par terre et manifestai mon mépris en criant d’un air excédé : « Mais enfin, tu ne comprends pas que ce que tu vois, ça n’existe pas!»

Ces paroles me remplirent de courage. C’était justement ce que ma rusée grand-mère attendait. Elle jeta son sac par terre, sous le banc, se leva en gémissant et me demanda : « Qu’est-ce que tu veux manger? Un peu de lait caillé? »

Elle apporta sur la table la moitié d’un pain, une assiette de harengs et une cruche de lait caillé. Serrant le pain contre sa poitrine, elle en coupa deux grosses tranches.

Je déclarai d’un air buté : « J’ai pas faim ! » et jetai un regard désapprobateur sur les harengs gris clair aux yeux brillants. Quand ma grand-mère ravaudait un sac, ses gros doigts crochus laissaient régulièrement échapper l’aiguille, qui tombait par terre avec un petit bruit cristallin. Ses yeux ne distinguaient plus le chas et elle enfilait le fil dans l’air à côté de l’aiguille. Mais quelle importance cela avait-il? Tout dans cette maison lui appartenait, y compris le lit et l’armoire de mon oncle, la table où nous mangions, la nourriture elle-même, l’hibiscus, les harengs, et aussi ma mère et moi.

Ma mère savait cela parfaitement, c’est pourquoi elle prenait toujours un secret plaisir à m’entendre faire la leçon à ma grand-mère et me disputer avec elle en montrant ma mauvaise humeur.

Quoi qu’elle fît, ma mère avait le sentiment qu’elle le faisait pour ma grand-mère. Lorsqu’elle se tricotait un gilet, par exemple, elle faisait toujours les manches trop étroites, il fallait à chaque fois les défaire et les tricoter à nouveau. Avec moi, elle ne se mettait en colère que lorsque ma grand-mère entendait. Dès qu’elle avait le dos tourné, je pouvais faire absolument n’importe quoi – casser des œufs pourris sous le nez des vaches, attraper le coq, découper des images dans les livres…

Je faisais devant ma mère des bêtises de plus en plus énormes, pour qu’elle m’interdise enfin quelque chose. Mais tout cela semblait plutôt l’amuser. Elle n’avait jamais imaginé que quelqu’un fût capable d’inventer des choses pareilles. Elle-même avait dû payer autrefois de ses larmes – et de cuisantes douleurs au derrière – les assiettes cassées, les encriers renversés et les biscuits grignotés en cachette.

Mon oncle soupçonnait, derrière le comportement soumis de ma mère, une secrète résistance, et ma mère le savait. Elle se sentait oppressée par les moindres raclements de gorge de mon oncle, par ses bottes dans le vestibule, par sa gibecière accrochée au portemanteau, par tout ce qu’il ne disait pas et par les regards qu’il lui jetait parfois. Elle essayait de moins manger à table, et se rattrapait en général un peu plus tard. Lorsque mon oncle rentrait à la maison, le visage de ma mère se fermait, ses yeux devenaient gris, et elle me tirait les oreilles très fort pour des broutilles. Mais lorsqu’il arrivait à mon oncle de plaisanter, elle s’appliquait à rire à pleine gorge, les yeux froids et les joues rondes.

Mon oncle, au fond de lui-même, avait peur de ma grand-mère. Elle pouvait l’obliger à réparer le poêle ou à tuer le cochon. Nul ne pouvait résister à ma grand-mère.

Moi, je  n’avais  peur de  personne.  Je nouais des intrigues d’un air innocent et jetais de l’huile sur le feu sans en avoir l’air. J’avais reçu, en récompense de mes mérites, du sucre en morceaux, des pommes séchées, un livre intitulé Les Frères Lu, et l’autorisation de boire ma tisane de framboisier dans notre plus belle tasse de l’époque tsariste.

Je repensai soudain à cette tasse. Repoussant la miche de pain sur le côté, je courus dans la cuisine et pris la tasse à deux mains. Elle était blanche et fine. Je caressai du bout de mon menton sa bordure dorée et ondulée, et sanglotai bruyamment sans verser la moindre larme. Après quoi je retournai dans la salle, me rassis à ma place derrière la table et observai pendant un certain temps, avec beaucoup d’attention, le visage de ma grand-mère, le nœud défait de son fichu sous son menton, et les boutons de verre sur le devant de sa veste, semblables à des morceaux de glace.

Je décidai d’engager prudemment la conversation : « Grand-mère, les gens qui voient les hommes cachés dans la forêt, pourquoi ils ne vont pas le dire aux autres? »

Le couteau, dans les mains de ma grand-mère, s’immobilisa, comme s’il voulait écouter lui aussi ce qu’elle allait répondre. Mais elle se contenta de marmonner : « Ça ne regarde pas les petites filles ! » et continua de manger en silence. Elle était comme un gros arbre dépourvu de branches basses et auquel il était impossible de monter. Si seulement on avait pu, le regard, depuis la cime, aurait porté bien au-delà de la forêt!

Le couteau, toujours immobile, tendait l’oreille. Je fis une nouvelle tentative : « Grand-mère, tu as dit toi-même que tu avais vu deux hommes avec des fusils, dans le pacage de Latiku! Pourquoi tu ne vas pas les dénoncer? »

Ma grand-mère mâcha son pain sans dire un mot. Puis elle m’expliqua enfin, en me regardant droit dans les yeux : « Si on en capture un sur dénonciation, ceux qui n’auront pas été pris essayeront de se venger sur celui qui les a dénoncés. Et s’ils n’y arrivent pas, ils se vengeront sur le bétail. » Elle réfléchit un instant et reprit : « Ils ne m’ont jamais rien fait de mal, à moi. Pourquoi est-ce que je devrais avoir leur mort sur la conscience? »

Ces derniers mots, «avoir leur mort sur la conscience», me vrillèrent le crâne, transpercèrent le squelette de hareng entre les doigts de ma grand-mère et restèrent longtemps à tournoyer sous les solives. Ils me faisaient penser d’un côté à La Bible racontée aux enfants, et de l’autre à un cœur de bœuf dégoulinant de sang, encore en train de battre dans un récipient en terre cuite. La signification de cette phrase était obscure, mais je disposais d’une arme infaillible contre l’obscurité : le nom de Staline. Grâce à lui, je pouvais transformer les histoires de la Bible en un tas de vieux papiers sans intérêt, illuminer les coins d’ombre et chasser les idées noires. Cette pensée me remplit d’un nouveau courage et je criai à ma grand-mère : « Eh bien voilà, c’est pour ça qu’on ne le trouve pas, l’abri! C’est parce que tu es contre ! »

Ma grand-mère ne me regarda ni méchamment, ni gentiment. Elle ne me regarda pas du tout. Lorsqu’elle soupira enfin : « La violence me fait peur ! » cela ne s’adressait pas à moi, mais à la miche de pain sur la table, aux harengs dans l’assiette, aux solives et au livre d’histoires de la Bible.

Elle se mit ensuite à manger avec appétit, presque furieusement, et ne prononça plus le moindre mot. Je quittai furtivement ma place derrière la table et allai sans bruit dans la pièce du fond. Je rassemblai toutes mes affaires et les considérai les unes après les autres.

Il y avait là un horrible petit chien qui semblait frotter son arrière-train par terre, comme s’il avait des vers. Et aussi une boule de verre bleue, un ours couineur en caoutchouc, qui grognait au lieu de couiner, et l’ours Udupää, vêtu d’une toile de coton à pois. J’avais arraché de mes propres mains ses yeux de verre marron, que j’avais jetés dans le puits.

Il y avait aussi ma poupée en plastique, Villu, avec ses mollets verdâtres, ses chaussettes, ses culottes et son sourire en plastique. Et encore le cheval de bois aux pattes raccourcies, et puis Mats, avec son bonnet jaune à pompon, son pantalon bouffant à fleurs, ses joues rouges et ses grosses patasses. Sa poitrine, couverte d’un gilet de laine, était rembourrée de ouate grise. On l’appelait « le clown ».

Je possédais aussi une pompe à vélo, un harmonica, plusieurs bobines de fil vides, une grosse perle d’ambre, une fleur de verre avec une tige en fil de fer, une vache en bois, un arbre en bois et quelques touffes d’herbe, également en bois. Les autres vaches, fleurs, arbres et touffes d’herbe, je les avais perdus un jour dans la prairie, entre deux mottes de terre ou dans l’herbe véritable.

Il y avait aussi une grosse coccinelle, que l’on pouvait tirer derrière soi avec une corde. Mais je ne comprenais pas dans quel but. Il en était de même d’un petit canard en bois.

Restait encore un poisson rouge en celluloïd, que l’on pouvait faire nager dans les fossés, et un âne à roulettes, sur la tête duquel se balançaient de grandes oreilles en peau de porc. Son cou était figuré par un gros ressort, et sa queue par une touffe de soies. Son corps et sa tête, c’était mon père qui les avait façonnés au tour. Il les avait peints en vert, parce que c’était la couleur de l’espoir. De sa bouche dépassaient deux dents en bois, passablement émoussées. Chaque fois que je le voyais ainsi hocher la tête en montrant les dents, j’avais le sentiment que mon père était dans les parages et allait bientôt venir me demander quelle était la capitale de la Norvège.

Aucun de mes jouets ne me faisait envie pour le moment. Ils me paraissaient usés et primitifs : rien qu’un amas de bois et de plastique, de verre et de tissu, des choses mortes dont il n’y avait aucun réconfort à attendre.

Peut-être le réconfort se cachait-il quelque part au fond du tiroir? Je le retirai à grand-peine de la table et déversai son contenu sur le plancher. Les crayons de couleur roulèrent avec un bruit de crécelle aux quatre coins de la pièce. Il n’y en avait d’ailleurs pas plus de quatre, et eux aussi étaient émoussés. Je les ramassai et les examinai. Le plus insignifiant était un crayon marronnasse à la couleur indéfinie : trop noir pour être rouge, et trop rouge pour être noir. Le crayon rouge, lui, tirait sur le brun. Et le crayon vert paraissait bleu. Il n’y avait que le jaune qui fût satisfaisant. Si on les mouillait suffisamment souvent avec la langue, on pouvait s’en servir pour barbouiller des images dans les livres.

Au nombre de mes richesses figuraient aussi un paquet de papier ligné verdâtre, un crayon feutre et plusieurs feuilles de papier carbone noir. Tout cela m’avait été donné par mon père.

Et encore un petit cahier à dessin, aux coins entièrement rongés, dans lequel se trouvait une maison carrée dessinée par ma mère, une petite fleur dessinée par ma grand-mère, le Diable et le bacille de la tuberculose, dessinés par mon père, et moi-même dessinée par mon oncle, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, les cheveux ébouriffés et les jambes comme deux grands L. Il y avait aussi un avion, un drapeau rouge et des balles de fusil, dessinés par mes soins. Le drapeau avait été difficile à faire, les balles de fusil beaucoup moins.

Elles sifflaient autour de la maison dessinée par ma mère, tuaient le Diable et le bacille de la tuberculose et réduisaient en pièces la petite fleur. Il n’y avait que moi qu’elles n’atteignaient pas. J’y veillais avec une attention toute particulière.

Je pris le feutre, l’humectai avec ma langue et dessinai en grinçant des dents plusieurs grosses balles qui venaient vers moi. Mais aucune n’atteignit sa cible. Elles passèrent toutes à côté!

Dehors, contre le mur de la maison, les massifs mouillés bruissaient doucement. Le poêle répandait une odeur de fumée froide. Et dans la pièce plongée dans la pénombre, on ne distinguait plus le rouge du noir.

Je poussai les dessins sur le côté et tirai les livres vers moi, mais je n’en ouvris aucun. Il y avait des livres qui distrayaient et d’autres qui faisaient la leçon. Dans les moments tristes, ils se taisaient d’un air soumis et ne donnaient aucun conseil. Seul le livre Les Tâches importantes me susurrait doucement : « Je ne veux pas me prélasser – où est le fer à repasser? »

La porte s’ouvrit. Ma grand-mère apparut sur le seuil et me dit sur un ton menaçant : « Est-ce que tu viens manger, oui ou non? Si tu ne viens pas, je débarrasse la table! »

Je déclarai d’un air buté : « Mais enfin, tu ne comprends pas que je suis une mangeuse d’homme! Je ne mange que de la chair humaine!»

L’affrontement était sur le point d’éclater. J’attendais avec une joie maligne le moment où ma grand-mère rugirait : « Tais-toi ! » Mais au même instant, on entendit frapper bruyamment à la porte de la salle. La porte craqua brièvement, comme si elle toussait, et un petit vieillard trapu que nous ne connaissions pas apparut sur le seuil.

Très intéressée, j’accourus de la pièce du fond. Ma grand-mère boutonna son gilet et recula imperceptiblement. L’étranger se détachait sur l’obscurité du vestibule. Il nous salua faiblement. Son crâne chauve brillait, bordé par un fouillis de cheveux blancs. Sur le front, au-dessus des sourcils, étincelaient des lunettes rondes couvertes de buée. Son long manteau bleu foncé était soigneusement rapiécé aux coudes. On ne voyait presque pas ses jambes, soit que le manteau fût trop long, soit que les jambes fussent trop petites.

Sur son ventre, l’étranger tenait délicatement un chapeau gris tout trempé. On apercevait même une cravate entre les pans de son manteau.

Je crus que cette fois ça y était, le grand-père mort était enfin revenu! Hochant la tête d’un air entendu, j’examinai le visage de ma grand-mère, mais il avait son expression habituelle, et l’on n’y lisait rien qui ressemblât à de la frayeur.

L’étranger promena dans la pièce un regard à la fois curieux et grave. Ce n’était pas le grand-père mort, mais le directeur de la bibliothèque, Ilvès, ainsi qu’il ressortit de ses explications. En disant son nom, il tendit la main à ma grand-mère. La main s’avança vers elle en fendant hardiment la pénombre. Le geste fut accompagné d’une voix sonore et joyeuse, bien qu’il n’y eût pas, apparemment, de raison particulière de se réjouir. Personne ne voulait s’inscrire à la bibliothèque, en dépit des efforts d’Ilvès qui allait de maison en maison pour essayer de trouver des lecteurs. Tout le monde semblait craindre quelque chose.

« Ils ont peur que ce soit une escroquerie. » La voix profonde d’Ilvès résonna sous les solives.

Il posa son chapeau sur la table. Sa main s’élança à nouveau dans les airs et vint se placer sur ma tête, lourde et propre comme un gros livre neuf.

Le visage de ma grand-mère s’éclaircissait peu à peu, son regard devenait plus bleu. Les paroles d’Ilvès tournoyaient en crépitant sous le plafond, aussi à l’aise et familières que des hirondelles, et pourtant venues d’un autre pays.

Il apparut qu’Ilvès avait déjà connu dans son enfance un automne aussi pluvieux que celui-ci – pire même ! – et qu’il était né dans le canton de Võisiku, comme ma grand-mère. L’instruction ne lui avait pas monté à la tête, on pouvait s’en rendre compte en regardant ses yeux.

Ilvès nous apprit qu’il était chargé de sensibiliser les femmes de la campagne aux vertus de la morue. Il sortit de sa poche une image grise représentant une morue, des instructions sur la manière de l’écailler et une liste dactylographiée de plats à base de morue. À la fin de la liste figuraient aussi quelques renseignements sur les mœurs de ce poisson.

Ma grand-mère redevint méfiante : « Qu’est-ce que vous lui trouvez, à la morue? Le hareng, c’est quand même bien meilleur ! »

Ilvès ne savait pas où l’on pouvait se procurer de la morue, mais il pensait qu’on en vendait peut-être dans les grandes villes. Il n’oublia pas de recueillir sur sa feuille la signature de ma grand-mère. Elle dessina son nom au feutre en reniflant et Ilvès s’exclama d’un air réjoui : « Et voilà ! Anna Kitsing – familiarisée avec la morue ! » Il frappa joyeusement le bout d’une de ses bottes contre le talon de l’autre. Il avait l’air content de son sort, à présent. Il sortit un paquet de cigarettes et commença à fumer, puis il nasilla d’un air triomphant : « C’est une petite bergeronnette qui m’a redonné le goût de vivre, alors que je travaillais dans la forêt. Elle avait encore la force de sautiller et de gazouiller sur la glace, et elle n’avait même pas de pain! Nous, nous avions du pain, mais pas de viande et pas de beurre. J’avais le ventre vide. Je me suis souvenu alors de toutes les poésies que j’avais apprises à l’école et je me les suis récitées une à une. J’étais comme une très vieille et très robuste bergeronnette, et je gazouillais moi aussi de mon côté. À ce moment-là, j’étais bien loin de penser aux mœurs des morues ! Parce que, entre nous, c’est quand même un peu ridicule, tout ça!   »

Son regard bienveillant se portait alternativement sur ma grand-mère et sur moi et attendait que nous exprimions une opinion sur la question.

Ma grand-mère me dit tout bas : « Prends un petit panier et va chercher des œufs dans le garde-manger, autant d’œufs que tu as de doigts sur tes deux mains. »

Je m’acheminai à grand bruit vers le garde-manger et commençai à entasser dans un panier de gros œufs bruns. C’étaient peut-être les œufs de la poule Corneille, égorgée par le furet. Je soupirai d’un air soucieux en comptant alternativement mes doigts et les œufs, mais je m’embrouillai et dus recommencer à zéro.

En revenant, j’entendis ma grand-mère réciter d’une voix étrange, comme si les mots étaient de fer :

Tombent déjà les feuilles des bouleaux Un vent furieux souffle sur la jachère…

Elle fit une pause et, reprenant sa voix rugueuse habituelle, déclara d’un air préoccupé : « Je n’ai pas beaucoup d’instruction, moi, mais ce que je sais, c’est que depuis que je suis toute petite, à chaque fois que je me rappelle ces vers, j’en ai le cœur serré. C’est comme si un malheur était dans l’air et qu’il s’annonçait de cette manière… »

Ilvès ne parut pas avoir entendu. Il contempla longuement le devant de sa veste, puis releva les yeux et déclara : « Oui, c’est exactement ce que je ressens moi aussi. » À l’aspect de son nez, de son crâne chauve et même de la poche de sa veste, on pouvait voir que quelque chose le préoccupait, qu’il essayait de dissimuler.

Sans comprendre, j’observai ses mains, ses regards et les pans de son manteau. Il se tenait bien droit. Ses mains ne tremblaient pas. Il ne laissa pas échapper le moindre soupir. Et pourtant, malgré sa voix joyeuse, il me parut soudain envahi tout entier par le souci.

En même temps, j’eus le sentiment que quelque chose de semblable s’était déjà produit : on me regarde, on me raconte joyeusement une histoire, mais je ne l’écoute pas, j’observe les gencives du conteur, ses narines et ses yeux. Je le scrute d’un regard brûlant et comprends qu’il a du chagrin.

Ce sentiment ou ce souvenir flamboya dans ma tête, au niveau de la nuque, comme lorsqu’on oublie soudain une chose importante que l’on aurait voulu dire. Je me concentrai intensément, les yeux plissés, mais ne parvins pas à me rappeler qui était cette personne qui dissimulait ainsi son chagrin, ni quand cela se passait, ni même si cela avait réellement eu lieu.

Peut-être n’était-ce nul autre qu’Ilvès, un instant auparavant? J’avais bien observé son visage et je me souvenais encore du ton sur lequel il avait dit : « Oui, c’est exactement ce que je ressens moi aussi. »

Ilvès mit son chapeau, se leva, palpa ses poches latérales et boutonna son manteau jusqu’en haut. Il avait l’air de chercher ses mots, mais ne disait plus rien. Ce fut moi qui rompis le silence en susurrant : « Grand-mère, je veux aller à la bibliothèque ! »

Je me tenais entre Ilvès et ma grand-mère, mon panier plein d’œufs dans les mains – les œufs bruns de la poule morte Corneille. Je n’osais pas l’offrir directement à Ilvès, mais le tenais tout de même un peu écarté de moi. Les yeux baissés, je dis : « J’irai avec Tommi. »

Ma grand-mère expliqua à Ilvès : « Dans le panier de la petite, il y a dix œufs pour vous. La gamine ramènera le panier vide. » Elle caressa son tablier gris en étoupe, en se demandant ce qu’elle pourrait bien ajouter. Elle lança finalement de sa voix éraillée : «Soyez brave!» comme un ordre formel qu’il était impossible de ne pas exécuter. Je gobais de l’air. J’étais heureuse comme un chien qu’on emmène à la chasse. Je fis un bond et, de joie, tapai des deux poings dans le pantalon corsaire de mon oncle qui pendait à un clou. J’avais envie de m’ébrouer en poussant de grands cris, mais je n’osais pas le faire devant Ilvès. J’aurais voulu grimper au sommet d’un piquet de clôture et demander : « Alors ! On s’en va? » Au lieu de cela, je me contentai de ranger les œufs, plaçant les gros bruns sur le dessus. J’avais un peu peur qu’ils se brisent, car on allait sûrement me laisser porter le panier. Il faudrait le serrer précautionneusement contre ma poitrine et le tenir solidement des deux mains…

« Est-ce que la petite saura revenir toute seule? »

« Oui, bien sûr! » répondis-je d’un air sombre, avant de me glisser dans le vestibule. J’ouvris tout grand la porte. Entre les nuages bas scintillait le ciel bleu.

Les marches de l’escalier avaient séché. J’appelai : « Tommi ! Tommi ! » et lorsque Tommi surgit de dessous le hache-paille, je commençai à marcher lentement à reculons vers le portail.

Je ne savais pas de quoi il faudrait parler avec Ilvès. Mais ne pas parler du tout me semblait un peu bête.

Ilvès traversait déjà la cour. Dehors, il paraissait plus petit que dans la maison. Cela lui allait moins bien. Son chapeau et sa cravate lui donnaient un air un peu étrange, alors qu’à l’intérieur ils le faisaient paraître sérieux et avisé.

Nous partîmes à travers l’enclos à chevaux. Autour de nous, de gros bouleaux aux branches tombantes répandaient un parfum d’automne. Les nuages flottaient dans le vent et l’eau miroitait au fond des fossés. Tantôt nous disparaissions entre les buissons, tantôt nous émergions à découvert, alignés comme pour une exposition : en premier Ilvès, puis moi, puis Tommi. Le corps jaunâtre de Tommi brillait entre les hautes herbes durcies, comme la silhouette d’un renard. Ilvès me jetait parfois un regard par-dessus son épaule. J’espérais alors de tout mon cœur que ses yeux perçants aux paupières lourdes sauraient voir à travers moi, et qu’il comprendrait d’une manière ou d’une autre que je savais déjà lire. Dans ces moments-là, je maudissais mes bretelles pendantes et mon gilet rouge à la poche déchirée. Mais le regard d’Ilvès s’attardait plutôt sur les ornières pleines d’eau, les prairies froissées et le ciel agité.

Le sol se relevait peu à peu. Ce paysage austère et uniforme menaçait le visage bien propre d’Ilvès, son nœud de cravate et son manteau de citadin. Ce paysage pouvait l’égarer, faire souffler le vent à l’intérieur de ses poumons, lui tirer une balle dans le dos depuis un bosquet de saules. Et pourtant, il déroulait devant nous ses étendues bleues et laissait le soleil bienfaisant nimber nos têtes de sa lumière dorée.

J’étais moi-même un élément de ce paysage, secrète et bienveillante. Si je ne les avais pas regardés, les blocs de pierre, les champs de céréales et les toits de roseau désagrégés n’auraient pas été ce qu’ils étaient.

Nous montâmes, à la queue leu leu, sur le sentier qui longeait les champs en suivant la courbure du sol, puis nous descendîmes dans un bois touffu. Derrière le bois se trouvait la bibliothèque, sur laquelle le paysage n’avait plus de prise. Je restai debout à la porte, comme si je venais soudain de perdre mon enfance. Ilvès me prit des mains le panier plein d’œufs et le posa sur une table protégée par du papier vert. La queue de. Tommi battait contre les pieds de la table.

Je vis un trou de souris dans la tapisserie et aperçus, par une porte ouverte, un lit de fer recouvert d’une couverture grise. Je tournai les yeux vers la fenêtre et découvris dans la cour un chevalet de scieur, un billot et une hache avec une feuille de bouleau jaune collée sur la lame. Nulle part au monde il ne pouvait y avoir de billot si lourd de sens, ni de chevalet si mystérieux. Je ne les vis d’ailleurs ainsi que cette fois-là. Ensuite, je m’y habituai.

Pendant qu’Ilvès, dans la pièce du fond, farfouillait dans ses papiers et essayait de renverser ou de retourner un objet lourd, je disparus dans la pénombre entre les rayonnages.

Quand on les prenait en main, certains livres crissaient comme des caoutchoucs neufs, et sur les côtés flottaient de petits signets de soie. Certains volumes étaient coincés entre les autres et les phalanges devenaient blanches quand on essayait de les extirper. Un livre marron, dont le titre était Le Bonheur, me donna un méchant coup contre la cuisse avec l’un de ses coins pointus.

Dans la poussière, sur le plancher, je vis les traces noires et humides de mes pieds nus. Je les examinai avec un certain malaise. Elles étaient toutes petites, mais aussi effrayantes que les empreintes d’un cannibale sur le sable.

Du sol au plafond, les étagères étaient couvertes de livres sournois. Certains d’entre eux étaient peut-être même très dangereux. Par exemple celui qui s’appelait Le Nouveau Diable du Fond-de-l’Enfer. Je n’aimais pas du tout ce titre. Je me réfugiai prudemment dans une autre rangée et ma main sortit du rayon un livre tout crasseux intitulé Les Héros mythologiques de la Grèce ancienne. Sa couverture était maculée d’une tache d’encre violette, et ses coins de page avaient dû voir défiler une multitude de doigts humectés de salive. Mais en matière de livres, l’apparence n’était pas le plus important. Les beaux albums illustrés tout propres étaient pour la plupart remplis de petites poésies stupides. De même, les livres qui se trouvaient au premier étage de la ferme de Teiste avaient beau avoir un dos rouge orné de motifs dorés, ils étaient en allemand et on ne pouvait pas les lire. Ils restaient là, tout simplement. En revanche, Le Cordonnier et le diable n’avait plus de couverture et était tout déchiré, mais cela ne diminuait en rien son intérêt.

Les livres n’étaient pas comme les fichus, les baignoires, les manteaux ou les chaussures de feutre, pour lesquels il était important de savoir en quoi ils étaient faits, combien ils coûtaient et s’ils étaient solides.

Les livres étaient faits de papier et de carton, coûtaient moins cher que tout le reste, ne résistaient généralement à rien – ils craignaient l’eau et le feu, les souris et les rats, les petits enfants et les gerces. Eux aussi pourtant étaient des choses – ils étaient lourds, anguleux, faisaient un bruit sourd en tombant par terre, on pouvait se faire mal en se cognant contre eux. Mais ils avaient une particularité qui les rendait différents des autres objets : lorsqu’on les prenait dans ses mains, ce n’était pas seulement un tas de papier et de carton que l’on prenait, mais des villes entières remplies de gens inconnus, des montagnes rocheuses, des plaines désertes, des monstres et des dragons. On se transformait soi-même en une sorte de géant qui emportait cette vie bigarrée d’une pièce à l’autre et avait le pouvoir d’interdire et de permettre. Lorsque les choses devenaient trop dangereuses, que le vent hurlait, que le sang coulait et qu’une grimace satanique se dessinait sur le visage de l’assassin, on pouvait toujours sauter quelques pages, ou même fermer le livre, et dans tous les cas on était le vainqueur.

Je prononçai à voix basse les mots «Héros mythologiques ». Je regardai avidement les images sur lesquelles on apercevait des épées, des boucliers et des vases, et trouvai que ce serait une bonne idée de les faire copier par ma mère sur du papier calque. Le livre lui-même s’annonçait riche en aventures et en méfaits. Je caressai et reniflai ses images brunes. Dans les livres, lorsqu’un fils donnait un coup d’épée sur la tête de son père, c’était toujours passionnant. Mais le Sassa Jaanson, qui avait rossé son père pour de bon, on le mépriserait éternellement.

Je ne connaissais personne à qui un héros au cœur de braise, Hercule ou Tchapaïev, aurait pu crier : « À l’attaque ! » S’il était venu voir mon oncle, celui-ci lui aurait dit : « Viens donc manger ! La soupe est sacrément bonne ! » mais il ne se serait jamais laissé attirer au combat, il aurait marmonné en regardant par terre : « Le râtelier dans l’étable est tout pourri, et puis il faudrait réparer le toit, et puis… »

Je ne savais rien au sujet des grands et des petits peuples. Je ne pouvais pas me douter que, pour un héros d’un grand peuple, comme Hercule ou Tchapaïev, il est beaucoup plus facile de partir au combat en première ligne que de forcer un membre soupçonneux d’un petit peuple à interrompre la réparation de son toit.

Il valait mieux lire un livre sur un fils parricide qu’être soi-même ce fils. Je me demandais aussi s’il ne valait pas mieux lire le récit d’un combat en mangeant une tartine que de prendre réellement part au combat. Je n’arrivais pas à décider si je voulais plutôt lire ou combattre. C’était là mon dilemme secret, et pour m’en délivrer je me mettais souvent à courir au grand galop dans la cour, en criant: «Bon sang de bon sang de bonsoir!»

Je serrai sous mon bras les héros de la Grèce ancienne et me demandai s’il ne fallait pas emprunter aussi un gros livre sans images, pour montrer à Ilvès que j’étais déjà très intelligente. Je pris au hasard sur un rayonnage un livre intitulé Le Prophète Maltsvet et m’approchai de la table d’un pas lourd. J’aurais voulu prendre encore un petit volume gris de la série « La bibliothèque de l’ancien combattant », mais j’avais déjà les deux mains occupées.

Je regardai Ilvès qui était en train d’écorcer une bûche de bouleau, assis devant le poêle en fonte rond et noir, et murmurai : « Je prends ceux-là. »

Ilvès fit : « Oh-oh ! » et avança la main vers Le Prophète Maltsvet. Il me le reprit et alla le remettre à sa place sur le rayonnage, puis il en chercha un autre à côté, dans la rangée des livres minces, et revint vers moi avec Le Vilain Petit Canard et autres contes. Je soupirai d’un air accablé : « Les histoires d’animaux, j’en veux pas! »

Ilvès mit soudain sa main sous mon menton, releva ma tête de force et me dit d’un air grave : « Ce livre parle des humains. Entre les lignes, ce sont des humains. »

Je fronçai les sourcils et le regardai sans comprendre. Il lâcha mon menton, s’assit en soupirant derrière la table, prit son porte-plume et écrivit quelque chose sur une fiche d’épais papier jaune. On entendait sa plume gratter sur le papier rugueux qui buvait l’encre.

Mes joues s’empourprèrent et mes genoux se mirent à trembler. J’avais peur qu’Ilvès me demande d’écrire quelque chose, mon nom par exemple. Alors, il aurait vu que je ne savais pas écrire en cursive. Quant aux caractères d’imprimerie, je ne les connaissais pas parfaitement.

Je redoutais particulièrement les R et les K majuscules. J’essayai de me rappeler rapidement dans quel sens ils étaient tournés, si le R avait son jabot devant ou derrière, et comment étaient placées les branches du K.

Ne pas savoir écrire, ni lire l’heure, quelle honte ! Si je l’avais su, j’aurais écrit des livres, mais je n’arrivais pas à surmonter le problème des R et des K. En bataillant avec eux, toutes mes bonnes intentions disparaissaient. Peut-être ne convenait-il plus, de nos jours, d’écrire des livres soi-même à la maison. Peut-être étaient-ce des machines qui les rédigeaient?

Le livre que je voulais écrire était Le Manuel de la grande horloge, sur le modèle du Manuel de l’éleveur de chevaux.

Je voulais apprendre aux gens à remonter les poids au bon moment et à graisser les rouages avec de l’huile de machine à coudre, car dès que l’horloge s’arrêtait, un homme mourait ou disparaissait. Une grande personne, pas un enfant – ainsi j’étais à l’abri, je resterais en vie quoi qu’il arrive.

Je pris soudain une décision. Je m’approchai d’Ilvès, le regardai droit dans les yeux et déclarai solennellement : «Quand je serai grande, je serai soldat!»

Ilvès ne se montra pas particulièrement étonné. Il me jaugea simplement d’un regard hésitant.

Je lui assurai d’un air bienveillant : « Je reviendrai ! » et appelai Tommi. La porte se referma en claquant dans mon dos. Je savais que derrière la sapinière il y avait un champ, derrière le champ l’enclos à chevaux, et derrière encore, le pacage et la maison.

Le chemin ne m’intéressait pas le moins du monde. Je considérais avec indifférence les troncs des sapins. J’entendis les coups de bec d’un pic. Ma tête était pleine de vide. Je trébuchais continuellement sur des racines ou des taupinières. Le trajet jusqu’à la maison me paraissait interminable. Je ne voulais pas rentrer chez moi.

Je m’assis sur une bûche et me recroquevillai sur moi-même. Je me sentais comme un baluchon abandonné au bord du chemin, et pourtant, peu de temps auparavant, je m’étais vantée en disant que je voulais devenir soldat. Le ciel me tombait sur la tête. Les branches s’agitaient avec un bruit sourd qui résonnait comme un avertissement.

Peut-être voulaient-elles me mettre en garde contre les heures et les lettres. Lorsque je les aurais apprises, il ne servirait plus à rien de prétendre le contraire.

La culture et le temps se présentent d’abord sous une forme innocente – phrases lues que l’on assemble, intérêt pour les images d’un livre ou pour les diverses configurations des aiguilles sur le cadran d’une horloge. Pour les enfants, le Temps et la Culture sont des personnages bienveillants qui se contentent d’attendre et d’observer, en rappelant parfois leur présence par un léger toussotement.

Dès que nous cherchons à les approcher, ils nous font clairement comprendre que notre vie dépend d’eux. Ils deviennent alors hautains et inaccessibles.

Mais lorsque nous apprenons à mieux les connaître, nos yeux s’ouvrent et nous perçons enfin à jour leurs habiles et fascinants mensonges. Nous découvrons alors que c’est le contraire qui est vrai : ce sont eux qui dépendent entièrement de chaque nouvelle génération. Si l’une d’elles est sans cœur, indifférente, superficielle et insensible, alors malheur au Temps et à la Culture!

Du ciel bas et lourd se remit à tomber de la bruine. Les nuages se déplaçaient en plusieurs strates. Les plus bas filaient à toute allure au-dessus de la forêt, bien qu’on ne sentît pas, près du sol, le moindre souffle de vent. Cela voulait-il dire qu’il y en avait plus haut? Levant les yeux en l’air, je regardai le ciel, attendant qu’il se déchire et laisse voir un autre monde.

Aujourd’hui, en écrivant ces lignes, je vois par la fenêtre une terre brune et nue, un ciel bas et gris. Je suis à la fois à l’automne de 1950 et au printemps de 1982, et j’ai la tête qui bourdonne d’avoir parcouru un si long chemin. Au-dessus des nuages gris brille un soleil éternel. Je sais qu’en avion, plus on monte, plus le bleu devient profond, jusqu’à ce qu’apparaissent enfin, derrière la surface bleue, les profondeurs noires du cosmos. Les couches de nuages resteront loin au-dessous. On volera dans la lumière. Un vent glacé soufflera dans les espaces resplendissants de la Bible.

Mais juste au moment où l’on pourrait apercevoir, à travers le dôme bleu sombre, le gouffre noir de l’espace, l’hôtesse arrive avec une cuisse de poulet, pour détourner l’attention des gens et leur faire oublier les secrets du ciel. Jour et nuit, on engloutit dans les avions des millions de cuisses de poulet et de tranches de jambon. Et pourtant, en regardant aujourd’hui par la fenêtre, je ne suis pas du tout sûre que le ciel ne va pas s’ouvrir subitement et laisser voir un autre monde. Je m’y tiens prête chaque jour, comme autrefois. Les années passées, les coûteux voyages en avion et les cuisses de poulet froid n’y ont rien pu changer.

J’étais assise dans la sapinière humide et bruissante, tapant du poing contre mon genou qui tintait, comme s’il était rempli de petite monnaie. Je répétais à voix basse : « Les héros mythologiques de la Grèce… » Dans ma bouche, le G de Grèce se transformait en K. Mes vêtements sentaient la laine humide. Le ciel s’était déjà ouvert à un endroit – et l’on apercevait le glaive d’Hercule.

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Toute ma vie, c’est sur fond de nouvelles de guerres que j’ai vu passer dans le ciel du Nord les grands nuages purs, et entendu bruisser les arbres et les pages des livres. Le monde a avancé au fil des décennies, filant à belle allure de nouveauté en nouveauté.

Mais je ne suis plus capable de poser sur lui un regard innocent, car les nuages, et les pages des livres, et toute la littérature mondiale sont aujourd’hui maculés d’une tache noire qui ne s’y trouvait pas autrefois. Elle apparaît dans mon œil droit et flotte d’un air solennel devant ma pupille, comme un oiseau de mauvais augure, se déplaçant toujours dans la même direction, de gauche à droite, sur le fond blanc du ciel.

Elle est à la fois très personnelle et très générale. Dès que je la vois, je relève la tête comme une vipère et mes vertèbres cervicales font entendre un léger craquement. Parfois elle se fragmente, se résout en petites lettres noires. Je vois alors flotter dans le ciel bleu, écrits en caractères gras, les mots « culture de masse » et « troisième guerre mondiale ».

J’ai les yeux abîmés. Il y a, en tout et pour tout, deux objets dont je ne peux absolument pas me passer : mon crayon en bois et ma machine à écrire en métal. Avec leur aide, j’essaie de transformer la chair en Verbe et le fumier en Fleur. Jour après jour. Froisser le Verbe maladroit et la Fleur sans parfum, les jeter à la corbeille et puis recommencer. Il faut s’asseoir et se lever, griffonner, gribouiller, regarder par la fenêtre, repousser sans arrêt le moment de s’y mettre, se chercher des prétextes, et puis s’y mettre enfin, malgré tout.

Et vivre.

Par une journée ensoleillée, se rendre dans une petite ville et emprunter la rue pavée qui mène au pied de la colline. Là, ma mère fait cuire des crêpes et me montre avec enthousiasme les douze mètres de drap qu’elle a achetés récemment. Les pissenlits scintillent dans la paix du jardin. Le lilas blanc est en fleurs au-dessus de la remise. La lumière familière fait une tache d’or dans le carré de pommes de terre. Les chats se faufilent dans les buissons et la balançoire grince. Il n’y a ni vent furieux, ni armée céleste, ni révolution mondiale. Et si cette tache noire ne traversait pas le ciel comme un bombardier égaré, je pourrais presque croire, le cœur léger, que ce millénaire n’est pas encore fini, et que la malédiction liée à la banalisation de l’horreur ne s’est pas encore cristallisée dans l’air ni dans le sang des hommes.

Peut-être alors ne me souviendrais-je pas de cette écuelle de lard bouilli, que je ramenai un jour de notre garde-manger en la serrant prudemment entre mes deux mains.

La porte du vestibule était grande ouverte. Le soleil du soir répandait ses rayons dans la cour et donnait à certaines feuilles, à la cime du tremble, une teinte rouge très particulière. Entre les fanes séchées des pommes de terre passaient les jeunes coqs blancs. La lumière du soleil traversait leurs crêtes et faisait rayonner leur sang comme un objet miraculeux, une petite fleur écarlate d’au-delà des mers.

C’est alors que je découvris Aïmé, la fille de Paula. Elle était assise sur l’escalier à la manière d’une petite vieille, le menton dédoublé, les jambes souillées de terre et un ruban défait au bout d’une de ses nattes. Lorsque je lui demandai ce qu’elle voulait faire, elle proposa : « Si on mangeait de la viande? Vous en avez, vous!»

L’écuelle était encore tiède. Les navets et les carottes n’étaient pas encore figés dans la graisse. La couenne tremblotait à chacun de mes pas. Je déclarai d’un air dégoûté : « C’est juste un gros morceau de gras. Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse? »

Mais Aïmé insista : « Alors on va manger les navets, et le gras, on le donnera aux chiens. »

Tuks, le chien d’Aïmé, était là aussi, qui montait la garde, le menton posé pour la forme sur ses petites pattes tordues. Il épiait chacun de nos gestes avec ses yeux rouges et relevait de temps à autre sa lèvre supérieure, découvrant ses gencives noires.

Pour faire venir Tommi, ce fut encore toute une histoire. Il resta à distance, mais huma l’air avec avidité.

Nous jetâmes un morceau de lard au milieu de la cour, en guise de hors-d’œuvre. Tommi remua la queue d’un air gêné et laissa Tuks dévorer le lard. Je choisis un gros et beau morceau et le lançai juste devant Tommi. Il ne put résister et l’avala tout rond.

Les yeux des chiens s’enflammèrent. Leur museau était gras, leur langue pendante. Nous nous tenions en hauteur sur l’escalier, comme des statues ou de grands chevalets de scieur, plongeant nos mains dans l’écuelle à tour de rôle. La graisse dégoulinait dans les manches de nos gilets et se collait contre nos jambes. Nous appelions consciencieusement : « Tommi, tiens ! », « Tuks, attrape ! » Tout en regardant les chiens engloutir le lard, nous faisions semblant de roter à grand bruit.

Au bout d’un moment, les chiens ne mangeaient plus que par politesse. Leurs yeux étaient éteints et leurs oreilles tombaient.

Il me semblait confusément me rappeler que ma grand-mère, en faisant bouillir la viande, avait dit quelque chose comme : « Bon, voilà qui suffira pour la gamelle de Hans ! »

Cela ne me plaisait pas du tout, mais je n’étais pas sûre d’avoir bien entendu. Tout compte fait, il valait mieux n’être au courant de rien!

Aimé s’écria joyeusement : « Maintenant, on va ronger les os ! Et sucer la moelle ! »

Nous étions debout devant la vieille clôture en lattes, sur le fond noirâtre du carré de pommes de terre. Nos vêtements sentaient la laine, l’aulne brûlé et l’urine. Les os de porc se dressaient en l’air entre nos doigts. La cuisson les avait rendus mous et nous les rongions avec avidité. On aurait presque pu croire que nous venions d’une ferme perdue dans les montagnes d’Islande, où l’on nous avait chanté soir après soir :

Si tu crois à Kolumkill

il te dira:

« Du sang et des os, du sang et des os,

voilà ce qu’il me faut. »

Le sang ruisselle dans son dos.

Fais dodo, petit, fais dodo.

Autour de nous, pourtant, ne s’étendaient pas des montagnes désertes et rocailleuses, mais des boulaies, des sapinières et des aulnaies. Les pommes de terre pour les cochons bouillaient au fond des grandes marmites en fonte. Les ramasseurs de pommes de terre avaient mal aux articulations, leurs genoux et leurs vertèbres craquaient à n’en plus finir. Partout sur les troncs d’arbres, les rampes des passerelles, les portes des granges, des traces de doigts restaient indétectées. Et l’abri, dans la forêt, soufflait vers le ciel son haleine fumante.

Entre les sapins du pacage, une vache poussa un mugissement rauque qui semblait venir du fond de sa gorge. En l’entendant, je me rappelai qu’on ne trouvait plus de pétrole nulle part. On ne pouvait pas allumer la lampe, même si la nuit tombait. Et la nuit tombait, quoi qu’il arrive. Peu lui importait, à elle, que le vendeur réponde : « Il n’y en a plus ! »

Le ciel du soir se reflétait dans les yeux des chiens, leur donnant une couleur jaune. L’horloge, dans la maison, battait si fort qu’on l’entendait depuis l’escalier. De temps à autre, elle grinçait. C’était étrange et inquiétant.

Plus nous écoutions, plus la vache meuglait fort du côté de la forêt. Je m’écriai d’une voix faussement enthousiaste : « Viens, on va faire peur aux poules ! »

Aimé hésita : « Il ne faut pas effrayer les poules. Sinon elles pondent des œufs tout mous. »

Je criai : « Et puis après ! C’est pas ça qui va m’empêcher de leur faire peur ! »

Je pris la clef de la grange, sur le rebord de la fenêtre, et, après avoir fourgonné rageusement dans la serrure, je parvins à ouvrir la porte.

Mais peut-être celle-ci ne céda-t-elle si facilement qu’à cause de l’obscurité lourde qui la poussait de l’intérieur, et dans laquelle se dissimulaient des paniers que l’on prenait pour des hommes, de vieilles cannes jaunes en genévrier, des coffres à céréales qui me faisaient penser à des cercueils, et une liasse de peaux de veau qui gémissaient toutes seules au plafond et menaçaient à chaque instant de me tomber sur la tête. Encore n’étaient-ce pas là les choses les plus effrayantes. Le plus terrible, il valait mieux ne pas chercher à s’en souvenir.

Humant l’obscurité de la grange, je m’attachai d’abord à faire monter ma fureur, car ce n’était qu’en s’élançant dans un accès de colère que l’on pouvait vraiment effrayer les autres. Je montrai les dents en murmurant : « Le rossignol et l’orvet! » et me ruai dans la grange. Il fallait alors marcher d’un pas décidé, repousser violemment tout ce qui se trouvait en travers du chemin, et jurer consciencieusement entre ses dents. Ici, on ne pouvait pas se permettre de regarder timidement autour de soi.

Je pris d’une main assurée, sur les sacs de céréales, un manteau de camouflage allemand, bigarré de vert et de brun. D’une malle pleine de vieilleries, je sortis un masque à gaz. Voilà quelles étaient les choses les plus terrifiantes. Aller les chercher me mettait toujours mal à l’aise, mais elles présentaient suffisamment d’intérêt pour qu’on les amène à la lumière du jour. Avant de l’enfiler, je secouai soigneusement le masque à gaz par les deux bouts, pour faire tomber les scarabées et les araignées qui auraient pu s’y trouver.

J’enfilai le manteau et mis le masque sur mon visage. Aussitôt, mon crâne devint bas et gris comme celui d’un animal, et mes yeux de verre se mirent à briller. Sur ma poitrine pendait une grosse trompe poussiéreuse en caoutchouc, comme un larynx.

Lorsque je portais le masque à gaz, j’avais toujours le sentiment qu’à travers les verres ronds et chassieux allait soudain apparaître la main d’un mort ou les ruines de Berlin. Mais je ne voyais jamais rien d’autre que le plantain et la camomille, le tas de bois et la machine à aiguiser. Des choses qui m’environnaient dans ma vie quotidienne. Je surgis de derrière la clôture en rugissant d’une grosse voix de patron: «Hou! Hou! Le monstre arrive!»

En me voyant, Tuks se mit à gronder. Tommi, quant à lui, s’enfuit sans demander son reste pour se réfugier dans l’un de ses deux repaires secrets, dans le foin sous le hache-paille ou au fond d’un trou creusé dans un massif de fleurs.

Aïmé cueillait près de la clôture des boules sèches de bardane, qu’elle lançait pour passer le temps sur le toit de l’étable. En me voyant, elle maugréa : « Pourquoi est-ce que je devrais effrayer les poules sans masque, moi? Si c’est comme ça, je ne joue pas ! »

Je nasillai à travers ma trompe : « Qu’est-ce que tu as encore à chouiner! » mais me gardai bien de me séparer du masque.

Toujours revêtue du manteau et du masque à gaz, je me rendis dans le garde-manger. Au fond de l’armoire, je retrouvai une grosse bouteille en verre fumé. On pouvait sentir autour d’elle une odeur bien caractéristique, comme si cette armoire rongée par les vers se trouvait en réalité dans une ambulance ou un dispensaire, et non dans un garde-manger, près d’un baril de viande et d’un panier d’œufs. La bouteille contenait de l’éther, et on essayait de la soustraire à ma curiosité. Cela n’empêchait pas que ses flancs lisses et froids étaient couverts de mes traces de doigts. Je venais souvent la sentir, la secouer en cachette, mais je n’ai jamais osé enlever le bouchon noir en caoutchouc.

Ce jour-là aussi, bien sûr, je coulai un regard vers la bouteille marron, mais ce n’était pas le moment de renifler.

Je me haussai sur la pointe des pieds et farfouillai sur l’étagère supérieure. Je finis par atteindre, entre les vieux fichus et les vestes usagées, un baluchon enveloppé dans de la gaze. Je fis tomber par mégarde un soufflet d’apiculteur. En le remettant en place, je reçus sur la tête une pluie de petits déchets et de morceaux de cire. Je les repoussai vite sous l’armoire du bout du pied et ouvris le baluchon.

Apparurent alors une longue culotte blanche et un chapeau plat de couleur grise, autour duquel flottait un large voile de gaze. C’était le masque d’apiculteur de ma grand-mère. Il ne valait pas mon masque du jugement dernier!

Je pris la culotte et le chapeau dans mes bras, remis le crochet à la porte du garde-manger et dis à Aïmé d’un ton très naturel: «Tiens, voilà ton masque!»

Je l’aidai à enfiler la culotte et tins sa robe relevée le temps qu’elle finisse de boutonner – non sans mal – le sous-vêtement. Il ne fallait pas rentrer le bas de la robe dans la culotte, sinon Aïmé n’aurait rien eu à agiter. Je lui demandai d’enlever son tablier et en fis une boule que j’enfonçai dans le chapeau, afin que celui-ci ne lui tombe pas sur les yeux.

Toutes deux enfin habillées, nous nous tenions l’une en face de l’autre, telles la Guerre et la Paix. Je sentais la poussière, la sueur et le caoutchouc. Elle sentait le lin, la cire et la fumée. Nous nous regardions à travers le verre fêlé et la gaze fine, mais nous n’avions pas de visage, nous n’étions que des formes qui bougeaient. Nous reculâmes de quelques pas et, sans un mot, accompagnées par le bruit de mon manteau qui traînait sur le sol, nous nous dirigeâmes furtivement vers le carré de pommes de terre. Les poules déambulaient d’un pas raide entre les sillons, en secouant leurs plumes. De temps en temps, elles happaient quelque chose du bec, aussi bien par terre que dans l’air.

Tuks rampait derrière nous en grondant sur un ton monocorde. Il finit par s’aplatir dans l’herbe en bordure du carré. Ses yeux brillaient d’un éclat mauve. Il était prêt, s’il le fallait, à nous défendre avec abnégation contre les vêtements que nous portions, prêt à mordre les mollets du manteau bigarré et le cou de la culotte blanche. Mais en même temps, il était troublé par nos voix et notre odeur, qui provenaient de ce terrible manteau et de cette redoutable culotte. Le poil dressé, il suivait d’un œil enflammé chacun de nos gestes, entre les trèfles et les fléoles.

Ouvrant largement les pans de mon manteau, je bondis au milieu des poules en rugissant du fond de la gorge : « Houu ! Houu ! Houu ! » Aïmé agitait violemment sa jupe à deux mains et couinait d’une petite voix de renard.

Les vieilles poules lourdes aux grosses cuisses, de même que les jeunes coqs frêles, s’envolèrent en criaillant. Les plus lourds retombèrent aussitôt. Mais les autres survolèrent avec de grands froissements d’ailes le carré de pommes de terre, avant d’atterrir dans les cassis.

Même le vieux coq voleta en flapotant au-dessus de l’ansérine et des betteraves. Il ressemblait à un perroquet, avec ses grosses pattes squameuses et crochues, sa large queue bariolée de vert, ses yeux rouges furieux et exorbités, et sa langue qui dépassait de son gosier noir et hurlant. La langue du coq. Elle justifiait à elle seule que l’on enfile le masque à gaz et le lourd manteau de toile.

Les poules s’enfuyaient en direction de l’étable. L’une d’elles resta derrière les autres, coincée entre les piquets de la clôture, et se mit à pousser des cris affolés. La terre grondait. L’air était plein de plumes. Les arbres jetaient d’immenses ombres. Pas une feuille ne bougeait. Les cris des volailles montaient droit dans le ciel, comme une colonne de fumée.

Nous fîmes entrer dans l’étable la plupart des poules et claquâmes la porte derrière elles, si fort que les nids d’hirondelle vides laissèrent tomber de petits morceaux d’argile.

Je voulus regarder, par l’entrebâillement de la porte, si le coq était aussi dans l’étable, mais je ne distinguai rien. Je me glissai sans bruit à l’intérieur et le découvris debout sur le tas de fumier, au-dessous du perchoir. Il avait déjà recouvré ses esprits et s’était mis à glousser. Je m’emparai de lui si rapidement qu’il n’eut pas le temps de se débattre. L’essentiel était maintenant de serrer les ailes très fort contre le corps. Les poules avaient totalement cessé de m’intéresser.

Le coq était très lourd. Il poussait des cris rauques en remuant les yeux. Je voulais voir encore une fois la colère du coq, la langue du coq. Je voulais que le coq ressemble à nouveau à un perroquet.

Je suggérai : « Si on l’emmenait sur le toit? Comme ça, on pourra le voir voler. »

Derrière la maison, sous l’échelle qui montait au toit, ma robe s’empêtra dans les épaisses fleurs jaunes et je jurai avec application : « Ah ! Satanées boules dorées ! »

Le coq dans les bras, toujours masquée, je m’élevais de plus en plus haut sur l’échelle. Lorsqu’Aïmé fit mine de vouloir grimper à ma suite, je lui criai : « Hé, où est-ce que tu vas, comme ça? »

Je n’étais pas du tout sûre de pouvoir redescendre à temps pour voir le coq prendre son envol, ni même pour le voir voler tout court, et cela m’agaçait quelque peu. Lorsque je fus arrivée à une hauteur suffisante pour voir le haut du crâne d’Aïmé, je lançai péniblement le gros coq en l’air, en direction de la cheminée. Non pas sur le faîte, mais sur la pente. Je faillis tomber à la renverse pendant l’opération. Sans perdre une seconde, je redescendis bruyamment l’échelle.

Le coq chanta d’un air furieux. Il ne pensa pas tout d’abord à s’envoler, mais commença par grimper vers le faîte le long des bardeaux. Le corps penché en avant, il chantait d’une voix rauque, comme pour avertir quelqu’un d’un danger. Il se tenait maintenant juste à côté de la cheminée, le jabot gonflé, mais il ne donnait pas l’impression de vouloir s’envoler. Il avait tellement de mal à montrer sa langue et à se transformer à nouveau en perroquet que nous finîmes par nous lasser.

Nous quittâmes nos lourds vêtements, dans lesquels nous commencions à étouffer. Je jetai les miens dans la grange. Mais ceux d’Aïmé, il fallait retourner les ranger dans le garde-manger.

Je bourrai énergiquement la culotte dans l’armoire. Le tonneau de viande, comme au temps des fermes privées, dégageait une odeur grasse de saumure. Les œufs, dans le panier, étaient d’un blanc bleuté, comme éclairés par une lune ancienne. La théière au bec tordu ressemblait à un homme et paraissait même sourire, lorsqu’on la regardait avec attention.

En réalité, le garde-manger ne renfermait pas un tonneau de viande, un panier d’œufs et un baquet de lait caillé, mais l’époque des tsars et les deux guerres mondiales. Il fallait toujours veiller à bien mettre le crochet à la porte, sans quoi ces trois époques auraient pu s’échapper et se répandre à grand fracas dans toutes les pièces de la maison.

Sur une étagère se trouvait encore le vieil entonnoir rouillé avec lequel, au temps des tsars, ma grand-mère versait la bouillie de sang et de gruau dans les boyaux à boudin. Les bouteilles de bière carrées, vidées par le défunt grand-père, luisaient d’un air morne sous la table, emplies jusqu’à ras bord de groseilles à maquereau ou de morceaux de rhubarbe et cachetées à la paraffine.

Toutes les choses usagées pouvaient encore se révéler utiles, même la vieille étrille à vache, dont la place n’était pas dans le garde-manger, mais qui y pendait tout de même opiniâtrement au bout d’un clou.

La froide odeur de passé qui régnait dans cette pièce me rendait soucieuse. Pour un peu, je me serais presque mise à traîner les jambes et à deviser d’une voix éraillée : « Ben vrai, on sait pas de quoi demain sera fait. Le cochon est encore tout petit et tout bleu ! », ou à maugréer : « Bon sang, les gens sont devenus difficiles ! Ils enlèvent la tête des harengs, maintenant! Sinon ça resterait coincé dans leur fichu gosier! Mais attends un peu que la famine arrive, là ils avaleront tout, c’est moi qui te le dis ! »

J’essayais d’échapper au garde-manger. J’aurais voulu que le feu fût allumé dans la cuisinière. La cuisine froide et sombre rendait l’entrée lugubre.

Je refermai vite la porte de la cuisine et m’élançai dans la cour. Aïmé bomba le ventre avec espoir et proposa : « On va jouer à quelque chose ! » 

Je demandai avec méfiance: «À quoi?»

Le coq marchait le long du toit en agitant la queue. Rien à faire, il ne voulait pas s’envoler. Partout ailleurs, s’étendait déjà l’ombre de la forêt, mais sur le coq brillaient encore les rayons du soleil, et on avait le sentiment qu’ils pourraient rester là toute la nuit, à scintiller sur ses plumes. Le coq étincelait comme un oiseau de feu. Il était même étonnant que de son large croupion ne tombassent point des pièces d’or! En nous voyant, il se mit à chanter avec une ardeur renouvelée.

C’est alors que me vint une nouvelle idée. Un sourire malicieux me fendit le visage jusqu’aux oreilles et je proposai à Aïmé : « Viens, on va à l’intérieur. On va faire marcher le ramophone! » J’ajoutai dans la foulée : « On emmène les chiens. »

Tuks espérait que nous recommencerions à manger de la viande. Il nous reconnaissait de nouveau et manifestait sa joie par de petits gémissements. Même Tommi sortit de sa cachette en remuant la queue avec déférence. Ils nous précédèrent dans la maison en traînant la patte. Leurs griffes raclaient le plancher. Ils ne pressentaient encore aucun danger.

Le poids noir de l’horloge était déjà descendu presque jusqu’au plancher. Une mouche bourdonnait dans le verre de la lampe. Et la porte de l’armoire s’entrouvrit toute seule lorsque nous entrâmes dans la pièce du fond.

Sans rien demander, Aïmé prit sur la table la boîte de marmelade dans laquelle je conservais les papiers de bonbons, les femmes découpées dans les journaux de mode et mon argent. Elle déclara qu’elle allait compter mes sous. Moi, je ne savais pas le faire. Pleine d’espoir, je lui demandai : «Alors? Il y a combien?»

Aïmé répondit : « Beaucoup! » Elle réfléchit un instant et ajouta : « Vingt et un cent trois kopecks. »

Cet argent était le fruit de toute une vie de balayage de plancher acharné! C’était moi qui avais pour charge de balayer la salle. Je trouvais parfois sous le portemanteau des kopecks en cuivre. Mais lorsque je faisais semblant de raccrocher la veste de mon oncle, comme si elle avait glissé, je la secouais très fort et il en tombait des pièces en nickel.

Le plus intéressant dans l’argent était la possibilité d’en faire des piles. Les pièces que je possédais en plus grand nombre étaient celles de trois kopecks. Cette pile était toujours la plus haute. Quant au billet de dix roubles que mon père m’avait donné, je ne lui faisais pas du tout confiance. Il m’apparaissait tout à fait impensable qu’un simple bout de papier puisse valoir davantage que plusieurs piles de kopecks – et j’en possédais cinq piles!

Je ne savais pas si vingt et un cent trois kopecks représentaient peu ou beaucoup d’argent. Cela avait l’air de faire beaucoup, mais à tout hasard je marmonnai : « Bon, maintenant l’argent est compté, ça suffit!» et remis l’argent et les femmes dans la boîte.

Je rampai à quatre pattes sous le lit de ma grand-mère et en tirai à grand-peine la vieille caisse marron du gramophone. Elle ressemblait à une maison et était couverte d’une épaisse poussière grise. J’avais peur qu’Aïmé remarque la poussière que nous avions sous les lits et en parle à ses parents. Je soulevai rapidement le couvercle, comme si de rien n’était, et entrepris bravement de changer l’aiguille. C’était une opération très délicate. La pointe tombait sans arrêt des doigts et refusait obstinément de rester dans son logement.

« Ça ne tient pas ! » me plaignis-je à Aïmé. « Tiens, essaye ! »

Aïmé réussit là où j’avais échoué.

Je tirai alors de dessous le lit la boîte plate en carton où étaient rangés les disques. Leurs faces noires et froides étaient dissimulées sous des pochettes crasseuses. Un trou rond, au milieu, permettait de lire le titre. Je posai un disque sur le plateau poussiéreux en velours brun et actionnai la manivelle. Lorsque le disque tourna, je laissai retomber l’aiguille. Un craquement continu se fit entendre, comme un bonheur brisé, ou un feu qui crépite sous une poêle à frire, et à travers lui un homme essayait de nous chanter :

Dans la maison derrière le prré vit une dame vertueuuuse. Elle est honnête, elle est sérieuuuse et de bonne morrralité…

Après ce petit couplet, suivait un ricanement narquois : « Ah ! Ah ! Ah !» et un intrigant « Je n’en dirai pas plus ! »

Je laissai Aimé tourner la manivelle. Pendant ce temps, je sortis de l’armoire mon maillot rayé à jarretelles, trop petit pour moi, et une combinaison blanche toute neuve. Le gramophone hennissait d’un ton fielleux : « Ah ! Ah ! Ah ! » Avant même qu’il ait le temps de lancer son « Je n’en dirai pas plus », j’avais déjà traîné Tommi au milieu de la pièce et lui avais enfilé mon maillot sur le dos. Les larges jarretelles roses distendues pendillaient le long de ses cuisses poilues. Les boutons en fer-blanc, à l’extrémité des jarretelles, brillaient comme de petits yeux méchants et cliquetaient tout seuls dans leur coin. Tommi serrait désespérément sa queue entre ses jambes, et ses yeux luisaient d’un air soumis.

Le gramophone s’arrêta dans un gémissement. Nous nous ruâmes toutes les deux sur Tuks, avec force reniflements, et fîmes passer ses pattes tordues dans les épaulettes de la combinaison. Par le col, brodé au point croisé, apparut une tête de chien furieuse, les oreilles basses et le poil lisse. Elle émettait un petit grondement assourdi, comme un orage qui tonne dans le lointain. Le bas de la longue combinaison blanche traînait sur le plancher. Il ne s’agissait ni d’un chien, ni d’un être humain, mais de la fiancée d’un grand et beau jeune homme, transformée en bête sauvage, comme dans les Anciennes Légendes du peuple estonien.

Elle était devenue un fauve, mais aurait pu tout aussi bien se changer en une blanche colombe ou un pimpant buisson de roses!

Nous actionnions chacune à notre tour la manivelle du gramophone et faisions danser les chiens à travers la pièce. Nous avions beau nous cogner contre le coin de la table ou le sommier du lit, nous continuions à taper bruyamment du pied par terre, comme si nous prenions part à une noce campagnarde ou à une fête de village. Le museau des chiens se plissait. Entre leurs babines noires luisaient leurs canines blanches. Debout sur leurs pattes de derrière, ils titubaient d’un air pataud et misérable. Nous étions à la fois des montreurs d’ours et des meneurs de bal. Il ne nous manquait que le chapeau à plume, le pantalon en cuir et les bretelles. Dans la salle, les scies tintaient au-dessus de l’établi. La poussière se soulevait, et lorsque nous leur écrasions les pattes par mégarde, les chiens criaient comme des filles de ferme. Ils n’osaient pas nous mordre. Leur regard était à la fois humble et menaçant. Aux paroles de la chanson :

Je voudrais tant voir mon pays quand les pommiers seront en fleurs, se mêlait le grondement des chiens, qui résonnait comme un avertissement. Encore quelques tours de piste et ils nous arracheraient le nez!

Nos visages étaient déjà tout rouges, et nos jambes nous faisaient mal à force de taper des pieds. Accompagnée par la musique, je hurlai :

Jeunes et vieux: tous au travail! Vainqueurs dans une union sans faille! Déjà le train de céréales Roule vers le comptoir central.

Il me semblait que je chantais au moins aussi bien que Georg Ots. Lorsque je fus fatiguée, Aïmé mit un autre disque. La musique sembla surgir de terre. On entendit une tonitruante chanson allemande, l’authentique Horst-Wessel-Lied : « Die Straße frei den braunen Bataillonen… »

Je ne comprenais pas les paroles. Notre ardeur se refroidit et nous regardâmes autour de nous. Tommi en profita pour se glisser sous le lit. Les coins de la pièce étaient devenus très sombres. Quelqu’un semblait déjà dormir dans le lit de ma mère. En observant mieux, on finissait par comprendre qu’il s’agissait d’un manteau bleu. Mais s’il avait fait encore un peu plus sombre, on aurait pu y croire pour de bon. La chanson allemande nous donnait froid dans le dos. Nous imaginions que quelqu’un l’avait entendue, depuis le bosquet d’aulnes derrière la maison, et allait venir nous surprendre.

Aïmé déclara d’un ton boudeur : « Je veux rentrer chez moi! »

Je l’empoignai par les bretelles de son tablier et lui interdis de s’en aller : « Non, tu ne partiras pas. Tu n’as pas le droit de rentrer chez toi! D’abord, je suis plus grande que toi, alors tu dois faire ce que je veux! Ta maman a dit que tu devais rester chez nous jusqu’à ce qu’ils reviennent du champ de lin! Et puis tu ne crois quand même pas que je vais déshabiller les chiens toute seule! »

Le visage d’Aïmé s’empourpra. Sa mâchoire se mit à trembler et elle répéta tout bas : « Je veux rentrer chez moi! »

En dernier recours, je lui proposai : « Attends, je vais te faire la lecture, tu veux? » et me glissai rapidement sous le lit pour débarrasser Tommi de mon maillot. Je criai à l’intention d’Aïmé : « Enlève ma combinaison à Tuks ! Moi je n’ose pas, il serait capable de me mordre ! »

Aïmé ne répondit pas. Lorsque je ressortis de dessous le lit, je vis qu’elle n’était plus dans la pièce. Tuks passa devant moi en trombe, la combinaison relevée jusqu’au cou. Les pans du sous-vêtement s’empêtraient parfois dans ses pattes de devant, mais cela ne l’empêchait pas de filer à toute allure. Je pensai, désespérée : « Bon sang, ma combinaison ! » La porte était grande ouverte. Tommi passa devant moi comme une ombre. Le coq, sur le toit, s’était accroupi. Les quelques poules qui étaient restées hors de l’étable s’avertirent mutuellement de mon approche. Je provoquais la peur et commençai soudain à avoir peur moi-même. Je n’osais ni rester dehors, ni retourner dans la maison. Un frisson me parcourut la nuque, le torse me démangeait. Je me mis à courir à perdre haleine. Le sol tremblait. Les portes restaient grandes ouvertes. Je me ruai hors de la cour, sur le chemin, entre les arbres de la forêt. J’avais un point de côté, mais courais aussi vite que je le pouvais. Devant moi, le chemin disparaissait dans l’épaisse sapinière, comme dans la bouche d’une caverne. Aimé s’était arrêtée à l’orée de la forêt et sanglotait. En me voyant, elle cessa de pleurer, me jeta un regard oblique et renifla bruyamment. Je lui demandai d’un air sarcastique : « Alors, pourquoi tu ne rentres pas chez toi? Tu voulais bien rentrer chez toi, non? »

Elle répondit d’une toute petite voix : « J’ai peur de passer entre les sapins. »

Ma peur à moi disparut soudain comme par enchantement. Je commençai par ricaner : « Tu fais vraiment une belle empotée ! », puis la consolai : « Bon, puisque c’est comme ça, je viens avec toi. Je n’ai pas peur des sapins, moi!»

Je ramassai un bâton par terre, le fis tourner au-dessus de ma tête et me dirigeai ainsi à grandes enjambées vers la sapinière. En bordure du chemin, au pied d’un bouleau, poussaient des champignons poilus qui répandaient une odeur âcre et entêtante. Je refoulai ma peur. Le ciel rougeoyait encore et il faisait plus clair dehors que dans la maison.

«Où est Tuks?» demandai-je.

Aïmé répondit avec une joie mauvaise : « Il est retourné chez nous, avec ta combinaison sur le dos. »

Je gardai un silence accablé et donnai un grand coup de bâton dans les fougères. Puis j’observai les environs. Sur certains sapins s’échevelait de l’usnée grise. D’autres avaient des branches qui pendaient jusqu’à terre et sous lesquelles on devinait d’épaisses ténèbres.

J’essayais de faire le moins de bruit possible en marchant et regardais en permanence autour de moi. Aïmé me souffla : « Qu’est-ce que tu vois? » Puis aussitôt après : «Tu ne vois personne, hein?»

Je craignais à tout moment d’entendre le sifflement du loriot, ou de découvrir un cadavre sous les branches d’un sapin. En imitant le sifflement du loriot, un homme pouvait en avertir un autre qu’il m’avait vue, que je me trouvais moi aussi dans la forêt.

Le cadavre pouvait être celui du fondé de pouvoir de la commune, disparu mystérieusement, ou celui d’Orri-Ants, qui n’était jamais revenu de la laiterie. On avait bien dû les cacher quelque part. Et on allait bien les retrouver un jour. Jusque-là, on les avait tous retrouvés!

Au crépuscule, il me semblait voir le visage barbu d’Orri-Ants dans chaque bosquet de saules et derrière le moindre tas de bois. En passant devant ces endroits suspects, j’avais toujours des sueurs froides.

Pour me donner du courage je pouvais me réciter à voix basse :

Au soleil qui flamboie Dans le jardin en fleurs, Nous jouons dans la joie, Vivons dans le bonheur.

Ce jour-là, dans la sapinière, cette poésie me revint aussitôt à l’esprit et ne me quitta plus. Je me répétais joyeusement en moi-même : « Au soleil qui flamboie » et jetais des regards craintifs vers les fougères, dont les feuilles jaunies luisaient entre les sapins noirs. Vues de loin, elles ressemblaient à des baluchons blancs jetés à terre, ou à des sacs de grain, ou encore aux visages d’hommes allongés. Mais dès que l’on approchait, tout cela disparaissait.

Non loin de là, une vache poussa soudain un vagissement plaintif. Nous nous arrêtâmes et nous prîmes par la main. La vache gémit à nouveau, puis meugla plus fort. Elle n’avait pas cessé de meugler pendant que nous mangions de la viande et que nous effrayions les poules. Mais dans la forêt, elle était pour nous une compagnie. Il me semblait maintenant que nous n’avions rien à craindre. La maison était toute proche. Partout, on s’occupait de la traite du soir. Ma grand-mère était certainement rentrée et devait traire la vache, elle aussi.

Aïmé renifla et me tordit violemment le pouce. Je décidai : «Allons voir ce que c’est que cette vache! Elle est peut-être coincée quelque part. »

Il était sans arrêt question de vaches dont la chaîne se prenait dans les broussailles. Je savais qu’il ne fallait pas laisser les bêtes vagabonder toutes seules dans la forêt avec une chaîne au cou, sinon elles s’étranglaient dans les buissons, comme jadis notre Tähik.

En quittant le chemin pour m’enfoncer dans la morne et sombre sapinière, j’avais l’impression d’aller sauver la vie de cette vache. Je me sentais comme une jeune partisane qui progresse dans le dos de l’ennemi, une bonne et brave petite fille.

Je sentais sur ma nuque le souffle d’Aimé, qui ne me lâchait pas d’un pouce. Nous nous tenions toujours par la main. Je trébuchais à chaque pas sur du bois mort ou sur des tiges de ronce. Des branches et des ramilles me griffaient continuellement le visage. En m’empêtrant dans les framboisiers et les branches de sapins, j’aurais voulu me raidir des pieds à la tête, lever les mains en l’air et me mettre à crier. Mais il n’y avait de secours à attendre de personne. Je pouvais brailler tant que je voulais, personne ne viendrait me dire : « Eh bien, grosse bêtasse, où es-tu encore allée te fourrer!»

J’écartais rageusement les grosses branches en tirant Aïmé par la main. La vache nous sentit approcher et se mit à mugir, comme si le livre d’histoires de la Bible avait été laissé ouvert dans la forêt et que s’en échappait maintenant le son lugubre d’une trompette.

Nous nous arrêtâmes et nous grattâmes les jambes. Je n’étais plus très sûre de pouvoir dégager la chaîne si elle était prise dans les broussailles. Peut-être n’était-ce pas une vache, mais un taureau, qui allait se ruer sur nous!

Nous avançâmes un peu, de quelques pas seulement, et entre les branches, nous aperçûmes soudain le corps pansu d’une vache rousse. Sa chaîne cliquetait. On entendait des halètements et des craquements. Il s’agissait sûrement d’une vache coincée! Ce n’était tout de même pas la Kirsi de Pajusi? Celle-là, je n’avais pas la moindre envie d’aller la sauver. Elle était toujours en chaleur et dès qu’elle voyait des gens arriver, elle se précipitait sur eux.

Un idée horrible me traversa soudain. Les genoux tremblants, je me dis que c’était certainement la fameuse vache du kolkhoze, celle qu’on avait trouvée dans une grande sapinière, la bouche écumante et la queue dressée. Il n’y avait aucun doute, nous étions dans cette même sapinière ! La queue de la vache du kolkhoze était clouée à un tronc d’arbre. Le long de l’écorce descendait un filet de sang coagulé. Un bardeau attaché entre les cornes délivrait une menace en lettres majuscules : « Le même sort vous attend, camarades!»

Je croyais voir bouger les oreilles de la vache, et sa lèvre supérieure qui se relevait d’un air diabolique, découvrant de larges dents jaunes.

Cette vache, on en parlait beaucoup avec des mines accablées, en s’interrompant au milieu d’un mot dès que l’on m’entendait remuer sous la table.

Je poussai un cri rauque, pris mes jambes à mon cou et m’étalai aussitôt par terre. Me relevant d’un bond, je saisis à nouveau Aïmé par la main et l’entraînai malgré elle. Je sentais des frissons me parcourir le dos, persuadée que la vache nous suivait, la queue dressée, son bardeau entre les cornes, découvrant ses grosses dents écartées et traînant derrière elle le tronc sanglant, arraché avec toutes ses racines. Je gémissais doucement.

Aïmé me donna un coup de poing : « Idiote, qu’est-ce que tu as à me tirer comme ça ! Pourquoi tu m’as emmenée dans cette forêt!»

Furieuse, je la saisis par la poitrine et la secouai violemment. Je lui pris les poignets et sentis battre sous mon pouce une veine fragile.

Le monde était absolument silencieux. Les humains avaient disparu. Maintenant, les animaux vivaient la vie des hommes. Les chiens dansaient en tapant du pied, les poules lançaient dans leur langue exhortations et mises en garde, les vaches faisaient de la politique.

La forêt, déchirée par la pluie et le vent, dégageait un parfum d’histoire, cruel et oppressant. La laiche frissonnait sur les mottes et son bruissement déferlait comme une vague dans les clairières aux herbes hautes. Les aulnes perdaient leurs feuilles. Elles craquaient perfidement sous les pieds.

La course transformait tout. Les lieux devenaient étrangers. Les distances n’étaient plus les mêmes. Notre étable apparut plus tôt que je ne l’attendais.

Au-dessus de l’étable s’élevaient les nuages, semblables à de gros rochers rouges. À la lisière de l’un d’eux, se tenait un petit garçon en vapeur d’eau, avec sa casquette et son manteau. Si proche. Si étrange.

J’avais complètement oublié Aïmé. Je sursautai lorsqu’elle éternua à côté de moi. Les rochers dans le ciel s’affaissèrent, se dispersèrent. Le petit garçon disparut. Je regardai mes pieds. Ils étaient couverts d’une boue épaisse et me démangeaient violemment. Ils étaient sûrement écorchés. Je commençai à m’apitoyer sur mon sort. Je sentis mon visage rougir et ma bouche se tordre. Sans dire un mot, je me rendis tout droit dans la pièce du fond, plongée dans l’obscurité. Je me serrai, avec de petits reniflements plaintifs, dans le recoin entre l’armoire et le mur. Je sentis Aïmé s’y glisser à ma suite et m’enfonçai un peu plus loin, presque jusqu’à traverser le mur.  L’armoire craquait en écrasant nos cages thoraciques. À l’intérieur bruissait la robe mortuaire de ma grand-mère.

Dehors, des voix se firent entendre. Paula et ma grand-mère revenaient du champ de lin. On reconnaissait aussi la voix de ma mère, qui s’inquiétait avec ma grand-mère de ce qui avait bien pu se passer à la ferme pendant leur absence : les portes grandes ouvertes, le coq sur le toit, Dieu du ciel! Paula appela Aïmé. Le toit craqua, les ailes du coq froufroutèrent. Le coq s’envolait, et je ne le voyais pas ! Je me mis à hurler à pleine voix. La vache étrangère martyrisée et le coq à qui j’avais fait tellement peur se mélangeaient dans ma tête. En y repensant, j’avais envie de me serrer encore plus fort contre le mur. L’air me manquait. Je poussais par intermittence de petits cris rauques et des hoquets. Des larmes brûlantes imbibaient le devant de mon gilet.

En m’entendant crier, les femmes accoururent dans la pièce avec une lanterne. Une faible lumière jaunâtre s’infiltra même, par quelques fentes, jusque derrière l’armoire. Ma grand-mère nous découvrit et se répandit aussitôt en imprécations : « Espèces de sauvages ! Vous êtes pires que des loups ! Vous tourmentez ce pauvre coq et courez vous réfugier derrière le placard ! »

Ma mère se lamenta, au bord des larmes : « Oh mon Dieu, mon Dieu, on ne va jamais arriver à écarter cette armoire! »

Paula déclara : « Ça va être vite réglé. Les fesses à l’air et la baguette de coudrier. Et tant pis si le sang coule ! »

Elles essayèrent de pousser l’armoire, avec force ahanements, mais le meuble ne bougea pas d’un pouce. Je me retrouvai presque plus serrée qu’avant. Ma grand-mère s’écria : « Bon sang, qu’est-ce que c’est que ce tour du diable ! » et secoua l’armoire si fort que les pieds en craquèrent.

Ma mère gémit : « Rien à faire. Elle est trop lourde… »

Mais ma grand-mère la rabroua : « Mais enfin, arrête de pleurnicher! On ne peut tout de même pas laisser les gamines derrière l’armoire!»

J’implorai : « Grand-mère, grand-mère, ne me fais pas sortir, j’ai peur! » Mais l’armoire se déplaçait peu à peu et me laissa pour finir complètement désarmée, debout près du mur couvert de toiles d’araignées poussiéreuses. C’était comme si l’armoire venait de me mettre au monde. Il n’y avait rien à faire. Sur ma tête se posa la main lourde et chaude de ma grand-mère. La lanterne oscillait et me jetait en plein visage sa lumière brûlante, comme de longs rayons d’espoir.

Ils me détachaient de l’obscurité, illuminaient mes yeux et mon visage, comme si le moment était venu, entre ces deux ténèbres que sont la naissance et la mort, de faire la lumière sur les faces.

Les prairies gorgées de sang, le carré de pommes de terre et l’étable se tournaient lentement vers la nuit. Tout, alentour, respirait et s’étendait. Il n’y avait rien d’autre que le temps, qui s’incarnait dans l’armoire et l’établi, dans ma mère et ma grand-mère, dans la forêt de sapins et le carré de pommes de terre. La terre tout entière, l’argile, l’eau, le sable n’étaient rien d’autre que du temps qui avait pris forme. Et tout cela tournait dans l’obscurité scintillante, au milieu de courants aériens puissants et glacials, tout cela faisait pousser des céréales, des pommes de terre et du foin, aussi bien que des os, des dents et des ongles.

La terre, en tournant, faisait peu à peu sortir des ténèbres de la naissance tous les enfants de mon âge, même s’il nous restait encore bien des années à parcourir avant d’accéder à la pleine lumière. Et aucun de ceux qui nous précédaient, en regardant vers l’arrière, ne pouvait encore distinguer nos silhouettes, car nous commencions seulement à prendre forme. Les os, les dents, les ongles qui seraient les nôtres, dans les décennies à venir, étaient encore en train de pousser.

———————

Nous avancions parmi les aulnes dénudés. Notre haleine formait des nuages qui flottaient dans les branches au-dessus du sentier, comme si nous portions des drapeaux sur l’épaule.

Ma grand-mère tenait la vache par la chaîne, et le drapeau vivant de la vache flottait aussi entre les arbres, à peine plus bas que celui de ma grand-mère, mais nettement plus haut que le mien.

La vache se laissait conduire de bon gré. Elle avançait, dans l’eau ou dans la boue, en remuant la queue avec noblesse et arrogance.

Plus loin, Tommi décrivait de grands cercles dans la forêt. À certains moments, nous le perdions complètement de vue; à d’autres, son corps jaune étincelait entre les sapins. Après chaque cercle, il revenait vers nous au petit trot, pour voir si par hasard nous n’avions pas commencé à manger et vérifier que nous suivions toujours le même chemin.

La chaîne froide et nue cliquetait dans les mains de ma grand-mère. Habituées depuis longtemps aux morsures du gel, elles étaient à peine plus rouges que d’habitude. Les miennes, en revanche, craignaient le froid. J’écartai les bras et rentrai les poings dans les manches de mon manteau. Je marchais en gardant le haut du corps parfaitement immobile. Seules mes jambes bougeaient. Ma grand-mère m’indiquait les mottes et les endroits les plus secs, mais il y avait toujours de l’eau qui rentrait dans mes caoutchoucs, aussitôt absorbée par mes chaussettes de laine grise. Je suivais cela avec le plus grand intérêt. Mes chaussettes étaient comme du sucre, elles buvaient l’eau tout aussi bien et ne paraissaient même pas humides.

Ma grand-mère marchait plus vite que moi. Ses caoutchoucs étaient fixés par une corde en étoupe qui passait sous la semelle. Moi, je n’avais pas eu la patience d’attendre, avant de partir, que l’on m’attache les caoutchoucs aux pieds. Je m’étais rebiffée, et maintenant mes chaussures restaient régulièrement collées dans la boue. Je passais mon temps à crier : « Grand-mère, grand-mère, attends-moi ! »

De grosses gouttes d’eau claire pendaient sur les branches d’aulne. La forêt clairsemée paraissait déserte. Seuls les sapins murmuraient dans leur coin. Quittant le couvert des arbres, nous débouchâmes dans une prairie décolorée. Ici, le terrain était plus sûr, et l’on pouvait voir loin autour de soi. À quelque distance de là, derrière un bosquet de saules roux, les larges étendues d’eau noire de la noue se déroulaient jusqu’à l’horizon.

Ma grand-mère gravissait lentement la pente, devant les eaux noires et le ciel lourd couleur de cendre. La vache la suivait fidèlement. Au sommet du tertre, elle s’arrêta, débarrassa la bête de sa chaîne et lui tapota le cou.

La vache me regardait grimper la pente d’un air intéressé. On aurait dit qu’elle portait des lunettes, car à sa bride, au-dessus du museau, était cousu un épais rembourrage indigo, destiné à atténuer les frottements. Elle se tenait là sans bouger, les oreilles largement écartées. Dans ses yeux se reflétaient les sévères étendues d’eau, le ciel gris sombre, et moi-même, avec mes grosses joues rouges et mon bonnet de pilote à chevrons. Tout cela était comme couvert d’un voile mauve ou d’une ombre violacée et disparut dès que la vache remua la tête. Elle se mit alors à brouter du regain, d’un air à la fois avide et indifférent, et sa colonne vertébrale saillante, qui allait et venait, paraissait scier lentement la ligne d’horizon.

J’observais la vache avec un tel intérêt que je ne sentais plus le froid.

Son gros museau recouvrait à présent les grands sapins de la ferme de Teiste. Elle les avala d’un coup, puis engloutit dans la foulée toute la maison, avec l’armoire vernie, la machine à coudre et le cochon de verre. Devant le museau de la vache, même les longues étables paraissaient courtes et insignifiantes, sans parler des granges éloignées. En soufflant des naseaux, elle but jusqu’à la moindre goutte l’eau de la rivière et de la noue, puis dévora les saules en forme de massue qui se dressaient derrière le rouissoir.

Je ne voyais que ce que je voulais voir. Je regardais seulement devant le nez de la vache, et non derrière, où tous les arbres, les bâtiments et les plans d’eau avalés se trouvaient encore à leur place habituelle.

J’attendais avec impatience que la silhouette jaune de Sips, le chien sournois de Teiste et mon ennemi intime, se dessinât à l’horizon. S’il apparaissait maintenant, je le ferais avaler par notre vache.

Et si c’était Liisu qui émergeait soudain de la forêt, que se passerait-il? Déciderais-je de l’épargner au dernier moment? Qui sait?

Je surveillais d’un œil ardent le long chemin boueux, qui s’éloignait derrière les mâchoires et le gros poitrail mou de l’animal. Je craignais que Liisu finisse par sortir de la forêt, avec son tablier rayé, sa veste en cuir et sa canne de genévrier. Je décidai de l’épargner et me réjouis vivement de ma générosité.

Je vins me planter devant ma grand-mère, levai les yeux vers elle et déclarai, très fière de moi : « Je suis sage, tu sais ! »

J’allai jusqu’à avancer ma tête, pour qu’elle puisse la caresser. Mais au lieu de cela, elle lança d’un ton railleur : « Ben voyons ! On n’est jamais si bien servi que par soi-même! » puis elle me gronda : « Eh bien! Qu’est-ce que c’est que ça! Tu vas me faire le plaisir d’enfiler tes gants ! »

Mes moufles grises aux pouces rouges pendaient hors de mes manches, au bout d’une ficelle entortillée. C’était bien agréable de les agiter ainsi, mais dès que je les enfilais, les ficelles commençaient à tirer sous le manteau et me creusaient des sillons dans le cou, comme si on me pendait. Cette fois, ma grand-mère m’enfila elle-même mes moufles. La vache en profita pour s’éloigner en direction de la forêt.

Je lui courus après, mais derrière elle se dressaient à présent des troncs d’arbre uniformes et grisâtres. Elle n’était plus le bras tout-puissant du destin, mais une simple vache au bord d’une forêt, et il n’y avait plus rien d’intéressant à observer.

J’étais fâchée contre ma grand-mère et me laissai appeler plusieurs fois avant de me décider à revenir vers elle. Je demandai avec humeur : « Grand-mère, pourquoi on reste ici? On ne pourrait pas attacher Lehik quelque part et rentrer à la maison? »

Ma grand-mère regarda furtivement autour d’elle et m’expliqua à voix basse : « Il faut faire brouter la vache en cachette, pour éviter que quelqu’un la voie et aille nous dénoncer. Si on reste près d’elle, on peut toujours dire qu’elle s’est échappée, qu’elle est venue toute seule dans la prairie du kolkhoze et qu’on est là pour la ramener à la maison ! »

Je m’étonnai : « Mais pourquoi on vient la faire brouter dans la prairie du kolkhoze? »

Ma grand-mère chuchota sur un ton plaintif, comme si ce n’était pas à moi qu’elle parlait, mais à ma mère ou à la Leida de Teiste : « C’est qu’on n’a presque pas de foin.

Alors le peu qu’elle peut brouter dehors avant la première neige, c’est toujours ça de pris. Et dans notre pâturage à nous, il n’y a plus que de la bouse de vache et de la boue. Qu’est-ce qu’elle pourrait trouver à manger là-dedans, la pauvre bête! »

Les yeux de ma grand-mère se remplirent de larmes. À petits pas usés, elle alla se mettre à l’abri du vent, en bordure de la forêt. Elle chaussa ses lunettes, prit dans son panier un bas gris presque terminé et, à mon grand regret, commença à manier l’aiguille entre ses doigts raides.

En mastiquant d’un ton monotone, la vache broutait l’herbe mouillée, déjà gelée par endroits. Un peu plus loin, des corneilles croassaient au-dessus des prairies. Dans les arbres, aucune branche ne bougeait ni ne bruissait. Je m’éloignai à reculons, les yeux fixés sur ma grand-mère. Son châle gris et sa longue jupe de laine ne se confondaient pas avec les troncs gris des trembles et des aulnes. Je voyais toujours clairement qu’il ne s’agissait pas d’un arbre, mais bien d’une silhouette humaine. On aurait dit une statue, dressée au bord de la forêt. Même sa jupe était marquée de plis raides, comme ceux qu’on voit sur les statues. Son châle, sa jupe, ses caoutchoucs crottés et son visage grave paraissaient taillés dans la pierre ou, plus vraisemblablement, s’être changés en pierre.

J’étais absolument seule, debout au milieu de cette prairie bombée. Plus bas, les eaux noires clapotaient dans la noue. Du ciel cendré commença à tomber non pas de la cendre, mais de la neige, et mon cœur se mit à battre très fort contre la doublure à pois de mon manteau d’hiver.

Je m’imaginais rentrant à la maison et annonçant à ma mère que grand-mère s’était changée en pierre. Elle ne me croirait pas et je me mettrais à pleurer. Puis tout le monde irait voir ma grand-mère et grommellerait en secouant la tête : « Non, là, il n’y a plus grand-chose à faire. » Mais moi, derrière eux, je leur crierais : « Apportez-lui donc de l’eau de jouvence ! » Alors on compterait les sous derrière la porte de l’armoire, on enfilerait les manteaux neufs, on emporterait des œufs durs pour la route, et l’on partirait chercher l’eau de jouvence au-delà des mers et des montagnes. On partirait probablement à pied, mais si le bus circulait, alors on irait en bus. Lorsque l’on reviendrait avec l’eau, ma grand-mère reprendrait aussitôt connaissance et me donnerait autant de miel que je voudrais.

Je me racontais cela tout bas, en élevant la voix chaque fois que quelqu’un était censé dire quelque chose. Mais lorsque j’en arrivai au miel, l’eau me vint à la bouche et je ne pensai plus à rien d’autre.

Je courus vers ma grand-mère, le cou cisaillé par les ficelles de mes moufles, et lui demandai avec fougue : « Grand-mère, est-ce qu’il y a encore du miel, à la maison?»

Elle secoua le bas qu’elle était en train de tricoter, pour faire tomber la neige. Elle me regarda par-dessous ses lunettes et murmura du bout des lèvres : « Il en reste un peu, oui. Pour quand on est malade. »

Je ronronnai : « Si je suis très sage, est-ce que tu me donneras un peu de miel?»

Elle grommela : * Si tu manges tout maintenant, tu n’en auras plus pour Noël!»

Je me rappelai soudain que, juste avant de partir, j’avais placé moi-même deux livres dans le panier de ma grand-mère. Je m’accroupis, soulevai le couvercle et extirpai de dessous les pelotes le livre le plus mince, dont le titre était L’île des roseaux.

Ma grand-mère me regarda d’un air soucieux, remit le bas et les aiguilles dans le panier et soupira : « Ça y est. On ne va plus avoir la paix, maintenant. »

Je miaulai d’un ton mielleux : « Grand-mère, lis-moi d’abord ce livre, après c’est moi qui te lirai le deuxième. »

Sans dire un mot, ma grand-mère prit dans ses mains le petit livre mince, qui faisait une tache d’un blanc éclatant sur le fond sombre des champs et des forêts. Puis elle tira un coin de son châle du côté d’où venait le vent, pour se protéger de la neige.

La vache s’était rapprochée et broutait à côté de nous. Son souffle chaud formait dans l’air une vapeur blanche. Elle ne faisait pas du tout attention à nous. Tommi était assis sur les pieds de ma grand-mère et observait attentivement chacun de nos gestes. Il attendait encore le moment où nous commencerions à manger ou à nous remettre en route.

Ma grand-mère leva le livre à deux mains jusqu’à sa poitrine, tourna le dos à la prairie étale et aux nuages bas, et commença à lire à l’endroit où nous nous étions arrêtées, d’une voix monotone et inquiétante : « Oui… elles… étaient… vraiment… belles… avec leurs… cheveux… clairs… et leurs… yeux… noirs… mais… leur corps… était couvert… d’écailles… et… à la place… des jambes… elles avaient… de vilaines… queues… de poisson… »

J’écoutais patiemment. J’étais comme une pierre bleue au milieu du champ. Je ne pensais à rien, j’écoutais simplement les mots extraordinaires qui sortaient péniblement de la bouche de ma grand-mère. Je sentais mes yeux devenir plus perçants et le bout de mon nez se refroidir.

Ma grand-mère annonça alors, de sa voix habituelle : « Chapitre suivant : La vengeance des naïades. »

J’eus l’impression de me réveiller. J’en eus soudain assez et décrétai: «Bon, ça suffit! On va regarder les images, maintenant!»

J’avais déjà étudié ce livre en détail et je connaissais toutes les illustrations par cœur, mais je voulais profiter de l’occasion pour montrer à ma grand-mère celle qui me plaisait le plus. Elle avait pour légende : « Les bras blancs des enfants se tendirent hors des flots et tirèrent Hella vers le fond. »

Ma grand-mère critiqua vivement l’image : « Ce n’est pas une réussite. Qu’est-ce que tu lui trouves de beau? Elle est effrayante, oui ! »

J’explosai : « Mais c’est justement pour ça qu’elle est belle ! » Après avoir réfléchi un instant, j’expliquai : « C’est beau parce qu’on ne voit pas les corps, juste les bras. Et l’eau noire qui remue autour de la grosse pierre, ça aussi c’est beau. »

Je ne précisai pas que, sous l’influence de cette image, je craignais toujours que de jolis bras blancs émergent des cours d’eau près desquels je passais, ni que, pour cette raison, je surveillais les fossés avec beaucoup d’attention.

L’image préférée de ma grand-mère était celle qui avait pour légende : « Ils se regardaient dans les yeux et se sentaient plus heureux que jamais. » C’était la seule illustration en couleurs de tout le livre. Elle représentait un jeune homme vêtu de vert, agenouillé aux pieds d’une fille en longue robe rose. Derrière eux se dressait un rosier en fleurs, et une pelouse d’un vert éclatant, couverte de fleurs bleues, rouges et jaunes, s’étendait jusqu’à l’horizon où se dessinaient des montagnes et des vallées.

J’aurais pu moi aussi la considérer comme la plus belle image du livre, si la fille n’avait pas été assise sur le bord d’une civière. Je n’aimais pas du tout cela. Je trouvais que cela gâchait tout. Je me cassais la tête à essayer de comprendre pourquoi on avait apporté un lit dans la forêt. Le mot « civière », dans le récit, ne me disait absolument rien et ne résolvait pas l’énigme de l’image. À l’aide d’un crayon feutre, j’avais tiré quelques coups de carabine dans l’oreiller blanc posé à côté de la fille. Puis, humectant au préalable le feutre dans ma bouche, j’avais dessiné sous sa large robe deux grosses jambes bleues en forme de L. Je me vengeais ainsi de n’avoir pas compris.

Je déclarai finalement d’un air satisfait : « Bon, voilà, on a vu les images. Maintenant, je vais te faire la lecture. »

J’arrachai L’île des roseaux des mains de ma grand-mère et remis le livre au fond du panier, d’où je tirai triomphalement le Livre de lecture pour la 4e classe. La

Maïré de Teiste n’en faisait plus rien et il était maintenant à moi.

J’ouvris fièrement le livre et essayai de me représenter ce que devaient penser les spectateurs invisibles et dévoués qui, comme je l’imaginais, observaient en permanence mes moindres faits et gestes : « Pensez! Si petite, et déjà en train de lire un livre si important!» A leur intention, j’ouvrais parfois sur la table le manuel de jardinage de Jaan Port, docteur ès sciences, et savourais des vers en cachette, bien à l’abri derrière le livre :

Le chat, côté jardin, Va chasser des souris Et côté cour, le chien Croque un poussin joli.

Je feuilletai un certain temps le livre de lecture et finis par m’arrêter sur une histoire intitulée « L’assèchement du marais d’Ussisoo », mais elle commençait par des mots compliqués : « l’organisateur du Parti ». Il me sembla préférable de les sauter, et je commençai directement par :

«Muuli cherchait un endroit où il aurait pu monter, pour embrasser d’un seul regard tous les gens présents dans les environs. Comme il ne trouvait pas de point en hauteur dans le marais, il sauta sur une machine à aiguiser. Les travailleurs du kolkhoze de Koordi sourirent avec bienveillance devant l’ingéniosité de Muuli. »

Stimulée par le son de ma voix, je poursuivis ma lecture, en reprenant de temps en temps mon souffle entre les mots. J’avais l’impression que grâce à moi, ma grand-mère apprenait des choses de la plus haute importance, dont elle n’aurait jamais entendu parler autrement. C’est pourquoi je criai, pleine d’entrain : « Je les vois ! Ils ont apporté avec eux des drapeaux et brandissent de grands… » Je bafouillai en prononçant le mot « portraits », mais continuai aussitôt, comme si de rien n’était : « …de Lénine et de Staline! Jamais les drapeaux n’avaient encore flotté à Ussisoo! » À la fin de l’extrait, j’étais déjà complètement saisie par l’enthousiasme. Mes yeux lançaient des éclairs et ma voix vibrait d’émotion : « Au travail, camarades, au travail ! »

Mais ma grand-mère, pendant ce temps, faisait tomber la neige du col de mon manteau, sans paraître le moins du monde transformée, ni même stimulée par ma lecture. Elle releva mon col, secoua sa jupe et ramena les pans de sa fourrure sur sa poitrine.

Sans la quitter des yeux, je posai d’un air excédé la première des questions qui figuraient à la fin de l’extrait : « Qui était venu aider les kolkhoziens de Koordi à creuser un fossé? » et je continuai à fixer ma grand-mère avec insistance. Elle répondit d’un ton bourru : « Comment veux-tu que je le sache!»

Je réprimai un sanglot : « Mais enfin, grand-mère, je viens juste de te lire le passage! Essaye de te rappeler, au moins ! »

Ma grand-mère s’écria : « Ah, cette gamine ! Tu n’as pas un peu fini de me harceler! Je t’ai dit que je ne savais pas ! » Elle poursuivit ses récriminations en s’adressant aux branches, à la vache, aux herbes sèches : « Cette gamine, on dirait un vrai garde-chiourme! Elle passe son temps à nous harceler! On ne peut jamais être tranquille ! »

Une dispute était sur le point d’éclater, mais je pérorai malgré tout : « Pour aider les kolkhoziens, le pouvoir soviétique a fait venir les tanneurs, les cheminots, les boulangers et tous les autres travailleurs de la ville. »

Je passai avec soulagement à la question suivante, que je déclamai d’une voix furieuse : « As-tu assisté toi aussi à l’assèchement d’un marais ou au creusement d’un fossé? Décris ce que tu as vu. »

Ma grand-mère s’emporta : « Est-ce que les gens vont observer le travail des autres! J’en ai creusé un moi-même, de fossé, au bas de notre champ. C’est un travail de forçat! J’en avais des douleurs partout dans la poitrine! »

Je ne sus rien répondre à cela. Prudemment, je posai la question suivante : « Pourquoi assèche-t-on les marais? »

Cette fois, ma grand-mère se fâcha pour de bon : « Tu n’as pas un peu fini de jacasser! Ça suffit, maintenant! »

La bêtise de grand-mère me serra le cœur. Je me replongeai dans le livre avec obstination et lus le devoir qui suivait : « Lire le récit de Hans Leberet, La Lumière à Koordi. » Les lettres « ch », dans le nom de Leberecht, me plongeaient dans une profonde perplexité et je jugeai préférable de ne pas les prononcer.

J’entendis tout à coup le brimbalement d’une carriole. Tommi aboya et ma grand-mère se leva précipitamment : «Emmenons vite la vache dans la forêt!»

Mais lorsque nous regardâmes autour de nous, nous vîmes que la vache, pendant que nous lisions, était allée se placer juste au bord du chemin. Et la carriole était déjà trop près, on la voyait arriver au bout du champ.

Ma grand-mère murmura : « Advienne que pourra » et resta immobile. Tommi renifla en battant de la queue contre sa jupe.

Le cheval s’engagea dans le champ et la carriole avança péniblement vers nous en cahotant. Relevant ses lunettes sur son front, ma grand-mère s’exclama joyeusement : « Regarde, c’est Eevald-le-sac ! »

Tout près de nous maintenant, Eevald se mit debout dans la carriole. Penché en avant, il fit siffler son fouet en l’abattant sur la croupe large et rebondie du cheval, et cria : « Hoo! Hoo! »

Il portait une pelisse jaune déchirée, par les trous de laquelle on apercevait des touffes de laine, et était coiffé d’un bonnet fourré antédiluvien. On racontait qu’il était tellement usé qu’il n’y avait plus de laine à l’intérieur, rien que le cuir lisse et nu. L’extérieur était couvert d’un tissu à rayures gris et rouge, et les lacets étaient solidement attachés autour du menton d’Eevald.

Il ne devait enlever son bonnet sous aucun prétexte, car sinon sa tête se serait aussitôt fendue. Lorsque quelqu’un, pour plaisanter, commençait à parler de son couvre-chef, ou même demandait à l’essayer, Eevald mettait fin brusquement à la conversation, poussait un long gémissement : « Hoohoooo! » et prenait ses jambes à son cou en regardant par-dessus son épaule. Rien n’arrêtait sa course, ni les fossés, ni les taillis, ni même les clôtures de barbelés. On pouvait aisément reconstituer son itinéraire d’après les touffes de laine de sa pelisse qui étaient restées accrochées dans les buissons ou sur les barbelés.

Certains disaient qu’Eevald avait reçu un coup sur la tête pendant la guerre. D’autres pensaient que son année à l’université de Tartu lui avait un peu troublé la cervelle. Ils commentaient en soupirant : « Les études l’ont rendu fou!»

J’attendais toujours avec impatience les visites d’Eevald. Quand il venait chez nous, je lui montrais mes nouveaux dessins et lui demandais son avis en reniflant avec excitation. Cette fois aussi, il se dirigea aussitôt vers moi et me confia tristement, d’un air entendu : « Les oies et les cygnes sont déjà partis. La neige tombe, tombe, tombe… »

Je répondis gravement : « J’ai dessiné une église russe et une bassine d’œufs. »

Eevald commenta, tout aussi gravement : « Ça doit être absolument magnifique. Mais la question est de savoir si c’est aussi magnifique que la face de l’ange de la mort. »

Je fus à la fois déçue et effrayée par sa réponse. Me désintéressant de lui, je commençai à courir autour du cheval et de la carriole, en essayant de taper du pied bien fort contre le sol.

Eevald discutait maintenant avec ma grand-mère er agitant les mains. La vache revint vers nous et regarda le cheval d’un air morne. Quant à moi, je me rapprochai lentement de la tête du cheval, enlevai une de mes moufles et lui touchai la lèvre. Il remua furieusement les oreilles. Je remis bien vite les mains derrière mon dos et m’éloignai prudemment.

J’entendis Eevald demander à ma grand-mère : « Est-ce que vous êtes allée au musée? »

Ma grand-mère s’étonna : « C’est à moi que tu parles? Je ne suis allée nulle part, moi! Jamais plus loin que le pont de Jõesuu!»

Eevald ne répondit rien. Il se frotta les mains, releva le col de sa pelisse sur ses oreilles et nous épia d’un air soumis entre les coins du manteau.

Je commençai à avoir pitié de lui. J’allai voir ma grand-mère et lui chuchotai à l’oreille : « Invite-le à manger de la soupe de gruau à la maison. » Je pensais aussi qu’en venant chez nous, Eevald pourrait voir l’église russe que j’avais dessinée, et j’espérais bien qu’il me féliciterait.

Ma grand-mère lui demanda : « Eh bien, raconte-nous où tu allais, comme ça, avec ce cheval ! »

Il gémit timidement : « Les vachères m’ont demandé d’aller chercher des fanes de betterave… » Puis, pour une raison ou pour un autre, il s’énerva et cria : « Il n’y a pas de fanes de betterave! Je suis allé voir à l’asile de fous et à la mairie. Rien ! »

Je commençai à rire, mais ma grand-mère me fit taire et lui expliqua : « Écoute bien ce que je vais te dire, Eevald. Le champ de betteraves se trouve derrière votre pailler. Tu te souviens où c’est? Alors fais demi-tour et vas-y vite. Les femmes sont toutes là-bas, en train de couper les fanes : Hilja, la mère d’August, et ta mère aussi… »

Eevald se réjouit: «Ah, les femmes sont là-bas! Les femmes sont là-bas! Alors je vais pouvoir faire le lion! »

Il écarta les pans de sa pelisse et se mit à danser autour de ma grand-mère, étirant le cou et tapant des pieds par terre. Il rugit contre son oreille : « Hou-ou-ou ! », puis il siffla. Les pans de sa pelisse jaune flottaient comme une jupe autour de ses bottes. Le cou tendu, il se mit à tourner très vite sur lui-même. C’était cela qu’il appelait faire le lion. Dans ces moments-là, il me faisait surtout penser au chaman frappant sur son tambour qui se trouvait dans le livre Le Brave Azmun.

Toujours rugissant, sifflant et tapant du pied, il tournoyait sur les taupinières et sur l’herbe gorgée d’eau. Les sapins se mirent à frémir dans la forêt. Dans le ciel uniformément gris, se rassemblaient de lourds nuages bleu sombre venus de pays lointains, au-delà des mers, peut-être même de Grèce ou de Galilée.

Je commençai à me sentir mal à l’aise. Ce qui se passait là n’était pas très normal. Afin de combattre le phénomène, je repris rageusement dans le panier mon manuel de lecture et criai pour attirer l’attention des autres :

Un jour, Ülo, dans la maison, entendit un furieux zonzon : dans la cuisine était assis papa qui affûtait la scie!

Eevald s’arrêta. Il secoua la tête et revint à lui. Puis il explosa soudain joyeusement : « Comme la musique est belle dans la maison du thé ! »

Je retardais, comme une horloge. La poésie que j’avais commencé à déclamer d’une voix claire se termina en un chuchotement indistinct. Je levai les yeux, vexée, et vis que ma grand-mère, Eevald, le cheval, la vache et Tommi regardaient tous dans la même direction. Ils surveillaient le chemin, d’où nous parvenait une pétarade irrégulière. Émergeant des taillis, apparut bientôt une moto équipée d’un side-car, qui laissait derrière elle une épaisse fumée bleue. Elle approchait si vite que ma grand-mère n’avait déjà plus le temps d’aller cacher la vache dans la forêt.

Tommi, grondant et aboyant tour à tour, se précipita sur le chemin et essaya de mordre les bottes du motard. Cela m’étonna si vivement, que mon livre me tomba des mains. Je n’avais encore jamais vu Tommi méchant.

La moto s’arrêta tout près de nous. Un homme, vêtu d’une veste usée en cuir noir, descendit de la selle en menaçant Tommi du pied. Une fois le moteur coupé, le chien se calma de lui-même. Il se réfugia en grondant derrière la jupe de ma grand-mère et observa la scène de ses yeux brillants.

L’étranger portait une sacoche de cuir noir en bandoulière, et des bottes qui grincèrent lorsqu’il avança vers nous. Elles n’étaient pas en cuir synthétique, mais en véritable cuir chromé. Je savais ce qu’était le cuir chromé. Peu de temps auparavant, j’avais attaché le chat dans les nouvelles peaux à chaussure de mon oncle et avais respiré avec délectation leur odeur forte de militaire.

L’homme aux bottes en cuir chromé salua seulement ma grand-mère. Eevald et moi, il ne parut pas nous voir. Cela me mit en rogne. Je m’accroupis près de Tommi, montrai du doigt l’étranger et chuchotai à l’oreille du chien : « Kss ! Kss ! » Aussitôt, Tommi commença à gronder plus fort. On aurait dit que je venais de mettre une machine en route. Il aboya même violemment à plusieurs reprises.

L’homme me jeta un regard, de ses yeux de poisson clairs et froids, mais continua de s’adresser à ma grand-mère : « Je ne demande qu’à le croire, moi, que vous n’amenez pas votre vache ici tous les jours. »

Je m’attendais à ce que ma grand-mère redresse le dos et s’écrie : « Bon Dieu, mais c’est qu’on n’a pas de foin, nous! Et on ne peut quand même pas abattre notre bête! » Mais bien loin de crier, elle essayait au contraire de sourire avec humilité. Tout en parlant, elle caressait son tablier, et son regard fuyait sur le côté d’un air buté et ironique. Son sourire ne s’accordait pas du tout avec son regard.

Elle ne posa les yeux sur l’homme que lorsque celui-ci lui eut expliqué qu’il était venu pour autre chose, que les problèmes de vaches ne relevaient pas directement de ses compétences et que, de toute façon, il n’était au courant de rien.

En faisant grincer sa veste de cuir, il prit dans sa poche un paquet de cigarettes et en alluma une. Il tira avidement quelques bouffées en creusant ses joues, enleva sa casquette et la fit tourner entre ses doigts en sifflotant. Sur ses cheveux bouclés coiffés en arrière tombèrent quelques flocons de neige isolés. Il remit aussitôt sa casquette et jeta son long mégot par terre. Puis il bomba la poitrine et déclara à ma grand-mère : « Le temps que vous consacrerez au travail qui va vous être confié sera décompté en journées-travail normalisées, comme pour les moissonneurs et les cultivateurs de betteraves. »

Ma grand-mère continua à caresser son tablier et ne posa aucune question, contrairement à ce que l’homme attendait. Au bout d’un moment, il reprit la parole pour faire un petit discours qui me remplit d’aise. J’essayai de le graver dans ma mémoire, afin d’être capable d’en prononcer un similaire plus tard. Voici ce qu’il déclara :

« Il faut mobiliser toutes les énergies pour lutter contre la fièvre aphteuse des bovins. Il est rigoureusement interdit de sortir de la zone de quarantaine ou d’y entrer sans être pourvu d’une autorisation spéciale. L’étable commune de Võtiksaare et les terrains qui en relèvent ont été placés sous quarantaine.

« Camarade Kitsing, en tant qu’ancienne bénéficiaire de la redistribution des terres, vous avez été choisie pour assurer la surveillance de la zone de quarantaine. Vous recevrez un fusil et ferez des patrouilles sur le chemin qui passe devant l’étable. Dès que vous apercevrez un étranger en train d’approcher de la zone, vous tirerez en l’air.

« En cas de mauvais temps, vous êtes autorisée à vous abriter dans les locaux de la ferme de Vôtiksaare, à condition de rester à proximité de la fenêtre. »

L’inconnu répondit lentement, en n’articulant que d’un côté de la bouche : « Alors il ne me reste pas d’autre solution que de dresser un procès-verbal constatant la présence de votre vache dans la zone de quarantaine. »

Ma grand-mère remua à nouveau les lèvres pendant quelques instants, puis elle laissa retomber sa tête et marmonna entre ses dents : « Pas la peine de dresser quoi que ce soit. Donne-moi ce fusil ! »

Eevald, qui n’avait pas dit un mot depuis l’arrivée de l’homme, se mit soudain à crier d’une voix affolée : « Une attaque! Une attaque!» Il grimpa dans la carriole et donna un coup de fouet au cheval. Le charriot penché s’éloigna en cahotant, et l’on n’entendit bientôt plus que les cris de détresse d’Eevald, qui résonnaient plaintivement dans la forêt.

Je saisis à deux mains la tête de Tommi et la tournai vers l’étranger en excitant à nouveau le chien, un peu plus fort qu’avant: «Tommi, attaque!» Tommi se remit à gronder.

Lorsque l’homme retourna près de sa moto et sortit du side-car un vieux fusil plié, Tommi trottina vers lui en montrant les dents, les yeux furieux et la queue serrée entre les pattes. Rassemblant tout son courage, il recourba sa queue, se jeta sur l’homme en aboyant et mordit la manche de sa veste. Puis il ramena la queue entre ses pattes et courut se réfugier dans les jupes de ma grand-mère, les oreilles couchées et la lèvre supérieure frémissante. Ma grand-mère secoua sa jupe en criant : « Allez, ouste! » mais Tommi se coucha par terre et nous regarda en tremblant.

L’homme ne prêta aucune attention au chien, comme si rien ne s’était passé. Il donna gravement le fusil à ma grand-mère, prit un papier et un crayon dans sa sacoche en cuir, posa la feuille sur la sacoche et demanda à ma grand-mère de signer.

Elle fit tourner le crayon entre ses doigts et se plaignit : «Avec ce froid, j’ai les doigts tout raides!»

Il me semble aujourd’hui qu’elle resta ainsi jusqu’à la nuit, penchée sur la sacoche noire, donnant sa signature à n’en plus finir.

La vache nous observait avec attention, comme si elle voulait se souvenir de tout, pour pouvoir le raconter ensuite à quelqu’un. Sur la noue flottaient des filets de brume, et les sapins gémissaient sourdement dans la forêt. Enfin, le papier fut signé.

L’homme dit au revoir à ma grand-mère, du bout des lèvres, et parut soudain nous remarquer à nouveau, Tommi et moi. Il me regarda et intima à ma grand-mère : « Le chien, il faut l’enchaîner ou l’abattre ! » puis il tourna les talons et repartit vers sa moto. Il mit le moteur en marche et disparut à jamais dans le brouillard et la nuit, comme dans les abîmes de l’enfer.

Moi, c’était comme si un serpent m’avait piquée. Brûlante de fièvre, je tapais des pieds en braillant : « Grand-mère, va lui dire qu’il ne faut pas tuer Tommi ! » Les mots « pas tuer Tommi » sortaient du fond de ma gorge comme un long cri indistinct : « aa-uu-éé-ii ». J’avais l’impression de prononcer sans arrêt une seule et même phrase, mais pour une raison ou pour une autre, on n’entendait que des cris et des rugissements.

La cause principale de mon chagrin, à vrai dire, ce n’était pas Tommi mais l’homme aux bottes en cuir chromé. Il disait des choses si importantes. Le fusil était pour lui un objet quotidien, un peu comme la ceinture ou le rasoir pour mon oncle. Il faisait partie de ces gens qui marchaient dans les défilés, sous les drapeaux flottant dans le vent. Alors pourquoi ne comprenait-il pas que moi, j’étais de son côté! Il aurait dû me regarder avec joie et fierté, même lorsque j’excitais Tommi, et non laisser tomber du bout des lèvres : « abattre le chien » !

Ma gorge, mon cœur et mes poumons me faisaient mal et menaçaient de se briser en mille morceaux. Je les imaginais dans une écuelle en terre cuite, comme ceux d’un mouton, et cela me rendait encore plus triste.

Ma grand-mère tira la vache vers elle, mit le fusil sous son bras et me dit, comme si rien ne s’était passé : « Viens, on rentre à la maison maintenant. »

Ces paroles me donnèrent l’impression que nous partions pour un endroit très haut et très lointain, vers la chaleur et la lumière, laissant l’homme à la sacoche noire guetter jusqu’à la fin des temps au bord de la forêt.

———————

Des jours secs et froids se succédaient. Là où l’on pataugeait auparavant dans l’eau et dans la boue, les pas résonnaient à présent sur des bosses dures comme du fer, et l’on glissait sur des plaques de glace étincelantes.

Tirant énergiquement ma luge sur la terre nue du chemin, je trottinais vers la noue en croquant un gros chou-rave cru qui, aux endroits où je l’avais tenu, avait pris le goût de mes moufles de laine.

Le bouton supérieur de mon manteau s’ouvrait continuellement. Je devais alors poser le chou-rave sur la luge et enlever mes moufles pour pouvoir me reboutonner.

J’avais déjà parcouru la moitié du chemin, avec ma mère, lorsque j’avais soudain voulu à toute force retourner à la maison pour aller chercher la luge et le chou-rave entamé que j’avais oublié dessus.

À présent, je n’avais plus aucun espoir de rattraper ma mère. La luge ne voulait absolument pas glisser et je ne la faisais avancer qu’au prix de pénibles efforts.

Les longues herbes grises se couchaient sous les patins. Je reconnaissais parmi elles la mille-feuille et l’armoise. Elles restaient là dans le froid, sèches, solitaires et graves, et suscitaient une étrange compassion.

Je m’arrêtai, me débarrassai de mon chou-rave et les observai avec attention. Je m’étonnai de la curieuse expression d’assurance et de résignation qui émanait d’elles. En les regardant, je croyais presque entendre ma grand-mère lisant les paroles de Jésus : « En vérité, en vérité, je vous le dis!»

Je touchai du doigt l’armoise clairsemée et retirai aussitôt ma main. Il me semblait que des tiges dénudées allait surgir une longue flamme blanche, qui illuminerait la brume et les cimes grises des aulnes d’une lumière fulgurante, comme au jour du jugement dernier. Je me redressai, un peu effrayée, repris en main la corde de la luge et poursuivis mon chemin vers le jardin de Vanatare, en regardant continuellement par-dessus mon épaule, dans la lueur furieuse d’un incendie imaginaire.

Les fenêtres de la maison de Vanatare étaient noires et vides. Le vent sifflait dans les rangées de chênes. Les traces de sabots imprimées dans l’herbe étaient pleines d’une glace brillante.

Je me souvins du grand rosier couvert de baies rouges, à l’autre coin du jardin. J’abandonnai la luge et traversai le jardin, sourcils froncés. Je me faisais du souci à l’idée que Harald et Heldur étaient peut-être sortis cette nuit de la forêt et avaient dévoré toutes les baies. À moins que ma grand-mère ne les ait mangées elle-même pour passer le temps, en montant la garde autour de l’étable de Võtiksaare.

Mais lorsque je vis que les baies rouges étaient toujours là, sur le rosier, un large sourire s’épanouit malgré moi sur mon visage. Je poussai un profond soupir de bien-être et me jetai goulûment sur elles. Dans leur chair aigre-douce et glacée se cachaient des graines crochues, qui laissaient sur la langue de minuscules épines. Je recrachais les graines en jurant : « Bon sang de bonsoir ! » et m’effrayais de mes propres jurons. J’eus soudain le sentiment qu’il n’y avait pas âme qui vive à des lieues à la ronde. Rien que le sifflement du vent, le bâtiment désert et les obscures forêts de sapins.

Lorsque je fus lasse de manger des baies, j’allai faire des recherches minutieuses sous les pommiers, éparpillant les feuilles avec la main et repoussant du pied l’herbe séchée. Je finis par trouver une petite pomme flétrie que j’avais dédaignée lors d’une précédente visite mais qui me donnait maintenant l’eau à la bouche.

J’avais déjà remué cent fois ces feuilles noires et gelées, et cherchant avec attention, j’avais toujours fini par y découvrir de nouvelles pommes. Sur les branches hautes pendaient des perches tordues, que j’avais lancées à l’automne pour essayer d’atteindre les derniers fruits à la cime des arbres.

Laissant fondre dans ma bouche la pomme gelée, je retournai près de la luge. Les branches dénudées du vieil orme remuaient doucement au-dessus du toit. Les poignées de cuivre brillaient sur les portes. L’escalier de derrière était couvert de feuilles noires agglomérées par le gel.

Je venais de saisir la corde de la luge et m’apprêtais à me remettre en route lorsqu’une fenêtre latérale attira soudain mon regard, comme si quelque chose y avait bougé.

Derrière le double vitrage se tenait un gros chat gris, qui regardait vers le jardin de ses yeux plissés et translucides. Je voyais distinctement ses deux pattes de devant, sa large poitrine, ses oreilles couchées et son crâne rayé.

Je voulus aussitôt courir jusqu’à la maison et frapper au carreau pour que la mère d’August me laisse entrer. Elle devait être là, puisque le chat était assis devant la fenêtre. Je fis quelques pas, mais la peur me retint. La maison me regardait à travers les yeux du chat. Le vent sifflait toujours à la cime des chênes. Les portes étaient solidement fermées, comme si personne, jamais, ne les avait ouvertes.

Je reculai lentement, sous le regard immobile du chat. Traînant la luge derrière moi, je partis au petit trot en direction de la noue.

Un peu avant d’atteindre la prairie, je fus soudain persuadée qu’à chaque fenêtre de la maison de Vanatare était assis un chat gris, non pas vivant mais empaillé. Je n’avais jamais vu d’animal naturalisé, mais cela renforçait encore ma conviction qu’il ne pouvait s’agir ici que de chats empaillés.

La maison me parut soudain plus haute et plus sombre. Les branches de l’orme raclaient le toit. Un vent froid balayait la cour en sifflant. Les poignées de porte bougeaient toutes seules, et derrière les carreaux sales, des yeux de verre luisaient d’un éclat froid.

Les vieux chats poussiéreux fixaient l’horizon d’un regard désespéré, chacun dans une direction différente. Ils attendaient le grand bouleversement qui menaçait à tous les points cardinaux, cette guerre que la radio nous promettait, le soir, lorsqu’on mettait les couvertures devant les fenêtres, la tête sous les fourrures et que l’on écoutait à la bonne heure.

Je ne savais plus si j’avais vu un chat vivant à une fenêtre ou des chats empaillés à toutes les fenêtres, mais cette ferme de Vanatare me paraissait hautement suspecte. Je me promis de toujours sortir désormais par l’arrière du jardin et de ne plus m’aventurer dans la cour.

Plongée dans mes pensées, je regardais d’un air maussade le sol irrégulier, tirant en haletant la lourde luge qui me paraissait maintenant tout à fait superflue.

En arrivant au portail de la noue, je levai les yeux et restai figée sur place : à perte de vue s’étendait une glace lisse et sombre, dans laquelle se reflétaient les saules, les granges grises, et un immense ciel de fer.

À travers ce paysage de rêve, noyé dans le gris sombre, résonnaient des voix humaines. Je reconnus les jurons de ma grand-mère, les aboiements de Sips, le chien de Teiste, et tout près, derrière les buissons, le bruit des faux qu’on aiguise.

Je poussai prudemment la luge sur la glace. Penchée en avant, je donnai une impulsion avec les pieds et m’élançai en direction des buissons. Une bouffée de chaleur et d’enthousiasme me saisit. Je criai d’un ton menaçant : « J’arriiiive ! » et vins finalement buter contre une motte. La luge continua sa course toute seule. Je me retrouvai à plat ventre et essayai de regarder à travers la glace, mais je ne vis que des tiges brunes qui ondulaient dans la pénombre. Je me roulai par terre un petit moment, pour le plaisir, et poursuivis mon chemin sur le dos en m’aidant des mains et des pieds. Je ne voyais plus que le ciel et, plus rarement, la cime des grands saules.

Je me prenais pour un char d’assaut et poussais de temps à autre un puissant grondement. Puis je finis par oublier mon rôle. J’avais le sentiment que la glace glissante, l’air oppressant et le ciel vaste remuaient autour de moi, comme des êtres humains. Je me serrais contre eux. J’étais comme eux, muette et vivante.

Mes jambes bougeaient lentement, mon corps glissait bruyamment sur le champ de glace grise, et un étrange bonheur me nouait la gorge. Je mordais dans l’air blanc, où flottait une odeur d’aiguilles de pin et de fanes de pommes de terre. À chaque inspiration, j’avalais un peu de la force vitale brute, sereine et impitoyable qui emplissait cet espace gris et familier, depuis la terre jusqu’au ciel.

Je m’éveillai comme d’un profond sommeil au moment où Aïmé et la Maïré de Teiste accoururent vers moi en poussant de grands cris. Leurs joues étaient rouges. Les rubans de leurs nattes pendillaient pardessus le col de leur manteau, et leurs bas étaient tout plissés.

Je me rappelai aussitôt que j’étais un char d’assaut. Je me précipitai vers Aïmé en grondant très fort et l’obligeai à se réfugier dans les buissons. Là-bas, la glace était cachée par de longues herbes jaunies qui gémissaient doucement dans le vent.

Là-bas aussi s’affairaient ma mère et ma grand-mère. On voyait scintiller les longs manches blancs de leurs râteaux. Une faux était appuyée contre un saule. Ma mère échangea son râteau contre la faux et se mit à faucher. La lame tintait. On ne comprenait pas si la faux était taillée dans la glace ou si la glace était faite du même métal que la faux. Toutes deux avaient la même couleur gris sombre.

Ma grand-mère ratissait aussitôt le foin et l’ajoutait sur le tas. Les dents du râteau produisaient un son sec et funèbre en heurtant la glace. Le foin coupé formait déjà un grand monticule, toute une meule.

Le vent faisait pleurer les yeux de ma grand-mère, qui passait son temps à les essuyer avec le coin de son fichu. Elle tenait le râteau entre ses mains nues. Elle avait jeté sa pelisse sur un buisson et n’était plus protégée du froid que par son gilet molletonné et sa veste de laine, aux coudes renforcés de grandes pièces bleues. Ma mère, en revanche, portait un vieux manteau marron et un long pantalon d’homme en laine. Ses chaussettes multicolores étaient élégamment retroussées sur ses bottes. Elle formait de larges andains espacés et aiguisait la faux d’un air maussade.

Les bras écartés, Aïmé et Maïré s’élancèrent sur la longue pente qui descendait vers la rivière et glissèrent jusqu’en bas dans un grand sifflement. Entre les buissons, au bord de l’eau, on faisait aussi les foins. On entendait là-bas des bruits d’aiguisage et la voix perçante de Paula, étrangement étouffée, comme toutes les autres voix. Le crissement sec du foin et le léger craquement de la glace tendue sur la prairie résonnaient longuement dans les oreilles, couvrant même la toux de ma grand-mère.

Elle toussait à intervalles irréguliers, en s’appuyant sur le manche de son râteau, le souffle coupé. Après chaque quinte, elle se recueillait un instant pour reprendre ses forces et lâchait : « Ha ! On dirait que le Diable veut me faire cracher mon âme!»

Elle avait quitté son poste, près de l’étable de Võtiksaare, pour venir faire les foins dans la prairie. Le fusil était là aussi, au pied d’un saule. J’aurais bien voulu l’appuyer sur mon épaule et me mettre à marcher au pas, comme une troupe des Jeunesses communistes pendant la relève, mais je n’osais pas toucher au fusil. Même ma grand-mère ne le prenait solidement en main qu’après avoir enroulé un vieux fichu autour du canon.

Je regardais avec envie la crosse qui reposait innocemment sous les branches du saule. Sous le fusil et sous la glace, dans la boue froide, les sangsues étaient figées en de gros grumeaux noirs. Tout près de là, au fond du rouissoir, gisait un chat noyé, la bouche ouverte. La glace rendait les choses plus simples : elle cachait tout ce qu’on n’avait pas besoin de voir. Seul ce fusil, pour une raison mystérieuse, se trouvait à portée de main.

Ma mère et ma grand-mère, tout à leur travail, avançaient opiniâtrement. Leurs dos étaient raides, leurs visages rouges et fermés.

D’autres mères et d’autres grand-mères abattaient probablement des ruines quelque part, reconstruisaient Tallinn, et leurs yeux pleuraient dans le même vent qui faisait bruire ici les foins. Il soufflait par rafales sur les vastes plaines, sifflait entre les murailles noircies et les vestiges rouillés des ponts, entraînant dans ses tourbillons la cendre et les ordures.

Sans égard pour les manteaux légers des hommes, il faisait rage en hurlant à travers l’Occident tourmenté, brisé, affamé, qui se remettait péniblement de la guerre, et où il n’y avait sans doute que les enfants de mon âge pour être pleinement et impitoyablement heureux.

Le vent venait de l’est, de cette Allemagne affamée où se trouvait alors – et où l’on peut encore voir aujourd’hui – un bâtiment bas abritant entre ses murs carrelés une étroite table à découper, semblable à une couchette en pierre. La table, pourvue d’une rigole pour le sang, est accompagnée d’une scie dont on se servait pour scier les os. Mais le sang et les os, qui confèrent au premier abord à ce bâtiment et à ce qui s’y passait un caractère effrayant et inhumain, sont en réalité accessoires. Ils n’ont jamais rien eu à voir avec tout cela. Ce qui est lié à cette table, c’est le pouvoir et l’ambition. D’ailleurs, la chose qui se dresse là n’est pas une table à découper, couverte de carreaux jaunâtres et fendus, mais une sorte de tremplin social, derrière lequel des hommes cultivés et patriotes ont accompli leur besogne quotidienne, en songeant à de plus hautes fonctions, à de meilleures situations et au bonheur de leurs enfants.

Le sifflement du vent nous apportait de loin le message effrayant de ces anciens carriéristes, qui avaient basculé dans la honte ou dans la tombe. Il résonnait aussi, plus doucement, sur les terrains de jeux, dans les jardins et les cours, où les ambitieux de demain faisaient déjà leurs premiers pas.

Le bruit furieux du vent alourdissait les cœurs et donnait à toutes choses un aspect si étrange qu’on avait l’impression que rien ne se produisait ni n’existait par hasard, mais toujours pour une raison précise. Le chien aboyait au bord de la rivière; les forêts faisaient le tour de l’horizon; l’herbe sèche bruissait dans le vent; les gens s’activaient, penchés en avant, avec leurs faux et leurs râteaux; le fusil reposait sous le saule; j’avais des caoutchoucs sur mes bottes de feutre; les sourcils froncés, j’écoutais la rumeur du vent – et tout cela comme par devoir, pour une raison secrète et mystérieuse.

J’observai en cachette ma mère et ma grand-mère et commençai à me demander si c’étaient vraiment elles. Il me sembla, pendant un instant, que ces femmes qui s’activaient ainsi sur la prairie m’étaient inconnues. Même leurs vêtements me faisaient douter d’elles. Ce fichu de laine rose pâle sur ma grand-mère, et ces bottes noires de petit garçon aux pieds de ma mère, j’avais l’impression de les voir pour la première fois. Il me semblait que j’allais bientôt me réveiller. Mais je ne savais pas de quoi, car je me souvenais bien de m’être déjà réveillée le matin.

Ma grand-mère me fit sursauter en grondant soudain dans mon dos : « Ne reste pas sans arrêt dans nos pattes! Va plutôt voir ce que font les autres petites filles. » Puis elle m’expliqua : « Les gens de Teiste sont venus nous aider tout à l’heure. Dès qu’on aura fini ce tas, on ira dans leur coin pour leur rendre la politesse. »

Je regardai autour de moi. Ma mère et ma grand-mère étaient vraiment ma mère et ma grand-mère. Elles transportaient maintenant le foin à la fourche sur une vieille estrade en bois et formaient une meule provisoire qui devait rester là en attendant la neige et la piste hivernale.

Je pris mon élan et retournai en glissant jusqu’à ma luge. J’aperçus alors Aïmé et Maïré, accroupies au bord de l’eau, et m’élançai vers elles en faisant gémir la glace sous les semelles de mes caoutchoucs. Hors d’haleine, je criai de loin à Maïré : « Si on allait chez toi, regarder des livres d’images!»

Mais Maïré expliqua d’un air pincé : « Tout le monde est aux foins : maman, Juuli… Il n’y a personne à la maison. Ils veulent finir avant la première neige. » Elle regarda d’un air boudeur vers la maison, sortit un quignon de pain sec de la poche de son manteau et commença à le ronger avec appétit.

Déçue, je m’allongeai à plat ventre sur la luge, poussai énergiquement avec les pieds et filai en ligne droite sur la rivière gelée, presque jusqu’à l’autre rive, sans même avoir le temps de comprendre ce qui m’arrivait.

Je retournai la luge et regardai avec embarras d’un côté et de l’autre. Toute la matinée, ma mère m’avait bien recommandé de ne pas m’aventurer sur la rivière. Maintenant j’y étais, et rien ne se produisait.

Dans le méandre, un peu de vapeur montait de la surface. Là-bas, l’eau était encore libre et gargouillait assez fort. J’eus soudain très envie d’aller me mettre à plat ventre au bord de la glace pour regarder dans l’eau. Peut-être y apercevrais-je des poissons?

Poussant la luge devant moi, je commençai à marcher vers le méandre. La rivière se distinguait par son aspect noir et brillant. La glace de la prairie, en comparaison, paraissait grise, mate et très épaisse. La rivière ressemblait à une route noire et luisante traversant une terre grise.

On n’entendait rien d’autre que le gargouillis de l’eau et le gémissement monotone du vent dans les joncs. Je n’arrivais pas à déterminer s’il valait mieux se mettre à plat ventre un peu avant ou seulement une fois arrivé près de l’eau. J’étais en train de me demander si je parviendrais à attraper un poisson à mains nues lorsque j’entendis un grand craquement, suivi d’un plus petit. Je fis quelques pas en arrière et sentis la peau de mon crâne se refroidir. La glace bougeait.

Je reculai encore en regardant la glace avec étonnement. Comment pouvait-elle céder sous mes pieds? Car enfin, c’était moi! Je n’étais pas n’importe qui!

Je retournai d’un bond sur la rive et rejoignis les autres d’un pas nonchalant. Maïré s’écria : « Tu as osé aller sur la rivière! »

Aïmé minauda : « Ma maman à moi, elle m’a dit qu’elle me donnerait une fessée si je posais un pied sur la rivière ! »

Elle s’enquit d’un air soucieux : « Et à toi, on ne te donnera pas de fessée? »

Je fanfaronnai : « Qui oserait me donner une fessée? Si quelqu’un essayait, je prendrais le fusil et je tirerais un coup en l’air! »

Sautant du coq à l’âne, je continuai mes vantardises : « Vous savez, moi, j’ai vu la fièvre aphteuse. Elle avait pris une forme humaine et marchait vers l’étable de Võtiksaare ! »

Aïmé demanda, incrédule : « À quoi elle ressemblait? » et j’expliquai obligeamment :

« Elle portait un manteau avec un grand col, elle tenait un manchon sur son ventre, et on voyait une dent en or briller dans sa bouche. » Je réfléchis un instant et ajoutai : « Elle était aussi haute que la porte de notre porcherie; ah, et puis elle avait de grandes bottes.»

Sans le moindre scrupule, je venais de faire de la belle Helmy de Pajusi, qui était partie comme serveuse à la ville, une incarnation de la fièvre aphteuse, et je commençai à avoir peur moi-même de ma vision. Je la voyais marcher d’un pas léger dans le soir qui tombait, sur un chemin entouré de broussailles. Ses bottines grinçaient et le fermoir de son sac à main luisait dans le clair de lune. J’aurais volontiers parlé aussi du fermoir et du clair de lune, mais je gardai un silence un peu gêné, les yeux baissés, car derrière nous venait d’apparaître la Juuli de Teiste, qui nous appela gentiment : « Venez, maintenant, on va se réchauffer le bout du nez! »

Le petit corps voûté de Juuli répandait dans l’air vivifiant une forte odeur de naphtaline. Il était un peu étrange de voir Juuli dehors. D’habitude, elle restait assise près de la fenêtre, dans l’arrière-salle de Teiste, et travaillait devant sa machine à coudre ou traçait de gros traits sur des pièces de tissu avec un morceau de savon jaune, pour faire une robe à quelque femme de Ridaküla. On venait chez elle avec du tissu depuis la ferme de Tõhu, qui se trouvait à six kilomètres de là, au milieu de la forêt, et où l’on ne mangeait, été comme hiver, que de gros morceaux de lard.

Lorsque Maïré, par espièglerie, tournait dans le mauvais sens les patrons de manches, de col ou de parements sur le tissu, on pouvait entendre Juuli s’écrier : «Petite peste! Attends un peu que je t’attrape! Mon mètre, où est passé mon mètre? »

L’objet qu’elle appelait son mètre était une longue règle en bois. C’était la seule arme dont elle disposait contre la malice des enfants, les coups de dent des chiens et les jupes de longueur inégale.

Lorsqu’elle n’était pas assise devant ses travaux de couture, dans l’arrière-salle de Teiste, elle vaquait à ses activités secrètes dans la maison de Vanatare, elle se tenait debout sous l’horloge et écoutait avec attention, la tête un peu penchée, comme si, à travers l’horloge, c’était August qui lui parlait, longuement, gravement, pour se plaindre et la consoler.

Quand je voyais Juuli, certaines de ses phrases me revenaient à l’esprit, comme: «Allons bon, le fil noir numéro dix a disparu! » ou « Pour un chemisier, ce sera une douzaine d’œufs et une motte de beurre. »

Lorsqu’il lui arrivait de passer chez nous à l’heure des repas et qu’on lui proposait du pain pour accompagner les pommes de terre en sauce, elle le repoussait toujours de la même manière en disant : « Je ne peux pas manger en même temps du pain et des pommes de terre. Ça me donne un goût de cadavre dans la bouche. »

À chaque fois, cette réplique mettait ma grand-mère en rage: «Est-ce que tu as déjà mangé des cadavres, pour savoir quel goût ça a!»

Lorsque personne ne proposait de pain à Juuli, alors c’était moi qui lui en offrais, pour entendre à nouveau ce que ma grand-mère et elle se diraient.

À présent, emmitouflée dans son manteau gris et son fichu noir, Juuli marchait devant nous d’un pas rapide et léger, comme si elle n’était pas un être humain mais une petite bergeronnette.

Les grands sapins de Teiste se dressaient au bord de la noue, comme une citadelle, et leurs larges branches basses dissimulaient presque entièrement la porte du jardin. Entre les arbres, les fenêtres du fond regardaient vers la noue. Par celles-ci, on ne voyait jamais rien d’autre que de l’herbe ondoyante, de noires étendues d’eau ou un vaste champ de neige. Mais Maïré prétendait souvent que la nuit, on pouvait apercevoir des formes blanches qui bougeaient dans la prairie. J’aurais bien voulu voir, moi aussi, ce qui se passait pendant la nuit.

La maison se dressait, solitaire, au milieu des sapins et des lilas, comme un grand bateau gris échoué sur le sable. Avec son immense comble à deux étages, son toit aigu, ses deux cheminées, ses douze fenêtres et ses deux portes.

La cour était délimitée par d’épaisses haies broussailleuses. L’été, les fondations disparaissaient derrière des massifs de fleurs luxuriants, dont il ne restait plus en hiver que des squelettes couverts de givre. Des sarments de vigne vierge frappaient gravement contre les carreaux. Au milieu de la cour pourrissait un mât sans drapeau.

La guerre et ses remous avaient fait partir les filles instruites de la famille et avaient conduit à la tombe la vieille patronne rongée par le souci. Il ne restait plus que le fils, Juhan, l’héritier des lieux, qui n’était pas allé à l’école. Il habitait dans cette grande maison avec sa femme, Leïda, et Maïré. Ils avaient pris avec eux la Juuli de Vanatare, la mère d’August, qui était aussi la tante de Juhan. On avait démonté son lit pour le transporter avec la carriole jusqu’à Teiste, où on l’avait ensuite remonté dans l’arrière-salle. Les bras ballants, Juuli avait assisté d’un air indifférent au remontage du lit. Elle s’était allongée aussitôt sur le matelas froid, sans même enlever son manteau, ni ses moufles, ni son fichu. Puis elle s’était recroquevillée sur elle-même et avait tourné son visage vers le mur.

Ma grand-mère, qui était venue pour aider au déménagement, s’était assise au bord du lit. Juuli lui faisait tellement pitié… mais elle avait dit simplement : « Ouh, si August voyait ça! Que sa mère s’est mise au lit avec ses bottes ! »

Alors Juuli avait serré très fort la main de ma grand-mère en criant jusqu’à perdre le souffle. Après avoir pleuré, elle était redevenue la Juuli de toujours. Elle avait aidé à installer les rideaux aux fenêtres et avait lessivé le plancher.

À présent, c’était cette même Juuli qui nous ouvrait la porte. Nous nous glissâmes dans le vestibule obscur, d’où partait l’escalier abrupt qui conduisait à l’étage. Là-haut, dans l’obscurité, se dissimulaient le grenier avec sa lucarne et la porte des trois pièces supérieures.

Juuli nous fit entrer dans la salle. Elle nous aida, Aïmé et moi, à enlever nos manteaux, nous toucha le bout du nez avec le dos de la main et nous dit d’aller mettre nos mains contre le poêle chaud. La pièce était silencieuse. Un jour gris filtrait péniblement à travers les voilages jaunis.

Posés sur des supports de différentes hauteurs, des aloès, des cactus de Noël, un myrte et un asparagus faisaient de l’ombre devant la fenêtre. À la place d’honneur se trouvait le myrte, que personne d’autre que Juuli ne savait faire pousser. Les cactus, quant à eux, ne s’attiraient quelque estime que lorsqu’ils se mettaient à fleurir inopinément en plein hiver. L’été, ils ne faisaient qu’amasser de la poussière et il fallait les poser derrière le myrte pour les soustraire aux regards.

Au-dessous de l’asparagus, entre les jambes de lévrier du trépied, se trouvait encore un cactus, qui ressemblait à un gros concombre. J’aurais voulu pouvoir le couper avec un couteau, ou au moins le percer avec une épingle, pour le plaisir de sentir le métal s’enfoncer dans sa chair ferme et juteuse. Je louchai sur le pot, entre les pieds blancs du trépied, mais n’osai pas m’attaquer au cactus. Je me rattrapai sur le chemin du retour en me disant qu’une fois à la maison, je percerais au moins une feuille de l’aloès de ma grand-mère, du côté du mur.

Juuli, de l’autre côté de la porte, remua d’abord des vêtements, puis on l’entendit casser du bois mort et faire tinter de la vaisselle sur les plaques de la cuisinière. Elle voulait peut-être faire bouillir de l’eau pour le thé. J’avais très chaud et commençais à m’ennuyer. Je chuchotai à Maïré : « Si on allait regarder les livres dans la pièce du haut? »

Nous nous glissâmes à nouveau dans l’entrée. J’essayai de regarder par la serrure de la pièce d’angle, mais je ne vis rien d’autre qu’une faible lueur.

Cette pièce était toujours fermée à clef, mais contrairement à celles du haut, les clefs n’étaient jamais sur la porte. Je n’avais pu y entrer qu’une seule fois. Je me rappelais confusément un divan de cuir marron qui ressemblait à un ours et une grande plaque de verre miroitante, posée sur quelque chose qui devait être un bureau. Dans cette plaque se reflétaient des bois de cerf accrochés au mur. Il régnait là une odeur de moisissure qui rappelait les longs et rudes hivers de la guerre.

Nous grimpâmes les escaliers en tapant des pieds et nous faufilâmes par la porte du fond.

La pièce était claire et froide. Notre haleine fumait. Dans l’air flottait une odeur de renfermé, de livres et de parquet ciré – le même parfum qui, trente ans plus tard, dans le château d’Arnstadt, en Thuringe, devait me forcer à m’arrêter et à regarder le parquet froid qui grinçait sous mes pieds: les narines frémissantes, je reconnaissais, dans ce bâtiment glacial aux multiples recoins, l’odeur du grenier de Teiste. Sur les montagnes qui surplombaient ce chef-lieu austère, des forêts de sapins dressaient leur masse noire. Les mains de Bach et de Luther s’étaient posées jadis sur les poignées de porte du château. Dans l’air humide de ce sombre jour d’avril flottait le vieil étendard de l’esprit et résonnait le chant d’étourneaux immortels.

L’horloge bat. Le soleil tourne. La vie s’écoule. Le grenier de Teiste n’était pas un endroit d’une importance telle que le château d’Arnstadt dût à tout prix me le remettre en mémoire. Et la visite de ce château n’a pas été dans ma vie un événement suffisamment décisif pour justifier à elle seule que l’odeur du grenier de Teiste dût subsister en moi pendant plusieurs dizaines d’années. Cette odeur était pourtant nécessaire afin que ces deux lieux puissent être mis en relation. Afin qu’un fil puisse être tendu à travers le temps et l’espace, d’un bâtiment rongé à un autre, pour relier l’Allemande Augusta Dorothea von Schwarzburg-Arnstadt à l’Estonienne Juuli de Vanatare. La tasse de chocolat au mètre de couture. Une solitude à une autre solitude.

Ce n’est qu’en traversant le château d’Arnstadt que je peux aujourd’hui revenir dans le grenier de Teiste et revoir distinctement ce qui s’y trouvait. Dans cette pièce froide et lugubre, les choses semblaient vouloir imposer à toute force une impression de chaleur et de confort. Sur le plancher marron soigneusement ciré reposaient de moelleux tapis à rayures. Le coin à côté de la fenêtre était occupé par un fauteuil large et profond. Des rideaux blancs en dentelle allongeaient leurs plis raides jusque sur le plancher. Derrière les vitres de la bibliothèque, on apercevait de gros livres, dont certains avaient des reliures argentées. Sur une petite table ronde était accroupi un cochon de verre, qui regardait fixement la porte du placard. Celle-ci l’intéressait sans doute autant que moi. Je savais que le placard renfermait des piles entières de vieux livres d’enfants et d’anciens numéros des revues La Fermière, Maret et La Joie des enfants.

Maïré ouvrit le placard, grimpa à l’intérieur et jeta par terre tout un paquet de revues. Une colonne d’air froid s’en éleva, comme la fumée d’un feu. Aïmé s’empara de la plus grande partie du tas et cria : « Je vais tous les regarder ! »

On entendit un bruit sec de papier froissé. De petits tourbillons de poussière se formèrent sur le plancher. Sur les couvertures en couleurs défilaient des visages fardés de femmes d’avant-guerre. Ces revues illustrées, nous nous sentions presque obligées de les feuilleter. Nous regardions surtout, à la fin, les photographies des gâteaux, en décidant qui allait manger quoi.

Aïmé, qui ne savait pas lire, se voyait attribuer les plus minables, les chaussons pour les pauvres, fourrés à la confiture de citrouille. Maïré et moi pointions du doigt tous les gâteaux au chocolat, aux amandes ou aux fraises, avant même qu’Aïmé ait eu le temps de comprendre quoi que ce soit.

Nos voix aiguës formaient des bandes de vapeur dans l’air blanchâtre de la pièce. Dans les vitres de la bibliothèque se reflétait la cime des arbres immobiles, en face de la fenêtre, et les ondulations grises du carré de pommes de terre. De l’endroit où nous étions, les titres inscrits sur le dos des livres paraissaient imprimés aussi sur le champ gelé et le feuillage des arbres. Entre deux mottes de terre, on pouvait lire confusément Vérité et justice. Le coin de l’étable masquait Le Mariage de Toots. La haie de sapins recouvrait la reliure argentée de Christine Lavransdatter.

Les pages couvertes de gâteaux de La Fermière et de Maret se déchiraient entre nos doigts gourds. Surprises, nous les tapotions du plat de la main en disant pour nous encourager: «Bah, ce n’est pas grave!»

Nous tournions les pages à toute allure, pour découvrir sans cesse de nouvelles photos, mais de toutes ces appétissantes images de nourriture s’élevait la même poussière froide. Aïmé finit par se lasser. Elle s’empara du cochon en verre sur la table, le tira par le groin le long des titres graisseux et cria : « Le cochon lit! »

Je pris une année de La Joie des enfants, reliée sous une couverture aux couleurs grisâtres. Cette revue, je la réservais pour la fin, car je la connaissais déjà en long et en large. J’avais obtenu à plusieurs reprises que ma grand-mère demande la permission de l’emprunter, et chaque fois, j’avais relu l’histoire d’un petit garçon hollandais qui mourait en bouchant avec la main un trou apparu dans une digue, pour empêcher la mer de recouvrir la Hollande. J’aurais voulu être moi-même ce petit garçon, ou au moins pouvoir entendre encore son histoire.

J’intimai à Maire : « Demande à ta maman si je peux emporter cet album pour le lire chez moi!»

Elle répondit d’une voix traînante : « Demande-lui toi-même. Je ne suis pas ton larbin ! »

Le mot « larbin » me déconcerta. Maïré, qui était capable de l’utiliser, me parut grande et savante. À côté d’elle, je me sentais petite et balourde. Je caressai nerveusement la reliure grisâtre et redressai brusquement la tête, comme un héros de guerre. Maintenant, le mot « larbin » rebondissait sur moi. Je demandai sournoisement à Maïré : « Est-ce que tu as lu tous les livres qui sont chez vous? »

Elle répondit avec assurance, sans se méfier : « Oui, bien sûr!» Puis, craignant sans doute que je l’oblige à tous les raconter, elle ajouta très vite avec un air de s’excuser : « Mais je ne m’en souviens plus, ça fait longtemps que je les ai lus. »

Elle arracha des mains d’Aïmé le cochon de verre, rassembla les livres éparpillés, secoua ses tresses et ordonna : « Bon, on redescend ! On commence à s’ennuyer ici. »

Au moment où nous allions franchir la porte, elle me donna un coup dans les côtes et me demanda : « Tu n’as pas pris La Joie des enfants? » Comme je ne savais que répondre, elle me fourra sous le bras le gros livre froid, d’un geste si vif que je faillis tomber à la renverse.

Dans les cheveux noirs de Maïré courait une raie blanche. Ses nattes ondulaient avec un petit froufrou sur son corsage de moleskine à parements. Ses joues étaient rouges, et dans ses yeux pétillait une étincelle qui ne me disait rien qui vaille.

J’entendis Aïmé qui dévalait déjà l’escalier à grand fracas et voulus me précipiter derrière elle, mais Maïré me ferma brusquement la porte au nez, tourna la clef dans la serrure et grogna d’une voix sépulcrale, interrompue par un éclat de rire : « Lis-la, maintenant, ta Joie des enfants ! » Ses pas légers descendirent l’escalier en faisant craquer les marches. Puis la porte d’en bas se referma dans un grincement et je n’entendis plus le moindre son.

Je saisis la poignée de la porte et l’actionnai rageusement, en veillant toutefois à ne pas faire trop de bruit, afin que Maïré ne puisse pas entendre. Je m’appuyai contre le battant et promenai un regard noir sur la bibliothèque, la table ronde et le cochon de verre posé sur un napperon en dentelle.

Le gros volume sous le bras, je marchai jusqu’à la fenêtre et me rendis compte qu’il ne s’agissait pas de La Joie des enfants, mais d’un livre que je n’avais encore jamais vu.

Le vent sifflait. Dans les nuages apparaissait peu à peu une tache orangée, qui allumait sur les vitres de la bibliothèque les lueurs tremblantes d’un incendie.

Prenant une longue inspiration, je gonflai la poitrine, me gonflai tout entière, et soufflai bruyamment sur cette lumière rougeâtre et fantomatique, cette pièce étrangère, ces objets étrangers. Après quoi je tapai du pied contre le plancher et tournai le dos à la pièce. Saisie par la curiosité, j’appuyai le gros livre sur le rebord de la fenêtre et essayai de lire son titre. Je déchiffrai une à une des lettres anciennes à l’aspect rebutant, qui, une fois réunies, formèrent les mots suivants : Révélation du secret dissimulé derrière les sept sceaux.

Les lettres blanches usées par le temps dansaient sur la couverture vert foncé. Au-dessous du titre, un homme était assis sur un cheval gris. Derrière lui passaient des nuages bordés de lumière, et devant, sur le sol, traînaient des rouleaux de papier.

J’ouvris le livre au hasard. À l’intérieur, une histoire dense et ennuyeuse se déroulait pendant des pages, dans une typographie désuète. Soudain, mes yeux tressaillirent et restèrent accrochés à une image. Mes os se glacèrent jusqu’à la moelle, se vidèrent, et le vent les traversa dans un murmure. Une épaisse fumée noire me sauta au visage et un gros pan de rocher menaça de s’effondrer sur ma tête. Je reconnus aussitôt la Terre, qui tournait au milieu des flammes et de la fumée. Sur la Terre, un homme était en train d’éclater. Dans la fumée volaient une cuisse épaisse et plusieurs morceaux de bras. Sa barbe et ses cheveux flottaient dans le vent. Une auréole brillait autour de sa haute casquette. Les vêtements qu’il portait étaient presque les mêmes que ceux de Spartacus sur ma boîte de crayons de couleur. Sous l’image, on pouvait lire : « Grande statue brisée en morceaux ».

Je remarquai avec effroi que le grand homme brisé ne se préoccupait absolument pas de la fumée, ni du rocher, ni même de ses morceaux de cuisse qui voltigeaient dans les airs. Son regard perçant parcourut avidement la pièce et se fixa sur moi. Nous restâmes un long moment à nous regarder, les yeux dans les yeux, jusqu’à ce que je trouve enfin la force de refermer le livre. Je jetai à terre le lourd volume et secouai les doigts comme si je m’étais brûlée.

J’entendis Maïré monter l’escalier en tapant des pieds, ferrailler dans la serrure et redescendre en courant. Je me ruai vers la porte, mais m’arrêtai brusquement. Poussant un profond soupir, je retournai près du livre redoutable. Les yeux brillants, je l’ouvris, fourrai mon nez entre les pages et reniflai. Je me remplis courageusement de l’odeur de ce terrible livre – une odeur froide et amère, semblable à celle du foin coupé sur la glace.

Je replaçai délicatement l’ouvrage au bord de la table et sortis de la pièce. Je trébuchai en haut de l’escalier obscur, roulai jusqu’en bas et déboulai à grand fracas dans la salle chaude. Sips se mit à gronder et voulut s’élancer vers moi, mais Juuli le retint solidement par le collier et gémit : « Sips, tu veux goûter à mon mètre? » Ma grand-mère était là aussi, assise à côté de la machine à coudre, comme un cadeau du ciel.

Sans faire attention au chien, j’allai près de ma grand-mère et restai debout à ses côtés. Elle s’étonna : « Eh bien, qu’est-ce que tu faisais, toute seule là-haut? Tu regardais des livres? »

Je répondis par l’affirmative et aperçus du coin de l’œil Maïré et Aïmé qui faisaient rebondir une petite balle en caoutchouc sur le mur de la grande salle.

Je m’appuyai lourdement contre le flanc de ma grand-mère. Mes os transis de froid fondaient lentement à la chaleur ambiante. Juuli et ma grand-mère émettaient des banalités rassurantes comme «En tout cas, il faut que chacun puisse avoir un cochon !» ou « Non, ce n’est pas bien quand une robe fait des plis sur le derrière, comme celle de la patronne de Pajusi!»

La conversation suivait lentement son cours. On entendait alternativement la voix fluette de la mère d’August, puis la grosse voix de ma grand-mère. Dans l’autre pièce, la balle tapait contre le mur avec un bruit sourd. Ma tête se faisait lourde et tombait peu à peu sur le coude de ma grand-mère. Les choses que j’entendais me donnaient envie de dormir. Mais à cause de Maïré, je faisais l’effort de garder les yeux ouverts. Remuant de temps en temps la tête, j’épiais la pièce voisine par-dessous le bras de ma grand-mère.

Soudain, la conversation s’interrompit. Juuli se leva, fourragea dans l’armoire et en tira un sac en papier noir. Ma grand-mère s’étonna : « Ilmar a déjà fini les photos? »

« Tu vois bien ! » répondit Juuli.

Je marmonnai : « Grand-mère, je veux voir les photos moi aussi!»

Ma grand-mère sortit ses lunettes de sa poche et se fâcha: «Attends un peu, tu veux bien! Laisse-moi d’abord les regarder!»

Elle prit délicatement dans sa main une photo de la taille d’une carte postale et l’examina attentivement. Tendant le cou, j’aperçus sur la photo ma grand-mère, Juuli et Liisu. Elles étaient assises sur le banc dans la cour de Liisu, au-dessous du grand bouleau, et regardaient vers l’extérieur de l’image.

Ma grand-mère se tenait un peu penchée, une jambe en avant et un bras posé sur le dossier du banc, derrière l’épaule de Juuli. Liisu et Juuli étaient bien droites, les deux mains croisées sur les cuisses, les pieds dissimulés sous le banc, pour qu’on ne puisse pas voir leurs chaussures.

Je murmurai sur le ton du reproche : « Grand-mère, pourquoi tu n’as pas mis les pieds sous le banc? Maintenant on voit tes vieux mocassins!»

Elle se défendit en riant : « S’ils me vont pour marcher tous les jours, ils peuvent bien aller aussi sur la photo! »

Je ne répondis rien, mais n’en avais pas moins honte, au fond de moi, des mocassins de ma grand-mère, qui étaient si nets que l’on distinguait même la lanière prolongée.

Le bouleau était nu, et entre ses grosses branches fourchues apparaissait un nuage blanc de forme allongée. On voyait même, juste au-dessus de la tête de Juuli, une vieille paire de bottes qui pendait dans les branches.

Je trouvais que Juuli était la plus belle des trois, avec son manteau lisse et son fichu à franges. Ma grand-mère portait comme toujours son vieux fichu en flanelle. Quant à celui de Liisu, on ne pouvait pas savoir à quoi il ressemblait, car il était couvert d’un bonnet noir en peau de chien. Sa jupe rapiécée était cachée en partie par la tête de son chien, Vudi. Les chiens regardaient eux aussi vers l’extérieur de l’image, en direction du photographe. Vudi se tenait à côté de Liisu, Sips aux pieds de Juuli et Tommi derrière la jupe de ma grand-mère. Sur la photo, Tommi souriait!

Derrière le banc et le bouleau, on voyait la masse grise d’un champ labouré, sur laquelle se détachaient quelques poules, semblables à des taches de neige ou à de vieux crânes blancs. Je trouvais qu’à première vue, elles ressemblaient plutôt à des crânes. Ce n’était qu’en les regardant plus longuement que l’on comprenait qu’il s’agissait de poules.

En lisière de ce champ couvert de crânes, près du bord inférieur de la photo, une main avait écrit à l’encre violette : « Anna, Elisabeth, Julie. 20 octobre 1950. »

J’observai un long moment les trois chiens, les trois vieilles, le champ labouré, les poules et les nuages derrière les branches du bouleau.

En regardant les vêtements usés des trois femmes et le visage crispé des chiens, je fus soudain saisie par la tristesse. La vie paraissait invincible, effrayante et précieuse à la fois, même pour les chiens et les poules. Je pensai à Liisu et j’eus clairement devant les yeux le grand bouleau, la porte ouverte de l’étable, le banc vide et Liisu elle-même, qui prenait du grain dans un baquet en appelant les poules : « Petit-petit-petit! » Mais au lieu de poules, c’étaient des crânes qui accouraient du champ en bordure de la forêt, et se rassemblaient dans la cour en se bousculant dans les jambes de Liisu. On distinguait derrière les nuages le froid soleil du soir. Les yeux marron de Liisu brillaient d’un éclat triste et pénétrant.

J’étais heureuse de ne pas être sur la photo. Lorsque Juuli me demanda : « Eh bien, qu’est-ce que tu vois sur cette photo pour être aussi pensive? » je répondis, un peu honteuse :

« Il n’y a pas de poules dans la cour. Il fait trop froid pour elles, maintenant. »

Je me disais avec amertume que ce n’était pas du tout à cela que j’avais pensé.

En me reprenant la photo, Juuli déclara : « Va savoir laquelle de ces vieilles s’en ira la première!»

A mon grand soulagement, ma grand-mère tonna : « Moi, je n’ai pas peur de la mort ! »

Juuli étouffa un petit rire : « Ne parle pas trop fort, dès fois qu’elle t’entende et qu’elle se présente à la porte!»

Je jetai un regard effrayé vers la porte. Ma bouche s’entrouvrit, je plissai les yeux et tendis l’oreille. J’imaginais que Juuli et ma grand-mère parlaient de cette statue brisée que j’avais vue dans le livre, et je pensais qu’elles ne voulaient pas avouer qu’elles en avaient peur.

Ma grand-mère dit en riant à Juuli : « Tu es entre Liisu et moi, tu n’as rien à craindre, la mort commence par les bouts. Mais on ne peut pas savoir à l’avance près duquel elle viendra en premier. Sinon on pourrait choisir le côté où on s’assoit. »

Juuli n’était pas de cet avis : « La mort procède toujours dans l’ordre. Si elle vient d’abord de ton côté, alors elle t’emportera en premier et ensuite ce sera mon tour. Et si c’est du côté de Liisu qu’elle s’approche, elle prendra d’abord Liisu, puis moi. Les morts sont toujours ensemble sur les photos. J’ai regardé un jour des vieilles photos : tous les gens qui étaient dessus étaient morts dans l’ordre. »

Ma mâchoire tremblait. Je regardai Juuli d’un œil noir par-dessous mes sourcils, tirai la manche de ma grand-mère et demandai : « Quand est-ce qu’on part? »

Ma grand-mère se mit debout en gémissant, m’aida à enfiler mon manteau et à mettre mon bonnet. Puis elle prit le fusil sous la table, le serra sous son bras et dit à Juuli en guise d’au revoir : « Bah, qu’est-ce que ça peut faire ! »

Maïré me rattrapa en courant dans le vestibule et me demanda en chuchotant d’un air mystérieux : « Alors, tu as lu La Joie des enfants? »

Je répondis d’une grosse voix hostile : « Je l’ai lu, oui ! » et sortis aussitôt de la maison.

Derrière les sapins rougeoyait un ciel dur. Les branches des arbres dénudés claquaient les unes contre les autres. Ma grand-mère marchait à grandes enjambées, non pas vers la maison, mais vers l’étable de Võtiksaare. Traînant ma luge qui tintait sur le chemin, je trottai un certain temps derrière elle, jusqu’à ce qu’elle s’arrête et m’ordonne : « Bon, il faut que tu rentres à la maison maintenant. Maman est sûrement revenue des foins. Vous allez me préparer toutes les deux une bonne tasse de thé bien chaud pour quand je reviendrai ! » Puis elle poursuivit son chemin d’un pas alerte, et sa toux retentissait déjà au coin du jardin de Vanatare.

Je restai debout au même endroit en jouant avec la corde de la luge. Derrière moi bruissaient les sapins de Teiste. Devant, on distinguait les fenêtres noires de Vanatare. D’abord lentement, puis de plus en plus vite, je me remis à marcher pour rattraper ma grand-mère. Lorsque je l’aperçus, je retrouvai mon courage, et tout en laissant entre nous un intervalle suffisant, je continuai à la suivre avec obstination.

Entre les vieux murs en ruine se balançaient des chardons gris de la taille d’un homme, qui bruissaient doucement dans le vent. Le crépuscule asseyait son pouvoir, il rampait sous le couvert des bois et s’agitait dans les champs gelés. Au bout du chemin qui conduisait à l’étable traînait par terre la jambe d’une vache morte. Les chiens l’avaient déjà rongée jusqu’à l’os, et sa rotule nue jetait des reflets bleutés qui faisaient naître l’angoisse et la tristesse. J’avais l’impression que cette rotule représentait tous les os du monde et que moi-même, avec les os vivants de mes jambes qui ne cessaient de croître, je prenais part à tout cela.

———————

Je courais à travers la cour dans le crépuscule du matin, tapant des pieds par terre en jetant de petits regards pardessus mon épaule. Je tenais à couvrir la cour de mes empreintes avant que les autres ne sortent. Il n’y en avait pas encore suffisamment, il fallait continuer. Mais une neige rare recouvrait peu à peu mes traces fraîches et je devais sans cesse les surveiller, pour aller les refaire quand cela devenait nécessaire.

Plus il faisait clair à l’extérieur, plus la fenêtre allumée de la salle paraissait terne et rougeâtre. J’allai me mettre au pied de l’escalier et commençai à marcher à pas de fourmi vers le coin de la maison, en suivant le bord du massif couvert de branches de sapins. Je voulais, avec mes empreintes, former un cercle magique autour de la maison. La couche de neige était encore si mince qu’elle ne paraissait pas blanche, mais grise.

Devant la fenêtre, je m’arrêtai et regardai dans la salle, par la fente des rideaux. Sur la table se trouvaient la moitié d’un gros pain de seigle, une assiette de viande et une poêle noire vide. Je pouvais voir aussi, de profil, le visage de mon oncle. La table recevait de la lumière de deux côtés à la fois – à travers le verre noirci de la lampe et par cette fenêtre derrière laquelle j’épiais.

Mon oncle buvait son café dans une grande tasse. Il découvrit les dents et dit quelque chose à ma mère ou à ma grand-mère. La lumière rougeâtre de la lampe allumait des reflets chagrins sur les dents de mon oncle. Il semblait n’y avoir aucun espoir que quelqu’un éteigne enfin cette lampe et que le jour commence dans la salle. En plissant les yeux, je distinguai encore, au pied de la table, les pattes avant de Tommi. Je regardais tout cela aussi avidement que si l’accès à cette pièce devait me rester à jamais interdit. J’examinai en détail, d’un regard insolent de spectre familier, le dos de mon oncle recouvert d’un pull-over gris, son crâne chauve et lisse, l’extrémité de ses cheveux sur sa nuque et le blanc de ses yeux qui allaient et venaient entre la miche de pain et l’assiette de viande.

Je fis une grimace en montrant les dents, agitai le poing pour me donner du courage et poursuivis pas à pas mon tour de la maison. Ma longue trace noire contournait l’extrémité du bâtiment, passait au pied du cornouiller, par-dessus la tombe de Mann, et continuait, sous les fenêtres obscures de la pièce du fond, jusqu’à la porte de la grange. Je n’eus pas le temps de refermer le cercle. Pour cela, il aurait fallu que j’aille sur l’escalier et que je relie les empreintes les plus fraîches avec les premières. Mais sur le perron, dans l’encadrement de la porte, se tenait déjà mon oncle, que ma démarche mystérieuse de revenant ne semblait pas particulièrement intéresser.

Il se retourna pour crier quelque chose dans le vestibule, d’après moi à ses bottes cirées et à sa vieille veste, mais en réalité à ma grand-mère : « Tu devrais dire à cette gamine de rester tranquille à l’intérieur! Il ne faudrait pas la laisser sortir si tôt le matin ! » À moi, il me dit : « Allez, rentre maintenant! Tu n’as rien à faire dehors à cette heure-ci! »

Je me rebiffai : « Si, j’ai beaucoup de choses à faire ! Si je ne commence pas tôt le matin, je n’aurai jamais fini avant ce soir!»

Ma grand-mère sortit de la cuisine et me poussa dans la salle où la lampe brûlait toujours. La table n’était pas débarrassée et la graisse s’était figée sur le bord de la poêle. Tommi soupira sous la table. Les bûches, devant le poêle froid, dégageaient une odeur de sciure et de neige fondue.

Je remuai bruyamment une chaise et criai : « Maman, viens ici! Maman, qu’est-ce qui se passe là-bas? Viens ici! Qu’est-ce qui se passe? » En criant : « Qu’est-ce qui se passe? », je pensais absolument à tout – à la table qu’on n’avait pas débarrassée, à mon oncle en colère, à la raison mystérieuse pour laquelle on m’avait fait rentrer, et même à cette fine couche de neige grise qui couvrait à grand-peine les monticules de terre et les lattes de la clôture.

Lorsque je m’aperçus que personne ne prêtait attention à mes hurlements, je frappai contre le plancher avec les pieds d’une chaise, tout en criant inlassablement : « Mamaaan ! Mamaaan ! »

Ma mère accourut enfin dans la salle, me secoua de toutes ses forces et me gronda : « Tu n’as pas un peu fini de brailler comme ça? Qu’est-ce que tu veux? »

Je demandai d’une toute petite voix : « Maman, qu’est-ce qui se passe là-bas? » Elle répondit de mauvais gré, d’une voix traînante : « Ce n’est rien. Ça ne regarde pas les petites filles. »

Je me dressai sur la pointe des pieds, levai les bras en l’air et dis : « Prends-moi sur ton dos et emmène-moi sur l’établi!»

Ma mère se fâcha : « Non, j’ai autre chose à faire que de chahuter avec toi ! »

Je demandai alors avec malice : « Eh bien, qu’est-ce que tu as à faire?»

Elle chuchota : « On va tuer la génisse aujourd’hui. Surtout ne dis pas aux autres que je t’en ai parlé! » Puis elle se fit mielleuse : « Reste bien sagement à l’intérieur avec Tommi. Tu vas faire de jolis dessins, et ce soir tu nous les montreras, d’accord?» Elle coupa une tranche de pain, étala dessus de la graisse et me la donna. Et, avant que j’eusse le temps de comprendre quoi que ce soit, elle était déjà sortie de la pièce.

Derrière les minces rideaux de coton, on distinguait la forme bleue de la fenêtre. Le plancher était couvert de traces de pas humides. Sur le dos d’une chaise était posé le pantalon corsaire de mon oncle. Lorsque je touchai les rideaux, la brosse de la lampe, toute barbouillée de suie, tomba du clou où elle était accrochée, à côté de la fenêtre, et atterrit dans la poêle au milieu de la graisse, où sa tige resta longtemps à trembler.

Mon oncle entra brusquement dans la salle. Par bonheur, il ne regarda pas la table. Il prit simplement un objet entre le poêle et le mur et ressortit aussitôt. Ma mère et ma grand-mère s’affairaient dans le vestibule. Elles allèrent chercher quelque chose dans le garde-manger, puis retournèrent dans la cour et commencèrent à se disputer en tapant des pieds. On entendait aussi les grognements de mon oncle qui se mêlaient à leurs cris. Tommi battait de la queue contre un pied de table et regardait fixement la porte.

La lampe brûlait encore, d’une petite flamme rouge, bien qu’il fît déjà grand jour. Je la secouai. Elle me parut très légère, car il n’y avait plus d’huile à l’intérieur. La mèche dégageait une fumée noire et malodorante. Il aurait fallu souffler la flamme, mais je n’osais pas. J’avais peur de casser le verre. Je me contentai de jeter un regard noir sur la lampe fumante, puis sur la brosse graisseuse au fond de la poêle. Je pris sur le coin de l’établi le livre intitulé Le Petit Lièvre qui écrivait des poèmes et commençai à regarder les images avec humeur. J’examinais, en avalant ma salive, les gros choux verts entre les pattes des lièvres. Je croyais presque les entendre craquer sous la dent des rongeurs.

Je m’allongeai à plat ventre sur la table, m’emparai d’un crayon rouge et couvris les choux de traces de dents. Je fis claquer mes lèvres de satisfaction et lus la légende qui figurait à côté de l’image : « Ce chou m’a l’air appétissant, j’ai envie d’y planter mes dents. »

Tout à coup, je vis bouger quelque chose derrière la fenêtre et montai à genoux sur une chaise pour voir de quoi il s’agissait. C’était la neige, qui tombait maintenant à gros flocons. Ils tournoyaient dans l’air grisâtre en frôlant les carreaux de la fenêtre. Je remarquai soudain que j’avais encore mon manteau, ma casquette, mes bottes de feutre et mes caoutchoucs. J’aurais bien voulu voir si mes traces de pas dans la cour étaient encore visibles ou si la neige les avait déjà recouvertes.

Cachée derrière les rideaux, je regardai attentivement dans la cour, puis tendis l’oreille vers le vestibule. On n’entendait plus là-bas ni voix ni bruits de pas. Et dehors non plus, personne n’était en vue. Je respirai un grand coup et me précipitai dans le vestibule où flottait une vapeur chaude. Dans la cuisine, de l’eau bouillait en crépitant dans une marmite. En un clin d’œil, je fus dans la cour, parmi les tourbillons de neige. Les flocons me chatouillaient le visage. J’aurais bien aimé les attraper et les examiner en détail, comme de petits animaux blancs, mais je n’avais pas le temps.

Je courus à toutes jambes derrière l’étable. Là, je regardai autour de moi, tirai la langue et me léchai le bout du nez. À travers le mur, j’entendis soudain mon oncle qui criait : « Ouvrez la porte, bon sang ! Qu’est-ce que vous attendez! »

Effrayée, je m’écartai précipitamment et restai debout sous la neige, les bras ballants, sans plus savoir où aller.

Un lourd et mystérieux silence tomba bientôt sur le monde. Je remarquai avec étonnement, posée sur des tréteaux devant l’entrée de la grange, la porte de la remise. En la voyant, je me changeai à nouveau en fantôme, qui observe tout en secret mais ne peut prendre part à rien.

J’aiguisai mon regard, tendis l’oreille, reniflai le vent et fis claquer mes lèvres.

Tommi se mit à hurler dans la maison, et ce cri qui semblait sortir de terre ne me plut pas du tout. Je me tapai sur les cuisses pour me donner du courage. On aurait dit un coq qui battait des ailes.

Une couche de neige assez épaisse s’était déjà déposée sur mon bonnet d’aviateur en laine. Je la recueillis dans mes mains et la mangeai. Le goût de la neige était traversé d’étoiles et d’étincelles froides. Il faisait briller les yeux et glaçait la gorge. Je regardai vers le chemin, mais n’y découvris rien d’autre que la neige tourbillonnante. À la lisière de la forêt, je crus voir bouger des silhouettes vêtues de gris. Mais, lorsque je les regardai plus attentivement, elles se changèrent en troncs d’arbres et s’immobilisèrent. Dans l’étable, la chaîne de la vache cliqueta. Mon oncle se moucha bruyamment.

Je longeai furtivement le mur et me faufilai entre les lattes de la clôture. Je me trouvais maintenant de l’autre côté, à l’autre bout de l’étable, et personne ne pouvait plus me voir depuis la porte, ni même depuis la maison, mais je ne voyais rien non plus.

J’étais au pied de l’échelle qui menait au grenier. Je montai prudemment jusqu’en haut, ouvris tout doucement le volet et me hissai à l’intérieur, puis je refermai vite derrière moi.

Je fus aussitôt assaillie par une odeur enivrante de foin séché, bien qu’à vrai dire il n’y en eût pas beaucoup dans le grenier de l’étable. Près du volet, le plancher était entièrement découvert, et même dans le fond le tas n’atteignait pas les poutres transversales. Il n’y avait que sous les gouttières, d’un côté et de l’autre, que le foin était entassé abondamment. « Il est grand temps de tuer cette génisse, sinon elle va tout manger et il ne restera plus rien pour la vache!» souffla la voix de ma grand-mère à travers le foin.

Je montai sur le tas de foin beaucoup plus facilement que je ne m’y attendais. De là, à travers une large fente qui s’ouvrait entre deux planches, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la cour. Je me creusai un nid douillet et respirai fébrilement l’odeur du foin râpeux et de l’osier craquetant, qui se mêlait à celle de la neige et du fumier.

On avait fait sortir la génisse et on l’avait attachée à la porte de la grange. Elle se tenait là sans bouger, les oreilles écartées, ses jambes couvertes d’escarres serrées humblement l’une contre l’autre. Elle était petite et poilue. Seule sa panse était grosse et ronde.

La porte de la maison s’ouvrit et ma grand-mère sortit du vestibule, les mains cachées sous son tablier. Elle regarda soigneusement autour d’elle, comme si elle craignait d’avoir des témoins, et alla se placer près de la génisse. Elle sortit de dessous son tablier un gros morceau de pain noir et le donna à la bête. La génisse mâcha bruyamment son pain, puis se mit à baver sur le tablier de ma grand-mère. Mais celle-ci n’y prêta pas attention. Elle déblaya le dos osseux de la vache de la neige qui s’y trouvait, en remuant les lèvres comme si elle récitait son Notre Père.

Cela m’étonna, car il me semblait que c’était elle qui avait insisté pour qu’on tue la génisse. Et maintenant, elle restait debout devant elle au milieu des flocons, comme si elle attendait un secours ou un réconfort.

J’étais comme un vieil appareil photo enveloppé d’un manteau de ouate. Je collai mon œil contre la fente et quelque chose craqua dans mon nez. Je chuchotai entre mes dents d’un ton faussement désolé : « Chère grand-mère! » Pendant que je minaudais toute seule dans mon coin, en me remémorant ces mots lus dans un livre, mon cœur battait contre mes côtes, la neige continuait de tomber et ma grand-mère remuait toujours les lèvres.

Soudain, mon oncle surgit de la grange, un gros maillet à la main. Derrière lui venait ma mère, avec un sac à pommes de terre vide. Tous trois commencèrent à piétiner autour de la génisse. Mon oncle s’écria: «Bon sang! Est-ce que deux personnes ne suffisent pas pour mettre un sac sur la tête d’une vache!»

Je saisis une pleine brassée de foin et la secouai violemment. Maintenant, je ne pouvais plus détourner mes yeux de la génisse. J’enfonçai profondément mes jambes dans le foin, me penchai en avant et serrai de toutes mes forces ma brassée de foin contre ma poitrine, comme si j’en espérais un soutien ou une consolation.

Ma mère et ma grand-mère tournaient le dos à la génisse. Mon oncle écarta les jambes et fit tourner le maillet au-dessus de lui. Il me sembla alors comprendre pourquoi on avait mis un sac sur la tête de la génisse : mon oncle ne voulait pas qu’elle le voie! Lorsque le maillet s’abattit avec un bruit sourd sur le front de l’animal, je rentrai la tête entre les épaules. La génisse tomba à genoux en remuant la queue. Celle-ci s’agita convulsivement entre les flocons de neige, comme le balancier en cuir marron d’une pendule.

Ma mère et ma grand-mère commencèrent aussitôt à s’affairer autour de la génisse terrassée. Mon oncle, lui, se mit à califourchon sur son dos. Je ne distinguai pas précisément ce qu’il fit ensuite, mais ce n’était pas bien difficile à deviner. Il avait l’air lui-même si petit, si gris et si seul que j’en éprouvai à la fois de l’étonnement et un certain malaise. Lorsqu’il redressa le buste et se releva, la neige tombait toujours, aussi épaisse qu’avant. Les grands sapins, derrière la maison, se dressaient comme des anges noirs, en soutenant à grand-peine leurs lourdes ailes neigeuses. Des filets de sang rougeoyèrent sur le sol, mais la neige bienfaisante les recouvrit aussitôt.

On hissa la génisse sur la porte de la remise et mon oncle entreprit de la dépecer. La lame du couteau lançait des reflets. La viande chaude fumait dans l’air glacé. Tommi était sorti de la maison et se tenait près de la bête, les pattes tremblantes d’impatience, regardant avec attention les chairs violacées qui apparaissaient peu à peu sous la peau.

Je me frottai les yeux, secouai la tête et me roulai dans le foin pour essayer d’effacer ce que je venais de voir.

En bas, dans l’étable, la vieille vache faisait tinter sa chaîne et appelait la génisse. Elle s’arrêta un instant de beugler et écouta si l’autre répondait. Comme je commençais à avoir froid, je me creusai un nid plus profond dans le foin. Je n’avais plus la moindre envie de regarder par la fente.

Je me demandais comment cacher aux autres que je les avais vus tuer la génisse. Il valait mieux que ma grand-mère ne sache pas que je l’avais observée pendant qu’elle se tenait seule à côté de la bête en remuant les lèvres. J’avais honte d’avoir vu tout cela, et, pour masquer cette honte, je me laissai glisser tout doucement du haut de ma citadelle de foin, sortis du grenier et redescendis par l’échelle. Je me baissai autant que je pus et me réfugiai sous le couvert des aulnes, derrière l’étable. Là, je repris mon souffle, puis je me faufilai à l’abri des jeunes sapins, épais et touffus. A présent, plus personne ne pouvait me voir depuis la maison. Je n’imaginais pas qu’ils pussent ne pas avoir le temps de regarder du côté de la forêt. J’avais même le sentiment qu’ils ne faisaient que cela, et je pensais que peut-être ils y découvraient quelque chose.

Je courus jusqu’au fossé qui bordait la sapinière et marchai vers la prairie, sur la glace enneigée du fossé. Puis je suivis les traces fraîches d’un chat, qui me conduisirent hors des buissons, jusqu’à une longue meule qui s’étalait dans la prairie. Le sommet était couvert d’une épaisse couche de neige. Seules les deux extrémités étaient noires. On aurait dit les entrées d’une caverne. Les traces du chat disparaissaient dans l’obscurité.

Bien que je n’eusse pas prévu de venir jusqu’à cette meule, et encore moins de me faufiler en dessous, je me mis à quatre pattes et commençai à ramper dans la paille humide. Il y avait là des tiges d’avoine, de pois et de froment, certaines sèches, d’autres déjà moisies. En retenant son souffle, on pouvait entendre les souris qui remuaient à l’intérieur.

Lorsque mes yeux se furent habitués à la pénombre grise qui régnait sous la meule, j’aperçus en face de moi un gros matou inconnu qui me scrutait d’un air réprobateur. Sa queue battait avec humeur contre la paille. Sur le dessus de sa tête, son pelage remuait entre ses oreilles basses. Les tiges bruissaient toutes seules. Le chat vint près de moi, poussa ma main avec sa tête et me dévisagea d’un œil investigateur, à la manière d’un vieux maître de maison. Je n’avais pas envie de l’attraper, bien qu’il eût de longues moustaches avec des poils épais que j’aurais coupés avec un vif plaisir. En d’autres circonstances, je me serais peut-être précipitée à la maison pour chercher les ciseaux, mais aujourd’hui ce n’était pas possible.

Je commençai à m’apitoyer sur mon sort. Je remplis rageusement mes deux mains de petites brindilles et, dans un grand geste circulaire, les jetai à l’extérieur de la meule. Mon mouvement brusque effraya le chat, qui se réfugia sous la paille et agita la queue de plus belle. Il attendait mon départ avec impatience.

Je sortis, des touffes de paille accrochées aux manches de mon manteau. J’avais les mains gelées. Par l’ouverture de la meule apparut une tête de chat aux grosses joues poilues. Il venait voir si je partais pour de bon ou si j’avais l’intention de revenir.

Je me souvins alors que j’avais projeté de rentrer à la maison en faisant un grand détour, pour faire croire aux autres que j’avais couru tout le temps à travers champs. Je m’arrêtai soudain sans savoir que faire. La maison me semblait étrangère. Comment pouvais-je aller là-bas alors que Tommi léchait ses babines pleines de sang et que ma mère et ma grand-mère lavaient les intestins de la génisse?

Entre les arbres dénudés, on voyait la fumée épaisse qui montait de notre cheminée. Peut-être faisait-on déjà cuire la viande – et je n’en aurais pas! Bien que j’eusse encore présents à l’esprit les meuglements de la vieille vache, ainsi que l’image de la génisse mangeant du pain dans la main de ma grand-mère, je pensais en salivant à la poêlée de viande et au plat de pommes de terre.

Du ciel jaunâtre ne tombaient plus que quelques gros flocons isolés. Un soleil fatigué luisait à travers les nuages, dessinant des visages sur les pans les plus clairs du ciel.

Je respirai profondément – une vive sensation de bonheur et de courage brûlait au fond de ma gorge. Ma joie était telle que je sentais des picotements dans la poitrine. Ce courage et ce bonheur étaient apparus soudainement et sans raison précise. J’avais envie crier à pleine gorge ou de frapper très fort avec un gourdin sur un baquet en tôle, et que le monde tout entier en résonne. Je me sentais de taille à lire La Voix du peuple d’un bout à l’autre, sans sauter le moindre mot compliqué.

La joie au cœur, je m’apprêtais déjà à rentrer bravement à la maison, lorsque, observant une dernière fois les environs, j’aperçus Liisu, toute proche, qui se dirigeait vers moi. Elle marchait en lisière du champ, un bâton à la main et un paquet blanc sous le bras. Mes joues et mon cou s’enflammèrent. Je ne savais plus quoi faire. L’arrière-salle obscure de chez Liisu, avec tous ses mystères, avait fait disparaître ma bravoure.

Affolée, je me laissai tomber à quatre pattes et fis semblant de jouer, comme si je n’avais pas remarqué l’arrivée de Liisu. Je décidai de faire le chien et partis vers la maison à quatre pattes, en aboyant toute seule et en faisant mine de renifler une trace dans la neige. Je n’osais pas me retourner. Je regardais droit devant moi. Être un chien aurait pu se révéler très intéressant si j’avais eu le temps de lever la patte sur quelques pierres, de renifler des touffes d’herbe et de gratter énergiquement la terre avec mes pattes de derrière.

Même sans rien faire de tout cela, je progressais difficilement. Mes moufles et mes bas étaient déjà trempés, et je n’avais pas encore atteint le bord du champ. Je ne pouvais pas me lever brusquement et me mettre à courir -ç’aurait été un signe infaillible que j’avais peur. J’arrachai avec les dents des tiges de mille-feuille, les secouai d’un côté et de l’autre en grondant et profitai de ce que je tournais la tête pour jeter un coup d’œil en arrière, mais je ne vis personne.

Tout à coup, la voix de Liisu se fit entendre juste à côté de moi : « Eh bien, qu’est-ce que tu fais comme ça? Tu suis la trace d’un lynx? »

Je n’avais pas d’autre solution que de me lever, un peu honteuse, et de marmonner les yeux baissés : « Non, pas un lynx, un homme. »

Liisu s’étonna : « Mais alors, tu es un vrai chien policier! Il faut que je me tienne sur mes gardes! Je me demandais tout à l’heure ce que c’était que cette chose noire qui gambadait au milieu du pré. »

Je sentis mes joues s’empourprer lorsque Liisu me dit tout doucement : « Ça fait longtemps que tu n’es plus venue me voir. »

Il me sembla entendre à nouveau la voix rauque de mon oncle, comme à travers un voile de brume, et je répondis sur le même ton un peu traînant : « Ah… ben, c’est que j’ai pas eu beaucoup le temps. »

Mais Liisu voulut savoir : « Pas eu le temps? Qu’est-ce que tu fais donc de si important pour ne pas avoir le temps? »

Je lâchai : « Je fais pondre les poules, je lis le journal, et je suis la trace d’un homme… »

Liisu s’arrêta aussitôt, posa sa lourde main sur mon épaule et me dit d’une voix brisée : « Je le sais bien, va, pourquoi tu n’es pas revenue. Tu n’as pas besoin de me le dire. »

Puis, retrouvant sa voix ordinaire, elle m’expliqua : « Je t’avais mis de côté du jus de prunelle. Ilmar n’a pas arrêté de me supplier :  » Donne-moi du jus, donne-moi du jus…  » Mais je ne lui ai rien donné. Je me disais que tu allais peut-être finir par venir et qu’il fallait bien que je garde quelque chose à t’offrir. » Elle s’excusa : « Voilà comment il est, Ilmar. Un grand garçon comme lui, il réclame encore du jus ! »

J’imaginai le gros bocal de confiture de prunelle, en verre fumé, fermé par une feuille de papier sulfurisé, et j’avais beau essayer de résister à Liisu, je sentais que mon cœur commençait à fondre. Je cherchai rapidement un prétexte pour me réconcilier avec elle et le trouvai : Liisu n’a pas donné de confiture à Ilmar, elle m’en donnera à moi, à condition que je veuille bien aller chez elle. Maintenant, je ne peux pas ne pas y aller! Mais si j’y vais, alors il ne faudra pas que l’on recommence à me faire peur. J’estimai que, tout compte fait, je pouvais retourner chez Liisu. Je me sentis aussitôt soulagée. La joie m’emplit à nouveau la poitrine. Je commençai à marcher en sautillant devant Liisu et annonçai : « Aujourd’hui, on a tué notre génisse! »

Elle commenta d’un ton plaintif : « Ah bon, vous avez déjà tué votre génisse… Va savoir, peut-être bien qu’il faudrait qu’on tue notre vieux bélier, nous aussi. Ça laisserait davantage de foin pour la vache… J’en ai le cœur tout serré. Je me sens comme un bourreau qui doit envoyer des gens à la mort. »

Ce discours sérieux de vieille femme ne me plaisait pas beaucoup. J’essayai de détourner la conversation en demandant, avec une jalousie secrète : « Est-ce qu’Aïmé est venue chez vous? »

À ma grande joie, Liisu répondit sur un ton méprisant : « On dirait que cette gamine ne peut pas rester chez elle. Il faut qu’elle vienne nous voir au moins une fois par jour. Et elle passe son temps à supplier… » Liisu prit une petite voix pour couiner à la manière d’Aïmé : « Fais-moi quelque chose de bon! Fais-moi des crêpes! » Puis elle avoua, un peu honteuse : « J’ai bien dû lui en faire de temps en temps. Elle est si petite… Je lui fais des grandes crêpes, de la taille de la poêle, ça cuit plus rapidement. »

Je gardai un silence accablé. J’imaginai Aïmé dans la cuisine de Liisu, mastiquant sans vergogne une crêpe grasse et brune – et je n’étais pas là! Je me rengorgeai en avalant ma salive : « Moi, je ne suis pas aussi petite, je ne veux pas de crêpes. Ce n’est pas la peine de gâcher des œufs pour ça! »

Liisu laissa échapper un petit rire, puis nous marchâmes un long moment en silence. Elle arrangea le paquet sous son bras. L’extrémité de son bâton laissait des trous ronds dans la neige, sur le bord du chemin, comme une jambe de bois.

En arrivant derrière notre jardin, Liisu déclara d’un air hésitant : « J’avais pensé passer par chez vous. Je me disais que peut-être ta grand-mère m’accompagnerait et qu’on irait voir ensemble l’Ingrienne. Mais s’ils ont tué la génisse aujourd’hui, je ne sais pas si je vais oser les déranger. »

Le mot « Ingrienne » me troubla. Par une mystérieuse association d’idées, je crus que Liisu désignait ainsi une machine à coudre. Je n’éprouvais pas le moindre intérêt pour ce genre de chose, mais comme j’avais fermement décidé, après ce que j’avais entendu sur Aïmé, de redevenir amie avec Liisu, j’insistai avec véhémence : « Mais si, viens! Tu ne déranges pas du tout! Ça me ferait vraiment plaisir que tu viennes ! » Nous franchîmes la porte ouverte du jardin et nous dirigeâmes vers la cour en longeant le carré de pommes de terre.

Il ne restait plus, dans la cour, la moindre trace de ce qui venait de se passer. La neige était juste un peu plus glissante d’avoir été piétinée.

Liisu appuya son bâton contre le mur, s’essuya soigneusement les pieds sur les branches fraîches de sapin posées sur l’escalier et disparut dans le vestibule. Quant à moi, piquée par une curiosité mêlée de crainte, je ne pus m’empêcher d’aller faire un tour devant la porte de la grange. Tout y était comme à l’ordinaire. J’eus beau examiner la neige aussi attentivement que possible, je ne découvris pas la moindre goutte de sang. Le sang était la chose que je craignais le plus. Certes, il n’y en avait nulle part, mais je n’avais pas encore tout à fait confiance dans cet endroit.

Je remarquai que la clef de la grange était restée sur la porte, qui n’était pas verrouillée. On pouvait s’en rendre compte en regardant l’étroite fente noire entre le battant et le montant. Dès que j’eus posé les yeux sur cette fente, je fus absolument certaine que la chose se trouvait maintenant dans la grange.

Au même instant, la porte de la maison grinça et ma mère sortit pour aller chercher de l’eau, un seau vide et cliquetant à la main. Elle m’aperçut aussitôt et me cria : «Ne reste pas près de cette grange! Qu’est-ce que tu regardes, là?»

Cela confirma mes craintes. Je demandai d’un air méfiant: «Est-ce que le corps est dans la grange?»

Bizarrement, la question amusa ma mère. Elle étouffa un petit rire : « Qu’est-ce que tu racontes? Quel corps? »

La chaîne du puits et les seaux cliquetèrent dans ses mains. Au bout d’un moment, elle déclara d’une voix étrangement neutre, comme si elle parlait du bois de chauffage ou de la pâtée des cochons : « On a mis la viande à refroidir dans la grange. C’est tout ce qu’il y a là-bas. » Elle posa son seau par terre et alla fermer à clef la porte de la grange.

J’eus soudain envie de faire peur à quelqu’un ou de casser quelque chose. Je tournai en rond autour de ma mère. Lorsqu’elle m’eut échappé sans encombre avec ses seaux d’eau, je courus vers l’étable, ouvris la porte et me ruai dans la pénombre chaude qui régnait à l’intérieur.

Les poules s’égaillèrent à grand bruit, le mouton frappa du pied par terre pour essayer de me faire peur et la vache me regarda intensément, les yeux pleins d’espoir, comme si je lui apportais enfin ce message qu’elle attendait si impatiemment. Je secouai des deux mains la chaîne vide de la génisse et criai à la vache, avec un zèle didactique particulièrement cruel: «La viande est dans la grange! Nous allons manger de la viande! » Après quoi, je refermai consciencieusement la porte de l’étable et partis tout droit vers la maison.

Une bonne odeur de viande et d’oignons grillés vint à ma rencontre depuis le vestibule. Dans la salle, la table était déjà mise. Mon oncle, assis devant le poêle, se réchauffait le dos en discutant avec Liisu. Il me demanda sans y penser, juste pour dire quelque chose : « Eh bien, où est-ce que tu es allée traîner pendant tout ce temps?», puis sans attendre ma réponse il enchaîna : « Va donc voir ce qu’elles trafiquent dans la cuisine, si des fois on pouvait commencer à manger… » Mais déjà ma grand-mère arrivait avec le plat de pommes de terre. Ma mère apporta un second plat, où des morceaux de viande flottaient dans de la sauce, et le posa au milieu de la table en avalant sa salive.

Nous commençâmes à manger. On n’entendit tout d’abord rien d’autre qu’un bruit confus de mastication. Puis, au bout d’un moment, la conversation démarra. Ma mère coupa ma viande en petits morceaux et versa de la sauce par-dessus. Je balançais les jambes sous la table en remuant ma fourchette dans mon assiette. J’aurais bien voulu manger, mais quelque chose m’en empêchait.

Je me rappelai ce que mon père m’avait dit au sujet des chiens enragés. Leur principale caractéristique est qu’ils sont incapables d’avaler leur salive. Tout à l’heure, dans le pré, quand je jouais au chien, j’étais encore saine, mais à la maison j’étais devenue enragée.

Je commençai à gronder en montrant les dents. Mon oncle frappa contre la table avec le manche de son couteau et cria: «Ça suffit, maintenant!» Je lui jetai un regard noir par-dessous mes sourcils et continuai à remuer la viande dans mon assiette.

Liisu me regarda et se mit à rire : « Tu n’es pas une grosse mangeuse, toi! C’est pas comme la petite Tiiu d’Oriku : elle n’a même pas trois ans, mais elle a englouti un jour la moitié d’un gros foie de porc. Elle est déjà grosse et rouge, et elle a les jambes toutes tordues. »

Liisu disait une chose, mais pensait évidemment le contraire. Je sentis bien que je lui plaisais davantage que cette Tiiu, et je regardai les autres d’un air triomphant. Mais ils étaient en train de manger et ne me comprirent pas.

Ma grand-mère demanda à Liisu : « Comment elle s’appelle, exactement, cette Ingrienne? Les gens l’appellent Sina-Iida, mais est-ce que c’est vraiment son nom de baptême? »

Liisu répondit : « Bah, pourquoi pas? Ça doit être un de ces noms d’origine russe, comme Nada ou Mana, où je ne sais quoi encore d’imprononçable ! »

Ma grand-mère s’exclama : « Quand même ! Venir d’Ingrie pour s’installer dans un endroit étranger avec un petit bébé! Et juste quelques affaires emballées dans un fichu! Elle est arrivée comme ça, son marmot dans un bras et son matou dans l’autre. »

Ma mère jubila d’une joie mauvaise : « La pauvre mère d’August, voilà tout ce qu’elle a récolté en récompense de ses efforts. D’abord elle a dû quitter sa maison comme une voleuse, et maintenant on y installe une vagabonde étrangère. Cette ferme de Vanatare, je la trouve bien plus terrible maintenant que quand elle était vide ! »

Ma grand-mère se fâcha : « Mais enfin, il fallait bien l’installer quelque part, cette femme! C’est un être humain, pas une bête!»

Je compris qu’une inconnue s’était installée à Vanatare. J’entendais sans arrêt le mot « Ingrienne », et à nouveau la même association d’idées se présenta : j’eus l’impression que cette femme avait un rapport mystérieux avec les machines à coudre Singer l. Comme si j’avais vu ce mot inscrit sur une machine à coudre.

Liisu expliqua : « Je lui ai préparé un paquet avec un peu de beurre et quelques œufs… Et aussi des galettes d’orge. » Ma grand-mère déclara d’un air soucieux : « J’y ajouterais bien quelques sucreries pour le petit, mais je n’en ai pas… On a déjà tellement peu de sucre pour nous-mêmes qu’on le garde comme si c’était la huitième merveille du monde ! »

Je m’écriai joyeusement : « Donne-lui de la saccharine! Donne-lui de la saccharine! Ça nous débarrassera de ce caca ! »

Ma grand-mère rugit : « Tais-toi ! », mais sortit tout de même du tiroir de la table un petit tube métallique vert contenant des pilules de saccharine. Puis elle dit, comme pour s’excuser : « Écoute-la, cette gamine ! Elle ne supporte pas la saccharine. C’est pourtant sucré. »

Elle se leva et poussa un soupir : « Bon, allez, je vais leur envelopper aussi un morceau de viande dans un bout de papier. »

Mon oncle les mit en garde : « Surtout, n’allez pas courir je ne sais où. »

Ma grand-mère lui jeta, depuis la porte : « Où est-ce que tu veux qu’on aille? On a vécu ici toute notre vie. Ici, au moins, la mort sait où nous trouver. Si on se mettait à courir dans la nature, les gens se diraient: « Tiens! la vieille a peur de la mort, elle essaie de lui échapper!  » »

Je jetai à ma grand-mère un regard chargé de reproche, mais je ne voulais pas perdre mon temps à penser à ces choses-là. Je passai rapidement devant Liisu, décrochai sans bruit mon manteau et l’enfilai. Les bottines me posèrent davantage de problèmes. J’étais sûre d’avoir mis le pied droit dans la chaussure gauche, et le pied gauche dans la chaussure droite, mais je n’avais pas le temps de m’arrêter à ce genre de détail. Mon manteau, boutonné à la hâte, avait un côté qui pendait beaucoup plus bas que l’autre et me gênait un peu aux entournures.

Je me glissai sans bruit dans la cour et attendis derrière le coin de la maison que Liisu, ma grand-mère et Tommi se décident enfin à sortir. Alors, je m’élançai sur le chemin et pris la direction de Vanatare. Je m’arrêtai dans les sous-bois et attendis les autres, cachée derrière un gros bouleau. Elles arrivèrent en discutant bruyamment et passèrent devant ma cachette sans se douter de rien. Seul Tommi resta en arrière, pour lever la patte sur un arbre.

Je me mis à courir à perdre haleine derrière elles, mais mes pieds s’emmêlèrent et je m’étalai par terre. En me relevant, je remarquai que ma main était un peu écorchée et fondis aussitôt en larmes en hurlant à pleine gorge. Je vis du coin de l’œil que ma grand-mère et Liisu s’étaient arrêtées et regardaient dans ma direction. Je trottinai vers elles comme si je les accompagnais de plein droit à une visite de bienvenue, et non comme quelqu’un qui les suivait en cachette.

Mais, à tout hasard, je préférai ne pas aller jusqu’à elles et m’arrêtai à quelque distance, les doigts écartés, un pan de mon manteau à mi-jambe, l’autre au niveau du genou, le visage tout rouge. Je reniflai bruyamment et léchai ma main écorchée.

Lorsque ma grand-mère me cria : « Viens ici! », je crus qu’elle voulait m’attraper et me tirer les oreilles parce que je les avais suivies. C’est pourquoi je ne bougeai pas d’un pouce. Ma grand-mère soupira : « Ah, cette petite! Comment peut-on aller chez les gens avec une bourrique pareille ! » Elle vint jusqu’à moi, déboutonna mon manteau et le reboutonna correctement. Puis elle se pencha pour atteindre mes jambes, me donna de petites tapes sur les genoux et m’ordonna, comme si elle trayait une vache :

« Ta jambe! » En changeant mes bottines de pied, elle me rabroua: «Ne te tiens pas si raide! Comment veux-tu qu’on t’habille? Tu as les jambes comme des bûches ! Moi, ça m’est égal, tu peux rester ici si tu y tiens! Ce n’est pas moi qui vais m’apitoyer sur ton sort. Tu feras sûrement un bon chevalet de scieur!»

Lorsque enfin nous nous remîmes en route, je marchai en traînant les jambes, gardant rancune à ma grand-mère d’avoir interverti mes bottines. Ce qui me réjouissait particulièrement, dans cette visite, c’était qu’il y aurait certainement à manger.

Quand nous arrivâmes près des chênes de Vanatare, je vins me placer à côté de ma grand-mère, relevai la tête et enfilai mes moufles. Je craignais que, si je me présentais sans moufles devant cette Sina-Iida, elle ne me prenne pour une loqueteuse.

Les chênes ne bruissaient pas. Ils conservaient un calme sinistre. Leurs branches fourchues supportaient de grands tas de neige poudreuse. On pouvait déjà voir, sur le sol, les traces de pas de Sina-Iida. Dès son arrivée, elle s’était sûrement empressée de manger tous les gratte-cul sur l’églantier.

Ma grand-mère frappa à la porte, mais aucun bruit ne se fit entendre à l’intérieur. Nous écoutâmes un instant. Des flocons de neige isolés tombaient paresseusement du ciel. Cette étendue blanche et froide faisait perdre le souffle. Ma grand-mère finit par dire : « Peut-être qu’elle dort. Elle n’a pas de vache, pas de cochon, peut-être même pas de bois de chauffage… À quoi ça lui servirait de rester assise dans le froid sans rien faire? Autant se mettre au lit et dormir tout son saoul ! »

Liisu suggéra : « Si on regardait par la fenêtre… »

Ma grand-mère répondit : « Alors il faut regarder par celle de la cuisine. On lui a attribué seulement la cuisine et la chambre attenante. Toutes les autres pièces sont fermées. »

Nous allâmes sous la fenêtre de la cuisine et essayâmes de regarder à l’intérieur. Liisu et ma grand-mère se dressèrent sur la pointe des pieds et je montai à grand-peine sur le rebord des fondations. Mes bottines rendaient mes pieds malhabiles.

Tout d’abord, je ne vis rien. Mais je plaçai mes mains contre la vitre, à côté de mes joues, et distinguai bientôt quelque chose. Un feu rougeoyait dans la cuisinière, et près de la table bougeait une silhouette noire.

J’eus à nouveau la curieuse impression d’être une revenante, et remarquai avec effroi que Liisu et ma grand-mère ressemblaient aussi à des fantômes. Leurs longues jupes de laine étaient marquées de plis raides, leurs fichus noirs couverts de neige. Elles avaient toutes deux un paquet blanc sous le bras et leurs mains étaient posées à côté de leurs joues, sur la vitre froide et sombre. Je tirai vigoureusement ma grand-mère par la manche, afin de la faire bouger. Je ne voulais pas qu’elle reste ainsi figée, à regarder fixement par la fenêtre.

Nous retournâmes devant l’entrée et Liisu frappa violemment contre la porte avec son bâton. Tout resta d’abord silencieux, puis un bruit de pas se fit entendre à l’intérieur. La porte s’ouvrit en grinçant sur l’obscurité du vestibule, et une voix claire prononça des mots que je ne compris pas.

Ma grand-mère et Liisu tapèrent des pieds, resserrèrent le nœud de leur fichu et se mirent à parler très fort avec un air appliqué. Dans la cuisine, j’examinai cette étrangère qui avait une voix si claire et si aiguë. Elle était petite et maigre comme un garçonnet, avec des cheveux blonds presque blancs, coupés très court au-dessus des oreilles, et portait une robe de coton rapiécée par-dessus un pantalon d’homme. Ce qui m’effraya fut le fait que, lorsqu’elle riait, on voyait dans sa bouche de petites dents grises en fer, comme si on lui avait fourré une scie égoïne entre les lèvres.

Ma grand-mère lui donna le paquet de viande et le tube de saccharine. Liisu sortit du linge blanc la galette et les œufs et les posa sur le coin de la table. Le visage de la femme, marqué de cernes bleus, se mit à rayonner comme si ses pommettes avaient soudain pris feu. Elle chassa un chat gris du tabouret sur lequel il était couché : « Allez ouste ! Va-t’en ! » et avança le siège vers ma grand-mère. À Liisu, elle proposa d’un air un peu confus un petit banc de vachère.

Sur la table se trouvaient un plat de pommes de terre en robe de chambre, encore toutes fumantes, une boîte d’allumettes remplie d’un gros sel gris et un couteau dont le manche en bois était cassé. Je compris que l’on voulait nous proposer des pommes de terre et du sel, et je chuchotai à ma grand-mère : « Dis-lui, au moins, qu’on n’en veut pas! »

Ma grand-mère me répondit en chuchotant elle aussi : « Ça ne se fait pas ! », puis elle pela tranquillement une pomme de terre, qu’elle plongea dans la boîte de sel, et entreprit de manger. Sina-Iida voulut en peler une pour moi, mais ma grand-mère refusa : « Elle pourra prendre un peu de la mienne, si elle veut ! » J’essayai de me faire aussi petite que possible et me cachai derrière l’épaule de ma grand-mère. Tournant le dos à la table, je regardai le chat qui somnolait devant la cuisinière, à la lumière du feu.

À mon grand étonnement, un petit garçon au visage poupon sortit en rampant de dessous la table, où il était caché dans l’obscurité. Ses vêtements étaient taillés dans une toile de camouflage allemande – un vilain pantalon long, avec des élastiques au bout des jambes, et une veste en forme de sac. Ces vêtements raides faisaient un bruit plutôt désagréable quand l’enfant bougeait. Sa grosse tête blanche sans cheveux ressemblait un peu à celle d’un soldat. Serrant dans une main une pomme de terre grise, il s’approcha du chat d’un air sombre, les sourcils froncés, et se laissa tomber sur lui en poussant un cri victorieux.

Les trois femmes assises à table tournèrent la tête dans sa direction. Liisu s’écria : « Oh, comme il est mignon ! », et ma grand-mère : « C’est déjà un grand gaillard ! » Pendant ce temps, le garçon serrait le chat de toutes ses forces en essayant de l’étouffer. Sa tête chauve tremblait sous l’effort. Ses vêtements militaires tachetés se fondaient tristement dans la pénombre. Le chat miaula d’un air excédé, mais ne fit pas l’effort de sortir ses griffes. Sina-Iida alla décrocher le garçon de l’animal et lui ordonna : « Lève-toi ! Allez, lève-toi ! »

Il renifla et essaya encore d’atteindre le chat avec la main, mais il ne pleura pas. Sa mère le retourna, la tête vers la table, le derrière vers le chat, et lui donna un morceau de galette. Il se mit alors à rire en agitant son bout de biscuit.

Sina-Iida reprit son récit là où elle s’était arrêtée : « Alors il m’a dit :  » Y a pas d’pain, y a pas d’poisson : pars, Sinaïda!  » Et moi je me suis mise à pleurer… » Sa voix résonnait, plaintive et monotone. Le feu haletait dans la cuisinière. Dans la grande salle, sans aucun doute, battait toujours l’horloge de la mère d’August. Le chat gris ronronnait bruyamment; on aurait dit qu’il ronflait. Rien n’avait pu ébranler son calme. Ni les vagabonds déguenillés, ni le mendiant joueur d’accordéon, ni même la cheminée de cette maison brûlée, dans un pays bien loin d’ici.

La tête de l’enfant réapparut bientôt sous la table. À la place de la pomme de terre, il serrait cette fois dans sa main le morceau de galette, et sa bouche était barbouillée de noir. Il s’approcha du chat et entreprit à nouveau de l’étouffer. Le félin coucha ses oreilles le long de sa tête et continua à ronfler furieusement. D’un geste machinal, Sina-Iida retourna à nouveau l’enfant, sans même interrompre son récit.

Le garçon s’affairait maintenant sous la table en babillant tranquillement. Je commençais à m’agiter sur ma chaise et m’apprêtais à dire à ma grand-mère : « Si on partait! », lorsqu’il me toucha les pieds. Il se mit à plat ventre sur l’une de mes bottines et essaya de l’écraser comme il l’avait fait précédemment pour le chat. Effrayée, je poussai un cri et reculai précipitamment mes jambes. Sans le faire exprès, je donnai un coup de pied à l’enfant, qui tomba à la renverse et se mit à brailler à pleine voix.

Tout le monde se leva. Le chat entrouvrit les yeux et se mit à gronder. Ma grand-mère devint toute rouge et me cria : « Tu n’as pas honte ! Qu’est-ce qui te prend de frapper ce petit! »

Les larmes me vinrent aux yeux. J’enfouis mon visage dans la veste de ma grand-mère et me mis à brailler, de conserve avec le bébé. Cette longue journée de fantôme, maculée de sang, s’écoulait de mes yeux à grosses gouttes et tombait sur la veste de ma grand-mère. Sina-Iida me tapota le dos. Par terre, l’enfant, avec son crâne blanc de soldat, était déjà en train de ramper vers le chat. Ma grand-mère me poussa devant elle et m’emmena dehors, dans le triste crépuscule.

Nous prîmes le chemin du retour. Je marchais entre Liisu et ma grand-mère, en trébuchant à chaque pas. À travers les arbres clairsemés clignotait une grosse étoile basse. Ma grand-mère me dit, d’un ton chargé de reproche : « Tu sais déjà lire, et tu frappes un plus petit que toi ! »

Liisu ajouta : « La jambe de celui qui a donné un coup de pied pousse hors de sa tombe après sa mort, et les chiens viennent faire pipi dessus ! »

Incrédule, je regardai d’abord ma grand-mère, puis Liisu, examinant leurs fichus qui pointaient et leurs vieux yeux délavés.

Puis, sans un mot, je me mis soudain à courir. Je traversai l’aulnaie à toute allure, passai sous la grosse étoile piquante, atteignis notre étable en haletant et escaladai l’échelle jusqu’au sommet, barreau après barreau, comme ce matin, lorsqu’on avait tué la génisse. Je m’assis à l’intérieur devant le volet, entourai ma poitrine de mes bras et me balançai d’avant en arrière, comme sous l’effet d’une terrible douleur.

À travers la fente du volet, je voyais les lourds nuages de neige, les sous-bois et les vastes étendues blanches -tout ce paysage nordique terne et uniforme, où rien ne semblait capable d’introduire couleur et variété, hormis quelques gouttes de sang chaud.

———————

La neige tombait sans discontinuer. On avait beau déblayer encore et encore, les sentiers étaient toujours impraticables. Les gens ne parlaient plus que de la neige et de ce qui s’y rapportait.

Le bus d’Ants était resté bloqué dans une congère en revenant de la ville. Les hommes avaient pris leurs sacs à dos et étaient partis tranquillement à pied, pendant qu’Ants demeurait assis dans le bus avec les femmes, en jurant comme un charretier. Plus tard, il avait réussi à se faire remorquer par un tracteur à chenilles. Mais depuis, il refusait de prendre les hommes des environs dans son bus. Il marmonnait entre ses dents : « Ah, vous n’avez pas voulu pousser, l’autre fois ! Ah, vous m’avez laissé en plan dans la neige! Eh bien, maintenant, c’est moi qui vous laisse, nom d’un petit bonhomme ! »

Les gens ne sortaient presque plus de leur cour. Seules les colonnes de fumée qui montaient dans le ciel, au-dessus des arbres, indiquaient que l’on vivait encore dans le voisinage. J’allais chaque jour jusqu’à la brèche de la clôture et restais là longtemps, à regarder le chemin enneigé, jusqu’à ce que mes yeux me fassent mal. J’essayais inlassablement de faire apparaître l’image de mon père. Quand j’avais fixé longuement un même point, je finissais par avoir l’impression qu’une silhouette noire émergeait au loin de la forêt et marchait sous la neige dans ma direction. Pourtant, ce ne pouvait pas être mon père. Si c’était lui qui agitait ainsi les pans de son manteau à l’autre bout du pré, pourquoi n’atteignait-il jamais la maison? L’accumulateur de la radio était vide, mais mon père ne revenait pas pour le faire recharger. On ne pouvait plus rouler en moto. Et, qui sait, les voies ferrées étaient peut-être bloquées par la neige et les trains ne circulaient plus?

Ma mère, debout devant la fenêtre du fond, regardait elle aussi le chemin. On reconnaissait distinctement son visage blanc à travers les rideaux en dentelle. Lorsque je surgissais dans la pièce, elle se détournait brusquement de la fenêtre en rougissant et saisissait bien vite une bobine de fil, un livre ou une paire de ciseaux. Nous nous dissimulions soigneusement l’une à l’autre notre longue et douloureuse attente.

Un lundi matin, alors que les vitres commençaient à peine à bleuir, mon oncle mit son sac à provisions sur son dos, sa hache sous son bras et partit.

« Il s’en va très loin, dans les forêts de Kõpu, pour remplir les normes de bois», m’expliqua ma grand-mère. J’attendis qu’il fasse un peu plus clair, et, lorsque je jugeai le moment propice, je me précipitai dehors pour voir dans quelle direction partaient les traces de mon oncle. Elles sortaient par le trou de la clôture et s’éloignaient à travers le pré vers la ferme de Liisu, exactement dans la direction d’où mon père devait venir. Comment la sombre forêt de Kõpu, la ville et la laiterie de Kaansoo, où mon père faisait de la soudure, pouvaient-elles se trouver toutes les trois du même côté ! J’imaginais qu’en premier lieu venait la ville, puis, derrière elle, la laiterie de Kaansoo et, juste après, la forêt de Kõpu, où cliquetaient les chiens des fusils, où du sang jaillissait des troncs de sapin quand un forestier égaré y plantait sa hache, où fumaient les cheminées des abris, où des silhouettes noires se faufilaient entre les grands arbres et où l’on vivait de la vie furtive des fantômes. Seuls ceux qui parvenaient à traverser la forêt de Kõpu pouvaient voir la place de la Victoire à Tallinn et le Kremlin de Moscou, où je rêvais d’aller.

À tout hasard, je plaçais la laiterie de Kaansoo de ce côté-ci de la forêt, afin d’être sûre que mon père pourrait revenir. Je piétinais la neige avec mes bottes grises, en observant les environs. En regardant vers la maison, on comprenait aussitôt que mon oncle était parti et que mon père ne reviendrait pas de sitôt. Il semblait que même les pommiers et les cassis l’eussent appris d’une manière ou d’une autre et se fussent mis à ramper face contre terre au bord de la clôture. Mais moi, au moins, j’étais à la maison ! Je faisais un boucan de tous les diables pour réconforter les cassis et montrais rageusement le poing à la forêt.

Malgré la neige, un homme et une femme étaient arrivés dans une ferme isolée, tirant derrière eux une grande luge sur laquelle était posé un énorme sac, fait d’une enveloppe de matelas. La neige avait crissé sous le ciel rouge, un chien avait aboyé, on avait allumé les lampes.

Les étrangers avaient expliqué en parlant très fort que le sac était bourré de fil torsadé et de tissus de laine, qu’il était terriblement lourd, mais qu’ils ne pouvaient tout de même pas le laisser dans la forêt sous un sapin. Leur maison avait brûlé, et ce sac était leur seule richesse. Il n’y avait que des choses propres à l’intérieur. Ça ne risquait pas de salir. La patronne pouvait le prendre chez elle sans crainte. Eux-mêmes devaient poursuivre leur chemin. Ils ne voulaient pas s’attarder, il faisait déjà presque nuit. Ils avaient des parents, dans les environs, qui leur donneraient certainement un cheval et un traîneau, de sorte qu’ils pourraient revenir chercher leurs affaires le lendemain matin.

On avait appuyé la luge contre le mur de la maison. Quant au sac, il avait fallu deux hommes pour le transporter à l’intérieur, près du poêle. Les étrangers étaient ensuite repartis à grand bruit. Le fermier avait entrepris de réparer la chaîne de sa vache, sa femme s’était mise à carder de la laine et leur petit garçon jouait sur le plancher en se racontant une histoire. Tout à coup, l’enfant s’était tu.

Un moment après, la femme avait relevé la tête pour voir si son fils ne s’était pas endormi sur le plancher. Il était toujours par terre, à plat ventre, et regardait le sac des étrangers d’un air étrangement fasciné. Saisie d’un terrible pressentiment, elle avait appelé doucement son enfant, et celui-ci s’était exclamé triomphalement : «Maman, regarde! On voit un œil!»

Dans le sac avait été découpé un petit trou, à travers lequel l’œil d’un meurtrier épiait les gens de la ferme. Il attendait que la famille aille se coucher et qu’on éteigne les lampes. L’extinction des feux dans la maison devait être un signe pour les complices embusqués à l’extérieur. On voulait tuer les fermiers et emporter tous leurs biens. Un cheval attendait déjà en piaffant dans la forêt.

À présent, l’œil de ce criminel observait chaque soir mes moindres gestes. Les ordres tels que « dis merci à la dame! » ou « dis au revoir au monsieur! » n’avaient plus sur moi aucun effet. Comment savoir qui étaient en réalité la dame et le monsieur? Peut-être, chez eux, se lavaient-ils les mains avec du savon à la graisse d’homme! La dame avait une fabrique de saucisson dans sa cave, et le monsieur vivait dans un abri au fond de la forêt!

Le cornouiller, le soir, frappait avec trop de zèle contre la fenêtre. Un hibou se perchait sur le toit de l’étable. Il ne s’en allait pas, même quand on essayait de le chasser, mais claquait du bec très fort pour avertir quelqu’un de tout ce que nous faisions. Pendant la nuit, je sortais parfois la tête de dessous l’oreiller et écoutais. J’avais peur d’entendre quelque chose et essayais par la pensée de forcer ma grand-mère à tousser, ou, mieux encore, à se lever pour aller boire dans la cuisine, en jurant et en faisant tinter la puisette. Le matin, j’allais en cachette examiner la neige dans la cour, pour voir s’il ne s’y trouvait pas des traces de luge.

Le soir, il n’y avait personne à attendre à la maison. Lorsqu’on finissait de s’occuper des bêtes, il faisait déjà nuit. On revenait ensuite se mettre à l’abri à l’intérieur. Ma grand-mère cardait de la laine et ma mère lui lisait un livre qui me paraissait terriblement ennuyeux : Le Parcours fulgurant de Daniel Tümm, jusqu’à ce que sa voix s’éraille et qu’elle perde le souffle. On faisait alors une pause, on étouffait un bâillement et l’on commençait à blâmer les personnages du livre. De temps à autre, Tommi se levait brusquement, interrompait par ses aboiements la lecture paisible et regardait fixement la porte en montrant les dents.

Pendant toutes ces soirées, je me recroquevillais dans une demi-somnolence, assise à table dans le coin de la salle. Un morceau de bois lisse dans une main, un couteau émoussé dans l’autre, j’essayais de me tailler une épée en bois, et je prenais bien garde que ma mère reste toujours entre moi et la porte.

Un peu après le départ de mon oncle, les grands froids arrivèrent. On chauffait le poêle deux fois par jour, le matin et le soir, et l’on y préparait les repas. La nuit, l’eau gelait dans le puits. Chaque matin, ma mère brisait la glace avec un croc bien lourd. Ses poignets minces devenaient tout rouges et son visage prenait une expression furieuse. Elle tirait du puits un mélange d’eau et de glace, pour la toilette, la cuisine et la vache. Elle recouvrait ensuite l’ouverture avec de vieux manteaux. Mais, le soir, l’eau était à nouveau gelée et ma mère devait reprendre son croc.

Les soirées étaient particulièrement froides. La neige avait cessé de tomber, le ciel se faisait plus clair et prenait une teinte verte. Les forêts enneigées dressaient dans le ciel leur masse bleu sombre, hautes comme des falaises, et me rappelaient une carte postale représentant un « Fjord norvégien au clair de lune ». Les vastes champs de neige où tout s’était figé jetaient des étincelles de couleurs. L’air était tranchant comme un rasoir.

Ma grand-mère était à genoux sur la neige tassée, devant le tas de bois, et essayait de détacher les dernières bûches soudées par le gel. Sur son dos courbé revêtu de gris foncé, deux mésanges étaient venues se réchauffer les pattes, comme si dans notre cour régnaient encore des temps très anciens. Ma grand-mère faisait des gestes lents, on aurait dit qu’elle était en train de bénir quelqu’un ou de pêcher à la ligne. Elle invectiva les morceaux de bois : « Espèces de vilains cocos ! Qui est-ce qui m’a fichu des rondins pareils! De vraies têtes de mule!»

Elle prit dans ses bras les bûches couvertes de neige, se releva en soupirant et partit en direction de la maison, accompagnée par les mésanges aux pattes crochues qui tournaient autour de sa tête. Lorsque la porte se referma derrière elle, les oiseaux restèrent un instant à battre bruyamment des ailes, dans le nuage de vapeur blanche échappé de la maison, puis disparurent sous la gouttière. J’attendis encore un peu sur le perron, en espérant qu’ils sortiraient de dessous la gouttière pour venir se poser sur mon dos, mais ils ne vinrent pas et je rentrai à mon tour.

Ma grand-mère arracha des copeaux à une bûche de bouleau et entreprit d’allumer le feu dans le poêle. Ma mère était assise sur le bord du lit de mon oncle et se balançait d’avant en arrière. Lorsque le bois humide commença à brûler en crépitant, ma grand-mère se redressa et dit : « Voilà, cette fois, nos réserves de bois sont épuisées! On a encore pu allumer le poêle ce soir, mais je ne sais pas comment on fera demain. »

Ma mère s’exclama : « Qui aurait pu prévoir que le Hans resterait absent plusieurs semaines ! En tout cas, ce n’est pas moi qui vais aller demander un cheval! Après, tout le monde dirait que si Hans ne m’a pas apporté de bois c’est parce qu’il voulait se venger de moi, et que je passe mon temps à me chauffer le derrière près du poêle en lui faisant la tête, et sans jamais lever le petit doigt pour aider dans la maison, comme Laïné essaie de le faire croire. »

Ma grand-mère cria : « Oh, arrête un peu avec ta Laïné ! Tu ne sais même pas ce qu’elle a dit, tu n’y étais pas! »

Elle ajouta quelques bûches dans le poêle et dit d’un air résigné : « Non, il n’y a pas trente-six solutions. Il faut essayer d’aller chercher un peu de bois avec la luge. Mais moi je ne peux pas. Je n’ai plus de jambes, juste deux vieilles cannes. »

Ma mère répondit du même ton résigné, en essayant de faire oublier son accès d’humeur : « Alors il faut que j’y aille ce soir. Demain, on ne sait pas quel temps il fera. Il y aura peut-être encore de la neige et de la tempête. »

Je pensai à la forêt de Kopli, où se trouvaient nos stères. J’étais présente quand on les avait faits. Les bouleaux en bourgeons frémissaient dans les environs, un papillon multicolore volait autour de moi et l’on entendait sonner les cloches de l’église. Ma grand-mère savait qui on enterrait. Elle avait récité son Notre Père près du tas de bois inachevé, comme si c’était une tombe fraîche. Elle n’avait même pas prêté attention à mes cris railleurs : « Oh, le pasteur! Oh, le pasteur!»

Ma mère chuchota ensuite, d’une voix plaintive et mystérieuse : « On ne peut pas dire que j’aie vraiment envie d’aller là-bas… Ça doit être particulièrement lugubre en ce moment. Pas un chat à des lieues à la ronde… »

Ma grand-mère suggéra : « Prends la petite avec toi, ça te fera une compagnie!»

J’avais l’habitude qu’on m’emmène dans la forêt, que ce soit en hiver, pour chercher des brindilles avec lesquelles on faisait des balais, ou en été pour se rendre dans la prairie. Dans la forêt, je devenais beaucoup plus importante. Ma mère prêtait l’oreille au moindre froissement de feuille et passait son temps à regarder les buissons. J’étais son fusil, son revolver et sa baïonnette. Dans la forêt, tout m’était permis, pourvu que je ne m’éloigne pas. L’été, mes cris résonnaient dans les essarts. Je m’ennuyais à mourir. Je jetais des baies de bourdaine sur ma mère qui faisait les foins et grommelais rageusement : « Dis, on s’en va! Dis, on s’en va! » Dans la forêt, je posais audacieusement mes conditions et, une fois à la maison, ma mère devait bon gré mal gré les satisfaire.

Le poêle rejetait de la fumée dans la salle. Un rayon vespéral fit scintiller la glace sur un carreau de la fenêtre. Ma mère me noua une écharpe sur la bouche. La laine me piquait. Une fois dehors, elle se couvrit aussitôt de givre. On sortit de la remise la grande luge qui ressemblait à un traîneau, et l’on jeta dessus une corde et une pelle à neige. J’attirai Tommi à l’extérieur. Après l’avoir soigneusement reniflée, il leva la patte sur la partie arrière de la luge. Ma mère me gronda en réprimant un sanglot : « Qu’est-ce que tu avais besoin de faire venir ce chien! Maintenant la corde est pleine de pipi ! »

Je pleurnichai : « Mais non, enfin ! Qu’est-ce que tu as besoin de lui crier après ! »

On fit rentrer Tommi. La luge s’ébranla derrière ma mère et franchit le portail en chuintant sur la neige. Dans les taillis, on sentait encore sous les pieds la terre du chemin. Mais, dès que nous eûmes tourné dans la sapinière, ma mère s’enfonça jusqu’à mi-cuisse. Ses cheveux dépassaient de son fichu et des gouttes de sueur luisaient sur son front. Sa jupe alourdie par la neige se mit bientôt à battre bruyamment. Sur son bord inférieur se formèrent de petits glaçons brillants, qui ressemblaient à des perles de verre.

Dans la sapinière, je ne pus bientôt plus ni avancer ni reculer. J’étais enfoncée jusqu’aux aisselles et respirais avec difficulté. Ma mère poussa péniblement la luge jusqu’à moi et me dit de m’asseoir dessus. Elle s’empara de la pelle et commença à tracer un chemin. Plus loin dans la forêt, sous les larges branches de sapin, la neige n’était plus aussi épaisse. Je descendis de la luge et me roulai dans la poudreuse pendant que ma mère ne regardait pas. Je pressai mon visage contre la neige, pour laisser des empreintes de mon nez sur le chemin. Je pris avidement de la neige dans ma bouche et la gardai jusqu’à avoir les dents gelées. Puis je remontai sur la luge, conservai une immobilité de pierre et pleurnichai : « Maman, j’ai froid aux dents ! Marche plus vite ! »

Lorsque la luge se remit à avancer, je demandai : « Bon, on commence? Quel chargement on transporte?»

Nous avions inventé ce jeu longtemps auparavant, ma mère et moi, presque par hasard. Chacune devait mentionner un chargement particulièrement étrange et l’autre devait surenchérir.

Ma mère dit d’une voix éteinte : « Un chargement de croque-mitaines ! »

Elle pouvait inventer n’importe quoi, je me tordais aussitôt de rire. Je voulais absolument l’entendre proférer des insanités. Je lui criai en gloussant : « Dis que c’est un chargement de caca de poule ! »

Ma mère répéta avec obéissance : « Je transporte un chargement de caca de poule. »

Dans sa bouche, ces mots étaient particulièrement amusants à entendre. Je m’exclamai joyeusement : « Et moi, un chargement d’odeurs de pipi ! » et pressai aussitôt ma mère, tout excitée : « Dis-le toi aussi : un chargement d’odeurs de pipi ! »

Ma mère s’exécuta.

Je dégringolai de la luge et faillis m’étouffer de rire. Je me mis à marcher à grandes enjambées derrière ma mère et demandai : « Quel chargement tu transportes, maintenant? »

Elle répondit de façon plus décente : « Un chargement de toux et de rhumes ! »

Je la menaçai: «Attention, je vais te renverser!»

Mais elle commençait déjà à se lasser du jeu. Elle me rabroua d’un air grognon : « Ça suffit, maintenant! Ce n’est pas bon de rire trop longtemps ! »

J’exigeai pourtant : « Maman, dis encore un chargement, juste un! Dis : un chargement de boules de poils de queue de chien ! » Mais elle garda le silence. Elle parut écouter quelque chose et observa les environs. Je savais que son humeur changeait à une vitesse surprenante. De la plaisanterie docile à la fâcherie obstinée, le chemin était toujours très court.

Elle tirait la luge opiniâtrement à travers l’épaisse forêt de sapins. Sa jupe battait plaintivement contre la neige et les glaçons tintaient sur le bord inférieur. J’examinai avec une secrète angoisse son nez mouillé et son visage rond d’écolière en colère. J’eus l’impression qu’il me suffisait de la regarder attentivement pour apprendre quelque chose d’important sur moi-même. J’écarquillai les yeux autant que je le pus et les gardai ouverts sans ciller jusqu’à ce qu’ils se mettent à pleurer, comme si j’avais essayé de soutenir le regard de quelqu’un de plus expérimenté que moi à ce jeu.

Je pressentais confusément que ma mère n’était peut-être pas encore bien vieille ni bien forte. Une partie de ses vêtements lui venaient de la tante défunte et la luge, même vide, était terriblement lourde pour elle. Je marchais dans la neige derrière la luge, relevant les pans de mon manteau pour qu’ils ne s’empêtrent pas dans mes jambes, et souhaitant avec ardeur et traîtrise avoir une mère plus importante, au moins comme une adjointe de soviet local, qui porterait des bottes de feutre garnies de cuir, un manchon, des bas de soie, et dont tout le monde aurait peur. Je n’avais que faire des liens du sang. J’étais prête à les briser en un clin d’œil et à les échanger contre une pelisse en lièvre et des chaussettes blanches. Ce sentiment me remplit de honte et de stupeur, comme si je venais d’être arrêtée pour d’horribles forfaits. J’observai à nouveau attentivement le visage de ma mère. J’eus soudain très peur qu’elle s’en aille et m’abandonne dans la forêt, comme le pauvre bûcheron l’avait fait avec ses enfants.

Je lui donnai un coup de tête et ronronnai avec enthousiasme, comme s’il n’y avait jamais eu de ma part la moindre trahison : « Maman, tu sais, j’ai remarqué que le corps des oiseaux est fait d’une seule pièce, comme les fers à repasser! »

Elle releva mon écharpe sur ma bouche et la noua solidement derrière mon dos. C’était un signe qu’elle était toujours la même, qu’elle n’avait pas remarqué ma trahison. Les patins crissaient sur la neige. Entre les branches des sapins, on voyait en même temps le soleil et la lune.

Les piles de bois se dressaient dans une clairière, hautes et blanches comme des forteresses. Les sapins, derrière elles, paraissaient plus sombres. Ma mère s’empara à nouveau de la pelle et déblaya la neige devant la luge. En arrivant près du tas de bois, elle se dressa sur la pointe des pieds et essaya de toutes ses forces de faire rouler les bûches du dessus, couvertes d’une épaisse couche de neige. Tout d’abord, elle ne put en déplacer aucune, mais ensuite le haut du tas s’effondra subitement. Ma mère empila soigneusement les bûches sur la luge, sans remarquer que de profondes empreintes de bottes, déjà à moitié recouvertes, conduisaient jusqu’à l’angle du tas de bois.

Je minaudai : « Maman, il y a des traces d’ours ici! »

Ma mère me rabroua : « Et puis après? Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse! », et se mit soudain à regarder avec curiosité les bûches tombées à terre.

Je demandai avec intérêt : « Qu’est-ce que tu vois? »

Elle avança la main entre les bûches et en retira un paquet, enveloppé dans une serviette blanche avec des bordures en dentelle. La serviette dissimulait un emballage en papier sulfurisé jaunâtre, à l’intérieur duquel nous ne trouvâmes, à ma grande déception, qu’un gros morceau de lard. Je le considérai d’un regard méprisant et me lamentai : « Pourquoi est-ce qu’on trouve toujours ce genre de chose? Pourquoi on ne trouve jamais de fusils, nous! »

Ma mère entreprit d’enfoncer à nouveau le paquet entre les bûches, en jetant de petits regards autour d’elle. Déjà, le soleil s’était couché et le ciel rougeoyait à la cime des arbres. La lumière du couchant et les rayons de lune filtraient entre les branches fourchues des sapins. Les ombres dessinaient des rayures noires et blanches sur la petite clairière. Les hommes de l’abri étaient peut-être cachés derrière les sapins, retenant leur souffle et observant ce que nous faisions avec leur lard.

J’avais envie de me ruer aussitôt à la maison pour annoncer la nouvelle : « Grand-mère, grand-mère, quelqu’un avait caché un gros morceau de lard dans notre tas de bois ! », mais il me fallut attendre que ma mère finisse, tant bien que mal, d’arrimer son chargement. Elle me demanda ensuite de pousser la luge par-derrière, mais c’était diablement lourd! La corde qui maintenait les bûches se relâchait de plus en plus et, pour finir, le bois se mit à dégringoler par terre. J’étais en nage sous mon manteau ouaté et mon épais pull-over. L’écharpe, sur ma bouche, était entièrement couverte de givre. Les arbres indifférents défilaient lentement devant mes yeux. À travers les taillis, nous apercevions déjà ma grand-mère qui rentrait de l’étable, une lanterne à la main.

Ma mère arrêta la luge, comme si elle voulait resserrer la corde et ramasser les bûches tombées, mais, au lieu de cela, elle éclata soudain en sanglots et se mit à marcher vers la maison à travers la neige, suivie par une petite ombre grise.

Je ne réussis pas à la rattraper. Les boutons de mon manteau se défirent brusquement et mes caoutchoucs se détachèrent de mes bottes. Désespérée, je me jetai à plat ventre en agitant les jambes et poussai un cri perçant qui me vrilla les os et la chair, et dont l’écho résonna très loin sur la neige étincelante. Saisie d’effroi, je me levai d’un bond et, rassemblant toutes mes forces, me remis à marcher en direction de la maison. Je sentais bien que l’on finirait, quoi qu’il arrive, par ramener la luge et le bois, mais que l’on ne reverrait plus jamais mes caoutchoucs. Je savais déjà que tous les objets qui tombaient dans la neige y disparaissaient à jamais. Au printemps, on découvrait, dans les creux des prairies, des lattes de bois et des mâchoires de mouton qu’on ne se souvenait pas d’y avoir vues en automne, mais jamais la neige ne rendait les chaussures, ni les couteaux, ni les mouchoirs. Un spectre les emportait.

À la maison, ma mère était assise au coin du poêle et pleurnichait : « On dirait que c’est un coup monté. Quelqu’un veut faire croire que nous avons apporté de la nourriture dans la forêt! » Tout en se balançant d’avant en arrière, elle jura d’une voix aiguë : « Ah, vieille sorcière de Võtiksaare ! Puissent tes filles ne jamais trouver de mari, et puisses-tu toi-même te ratatiner sur place! » La lampe fumait de nouveau. Les yeux de Tommi brillaient sous le lit. La jupe de ma mère fondait et un petit ruisseau noir s’écoulait de dessous sa chaise en direction de la porte. Incapable de me contenir, je tapai du pied par terre et réclamai joyeusement : « Encore, maman, encore une malédiction ! J’aime tellement ça ! »

Ma grand-mère, debout contre le poêle, les bras croisés sur le ventre, regardait le sol en souriant dans sa barbe. Elle commenta doucement, d’un ton neutre : « La vieille de Vôtiksaare n’a pas de fille. »

Ma mère s’essuya le nez avec sa manche et se lamenta : «Je ne sais plus rien faire de valable! Même plus maudire! Il n’y a pas d’autre formule pour maudire quelqu’un. Moi je n’en connais pas d’autre, en tout cas. C’est toujours comme ça qu’on dit : puissent tes tilles ne jamais trouver de mari et puisses-tu toi-même te ratatiner sur place. » Elle fut saisie d’un nouvel accès de larmes et cacha son visage dans ses mains.

J’allai près d’elle et la poussai en jubilant d’une joie mauvaise: «C’est ta faute! Il ne fallait pas me laisser toute seule ! »

Je repensai à mes caoutchoucs, qu’un spectre était en train d’emporter, et j’éclatai en sanglots aussi misérablement que ma mère.

Je réclamai en pleurant à chaudes larmes mon papier, mon bureau, mes étagères et mon crayon, mais ils étaient encore en train de pousser sous forme d’arbres dans la forêt. Il n’y avait aucun espoir qu’on les abatte séance tenante pour fabriquer quelque chose avec. Et même si on l’avait fait, ç’aurait été pour les autres, les vieux, les grands. Pour moi, on avait fabriqué des coqs en caoutchouc et de grosses sandalettes marron, et imprimé le livre Boule de plumes. Je n’espérais pas obtenir autre chose dans un avenir proche.

Dans la salle flottait une odeur de pétrole et de vêtements mouillés. Ma grand-mère, entre-temps, était sortie. Ma mère se moucha, s’essuya soigneusement les yeux et me dit : « Sois une gentille petite fille, maintenant, ne pleure plus! Je vais aider grand-mère à ramener la luge. On sera bientôt de retour. Tommi va te tenir compagnie. »

Dès que ma mère eut disparu dans le vestibule, mes larmes s’arrêtèrent. Je continuai de vagir faiblement pendant un petit moment, en essayant de faire revenir mon chagrin, mais même la pensée de mes caoutchoucs ne m’était plus d’aucun secours. Je tirai à deux mains sur les lacets de mon bonnet d’aviateur, noués sous mon menton. Le nœud s’était emmêlé et ne voulait plus se défaire. La pièce avait été chauffée très fort avec les dernières bûches. Je sentais des filets de sueur qui me dégoulinaient derrière les oreilles. J’ôtai en ahanant mes bottes et mon manteau, et les jetai avec un malin plaisir en travers du passage. Cela ne fit pas beaucoup diminuer ma sensation de chaleur. J’avais encore sur le dos un épais pull-over à col roulé. Il m’enserrait étroitement le cou et me montait jusqu’aux oreilles. Il recouvrait même, sur ma nuque, le bord inférieur de mon bonnet.

En désespoir de cause, je pris les ciseaux dans le tiroir et les introduisis sous mon col. Je coupai d’un seul coup les lacets de mon bonnet, jetai celui-ci sous le lit et promenai un regard triomphant autour de la pièce. Les carreaux noirs de la fenêtre étaient tout luisants de graisse. Je n’entendais toujours pas revenir ma mère et ma grand-mère. Mes bottes dépassaient de dessous le lit, comme s’il s’agissait des pieds de quelqu’un, et je les considérai un instant d’un regard soupçonneux. Tommi faisait semblant de chercher ses puces avec indifférence, mais en réalité il surveillait tous mes gestes du coin de l’œil. Ce qui l’inquiétait par-dessus tout, c’étaient les ciseaux qui cliquetaient entre mes doigts.

Après réflexion, je décidai d’épargner les poils de sa queue et me dirigeai, d’un pas alourdi par l’habitude, vers les cactus et l’aloès posés devant la fenêtre. Sur plusieurs feuilles, on pouvait encore voir de vieilles cicatrices, laissées par mes précédentes expéditions qui avaient donné lieu à de secrets saccages. J’eus pitié de l’aloès, déjà passablement martyrisé : « Bon, ça va. Toi, aujourd’hui, je ne te touche pas. » Je m’approchai du cactus charnu et le flattai insidieusement, comme un chien : « N’aie pas peur, joli cactus, je ne vais pas te faire de mal! », et lorsque j’eus l’impression qu’il commençait à me croire, je plantai brusquement les ciseaux dans sa chair tendre. Sur son gros membre poussiéreux perlèrent quelques gouttes d’un sang clair et amer.

Des pas et des voix se firent entendre dans la cour. Je glissai prestement les ciseaux dans le tiroir, m’assis bruyamment devant la table, me penchai en avant et commençai à me frotter les cuisses. Tout mon être semblait proclamer mon innocence, avec cette vieille formule qui était un aveu à elle seule : « Je n’ai rien fait de mal! Je n’ai rien fait de mal!»

Les portes s’ouvrirent toutes grandes, laissant la nuit rude et glacée pénétrer en sifflant dans la pièce. Je courus me réfugier sous la table et restai embusquée derrière Tommi. Je vis bientôt apparaître la jupe neigeuse de ma grand-mère et les bas gris de ma mère. À leur suite arrivèrent du vestibule de grosses bottes noires, des jambes de pantalon gelées et le bas d’un long manteau sombre. Je collai mon dos à un pied de table et, à tout hasard, serrai à deux mains les mâchoires de Tommi pour l’empêcher d’aboyer. Personne ne disait rien. Chacun piétinait, toussait ou se mouchait. Finalement, ma grand-mère retourna dans le vestibule et mit le crochet à la porte principale.

L’étranger releva l’arrière de son manteau et s’assit lourdement sur une chaise, derrière la table. Ses bottes se posèrent juste devant mon nez. Leurs bouts soigneusement rapiécés dégageaient une forte odeur de graisse à chaussures. Tommi renifla le pantalon de l’étranger et remua paresseusement la queue, signe que le nouveau venu lui était familier. Son corps se détendit. Il allongea devant lui ses pattes avant, posa son museau entre elles et commença à somnoler.

Tout le monde gardait le silence. Les pans du manteau, qui descendaient jusqu’à terre, étaient parfois agités de petits soubresauts, des deux côtés de la chaise, et me bouchaient presque complètement la vue. Ils dégageaient une odeur désagréable de cigarette, mais n’en paraissaient pas pour autant menaçants. Il y avait en eux quelque chose de familier et ils suscitaient même, avec les bottes rapiécées, une sorte de compassion.

Une boîte d’allumettes craqueta dans les mains de l’étranger. Il tâtonna dans la poche de son manteau et en extirpa, après de longues recherches, un porte-cigarettes terne en fer-blanc, mais ses gestes étaient si gauches que le couvercle s’ouvrit et que les cigarettes se répandirent sur le plancher. La chaise grinça, et sous le rebord de la table apparut le visage du vieil Ilvès. Il avait ses lunettes relevées sur son front et ses pupilles étaient larges et noires. Il ne put ramasser, en tâtonnant, qu’une seule cigarette. Ses yeux, pendant ce temps, regardaient dans ma direction, mais il ne me voyait pas. Cela me stupéfia. S’il s’était agi de ma grand-mère, et non de lui, j’aurais réclamé à grands cris: «Encore! Encore!»

Je me sentais maintenant en sécurité. Autour de la table étaient assis des gens que je connaissais. La salle était chaude. La lampe brûlait. J’étais si bien à l’abri, derrière les jambes et les jupes, que je commençais à m’ennuyer un peu. J’aurais bien aimé qu’il se passe quelque chose. Par exemple, la mort, qui faisait peur à Juuli mais pas à ma grand-mère, aurait pu nous faire une petite visite. Je n’aurais vu quant à moi aucun inconvénient à ce qu’elle se promène entre le poêle et le bouleau chinois, car c’était l’endroit le plus éloigné de la table. Je regardais attentivement vers le poêle en m’agitant sur place et en appelant la mort avec un chuchotis mielleux, comme je faisais pour Tommi : « Allez viens, ma jolie, montre-toi un peu!»

Ma grand-mère me fit d’un ton brusque: «Chut! Ce n’est pas un peu fini ce tapage, là-dessous? »

À mon grand étonnement, sans même avoir regardé sous la table, elle savait précisément où j’étais. Mais elle prenait mes tentatives pour appeler la mort pour une polissonnerie sans gravité!

Le vieil Ilvès déclara en soupirant : « Il faut la comprendre, cette petite. Elle s’amuse. Si seulement nous étions capables d’en faire autant!»

Ma grand-mère demanda, sur un ton un peu belliqueux : « Et pourquoi on ne serait pas capables d’en faire autant? », puis elle ordonna à ma mère : « Apporte-nous à chacun un morceau de sucre et va chercher la bouteille d’élixir derrière la machine à coudre. »

Très excitée, je sortis de dessous la table pour me montrer en grandeur nature et me trouvai à nouveau nez à nez avec Ilvès. Cette fois, il me vit. Je lui dis gravement bonjour en bombant le ventre. J’eus soudain peur que, devant lui, on ne veuille pas me donner d’élixir. Il sortit de sa poche une revue mince à la couverture gris foncé et me la tendit en s’excusant : « Je n’ai pas de livre pour enfants avec moi, mais il y a des images là aussi. »

Ma mère apporta les morceaux de sucre et les aligna devant ma grand-mère. Celle-ci tira la lampe vers elle, chaussa ses lunettes et, tenant d’une main tremblante la petite bouteille marron, fit tomber sur chaque morceau trois grosses gouttes d’élixir. Tout le monde regarda le plafond et fourra comme un seul homme son morceau dans sa bouche.

En me léchant les babines, j’allai me placer près de la table, dans la lumière de la lampe, et montai à genoux sur une chaise. La couverture lisse de la revue Le Mot et l’image et la saveur douce-amère du morceau de sucre imbibé d’élixir me faisaient éprouver des plaisirs exactement équivalents. Mes yeux lurent : « Le temps est venu de chanter et de se réjouir, pour la grande fête du dixième anniversaire de l’Estonie soviétique ! », pendant que mes oreilles entendaient : « Ah ça! On peut dire que j’ai eu de la chance! Si j’étais passé dans la forêt un quart d’heure plus tôt, je me serais retrouvé en plein dans le feu de la rafle!»

Ma grand-mère demanda, avec une curiosité un peu éteinte : « Est-ce qu’il y avait beaucoup d’hommes armés? »

Ilvès répondit d’un air confus : « Mes lunettes étaient embuées, et je n’y voyais pas très bien dans l’obscurité. Mais, en lisière de la forêt, il y avait des hommes disposés en cordon, et un camion qui stationnait tous feux éteints sur le chemin. » Il s’interrompit un instant, ôta ses lunettes, les examina et secoua la tête en prenant un air étonné : « Un milicien en moto est passé près de moi dans la forêt, il m’a raconté que l’abri était vide. Quelqu’un avait dû avoir vent de la rafle et était allé les prévenir. Maintenant, on va faire une enquête. On pense que ce n’était qu’un faux abri destiné à donner le change. Le vrai, personne ne sait encore où il est. L’homme est un animal sacrément malin. La peur de la mort, ça l’oblige à être malin ! »

Ma mère regardait la bouche d’Ilvès avec une expression effrayée. La flamme bourdonnait dans la lampe. L’horloge battait. Ma grand-mère prit son livre de psaumes dans son panier, entre les bobines de fil et le bas inachevé, et dit au vieil Ilvès d’une voix grave et décidée : « Je voudrais que vous nous fassiez la lecture, pour ces pauvres âmes qui ne sont pas encore arrivées ce soir au terme de leur course, mais qui devront bien y parvenir un jour. »

Entre ses gros doigts crochus, le psautier noir disparaissait presque complètement, mais dans les mains jaunâtres d’Ilvès les tranches dorées se mirent à briller avec un éclat qui n’augurait rien de bon. Les lunettes du bibliothécaire scintillaient dans la lumière de la lampe. Il commença à lire d’une voix profonde, en posant tour à tour sur chacune de nous un regard interrogateur : « Dans les affres de la mort, nous serons en proie aux tentations du Malin. Qui donc nous en délivrera? Qui donc nous sauvera de la peur? Toi seul, Seigneur. Ton amour et Ta miséricorde nous délivreront du poids de nos péchés. Dieu saint! Dieu tout-puissant! Que le Malin ne chasse pas l’espoir de notre cœur. Seigneur, prends pitié. »

Le visage de ma grand-mère exprimait clairement sa certitude que le Riks de Võtiksaare irait tout droit en enfer. Elle répéta après Ilvès, d’une voix chargée de réprobation: «Seigneur, prends pitié!»

Je feuilletais Le Mot et l’image et regardais les photos ennuyeuses en me demandant si le « Seigneur, prends pitié! » se ferait à nouveau entendre. La rafle était pour moi une déception. On n’avait pas réussi à nettoyer la forêt, afin que je puisse y flâner en toute sécurité ! Dans la pénombre de ce soir-là, des hommes à cravate me regardaient depuis les pages de la revue, le front plissé, les cheveux soigneusement peignés.

Les phrases qui figuraient sous les photos, je n’y comprenais pas grand-chose, et de toute façon elles ne m’intéressaient pas. Sur le bord d’une page, en revanche, je découvris une image qui différait de toutes les autres. Elle était petite et grise, à peine plus grande qu’une boîte d’allumettes, et pourtant on y voyait s’ouvrir un vaste espace froid : des vagues figées dans leur fureur se transformaient en ciel blanchâtre au-dessus de l’horizon. Devant elles, soulevées par un vent éternel, se détachait le visage de la jeune Debora, poétesse estonienne.

Jetant un regard furtif vers les autres, je pêchai sur le coin de l’établi un gros crayon de menuisier à la mine émoussée. Je l’humectai dans ma bouche et coloriai très vite le corsage blanc de la jeune femme en indigo. La photo me parut encore plus belle. J’examinai longuement et avec beaucoup d’attention ce visage empreint de fierté, qui ne ressemblait à aucun autre et faisait naître l’étonnement et le désir.

Ilvès récita d’une voix sourde : « Éternité, éternité, tu es immense, illimitée. Tu es le temps qui se délite en un grand cercle sans limite. En ton centre est inscrit  » toujours « , et  » jamais plus  » à ton pourtour. Inconcevable éternité! »

Ces vers, associés à ce visage fier, me rendirent soudain très triste. Je posai lourdement ma tête sur la page et écoutai avec un étonnement délicieux ces mots qui semblaient vouloir à toute force m’annoncer quelque chose, mais quoi?

Peut-être cherchaient-ils à me dire qu’à New York Isaac Bashevis Singer était assis à son bureau et écrivait de droite à gauche. Que les années, les décennies allaient passer, que ma grand-mère et le vieil Ilvès allaient mourir, qu’on oublierait la rafle, mais que Singer serait toujours là, assis à son bureau. Ses vieux yeux sont tendus et attentifs. Sa machine à écrire a été fabriquée il y a quarante ans. Avec elle, il se bat contre le Diable et nous encourage encore et encore, bien que nous ayons vécu la moitié de notre vie sans même connaître son nom.

Peut-être ces vers voulaient-ils dire que nous devons payer un jour les désirs cruels et insensés de notre enfance. Les yeux s’usent et les doigts se tordent à force d’écrire. Il nous faut combattre le mal, mais comment y parviendrons-nous si nous sommes nous-mêmes méchants, jaloux et hypocrites?

Évidemment, le combat et la souffrance nous transforment. Il nous faut devenir autres, dussions-nous pour cela donner tout notre sang. Nous devons nous pencher jusqu’à toucher la table, tailler un crayon, changer le carbone dans la machine, éprouver de la joie, et offrir notre soutien à des gens que nous n’avons jamais vus. Affirmer avec force et courage :

Et l’on vient au jour, mais il faudra mourir, On tombe amoureux, sans se méfier des choses. L’âme trouve, sans avoir eu à la quérir, La beauté, étonnamment fine et morose.

Je tressaillis sous le charme des mots incompréhensibles et de mes pressentiments confus – Ilvès boutonna son manteau et tendit la main à ma grand-mère en disant : « Maintenant, mes jambes sont bien reposées. Je vais rentrer chez moi. »

Tommi sortit de dessous la table et s’étira avec volupté dans un grand bruit de chaises. Nous accompagnâmes Ilvès dans le vestibule. Je sortis sur le perron derrière ma grand-mère et le regardai disparaître dans la forêt à la lumière des étoiles. Le froid me brûlait les narines. On n’entendait rien d’autre qu’un grincement de pas dans la neige, de plus en plus faible, de plus en plus loin.

Décrivant une vaste courbe, le ciel noir familier s’élevait au-dessus de l’étable. Dans les forêts de Kõpu, dans les champs de neige déserts et scintillants, dans notre cour, partout, les mystérieuses ondes radio se propageaient dans l’air, emportant avec elles les douze coups de minuit sonnant aux cloches du Kremlin.

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Le dernier jour de l’année, on m’envoya chercher les journaux à la ferme de Teiste. Là-bas, je regardai une fois de plus, avec Maïré, les vieilles revues de mode, en mangeant des tartines à la confiture de courge. Enfin, après plusieurs rappels insistants de Juuli, je pris le chemin du retour.

Faisant un grand détour, je m’approchai de la maison par un autre côté, suçant des morceaux de glace et dessinant avec le bout d’un bâton des pentagones en bordure du chemin. Le ciel sombre n’était plus soutenu que par les cimes neigeuses des sapins. Il menaçait à chaque instant de me tomber sur la tête.

En arrivant à l’endroit où trois chemins se croisaient en bordure d’un fossé, je regardai par précaution à droite et à gauche, et comme personne n’était en vue, je m’élançai dans la neige depuis le pont. Je me roulai dans la poudreuse, puis entrepris fébrilement de creuser un tunnel sous le pont. La neige tourbillonnait au-dessus de ma tête et me brûlait les poignets, en s’infiltrant entre mes moufles et les manches de mon manteau. Je creusai, creusai, jusqu’au moment où je tombai les quatre fers en l’air au fond d’un trou – la caverne sous le pont. C’était précisément cela que je cherchais, mais ma chute ne m’en avait pas moins causé une vive frayeur.

Sous le pont, il n’y avait pas de neige. Une glace sombre brillait dans le fossé. J’avais juste assez d’espace pour pouvoir marcher à quatre pattes sur la glace. La lumière du jour pénétrait dans la caverne par le trou que je venais de creuser, mais elle luisait aussi au plafond, filtrant en raies blafardes entre les planches de sapin non écorcées. Ailleurs régnait une pénombre grise. Je rebouchai prudemment l’entrée avec de la neige et me retrouvai enterrée vivante. J’avais disparu de la surface de la terre.

Je m’allongeai sur le dos et regardai le pont par en dessous. Toutes les planches paraissaient avoir la même épaisseur. Elles étaient soutenues par deux poutres, et les fentes qui s’ouvraient entre elles étaient pleines de neige. On n’entendait aucun bruit, hormis les petits frottements que je faisais moi-même en bougeant. Je sentais le froid de la glace pénétrer lentement jusqu’à ma tête, à travers mon épais bonnet. J’écartai les bras, étirai les jambes et réclamai intérieurement : « Alors, ça vient! » L’effort particulier auquel je voulais me livrer m’incitait toujours à me cacher ou à me mettre à l’abri quelque part; c’était aussi savoureux que du dentifrice mangé en cachette, et, comme pour le dentifrice, on éprouvait le besoin d’y regoûter sans cesse. Il s’agissait de disposer correctement en moi-même des cubes en désordre, de façon à en faire surgir une image.

Le silence et l’obscurité qui régnaient derrière mes pupilles commencèrent à s’éveiller, à frémir, comme si des montres en nickel s’étaient soudain mises en marche en scintillant de mille feux. Les yeux, ici, constituaient plutôt une gêne. Ils pouvaient facilement se poser sur un objet visible – le bout de mes souliers, ou les écorces de sapin qui pendaient au plafond – et tous les cubes assemblés à grand-peine se seraient aussitôt dispersés. Cela, je le savais déjà parfaitement, c’est pourquoi je fermai les yeux. Il fallait ensuite se concentrer et penser très fort à un prénom. Celui-ci prenait alors une forme, dans l’espace noir et étouffant compris entre ma nuque et mon front. Je pensai « Anton » et vis aussitôt un Anton inconnu adossé au coin d’une maison, le visage rusé, une chemise grise à parements sur le dos. Ensuite, je pensai au prénom « Tiiu ». Tiiu se tenait au milieu d’une pièce, les bras ballants. Elle avait un air pieux et un tablier à bretelles. Une Linda aux cheveux frisés marchait sur la glace en poussant de petits cris. Assise sur une chaise haute, Anne faisait la moue en balançant les jambes, elle portait des bas noirs et une robe rouge. Ants riait aux éclats, c’était là tout ce que je savais de lui. Miina était grise et sérieuse, comme une cuillère.

Je n’avais jamais parlé de ce jeu à personne. En observant les autres, je me demandais avec curiosité quel pouvait être leur secret à eux, la chose dont ils ne parlaient jamais.

Dans cette caverne sous le pont, en réchauffant de mon souffle le royaume figé de la glace et de la neige, j’étais en proie à une peur indéfinie, une terreur obscure et animale, celle de me perdre, d’une manière ou d’une autre. Je me mis à plat ventre, appuyai mon menton sur la glace et regardai fixement la neige granuleuse. J’aurais donné cher pour savoir si la neige, la glace et toutes les choses qui m’entouraient m’intéresseraient autant lorsque je serais grande.

Cette curiosité mêlée de crainte pour l’avenir, cette peur indéfinie, angoissante et instinctive, de se perdre à la puberté pour se muer en un individu médiocre et ordinaire, privé à jamais de son monde merveilleux et de son petit bâton de maréchal, fulgure peut-être tôt ou tard dans l’esprit de chaque enfant. Et chacun essaye d’éteindre cet éclair au fond de soi avec des cris et du bruit, des caprices, des jouets.

Je revois, aujourd’hui encore, ce jour d’hiver gris et figé de mon enfance. Il semble avoir rétréci, s’être resserré après toutes ces années, et ressemble maintenant à un aimant couvert de givre. Je sais que ce fossé où je m’étais couchée existe encore, mais les prairies environnantes ont été remplacées par des broussailles. Juuli est morte, Liisu est morte, et Eevald, et ma grand-mère. Lehik : conduite à l’abattoir, Punik: conduite à l’abattoir, Tähik: victime d’une rupture d’estomac en mangeant du regain, Tuks : tué par un loup, Tommi endormi à jamais.

Mais l’été finit toujours par venir sur les terrains vagues et les broussailles. Les nuages passent, le soleil brille. On fait tourner l’image du temps et chaque être vivant doit, bon gré mal gré, y changer quelque chose, dans le bon ou dans le mauvais sens. Un avion rugit au-dessus de la ville, dans ce ciel dangereux qui est devenu le nôtre; la chaleur sèche du chauffage central picote le nez; la neige fond sur les toits et la fatigue printanière refait surface, comme l’herbe de la Trinité surgissant à nouveau de la terre gelée.

Mon coude est appuyé sur la surface dure et ferme de mon bureau. Sur le mur, à la hauteur de mon épaule, est accrochée une vieille carte jaunie, General-Karte von Livland, avec cette annotation sur le bord inférieur : « Dozvoleno tsenzuroju Riga 1889 ». Sur cette carte figurent le ruisseau et la prairie dont je parle, mais leur nom est écrit en allemand. On peut lire à cet endroit Neu-Tennasilm et Alt-Tennasilm, et à droite, un peu en travers, Spiegelfabrik Catharina. Quelle fabrique? C’est là un pays que je n’ai jamais vu. Tout ce que j’en sais vient de ce que l’on m’a raconté ou de ce que j’ai lu dans les livres, comme pour les autres planètes. Je vis dans un pays que je ne pourrai pas voir en 2083. Reste seulement à espérer que ce sera bien le même.

J’étais couchée au bord d’un ruisseau qui figurait sur cette vieille carte, au fond d’une caverne de neige. Et la carte en question se trouvait dans la pièce du fond, où elle gisait, pliée, dans le tiroir de la table. Je lui avais déjà fait subir mes assauts en gribouillant sur elle, à gros traits inclinés, les lettres de mon nom. Je sentais le froid de la glace à travers mon manteau. J’étais grave et figée. Tout ce que je ressentais était indéfini, indicible, et pourtant d’une importance capitale.

Je me rappelai soudain que c’était le dernier jour de l’année et que j’étais absente de la maison depuis déjà longtemps. Peut-être qu’entre-temps mon père était revenu. Peut-être même avait-on déjà mis la viande à cuire dans le four et sorti de leur boîte les décorations pour le sapin – et je n’étais pas là! Je me levai d’un bond, repoussai fiévreusement la neige avec les mains et sautai hors de la caverne. J’aperçus, au bout de la prairie, un grand cheval roux et un traîneau qui avançaient dans ma direction. Sur le traîneau était assis le chiffonnier aux dents en or, le Sétou aux pots, le Guenilleux, mon ennemi juré, que je tenais pour un individu particulièrement redoutable. Le cheval du Guenilleux s’ébrouait en secouant sa vilaine crinière noire, et ses sabots projetaient en l’air des blocs de neige grise.

Je courus d’une traite jusqu’à la maison, franchis le portail avec effroi, ouvris la porte en grand et criai de toutes mes forces: «Le Guenilleux arrive! Le Guenilleux arrive!»

Ma grand-mère était en train d’enfourner les pains. Ma mère repassait du linge dans la pièce du fond. Dans la salle régnait une odeur de fumée et de linge gelé. Cela me calma un peu. J’ôtai mon manteau et cherchai des yeux un endroit où je pourrais me cacher, et d’où il me serait possible d’observer la salle.

Tommi aboya dans la cour et l’on entendit le Guenilleux qui tapait déjà des pieds sur l’escalier, pour faire tomber la neige accrochée à ses souliers. J’allai précipitamment me cacher dans la pièce du fond, entre le poêle et la porte, et épiai avec terreur par la fente entre les charnières. Sur le seuil, le Guenilleux rejeta son bonnet en arrière et rugit : « Holà, les patronnes! Apportez vos guenilles! J’ai des récipients de toutes sortes – des grandes bassines, des petits pots, des tasses et des assiettes, tout ce que vous voulez! »

Ma grand-mère essuya une chaise et répondit d’un air bougon : « Tiens donc, voilà le Juks qui vient faire ses affaires, juste le dernier jour de l’année! Laisse-moi d’abord enfourner les pains, on verra après ce qu’on peut faire ! »

Le Guenilleux écarta les pans de son manteau, s’assit sur la chaise qu’on lui proposait et croisa les jambes. Son grand visage de lynx était rouge. Il jeta un regard circulaire sur la salle, donna un coup contre le plancher avec le manche de son fouet et sourit d’un air finaud. Ma grand-mère s’activait toujours près du four. Ma mère, quant à elle, ne prêtait pas la moindre attention au visiteur. Elle continuait à repasser dans la pièce du fond, comme s’il n’y avait personne à la maison.

Le Guenilleux déclara : « Paraîtrait qu’on va prendre des mesures sévères contre les éleveurs de vaches. Et à partir de la nouvelle année, il y aura une taxe sur les pommiers. Tous ceux qui voudront se mettre des pommes dans le cul devront payer une amende! » Il fanfaronna : « Mais qu’est-ce que ça peut me faire, à moi! J’ai tué ma vache, j’ai abattu mes pommiers, je suis blanc comme neige maintenant!»

Ma grand-mère s’étonna : « Qu’est-ce que c’est que ces bêtises! Est-ce qu’on a jamais vu un individu doué de raison abattre un pommier! On trouverait bien toujours assez d’argent pour payer pour l’âme de ce pauvre arbre. »

Le Guenilleux lâcha d’un air méprisant : « Quelle âme, bon Dieu? Pour ce qui est des pommiers, tu peux bien en faire ce que tu veux. Mais la vache, en tout cas, il faut la tuer, faire du fric avec tout ce qui peut se vendre et ficher le camp à la ville. Moi, avec l’argent de mes chiffons, j’ai bien l’intention de me construire une maison en ville. La campagne, je l’emmerde, et j’apprendrai à mon gamin à faire pareil ! »

Il se leva, longea le mur jusqu’au portemanteau et palpa avec les doigts tous les vêtements qui y étaient accrochés, en jurant : « La campagne… la campagne… saloperie de campagne, oui! Maintenant, la vie est toute chamboulée!»

Ma grand-mère déclara d’un ton arrangeant : « Tu voyages, toi, tu es forcément au courant de ces nouveautés. Moi je ne suis qu’une vieille femme un peu bête, je ne sais pas ce qu’il faut en penser. » Mais elle ne put s’empêcher d’ajouter, à ma plus grande joie : « Prends tout de même garde que ta grosse tête ne te fasse pas basculer en avant!»

Elle nettoya la table, prit un baquet sous son bras et partit pour la cuisine, ou peut-être pour la grange. Le Guenilleux resta seul, sans se douter que je ne le quittais pas des yeux. Il se tenait toujours debout près du mur, devant le portemanteau, auquel étaient accrochés le nouveau pantalon corsaire de mon oncle, deux vestes et la jupe en laine de ma grand-mère.

Il parut réfléchir à quelque chose, il palpa le pantalon et caressa les vestes. Puis il se pencha soudain en avant avec un petit soubresaut, et la jupe de ma grand-mère disparut sous sa pelisse, si vite que je ne parvins pas à comprendre si ses mains avaient bougé ou si la jupe s’était glissée toute seule sous son manteau. Sur la pointe des pieds, je m’approchai de ma mère qui repassait et lui chuchotai à l’oreille avec indignation : « Le Guenilleux a pris la jupe neuve de grand-mère et l’a mise sous son manteau ! »

Ma mère s’alarma. Elle interrompit son repassage et son visage s’assombrit. Après être restée un instant plongée dans ses pensées, elle arrangea ses cheveux devant le miroir, prit une expression avenante et sortit brusquement de la pièce. Quant à moi, je restai à me dandiner dans l’encadrement de la porte. Contrairement à ce que j’avais espéré, notre arrivée n’effraya pas du tout le Guenilleux. En voyant ma mère, il s’exclama habilement : « Oh, oh ! La jeune dame est aussi à la maison ! On va lui donner une petite caresse! »

Il essaya de passer la main sur les cheveux de ma mère et se mit à rire en ouvrant la bouche si grand que l’on vit luire ses dents en fer derrière ses dents en or.

Je constatai avec dépit et étonnement que ma mère bavardait d’un air aimable avec lui, riant à chacune de ses blagues et lui demandant avec insistance : « Tu n’as pas chaud comme ça, Juks? Enlève donc ta pelisse! De toute façon, on va rentrer les vieilles loques à l’intérieur. Avec ce froid, on ne va tout de même pas régler ces affaires dehors ! »

Elle appela à plusieurs reprises en direction de la cuisine : «Maman, qu’est-ce que tu trafiques là-bas? Viens donc par ici ! » Elle finit par se lever et alla chercher elle-même ma grand-mère.

Après le départ de ma mère, la salle resta plongée dans le silence. Les boutons étamés, sur le pantalon de mon oncle, nous regardaient d’un air froid et distant depuis le portemanteau. Dans la pièce du fond, le fer à repasser fumait et au plafond flottait une brume bleue. Je reculai pas à pas vers l’intérieur de la pièce. Le Guenilleux jouait avec son fouet en reniflant bruyamment. Je rentrai la tête entre les épaules et n’osai plus regarder dans sa direction. Enfin, n’y tenant plus, je criai : « Maman ! Maman ! Maman ! Maman ! Maman ! » Aussitôt, ma mère et ma grand-mère apparurent dans la salle. Sans me regarder, sans prêter la moindre attention à mes cris de détresse, elles allèrent directement vers le Guenilleux et, avant même que celui-ci ait eu le temps de pressentir ce qui l’attendait, les pans de sa fourrure furent écartés. À l’intérieur, enfoncée en partie dans la manche, pendait la jupe de ma grand-mère.

Le visage du Guenilleux était tout luisant. Il croisa à nouveau les pans de son manteau et tapa doucement du pied par terre, comme si rien ne s’était passé. Les narines de ma grand-mère s’écartèrent et des taches rouges apparurent sur son visage. Elle respira bruyamment, s’empara du balai du poêle et se plaça en travers de la porte en criant: «Une bonne raclée, voilà ce que tu mérites!»

Le Guenilleux prit un air étonné: «Holà, fichtre! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ! » On avait l’impression qu’il allait se ruer aussitôt sur ma grand-mère.

Je la rejoignis d’un bond, collai mon dos contre la porte et hurlai: «Grand-mère, reprends la jupe! Reprends la jupe!»

Elle alla se planter courageusement devant le Guenilleux et lui ordonna, en le regardant droit dans les yeux : « Remets ça à sa place ! »

Le Guenilleux poussa un grognement, mais en un clin d’œil la jupe se retrouva entre ses doigts. Et cette fois non plus, il semblait que ses mains n’eussent pas bougé. Il lança la jupe sur le portemanteau, en accompagnant le mouvement par un sifflement, et déclara d’un air méprisant : « Allez comprendre ces femmes ! Je prends la jupe pour voir de quel tissu elle est faite, histoire de m’occuper, et avant que j’aie le temps de la reposer elles me traitent déjà de voleur! Il n’y avait vraiment pas de quoi faire tout ce foin ! » Après avoir fourni cette explication, il retrouva toute son assurance et se mit à brailler comme avant : « Allons, mesdames, de l’audace, de l’audace ! Apportez vos guenilles et vos chiffons! Je vous les échange contre des plats et des assiettes ! » Il chuchota d’un air mystérieux : « Si vous ne voulez pas des plats, je peux aussi vous faire un reçu pour vos normes de laine. Pour vous, ce sera possible, il me reste encore un formulaire. Donnez-moi un beau tas de vieux vêtements et je vous fais ça ! »

Ma grand-mère se lamenta : « Je commence à en avoir par-dessus la tête de celui-là! Mais cet âne bâté est incapable de comprendre tout seul qu’il faut qu’il déguerpisse! »

Ma mère fut saisie par le rire. Elle tira le bord du rideau devant son visage et fit semblant de regarder par la fenêtre, le dos secoué par un rire étouffé. Je n’avais plus peur du Guenilleux. Je décrivis même un cercle autour du lui et l’examinai sous toutes les coutures. Je remarquai que ses bras étaient beaucoup plus courts que les manches de sa pelisse. Je rentrai moi aussi mes mains à l’intérieur de mes manches, de telle sorte que le bout de mes doigts dépassait à peine. J’allai près de ma mère et lui donnai un petit coup de coude; je lui montrai le Guenilleux, puis mes mains remontées à l’intérieur de mes manches. Elle fut incapable de se retenir plus longtemps et éclata soudain d’un rire clair.

Le Guenilleux s’interrompit au milieu d’un mot et sortit de la maison avec fracas. Je le regardai par la fenêtre démêler les rênes emberlificotées de son cheval. Il se mit enfin debout sur le traîneau, rabattit son bonnet sur son front, cracha par terre et partit.

La colère de ma grand-mère n’avait pas encore fondu : «Pfouh! pfouh! fit-elle, le sale petit bousier! Venir nous voler le dernier jour de l’année! Mais c’est qu’il serait capable de nous manger les yeux de la tête! Et ces femmes de Teiste qui roucoulent… » Elle prit soudain une petite voix fluette et doucereuse et imita les femmes de Teiste : « Cherchons vite de vieux vêtements pour Juks ! Il faut donner du beurre à Juks, il nous fera un certificat pour les normes de laine ! » Elle cria pour finir : « Est-ce qu’on donne du beurre aux chiens ! »

Ma mère se mit à rire : « C’était tout de même drôle quand son manteau s’est ouvert et qu’on a vu apparaître la jupe!»

Ma grand-mère demanda avec curiosité : « Comment tu as su qu’il avait pris ma jupe? »

Ma mère répondit fièrement : « C’est la petite qui l’a vu! »

Je me mêlai à la discussion et entrepris de leur expliquer comment les choses s’étaient passées : « Asseyez-vous, d’abord. Je ne peux pas vous raconter ça si vous êtes plus hautes que moi! » Debout au milieu de la pièce, je me remémorai tout ce que j’avais vu : « Dès que le Guenilleux a été seul, son visage est devenu horrible! » Je passai mentalement en revue tous les visages effrayants que j’avais vus dans des livres et les comparai à celui du Guenilleux. Puis je lançai dans un souffle : « Comme celui de l’empereur de Chine ! » et poursuivis mes explications : « Il a regardé aussi le pantalon, mais il n’a pas osé le prendre. Et puis il a fourré la jupe de grand-mère sous son manteau et il a souri en montrant ses grandes dents. » Sautant sur l’occasion, je mimai en détail à ma mère et à ma grand-mère comment le Guenilleux avait souri.

Tout mon corps devint soudain brûlant. J’ajoutai : « Il a pris l’argent qui était dans la poche de la veste!» En disant cela, je sentis mon cou devenir gros et rouge comme celui du Guenilleux. Je ressemblais peut-être déjà à l’empereur de Chine, moi aussi ! Je pensai avec inquiétude à ces pièces de monnaie brillantes qui, depuis le début de l’hiver, avaient voyagé de la veste de mon oncle jusque dans ma boîte aux trésors. Maintenant, au moins, on savait qui les avait prises!

Interrompant mes explications, je grimpai à genoux sur une chaise, près de la table, et restai plongée dans mes pensées. Je fus bientôt convaincue d’avoir réellement vu le Guenilleux prendre de l’argent dans la veste de mon oncle. Mon regard réprobateur avait suivi ses moindres gestes entre les charnières de la porte. Lorsqu’il avait pris l’argent, j’avais dû détourner les yeux par mégarde! J’acceptai cette version des faits, observai du coin de l’œil ma mère et ma grand-mère, et retournai dans la pièce du fond. L’envie de compter mon argent m’y attirait comme un aimant.

J’ouvris à demi le lourd tiroir de la table et y plongeai la main. Sur la table se dressaient les grandes piles blanches du linge repassé. Elles se reflétaient dans le miroir de la tante défunte, accroché au-dessus du lit de ma grand-mère, et l’on avait l’impression que la pièce était remplie de linge blanc; on s’y sentait à l’étroit et mal à l’aise. Sans regarder plus longtemps autour de moi, j’extirpai ma boîte du tiroir, la dissimulai à tout hasard contre ma poitrine et pris une poignée de monnaie. Je jouai avec les pièces froides, grises et un peu graisseuses, les faisant rouler sur les draps et les culottes fraîchement repassés, ou construisant entre les piles de linge des voûtes et des tours. Je formai des fleurs avec des pétales ronds en nickel et leur soufflai dessus très fort, comme dans l’espoir de leur insuffler une âme.

Mon activité était accompagnée par la plainte monotone et résignée qui me parvenait de la salle : « Il n’y a pas de saucisson, pas de viande, rien de rien… »

Ce refrain me rentrait par une oreille et sortait aussitôt par l’autre. Il accompagnait notre existence comme une chanson sans paroles, le sifflement du vent ou le bruissement des sapins. Les mots « rien de rien » finirent pourtant par se loger dans mes oreilles et retinrent un instant mon attention.

Je me dis que le moment était bien choisi pour faire cesser ces gémissements par une lecture à haute voix de L’Épée de Souvorov, mais je ne pouvais me résoudre à abandonner mes pièces de monnaie. J’inspectai les environs et vis que le plus bel objet de ma grand-mère – un bateau bleu ciel en carton – avait déjà été sorti de sa cachette et posé sur le lit avec son écrin en sapin. Ce bateau n’était visible qu’à l’époque des fêtes.

J’allai me mettre à côté du lit et contemplai les flancs bombés du bateau, la tête de cygne argentée qui se dressait à la proue, ainsi que les muguets et les myosotis de carton qui moussaient par-dessus bord. Au milieu des fleurs se cachait un enfant nu et rose, que je frappai impitoyablement avec une lourde pièce de cinq kopecks.

Ce navire et sa cargaison venaient de l’ancien Saint-Pétersbourg, qui avait disparu depuis longtemps de la carte du monde. Sous les fleurs, on voyait des taches jaunes. Le muguet répandait une horrible odeur de teinture d’iode qui datait de la Première Guerre mondiale. Le bateau avait été rapporté de la guerre dans la malle du grand-père, et c’était la guerre qui m’intéressait particulièrement en lui. Sa beauté doucereuse dissimulait des profondeurs sombres et effrayantes.

Je remarquai soudain, dans un coin, un petit sapin touffu, déjà fixé sur un pied blanc, mais les branches encore vierges de toute décoration. Son odeur froide envahissait la pièce, étouffant même la fumée du fer à repasser. Ses branches remuaient toutes seules et de petits glaçons durs tombaient en crépitant sur le plancher. Au-dessous de l’arbre coulaient des filets d’eau noirâtres. Des gouttes luisaient sur les aiguilles. Le sapin se fondait presque entièrement dans l’obscurité.

Lorsque je lui eus tourné le dos, après avoir observé tout ce qu’il y avait pour le moment à observer en lui, j’eus soudain l’impression qu’il posait la main sur mon épaule et me demandait où j’avais pris mon argent. Par bonheur, on fît du bruit dans la salle. La porte s’ouvrit. On sortit les pains du four. Sans quitter le sapin des yeux, je m’agenouillai devant le lit et fis tomber toutes les pièces que j’avais dans la main par une large fente qui s’ouvrait dans le plancher. Je sentais sous mes genoux, à travers mes bas, l’humidité du plancher fraîchement lavé, et sur ma nuque l’haleine froide du sapin. Avec un bruit sourd, les pièces atterrirent en bas dans l’obscurité et j’en fus débarrassée. Je n’avais jamais fouillé dans la poche de mon oncle.

Je pouvais me lever tranquillement et retourner dans la salle. Les pains étaient alignés sur une serviette propre étalée sur le banc. Ma mère les aspergeait d’eau et s’apprêtait à les recouvrir d’un linge blanc et d’un vieux manteau pour que la croûte ramollisse, lorsque ma grand-mère voulut goûter le pain chaud. Elle se coupa un gros morceau au bout d’une petite miche, le saupoudra de sel et le porta à sa bouche.

Elle se mit aussitôt à renifler son pain de tous côtés, alla l’examiner à la lumière et s’écria : « C’est de la bouse de vache!»

Elle saisit à deux mains l’extrémité de la table, et sa grosse tête grise oscilla au-dessus de la miche chaude. Un silence de mort s’installa dans la pièce.

Ma mère restait debout d’un air effarouché, une bassine d’eau à la main, et sa bouche déjà se tordait comme si elle allait se mettre à pleurer. Je regardai craintivement la miche posée sur la table. Elle était large et plate, avec une épaisse croûte brûlée et une mie pâteuse et verdâtre qui dégageait une odeur fade de céréale germée.

La pièce était de plus en plus sombre. La porte du four n’avait pas été fermée. Il craquait en refroidissant et l’on apercevait par l’ouverture la marmite de choux et le poêlon de viande. La viande devait déjà être cuite, mais personne d’autre que moi ne s’en souciait. Au lieu de regarder si le repas était prêt, ma grand-mère restait debout devant la table, le dos voûté, se lamentant d’un air obstiné, mais à voix basse, comme si elle récitait son Notre Père : « Seigneur, est-ce que je n’en ai pas assez fait? J’ai enterré toute seule le veau mort. La terre était gelée, tellement dure que la bêche ne voulait pas s’y enfoncer. Mais je n’ai pas laissé la charogne à l’air libre, les chiens s’y seraient mis. J’ai rempli mes journées-travail. Je me disais qu’après ça, à l’automne, on me donnerait du froment et du seigle. Mais, bête comme j’étais, je n’ai même pas vu que tout ça pourrissait dans le champ sous la pluie. Ça n’avait plus rien à voir avec des céréales ! Allez donc faire du pain avec ce grain germé! Oh, Seigneur, est-ce que vous trouvez que c’est juste? On passe sa vie à courir et à travailler, et à la veille de sa mort il faut manger de la bouse à la place du pain ! »

Les pommiers gris montaient la garde devant la fenêtre. Venant de l’est, lentement mais sûrement, la nouvelle année se rapprochait. Autour de ma grand-mère flottait l’esprit étrange des anciens temps. Aussi longtemps qu’elle vivait, il ne pouvait pas disparaître. Dans ses discours se glissaient la laine des moutons noirs et les jurons couleur de sang séché. En les entendant, on croyait voir des serfs du temps jadis assis sur le bord du lit, hochant la tête et accompagnant ses paroles en tapant doucement du pied.

Devant les autres, ma grand-mère parlait avec Dieu, mais en réalité elle croyait au Diable.

Elle l’avait même vu un jour d’assez près. En 1905, en revenant du catéchisme, lorsqu’on avait abattu les révoltés derrière la glacière d’Oïu. Le cheval avait senti l’odeur du sang. On avait eu beau faire, il n’avait plus voulu avancer. Près de la glacière, ma grand-mère avait vu apparaître un homme noir, qui s’était mis à marcher en long et en large en ricanant, puis avait disparu sans crier gare. Le Diable apparaissait toujours dans les temps troublés, il venait observer les événements, un rictus sur les lèvres. Aujourd’hui aussi, sans aucun doute, c’était sa main qui se trouvait derrière ces pains!

Ailleurs, on allumait peut-être déjà les chandelles, on froissait des sacs en papier, on disposait sur les plats des bonbons et des mandarines, on sortait les oies des fours, on regardait si les saucissons étaient cuits – tout cela, à vrai dire, je n’en sais rien, il appartient à d’autres de le raconter. Chez nous, pendant ce temps, on n’allumait même pas la lampe, le sapin restait sans décoration, les piles de linge dressaient leur silhouette blanche dans la pièce du fond, et sous le plancher tintait l’argent volé que le Diable devait déjà être en train de compter. Le champ de neige de la vie s’étendait loin au-delà de l’horizon, et sous la glace étincelante s’ouvraient de profonds abîmes. Jean-Paul Sartre n’avait pas tort d’écrire : « Glissez, mortels, n’appuyez pas… »

J’étais aussi haute que la table. Je boudais en silence. Je me disais, très contente de moi : « Si un autre enfant restait aussi longtemps le ventre vide, il ne serait certainement pas aussi calme! » Je suivais les tracas des autres comme une petite caméra indifférente, un outil d’espionnage dernier modèle.

Je n’entendis pas la porte s’ouvrir. D’un seul coup, illuminant comme un éclair la pièce plongée dans la pénombre, retentit le « Bonsoir tout le monde! » de mon père.

Ses grosses lunettes de moto brillaient dans l’obscurité. Son long manteau le faisait paraître plus grand et plus large que dans mes souvenirs. Il restait debout à la porte sans trop savoir que faire, sa valise à la main, son sac sur le dos, incapable d’imaginer à quel point il était attendu.

Derrière lui, dans cette soirée obscure du trente et un décembre, s’étendait la Livonie gelée : laiteries, pommiers, meules de foin et tas de bois, ruches, tilleuls, abris secrets, esprits follets et revenants. C’était une contrée ancienne et redoutable. Elle ne relâchait plus ceux qu’elle prenait au piège.

Il n’y avait peut-être qu’avec l’essence et les machines que l’on pouvait échapper à l’emprise des arbres et de la terre. Et le représentant plénipotentiaire de l’essence et des machines n’était autre que mon père. J’imaginais avec une joie mauvaise que les cardes, les baquets en bois et les vieux couteaux à égorger, avec leur manche brun, se faisaient tout petits en sa présence. La magie des forêts et de la nuit restait sans effet à côté de celle du bidon métallique, de la lampe de poche et du loquet nickelé qu’il avait rapportés.

Ma grand-mère sécha ses yeux et alluma la lampe. Ma mère se précipita dans la pièce du fond pour se peigner. Tommi, quant à lui, sautait en gémissant de l’une à l’autre, pour s’assurer qu’elles avaient bien compris que mon père était revenu.

Toujours debout dans l’encadrement de la porte, son manteau sur le dos, mon père ouvrit son sac sans plus attendre et en sortit un gros accumulateur noir pour la radio. Il le porta dans la pièce du fond en le tenant dans ses bras, comme si c’était un animal, et nous cria : « Je mets d’abord la radio en marche. Sinon vous ne pourrez pas savoir quand le cours de l’argent va tomber!»

Ma grand-mère marmonna d’un air sombre et méfiant : « Pourquoi? Ça va de nouveau tomber? », puis elle conclut sur un ton railleur : « Bah, ça peut bien tomber tout ce que ça veut! Moi, de l’argent, j’en ai pas. De quoi je pourrais avoir peur? »

Mon père entreprit d’arranger les fils de la radio et nous expliqua d’une voix joyeuse et étonnée : « Je pensais m’acheter un pantalon corsaire pour la nouvelle année. J’en ai vu un beau ce matin dans un magasin, tout vert, comme ceux de la milice. Il y avait même des pièces de cuir sur les fesses. Mais quand j’ai voulu l’enfiler, ce n’était pas la bonne taille. Mes jambes ne passaient pas. On aurait dit que ce n’était pas un pantalon pour les humains, mais pour les chèvres! En tout cas, c’est dommage ! »

Il était penché au-dessus du poste, les pans de son manteau pendillaient, et l’on voyait bouger son ombre sur le plafond et sur les murs.

Je suivais avec une jalousie attentive les déplacements de ma mère et essayais de me faire aussi grosse que possible, afin qu’il ne reste plus de place pour elle auprès de mon père. Mais elle tournait avec obstination autour de lui. Elle parvint même à lui annoncer d’une voix plaintive : « La farine pour le pain n’est pas bonne à manger. Et ma nouvelle robe à carreaux s’est peluchée après le premier lavage ! »

Elle rangea le linge dans l’armoire et fit de la place sur la table pour le sapin. Les décorations n’étaient pas assez nombreuses, elles donnaient l’impression de se noyer dans le profond feuillage noir. Ma mère n’avait pas réussi à dissimuler, derrière les vieilles boules de verre ternies et les petits colliers de perles cliquetants, la nature sauvage et mystérieuse de l’arbre. Et les bougies blanches plantées de travers sur leurs supports dorés en terre cuite – qui ressemblaient à des cerises pendouillant au bout de tiges métalliques – ne contribuaient pas à arranger les choses. Elles rendaient le sapin encore plus sombre qu’il n’était.

Déçue, je tournai le dos à l’arbre et écoutai mon père qui revenait de Türi, de Kaansoo, de Pilistvere, de Päinurme ou de Kolga-Jaani. Là-bas, quelque part, il avait vu un chien enragé qui rongeait des bouts de bois jusqu’à les réduire en miettes, l’écume à la bouche et la queue entre les pattes. Ailleurs, derrière une laiterie, un loup avait exhumé, en fouillant dans un tas de pommes de terre, cinq fusils et un demi-cochon. Ailleurs encore, on avait placé une machine infernale dans le sac à dos du responsable qui dirigeait les travaux d’automne. Le sac avait explosé dans la cour, sur l’escalier, et avait tué deux poules.

Mon père était en plein dans le tourbillon des événements. Il en était témoin et nous les racontait. Il y réfléchissait aussi en faisant son travail, en soudant des tuyaux dans les laiteries. Le métal fondait comme du beurre. Des étincelles bleues giclaient de tous côtés, faisant des trous dans les vêtements. Les yeux de mon père, derrière ses lunettes protectrices en métal, observaient intensément la petite flamme du gaz. Le soir, il grignotait son pain sec et comptait l’argent gagné pendant la journée. C’étaient l’argent et la neige qui le retenaient loin de la maison.

Maintenant, enfin, il était là, et il ne pouvait manifester sa joie qu’à l’aide d’une machine. La voix de la machine était plus puissante et plus importante que la sienne, alors il la laissait retentir en observant attentivement nos visages du coin de l’œil, pour voir si nous nous réjouissions aussi. La radio, qui avait retrouvé une nouvelle vie, nous annonça sur un ton sévère de tribunal : « À partir du premier janvier commencera dans les kolkhozes et les sovkhozes de la république le recensement des bêtes. À cette fin, les comités exécutifs des districts et des villes ont désigné plus de quatre mille quatre cents agents recenseurs choisis parmi les meilleurs militants. Il n’est toutefois pas exclu que des éléments hostiles, infiltrés en certains endroits jusqu’aux postes dirigeants ou devenus par hypocrisie membres d’un kolkhoze, cherchent à dissimuler des bêtes ou fournissent des données falsifiées, à l’instar de Jaan Ani, membre du kolkhoze « La Victoire », dans le district de Pärnu, qui détient encore une faucheuse, une herse à ressorts, un soc de charrue et un harnais de cheval complet qu’il aurait dû remettre au kolkhoze. Oskar Roosimägi, quant à lui, dissimulait un traîneau, ce dont la direction était parfaitement informée. Une fois ce traîneau remis au kolkhoze, Roosimägi, fidèle en cela aux pratiques de l’époque bourgeoise, s’est introduit par effraction dans la grange commune et l’a emporté à nouveau.

« C’est pourquoi, camarades, il convient d’organiser un contrôle qui permette, à l’occasion du recensement des bêtes, de découvrir et d’éliminer toutes les lacunes et autres phénomènes indésirables… »

Ma grand-mère écoutait, la tête penchée, les sourcils froncés. Puis elle se moucha et apporta les plats sur la table. Les silhouettes grises jetaient des ombres au plafond. Des choux gras montait une fumée brûlante. Ma mère et ma grand-mère s’assirent. La flamme rougeâtre de la lampe se reflétait dans leurs pupilles et les faisait ressembler à des loups des anciens temps qui se seraient introduits en secret dans la salle.

Mon père gratta une allumette et alluma les bougies. Ma mère lui cria à plusieurs reprises de venir manger, mais il traînaillait à n’en plus finir autour de ses paquets. J’allai voir ce qu’il faisait dans la pièce du fond. Les bougies, sur les branches, brûlaient avec des flammes droites et éclairaient les bonbons de couleur qui étaient apparus au pied du sapin, enveloppés dans un sac de cellophane qui luisait d’un air sinistre.

Sur une chaise, au milieu de la pièce, étaient posés de gros étaux noirs. Mon père tournait autour et les examinait d’un œil appréciateur, tantôt de près, tantôt de loin. De temps en temps, il se penchait au-dessus d’eux et les caressait de la main. On avait le sentiment qu’ils pressaient en ronronnant leur large tête noire contre la paume chaude de mon père. Autour de sa veste grise tournoyaient les longues routes froides qui donnaient la chair de poule, flottait l’austère souffle du temps, haussaient les forêts vengeresses et surgissait comme un fantôme le visage du Jakob de Puusepa, que les vagues du lac de Vörtsjärv avaient rejeté sur la rive et que l’on n’avait pu identifier que grâce à ses couronnes dentaires.

Malgré tout, les boîtes d’allumettes faisaient entendre leur bruit de grelot dans la poche de mon père, avec leurs précieux pépins de pomme soigneusement sélectionnés. Mon père évoluait entre les meubles d’un air prudent et investigateur, comme s’il prenait les chaises pour des buissons à baies et les lits et les tables pour des pommiers. Il tapota même les étaux, comme s’il avait l’intention de les planter au printemps derrière la maison.

Mon enfance se tenait au-dessus de ma tête, tel un toit sûr et protecteur. Elle m’abritait de cette décennie compliquée qui hurlait et rugissait autour de moi, soulevait des tourbillons de poussière et éparpillait des feuilles mortes aux quatre points cardinaux. Mon père, en revanche, n’avait aucun abri. Il demeurait sans la moindre protection au milieu de ce tumulte, et concentrait son attention sur les machines et les pommiers. Il ne remarquait pas vraiment ce qui se passait autour de lui.

Un jour de mai 1981, par une chaleur étouffante, dans un jardin où se répandait, par les fenêtres ouvertes de la maison, l’odeur éternelle des crêpes dominicales, mon père soignait un jeune pommier malade, absorbé tout entier par son travail. Et l’on aurait pu croire que, depuis le dernier jour de 1950, il n’avait pas une seule fois relevé la tête ni regardé autour de lui.

Un vent violent s’était levé sans crier gare. Au-dessus de la ville était monté un gros nuage noir en forme d’enclume. Les arbres gémissaient, les fenêtres tintaient, les cimes des vieux thuyas qui poussaient à côté du portail s’étaient pliées en un clin d’œil jusqu’à toucher la terre, comme si entre elles était soudain apparu l’archange du Jugement dernier. Des parterres fraîchement désherbés était montée une colonne de terre grise, qui s’était allongée démesurément dans un silence de mauvais augure. Une boule de feu rouge sombre en était sortie en tournoyant. Après être passée au-dessus du carré de pommes de terre, elle avait disparu derrière la remise. Son trajet était indiqué par les herbes roussies. Seul mon père n’avait rien remarqué. Le dos voûté, le col de sa veste relevé, il continuait à examiner les pommiers. Au milieu des branches cassées et des colonnes de poussière, son insouciant travail de jardinage paraissait comme une promesse ou une consolation, un gage de paix et de soleil.

C’est cette même consolation qui rayonnait de lui le soir du réveillon de 1950, lorsqu’il sortit mon cadeau de sa valise et me le donna. Serrant d’un air un peu honteux, contre ma poitrine, le pantalon de sport rouge tout neuf, je plongeai mes yeux dans ceux de mon père et devinai ce qu’il attendait de moi. Plus cela devenait clair, plus je rougissais. Je regardai d’un air désemparé derrière le poêle, dans le coin où ma mère m’apprenait, le soir, à faire la révérence. Mais cette fois, au lieu de m’incliner, je tapai des pieds par terre et annonçai en gémissant : « La tempête d’automne. »

Je commençai de façon prometteuse : « Écoutez la vaste tempête qui se déchaîne et brise tout…»

Je me rappelais qu’il était question ensuite d’oiseaux, de genévriers, de pâturages et du hurlement d’un loup. Mais pour l’heure, les oiseaux et les pâturages ne m’intéressaient pas le moins du monde. Oubliant toutes mes austères leçons de derrière le poêle, je rayai mentalement d’un gros trait la longue strophe et en arrivai directement au dernier vers, que je trouvais martial et grandiose. Je gonflai mes poumons et m’écriai : « Elle rugit le long des souches et siffle à la cime des arbres; souveraine aux poignets de fer – la tempête d’automne!»

Après avoir accompli mon petit travail de censure, je me tus et regardai intensément mon père en attendant qu’il me félicite.

Mon père lâcha du bout des lèvres : « C’était très beau ! » Il détourna les yeux et reprit à haute voix le fil d’une pensée qui lui était venue pendant ma récitation : « Qui sait? Peut-être bien que les morts et les machines sont liés entre eux de quelque manière. Pendant la guerre, les forêts étaient pleines de morts, mais maintenant il y a des machines. Dans les sous-bois, j’ai même vu une batteuse en état de marche recouverte par la neige! Peut-être qu’en temps de paix les machines remplacent les morts? »

Personne ne lui répondit. Tommi gronda. Les flammes des bougies devinrent plus rouges et se mirent à vaciller. On entendit dans le vestibule un bruit de pas pesant qui semblait sortir de terre, puis des raclements de semelles. Ma grand-mère se retourna vers la porte, le corps entièrement tendu. Mon oncle entra dans la salle, accompagné d’une bouffée d’air froid, et marmonna quelque chose entre ses dents en guise de salut. Son regard se fixa aussitôt d’un air affamé sur le plat de choux et le poêlon de viande. Sans quitter la table des yeux, il ôta ses bottes, se changea derrière la porte de l’armoire et jeta dans un coin de l’entrée la veste et le pantalon qu’il venait d’enlever. Alors, seulement, il remarqua les autres personnes présentes. Il salua mon père séparément en lui serrant la main, sourit d’un air mystérieux, prit dans la poche de sa pelisse une bouteille de vodka et l’agita doucement dans la lumière. Il ne s’étonna même pas de la chaleur qui régnait dans la salle et ne demanda pas où nous avions trouvé du bois pendant son absence. Le cochon à tuer, la santé de la vache et les réserves de foin le laissaient pour l’instant tout aussi indifférent. Mais ma grand-mère s’essuyait déjà la bouche avec ostentation, arrangeait son fichu et se préparait à dresser un état des lieux long et douloureux, comme l’annonçait l’expression manifeste de reproche qui flottait sur son visage. Ses lèvres remuèrent, mais elle ne dit rien. Elle tendit à mon oncle, comme à un loup-garou, un morceau de pain planté au bout d’un couteau, et attendit, les traits figés, ce qu’il allait dire.

Mon oncle prit le pain avidement, sans même le renifler. Son visage amaigri ne se laissait pas déchiffrer. Il mastiqua et avala, puis fit un bruit avec les lèvres et déclara : « Il y a comme un petit goût sucré, mais autrement ça va. C’est tout à fait mangeable!»

Il se mit à dévorer gloutonnement les choux brûlants, en mordant avec appétit dans son pain vert et pâteux. Ma grand-mère s’essuya les yeux et son ombre au plafond vacilla.

Ma mère m’aida à essayer mon nouveau pantalon de sport derrière le poêle. Je tirai sur la ceinture en caoutchouc pour la remonter jusque sous mes aisselles et m’émerveillai des jambes larges et pendantes.

Seul à table, mon oncle mangea longuement et de bon cœur. En versant l’alcool dans les petits verres, il remarqua le sapin et les bougies en train de s’éteindre dans la pièce du fond. Il demanda d’un air un peu confus : « Il n’y a pas d’autres bougies? On pourrait en allumer encore quelques-unes. »

Bientôt s’élevèrent de nouvelles flammes immobiles. Une odeur de feu et de fumée se répandait dans la maison. Les yeux de mon oncle se mirent à briller. Il prit quelque chose dans son sac vide posé sous le banc et m’appela.

Les jambes empêtrées dans mon pantalon neuf, je traversai la pièce envahie par les ombres et m’arrêtai devant mon oncle. Ses cheveux, de chaque côté de son crâne chauve et brillant, étaient tout ébouriffés et dessinaient sur le mur, derrière sa tête, une grande ombre de hibou. Je considérai avec un sentiment de malaise sa veste accrochée au portemanteau, celle-là même dont le Guenilleux avait vidé aujourd’hui les poches. Je n’osais pas regarder mon oncle en face, mes yeux fuyaient de tous côtés.

Il m’encouragea: «Allons, baisse tes mains!»

Lorsque je tendis craintivement les mains, une touffe de mousse et de feuilles d’hépatique, dures et humides, apparut dans ma paume.

Un soleil éternel rayonna dans la pénombre de l’hiver, une petite étincelle d’espoir, que mon oncle avait dégagée pour moi de dessous la neige épaisse, au fond des forêts de Kõpu.

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Un matin, juste après les fêtes, les employées du recensement se présentèrent pour compter les bêtes. Mon père et mon oncle venaient de partir et j’étais seule dans la maison. Assise à table, je mangeais du pain avec du sirop de betterave. Le sirop était noir comme de la suie et paraissait inépuisable. Il s’écoulait lentement de la bouteille et s’étalait comme de l’huile dans la petite assiette. Je léchai d’un coup de langue le liquide sucré qui avait coulé le long du goulot et observai avec intérêt le reflet trouble de mon visage qui luisait à la surface du liquide. Dans la pièce du fond, sur la table, se trouvait encore le sapin, avec ses boules de verre et ses guirlandes dorées. Il avait l’air triste et abandonné. Les lits défaits l’encerclaient comme une armée ennemie. Le soleil levant, traversant les fleurs de givre qui s’étaient formées sur la vitre, dessinait sur les murs d’étranges traits rouge sang. La salle était froide. Je me recroquevillai sur moi-même et léchai mes doigts couverts de sirop. La porte s’ouvrit brusquement et deux femmes firent leur entrée. La bouteille me glissa des mains et se renversa. Le liquide noir se répandit lentement sur la table, colla ensemble La Voix du peuple et Le Chemin du communisme, submergea les lunettes de ma grand-mère et le bas gris sans pied qu’elle était en train de tricoter.

Je me serrai contre le mur d’un air coupable et jetai un regard boudeur vers les visiteuses. Elles se tenaient debout près de la porte et inspectaient la salle des yeux. La plus mince, je ne l’avais jamais vue, mais l’autre je la connaissais. C’était Laïné. Ses grosses jambes étaient rouges de froid dans leurs minces bas de soie, bien qu’elles fussent couvertes jusqu’à mi-hauteur par des bottes de feutre blanc ornées de lanières de cuir. Les pans de son manteau étaient attachés sur sa poitrine par une épingle de sûreté. Le fichu, sur sa tête, laissait voir ses cheveux enroulés sur le haut du front. Le givre qui les recouvrait fondait lentement à la chaleur de la salle, se transformant en filets d’eau qui lui dégoulinaient sur les tempes et le long du nez.

La porte, derrière les femmes, grinça timidement et une troisième personne apparut : Eevald-le-sac. Il regarda le plancher d’un air absent. Son long cou nu avait pris une teinte violacée, les lacets de son bonnet tremblaient le long de ses joues creuses et une goutte brillait au bout de son nez.

L’arrivée d’Eevald me donna du courage. Je quittai mon coin derrière la table et me rapprochai lentement de lui. J’attendais avec impatience qu’il me demande de lui montrer mes dessins. Laïné s’assit sur le lit de l’oncle, étendit ses jambes devant elle et contempla ses bas et ses bottes d’un air satisfait. Lorsqu’elle les eut assez regardés, elle me jeta d’un ton brusque : « Ils sont où, les autres?»

J’expliquai obligeamment : « Grand-mère est dans l’étable, je ne sais pas ce qu’elle fait. Et maman est montée au fenil, peut-être qu’elle descend du foin. »

Une lueur de malice brilla dans les yeux de Laïné. Elle s’écria d’un air triomphant : « T’as entendu ce que la gosse a dit, Loreida? Ils sont déjà en train de cacher les bêtes. C’est Hilda qui mène le bal, et elle fait danser la grand-mère sur sa musique ! »

Les paroles de Laïné firent naître en moi la certitude que ma grand-mère était réellement en train de danser dans l’étable et qu’on essayait de me le cacher, pour une raison ou pour une autre. Je voyais déjà ma grand-mère soulever sa jupe. Les rubans de ses bas flottaient en cadence. On apercevait, au-dessus, la peau bleutée de ses genoux. Et elle frappait du pied si fort contre le sol que les mangeoires en tremblaient. Ma mère, quant à elle, était montée dans une mangeoire et jouait de mon petit harmonica rouillé, qu’un soldat allemand nous avait laissé en échange de six œufs! C’était le seul instrument de musique que je connaissais.

J’aurais bien voulu aller voir ce qui se passait dans l’étable, mais il me semblait qu’il n’était pas convenable de laisser des visiteurs tout seuls dans la salle. Loreida faisait la moue et observait d’un air sombre le sirop qui tombait goutte à goutte du bord de la table. Elle n’avait pas encore prononcé un seul mot. Eevald secoua les épaules et s’écria brusquement, sans raison : « Ah ! Les femmes!»

Loreida lui jeta un regard étonné. Elle prit ses cigarettes dans son manchon et souffla bientôt par le nez une fumée bleue. M’adressant à nouveau la parole, Laïné me demanda avec curiosité : « Et de la viande, vous en avez beaucoup? »

Je réfléchis intensément et répondis : « De la viande, il n’y en a pas beaucoup. Mais du beurre, ça oui! Papa reçoit son salaire en nature maintenant. »

J’étais particulièrement fière de ma dernière phrase. J’avais réussi à la surprendre en cachette. Je m’en étais souvenu mot pour mot, et maintenant je venais de la répéter sans me tromper. Mais cela n’impressionna pas du tout Laïné, qui continua à m’interroger : « Mais le cochon, on ne l’a pas tué? »

Je murmurai à contrecœur : « Non. »

Laïné insista : « Et il est gros? »

J’essayai de me représenter le cochon en train de se gratter le dos contre le mur de la porcherie, attendant dans sa puanteur qu’on lui jette un poulet en pâture. Le cochon m’apparaissait comme un animal sanguinaire. Il était gros et gras, et j’avouai: «Gros comme un lit!»

Loreida se lassa. Elle écrasa son mégot contre la boîte d’allumettes et intima à Laïné d’un ton coupant : « Il faut contrôler les renseignements fournis par l’enfant. Laïné, allez chercher la personne en cause et dites-lui de venir ici. Nous n’avons pas beaucoup de temps ! »

Laïné sortit en grommelant. Eevald se recroquevilla sur lui-même et commença à osciller d’un côté et de l’autre en chantonnant. Il allait bientôt être repris par sa manie de faire le lion. Je le tirai par la manche en chuchotant : «Tu veux que je te montre mon nom? Je sais écrire mon nom toute seule! »

Il cessa de chantonner, se plongea un instant dans ses pensées, puis demanda d’une voix d’outre-tombe : «Quelles pensées tu veux publier sous ton nom?»

Je laissai échapper un ricanement accablé et tentai de dissimuler mon embarras en me ruant sur lui, comme si j’avais été prise par une soudaine envie de chahut. Mais Eevald ne se prêta pas au jeu. Il secoua simplement la tête et poursuivit d’un air songeur : « Si on savait écrire son nom en chinois, alors… »

Je n’ai jamais pu connaître la suite, car à ce moment précis ma grand-mère fit son entrée dans la salle, ses caoutchoucs crottés aux pieds et des brins de foin accrochés à son fichu.

Laïné la bouscula sans dire un mot et se dirigea vers la table où Loreida était déjà assise, la serviette ouverte et des papiers étalés devant elle. Eevald prit ma grand-mère par le bras et se plaignit : « On m’a engagé comme cocher. Le bourrin marche comme ça : clop-clop-clop. Il a le cul gelé. Si tu savais comme je me caille, ma chère ! »

Ma grand-mère s’approcha de la table, un peu gênée, et resta debout à attendre. Puis soudain, ce fut comme si le lit de l’oncle, la table et l’hibiscus s’étaient retrouvés dans un bureau. Laïné posait des questions, ma grand-mère y répondait et Loreida remplissait les papiers. Eevald avait le dos appuyé contre le poêle froid et reniflait. Loreida, une cigarette allumée au coin de la bouche, toisait ma grand-mère d’un regard soupçonneux.

Au début, tout alla bien. D’après les réponses de ma grand-mère, Loreida inscrivit sa date et son lieu de naissance, ainsi que le prénom de son père. Ma grand-mère semblait avoir l’habitude de ces questions et elle répondait avec déférence : « Mille huit cent quatre-vingt-sept », « Canton de Võisiku », « Fille de Jaan ».

Tout à coup, Laïné demanda : « Sexe? »

Ma grand-mère cligna des yeux, changea sa jambe d’appui et s’exclama d’un air indigné : « Quoi ! »

Laïné répéta en criant : « Sexe? » Le regard de ma grand-mère glissa humblement de Laïné à Loreida, puis se posa à nouveau sur Laïné. Ma grand-mère parut soudain plus petite. Laïné mit les mains sur ses hanches, se planta devant elle, les jambes écartées, et aboya : « Eh bien voilà quelqu’un de pas clair!»

Ma grand-mère étouffa un hoquet, redressa la tête, frappa du poing sur la table en faisant gicler du sirop sur les papiers officiels et éructa: «Tais-toi!»

Loreida se lamenta sans comprendre : « Laïné, qu’est-ce qui s’est passé? Qu’est-ce qu’il y a?»

Ma grand-mère croisa les bras sur sa poitrine. Son visage était rouge. Elle haletait. Elle jeta sur un ton dédaigneux : « Alors comme ça, vous ne savez même plus faire la différence entre un homme et une femme? Ha! Elle n’a déjà pas beaucoup d’instruction, cette Laïné, mais en plus elle a la tête de traviole, comme un perroquet juif qui crie des gros mots sans comprendre ce qu’il dit!»

Elle reprit son souffle, regarda le bout de ses caoutchoucs et déclara enfin à Loreida avec un air de s’excuser : « Bon, eh bien note qu’il y a une vache, un cochon, un bélier et deux moutons, et aussi cinq pommiers. »

Loreida demanda, hésitante : « Faut-il procéder à une vérification ou écrire de confiance? »

Laïné répondit d’un air supérieur : « On peut écrire de confiance. J’crois pas qu’ils aient plusieurs cochons. Avec quoi ils les nourriraient? Ils ont même pas assez à manger pour eux-mêmes ! »

Un rayon de soleil entra par la fenêtre et fit briller l’épingle de sûreté sur la poitrine de Laïné. Ma mère rentra de l’étable. On l’entendit traverser le vestibule et se glisser dans la chaleur de la cuisine. Eevald dormait debout, appuyé contre le poêle, en ronflant d’un ton monocorde. La tôle du poêle, sous ses pieds, brillait d’un éclat froid. J’avais l’impression que Loreida n’enregistrait pas seulement les bêtes et les pommiers, mais aussi les pas craintifs de ma mère dans le vestibule, nos maigres réserves de sucre dans la penderie, au-dessous de la robe mortuaire de ma grand-mère, la baïonnette allemande dans la ruche vide et le salaire mensuel de mon père versé en nature.

Mais j’étais dans le camp de Loreida et je lui donnai généreusement le droit de tout enregistrer. J’éprouvais pour ma grand-mère un étrange sentiment fait de rancœur et de compassion. J’écrivis mentalement au-dessus de sa tête, en grosses lettres majuscules : « Il est temps de rompre avec les anciennes habitudes ! » La radio me remettait continuellement ces mots en mémoire en les répétant à longueur de temps. Mais ma grand-mère n’y accordait aucune attention. On aurait dit qu’elle ne les entendait même pas. Eh bien maintenant, elle voyait ce que c’était!

La seule chose qui me troublait un peu dans cette histoire, c’était Laïné. Comment pouvait-elle être dans le parti de la nouveauté alors que le seul livre qu’elle possédait était un vieil almanach agricole? Cela me chagrinait. Je ne comprenais pas pourquoi Laïné s’occupait des mêmes affaires que la radio. J’avais un peu honte d’elle devant ma grand-mère. J’avais l’impression que si elle n’existait pas, ma grand-mère aurait tout compris sur-le-champ. Elle aurait exigé avidement que je lui raconte les histoires de Tchapaïev, de Souvorov et du petit pionnier Mamlaka à qui on avait décerné un grand prix parce qu’il cueillait le coton avec les deux mains.

Comme je la considérais d’un air hostile, Laïné commença à s’agiter nerveusement. Elle croisa les jambes, les décroisa, bâilla à s’en décrocher la mâchoire et s’épousseta la tête comme pour se débarrasser de mon regard critique. Elle se lamenta : « Bon sang, si ça prend autant de temps partout on y sera encore demain ! Eevald a fait boire le cheval. Il a le ventre plein d’eau maintenant. Il pisse sans arrêt. Il se traîne. C’est un drôle de cocher, cet Eevald ! »

En entendant son nom, Eevald respira profondément, ouvrit les yeux, secoua la tête et se mit soudain à pleurer à chaudes larmes. Je me cachai derrière la chaise de ma grand-mère. Que pouvais-je faire, moi, contre la vie, avec mes petites histoires lues dans les livres, où tout ce qui se produisait était intéressant, sans temps mort, empreint d’une sorte de solennité? Dans les livres, la vie était plus compacte, plus petite, et l’on pouvait en voir toutes les faces à la fois, comme lorsqu’on regardait un morceau de sucre. Même les chaises paraissaient légères dans les livres. On n’avait pas besoin de rassembler toutes ses forces pour les tirer à travers la pièce quand on voulait s’asseoir à table. Des poêles, il n’était en général pas question. Ou alors c’était une joyeuse flamme qui crépitait à l’intérieur, et la fumée ne se répandait jamais dans la pièce. En hiver, la bande des enfants allait faire du ski et de la luge. Personne n’avait de mère qui, en rentrant de l’étable, devait se glisser en cachette dans la cuisine chaude, ni d’oncle travaillant dans la forêt.

Dans la réalité, en revanche, tout se produisait lentement. Les choses étaient lourdes à porter, les jours et les nuits étaient longs, les gens gris et ordinaires. Beaucoup d’événements, dans la vie, se déroulaient de manière si sournoise que l’on pouvait y prendre part sans comprendre ce qui se passait.

Et ce jour-là aussi, tout ce que l’on voyait dans la salle, c’était quatre personnes comme les autres, la lumière glacée de l’hiver, un lit, des chaises, des vêtements accrochés au portemanteau et quelques objets posés sur la table. Le balancier de la pendule se déplaçait d’un côté et de l’autre, accompagné par son ombre sur le mur. Eevald s’essuya les yeux avec sa manche, le dos tourné vers la salle. Il faisait froid et triste.

Loreida rassembla ses papiers. Elle frappa de petits coups sur la table avec la liasse pour en égaliser les bords et la glissa dans sa serviette. Elle ne voyait ni n’entendait ce qui se passait. Laïné regarda Eevald et fut incapable de retenir son rire. Il poussait de petits gémissements et épiait furtivement, entre ses doigts écartés, les personnes présentes. Ma grand-mère demanda à Laïné d’un ton pressant : « Qu’est-ce que tu lui as dit? Tu lui as dit quelque chose ce matin, sinon il ne serait pas dans un état pareil! »

Loreida boutonna son manteau, prit sa serviette et attendit. Mais ma grand-mère n’abandonna pas la partie, elle demanda : « Eevald, qu’est-ce que Laïné t’a dit?»

Eevald quitta sa place près du poêle et se laissa tomber à genoux devant ma grand-mère, la tête baissée, de sorte que l’on ne voyait plus que le haut de son chapeau, recouvert de tissu rayé. Il psalmodia entre ses dents :

« Ooh, des temps de douleur vont venir! Volant de fleur en fleur, elle rentre à la ruche ! »

Puis soudain, il releva la tête et déclara d’une voix neutre : « On emportera les maisons et on abattra les pommiers. »

Ma grand-mère répondit : « Allons, ce n’est pas sérieux. Ce sont des bêtises ! » Mais elle demanda tout de même : « Qui est-ce qui t’a raconté ça? »

Eevald se leva lentement et pointa son doigt plein d’escarres sur Loreida, comme un revolver.

D’Eevald, les yeux de ma grand-mère se portèrent sur Loreida. Elle examina en détail ses bottines, son manteau, son manchon, sa serviette, la peau jaunâtre et ridée au-dessous de ses yeux, comme si elle cherchait à découvrir dans son apparence quelque information d’une importance capitale. Elle demanda finalement, d’une voix étrangement soumise et confuse : « C’est donc vrai ce qu’Eevald a dit? Mais où est-ce qu’ils vont aller, les gens, si on emporte leurs maisons? »

Loreida se mit à tousser, d’une toux bruyante et prolongée, puis revenant à elle, elle s’étonna : « Laïné, que faites-vous encore assise? Nous avons terminé!»

Laïné se leva d’un bond et ordonna à son tour à Eevald : « Hé, toi ! Bouge un peu tes fesses et va voir ce que fait le cheval ! »

Loreida fit comme si elle venait juste de remarquer le regard de ma grand-mère. Elle déclara sur un ton doctoral : « La création des villages kolkhoziens est effectivement à l’ordre du jour. Nous devons habituer les gens à cette idée. Tout le monde n’a pas encore pris conscience de la supériorité du collectif. »

Les paupières de ma grand-mère se mirent à trembler. Elle éclata : « Enlevez donc ce toit de dessus ma tête si vous en êtes capables! Moi je resterai assise à ma place. Vous ne m’emmènerez nulle part!»

On croyait déjà la voir assise en plein vent au milieu de la neige, sur cette même chaise en contreplaqué, les mains croisées sur les jambes, le nœud de son fichu défait, une fumée grise montant de son corps comme d’une vieille hutte estonienne. Et la Juuli de Vanatare était assise aussi de la même manière, son horloge sur les genoux, frappant le bout de ses petites bottines contre le pied de la chaise pour se réchauffer. Même Liisu était assise dans sa cour, sous le bouleau couvert de givre, les jambes serrées sagement l’une contre l’autre, le menton appuyé sur l’extrémité recourbée d’un bâton, observant de ses yeux perçants comment on emportait les maisons. On les voyait passer en file indienne sur le chemin, grises, semblables à de grands chargements de foin. Derrière elles venaient les chiens, clopinant sur trois pattes à cause du froid, flairant les odeurs familières. Tout autour s’étendaient les forêts enneigées. Les arbres balançaient leurs branches, essayant d’attraper les gens qui passaient. Les gens eux-mêmes paraissaient tout petits, noirs et étranges. Ils avançaient en rang sous le ciel bas, et les toupies en os dans leurs mains bourdonnaient monotonement.

J’étais toujours à côté de ma grand-mère, près de la fenêtre, regardant Eevald faire sortir le cheval de la cour et le traîneau des recenseuses qui progressait difficilement sur le chemin enneigé, mais, par la pensée, je me trouvais parmi ces gens en marche dans le bourdonnement des toupies.

Ma grand-mère sortit du placard les morceaux de sucre et la bouteille d’élixir. Alors seulement, ma mère osa se glisser dans la salle. Elle regarda autour d’elle d’un air craintif et dit en ronronnant : « Alors voilà que cette Laïné s’est mise à recenser les bêtes. Qu’est-ce qu’il ne faut pas supporter! Et quel visage elle a quand elle nous regarde! Tout bouffi par la colère!»

En disant cela, ma mère imita le regard de Laïné : elle gonfla les joues, rentra le menton, écarquilla les yeux et se mit à ressembler davantage à un lapin qu’à Laïné.

Cela m’amusa. Les images pénibles disparurent. Nous éclatâmes de rire, ma mère et moi. Même Tommi sortit en rampant de dessous la table et commença à lécher avidement le sirop sur le plancher. Ma grand-mère suçait son morceau de sucre, le dos raide, la tête droite, les sourcils froncés. Elle nous cria : « Qu’est-ce que c’est que cette comédie! Hilda, apporte le Nouveau Testament et lis-nous l’histoire de la fille de Jaïre. »

Le rire de ma mère se brisa net. Elle apporta docilement le livre, s’assit à table, feuilleta longuement les pages jaunies et se mit enfin à lire d’une voix monotone. Je m’étais rendu compte que ma grand-mère avait dit : « la fille de Jaïre », et non pas, avec une nuance de tendresse, « la petite fille de Jaïre », comme je savais qu’il était écrit dans le livre, et j’aurais bien voulu lui faire remarquer son erreur. Tout en suçant mon morceau de sucre, j’attendis avec impatience que ma mère arrive aux paroles de Jésus: «Fillette, je te dis de te lever!», et lorsque la fille de Jaïre revint pour de bon à la vie et se mit à marcher, je m’écriai triomphalement : « Boum ! »

La résurrection de la fille de Jaïre faisait toujours sur moi une impression très profonde. J’imaginais que cet événement s’était produit dans le bâtiment de l’école, au bord de la route. Les murs de brique sombre et les lucarnes rondes de l’école me paraissaient très imposants, à la fois lugubres et ensorcelants. Même les trous noirs des nichoirs, sur les arbres de la cour, me faisaient penser que, quelque part dans les profondeurs du bâtiment, se trouvait peut-être encore le lit vide de la fille de Jaïre.

La voix de ma mère bourdonnait d’un ton monocorde. Les murs de la maison craquaient. Dehors, le vent se levait. Le soleil disparut. D’épais nuages de neige passèrent comme des zeppelins au-dessus du toit de l’étable. Je vis par la fenêtre les congères se déplacer dans de grands poudroiements. Les buissons du jardin disparaissaient sous de hautes colonnes de neige grise. La pièce devint plus basse, plus froide et plus sombre. Sur le plancher, le ruisseau de sirop se ternit, comme s’il s’était soudain couvert de poussière. Les bêtes étaient peut-être comptées depuis longtemps, les maisons déjà regroupées, et même dispersées à nouveau. Mais nous, nous étions toujours assis autour de la table, et nous ne savions rien.

Je poussai de la tête la main de ma grand-mère, comme un chien qui cherche à rappeler sa présence en espérant recevoir des caresses. Mais ma grand-mère me gronda: «On ne me laissera donc jamais la paix! Qu’est-ce que tu veux?» et elle me repoussa vers ma mère.

En même temps que moi, son instinct repoussait aussi les maisons préfabriquées, les « Rubik’s cubes », les calculatrices de poche, les stylos-montres, les avions espions, et toute cette fin de millénaire grise et insensée. Ma mère, en revanche, n’avait pas d’issue. Tout cela, en ma personne, lui tombait lourdement sur les épaules et elle ne pouvait plus rien faire pour l’en empêcher. Je grimpai sur son dos, arrachai son fichu et me cachai derrière elle. C’était une invitation au jeu, mais ma mère n’y prêta aucune attention.

J’allai chercher un crayon, montai à genoux sur une chaise et, très en colère, commençai à écrire mon nom et à faire des gribouillages sur les photos des magazines. Ma grand-mère confessa : « J’ai souvent pensé que si Jésus était ici, je le prierais à genoux pour qu’il ressuscite aussi le père. Ou s’il ne veut pas pour le père, il pourrait au moins ressusciter le petit Julius. Ça fait déjà quarante ans qu’il est mort. Il serait un homme maintenant. Il ne les laisserait pas emporter la maison. Lui, au moins, c’était pas une poule mouillée comme le Hans ! » Elle regarda attentivement par la fenêtre, comme si elle voyait déjà revenir mon grand-père, et déclara amèrement : « Ha ! Comme si je ne l’avais pas déjà suffisamment prié! » Ma mère laissa tomber avec mépris : « Peuh ! » Mais ma grand-mère fit comme si elle n’avait rien entendu. Elle soupira : « Je retiendrais même la maison avec les dents, si seulement j’en avais encore!»

J’espérais qu’elle sortirait aussitôt et essaierait de retenir la maison avec sa bouche. Les vieilles faux gelées tinteraient sous l’auvent. Sa jupe de laine claquerait dans la tempête. Quelque chose volerait dans le ciel, une corneille, un avion militaire ou un esprit.

L’idée de quelque chose qui volait me plaisait tout particulièrement et je commençai à dessiner la scène. Je représentai la maison comme une boîte pourvue d’une porte, avec des fenêtres de chaque côté et une épaisse cheminée penchée d’où sortait une fumée noire, comme si ce n’était pas du bois d’aulne vert, mais du charbon qui brûlait dans le poêle. Je dessinai d’abord des fleurs derrière la fenêtre, mais après réflexion, je les recouvris d’un gribouillage marron et elles se mirent à ressembler à une tête de cochon. Maintenant, un cochon vêtu d’un manteau brun regardait dehors. Pour le dissimuler, je dessinai devant la fenêtre des rideaux rayés. Le cochon semblait se trouver derrière des barreaux. Ma grand-mère, que j’avais placée près d’un coin de la maison, paraissait aussi haute qu’un sapin. La maison était suspendue en l’air devant son nez. Cela ne me plaisait pas. Je transformai rapidement ma grand-mère mal dessinée en un diable gris, au-dessus duquel volaient de puissants avions de chasse avec une étoile sur la queue. Heureusement, les avions ouvrirent le feu dès qu’ils aperçurent le diable. La mitraille recouvrit bientôt tout le dessin. J’étais penchée très bas sur ma feuille et j’avais complètement oublié ce que je voulais dessiner au début.

Les voix énervées de ma mère et de ma grand-mère me le remirent en mémoire. Ma grand-mère avait commencé à mettre en doute les miracles de Jésus et martelait d’un ton obstiné : « On ne peut plus compter que sur soi-même! Au moins, ce que je fais, c’est fait, et personne n’a rien à y redire! »

Ma mère n’objecta rien à cela, mais demanda simplement d’un air songeur : « Est-ce que ce n’est pas étonnant, quand même, toutes ces choses qui se produisaient autrefois? »

Ma grand-mère déclara : « On n’est même pas sûr que tout cela se soit réellement passé. Parfois on y croit, et puis on espère, mais quand on se met à réfléchir on commence à douter. On voudrait être là quand on ressuscite un mort, alors oui, on y croirait. »

Ma mère répliqua d’un ton mordant : « Pourquoi tu parles de ces choses-là si tu n’y crois pas? »

Ma grand-mère resta longtemps silencieuse. Elle regarda nerveusement sous la table, puis avoua simplement : « Je voudrais trouver un soutien ! »

Ma mère se livra à son tour : « Avant, je n’y croyais pas. Les histoires de la Bible, à l’école, c’était comme des contes de fées. Mais maintenant, oui, j’y crois. Et tu veux savoir pourquoi? » Elle redressa la tête, balança un instant sa jambe posée sur son genou, et explosa victorieusement : « J’y crois parce qu’on a fait les kolkhozes ! Tu te souviens quand je gardais les bêtes à Niitsaare et que je ne pouvais pas courir avec mes pieds tout meurtris. Lorsque Ärna me criait après et que je revenais en pleurant à la maison, tu me renvoyais vers les troupeaux à coups de verges. À cette époque-là, je n’aurais jamais osé rêver qu’Ärna puisse un jour se retrouver privée de ses grands tonneaux de viande et de ses belles robes, ni qu’elle puisse être chassée de sa propre maison. On dit que maintenant elle habite dans une hutte de terre, sans même savoir quand elle pourra rentrer chez elle ! » Elle s’écria avec une joie méchante : « Avant, je m’imaginais qu’il n’y avait personne de plus important qu’Ärna. Quand j’étais petite, j’en avais tellement peur que j’en rêvais même la nuit. Mais maintenant, elle est au-dessous de moi ! »

Ma grand-mère la rabroua : « Réfléchis un peu à ce que tu dis! Tu trouves ça bien, toi, que quelqu’un qui avait tout ce qu’on peut vouloir se retrouve maintenant sans rien avec le cul à l’air! Les gens de Niitsaare, ils avaient travaillé pour avoir tout ça!»

Ma mère s’enflamma : « Qu’elle reste donc le cul à l’air! Tu ne peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir! À leur tour, maintenant, de voir comme c’est bon d’être pauvre et de vivre hors de chez soi! Tu ne te rappelles donc pas comment elle te criait après à cause de moi quand tu me ramenais au troupeau à coups de trique? Toute ta vie, tu as léché le cul de ces patronnes, mais moi, maintenant, je passe devant elles sans leur dire bonjour! Et je ne leur donnerais même pas un quignon de pain si elles avaient faim! C’est un vrai miracle que des temps pareils soient arrivés ! »

La joie de la vengeance brillait dans les yeux de ma mère. Mon opinion sur elle s’améliora nettement. Je buvais ses paroles, la bouche ouverte, et je la soupçonnai d’avoir lu sans m’en parler les histoires de Tchapaïev. Comment aurait-elle pu, sinon, maudire si bravement le passé?

Je m’écriai à tout hasard : « Ô fleuve! Large Oural! » en espérant que ma mère me ferait participer à la conversation. Au lieu de cela, elle resta silencieuse, tripota les boutons de son gilet et murmura, soudain effrayée, comme si elle venait seulement d’apprendre la nouvelle : « Qu’est-ce qui va se passer quand on emportera notre maison? » Elle frissonna des épaules et ajouta : « C’est terrible! »

Ma grand-mère, derrière la table, se leva, cria au passage à Tommi : « Va-t’en, toi! Qu’est-ce que tu fais ici? » et disparut derrière lui dans la cour.

Alors les yeux de ma mère s’ouvrirent. Elle remarqua enfin le sirop répandu sur le sol. Elle me tira habilement et douloureusement l’oreille et me répéta d’une voix criarde : « Tu n’as pas un peu fini de renverser sans arrêt ce sirop ! Je t’ai déjà dit de ne pas jouer avec la nourriture ! »

Échappant à ma mère, je sautai à pieds joints dans la flaque de sirop en éclaboussant les feuilles de l’hibiscus. Après quoi, face à tant d’injustice, je manifestai mon dépit en me mettant aussitôt à brailler.

J’avais espéré que l’on emporterait les maisons dès aujourd’hui et que ma mère et moi deviserions respectueusement des exploits de Tchapaïev.

Je trépignais de déception dans le sirop. Ma mère tournait autour de moi en essayant de m’immobiliser, de m’arrêter comme une machine à aiguiser ou un hache-paille.

En entendant les pas de ma grand-mère dans le vestibule, je m’arrêtai de moi-même. Ma mère avait les cheveux tout ébouriffés, un pan de son gilet pendait plus bas que l’autre. Devant ma grand-mère, elle fit comme si rien ne s’était passé. Elle alla chercher un chiffon gris et commença à essuyer le plancher. Ma grand-mère se tenait debout dans l’encadrement de la porte, une faux à la main. Sa longue lame recourbée formait une étrange arche d’honneur entre les montants. Elle avait la tête bien droite, comme un vieux soldat. Sa main libre pendait, raide, le long de la couture de sa jupe.

Je l’examinai avec mécontentement. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Les moindres événements devaient m’avoir été annoncés à l’avance et avoir reçu mon approbation, faute de quoi ils déclenchaient aussitôt cris et caprices. Mais il en allait toujours autrement. On tuait les cochons sans m’en parler. Les aurores boréales apparaissaient dans le ciel à minuit, pendant que je dormais. Le renard réussissait à emporter une poule derrière mon dos, sans que je l’entende ni le voie.

Ma grand-mère frappa le sol avec le manche de sa faux et promit : « Je vais mettre cette faux dans le coin du vestibule. Je voudrais bien voir, maintenant, qui arriverait à déplacer cette maison tant que je serai là avec ma faux! On pourrait bien me couper la tête! Je n’ai peur de personne ! »

Ma grand-mère me parut aussitôt grande et forte, comme une laiterie de pierre avec un toit en tôle. Plus le silence qui suivit ces paroles se prolongeait dans la salle, plus ce « couper la tête » résonnait de manière lugubre dans mes oreilles. Je ne comprenais pas de quoi ma grand-mère aurait bien pu avoir peur, ni contre qui elle voulait se battre. J’étais particulièrement contrariée qu’elle désapprouve le déplacement des maisons. Je commençais à en avoir assez de tout cela, et une idée nouvelle me vint à l’esprit.

J’enfilai mon manteau, mis mon bonnet sur ma tête et murmurai : « Bon, je vais faire de la luge ! » Après quoi, passant avec insouciance sous la faux, je m’élançai dans les blanches étendues de l’hiver. Elles semblaient m’appartenir tout entières. Les bras écartés comme des ailes, une joie inexplicable au fond du cœur, je courus jusqu’au bord du champ voir si les déplaceurs de maisons arrivaient déjà. Mais cela n’était qu’un subterfuge, une ruse de lynx pour surprendre les ondes radio sans qu’elles se doutent de rien. S’il fallait en croire mon père, l’air devait être tout chargé de musique, de discours et de pièces radiophoniques, mais je n’entendais rien. Aucune voix ne répandait son message lourd de sens à travers les bourrasques : « Il est midi et quarante-cinq minutes ! Voici maintenant notre émission pour les cultivateurs de betteraves ! »

Des vagues de neige grise se soulevaient et s’abaissaient dans le champ désert. La forêt, derrière moi, bruissait et craquait. Les bouleaux grinçaient. Les sapins gémissaient.  Je fermai les yeux très fort,  serrai  les poings, me campai solidement sur mes jambes et souhaitai de toute mon âme être un accumulateur de poste radio, mystérieuse source de puissance, noire et cubique, qui capturait et rendait audibles les cris de joie et de désespoir qui tournoyaient à travers les airs. À perte de vue s’étendaient les champs et les forêts, dissimulant les fermes grises, les loups, les hommes, les granges et les cavernes. Une corneille volait contre le vent dans un froissement d’ailes, vers une congère d’où dépassaient les oreilles d’un cochon mort. Au-dessus des sapins et des sévères étendues de neige, avançant inexorablement vers l’avenir, luisait le disque magique du soleil.

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On avait fait circuler le mot d’ordre. Il se déplaçait lentement, mais sûrement, à travers les forêts blanchies par le givre, et finit par arriver jusqu’à nous. Ma mère et ma grand-mère ne pouvaient pas s’y soustraire. Elles devaient participer à la grande journée de travail collectif pour constituer les réserves de branches de sapin. Moi, je restais à la maison, en proie à un bon rhume. Il était hors de question que j’aille avec les autres.

En regardant par la fenêtre, je vis la neige étinceler dans le soleil. Ma grand-mère, à la porte de l’étable, bouchait la fente du chambranle avec de vieux chiffons, afin que la chaleur ne s’échappe pas. Aussitôt après, elle revint dans la maison, ferma l’obturateur du poêle et huma l’air ambiant pour vérifier qu’il n’y avait pas de renvoi de fumée à l’intérieur. Elle inspecta attentivement la salle, essayant de repérer avec précision la place de tel ou tel objet afin de voir clairement, par la suite, ce que j’aurais dérangé. L’expression de son visage pouvait faire croire qu’elle récitait son Notre Père, avant de partir couper des branches.

Je me demandai soudain avec inquiétude si ma mère et elle ne partaient pas par hasard pour la forêt de Kõpu. Je fus quelque peu rassurée par le fait que l’on n’avait pas fait cuire de viande, ce matin, pour garnir le sac à provisions. Or, on ne partait pas pour plusieurs semaines dans les forêts de Kõpu sans bourrer son sac de viande et de pain!

Je jetai de petits regards sous le lit de mon oncle, puis vers l’établi et le portemanteau, afin de déterminer par avance les dangers qui allaient me guetter lorsque je serais seule. Tant que les autres étaient là, je ne remarquais jamais rien de particulier. Mais ils n’avaient qu’à sortir de la salle, ne fût-ce qu’un instant, pour qu’aussitôt les bottes de mon oncle se mettent à grincer toutes seules sous le portemanteau et menacent de bondir sans crier gare au milieu de la pièce, en tapant furieusement des talons. La veste de ma grand-mère, qui auparavant pendait sagement à son crochet, se mettait à ressembler à un mouton mort décapité. Et les livres s’ouvraient sans coup férir sur les images les plus laides.

Rester seule à la maison était un véritable acte de bravoure, qui méritait d’être récompensé à sa juste valeur. Je passai dans la pièce du fond et regardai ma mère d’un œil appréciateur. Elle était en train de nouer derrière sa nuque un épais fichu tissé au cadre. Les coins étaient trop courts et le nœud se défaisait continuellement. Ma mère s’énerva. Elle enleva son fichu et l’examina d’un air hostile sous toutes les coutures, puis elle le prit par les coins et l’étira de toutes ses forces. Me haussant sur la pointe des pieds et comparant ma mère à son reflet dans le miroir, je dis : « Je voudrais des carottes, et puis des rutabagas, et puis aussi du sucre ! » J’ajoutai avec insistance : « Beaucoup, beaucoup ! » et constatai au même instant que, dans le miroir, les vêtements paraissaient plus vieux et les visages plus larges qu’ils n’étaient.

Ma mère répondit d’un air absent : « Des carottes et des rutabagas, il n’y en a pas assez pour qu’on puisse les manger comme ça. Il faut les garder pour faire la cuisine ! »

Je ronchonnai : « Pourquoi est-ce que vous faites ce genre de cuisine?» mais enchaînai aussitôt, pleine d’espoir, sur un ton inquisiteur : « Du sucre non plus, il n’y en a pas? Grand-mère en avait tout un sac, gros comme la tête ! » L’image du sac de sucre devant les yeux, je grimpai sur le lit, tout excitée, et sautai sur le matelas en criant : «Du sucre! Du sucre! Du sucre!»

Ma mère parvint enfin à nouer son fichu. Elle s’examina dans le miroir et son visage rayonna de satisfaction. Ses joues roses et son fichu serré autour de sa tête lui donnaient un peu l’aspect d’une matriochka en bois. Elle me fit taire : « Chut! Chut! » et lorsque j’eus cessé de crier, elle me confia à mi-voix : « Grand-mère garde le sucre qui lui reste pour les abeilles. Si au printemps on n’a plus de sucre à donner aux abeilles, elles mourront de faim. Et si elles meurent, où est-ce qu’on trouvera du miel? »

Je demandai, en enviant les abeilles : « Et autrement, elles ne mourront pas? » Je précisai : « Si elles ont à manger. »

Ma mère répondit : « Si la ruche gèle, alors il se peut qu’elles meurent. »

Entre nos paroles, on entendait la voix de ma grand-mère qui grommelait avec humeur dans la salle : « Toujours à se regarder dans le miroir! Elle ne fait jamais rien d’autre ! Et maintenant elle apprend à cette petite à l’imiter! » Elle jura encore un moment pour elle-même, puis fut incapable de se retenir plus longtemps et cria : « Bon, ça y est? Est-ce qu’on va finir un jour par partir? »

Ma mère rentra la tête dans les épaules et enfila son manteau trop étroit en faisant craquer les coutures. Elle me tapota le crâne d’un air coupable, me recommanda : « Sois bien sage ! » et s’en alla.

Je courus dans le vestibule et regardai, par l’entrebâillement de la porte, ma mère et ma grand-mère disparaître derrière le coin de l’étable, suivies par ce traître de Tommi qui aurait dû rester à la maison pour me tenir compagnie.

À présent, j’étais tout à fait seule. Désespérée, je jetai un ultime regard en direction du chemin et fermai la porte en frissonnant. J’aurais bien voulu voir comment les vaches mangeaient les branches de sapin. Je ne savais pas si on apportait les branches dans l’étable ou si on conduisait les bêtes jusqu’aux tas de branches qui les attendaient dans la forêt. Les vaches étaient peut-être déjà en train de marcher dans la neige, des chiffons gris noués autour du pis pour les protéger du froid, et des jets de vapeur blanche sortant des naseaux à grand bruit.

J’imaginais la collecte de branches de sapin pour le bétail comme un événement comparable aux festivals de chant choral. Je pensais que les femmes partaient dans la forêt vêtues de jupes rayées et les hommes de culottes folkloriques. Tous étaient coiffés de calottes paysannes et tenaient à la main de petites valises de couleur en tôle qu’ils agitaient au rythme de leurs pas. Il y avait longtemps que j’en désirais une. Ce qui me fascinait particulièrement, c’était, sur un côté de la valise, une porte que l’on pouvait fermer par un loquet et sur laquelle se trouvait l’image d’une oie, d’un pionnier ou d’un ours. Je pensais, grâce à la radio, que tous les travaux du kolkhoze devaient être accompagnés de chants joyeux et entraînants. Il aurait fallu faire disparaître au plus vite les contradictions entre la radio et la vie, m’offrir par exemple une calotte paysanne et une valise en tôle. En faisant les foins et en épandant le fumier, ma grand-mère aurait dû chanter avec entrain : « Notre bière est brune comme une eau bourbeuse ! » au lieu de crier d’une voix éraillée : « Hue! » ou « Hoo! Bon sang, où est-ce que tu vas comme ça ! »

J’étais fermement convaincue qu’il existait des endroits où tout était différent, où de parfaits étrangers se tournaient amicalement les uns vers les autres en s’adressant mutuellement encouragements et questions, comme « Cours, cours, petite fille! » ou « Dites, grand-père, là, au coin, c’est bien la maison de la lecture? » C’était un monde attirant et lumineux, plein de kiosques à limonade, de brassées de lilas, de chaussettes blanches et de larges rubans lisses au bout des tresses des petites filles. C’est pourquoi, bien souvent, lorsque je restais seule à la maison, je plaçais à portée de main le livre intitulé J’habite à Moscou. Il m’aidait à surmonter ma peur des coins sombres et mes terribles envies de sucrerie. Il suffisait de prononcer à mi-voix certains mots importants, comme « Sadovaïa », « Mossovet » ou « Ordinka », pour que le cœur s’emplisse d’une joie singulière. Il semblait aussitôt que toutes les choses effrayantes ou suspectes eussent disparu de la surface de la terre. Il ne restait plus que des terrains de jeu ensoleillés et des compotiers pleins de poires juteuses, de raisins et de prunes.

Je ne comprenais pas pourquoi ma grand-mère avait besoin de jacasser continuellement au sujet de la platée des cochons, du four à pain ou de sa propre mort. En soupirant et en jurant de la sorte, elle libérait les forces obscures et jetait sur la vie une ombre épaisse, sournoise et terrifiante. J’étais partisane de la clarté et de la simplicité. Tout ce que la vie comportait de fatal, d’oppressant et d’incompréhensible, j’étais prête à le froisser en boule et à le jeter comme un dessin raté, mais cela finissait toujours par refaire surface à l’improviste. C’était la vie elle-même qui avait dissimulé le Manuel d’hygiène et de santé sous la couverture de La Petite Maison. Elle aussi qui veillait à ce que ledit manuel, lorsqu’on le prenait en main, s’ouvre infailliblement sur des photographies en couleur montrant les manifestations de l’eczéma, de la syphilis ou de la teigne.

L’essentiel, lorsque je restais seule à la maison, était de me trouver une activité innocente et enfantine, afin de tromper les forces obscures, de les endormir. J’étalai sur la table mes livres les plus simples et les plus futiles – Les Tâches importantes, Qu’est-il arrivé?, Aïno la petite fermière et Qui saute le plus loin? Je les feuilletai tous du début jusqu’à la fin, dessinant au passage une longue culotte rouge sur les jambes d’Aïno la petite fermière et mettant des lunettes noires à verres ronds sur le nez des chiens et des chats. Je jouais pour moi-même à l’enfant insouciante qui n’a jamais entendu parler des abris, ni des fabriques de saucisson, ni de la baïonnette allemande, et ne sait pas ce que c’est que le Diable.

J’essayai d’oublier aussi le petit chien blanc qui avait surgi une nuit derrière la carriole de ma grand-mère, alors qu’elle traversait la sapinière de Kiigatsi. Il l’avait suivie un moment, puis avait disparu d’un seul coup comme s’il s’était évaporé dans l’air. Je tapai bruyamment du pied, pris un livre et, pour me donner du courage, déclamai de ma voix nasillarde et enrhumée :

La vache mange du fourrage; Le chien, saucisson et fromage.

Les mots « saucisson » et « fromage » me donnèrent l’eau à la bouche. Je refermai ce livre et en pris rapidement un autre dans lequel on ne parlait pas de nourriture. Surveillant d’un œil attentif les bottes de mon oncle, j’essayai les vers suivants, bien propres à redonner confiance :

Tu seras aviateur Ou bien navigateur! Si tu y mets du cœur, Tu seras le vainqueur.

Je m’essuyai le nez dans mon tablier et regardai autour de moi. Je voulais juger de l’effet de mon couplet. Les bottes, abattues, s’aplatissaient par terre. Une mésange grattait sur le rebord de la fenêtre. À part cela, tout demeurait étrangement silencieux. Les armoires, embusquées dans les coins, retenaient leur souffle; Dieu seul savait ce qui pouvait se passer dans les tiroirs!

Rien à faire, il fallait se ressaisir! Réciter encore quelques strophes pour se donner du courage et partir discrètement pour une petite tournée. Le mieux était d’effrayer les coins et les derrières d’armoire avant qu’eux-mêmes eussent le temps de me faire peur.

Je me glissai sur la pointe des pieds dans le vestibule, tendis l’oreille, montrai les dents, et en criant d’une grosse voix, je bondis dans le garde-manger, au cœur du plus terrible nid d’obscurité de la maison. Un air froid et lugubre, des ombres grises me saisirent aussitôt à la nuque et aux cuisses. Je tapai des poings contre le tonneau de viande à moitié vide, secouai les vêtements accrochés derrière la porte et poussai des grondements à l’adresse des bouteilles, des pots et des bidons posés sur les étagères. Je regardai avec un sentiment de malaise tout particulier deux vieilles théières en faïence. Elles étaient accroupies face à face dans un coin sombre, rebondies comme des poules blanches, le bec verseur recourbé d’un air funeste, et portaient sur leurs flancs bombés des bouquets de roses fantomatiques. Elles attendaient le moment propice pour prendre leur élan et s’envoler en sifflant jusqu’au plafond, où elles tournoieraient un instant dans l’obscurité, avant de fondre à la vitesse de l’éclair sur la gorge de ceux qui pénétreraient dans le garde-manger. J’avais terriblement peur que ces théières ne parviennent, d’une manière ou d’une autre, à entrer dans la salle. Je leur montrai les dents d’un air furibond et sortis en claquant la porte avec fracas.

Je m’attaquai ensuite à la cuisine. La cuisinière était encore chaude. Dans les seaux posés sur le banc, l’eau noire du puits luisait d’un air sinistre. Les vieilles boîtes de thé chinois étaient paisiblement alignées sur les étagères décorées de papier dentelé. Elles ne contenaient pas du thé, mais des graines de cumin, des fleurs de camomille et des feuilles de menthe. Bien qu’elles ne fussent pas particulièrement menaçantes, je leur adressai tout de même un sifflement.

Ce qui me déplaisait par-dessus tout dans la cuisine, c’était le placard du poêle et le coffre à pommes de terre. J’avais entendu par hasard l’histoire de cette Maïmu que l’on avait emmurée vivante dans une église, et je faisais depuis ce jour un rapprochement entre le mur de cette église et le mur de chauffage au-dessus de la cuisinière. On avait très bien pu trouver un squelette à l’intérieur du mur, et le jeter en cachette pour que je ne le sache pas ! La niche où il était emmuré avait servi à aménager le placard du poêle, où l’on faisait sécher les moufles. Sans avoir jamais osé en parler à personne, je soupçonnais aussi les murs de chauffage et les placards de poêle de toutes les autres fermes.

Je n’avais pas à l’encontre du coffre à pommes de terre de préventions aussi sévères. Il était simplement trop sombre, et les pommes de terre se mettaient parfois à rouler toutes seules avec un bruit de tambour.

Je plaçai mes mains en porte-voix autour de ma bouche, me penchai au-dessus du coffre et le mis en garde :

C’est aujourd’hui jour de parade. 

À Moscou, mille pétarades! 

après quoi, je retournai dans la salle d’un air satisfait et décidé. Il ne me restait plus que la pièce du fond à inspecter. Dans celle-ci, les éléments les plus suspects étaient l’armoire de ma grand-mère et le miroir de la tante défunte. Avant que j’eusse le temps de leur faire peur, l’image étonnamment vivante du sac de sucre de ma grand-mère se présenta à mon esprit, mettant aussitôt en fuite les ombres et les peurs. La pièce du fond reprit soudain son apparence habituelle, comme si ma mère et ma grand-mère étaient à la maison en train de tricoter des bas ou de carder de la laine.

Une envie irrépressible de sucre me comprimait les os, bourdonnait sous mon crâne et me picotait les yeux. Les mains derrière le dos, je m’approchai lentement et sournoisement de l’armoire de ma grand-mère. La porte grinça brièvement. Je vis apparaître les étagères chargées de linge et le poudrier en cristal – un vieux souvenir d’où émanait encore l’odeur suave et rosâtre de la tante défunte.

À présent, le tiroir était à ma portée, en mon pouvoir, avec ses élastiques de culotte, ses boutons-pression, ses épaulettes et ses épingles de sûreté. J’avais déjà reniflé des dizaines de fois la bouteille de teinture d’iode vide et joué avec le petit couteau tranchant qui servait à castrer les cochons. Mais cette fois, je restai complètement indifférente. Je ne pris même pas la peine de tourner mon attention vers l’autre tiroir, toujours fermé à clef, qui abritait de petits dés en os et une gravure de la famille du tsar. Je reportai avidement mes regards sur l’autre moitié de l’armoire où se tenait comme prévu, au-dessous des robes, le sac de sucre qui avait maigri pendant l’hiver.

Je grimpai à genoux dans l’armoire. Je craignais que les autres ne reviennent avant que j’eusse le temps de défaire le nœud. Je palpai le sucre avec empressement à travers la toile. Je sentais les grains crisser entre mes doigts et avalais ma salive avec délectation. Mais la corde autour du sac avait été prudemment nouée en un nœud inextricable ! Je n’arrivais pas à l’ouvrir. Et je redoutais trop la colère de ma grand-mère pour aller chercher des ciseaux ou un couteau. Si elle s’apercevait que le sac de sucre avait été visité, son visage se couvrirait de taches rouges, elle commencerait par me maudire, puis elle irait chercher le faisceau de verges et me crierait: «Montre tes fesses!»

Découragée, je m’assis à l’intérieur de l’armoire et essayai de sucer le sucre à travers le sac, mais je ne sentis dans ma bouche que le goût du tissu. Mes lèvres humides laissèrent une trace sombre, que j’essayai fébrilement de faire disparaître. En pétrissant ainsi le sac de sucre, dans cette armoire obscure qui sentait la naphtaline, il me vint soudain une idée géniale. Elle paraissait si facile à réaliser que, dans mon enthousiasme, j’oubliai aussitôt tout le reste : mon rhume, l’interdiction de sortir, et surtout que les crimes finissent toujours par être découverts.

Il suffisait de faire entrer un peu d’air froid dans la ruche pour la faire geler, de sortir quelques rayons, puis de tout remettre en place! Personne ne comprendrait jamais ! Le miel, je pourrais le manger en cachette dans le grenier de l’étable. Le froid ferait mourir les abeilles et tout le sucre de ma grand-mère serait pour nous!

Aujourd’hui, le sucre n’occupe plus mes pensées. On le trouve dans des boîtes, dans les placards de cuisine et les magasins, et il n’intéresse plus personne. Il est devenu une chose évidente.

Pourtant, bien des gens continuent à le surveiller avec attention – et s’il revenait à manquer? Cette peur de la pénurie rassemble plusieurs générations. Tous ceux qui, dans leur enfance, ont dû visiter en cachette le sac de sucre y sont sujets.

Ce jour-là, j’avais l’impression que j’aurais pu engloutir le sac de sucre tout entier et plusieurs rayons de miel. Je refermai les portes de l’armoire, enfilai mes vêtements chauds et sortis dans la cour d’un pas décidé.

Une vive lumière me cisailla les yeux. Le soleil faisait déjà fondre la neige et des gouttes d’eau tombaient paresseusement du rebord du toit. Debout près du mur de la maison, je retrouvai la sensation oubliée de la chaleur du soleil sur mon visage. Progressant avec peine et acharnement en direction des ruches, à travers la neige épaisse et étincelante, je me rendis compte que les choses étaient beaucoup plus simples en pensée que dans la réalité. Heureusement, je découvris bientôt les traces de ma grand-mère – elle était venue voir, quelque temps auparavant, si la neige ne risquait pas d’étouffer les abeilles en bouchant l’entrée des ruches. Celles-ci ressemblaient à d’étranges maisons de sorcière recouvertes par la neige. En arrivant près d’elles, je restai un instant désemparée au milieu des chardons séchés.

J’avais le sentiment obscur et déplaisant de refaire une fois de plus une seule et même chose interdite. Je me souvins du jour où j’avais sorti la baïonnette allemande de la ruche vide. Elle s’y trouvait sans doute encore, juste à côté de moi, derrière les parois couvertes de neige.

Au-delà des plates-bandes enneigées, on apercevait la maison, dont les fenêtres brillaient dans le soleil. Dans la neige propre et lisse, mes traces sautaient immédiatement aux yeux. Au-dessus de moi, la voûte du ciel était d’un bleu profond. L’ombre de la clôture sur la neige, l’odeur de laine tiède qui montait de mon manteau chauffé par le soleil, les branches luisantes et brunes des pommiers -tout cela annonçait le printemps.

Je tournai autour des ruches, sans parvenir à comprendre où se trouvait la porte. Changeant mon fusil d’épaule, je me dis que le froid entrerait tout aussi bien si je déplaçais le toit. Mais celui-ci, couvert de neige, ne voulait pas bouger. Il était comme soudé à la ruche, et j’eus beau déployer toute mon énergie, il ne se déplaça pas d’un pouce.

Les tiges de chardon se cassaient avec de légers craquements, le toit grinçait, les mésanges volaient en tous sens au-dessus du jardin, échangeant de bruyants commentaires sur mes activités – tous ces bruits parvenaient à mes oreilles comme à travers un profond sommeil. La cour déserte et sans vie, les cris des mésanges dans le soleil étaient comme un avertissement et un rappel à l’ordre. Mais je n’en tins aucun compte. Je pris mon élan et attaquai le toit avec l’épaule. En léchant le dessous de mon nez avec la langue, jusqu’à ce que la peau devienne rugueuse et amère, je fis pression sur le toit de tout mon corps avec de grands ahans, poussant et tirant en tous sens. Au prix d’efforts infinis, je parvins à le déplacer suffisamment pour qu’une de ses extrémités se soulève. La ruche avait les reins brisés, elle ressemblait à une vache qui se relève après avoir dormi. J’introduisis fébrilement la main par l’étroite ouverture ainsi dégagée. Mais ma paume ne rencontra rien d’autre qu’un tissu rêche et froid. Je me rappelai alors qu’à l’automne, on avait installé les abeilles dans leurs quartiers d’hiver en étalant de vieilles couvertures sous le toit des ruches.

Ma main était prisonnière. Le toit, gelé et tranchant, cisaillait mon poignet rouge. Il menaçait de retomber de tout son poids à sa place initiale. Une mésange se posa sur une branche, pencha la tête et me transperça d’un regard noir et pénétrant. Les ombres des arbres atteignaient le milieu du carré de pommes de terre. Le ciel, soudain épuisé, perdit sa couleur et une moitié de lune blanche y apparut, à la limite du visible.

Je restais là sans faire le moindre bruit. Ma mâchoire tremblait et mon nez laissait tomber des gouttes sur le devant de mon manteau. Je me rappelai ce que faisaient les renards lorsqu’ils étaient pris au piège. Mais moi, je n’osais pas me ronger la main. Pleurant à chaudes larmes, j’essayai à nouveau de déplacer le toit. La peur me donna des forces : il finit par bouger légèrement et je pus retirer ma main. Je la léchai affectueusement et donnai un bon coup de pied à la ruche. Le toit tomba définitivement de travers et malgré tous mes efforts, je ne parvins pas à le remettre en place.

À présent, le froid allait certainement entrer dans la ruche. Les buissons dénudés ne cachaient pas le toit déplacé. On le voyait de loin! Il n’y avait pas un seul endroit, dans le potager et dans la cour, d’où il ne fût visible. Même les fenêtres de la salle donnaient tout droit sur les ruches. J’étais à la maison, je devais nécessairement savoir ce qui était arrivé!

Une tristesse amère et insensée me saisit à la gorge, me jeta à plat ventre sur le sol. J’enfonçai mon visage dans la neige et poussai une plainte désespérée. Un chagrin originel, toujours prêt à refaire surface, s’exprimait en cet instant par ma bouche, un gémissement faible et monotone, interrompu par de profondes inspirations semblables à des hoquets. Peu à peu, le gémissement se calma. Je relevai la tête et examinai la neige avec intérêt pour voir si mes larmes l’avaient déjà fait fondre. Je me mis debout, m’ébrouai légèrement et aperçus soudain ma luge près du mur de la maison. Sa vue me réchauffa le cœur et atténua quelque peu mon sentiment d’abandon.

Prenant ma luge avec moi, je sortis de la cour en trottinant. Lorsque le toit de l’étable eut disparu derrière les arbres, je m’arrêtai. Ma gorge me faisait mal, mais il n’y avait personne à qui se plaindre. Je sentais que le châtiment pour ce que j’avais fait à la ruche serait quelque chose de particulier, de nouveau et de terrible. Il me semblait, pour une raison mystérieuse, que ma mère et ma grand-mère seraient impuissantes face à lui. Il viendrait indépendamment d’elles. Elles tenteraient peut-être même de s’interposer pour me protéger, mais sans y parvenir.

C’était la première fois que le monde se comportait à mon égard avec autant de froideur et d’indifférence, et je ne pouvais pas supporter cela. Je m’éloignais de la maison à petits pas de fourmi, espérant ardemment que ma mère et ma grand-mère viendraient à ma rencontre sur le chemin et me reconduiraient chez nous. Alors, il n’y aurait rien à faire, ce serait une coïncidence!

J’avais beau marcher aussi lentement que possible, la distance entre la maison et moi ne cessait d’augmenter. Chaque pas que je faisais m’éloignait un peu plus. Et je ne voyais venir personne à ma rencontre. Je commençai à crier à intervalles rapprochés : « Maman, où es-tu? » Mais mes appels se perdaient dans les champs déserts et lumineux, et aucune âme jamais ne se montrait. Je finis par me lasser et me tus, continuai simplement à remuer les lèvres en appelant au fond de moi-même : « Maman, où es-tu? Grand-mère, où es-tu?»

Le soleil allumait des reflets rouges sur les cimes des sapins. Sur les branches, par endroits, la neige avait déjà fondu et le vert sombre des aiguilles reprenait son emprise sur les arbres. Quelques branches basses pendaient au-dessus du chemin, et lorsqu’on regardait à travers leur feuillage, le paysage plat qui s’ouvrait au-delà prenait un aspect ancien et étranger. On y voyait de vastes prairies, des granges, un chemin solitaire. Au-dessus de ces étendues scintillantes se balançait le croissant blanc de la lune. Le deuxième embranchement du sentier disparaissait sous les voûtes vert sombre, au plus épais de la sapinière. À travers le léger bruissement des cimes, j’entendis distinctement la voix de ma grand-mère qui disait : « Si un jour je n’ai plus de maison, j’irai dans la forêt habiter sous un sapin!» Pleine d’espoir, j’examinai attentivement les sapins, mais ne parvins pas à comprendre comment aller sous leur feuillage. Je marchai, pour voir, jusqu’au sapin le plus proche, à travers la neige criblée de petits trous. Sous les branches, la neige était la même qu’ailleurs, mais il faisait beaucoup plus sombre et froid. Ainsi, les paroles de ma grand-mère restèrent pour moi une énigme.

En regardant les sapins, j’avais l’impression qu’ils portaient de longs manteaux noirs et des lunettes. Ils me rappelaient le vieil Ilvès. En pensant à lui, je me sentis soudain plus légère. Je décidai de me rendre immédiatement à bibliothèque. Je me mis à courir en traînant derrière moi ma luge brinquebalante, et ne repris mon souffle qu’une fois arrivée au sommet nu et arrondi d’un petit tertre.

Le long chemin glissant luisait sous les rayons du soleil déclinant. L’horizon, au-delà des champs de neige, brûlait d’un éclat froid et obsédant. J’avais déjà cheminé un soir dans une lumière semblable. Quand et où, je ne le savais plus, et cela me tourmentait étrangement. Je tapai des pieds par terre et essayai de faire du bruit avec ma bouche. Mais autour de moi, l’austère paysage nordique rayonnait dans toute sa splendeur. Il figeait les bruits et les gestes et transperçait douloureusement mes côtes avec un long rayon brûlant de nostalgie, qui s’enfonçait droit dans mon cœur.

Il était grand temps de rentrer à la maison. Tout me serait peut-être pardonné et l’on me préparerait une tisane de framboisier bien chaude. Mais l’horizon rouge vif tomba comme une barrière en travers du chemin du retour. Je continuai à marcher d’un pas rapide et décidé, sans jeter un seul regard autour de moi, jusqu’à ce que le bâtiment tarabiscoté de la bibliothèque apparaisse entre les arbres. Par une fenêtre se projetait sur la neige la lumière d’une lampe, qui pâlit, puis se fondit dans les premiers rayons de lune et les derniers feux du couchant. Frapper à la porte et entrer était loin d’être aussi facile que je l’avais imaginé. Je clopinai le long du mur en trébuchant sur les blocs de neige et attendis qu’Ilvès sorte. J’avais les pieds et les mains gelés, et le bout de mon nez exposé au vent me picotait.

Je découvris sous la fenêtre un chevalet de scieur, sur lequel je me hissai à grand-peine pour essayer de voir ce qu’Ilvès faisait à l’intérieur. Il était assis dans la lumière de la lampe, les lunettes sur le nez, et perçait des trous avec un poinçon recourbé sur le bord d’une pile de journaux. D’un geste habile, il fit passer une ficelle par les trous et la noua. Toute l’opération fut accomplie à une vitesse impressionnante. Plusieurs piles se trouvaient encore sur la table. On y voyait aussi une grosse bobine de ficelle et, juste à côté d’elle, un sachet en tissu rayé où Ilvès, de temps à autre, prenait entre ses doigts quelque chose qu’il mettait distraitement dans sa bouche et mangeait. Même chez lui, dans sa salle de séjour, il gardait son manteau sur le dos. Cela me parut étrange et triste.

Je tombai à grand fracas du chevalet où j’étais perchée. De mes yeux jaillit une eau ardente qui brûla mes joues froides. Je levai les mains en l’air, comme pour prononcer un serment ou réclamer que quelqu’un me prenne dans ses bras, et je gémis sans savoir à qui je m’adressais : « Le toit de la ruche s’est déplacé, alors moi j’ai voulu le remettre, mais on ne peut pas! » « Peut pas », répondit l’écho dans la forêt, de sa voix caverneuse. J’entendis la porte s’ouvrir, la neige grincer et sentis la main d’Ilvès qui prenait la mienne. Il me conduisit à l’intérieur, me fit asseoir près de la table, alluma le poêle et alla jusqu’à me retirer mon manteau.

Dès que je me fus réchauffée et que j’eus repris un peu mes esprits, je commençai à éprouver un vif intérêt pour le sac à rayures. Je tendis le cou et essayai de voir ce qu’il y avait à l’intérieur, mais je ne distinguai rien. Ilvès remarqua mon regard et me dit d’un air gêné : « Je mangeais juste un peu de farine ». J’espérais depuis le début que le sac contenait du sucre. J’étais cruellement déçue. Ilvès sortit de sa poche son porte-cigarettes et commença à fumer. Il me demanda soudain, en penchant un peu la tête comme une mésange et en me perçant d’un regard pénétrant: «Ils savent où tu es, chez toi?»

Je me plaignis: «Il n’y a personne à la maison! Ils reviennent seulement ce soir!»

Une vieille peur se réveilla soudain en moi : celle qu’Ilvès se mette dans l’idée de vérifier si je savais écrire. Je me reculai dans l’ombre et hasardai prudemment : « Je sais écrire mon nom!»

Ilvès répéta, sans enthousiasme particulier : « Très bien. Très bien… », tout en faisant les cent pas entre la table et le poêle, les mains derrière le dos, le front plissé.

Je m’essuyai le nez en cachette avec ma manche. Ce n’était pas une mince affaire de se retrouver ainsi sans mouchoir si loin de chez soi! Ilvès essaya de me consoler : « Allons, allons, tout va bien ! Tu vas te reposer un peu, regarder des images… Ce qui est passé est passé, et ce qui doit venir, personne n’en sait rien ! »

Il se mit à farfouiller dans les rayonnages en discutant avec les livres. Ceux-ci se faisaient tout petits sur leurs étagères et paraissaient l’écouter d’un air soumis et dévoué. Lorsqu’il se baissait, les pans de son manteau glissaient sur le plancher. De petits éclats de bois et des chatons de poussière grise y restaient accrochés. De temps en temps, il disait, comme pour rassurer quelqu’un : « Allons, allons… », sans que je comprenne s’il s’adressait à moi ou aux livres. J’avais l’impression qu’il ne se souvenait plus vraiment de ma présence et devisait en réalité avec ses parents, sa femme, ses enfants, ses amis ou ses ennemis. Il se déplaçait en marmonnant, silhouette noire, lunettes brillantes, accompagné par le froufrou de son manteau. Sous le plancher, une souris ou un rat grignotait quelque chose. La lampe grésillait.

Enfin, Ilvès se redressa. Il donnait l’impression d’avoir trouvé ce qu’il cherchait. À mon grand dépit, ce n’était que l’album Dix ans d’Estonie soviétique. Je l’avais déjà feuilleté deux fois, mais pas jusqu’à la fin, car ma grand-mère m’avait toujours interrompue en me disant qu’il était temps de partir. Je déclarai à Ilvès : « Un jour, je l’ai regardé presque jusqu’au bout! Je vais peut-être aller encore plus loin cette fois ! »

Mouillant mon index avec ma langue, je fis défiler à toute allure les photos que j’avais déjà vues, m’arrêtant juste sur celle de l’usine de moteurs électriques Volta. Je prenais les moteurs pour des bidons de lait renversés, ce qui me plongeait dans la plus grande confusion. Ces bidons qu’on appelait des moteurs électriques étaient pour moi une énigme insoluble. Parmi les photos que j’avais déjà regardées, j’aimais bien «Maison reconstruite à Narva », « Nouveau bateau de pêche à moteur (en haut) », « La rentrée des classes (en haut) » et « Premières leçons (en bas à gauche) ». Mais les mentions « en haut » et « en bas à gauche » me mettaient en rogne, car je n’arrivais jamais à savoir exactement où était quoi.

La grande photo intitulée « Dans toutes les écoles de la république, des repas chauds sont organisés pour les élèves (en haut) », je ne l’avais encore jamais vue. Tout l’espace y était accaparé par une grande table, autour de laquelle se trouvaient assises des petites filles aux yeux de chien battu. Devant chacune d’elles était posée une assiette en aluminium contenant de la purée. Derrière elles déambulait un vieillard ventru avec un nœud papillon, probablement un maître d’école. Cette photo me mit sur le qui-vive. Je n’aimais pas du tout les petites filles, ni les assiettes. Seul le gros instituteur me paraissait satisfaisant. Je préférais nettement « Le nouveau cercle culturel des travailleurs de Kiviõli », qui représentait une grande salle avec un tableau d’honneur, des canapés, d’immenses vases blancs et trois vieillards en train de lire le journal, le dos confortablement appuyé contre le dossier de leur siège. Ces canapés vigoureux me faisaient une très forte impression. À côté d’eux, la « Transfusion sanguine à la maternité de Tallinn» paraissait grise et minuscule. Rien dans cet album ne pouvait rivaliser avec les imposants canapés de Kiviõli! Et leur image me resta devant les yeux longtemps après que j’eus refermé le livre, soulagée d’avoir enfin pu le parcourir jusqu’au bout!

J’allongeai le bras vers l’étagère la plus proche, sur laquelle étaient rangées les revues, et en ramenai un numéro de La Femme estonienne. J’y cherchai principalement des dessins humoristiques, mais n’en trouvai aucun. Je m’arrêtai un certain temps sur les photos de mode. Des femmes vêtues de robes simples souriaient d’un air espiègle. Un petit garçon montrait d’un air appliqué son manteau à chevrons, par-devant, de côté et par-derrière. Les gens, sur les photos, avaient un visage ouvert et heureux. Les vêtements paraissaient un peu trop grands pour eux, mais ils n’y attachaient pas d’importance.

Ces manteaux simples et ces visages rayonnants, l’odeur des livres, âcre et solennelle, et la voix bourdonnante, depuis longtemps éteinte, du vieil Ilvès – tout cela resurgit soudain de l’oubli un jour où, feuilletant une revue de mode étrangère épaisse et coûteuse, je découvris, proposées pour l’automne-hiver 1983/84, des « tenues de terroriste », « tenues de cataclysme » et « tenues de suicide », regroupées sous l’appellation laconique de « mode fin du monde ». Le monde d’aujourd’hui s’apparente de plus en plus à une ruche dont le toit a été ouvert sur la cupidité et l’inconscience. Plus personne n’a la force ni le pouvoir de le remettre en place, et le froid de la mort menace à tout instant de s’engouffrer à l’intérieur.

Je m’endormis sur les pages de mode de La Femme estonienne et ne me réveillai que lorsque Ilvès essaya de m’enfiler mon manteau. À travers une douce torpeur, je l’entendis me dire : « Partons maintenant, je te raccompagne chez toi! » et je me mis à clopiner à ses côtés en lui tenant la main. La froide nuit étoilée acheva de me réveiller. Je pensai aussitôt à ma luge. Montrant à Ilvès la forme noire près de l’escalier, je m’exclamai d’un air réjoui: «Voilà ma luge!» En me réveillant, j’avais presque oublié le grand crime qui me faisait fuir. Il s’était écoulé tellement de temps… Je m’assis sur ma luge, le cœur léger, et avant que je commence à éprouver le plaisir du voyage, nous avions déjà pénétré dans la forêt obscure. Les sapins noirs se déplaçaient lentement à côté de nous. La neige jetait une lumière spectrale. Le bruit des patins ressemblait à un grincement de dents, et j’avais sans cesse l’impression qu’un fantôme des anciens temps courait derrière la luge, sous la forme d’un petit chien blanc. Le manteau d’Ilvès venait parfois claquer lourdement contre ses genoux, comme s’il battait des ailes.

Soudain, Ilvès s’éclaircit la gorge et déclama avec ferveur et émotion : « Quelque chose s’allume, et rayonne, et palpite au-delà des collines : un appel, une invite… »

Ces mots, prononcés d’une voix essoufflée de vieillard, résonnèrent longuement sous mon crâne et restèrent solidement amarrés dans les sentiers secrets de mon sang. Ils éveillèrent en moi un désir et un espoir indicibles. J’inspirai profondément et sentis ma poitrine se remplir d’une joie ardente.

Au même instant, nous émergeâmes de la forêt et nous trouvâmes nez à nez avec des champs infinis couverts de neige étincelante. Le haut de la ruche était entièrement ouvert et de grandes étoiles braquaient droit dans le fond de mes yeux leurs impitoyables rayons de lampe de poche.

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Les sifflements stridents et sonores des étourneaux traversaient le matin les murs de la maison. La neige fondait sur les toits. Les sapins, dans la forêt, avaient perdu leur ténébreux pouvoir. Et les branches nues des pommiers luisaient d’un éclat rougeâtre. Les aloès et les cactus de Noël, dans la salle, pendaient d’un air gêné en se couvrant de poussière. On laissait déjà sortir les poules vers midi. Elles remuaient leur queue crottée, marchaient avec prudence sur la terre gelée, poussaient des caquètements assourdissants, d’une voix forte et suffisante de vachère, picoraient goulûment des petits cailloux et faisaient la chasse aux premiers brins d’herbe.

Je regardais la cour par la fenêtre, des gouttes d’alcool camphré dans l’oreille et un fichu noué derrière la nuque. Je ne me sentais plus attirée ni par le dessin ni par la lecture. Je me pendais à la porte de la pièce du fond et m’élançais contre le poêle. À cheval sur une chaise, je galopais à grand vacarme à travers la maison. J’attelais le chat à la râpe à raifort, puis je le laissais circuler sur la table et casser le verre de la lampe. Toutes les pièces étaient pleines de bobines de fil vides, de copeaux de bois, de boîtes d’allumettes et de cabanes pour le chat faites avec des chaises renversées. Ma mère, un beau jour, n’eut d’autre solution que de serrer un peu plus fort le nœud de ce fichu tant détesté et de me laisser sortir. Sur le pas de la porte, je tombai nez à nez avec Paula et Aïmé. J’eus peur que l’on me rappelle à cause des visiteuses et me ruai dans la cour sans demander mon reste.

Il faisait juste aussi chaud que je l’imaginais. Le soleil brillait avec éclat. Le vent était puissant et tiède. Partout apparaissaient, sous la neige, les mottes de terre et les pierres dégelées. Sur la terre du massif, au bout de la maison, la neige avait entièrement fondu. Les premiers perce-neige y faisaient déjà leur apparition. Leurs feuilles jaune pâle, émergeant de l’obscurité de la terre, abritaient des boutons blancs en forme de goutte. Je m’accroupis, saisie d’étonnement, et les caressai du bout du doigt. Je mettais la main dans un royaume étranger, touchais des créatures inconnues. Partout sur le sol commençaient à apparaître des êtres qui ne s’y trouvaient pas pendant l’hiver, comme cette petite feuille frisée dans une fissure des fondations. Je la cueillis et la mangeai voracement en louchant vers les perce-neige. À eux, je préférai me contenter de leur caresser la tête, comme à des chiots, en leur prodiguant des paroles rassurantes : « Ne vous inquiétez pas! Vous, je ne vous mangerai pas!»

Les yeux plissés, le goût frais du brin d’herbe dans la bouche, je restai assise sur les branches de sapin entassées au bord du massif, engourdie par la chaleur qui s’infiltrait jusqu’à moi à travers mon manteau ouaté.

Paula était déjà sortie de la maison et discutait dans la cour avec ma grand-mère. Mon oreille saisissait au vol des phrases isolées qui me demeuraient incompréhensibles : « Va savoir quand le cours de l’argent va baisser… Le coq noir, c’est notre ami, mais le coq blanc, c’est de la graine de démon… Je bénis les mites qui ont rongé ton gilet… le dos était intact, alors je l’ai défait et j’ai tricoté une bonne culotte bien chaude pour la petite.  »

Derrière la clôture, Aïmé tapait avec un bâton contre une charrue rouillée. Le tintement aigu du fer accompagnait comme une menace lointaine la discussion des femmes. Paula et ma grand-mère paraissaient plus grandes que pendant l’hiver. Le froid ne leur faisait pas courber l’échine, ne les obligeait pas à rentrer la tête dans les épaules et les mains à l’intérieur des manches. Moi aussi, je me sentais plus grande. Je fis le tour de la maison, me faufilai entre les lattes de la clôture et apparus par surprise devant Aïmé.

Nous restâmes un instant à nous regarder en chien de faïence sans dire un mot. Aïmé parla la première, elle abattit d’entrée son meilleur atout : « Tuks a été mangé par le loup ! Le matin, il ne restait plus que sa tête et sa queue. Elles étaient par terre, près du sauna. »

Je commençais à me réchauffer. J’annonçai : « Notre maison va être emportée!»

Aïmé répondit d’un air supérieur : « Il n’y a pas que la vôtre! »

Après cela, la familiarité était rétablie, nous pouvions commencer à jouer. Aïmé proposa : « Tiens, et si on jouait à tirer les maisons?»

Nos yeux se mirent à briller. Nous étions à la fois les hommes du kolkhoze, les directeurs de la station de tracteurs, les tractoristes et les fermiers. Toutes les maisons des environs seraient représentées par le fichu de laine qu’on avait mis sous mon bonnet et que je retirai aussitôt avec jubilation. Nous devions commencer par la maison de Teiste. Ensuite ce serait le tour de celle de Vanatare, puis de la nôtre. Je grimpai à califourchon sur la clôture et annonçai : « Le déplacement des maisons commence ! » Après quoi, comme rien de plus saisissant ne me venait à l’esprit, je déclamai d’un air sévère : « Dans les auges et les cuveaux, au fond des mers et des ruisseaux, nous serons des poissons dans l’eau…!» J’ordonnai à Aïmé: « Va te mettre en position ! Tu es la patronne de Teiste, et moi j’arrive avec le tracteur pour emporter votre maison. »

J’attendis patiemment qu’Aïmé grimpe sur le chevalet de scieur et roulai jusqu’à elle au volant d’un tracteur invisible, accompagnée par un grand vrombissement. J’avais beau voir devant moi le chevalet de scieur et Aimé qui se dandinait au sommet, j’avais dans la poitrine une terrible sensation de malaise, comme si je me trouvais réellement devant la porte de Teiste, comme si les coups que je frappais résonnaient avec des accents fatidiques dans la grande maison silencieuse. Les chiens se mettaient à aboyer furieusement, et déjà Juuli venait ouvrir la porte à petits pas sonores, en les menaçant avec son mètre. Ma bouche devint toute sèche d’excitation lorsque je pris la parole en imitant la voix traînante et nasillarde du chef du kolkhoze : « Semblerait qu’on ait fait la suggestion comme quoi ça serait pas mal d’emporter votre maison ! »

Aïmé fit semblant de pleurer et, se frottant énergiquement les yeux avec les poings, elle gémit : « Seigneur, qu’est-ce que je vais devenir! Oh mon Dieu, ça, c’est vraiment une sale affaire!»

Incapable de rien ajouter, elle resta là à ricaner en tripotant les boutons de son manteau. Je lui soufflai : « Lance les chiens ! »

Elle s’écria joyeusement : « Je lance les chiens sur toi ! Kss! Kss! Attaque!»

J’écartai les jambes, me balançai légèrement sur mes talons et menaçai : « Tu vas voir, tes chiens, je vais les tuer! » Je fendis l’air de mon bras et fanfaronnai : « Regarde, je leur ai coupé la tête ! »

Aïmé ne put rien dire d’autre que « Hii ! Hii ! Hii ! »

Une nouvelle fois, je dus lui expliquer : « Maintenant, il faut que tu te mettes à pleurer! » Lorsqu’elle se cacha le visage dans les mains en braillant avec application : « Bouh ! Bouh ! », je la consolai : « Ne te fais pas de souci, patronne de Teiste! Tu pourras voyager avec la maison… »

Aïmé enleva aussitôt ses mains de devant son visage et déclara d’un air rêveur : « Ça me plairait bien, à moi, de voyager avec la maison ! Je n’aurais pas peur. Tu crois que tu aurais peur, toi?»

Je me vantai : « Moi, bien sûr que non! Je le ferais sans hésiter! » Je saisis mon fichu par un coin et me mis à courir en criant: «Regarde, ça va tout seul!»

Je sentais la maison se secouer lourdement. Les vitres cliquetaient, la cheminée lançait des étincelles et les grands sapins de Teiste poussaient de profonds soupirs en essayant d’allonger une dernière fois leurs branches au-dessus du toit. Je m’étonne, aujourd’hui encore, que cette maison soit toujours là. Ne l’avais-je pas déplacée de mes propres mains?

Le déplacement de Vanatare se fit plus facilement. Lorsque j’eus expliqué à Aïmé ce qu’elle devait dire, Sina-Iida surgit de derrière le coin de la table en agitant les bras et cria : « Lève-toi ! Lève-toi ! » Elle ne comprenait pas très bien ce qui se passait et restait plantée au milieu de la cour, pendant que j’emportais la maison avec son chat gris et son bébé rampant.

Puis notre tour arriva. Cette fois, ce fut Aïmé qui se présenta avec le tracteur. Moi, je jouais le rôle de ma grand-mère. Je m’avançai jusqu’au tracteur, frappai violemment contre le sol avec une faux invisible et hurlai : « Je ne vous laisserai pas emporter ma maison ! Vous pourrez me faire tout ce que vous voudrez, même me couper la tête!»

Aïmé essaya malignement de m’allécher : « Ce n’est rien, patronne, tu pourras voyager avec la maison… »

Je frappai un nouveau coup par terre avec ma faux et grondai : « Va te faire voir, gros cul ! Je m’accrocherai avec les dents au coin de la maison! » Ayant dit cela, je saisis mon fichu entre mes dents pour qu’Aimé ne puisse pas s’en aller avec.

Elle me mit en garde : « Si tu continues à dire des gros mots comme ça, je te fais mettre en prison ! » Elle essaya de m’arracher le fichu des mains, mais je courus le long de la clôture et elle ne parvint pas à m’attraper.

Le jeu tournait à la confusion. Nous poussions des cris aigus, jetions le fichu en l’air en gloussant bruyamment et nous poursuivions mutuellement pour le seul plaisir de s’amuser. Paula sortit de la cour en tenant à la main le moulin à café qu’elle venait de nous emprunter. Elle attrapa Aïmé et mit fin brusquement au jeu. À regret, je les regardai s’éloigner, puis retournai dans la cour.

On avait sorti la grande luge à bois, sur laquelle on avait jeté des sacs à pommes de terre vides. Même Tommi était là. Il avait deviné que ma grand-mère projetait de se rendre quelque part et grattait le sol d’un air réjoui avec ses pattes de derrière, en faisant gicler de la boue. Autour de ma grand-mère déambulait le coq, qui sortait de l’hiver tout ébouriffé. En me voyant, il secoua la tête d’un air méprisant. Il faisait sa cour à ma grand-mère en lui adressant de petits battements d’ailes accompagnés d’étranges courbettes. Elle secoua sa jupe et cria: «Psst! Va-t’en, toi! »

Je demandai : « Grand-mère, est-ce que tu vas chercher du bois? »

Elle me jeta par-dessus son épaule : « Ça ne regarde pas les petites filles, ce qu’on fait et où on va ! » Elle tira sur la luge pour la mettre en mouvement et partit en direction du chemin en tâtant le sol gelé avec son solide bâton clouté. Elle paraissait petite et grise sous le soleil clair. En terrain découvert, le vent soufflait par rafales et collait sa jupe contre ses genoux. Le paquet de sacs, sur la luge, tremblait un peu.

Par endroits, la neige avait complètement fondu et la terre du chemin apparaissait, rendant plus difficile le glissement des patins. Ma grand-mère ne regarda pas une seule fois derrière elle. Je la suivais en veillant à laisser entre nous une distance raisonnable. La piste hivernale était encore recouverte d’un épais bouclier de glace bleue. Le chemin était plus haut au milieu, lisse et bombé comme un rondin. Ma grand-mère essayait tant bien que mal de garder l’équilibre. Ses caoutchoucs incommodes traînaient sur le sol gelé avec un bruit de pantoufles. Le bâton heurtait la glace glissante, dans laquelle il taillait de petits trous d’épingle.

Les rayons du soleil avaient beau s’empêtrer dans les rafales de vent, ils n’en faisaient pas moins briller la glace d’un éclat aveuglant et teintaient de bleu les forêts lointaines. Je ne comprenais pas pourquoi ma grand-mère ne laissait pas là sa lourde luge, ne redressait pas le dos, n’emplissait pas ses poumons de cet air ondoyant et lumineux, et ne bondissait pas joyeusement par-dessus les fossés en s’aidant de son grand bâton.

Ma grand-mère grise, avec sa luge, faisait tache sur ce paysage gai et prometteur. Ses vêtement délavés et son pas tâtonnant jetaient tout autour d’eux une ombre épaisse et triste.

Le vent reprit son souffle et se mit à mugir. Très haut dans le ciel apparurent de moelleux cirrus, et entre les sapins de Vanatare se propagea, comme un soupir de soulagement, un frémissement de joie.

Alors seulement, ma grand-mère m’aperçut. Elle s’arrêta en haletant. Mais au lieu de me renvoyer à la maison, elle se contenta de bougonner : « Pour courir partout sans raison, on est toujours là! Mais dès qu’il s’agit d’aider un peu sa grand-mère, tintin ! »

Je me précipitai avec fougue dans les brancards à côté d’elle. Il me sembla que cela lui faisait plaisir. Elle paraissait en avoir assez du toc-toc monotone de son bâton et de la compagnie de ses pensées.

Chemin faisant, il lui était venu des mots et des phrases qu’elle aurait voulu dire à mon oncle ou à ma mère. Elle les essaya sur moi, en guise de répétition. Elle exigea, menaça, déplora, et sa voix se fondait avec le sol tacheté de neige, les toits grisâtres des granges et le crissement rauque des patins. Les paroles de ma grand-mère étaient comme une ancienne légende estonienne : étranges, incroyables et terrifiantes. Mais je ne me sentais pas du tout concernée. J’étais beaucoup plus intéressée par le bout de mes bottines, qui filaient comme des voitures noires sur la glace et la neige. Le bâton de ma grand-mère cognait violemment contre le sol gelé. Son discours monotone suivait son chemin. On y entendait de temps à autre des éclats isolés : « Ce Hans est vraiment l’ouvrier du Démon! Il a laissé le foin pourrir dans l’eau, on ne peut plus le sortir. Il disait toujours :  » Je vais le sortir, je vais le sortir…  » Mais je t’en fiche, oui! Maintenant on n’a plus qu’à s’allonger dans le râtelier à la place du foin. La vache a les côtes qui saillent comme des chevrons. Elle ne tient plus sur ses jambes. On ne peut rien y faire!»

Les sourcils froncés, sans me préoccuper des lamentations confuses de ma grand-mère, je conduisais habilement le bout de mes bottines dans les montagnes et les vallées, allant même jusqu’à leur chuchoter, pour les stimuler : «Va tout droit maintenant! Ralentis! Tu ne vois pas qu’il y a une montagne devant toi! Tu es miro ou quoi? » Lorsque je relevai les yeux sans le vouloir, je vis que nous étions déjà en plein milieu de la noue. Je demandai avec étonnement : « Grand-mère, où est-ce qu’on va? »

Cette question donna des ailes à ma grand-mère. Elle m’imita : « Où est-ce qu’on va? Où est-ce qu’on va? Où veux-tu qu’on aille avec ce sac et ce bâton, sinon mendier! »

Cette nouvelle me terrifia, me frappa comme un éclair dans un ciel limpide. Je crus déjà voir des cabanes grisâtres affaissées entre les saules, un ciel antique et ridé pesant de tout son poids sur les cimes des arbres, et des hommes aux vestes déchirées en train de manger de la soupe autour d’un feu de bois qui brûlait lugubrement sur la glace. Je m’arrêtai net, collai mon menton contre ma poitrine et menaçai : « Si c’est comme ça, moi je ne viens plus ! »

Ma grand-mère lâcha sur un ton méprisant : « Parce que tu crois vraiment que j’ai besoin d’une chouineuse comme toi!» Et sans plus faire attention à moi, elle s’engagea sur la piste de traîneau qui conduisait aux estrades à meules.

Des corneilles croassaient du côté du rouissoir. Peut-être y avait-il là-bas quelque charogne abandonnée. Je m’arrêtai un instant, grattai la terre avec un de mes talons et décidai finalement de suivre ma grand-mère.

Elle entreprit de rassembler le foin qui traînait sur l’estrade. Je restai debout un instant à la regarder, mais n’eus pas la patience d’attendre bien longtemps. Je me mis à tourner autour d’elle en lui faisant des réflexions comme « Regarde, tu en as oublié par ici !» ou « Regarde, il y a un gros tas là ! » Ma grand-mère mettait le foin dans un sac. Je l’aidai à le tenir ouvert. Ce n’était pas de l’herbe jaunie fauchée sur la glace, mais du bon foin à bétail encore vert, à l’odeur suave, mélangé avec des fleurs des champs. Les joues de ma grand-mère rosissaient de plaisir. Elle cassa des branches de saule et de bouleau chargées de feuilles murmurantes, qui traînaient sur l’estrade au-dessous des foins, et les mit également dans le sac.

Lorsqu’il n’y eut plus rien à ramasser sur l’estrade, nous suivîmes le chemin par lequel on avait emporté les chargements. Ma grand-mère pensait qu’en terrain découvert, ils avaient perdu moins de foin qu’en forêt, où des touffes restaient toujours accrochées aux branches et aux buissons. Il en était bien ainsi. Elle soupira d’un air satisfait : « On transporte du foin tous les jours en ce moment. Peut-être bien qu’on arrivera à garder la vache en vie!»

Je découvrais entre les branches de pleines poignées de foin que ma grand-mère n’avait pas vues. Je les lui apportais triomphalement et me félicitais moi-même : « J’en trouve beaucoup plus que toi ! »

Je courais en tous sens entre ma grand-mère et les buissons. Les petits cris de Tommi nous accompagnaient tout au long du chemin. Il avait trouvé la piste de quelque animal. Ses jappements aigus se faisaient entendre, tantôt étouffés dans les fourrés lointains, tantôt tout proches derrière les buissons. Sur les branches des aulnes pendaient des chatons bruns en forme de cônes de sapin. D’après ma grand-mère, ils annonçaient une bonne année pour les pommes de terre. Au-dessous des sapins, les aiguilles traînaient en grand nombre sur la neige. Cela, en revanche, ne lui plaisait pas : avant la Première Guerre mondiale et avant la Seconde, les sapins avaient perdu aussi beaucoup d’aiguilles.

Nous remplissions nos sacs de foin en devisant gaiement. Ma grand-mère ne se fâchait même pas lorsque je m’allongeais à plat ventre sur les sacs. Mais la trêve ne dura pas bien longtemps. Je commençai à faire le siège de ma grand-mère pour qu’elle me raconte son départ de la maison, ce qu’elle avait pensé en voyant que je la suivais, ce qu’elle avait dit, ce que j’avais dit, ce qu’elle en avait pensé et ce que j’avais pensé moi, à son avis.

J’avais déjà persécuté tout le monde avec ce jeu. Rien ne pouvait se produire avec mon concours sans que j’exige aussitôt qu’on me le raconte, et ce faisant, que l’on insiste en particulier sur mes propres faits et gestes, que l’on essaye de deviner ce que j’avais pensé en faisant telle ou telle chose. Le jeu commençait toujours par des supplications mielleuses – « Raconte-moi ce que j’ai fait! », « Dis-moi comment j’étais !» – et se terminait invariablement en dispute et en fâcherie. Il suffisait que ma mère me réponde : « Est-ce que tu crois que j’avais le temps de regarder tout ce que tu faisais! » ou que ma grand-mère s’étonne : « Comment est-ce que tu aurais dû être? Une petite fille c’est toujours une petite fille ! » pour qu’aussitôt je hausse la voix et leur lance sur un ton accusateur : « Mais alors vous êtes complètement endormies! Vous n’y voyez rien! Je voudrais pourtant savoir, moi, comment c’était! »

En réalité, je me rappelais parfaitement ce que chacun avait dit ou fait, mais il fallait que je l’entende à nouveau de la bouche de quelqu’un d’autre. Le plus souvent, la comédie prenait fin lorsque ma mère, à bout de nerfs, me tirait brusquement les cheveux à deux mains en criant : « Ce n’est pas un peu fini cette manie de poser des questions idiotes? »

Ma rusée grand-mère se débarrassait facilement de moi en me flattant : « Je ne sais vraiment pas comment on aurait fait sans toi!» Alors je fondais complètement, j’acceptais tout ce qu’on voulait, et il était facile de m’envoyer lire ou dessiner.

Un peu lasse de charrier du foin, je miaulai d’un air funeste : « Grand-mère, comment j’étais au moment où je ne voulais plus venir avec toi? »

Ma grand-mère maugréa : « Ça y est, ça recommence ! Quelle peste ! »

Je demandai à nouveau, un peu plus fort cette fois : « Dis, qu’est-ce que tu as pensé en voyant que je te suivais ? »

Elle marmonna : « Bah, j’ai rien pensé de spécial ! » Mais cette réponse était une erreur. Elle aurait dû me flatter en disant par exemple : « Ça m’a fait tellement plaisir! » ou : « J’étais justement en train de me dire, bon sang mais pourquoi j’ai laissé cette petite à la maison! » Ce qui m’aurait ravie par-dessus tout, ç’aurait été de l’entendre s’exclamer rétrospectivement, en traînant sur les «a» pour bien marquer sa surprise : « Alors moi, je rega-a-arde, je rega-a-arde, et qui je vois qui arrive? Notre petite fille!»

Je pris le bâton de ma grand-mère et en donnai rageusement des coups sur la terre gelée, projetant de petits éclats de glace friable contre mon visage. Je voulais retrouver la noue ensoleillée, les immensités vivifiantes, entendre à nouveau le croassement des corneilles, et éprouver encore ma détresse et mon désarroi de tout à l’heure, mais à travers le filtre familier des mots de ma grand-mère, de façon plus quotidienne et compréhensible que la première fois.

La dispute battait déjà son plein lorsque nous entendîmes, derrière les arbres, un cheval qui s’ébrouait et les patins d’un traîneau qui chuintaient sur la neige. Ma grand-mère, prise de frayeur, jeta les sacs de foin sur le côté, mais ils n’atterrirent pas à l’abri derrière les buissons. Ils restèrent à découvert, et on aurait dit, à les voir, qu’ils étaient remplis de céréales, de pommes de terre ou de laine. Quiconque passait sur le chemin devait les distinguer d’assez loin.

Ma grand-mère me tira sur le côté à l’arrivée du cheval, mais celui-ci s’arrêta net au milieu du chemin. À genoux dans le traîneau vide se trouvait Eevald-le-sac. Il regardait droit devant lui, vers la queue de son bourrin, sans faire attention à nous. Les lacets de son bonnet tremblotaient. Les sacs pleins à craquer abandonnés sur la neige rendaient quelque peu suspects les abords du chemin. On n’entendait plus les gémissements de Tommi. Les cimes des sapins remuaient bruyamment, dans un vent qui sentait l’eau et la terre. Le soleil les nimbait d’une lumière jaune et chaude, qui coulait aussi sur le dos du cheval et faisait reluire la vieille pelisse en renard d’Eevald.

Ma grand-mère parla la première : « Eh bien, bonjour ! Où est-ce que tu vas comme ça? Tu ramènes encore du foin? »

Je criai presque en même temps : « Tu sais, j’ai fait un dessin où il y a un avion qui tue le Diable ! »

« Tue le Diable » répéta l’écho dans les profondeurs de la forêt, et le cheval dressa les oreilles.

Eevald ne pipa mot. Il ne tourna même pas les yeux. Ma grand-mère lâcha d’un air méprisant : « Eh bien, qu’est-ce que c’est que cet oiseau qui ne veut pas ouvrir le bec ! » Elle le brusqua : « Eevald, bon sang, qu’est-ce qui t’arrive? Tu as des ennuis? Tu sais bien qu’à moi tu peux tout me dire ! »

Avant qu’elle ait le temps de me retenir, je donnai un grand coup de bâton contre l’arrière du traîneau et criai :

* Tu as entendu ce que grand-mère a dit? Parle! » Le cheval prit peur. Il découvrit les dents et tira brusquement le traîneau en avant. Eevald perdit l’équilibre. Il écarta les bras et les rênes lui échappèrent pour aller s’emmêler sous l’avant du traîneau. Avec une agilité surprenante, ma grand-mère prit le cheval par le mors. Elle lui tapota l’encolure et le chanfrein, jusqu’à ce qu’il se calme, cesse de remuer les oreilles et laisse retomber ses lèvres.

Eevald descendit lentement du traîneau, arrangea son bonnet et parut enfin nous reconnaître. Il serra la main de ma grand-mère, comme à son habitude, et me gratifia d’un « Psst! Psst! » menaçant. Après quoi il se mit à débiter de sa voix lente et sépulcrale : « Je réfléchissais, je réfléchissais, ça oui, je réfléchissais drôlement, même que mon crâne était sur le point d’éclater! Les vachères m’ont dit : « Eevald, va chercher du foin ! » et puis elles ont placé des mitraillettes le long du chemin, elles voulaient me faire peur et elles riaient, elles riaient, mais moi je leur ai fait le lion! Alors elles sont devenues toutes gentilles et personne n’a plus osé me faire de mal! » Il resta un instant plongé dans ses pensées, puis reprit depuis le début : « Je réfléchissais, ça oui, je réfléchissais, même que mon crâne était sur le point d’éclater! Les bords du chemin étaient pleins de mitraillettes… » Il s’arrêta net, baissa tristement la tête et déclara soudain d’un air sombre et important : « Le couturier Cacatoès m’a cousu un manteau : étroit devant, large derrière, avec une pièce bariolée sur le cul ! »

Pendant qu’il prononçait ces mots, son visage s’anima et ses yeux clignèrent rapidement. Il poussa un profond soupir, passa la main derrière sa nuque et s’écria joyeusement : « Je me souviens! Ça y est, je me souviens! » Il chuchota, comme s’il s’agissait d’un grand secret : « J’ai fait semblant d’aller chercher du foin, mais en fait je suis parti pour avertir les gens! Déjà allé chez la couturière Liisu! Déjà allé à Kivisaare! Déjà allé à Võtiksaare! Chez vous, pas encore allé. À Teiste, pas encore allé. À Vanatare, pas encore allé. »

Il sortit de dessous son manteau des journaux à grandes feuilles flottantes et entreprit de nous faire la lecture au beau milieu du chemin. Ma grand-mère écoutait tranquillement, les yeux baissés. Le cheval aussi prêtait l’oreille, d’un air attentif et satisfait. Il hocha la tête en signe d’approbation, tendit le cou, ramassa à contrecœur une touffe de foin qui traînait par terre, la tint un instant entre ses lèvres, puis la laissa tomber dédaigneusement. Plus je l’observais, plus je me demandais si ce n’était pas là le fameux cheval avec lequel ma grand-mère était revenue à la maison après sa confirmation, celui-là même qui, en arrivant près de la glacière de Oïu, avait refusé obstinément d’aller plus loin, parce qu’il sentait l’odeur du sang des révoltés. Malgré le soleil chaud et éclatant, j’avais l’impression que quelqu’un nous épiait derrière les arbres, tendant l’oreille et retenant son souffle pour ne pas perdre un seul mot de ce qu’Eevald lisait. La chaleur stagnante de ce chemin de forêt commençait à me fatiguer. Je n’arrivais pas à m’expliquer pourquoi Eevald et ma grand-mère – et même le cheval et la forêt – semblaient éprouver une peur commune et comprenaient apparemment quelque chose d’une tout autre manière que moi.

Ce que l’on communiquait ainsi aux abords du chemin parsemés de foin, aux branches d’aulnes, aux toits grisâtres des maisons et aux champs luisants de soleil en train d’apparaître sous la neige, c’était une menace et un appel. Je le devinai aux reniflements particuliers de ma grand-mère et à la voix déchirée d’Eevald lorsqu’il nous lut : « Dans les kolkhozes de notre république ont commencé les grands préparatifs pour la constitution des centres kolkhoziens. Un grand nombre de fermes collectives ont déjà entrepris la réalisation effective des travaux de construction. Sur l’ensemble du territoire de la république, le nombre de bâtiments à déplacer se compte par dizaines de milliers. La distance du déplacement est en moyenne de un à cinq kilomètres. La réalisation de travaux d’une telle envergure doit s’appuyer sur l’expérience des républiques sœurs, où le regroupement des maisons des kolkhoziens a déjà commencé.

« Le déplacement des bâtiments en bois sur de longues distances se fera à l’aide de tracteurs par les routes ordinaires ou à travers les champs suffisamment plats. Les bâtiments pourront être déplacés aussi bien l’été que l’hiver, en utilisant des patins appropriés ou des véhicules spéciaux équipés de roues et d’instruments de levage. Le transport des bâtiments sur patins est recommandé. Il devrait s’effectuer de manière idéale sur des surfaces gelées couvertes d’une mince couche de neige, conditions à la réunion desquelles ce début de printemps apparaît particulièrement propice. Afin de s’assurer une main-d’œuvre disponible et en nombre suffisant, il est recommandé de faire accomplir ces tâches à titre de travail exceptionnel des jours fériés. »

La pomme d’Adam d’Eevald remuait. Dans un froissement de papier, il annonça : « Les maisons d’habitation regroupées dans les centres kolkhoziens. Expériences de déplacement dans le district de Valga. »

J’écoutai de fort mauvaise humeur, sans éprouver d’intérêt particulier – j’avais dirigé moi-même, dans la matinée, des déplacements de maison et l’expérience du district de Valga n’avait plus rien à m’apporter.

Tommi émergea des fourrés, tenant entre ses dents un vieil os rongé de vache ou de génisse. Tout en nous épiant du coin de l’œil, il l’enfouit dans la neige à l’abri de la luge et se coucha dessus. Par la suite, chaque fois qu’Eevald élevait la voix pendant sa lecture, Tommi l’accompagnait d’un petit « Grr-grr-grr ».

Le message menaçant du journal, bien loin de m’effrayer, me donnait au contraire des ailes. Comme j’observais pendant ce temps avec beaucoup d’intérêt ce que faisait Tommi, j’ai conservé toute ma vie l’impression étrange que c’était lui, et non Eevald, qui nous faisait la lecture.

Et malgré cela, ou peut-être précisément à cause de cela, j’ai retrouvé chaque année ce message dissimulé dans les ciels tourmentés et venteux du printemps. Même à Berlin, le long des eaux noires de la Sprée, près des palais de verre et des cygnes poussés par le vent, j’ai entendu à travers la bise les grondements de Tommi et j’ai cru voir ma grand-mère, les mains sous son tablier, essayant à grand-peine d’écouter la nouvelle derrière les grondements : « L’initiative fut approuvée à l’unanimité lors de l’assemblée générale réunissant les kolkhoziens et la direction. La plupart des travailleurs proposèrent spontanément de transférer leur maison dans le nouveau centre kolkhozien. En réponse à leur souhait légitime, la décision fut prise d’entreprendre le regroupement des maisons dès les premiers jours de mars…

« La première tâche qui s’imposait était la construction d’un grand traîneau, élément essentiel au déplacement des maisons. Mais lorsqu’on voulut entreprendre le déplacement proprement dit, il apparut que ce traîneau n’était pas des plus pratiques. Il était si grand et si lourd qu’il aurait fallu un tracteur rien que pour le traîner à vide. On en construisit donc un second, plus petit que le premier. Le problème le plus délicat, dans le déplacement des maisons en pièces détachées, concernait la façon de traiter le toit. Personne, dans les premiers temps, n’avait l’expérience de ce genre de difficulté.

« Dans les kolkhozes du district de Valga on procède aujourd’hui de la manière suivante : les lattes sont d’abord sciées au milieu des chevrons, après quoi ces derniers sont dissociés du faîte.

« Le regroupement des maisons n’est pas une tâche insurmontable comme certains le pensaient jusqu’alors. L’initiative du kolkhoze Molotov a retenu l’attention dans toute la république, et son exemple est aujourd’hui suivi par de nombreux autres kolkhozes. »

Lorsque Eevald eut terminé sa lecture et replié le journal, ma grand-mère grommela : « Bon, c’est pas tout, ça, mais il faudrait peut-être songer à rentrer. »

Aussitôt, Eevald grimpa docilement sur le traîneau, comme si les paroles de ma grand-mère s’appliquaient à lui. Le cheval jeta un regard en arrière et se mit à marcher sans qu’Eevald eût besoin de toucher aux rênes. Ma grand-mère entassa à nouveau les sacs de foin sur la luge et prit le chemin de la maison. Tommi resta couché un instant sur son os enfoui dans la neige, mais dès qu’il s’aperçut que la luge avançait, il prit son élan et sauta dessus. Je m’écriai joyeusement : « Grand-mère, regarde ce que Tommi a fait ! »

Mais ma grand-mère fut bien loin de se réjouir. Elle jura : « Ah vingt dieux ! Moi je me tue à la tâche du matin au soir, à m’en faire péter les veines ! Et maintenant il faudrait en plus que je tire ce molosse ! »

Elle s’apprêtait déjà à crier : « Descends de là! » mais je la devançai en suppliant : « Ne le chasse pas ! Je voudrais qu’il voyage sur la luge. Je t’aiderai à tirer. »

Ma grand-mère resta silencieuse. Elle ne répondit rien, ne fit même plus attention à moi. Le vent soufflait tantôt plus fort, tantôt plus doux, et caressait mes joues de façon inhabituelle. À la lisière de la forêt, des chatons blancs brillaient sur les branches des saules. Quand le vent se faisait plus fort, ma grand-mère était prise d’une quinte de toux. Elle s’arrêta et articula à grand-peine : « Continue, continue ! Je te suis. » Je disparus aussitôt dans la forêt. Les chatons de saule m’intéressaient infiniment plus que les petites misères des personnes âgées. Je me souciais comme d’une guigne de connaître la raison de leurs insomnies ou de savoir pourquoi ils devaient marcher voûtés. Alors que l’essentiel, pour eux, était qu’il ne se passe rien, je ne vivais que dans l’attente d’événements nouveaux.

En lisière de la forêt, la neige avait presque entièrement fondu. La mousse fraîche verdoyait sur les pierres. Je m’enfonçai plus avant dans les bois. La verdure y régnait en maître, sombre, profonde et éternelle. Entre les sapins se dressaient des genévriers au feuillage dense. Le vent n’arrivait pas jusque-là. Pas une branche ne bougeait. On n’entendait rien d’autre qu’un gémissement monotone dans le lointain. Dans les champs et les prairies roulaient d’immenses vagues d’air, qui venaient se briser en mugissant contre les sapins touffus. Les chatons de saule scintillaient dans le vent, semblables à des étoiles – blancs, lointains et insaisissables.

Sur les branches basses que je pouvais atteindre avec les mains, les chatons étaient loin d’être aussi nombreux qu’au sommet. La moitié des branches étaient nues et, qui plus est, très résistantes. Je ne pouvais pas les couper autrement qu’avec les dents. Debout entre la forêt et la prairie, je ployais et mordais des branches de saule au goût amer, et laissais mon regard errer sur les arbres. Le ciel au-dessus d’eux avait une douce couleur bleu clair, qui me rappelait la couverture d’un vieux cahier. Le cahier en question était rempli de petites poésies de circonstance, écrites d’une encre délavée. Lorsqu’on le secouait, il en tombait des carrés de dentelle jaunis et des têtes d’anges avec des ailes. Il était rangé dans le tiroir fermé à clef de l’armoire, avec le portrait de la famille du tsar et la poignée de dés en os et en bois. Les morceaux de dentelle et la famille du tsar me laissaient complètement indifférente. Les têtes d’anges, j’aurais pu à la rigueur les coller contre le poêle avec de la pâte à modeler. Mais c’étaient les dés qui faisaient l’objet de toute ma convoitise.

Le ciel doux bleu-papier me les remit en mémoire. J’avais compris que le plus important, dans les dés, était le nombre de points qu’ils donnaient. Plus il était élevé, mieux c’était! Je trouvai sous un buisson un morceau de glace lisse et convins avec moi-même qu’il s’agissait d’un dé. Il pouvait me donner autant de points que je voulais. C’était justement en cela que résidait son infériorité par rapport aux dés véritables. Ceux-ci tournaient sur la table dans un cliquetis d’os qui s’entrechoquent, et l’on aurait pu croire que c’était la main du destin elle-même qui les guidait.

Je fis pourtant tourner fébrilement le morceau de glace dans le creux de ma paume et m’encourageai à voix haute: «Eh bien, lance! Qu’est-ce que tu attends?» Je lançai maladroitement le glaçon et, tout excitée, me précipitai pour voir combien de points j’avais obtenu. J’avais bien repéré l’endroit où le morceau de glace était tombé, mais je ne le retrouvai nulle part. Mon dé avait disparu, comme si une main invisible me l’avait volé. Le pouvoir de la glace commençait à s’affaiblir. Ce n’était plus la peine d’essayer de faire quoi que ce soit avec elle. Je restai un moment désemparée sous les sapins.

Dans cette journée de printemps furieuse et rayonnante, les couches d’air s’entrechoquaient en frémissant, tournoyaient au-dessus des champs et des prairies et s’agitaient sous le couvert des arbres. Le combat du chaud contre le froid concernait à nouveau tout ce qui vivait -les arbres des forêts, les brins d’herbe, les animaux et les humains.

Le paysage autour de moi se transformait à vue d’œil -la verdure retrouvait sa puissance, la terre oubliée revenait au jour. Pendant des mois, je n’avais fait qu’un avec la neige et la glace; mes os, ma chair étaient les leurs. Maintenant, je les trahissais, je les dénonçais avec insouciance à chaque ramille, chaque parcelle de mousse. Une envie furieuse me saisit de courir après ce ciel trompeur qui s’enfuyait là-bas, sur l’horizon, quel que dût en être le prix, dussé-je même y laisser mon âme.

Bientôt, le dégel allait endommager les chemins, les rivières en crue inonderaient les noues et les prairies, coupant provisoirement toutes les voies de communication avec le reste du monde. Et sur les bords argileux des fossés rayonneraient bientôt les fleurs de tussilage.

En même temps que les fleurs printanières, la neige devait aussi laisser apparaître les lugubres mystères des tréfonds obscurs de la sapinière : l’abri, et les hommes qui s’y étaient jetés au-devant de la mort, les ossements blanchis des animaux tués par les loups, les tombes secrètes, les dépôts de munitions clandestins.

Le moment venu, les pommiers innombrables se couvriraient de fleurs. Personne ne les avait coupés.

Les prix du commerce et des billets de bus baissèrent.

On n’entendit plus parler du déplacement des maisons. La nouvelle avait bourdonné quelque temps à travers les airs, puis s’en était allée sans laisser sur la terre de trace particulière. Seul le kolkhoze Molotov, dans le district de Valga, avait pu faire part assez largement de son expérience dans ce domaine. Mais la valeur de ladite expérience diminuait de jour en jour. On finit même par oublier complètement que quelque chose de ce genre avait naguère été projeté.

Les nuages suivirent leur chemin, dans le grésillement des lignes à haute tension. On vit apparaître dans les champs de nouvelles moissonneuses-batteuses, de nouveaux tracteurs, de nouveaux hommes. Les hirondelles arrivèrent et repartirent. L’esprit du temps changea, les mentalités se transformèrent.

Ma mère ne pense plus à la lourde luge à bois, ni à la peur qu’elle éprouvait dans la forêt. Sa vie d’autrefois lui fait un peu honte au fond d’elle-même, mais elle n’a rien par quoi la remplacer. Les vieilles photos conservent patiemment son visage de jeune femme, comme une preuve que ces jours ont existé. Si je ne savais pas que c’est elle, je ne la reconnaîtrais pas. Les sonnettes de porte, les ascenseurs, les pompes à eau électriques, les téléphones et les aspirateurs ne provoquent pas en elle le moindre étonnement. Ses vieilles bottes de feutre à lanières de cuir ne pourraient pas rivaliser avec ses bottes françaises. Elle a beaucoup oublié.

Ma mère ne me reconnaîtrait pas non plus si elle ne savait pas que c’est moi. Je suis devenue un témoignage de cette époque nouvelle qui bourdonne dans les rues, dans le ciel, et dont les signes sont gravés dans l’air et dans le sang. Elle fait défiler les chiffres en silence sur le cadran des montres électroniques et nous annonce, impassible, que le temps s’écoule, ce temps chargé de poésie, dans lequel nous avons aujourd’hui les moyens de sauver tout ce qui peut l’être.

Seul mon père ne remarque rien. Tant qu’il a des moteurs à réparer et des pommiers à greffer, il ne fait pas attention à ce qui l’entoure. Il ne croit pas que les moteurs puissent vouloir supplanter les pommiers et pourvoit équitablement les uns et les autres en essence et en eau, en tourments et en amour.

Cet hiver aussi, au fond des forêts de Kõpu, remue un soleil éternel. Il a déjà répandu son message et viendra dans quelques mois pour asseoir à nouveau son pouvoir, nous redonner l’espoir et nous illuminer.

Il est encore possible de jeter un regard en arrière, d’écarter les branches et de voir ma grand-mère assise sur la luge : tourmentée par une terrible quinte de toux, elle reprend son souffle en caressant la tête de Tommi.

Elle prend dans le fossé un peu de neige bleue et la met dans sa bouche sous le regard affamé du chien. Puis elle enlève son fichu. Sur le fond marbré de la terre parsemée de plaques de neige, ses cheveux, d’ordinaire si blancs, paraissent gris comme cendre. Elle secoue son fichu dans le vent doux qui murmure, et profère de très anciennes paroles magiques : « Souffle sacré, ô vent du nord, chasse l’ire de dessus ma tête et mon toit ! Jeune lune, tends l’oreille ! Brille, brille, beau soleil ! Et vous aussi, étoiles du ciel! Étoile du berger, aie pitié de moi! Les dents de l’ennemi sous la table : dents de mouton contre les autres ! Mes dents à moi sur la table : dents de lion contre les autres! »

Un vent de tempête se leva, fouettant rageusement de ses verges salées tout ce qu’il rencontrait sur son passage – le ciel, la terre et toutes les créatures vivantes qui osaient y pointer le nez. Le septième printemps de la paix venait d’arriver.