Le souffle

     Dans son dernier rêve, Jaan Maatamees était de nouveau jeune. Il passait d’une pièce à l’autre en fredonnant doucement, effleurant du bout des doigts les meubles et les ombres du soleil sur les murs, en proie à une étrange agitation, joyeuse et exaltante.
     Il regarda l’heure : il était encore très tôt. Pour se distraire, il commença à faire le ménage. Mais au bout de quelques minutes à peine, il se lassa de cette activité. Il décida alors d’écrire une lettre à l’un de ses lointains amis, mais, arrivé à la troisième ligne, cela l’ennuya et il posa son stylo. Il était trop excité pour se concentrer durablement sur quelque chose. Il se leva en bâillant nerveusement et alla regarder par la fenêtre de sa chambre. Son regard se posa sur un sarment de vigne, de l’autre côté de la vitre. Il le regarda osciller dans le vent tiède, puis s’absorba dans la contemplation d’un nuage blanc qui dérivait lentement vers le nord-ouest. La journée s’annonçait longue, exténuante et chaude. 
     Jaan lécha ses lèvres gercées et avala goulûment sa salive. Il y avait quelque chose dans ce début de journée… Quelque chose qui le fascinait, le charmait et l’attirait.
     Il regarda de nouveau l’heure. Il n’était pas encore très tard. Pourtant, il sentit qu’il devait se dépêcher. Qu’il devait se rendre quelque part et accomplir quelque chose d’important, sans quoi la journée risquait d’être perdue. Mais il ne savait pas exactement où il devait aller, ni même dans quelle direction. Il ouvrit les vasistas dans les pièces pour les aérer. Dans la cuisine, il mit la cafetière sur le feu, se prépara quelques tartines de saucisson et alla chercher les journaux dans la boîte aux lettres.
     Un café bien fort, des tartines et les nouvelles du jour : d’habitude, c’étaient là pour lui les choses les plus agréables de la journée, mais aujourd’hui, étrangement, tout cela ne lui procura aucun plaisir. Les nouvelles lui parurent soudain vieilles et usées, le café avait un arrière-goût douceâtre, et les tartines… Oui, il éprouvait vraiment le besoin de quelque chose de plus essentiel et de plus frais, et il sentit que ce quelque chose l’attendait déjà quelque part. Il sourit un instant, en sentant fermenter au fond de lui, avec une intensité croissante, une étrange soif de vivre.
     Il n’eut pas le courage de lire le journal jusqu’au bout : il le posa et observa nerveusement le paysage derrière la fenêtre. Au loin, de l’autre côté de la vallée, une poussière jaune et brûlante montait de la route et quelques oiseaux sombres s’envolèrent d’un champ. En observant la poussière, Jaan Maatamees se souvint soudain de son amie aux yeux tristes qui habitait dans une petite ville, à une centaine de kilomètres de là, et devait bientôt lui rendre visite.
     « Est-ce que ce n’était pas justement aujourd’hui ? » se demanda-t-il, incertain. Oui, pensa-t-il, déjà plus convaincu, c’était certainement aujourd’hui, par cette journée chaude et épuisante, que son amie triste au teint mat et aux longs cheveux bruns devait descendre de l’autocar, les joues rouges et un peu fatiguée. Et Jaan ne serait pas là pour l’accueillir…
     Soudain tout à fait certain que son amie devait arriver par le bus du matin, Jaan Maatamees enfila précipitamment ses sandales, sortit son vélo de la remise, sauta en selle et se mit à pédaler de toutes ses forces en direction du village.
     Au-dessus des champs flottait une lumière jaunâtre et trouble. Le vent chaud soufflait sur son visage des pétales fanés d’épilobe. Une joie lourde d’espoirs, qui le rivait étrangement à la terre, étendait sur lui son emprise. L’air, qui sentait les fleurs flétries et les fanes de pommes de terre, s’insinuait dans ses cheveux, pénétrait dans ses vêtements et ses narines. Il inspira avidement cet air chargé d’odeurs mûres et pourrissantes. Riant d’un rire presque sardonique sous l’effet de la joie qui accablait ses sens, il appuya encore plus fort sur les pédales, savourant la force de vivre qui battait en lui, les blés lourds qui ondoyaient de part et d’autre du chemin, et l’idée que, dans un quart d’heure, il pourrait embrasser son amie triste.
     
     Le village accueillit le cycliste par une expression poussiéreuse et fatiguée. Des passants isolés portaient en ahanant de gros paquets, ruisselants de sueur dans la chaleur de ce jour d’été. Un chien roux et maigre à la langue pendante traversait en clopinant la place du marché déserte. Jaan Maatamees le siffla en riant. Arrivé à la gare routière, il descendit de son vélo et s’étira longuement avec volupté.
     L’air autour de lui vibrait et dansait. Depuis les feuilles des érables tombaient sur la route des gouttes d’une sève chaude et collante.
     Jaan Maatamees attendit.
     L’autocar arriva en quelque sorte par surprise, presque sans bruit. La porte s’ouvrit juste en face de lui. Mais la fille qu’il attendait n’était pas là. À sa place, descendit du véhicule un petit groupe de gens au visage soucieux : une femme déjà entrée dans sa vieillesse, un homme de l’âge de Jaan, deux dames d’âge moyen au physique plutôt agréable, et un garçon blond tenant dans ses bras un chien qui jappait. Dès qu’ils l’aperçurent, pour une raison mystérieuse, ces gens se dirigèrent vers lui et le regardèrent comme s’ils attendaient quelque chose. Mais Jaan Maatamees ne les connaissait pas. En proie à une nervosité croissante, il scruta encore une fois la pénombre du car, comme s’il espérait que son amie s’était endormie et allait finir par descendre avec un peu de retard. Mais non. Seul un air chaud à l’odeur de renfermé afflua à sa rencontre. Le chauffeur, un homme âgé au visage morne, lui jeta un regard interrogateur, puis ferma les portes en marmonnant dans sa barbe et démarra.
     Jaan Maatamees, dépité, ne savait plus quoi faire. Son amie n’était pas venue. Autour de lui se tenaient ces cinq personnes qu’il ne connaissait pas. Toutefois, ayant observé plus attentivement leurs visages, il ne pouvait pas dire non plus qu’ils lui étaient complètement inconnus. Il avait un sentiment étrange. Comme si ces personnages étaient sortis d’un de ses rêves anciens, depuis longtemps oublié. Ils le regardaient en souriant, attendant de voir ce qu’il allait faire. Mais Jaan n’avait pas la moindre envie de s’occuper d’eux. Ces gens lui paraissaient importuns et déplaisants. Il commençait à se dire qu’ils voulaient le priver de sa joie inquiète et du plaisir de l’attente. Et cela, il ne pouvait le permettre.
     Pour essayer d’échapper à cette situation embarrassante, il adressa un bref sourire à ces visiteurs qu’il n’avait pas invités, comme pour s’excuser du fait qu’il ne pouvait pas les emmener avec lui. Il monta ensuite rapidement sur son vélo et se mit à pédaler.
     Il lui sembla que l’un de ceux qu’il laissait en arrière l’appelait d’une voix suppliante, ce qui, pour quelque raison, l’incita à accélérer encore son allure.
     « Je dois partir de ce village étouffant ! » se dit-il en poussant sur les pédales. « Partir, partir ! »
     
     Arrivé au milieu des champs, il sentit que la joie matinale de l’attente recommençait à grandir en lui peu à peu. Il comprit alors, à sa propre surprise, qu’en réalité ce n’était pas tant son amie triste qu’il avait espéré voir sortir de l’autocar, mais quelqu’un d’autre, quelqu’un d’encore plus cher, plus important et plus inattendu… Mais qui donc pouvait être plus important que son amie ?! Et sous quelle forme cet autre visiteur devait-il lui apparaître ? Était-ce vraiment sous l’apparence de ces cinq individus qu’il avait laissés à l’arrêt du car ? Ou bien sous les traits d’une autre personne, d’un animal ou d’une idée ? Ou même sous une forme tout à fait nouvelle et impossible ? Cela, Jaan Maatamees ne le savait pas encore. Mais quelque chose en lui sentait que ce visiteur était toujours en route vers lui, et ce pressentiment fit naître sur ses lèvres un sourire silencieux et chargé d’espérance.
     Des deux côtés du chemin s’étendaient des champs de céréales couleur de rouille, des fossés, des taillis d’aulnes. Au-dessus de la forêt lointaine étincelaient quelques éclairs de chaleur. Le vent à l’odeur d’ambre tournait en dansant autour de la tête de Jaan, et une joie curieusement exaltante, à couper le souffle, le saisit plus puissamment encore dans son étreinte. Avec une ardeur enfantine, il continua à pédaler, s’éloignant toujours plus du village, faisant entrer en lui, en haletant, du vent et de l’air chaud… Jusqu’au moment où, au milieu de la route vibrante de chaleur, il sentit qu’il était presque arrivé à sa destination. Presque arrivé à l’endroit où son visiteur devait le rejoindre, d’un instant à l’autre.
     Il s’étonna que cette connaissance s’impose à lui en un tel lieu, au milieu de ce champ de céréales uniforme. Mais, se fiant à son sentiment intérieur, il descendit de son vélo et coucha celui-ci sur le bas-côté. Après avoir essuyé la sueur sur son front et fait tomber de ses vêtements la poussière du chemin, il sauta par-dessus le fossé et commença à avancer lentement vers le milieu du champ. Quelques corneilles s’envolèrent en croassant devant lui. La poussière qui flottait l’obligea à s’arrêter un instant et le fit éternuer. Pas à pas, très prudemment, il continua de marcher, tandis que l’air autour de lui se chargeait de plus en plus d’électricité, au point que ses cheveux se dressaient sur son crâne. Alors le vent tomba et il ne resta plus qu’une chaleur lourde et un silence sépulcral.
     Il s’arrêta et attendit. Quelque chose en lui savait qu’il était arrivé. Qu’il avait trouvé l’endroit où la rencontre avec son visiteur devait se produire, de sorte qu’il n’avait plus désormais qu’à attendre.
     Il s’essuya le front et accompagna du regard les corneilles qui s’envolaient et s’éloignaient en direction de la forêt. Au milieu du ciel dérivaient quelques nuages d’un blanc brûlant. Pour tenter d’apaiser l’angoisse de l’attente, Jaan entreprit de les compter…
     C’est ainsi qu’il n’entendit pas arriver son visiteur.
     Il ne prit conscience de sa présence qu’en sentant son souffle sur sa nuque.
     Jaan sursauta et regarda derrière lui. Il n’y avait personne. Il sentit cependant très clairement que son visiteur était là. Qu’il s’était approché de lui simultanément par devant, par derrière et par les côtés. Qu’il respirait à la fois sous ses pieds et au-dessus de sa tête. Oui, il était arrivé jusqu’à lui de tous les côtés à la fois, frappait maintenant doucement à la porte de son corps et de son âme et attendait que Jaan le remarque et le laisse entrer. Mais Jaan n’osait pas encore s’y résoudre. Il laissait se prolonger ce moment angoissant et incertain, sentant le visiteur écouter en secret à la porte de son âme, percevant sur tout son corps son haleine chaude qui le vidait de son énergie.
     
     Le visiteur flottait autour du corps de Jaan sous la forme d’un souffle invisible, le palpant comme un animal furtif, mais conscient de son immense force. Jaan sentait, posés sur lui, ses grands yeux humides et invisibles, ses énormes narines reniflant avidement les fluides de son corps qui fermentaient de peur et de joie, comme pour se convaincre qu’il s’agissait bien de la bonne personne…
     Et de nouveau, Jaan sentit un petit coup très léger contre la porte de son corps et de son âme. Comprenant qu’il ne serait pas convenable de faire attendre plus longtemps son invité, il leva timidement sa main gauche. Il sentit alors que le visiteur entrait en lui, parcourait du regard avec curiosité l’intérieur de son être, puis, aussitôt après, répandait dans tous ses plis et replis, ses organes, ses membres, ses pensées et ses sens en éveil une odeur de terre et tous les vents du monde.
     Après s’être ainsi fondu avec son visiteur, Jaan sentit qu’on lui posait une question douce mais insistante : pouvait-on exécuter une petite danse en l’honneur du corps et de l’âme de Jaan Maatamees ? Cette question pénétra ses sens sous la forme du bruissement de l’herbe sèche et du cri lointain des vanneaux. Pourtant, il comprit le sens de la question et acquiesça d’un hochement de tête.
     Le visiteur commença alors à l’intérieur de lui une danse changeante et étrange.
     
     En voyant son corps se mettre à bouger lentement et maladroitement, Jaan éclata d’abord d’un rire effrayé, car la danse que le visiteur exécutait par l’intermédiaire de ses membres lui apparaissait comme une gesticulation désordonnée et pitoyable. Jaan ne cessait de trébucher et de tomber, se relevant pour trébucher et tomber à nouveau, titubant dans le champ de céréales comme une corneille ivre. Peu à peu cependant, ses gestes devinrent plus rapides, ses pas lents et maladroits se changèrent en petits sauts timides, et il se mit bientôt à bondir de-ci de-là, comme un condamné à perpétuité qui a retrouvé inopinément la liberté et que son immense joie a conduit au bord de la folie.
     Alors la danse changea de nature et imita tantôt la démarche furtive du renard ou du loup, tantôt le cheminement sinueux de la vipère ou du lézard, tantôt l’envol des grues et les premiers pas des enfants, tantôt encore le balancement des sapins dans la tempête et le vol des criquets contre le vent… Plus la danse se complexifiait, plus Jaan sentait qu’en même temps que lui et son visiteur dansaient aussi la terre sous leurs pieds, le ciel au-dessus de leur tête et les éclairs de chaleur dans le lointain. Et, de façon inexplicable, cette danse lui semblait la plus vieille et la plus jeune du monde, la plus élaborée et la plus primitive qui eût jamais été inventée, de même que le visiteur dans son corps et dans son âme lui semblait être à la fois un vieillard chenu et un nouveau-né qui, par les yeux de Jaan Maatamees, observait ses propres mouvements d’un air un peu étonné.
     Jaan sentait aussi que la danse du visiteur projetait son corps et son âme dans le monde. Projetait ses mains dans l’air brûlant, sa raison dans les nuages et ses jambes dans les bois ténébreux. Changeait son âme en herbe sous ses pieds, son cœur en argile sous la terre et ses yeux en éclairs derrière la forêt, son haleine en une vibration de chaleur au-dessus des champs. Jaan Maatamees vit qu’il devenait de plus en plus transparent et de plus en plus vaste, jusqu’à percevoir comme des parties de son corps la terre autour de lui, l’horizon lointain et la poussière jaune et indolente de la route, là-bas, entre les champs. Il lui semblait que tout ce qui auparavant l’environnait se trouvait maintenant à l’intérieur de lui. C’était le sentiment digne et voluptueux d’une fusion avec le monde…
     
     Cette danse ancienne et jeune, cette danse de départ et de retrouvailles, de rapprochement et d’éloignement, fut soudain interrompue par des cris aigus venant de la route, de l’endroit où Jaan avait laissé son vélo. Les cris devenaient de plus en plus perçants et dérangeants, de sorte qu’il fut contraint de regarder qui était l’imbécile qui osait encore les déranger. Il dirigea ses yeux – qui avaient pris la couleur des sapins, des pierre et des céréales dorées par la canicule – en direction de la voix, et aperçut à côté de son vélo les cinq personnes qu’il avait fuies un peu plus tôt. C’était l’une d’entre elles, la vieille femme aux cheveux gris, qui l’appelait ainsi.
     « Jaan, Jaan, ne nous abandonne pas ! criait-elle. Tu sais bien à quel point nous avons besoin de toi, à quel point nous t’aimons ! Reviens, cher Jaan ! Ne nous abandonne pas ! »
     Ces gémissements lui semblaient de plus en plus aigus et plaintifs, de plus en plus implorants et douloureux, de sorte qu’il sursauta et ouvrit enfin malgré lui d’autres yeux, qu’il ne croyait pas avoir ! Et par ces yeux qu’il venait d’ouvrir, il se vit, vieux et malade, allongé dans son lit, et autour de lui, assis en demi-cercle, se trouvaient ces gens qu’il avait laissés sur la route.
     Jaan Maatamees les regarda un par un, d’un regard hébété et horrifié, et comprit alors en un éclair deux choses : d’une part, que c’était là sa famille assise autour de son lit de mort – sa femme, ses enfants, son petit-fils avec son chien – et, d’autre part, qu’il avait cessé de respirer.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin