Le tonneau

     Un homme maigre à lunettes, un porte-documents sous le bras, se présenta un jour chez un maître tonnelier. Il jeta un regard circulaire sur la cour, pleine de douves recourbées, de cerceaux de bois, d’auvents et d’établis. Au-dessus de l’un d’eux était penché un vieillard à longues moustaches, qui tapait avec un maillet à l’intérieur d’un fût pour ajuster les douves. Le nouveau venu toussota et le vieil homme leva la tête. Dans ses yeux pâles apparut une lueur de méfiance. Faisant tourner ses longues moustaches entre ses doigts, il observa l’intrus en essayant de déterminer s’il s’agissait ou non d’un percepteur des impôts. Il cracha finalement par terre et décida de s’en tenir à une attitude neutre.
     — C’est pourquoi? demanda-t-il, en toisant le godelureau des pieds à la tête.
     L’autre fouilla longuement dans sa serviette, puis déclara :
     — Je voudrais commander un tonneau.
     Les soupçons du vieux maître s’éveillèrent à nouveau.
     — Qui veut encore de mes tonneaux, aujourd’hui? On en trouve de toutes sortes dans les magasins, et à des prix bien inférieurs! lança -t-il, comme à son habitude, en guise d’introduction. Cette entrée en matière avait ceci de bon qu’on la comprenait de diverses manières, ce qui pouvait se révéler utile par la suite.
     — Ce sont des produits standard. Moi, je veux quelque chose de particulier, dit l’étranger en se remettant à fouiller dans sa serviette.
     Les tonneaux du commerce étaient beaux et solides. Ils n’avaient qu’un défaut : ils n’étaient pas étanches à l’eau, sans parler évidemment de la saumure et autres liquides plus pénétrants.
     — Est-ce qu’il doit être étanche en plus ? ironisa le vieux maître.
     L’étranger réfléchit un instant et hocha la tête.
     — Oui, mais de telle sorte que l’eau ne puisse pas y entrer.
     Le tonnelier se dit que le bonhomme voulait peut-être dissimuler un trésor au fond de la mer.
     L’étranger extirpa de sa serviette un croquis qu’il tendit au vieil homme. Celui-ci remonta son pantalon au derrière tombant, prit délicatement la feuille et l’examina en la tenant très loin de ses yeux. Avait-on jamais vu quelqu’un fabriquer un tonneau d’après un plan?
     — Explique-moi plutôt ce que tu veux, ça vaudra mieux.
     L’étranger expliqua en suivant le plan du doigt.
     — Le tonneau sera cylindrique, donc d’une largeur uniforme. Il fera deux mètres de haut et au moins un mètre et demi de large.
     Le vieil homme siffla et jeta un coup d’oeil vers son tas de planches.
     — Qui pourra porter un tonneau aussi énorme ?
     — Personne n’aura besoin de le porter. Il aura un emplacement fixe. Mais il serait judicieux, malgré tout, qu’il soit suffisamment léger pour qu’on puisse le déplacer en cas d’urgence.
     — Pour ça, je ne peux rien promettre, surtout si j’utilise un bois solide.
     — Il sera pourvu de deux cerceaux en fer creux, faisant saillie de cinq centimètres par rapport à la surface extérieure, de telle sorte qu’on puisse le faire rouler au besoin sur un sol irrégulier.
     — Et où vais-je trouver de tels cerceaux, moi ? Je travaille à l’ancienne, avec des cerceaux en bois.
     — Vous devez connaître un forgeron. Vous vous connaissez tous les uns les autres. Si je voulais un modèle ordinaire, vous pensez bien que je ne viendrais pas déranger un maître!
     Le vieil homme tortillait ses moustaches et pensait à part lui : c’est un gars de la ville, mais on peut dire qu’il sait flatter son monde; de toute façon, du moment qu’il paye…
     — Il comportera à sa base trois pieds solides pourvus d’embouts métalliques. Le couvercle sera convexe, plus haut au centre donc, et dépassera du bord du tonneau de la largeur des cerceaux. D’un côté, sera fixée une charnière, et de l’autre un crochet, pour qu’on puisse le fermer avec un cadenas. Quelques bouts de planche, ainsi que divers crochets et courroies, seront encore nécessaires. Tout est indiqué sur la feuille.
     L’artisan demeura longtemps silencieux. S’abstenant délibérément de regarder la feuille, il réfléchit pour savoir s’il devait ou non accepter la commande. Il se demandait avec curiosité à quoi un tel tonneau pourrait bien servir, mais il ne voulut pas poser la question. En tout cas, ce n’était pas pour le fond de la mer.
     — Il sera également équipé d’une solide chaîne de quatre ou cinq mètres de long, récita le citadin, qui avait adopté le ton d’un véritable homme d’affaires, malgré sa petite taille et son allure plutôt misérable.
     La chaîne servirait probablement à attacher la barrique. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas ce qu’on pouvait appeler un travail facile.
     — Les équipements métalliques, je ne m’en occupe pas. J’ai autre chose à faire. Mais je peux t’indiquer un forgeron.
     Le vieil homme venait d’accepter la commande.
     — Quand puis-je venir le chercher? Je suis assez pressé.
     Le maître se gratta le front et observa sa cour. Il n’avait pas d’autre ouvrage en ce moment, mais il valait mieux ne pas promettre une livraison trop rapide.
     — Si tu m’amènes la ferraille dans trois jours, je te fais ça en une semaine.
     — Il faut qu’il soit lisse, beau et solide, comme s’il était destiné à une exposition. Le prix importera peu.
     L’étranger ferma sa serviette, jeta un dernier coup d’oeil en direction des auvents et partit. Le vieil homme le suivit du regard et cracha par terre.
     Une semaine plus tard, l’acheteur vint chercher son bien. Il arriva avec un chariot brinquebalant et un vieux canasson, qu’il voulait à tout prix faire entrer dans la cour à reculons, sans y parvenir d’aucune manière. Il tourna le cheval dans tous les sens, mais celui-ci n’avait pas d’avaloire et ne pouvait faire reculer le véhicule. Lorsqu’il y parvint, les roues branlantes se mirent de travers et le chariot heurta le montant du portail. Le client arrangea ses lunettes, épongea sa sueur et réfléchit. Il tira l’engin par-derrière. Les rênes s’emmêlèrent et la bête alla où elle voulut.
     Le tonnelier restait debout au centre de sa cour, la main posée sur le tonneau neuf, observant le manège. L’homme parvint à remettre le cheval droit dans les brancards et, à la force de ses bras, tira lui-même dans la cour chariot et haridelle. Maintenant qu’ils se trouvaient sur son territoire, le maître vint à la rescousse et amena l’arrière du véhicule contre le tonneau. Le client l’examina attentivement, éprouva la solidité de la chaîne, inspecta les pieds et le couvercle. Puis ils le chargèrent dans le chariot.
     — Tu vas loin comme ça? interrogea le maître, après que l’homme eut payé sans piper mot la somme demandée. Celui-ci fit un geste de la main dans une direction indéterminée et marmonna :
     — Je ne sais pas encore précisément.
     Il avait emprunté le cheval dans une ferme. Prudemment, il franchit le portail. Le maître l’accompagna jusqu’à la sortie et le suivit longuement du regard pendant que le chariot cahotait sur les pavés irréguliers. Il fut même tenté un instant de le suivre, mais sa dignité ne le lui permettait pas. Il remonta pour finir son pantalon au derrière tombant, jeta un gros crachat dans la rue et referma son portail. Que lui importaient les bizarreries du monde? Il pouvait bien remplir son tonneau de choux, ou s’y fourrer lui-même tout entier si cela lui chantait.
     L’homme et son tonneau quittèrent la ville cahin-caha. Après les dernières maisons du bourg, il s’arrêta et regarda les alentours. Ici commençaient les champs, les prairies parsemées d’arbres; plus loin, on apercevait un village. La terre était déserte et désolée. Le poison de la ville avait tout pollué à des kilomètres à la ronde. Derrière le village serpentait un cours d’eau aux rives couvertes de buissons.
     Après avoir observé longuement les environs et hésité entre plusieurs directions, l’homme franchit un petit fossé et prit la direction du ruisseau. Mais comme le sol à cet endroit était particulièrement aride, il retint son cheval, délibéra un instant et fit demi-tour. Il s’arrêta auprès du premier arbre qu’il rencontra. Il réfléchit encore à l’emplacement, en débattant à mi-voix avec lui-même. Puis il songea qu’un choix était toujours bon par certains aspects et mauvais par d’autres. Ce qu’il fallait, c’était rester sur place et qu’on n’en parle plus.
     Il conduisit le cheval près de l’arbre, fit basculer le tonneau par terre et l’installa sur ses pieds. En premier lieu, il démêla la chaîne attachée aux crochets. Il en enroula l’extrémité autour du tronc, passa entre deux maillons un cadenas qu’il ferma et mit la clef dans sa poche. Le tonneau était maintenant attaché et personne ne pouvait le voler. Il déchargea alors ses affaires et les rangea à l’intérieur, puis verrouilla le couvercle. Il remonta dans le chariot et partit rendre la bête. En chemin, il se retourna à plusieurs reprises pour contempler le tonneau flambant neuf qui se détachait en blanc à côté du grand arbre, au milieu de la prairie.
     Il paya au fermier ce qu’il lui devait, récupéra sa serviette dans le chariot et marcha jusqu’à la ville. Il mangea dans une cantine, puis entra dans un magasin d’articles ménagers où il acheta un plein sac d’objets divers dont il avait besoin. Il s’assit ensuite quelques instants dans un jardin public, sur la place principale, et observa les poissons qui folâtraient dans le bassin d’une fontaine.
     Une grand-mère avec ses deux petits-enfants vint s’asseoir à côté de lui.
     — La vie continue, pas vrai? déclara-t-il à la vieille dame, en désignant les enfants qui jouaient sur le bord du bassin.
     — Le garçon est sage et tranquille. Il est toujours content. Mais la petite est une vraie peste, expliqua aimablement la grand-mère, pendant que le gamin essayait de glisser du sable dans le col de la fillette.
     — Quel dommage, soupira-t-il. Et il partit.
     Il quitta la ville et retourna lentement vers son tonneau. Le sac dans ses mains était lourd. Arrivé près du fût, il frappa en souriant contre la paroi. Une résonance amicale lui fit écho.
     Il ouvrit le cadenas qui fermait le couvercle.
     Il sortit d’abord une corde de son sac et la coupa en plusieurs morceaux de différentes longueurs. Il étendit par terre, côte à côte, les deux plus longs et les relia tous les quarante centimètres par des bouts plus petits. Il obtint ainsi une échelle, qu’il lança de telle sorte qu’une moitié pende à l’intérieur du tonneau et l’autre à l’extérieur. Il creusa dans le bois des encoches dans lesquelles il cloua la corde. Il pouvait à présent grimper dans son tonneau pour y déposer le reste de ses effets.
     Il vissa sur une planche les charnières qu’il avait achetées, se baissa pour mesurer la hauteur à laquelle il s’asseyait et fixa le morceau de bois sur la paroi. Comme elle était courbe, il ne put y enfoncer complètement les vis. Au milieu de l’extrémité opposée de la planche, il riva un tuyau, dont le bout vint s’appuyer sur le fond. Il posa ensuite un loquet afin de la maintenir en position haute. Le tube qui faisait office de pied pouvait alors être attaché en dessous de la chaise pliante. Quand ce fut terminé, il éprouva la solidité du mécanisme en plaçant le siège dans les deux positions. Il s’assit et considéra avec satisfaction le produit de son travail. Puis il monta sur le premier degré de l’échelle et regarda dehors. Le soleil déjà se couchait.
     Au-dessus du strapontin, il installa verticalement deux rangées d’anneaux. Il plaça entre celles-ci un matelas, qu’il attacha avec les lacets cousus sur ses bords. Ce fut là tout ce qu’il parvint à faire le premier jour.
     Il sortit alors de sa barrique et la coucha sur le flanc, de telle sorte que le matelas se trouvât du côté du sol. Elle avait tendance à rouler. Il y remédia en la calant de part et d’autre avec des pierres. Il empila ensuite ses affaires et s’allongea sur sa couche. Trop de choses l’entouraient et ce désordre le dérangeait. Sa vie n’avait pas encore pris forme. Il aurait bien le temps d’améliorer le confort. Il ferma son réduit et accomplit une dernière tâche : il fixa à la paroi un crochet mobile, puis vissa à l’intérieur du couvercle un anneau dans lequel il inséra le crochet.
     Sa nuit fut agitée et traversée par de multiples rêves. Les objets entassés lui dégringolaient sur la tête. Les débuts sont toujours difficiles, pensait-il dans son sommeil. Il sentit bientôt qu’il suffoquait. Le vieux tonnelier avait fait du bon travail. Il ouvrit le couvercle. L’obscurité était totale. Un air frais et vivifiant pénétra dans son logis. Il tâtonna et rencontra son marteau, qu’il plaça de façon à empêcher la fermeture de l’habitacle.
     Avant de se coucher, il avait enlevé son costume. Il craignait à présent qu’il n’ait glissé sous lui et ne soit tout froissé au matin. Il essaya de ranger un peu, mais ne put y arriver dans ce noir absolu. Demain, se dit-il, je m’achèterai une lampe de poche. Cette pensée le réconforta. L’air frais s’engouffrait. Il s’endormit rapidement.
     Le lendemain matin, il sortit, se livra à sa gymnastique matinale, puis courut se laver au bord du ruisseau. En revenant, soupçonneux, il vérifia que rien n’avait disparu. Cette crainte l’avait saisi pendant sa toilette. Tout paraissait en ordre. Heureusement, ou malheureusement, il n’avait pas de voisin immédiat. Les premières maisons de la ville se dressaient environ à un kilomètre, et celles du village étaient encore plus loin. Il décida pourtant de toujours fermer à clef en s’en allant.
     Il enfila son costume et prit sa serviette. Il redressa le tonneau, jeta l’échelle de corde à l’intérieur et verrouilla le couvercle. La chaîne était suffisamment longue pour qu’il puisse exécuter les manœuvres nécessaires.
     Aller manger le matin en ville est une perte de temps, pensait-il en marchant vers le bourg. Il sortit sa maigre bourse et compta les billets verdâtres qui s’y trouvaient.
     Après son café, il se rendit au magasin où il acheta un réchaud, du combustible sec, une lampe de poche, une casserole, une poêle à frire et des provisions. En retournant chez lui, il songea que l’être humain est attaché à la société par une infinité de liens imperceptibles et que les gens qui parlent de liberté sont ceux qui ont la vie trop facile.
     Aujourd’hui encore, il avait beaucoup à faire dans son logement. Il fixa d’abord en face de la chaise, à une hauteur convenable, une seconde planche qui fit office de table. Heureusement, il avait réfléchi à tout et s’était procuré les tuyaux, les charnières et les fixations adaptés.
     À côté du matelas, il installa ensuite une rangée de poches de toile de différentes tailles, à l’intérieur desquelles il déposa ses richesses matérielles. Il aurait dû commander un tonneau plus grand, mais il ne voulait pas s’étendre exagérément. Bien avant la construction de son logement, les limites qu’il s’imposait lui procuraient de grandes satisfactions mentales.
     Au-dessus de la chaise, il attacha un long sac pourvu d’un cintre à son sommet. Il pourrait y accrocher son costume pour la nuit, et lorsqu’il serait assis, appuyer son dos contre la housse vide. Mais il comprit bien vite qu’une fois le tonneau couché, le costume glisserait sur le côté et se froisserait. Il devait changer les poches de place. Avant que la vie puisse prendre son rythme, il fallait procéder à de nombreux essais.
     Dès le deuxième soir, il se sentit mal à l’aise en constatant qu’il contruisait et aménageait une maison — précisément ce qu’il méprisait chez les autres. Le logement ne devait pas être une fin mais un moyen. Il se retrouvait, à son tour, propriétaire d’une villa, et même si son architecture la distinguait un peu, la différence n’était pas essentielle. Il avait consacré plusieurs jours de son existence à concevoir et à équiper sa nouvelle résidence en négligeant pour ce faire des tâches plus importantes.
     La nuit suivante ne fut pas meilleure que la première. Avant de se coucher, il avait installé un crochet d’un autre type et planté sur le bord du tonneau une rangée d’anneaux, de manière à adapter l’ouverture à ses besoins en air et en chaleur. Son cadre de vie lui était encore étranger et inhabituel, mais il savait qu’un jour il s’y adapterait, mieux que les habitants de ces grands appartements aux angles superflus que l’esprit ne peut jamais saisir en totalité.
     Au matin, il redressa son tonneau, se prépara des œufs sur le réchaud, mangea, et voulut enfin se consacrer à des travaux dignes d’un honnête homme, dépasser ses vaines considérations personnelles pour mettre son intelligence au service de ses semblables. Il ne désirait plus se sentir redevable envers la société, mais au contraire produire davantage de richesses qu’il n’en consommait. C’était ainsi que se mesurait la valeur d’une existence; voilà pourquoi une vie rigoureuse et contrôlée lui convenait à tous points de vue.
     Il grimpa dans sa maison, ouvrit grand le couvercle, pour faire entrer autant de lumière que possible, et prit dans sa serviette une feuille vierge, un compas, un crayon et une règle. Il posa son matériel sur la table, s’assit et poursuivit l’élaboration de sa géométrie. La remise en question du troisième postulat lui ouvrait de vastes perspectives. Son travail devait doter la science d’un nouveau système, accroître le désordre de la pensée, afin que la beauté et le sens des choses simples apparaissent de façon plus évidente. La genèse de sa théorie avait été retardée par ses préoccupations matérielles. S’il parvenait à démontrer aujourd’hui le prochain théorème, il avait encore en réserve un projet qui le reposerait de ses réflexions abstraites. Il s’agissait simplement d’inventer une pompe capillaire fonctionnant sur les courants d’air. Il avait jusqu’alors achoppé sur le collecteur de concentration des microjets.
     La table était juste assez grande pour ses papiers, et la chaise pour son maigre derrière : ses plans s’avéraient précis, la croissance spirituelle qu’il attendait ne ferait pas bouger d’un millimètre les parois du tonneau. En traçant les premiers traits, il constata que la lumière ne tombait pas selon le bon angle : l’ombre de sa main se projetait sur la feuille. Il fallait modifier le couvercle de façon à pouvoir l’ouvrir d’au moins dix centimètres de chaque côté. Il dessina une esquisse du nouveau modèle. Il devait commander des supports réglables, mais il remit cela au lendemain. Il n’allait pas interrompre le progrès de la science sous prétexte que les conditions de travail laissaient à désirer.
     Le tonneau réclamait encore quelques soins. Il y consacra plusieurs heures pendant les jours qui suivirent. Il peignit d’abord l’extérieur en gris-brun, afin que sa maison se fonde mieux dans le paysage et n’attire pas inutilement les curieux. À la première averse, il constata que, si la paroi était bien étanche, ce n’était pas le cas du couvercle, percé par les innombrables crochets qu’il y avait plantés. Le lendemain, il acheta une bâche en plastique et y découpa une pièce circulaire qu’il disposa comme il convenait. De part et d’autre du matelas, il fora des trous qu’il obtura par des carrés de toile. Désormais, il pourrait fermer complètement sans craindre l’asphyxie. Il avait eu si froid la nuit précédente qu’il n’avait pu dormir. Il avait encore besoin d’une couverture ouatée ou d’un sac de couchage. Mais pour l’instant, ses moyens ne lui permettaient pas d’en faire l’acquisition. Ces travaux d’aménagement lui procurèrent dans l’ensemble un certain plaisir.
     Il réussit enfin à venir à bout de ses soucis et la vie suivit tranquillement son cours. Le matin, il faisait sa gymnastique, se lavait dans le ruisseau, préparait à manger sur son réchaud, puis s’asseyait devant sa table. Lorsqu’il s’ankylosait, et si le temps le permettait, il sortait la couverture et dessinait à plat ventre. Vers midi, la tête bourdonnante, il faisait une pause. Il rangeait ses affaires et fermait le cadenas. Sa serviette sous le bras, il partait pour la ville. Il prenait un plat chaud dans une cantine, visitait les toilettes et allait soumettre ses projets à diverses institutions, ou faisait la tournée des journaux auxquels il avait envoyé des articles. Ses idées étaient si géniales, si nouvelles, qu’en l’absence d’explications les journalistes ne les comprenaient pas et craignaient d’offrir à leurs lecteurs une nourriture trop indigeste.
     Il se rendait encore au magasin, achetait des provisions, quelques objets utilitaires et diverses babioles. Il allait au sauna, faisait raccommoder ses vêtements. Puis il rentrait chez lui avec son barda. Il bricolait alors jusqu’à la nuit, ou mûrissait de nouvelles idées, parfois même les deux à la fois. Un jour, il acheta une bêche et retourna un lopin de terre, de l’autre côté de l’arbre. Il y planta des concombres.
     Il aurait pu vivre là longtemps, travaillant au bien-être de l’humanité, si ses contemporains n’avaient disposé de temps libre après leur journée de travail et s’ils n’avaient trouvé judicieux de le mettre à profit pour venir le déranger sous différents prétextes.
     Il avait remarqué, depuis déjà un certain temps, que des promeneurs traversaient la prairie sans la moindre nécessité. Ils passaient à distance respectueuse, mais tous leurs regards étaient tournés vers le tonneau. C’étaient tantôt deux filles couinant de rire, tantôt un grand gaillard feignant l’indifférence, tantôt une vieille femme encore alerte. La plupart étaient des villageois et avaient conservé leur curiosité naturelle pour les choses de ce monde, malgré la proximité de la ville qui les avait accoutumés à bien des étrangetés.
     Le premier à s’approcher fut un vieillard boiteux. L’inventeur le vit arriver de loin. Il marchait en s’appuyant sur sa canne, s’arrêtait de temps à autre pour reprendre son souffle, puis continuait son chemin en direction du tonneau, tout droit à travers la prairie. L’ermite se réfugia dans sa maison et remonta l’échelle extérieure. Il s’assit à sa table et se mit à dessiner, en proie à une légère inquiétude. Il entendit l’inconnu clopiner, puis frapper contre la paroi avec le bout de sa canne. Il ne répondit pas. Le vieil homme se jucha à grand-peine sur le premier cerceau et s’agrippa des deux mains au bord supérieur, mais il était trop petit et ne pouvait rien voir.
     — Dis-moi, mon gars, pourquoi habites-tu dans un tonneau?
     Le maître des lieux réfléchit un instant avant de répondre.
     — Où donc devrais-je habiter?
     — Dans une maison, comme tout le monde, expliqua le villageois. Pourquoi joues-tu les excentriques?
     — C’est ici ma maison, figurez-vous.
     Le visiteur demeura un long moment silencieux. Puis il marmonna :
     — Enfin bon, après tout, pourquoi pas? Mais tu ne te sens pas un peu à l’étroit?
     — Non, résonna la voix à l’intérieur. Le vieux ne sut que répondre.
     — Moi, en tout cas, je me sentirais à l’étroit, commenta-t-il enfin.
     — À quoi sert-il d’avoir de l’espace?
     — Bon, mais tout de même… Le vieillard n’avait plus rien à dire. Satisfait, il repartit en boitillant en direction du village. L’occupant du tonneau croyait l’avoir convaincu par sa fermeté. Peut-être parlerait-il en sa faveur à ses concitoyens.
     Il était probable, en effet, que l’on bavardait sur son compte au village, mais il n’y attachait aucune importance. La médisance, songeait-il, est une forme faible de sociabilité; elle ne suffit pas à imposer des normes.
     Un autre jour, une jeune femme se présenta et frappa contre son réduit.
     — Est-ce qu’on peut entrer chez vous? lança -t-elle en riant.
     La voix lui parut plaisante. Il grimpa quelques barreaux, sortit la tête et observa l’inconnue.
     — Je n’ai pas la place pour recevoir des invités. Il faisait déjà sombre. Elle avait dû projeter cette visite depuis longtemps, mais n’avait pas osé venir au vu et au su des autres villageois.
     — Vous ne vous ennuyez pas, ici?
     — Non, je travaille.
     — Vous observez la nature ? Il haussa les épaules :
     — N’est-ce pas notre lot à tous?
     — Vous n’éprouvez pas le besoin de bavarder, de temps en temps?
     — Pas spécialement.
     — Vous n’avez pas de famille? Il ne répondit pas.
     — Même pas de femme? insista-t-elle en gloussant.
     — Vous voyez bien qu’il n’y a pas la place de vivre à deux.
     — Vous n’avez donc pas d’appartement en ville?
     — Non. Sinon pourquoi habiterais-je ici?
     — Mais justement, pourquoi habitez-vous ici? interrogea-t-elle d’une voix suave.
     Il commençait à prendre peur et voulut se débarrasser d’elle :
     — J’avais une femme et des enfants, mais ils m’ont chassé de mon foyer et je n’ai pas trouvé d’autre endroit où me réfugier.
     Il espérait que ces paroles mettraient sa visiteuse en fuite. Mais c’était mal connaître la meilleure moitié du genre humain. Elle monta sur le cerceau et voulut lui caresser le visage. Il recula la tête.
     — Mon pauvre chou, ils t’ont vraiment fait du mal.
     — S’il vous plaît, allez-vous-en, énonça-t-il calmement.
     — Bien, mon chéri. Mais je reviendrai quand vous aurez un peu oublié votre peine. Le voulez-vous?
     -Non.
     — Mon pauvre chou, répéta-t-elle avant de s’en aller.
     Elle se retourna à plusieurs reprises pour le regarder. Il broyait toujours du noir, agrippé au bord de son tonneau, un mauvais sentiment au fond du cœur.
     Une multitude de promeneurs se présentèrent. La plupart étaient de simples curieux, qui voulaient savoir pourquoi il habitait là. Il repartit à l’un d’eux :
     — Serez-vous plus avancé si je vous le dis?
     — Certainement. Cela m’intéresse. Peut-être suis-je passé toute ma vie à côté d’une vérité essentielle. Peut-être ai-je tort de vivre dans une maison.
     — Tel est bien le cas, en effet. Mais je ne peux pas vous aider. Vous devez en prendre conscience par vous-même.
     — Idiot! conclut laconiquement le visiteur. À un autre, il rétorqua :
     — Pourquoi ne pourrais-je pas habiter ici? Y voyez-vous un inconvénient?
     — Oh, cela ne me regarde pas !
     — Alors pourquoi posez-vous la question?
     — Les hommes habitent dans des maisons. Vous êtes bizarre. Je ne comprends pas.
     — Essayez de réfléchir.
     — Vous pourriez m’expliquer.
     — Eh bien, disons, par exemple, que j’ai envie de vivre ici.
     Le curieux haussa les épaules et s’en alla.
     Il ne pouvait pourtant pas laisser les questions sans réponse.
     Un autre jour, trois jeunes gens secouèrent le tonneau en braillant :
     — Hé, l’idiot, sors de là! montre-toi!
     Il ne répondit pas, colla ses mains et ses pieds contre les parois et se laissa balancer. Les garçons couchèrent la barrique et voulurent la faire rouler, mais la chaîne les en empêcha. Ils ne parvinrent pas non plus à la retourner. Après cet incident, il installa entre le tonneau et l’arbre une barre rigide verrouillée par un cadenas, afin que nul ne puisse plus remuer sa maison. Il acheta aussi, dans un magasin de jouets, un pistolet en plastique. La vie était compliquée, et les humains la rendaient souvent désagréable par leur comportement irréfléchi.
     Un fonctionnaire arriva du village :
     — Qui vous a autorisé à vous installer ici ? Et à mutiler cet arbre avec votre chaîne?
     Il s’extirpa de son logis.
     — Je ne savais pas qu’il fallait une autorisation. Est-ce que mon tonneau dérange?
     — On fait les foins dans cette prairie. Regardez tout ce que vous avez piétiné!
     — Oh! mais c’est très peu au contraire. Les autres maisons occupent des surfaces bien plus importantes.
     Le fonctionnaire était un curieux ordinaire, mais il voulait mener la discussion comme il en avait l’habitude.
     — Vous avez pourtant l’air normal, conclut-il. Puis il tourna les talons.
     Plus tard, se présenta un agent de la ville. Ce logement ne parut pas l’étonner le moins du monde. Il donna un coup de pied contre la barrique :
     — Qu’est-ce que c’est que ça? Il y a quelqu’un là-dedans?
     L’homme de science apparut. Ces visites commençaient à l’exaspérer, mais il ne voulait pas faire mauvaise figure. Car c’était en partie pour le bien de ses semblables qu’il avait conçu ce tonneau. Il devait leur prouver, par son comportement exemplaire, la légitimité de la chose.
     — C’est ma maison, expliqua-t-il poliment.
     — L’emplacement n’a pas été déclaré. Le bâtiment ne figure pas dans le registre des propriétés. Il n’est pas en harmonie avec le paysage. Le plan n’a pas été soumis à l’office municipal d’architecture. Le logement n’a pas été approuvé. D’ailleurs, il n’existe pas de règlement pour ce genre d’habitation… A moins que vous n’ayez des papiers?
     L’inventeur sortit de sa serviette une esquisse du tonneau.
     — Ce dessin n’a pas été légalisé.
     — À qui dois-je m’adresser pour la légalisation et pour le reste?
     — Je ne sais pas. Trouvez-vous donc un jardin et emportez-y votre barrique.
     — Je n’ai pas besoin de jardin.
     — Ce terrain est propriété de l’État. Qui vous a autorisé à vous y installer?
     Il haussa les épaules :
     — Que dois-je faire pour continuer à vivre ici? Mais l’autre ne sut pas répondre et promit simplement d’étudier la question.
     Après lui, arriva un second fonctionnaire qui releva la disposition des lieux. Il mesura et dessina sans prononcer un mot. En partant, il expliqua :
     — Nous allons établir des plans précis. Ainsi on saura dans quel registre il faut les inscrire.
     Cela ne plaisait guère à l’inventeur indépendant. Une angoisse l’oppressait. Au cours d’une nuit d’insomnie, il lui vint une idée qui le tourmenta jusqu’au matin. Une fois levé, il ne redressa pas le tonneau. Il le détacha, disposa la chaîne autour des crochets, et le fit rouler en direction du ruisseau. Le terrain était en pente et la tâche fut aisée. Près du cours d’eau, il s’arrêta, essoufflé, et chercha des yeux un arbre plus solide. Il en aperçut un à quelque distance de là, en amont.
     À grand-peine, il se fraya un chemin jusqu’à lui à travers les taillis. Le déménagement était fait. Restait simplement à piétiner les broussailles environnantes. Il coupa quelques branches et s’en servit pour redresser le fût. L’endroit était moins plaisant que le précédent, mais sa maison n’était pas aussi visible.
     Il arrangea le mobilier chamboulé par le voyage et s’assit pour travailler. Des moustiques l’importunèrent. Et le gargouillis de l’eau le dérangeait. Le monde était rarement tel qu’on le souhaitait, mais il résolut de ne pas se troubler pour si peu.
     Quelques jours plus tard, des officiers municipaux le retrouvèrent, en suivant la trace qu’il avait laissée.
     — J’espère que le bord du ruisseau n’appartient à personne et que je peux rester dans ces broussailles.
     — Si vous déménagez sans cesse, comment voulez-vous qu’on s’occupe de vous? s’écrièrent-ils avec humeur. Puis ils déchirèrent leurs plans.
     L’amoureux de la liberté savourait l’instant. Il leur répondit doucement :
     — Quelle importance qu’un homme et un tonneau ne figurent pas dans les registres? Si les habitations de ce genre devaient se multiplier, je suis certain que l’on trouverait un moyen de les comptabiliser.
     — Nous avons le devoir de vous sauver, de vous arracher à vos mauvaises conditions de vie. Nous voulons vous aider, proclamèrent-ils.
     — S’il vous plaît, ne me sauvez pas !
     — Dans une société prospère, des logements comme celui-ci ne devraient pas exister. Que va-t-on penser de nous?
     — Regardez comme il est beau et solide, argua-t-il en caressant son tonneau.
     — Vous avez besoin d’être secouru. Vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous a pas prévenu! menacèrent-ils avant de s’en aller.
     Quelque temps plus tard, une voiture tout terrain, avec trois policiers à son bord, arriva chez l’inventeur. Il ferma sa maison à clef et monta dans le véhicule. On le conduisit dans un grand immeuble administratif. Puis on plaça devant lui une feuille blanche en disant :
     — Nous ne pouvons prendre aucune décision tant que nous ne connaissons pas vos motivations. Expliquez-nous par écrit pourquoi vous avez décidé d’habiter dans un tonneau.
     Il rédigea l’explication suivante :
     « D’abord, je n’avais pas d’appartement. Compte tenu de la crise générale du logement, j’ai voulu apporter la preuve qu’il était possible d’habiter dans trois ou quatre mètres carrés. J’ai donc agi dans l’intérêt de la société, lequel coïncidait en l’occurrence avec le mien. Mais mon expérience a également une portée plus vaste. On brandit souvent le spectre du surpeuplement de notre planète. Mes conditions de vie montrent que ce danger n’est pas réel, même à très long terme, et même si les humains continuent à se reproduire au rythme actuel. D’après mes estimations, j’occupe l’espace minimum nécessaire à une existence, bien que je doive utiliser le tonneau dans deux positions, l’homme n’ayant pas encore appris à dormir debout. Au besoin, on pourrait construire des conteneurs elliptiques, dans lesquels on dormirait au fond. Mais ils comporteraient un espace superflu dans la partie supérieure. Je considère donc que la forme cylindrique est la plus indiquée. Ces tonneaux pourraient être disposés en rangs serrés et empilés sur une hauteur de plusieurs kilomètres, jusqu’à raréfaction de l’atmosphère. Il serait même possible de monter encore plus haut en installant un système de ventilation. Les espaces libres entre les cylindres seraient utilisés pour les communications. Chaque logement serait en contact avec six autres. Des tuyaux apporteraient air, eau, chaleur, nourriture, informations, bruits de la nature, parfums, et emporteraient les ordures, les déjections et les produits de l’activité intellectuelle des occupants. Si l’humanité estime qu’elle a besoin d’espaces horizontaux, elle pourra créer des esplanades au niveau du sol ou au millième étage des piles de tonneaux. Des ascenseurs seront installés à intervalles réguliers, afin de permettre à ceux qui le désirent d’aller se promener sur ces places. Les membres d’une même famille résideront à proximité les uns des autres. Si cette colonie est édifiée d’après les dimensions que je suggère, les grands blocs devront basculer en position de sommeil tous en même temps, à une heure déterminée. Pour les agglomérations plus importantes, il faudra prévoir à l’avance les espaces nécessaires au changement de position. Peut-être certaines de ces idées paraissent-elles relever du fantastique, mais nous devons y penser dès aujourd’hui, en tenant compte des besoins fondamentaux de l’être humain. Personne ne désire rendre la condition humaine plus difficile. Les possibilités ne manqueront pas pour améliorer les conditions de vie individuelles, notamment par l’utilisation légitime des tonneaux en surplus. Mais c’est à la société dans son ensemble qu’il appartiendra de décider. Par mes limitations volontaires, je voulais simplement proposer quelques idées préliminaires. Sans compter que je n’avais vraiment pas d’autre endroit où loger… »
     Ce document, précieusement conservé, se trouve aujourd’hui encore dans un musée de la ville. Car l’humanité n’oublie jamais ses pionniers.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin