Le tremble

       L’envie me prit un beau jour de rendre visite à mon oncle, qui n’était pas venu nous voir depuis presque trois ans. Il n’habitait pas bien loin, on apercevait sa maison au toit blanc de l’autre côté de la baie : j’en avais pour un quart d’heure en barque.
       « Ce n’est pas urgent » dit mon père. L’un et l’autre étaient le même genre d’hommes. L’oncle nous rendait visite les années bissextiles ; les autres, il avait des choses plus importantes à faire que d’aller voir la famille.
       La remarque de mon père ne faisait que renforcer mon désir d’y aller. Mes quinze ans me rendaient parfaitement indépendant. J’avais déjà poussé la barque à l’eau et j’installais les rames dans les dames de nage lorsque j’entendis quelqu’un haleter dans mon dos. C’était mon père.
       « Fais attention à ne pas te ridiculiser, là-bas, dit-il en reprenant son souffle.
       — Bien sûr !
       — Ton oncle est plus entêté qu’un bœuf.
       — Il me semble que je suis assez grand pour lui tenir tête ! »
       Ayant ainsi parlé, je tirai sur les rames. Le temps était magnifique, le soleil brillait, le vent me poussait, la traversée de la baie était un jeu d’enfant. Je ne m’attendais évidemment pas à ce que quelqu’un vînt m’accueillir. Je jetai l’ancre et gravis le promontoire. La porte de la maison était grand ouverte, j’entrai.
       Mon oncle était attablé dans la cuisine et fixait intensément la pendule. Je lui adressai la parole :
       « Cette chose que je vois au mur est une pendule. Pourquoi donc crois-tu que c’est une bicyclette ? »
       Il me lança un regard courroucé, puis se tourna de nouveau vers la pendule et toussa pour s’éclaircir la voix :
       « On frappe à la porte avant d’entrer. »
       — J’ai frappé il y a deux ans. Tu as déjà oublié ?
       — Oui !
       — On voit encore les marques sur la porte.
       — Ces marques ne viennent pas de toi. Les tiennes sont refermées depuis longtemps. Ressors et frappe.
       — Je frapperai en repartant chez moi. D’habitude on offre un siège à son hôte.
       — Je ne parle pas aux étrangers ; je ne leur offre pas de siège non plus.
       — Alors je me servirai moi-même. »
       Mon oncle se leva et me regarda des pieds à la tête, et retour. Puis il dit :
       « On dit bonjour avant de s’asseoir.
       — Pourquoi perdre du temps ? Je repars ce soir.
       — En ce qui me concerne, tu peux aussi bien repartir tout de suite. »
       Je m’assis et demandai :
       « Et à part ça, quoi de neuf ? Comment allez-vous ?
       — Ouvre tes oreilles et écoute la radio, répondit-il.
       — Mes oreilles sont fatiguées.
       — Ton père travaille le bois, demande-lui de t’en tailler une paire.
       — Je ne pourrais plus mentir : quand des oreilles de bois se mettent à fumer, on risque l’incendie !
       — Tu commences à avoir un peu de bon sens, répondit alors mon oncle.
       — Tu as de bons yeux, si tu peux encore voir ça sans lunettes.
       — J’ai l’impression que tu veux mesurer ta force contre moi.
       — Pourquoi pas ! Ça nous donnerait le temps de parler un peu, tous les deux.
       — Sortons » dit mon oncle.
       Nous sortîmes. Sa femme arrivait avec leurs filles. De loin, elle me cria :
       « Salut, neveu ! »
       L’oncle dit :
       « Ce n’est pas le moment de saluer. Cherche un bâton, je veux voir qui est le plus fort.
       — Tout de même, dit ma tante enjoignant les mains, c’est notre hôte.
       — Ça, un hôte ? Il ne sait même pas dire bonjour ! Mais je veux voir s’il va le dire ou pas. Va vite me chercher un bâton !
       — Du bouleau ? demanda sa femme.
       — Non, le bouleau sert pour les essieux.
       — Du chêne ?
       — C’est pour les tonneaux de harengs.
       — De l’aulne, alors…
       — L’aulne ? J’en fais les tabourets pour la traite.
       — Une branche de pin ?
       — Qu’est-ce qui me restera pour chauffer le sauna ?
       — Je peux couper un piquet de sapin…
       — Je les garde pour les clôtures !
       — Qu’est-ce que tu veux, alors ? Du tremble, peut-être ?
       — Oui, ça ne serait pas mal ! »
       La tante se dirigea vers un buisson où elle coupa un gourdin plus grand qu’elle.
       « Avec ça, je viendrai bien à bout de ton obstination, dit mon oncle.
       — C’est bien possible, répondis-je. J’ai toujours eu un faible pour les comiques. »
       Nous nous assîmes sur l’herbe dans la cour, calâmes nos pieds plante contre plante et saisîmes le bâton à deux mains.
       « Le bois est un peu fragile, dis-je.
       — Les gamins comme toi, j’en soulève deux à la fois, avec ce bâton-là.
       — Après, tu regretteras d’avoir choisi un bois trop tendre.
       — Commence plutôt à tirer ! » L’oncle était plein d’ardeur.
       Nous nous mîmes à tirer. Ma force était d’environ trois ou quatre chevaux-vapeur, si l’on veut comparer à un moteur de bateau, et l’exercice me semblait une gentille plaisanterie. Le visage de mon oncle devint tout rouge et il se mit à haleter et à souffler. Je lui dis que l’âge des véhicules à vapeur était depuis longtemps révolu, et que les meilleures mécaniques d’aujourd’hui utilisaient les semi-conducteurs. Sans me répondre il continuait à haleter, et j’ajoutai que j’avais tout mon temps, qu’il ne se pressât point.
       « Ne m’embête pas » souffla-t-il.
       Je commençais à m’inquiéter un peu pour lui, et je décidai de conclure à mon avantage.
       Assurant ma prise, je tirai de toutes mes forces et ne fus pas peu étonné de voir que mon oncle ne décollait pas de sa place. Il me regarda avec une certaine commisération et dit :
       « Il me semble que tu as des rhumatismes. On aurait dit que les veines de tes mains allaient faire des nœuds. »
       Je ne répondis pas.
       « Il faut soigner cela, continua-t-il. Il y a de l’eau chaude, nous pouvons te faire un bain de boue. »
       C’en était trop ; je remis au travail mes trois ou quatre chevaux-vapeur.
       L’oncle déclara :
       « Le moteur n’entraîne rien, il faut passer une vitesse. »
       Je m’arrêtai, essoufflé. J’attendis. C’était au tour de mon oncle.
       Il tira.
       Je lançai :
       « Tu pourrais appeler à l’aide ta femme et tes filles… »
       Je tirai de nouveau.
       Compatissant, il me demanda :
       « Est-ce que tu ne veux pas entrer manger un morceau ? Je t’attends. »
       Ma tante vint nous dire d’arrêter nos sottises et de rentrer.
       « Ce ne sont pas des sottises, répondit mon oncle. Chaque homme doit savoir exactement ce qu’il vaut, question endurance. Rentre à la maison et fiche-nous la paix. »
       Nous restions assis et tirions toujours, tour à tour perdant et reprenant espoir.
       Le soir tomba, l’humidité s’installa ; mes cousines allèrent se coucher et la tante se lassa de nous faire des reproches.
       « Ce travail se fait mieux de nuit, dit mon oncle. Personne ne nous dérangera. » Et en vérité, c’était une nuit superbe. Silencieuse. Chaude. Le ciel était rempli d’étoiles. Le monde dormait, et bien peu savaient qu’en cet instant précis, quelque part dans une cour humide de rosée, on s’attachait à résoudre une question de la plus haute importance : qui, de mon oncle ou de moi, était le plus entêté.
       La nuit passa, les étoiles s’éteignirent, le soleil se leva, les humains s’éveillèrent, mais la question fondamentale demeurait sans réponse.
       L’oncle dit :
       « Nous ne bougerons pas d’ici avant que l’affaire soit réglée. »
       Nous continuâmes.
       Une journée s’écoula.
       Une nuit s’écoula.
       La tante s’était lassée de nous invectiver, les enfants allaient à l’école, la barbe de mon oncle poussait. L’été prit fin, les vents se levèrent ; les arbres perdaient leurs feuilles ; nous restions toujours assis au milieu de la cour, à tirer sur notre bâton de tremble.
       Puis la mue survint inopinément et brisa ma voix. Par chance elle ne brisa que cela, et par une froide matinée d’automne je demandai d’une voix de basse éraillée :
       « Comment vas-tu, vieux, est-ce que tu commences à fatiguer ? »
       Mon oncle tressaillit et dit :
       « Il faut que tu ailles en ville pour ton passeport. Finissons ! »
       Je dis :
       « Je n’irai nulle part avant de t’avoir fait décoller. »
       « Ça c’est parler en homme ! »
       Et nous continuâmes à tirer. De toutes nos forces d’hommes. L’endurance n’est pas un jeu pour les enfants.
       Les jours passaient.
       Les hirondelles et les étourneaux s’envolèrent. Les cigognes partirent. Les pluies arrivèrent. Il pleuvait du matin au soir, et des nuits entières. Nous tirions toujours.
       Au bout de quelques semaines, la femme de mon oncle s’approcha et dit :
       « Si vous n’arrêtez pas cette plaisanterie, j’appelle la milice à l’aide ! »
       L’oncle répondit :
       « Est-ce que tu n’es plus capable de chauffer la pièce toute seule ? »
       Après cela survinrent les premières neiges, puis des froids légers. Tout indiquait que l’hiver était proche.
       Quelque chose nous rendait impatients. Nous tirions avec ce qui nous restait de forces, car nous avions le sentiment que l’affaire avait un petit peu trop duré. Puis, un jour, ma tante sortit de nouveau sur le perron et dit :
       « Savez-vous que c’est aujourd’hui le dernier jour de l’année ? »
       Mon oncle dit :
       « Un dernier effort ! Il faut décider qui est qui avant que l’année finisse.
       — D’accord » répondis-je.
       Puis il compta :
       « Un, deux, et trois ! »
       Nous tirâmes en haletant, tant et si bien que nous fûmes bientôt au milieu d’un cercle de neige fondue ; le givre dégringolait des arbres. L’oncle compta de nouveau :
       « Un, deux, et trois ! »
       Dans le grand silence qui suivit on entendit soudain un craquement plaintif, et nous partîmes tous les deux à la renverse.
       Nous nous relevâmes.
       Je dis :
       « Tu aurais pu choisir un bois de meilleure qualité ! »
       Mon oncle répondit :
       « Vieille saleté de bâton ! » Mettant sa main sur mon épaule, il ajouta : « Tu arriveras peut-être à quelque chose. »
       Et moi :
       « Bonjour, mon oncle. »
       Nous entrâmes. Les bougies brûlaient déjà dans le sapin et mes cousines chantaient. C’était agréable et chaleureux, comme toujours quand on visite rarement la famille.

Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry