Le trou

I

     De plus en plus de gens se rassemblaient autour de la grande pierre gravée. Le bord du chemin de gravier était rempli sur toute sa longueur de voitures, pour la plupart des Jigoulis, comme la nôtre, des Moskvitchs, une Saab aux lignes courbes, une Fiat blanche et une Volga noire. Je regardais les gens, les femmes aux jupes rayées, beaucoup avaient des enfants et même des bébés. L’air était électrique. Autour des décombres, le foin avait été fraîchement fauché et piétiné. En m’éloignant de la foule que je voulais éviter, je trébuchai presque aussitôt contre des pierres de fondations recouvertes de mousse. L’endroit rappelait d’autres lieux des environs, abandonnés et oubliés, des rondins gris à moitié enfoncés dans le sol, des ruines au bord du frais ruisseau où nous allions chaque été ma mère et moi au prix d’un voyage éprouvant à travers les clairières envahies de broussailles. Nous allions cueillir de belles fleurs de tilleuls sur les vieux arbres qui déployaient leurs branches au-dessus de l’eau. Un jour d’automne où, le seau à champignons à la main, nous nous frayions un chemin avec ma sœur Anne à travers un champ d’orties qui, par endroits, montaient jusqu’à notre cou, nous étions tombées sur une longue maison. Ce bâtiment au toit de bardeaux de bois écroulé ressemblait à un animal gris dont la colonne vertébrale avait été brisée. A travers les vitres cassées, nous tentions de regarder ce qu’il y avait dans les pièces vides et sombres. La maison avait recraché ses habitants. Sans oser franchir le trou de la porte pour entrer, nous avions observé, en nous collant contre le mur de la maison sous l’avant-toit, comment pourrissait la commode sombre au bois sculpté sous le goutte à goutte de la pluie d’automne. Près de la fenêtre se trouvait une table marron dont la nappe en décomposition portait une haute bouteille à fond épais et un verre carré. Comme si quelqu’un venait de se désaltérer, avait posé le verre sur la table puis était sorti. C’est alors qu’avait retenti à travers le vaste champ d’orties la voix sonore de baryton de mon père. Rassurées de l’entendre, nous nous étions mises à courir avec nos seaux presque vides qui se balançaient dans l’air. Nous avions la désagréable sensation que les yeux crevés de la maison nous regardaient et nous poussaient dans notre dos.
     À présent aussi, dans cette chaleur de la fin juillet, tandis que l’on se rassemblait pour l’inauguration du monument commémoratif, le tilleul embaumait au-dessus de la foule. La paire de jeans délavés, qu’à force de supplications j’avais obtenue de ma mère, ne m’allait pas et mon nez transpirait sous mes lunettes à grosse monture claire en plastique ; j’étais trop consciente de leur laideur. J’aurais souhaité avoir eu le temps de me faire une queue de cheval à la maison. Mais ce jour-là mon père m’avait demandé de l’accompagner sans que je m’y attende. Son attitude avait quelque chose de différent, quelque chose d’inquiétant et de solennel qui excluait toute contestation et m’avait obligé à accepter.
     « … reposent en un lieu inconnu sous la mousse de la forêt », disait la voix de l’orateur. La langueur estivale emporta ma pensée vers la maison à la couleur passée que j’avais rencontrée en cueillant des champignons. Vers la maison qui se reposait des humains.
     « Étaient-ce des humains ? des humains semblables à nous ? » Je reconnus alors celui qui parlait dans son habit noir. C’était le même pasteur qui avait parlé au cimetière, à la mort de grand-mère sur la tombe fraîchement creusée que recouvrait lentement la neige mouillée. Un homme d’un certain âge avec des lunettes. Parmi les gens vêtus de vêtements légers, aucune tête connue n’avait attiré mon attention.
     « Le nom d’homme à lui seul ne suffit pas à réaliser ce à quoi nous aspirons. »
     Les vacances d’été duraient déjà depuis longtemps, j’essayais de comprendre si je souhaitais voir quelqu’un de l’école. Plutôt non. Mon père au contraire multipliait les saluts à sa gauche et à sa droite, comme toujours.
     « Ils sont allés de ferme en ferme, ils ont tué des gens et les ont fait brûler… »
     Un responsable de l’association de protection du patrimoine, aidé d’un homme dont le père avait autrefois péri dans cette ferme, à cet endroit que l’herbe avait à présent envahi, que l’on avait fauchée et que piétinait maintenant la foule, ôta le voile de la stèle.
   
    

 II

     La surface de l’eau scintille sous l’éclat blanc du soleil. Les broussailles sont maintenant derrière nous. Appuyées sur nos vélos, nous nous tenons, Anne et moi au bord de la pente abrupte de la carrière. Là, les graviers se creusent d’ornières de sables. Des murs de grès bordent l’eau qui brille au centre. En face, on peut, en faisant de grands sauts sur les blocs de calcaire, arriver jusqu’à l’eau. Plus loin, à l’autre bout de la carrière, l’escarpement verdit déjà. Quelques années auparavant, on aurait dit qu’à cet endroit un gros ours avait mordu le corps de la forêt et en avait arraché un morceau. A présent se dressent au bord du gigantesque trou de jeunes pins aux longues aiguilles tendres. On ne nage pas dans cette carrière où il n’y a pas, comme dans d’autres endroits, de sources et où l’eau est toujours légèrement verte, parfois grise. Pourtant les grenouilles y fraient en été. Nous progressons à genoux sur les pierres claires et nous attrapons avec la paume de la main une matière vert foncé et visqueuse. Plus tard nous reviendrons observer les têtards s’agitant dans toutes les directions, nous allongeant sur les pierres chauffées par le soleil et vêtues de nos pantalons aux genoux déformés. 
     

     Notre mère quittait toujours la maison aux premières lueurs pour aller travailler au bureau du kolkhoze. Elle ne revenait que le soir et restait assise un moment sans parler dans la cuisine avec ses journaux et son repas. Au printemps, à l’été ou à l’automne, elle repartait ensuite au champ ou au potager et ne regagnait pas la maison avant la nuit. A mon avis, elle ne prenait pas ses jours de congés pour être payée davantage. Nous n’avions pas souvent l’occasion de voir notre père, mais à la différence de notre mère, il manquait de régularité. Parfois, il partait le matin avec elle, parfois seulement dans l’après-midi, d’autres fois, il réapparaissait à la maison au beau milieu de la journée pour fendre un peu de bois ou faire une sieste.
     La plupart du temps, nous passions toutes seules les soirées après l’école ainsi que les longues et interminables journées de l’été. Quand Anne n’allait pas encore à l’école, il arrivait que notre grand-mère nous gardât. Un jour elle est tombée d’un petit tabouret et on l’a emmenée. Elle était devenue trop vieille pour s’occuper de nous. Quand notre père, plusieurs mois après, nous a appelées dans la chambre de grand-mère, je savais, sans qu’il ait eu à le dire, qu’elle était morte. Nous sommes restées assises sur son lit, dans cette chambre qui sentait l’alcool camphré. Notre père pleurait, ses épaules étaient secouées de sanglots. Il nous serrait fort sous son bras et nous avons pleuré nous aussi.
     Sur la commode à cinq tiroirs de grand-mère brûlait une bougie. On avait mis dans un cadre une photo jaunie d’une femme aux lèvres maquillées et aux cheveux courts ondulés. Je ne l’avais jamais vue auparavant. Grand-mère était belle comme une princesse à la mode ou comme les stars d’autrefois que l’on voyait dans les revues polonaises de cinéma. Je savais que le tiroir de la commode, tout en haut à gauche, contenait un poudrier doré et un rouge à lèvres. Le jour aussi où le fourgon blanc l’avait emportée à jamais, ses lèvres, sur son petit visage crispé, étaient encore rouges, plus rouges que la croix de l’ambulance. Anne s’est installée dans la chambre de grand-mère et moi, je suis restée seule dans celle que nous partagions alors.
     
     Dans la carrière, les blocs de calcaire ont formé une sorte de digue blanche dans l’eau verte dont on ignore la profondeur. Les pierres brisées me rappellent le monument réduit en miettes et badigeonné de rouge, comme on avait pu le voir sur la photo accompagnant l’article paru dans le journal local, le monument dont j’avais assisté à l’inauguration avec mon père par un jour chaud de juillet. La seule différence était que là-bas, c’était du granit rugueux et sombre alors que l’éclat des blocs que l’on voyait ici brillait comme la neige sous le soleil du printemps. 
     La lumière nous oblige à plisser les yeux. La carrière est vide, il n’y a personne et dans ce vide tout s’offre à nos yeux aussi facilement que dans le creux de la main. Les hommes et les machines ont quitté ces lieux depuis des années, laissant pour souvenir des kilomètres de débris et de graviers au bord de la route. Nous avons foncé jusqu’ici à travers un dédale de broussailles. Notre souffle – la respiration de deux enfants – est l’unique son perceptible dans cette cuvette brûlante où tout se tait. C’est un fragment du monde que l’on a détaché, épuisé et abandonné. Nous l’avons recueilli comme un vieux jouet trouvé sur un tas d’ordures déversées entre les buissons. La route et la carrière sont séparées par le mur infranchissable et épais de la forêt à travers lequel l’on perçoit, de temps en temps, quelques bruits du monde réel. A l’abri de ce mur, il possible d’être totalement seul.
     

     Du moins c’est ce que moi je ressentais. En fait, je ne sais pas ce que pensait ou éprouvait alors Anne, ma sœur de trois ans ma cadette, toujours pâle, aux yeux gris et un peu creux en hiver, qui avait de longues et fines jambes. En tout cas, elle, je ne l’ai jamais surprise éveillée ces nuits où je parcourais la maison comme une voleuse, suffoquant de peur, et où j’entrouvrais les rideaux de chaque fenêtre pour écouter les bruits de la nuit jusqu’à ce qu’il ne me restât d’eux qu’un murmure aux oreilles. Des années plus tard, lorsque j’allais en forêt, je faisais toujours demi-tour dans cette pente. Je n’allais jamais seule dans ce val creusé par des pattes gigantesques et qui commençait à reprendre un air plus naturel. Les cicatrices laissées par les pelleteuses s’estompaient peu à peu sous la verdure. On pouvait voir que quelqu’un empruntait encore le chemin, car les ornières inégales ne disparaissaient jamais complètement l’été mais, à la place du sable, il y avait à présent de la boue et de la terre, à la place des graviers, de l’herbe.
     
     Nous descendons prudemment à vélos. Il ne faut pas glisser, les graviers de ces pentes sont les cauchemars des coudes. Cet endroit n’est cependant pas complètement abandonné. Ce printemps, quelqu’un y a déchargé des ordures à deux reprises. Comme il n’y a plus personne, les gens s’approprient le lieu et l’utilisent. Ici, personne ne prend la peine d’enfouir ses déchets, comme notre mère le fait dans les broussailles derrière la maison. Sur l’escarpement reculé, du côté de la forêt de sapins, on a dressé une palissade. Elle est couverte d’impacts de balles et de coins de cibles en carton déchirés. Ici, on tire. Ce sont les chasseurs, à présent aussi les hommes de la milice patriotique avec des pistolets Makarov, et peut-être quelqu’un d’autre encore. De minuscules éclats de plomb cabossés brillent dans les graviers où l’herbe commence à pousser. Parfois nous trouvons des douilles marron ou rouges qui sentent la poudre et même des cartouches. Et même… ah, ce sont des choses dont nous évitons de parler à la maison. Pour l’instant, nous nous dirigeons pourtant de l’autre côté. Nous remarquons le tas de détritus que l’on a déversé dans la pente la fin de semaine dernière mais nous n’allons pas l’explorer.
     
     
Notre maison se trouvait à un carrefour dont une des branches aboutissait dans notre cour. Deux fois par jour le bus passait devant la maison. Quand nous remarquions une voiture qui tournait du côté de la carrière, nous n’allions pas là-bas Anne et moi. Parfois quelqu’un frappait à notre porte pour demander son chemin. Notre mère nous obligeait à tenir la porte d’entrée fermée à clef pendant la journée.
     Un jour d’été, un homme d’un certain âge arriva de la forêt sur un vélo noir. C’était le début de la soirée. J’étais assise toute seule devant la maison sous le bouleau et je construisais avec une branche un chemin pour les fourmis. Je n’étais alors pas très éveillée ni très vive. C’était un vélo noir, avec de larges garde-boue rouillés sur les côtés, comme autrefois sur le vélo de grand-mère. Un Dürkopp ! Cela me rappela alors le large porte-bagage confortable pour qui s’y assoit. J’aurais eu le temps de disparaître derrière la maison avant qu’il n’arrive, mais il ne m’était pas venu à l’esprit que cet individu que je ne connaissais pas puisse s’arrêter au carrefour et, poussant le vélo par le guidon, venir directement jusqu’au portail. A présent, le vélo me coupait l’accès à la maison.
     « De quel côté se trouve la mairie ? »
     Je restais adossée contre le tronc du bouleau. L’homme portait une vieille veste sombre polie par l’usure, et un pantalon de costume. Des lunettes à fine monture de métal. Coiffé avec soin. Dans cette veste et cette allure, il y avait quelque chose de suranné qui semblait tout droit sorti de l’album de grand-mère. Je ne connaissais qu’une seule mairie, c’était la mairie du Silence que j’avais vu un vendredi dans une soirée théâtrale.
     
     
     L’eau est froide. Il faudra encore des semaines avant qu’elle ne se réchauffe et ne finisse par exhaler dans la seconde moitié de l’été une légère odeur de décomposition qui rivalise avec le parfum des mélilots. Quand le vent ne souffle pas justement du côté du charnier. Avec le vent du sud-ouest le relent de charogne couvre toutes les autres senteurs. Dans les buissons derrière la carrière, se trouve un trou profond où les hommes de la société locale de chasse versent les restes de leur gibier après l’avoir découpé : ils ne gardent pas les abats. Les ours viennent manger là. Un jour, mon père a fait monter toute la famille dans la voiture et nous a conduits au bureau du district forestier pour voir quelque chose de spécial. Un des chasseurs avait abattu un ours. Le tronc clair de l’animal, dont on avait enlevé la peau, avait été hissé sur une haute barre ; le corps musclé pendait, les pattes roses ou plutôt les paumes des pattes écartées comme sur une croix. L’ours ressemble trop à un être humain. Est-ce que tirer sur un être humain est comme tirer sur un ours ?
     « Quand un ours arrive, il ne faut en aucun cas se mettre à courir. Allonge-toi et fais la morte. »
     Nous essayons de faire des ricochets avec des petits morceaux plats de calcaire. Je suis très mauvaise à ce jeu-là. Comme avec une balle ou à la course. Nous avons caché nos vélos dans un creux derrière des buissons au bord du chemin. Le mien est un modèle vert pour homme et celui d’Anne, un modèle pliable. Nous les avons soigneusement recouverts de jeunes branches sans feuilles que nous avons courbées. Nous avons trouvé dans la carrière des choses mal enterrées. Et nous les avons gardées. Notre découverte la plus précieuse, une étoile à cinq branches sur une crosse en bakélite, repose dans un des endroits secrets de la carrière. Comme nous n’allons la voir que rarement, elle dort dans son étui de tôle comme les poupées d’Anne dans leur lit en contreplaqué cintré. Elle semble enveloppée dans sa couverture de papier calque. Chargée. J’ai l’impression qu’elle attend. Comme La Belle au bois dormant avant le baiser du prince. Mais ici on ne trouve que des grenouilles et nous ne leur donnons pas de baiser. Dans le garage se dresse une grande armoire marron à trois portes et aux angles arrondis. Mon père entrepose là, sur les étagères, sous une caisse de clous, une grande quantité de cette sorte de papier.
     Les ricochets d’Anne glissent sur l’eau les uns après les autres. Les bruits de la route se rapprochent.
     

     J’ai commencé tôt à lire les journaux. Nous avions chez nous à peu près tous ceux qui paraissaient à cette époque : « La Voix des Jeunes », « La Voix du Peuple », « En Avant », « Le Journal du Sport », le journal, « L’Étincelle », dans lequel le professeur d’estonien m’encourageait à écrire. Les revues qui arrivaient dans la boîte aux lettres couverte de rouille accrochée à la grange délabrée des voisins, étaient « L’Étoile » et « Le Pionnier » pour les enfants, « La Femme Soviétique » et « La Nature Estonienne ». À un moment, ma mère avait résilié les abonnements à « L’Horizon » et à la « Bibliothèque de la Création », mais j’explorais, l’une après l’autre, les rangées des années disponibles se trouvant dans la bibliothèque, le premier meuble personnel de ma mère, offert par mes grands-parents.
     « Un jour elle me transpercera de sa fourche. »
     La voisine, une petite femme ridée au teint mat, demeura immobile près de la grange. Elle se fondait presque dans le gris des planches. Je ne sais pas pourquoi ma mère la craignait tant. La chaîne du chien allait presque jusqu’aux boîtes aux lettres. Parfois la voisine prenait pitié de moi et la retenait. De la même couleur que la grange, le chien aux boucles grises se débattait et aboyait en grognant, tandis que, les mains tremblantes, je prenais les journaux. C’était en 1988.
     Sumkait.
     Les noms résonnaient comme de gros grains murs de raisins que l’on garde dans le creux de la bouche avant de les faire craquer sous la dent. En une bouchée. Kara-bahhhhh ! Il eût mieux valu ne pas avoir commencé à lire. J’aurais pu apporter le gros paquet gris récupéré dans la boite aux lettres, le laisser sur la table de la cuisine à attendre ma mère ou mon père et repartir. Aller faire du vélo par exemple jusqu’au centre du village pour m’asseoir à l’arrêt de bus. Lire un livre. On ne réécrit pas l’histoire.
     Transpercée.
     Frappée.
     On voyait dans le journal des photographies floues des morts accompagnées de textes décrivant les tueries. On avait pénétré dans les maisons des gens et on les avait massacrés. Certains avaient été tués dans la rue. D’autres avaient été sauvés grâce à des voisins qui les avaient cachés chez eux. D’autres voisins s’étaient trouvés eux-mêmes dans la bande qui se déchaînait. En lisant, je mélangeais les noms des nationalités, ils se ressemblaient. On décrivait la mort de familles entières. Comment on les avait exécutées. Brûlées. Les descriptions contenues dans ces phrases tourbillonnaient dans ma tête. La liste des noms. Les adresses. Les couteaux de fortune ou les poignards fabriqués par les gens eux-mêmes, l’essence et le feu.
     À présent, il était clair que notre famille n’irait jamais en voiture jusqu’en Arménie, chez les amis de mon père à Erevan. Ni en Moldavie. Ni dans les autres endroits où mon père s’était rendu. Chaque fois qu’il en était revenu, j’avais connu des goûts et des parfums étrangers, la chaleur ensoleillée des pays du sud à l’ombre des vignes. La saveur du plov fumant au milieu d’un marché aux milles couleurs et aux milles bruits. Mon père savait en parler et le préparer, il le faisait avec de la viande de chevreuil, beaucoup d’ail, des carottes et du concentré de tomate qui lui donnait une couleur rouge. Chaque grain de riz de ce met divin était exceptionnel. On ne pouvait s’arrêter de manger. Je m’amusais à penser que nous irions tous ensemble, Anne et moi glissant sur la banquette arrière en skaï et mon père au volant. La route serait étroite, sinueuse et sans fin. Ma mère aurait baissé sa vitre, le vent frais des montagnes lui soufflerait au visage et dans les cheveux. Bien sûr, si j’avais regardé du côté de ma mère en faisant ces projets, j’aurais su que ce voyage merveilleux était alors déjà impossible, mais ces fois-là, je ne l’avais pas regardée exprès. Mon menton dégoulinait de jus de pastèque, je crachais les grains devant moi dans la pelouse et je ne l’avais pas regardée. A présent cela ne dépendait plus de ma mère.
     
     Ces années-là mon père partait souvent en mission. Parfois pendant des semaines. Le soir, ma mère mettait le crochet à la porte du garage ainsi qu’à la porte de la grange et verrouillait à double tour la porte d’entrée. L’étable était aussi fermée à clef. La nuit, je me réveillais aux aboiements des chiens de chasse de mon père et j’essayais de voir quelque chose en scrutant le demi-jour entre les rideaux. La journée, je prenais les livres sur l’étagère les uns après les autres. J’aimais « La harpe d’herbes », mais « De sang-froid » était plus difficile et je n’avançais guère dans la lecture. Très vite Je me retrouvais couchée la nuit dans ma chambre recroquevillée sous ma couverture, parfois dans le viseur d’un meurtrier sans visage. Quelquefois je restais sans bouger à veiller la maison et ceux qui dormaient jusqu’à m’éteindre d’épuisement dans la pénombre du petit-matin.
     À de rares occasions, Anne voulait encore que je lui fasse la lecture. La dernière histoire que maman nous avait lue et dont je me souvenais était Mowgli.
     « Que veux-tu que je te lise, Anne ? « La chasse de Kaa », « Le chien rouge », « Comment vint la crainte » ?
     …. Anne !?
     Parfois mon père arrivait tard dans la soirée ou bien dans la nuit, se succédaient alors : des phares de voitures inconnues, des voix étrangères, les pas légers de notre mère, le soulagement et l’air frais qui s’engouffrait par la porte d’entrée. Nous sautillions ou nous restions accroupies dans nos chemises de nuit au salon, brûlant d’impatience jusqu’à ce que notre père ouvrît ses valises. Devant nous, surgissaient alors des bonbons dans des papiers brillants, des bananes vertes, des vêtements pour notre mère, et les années suivantes, un mixer ou une machine à café. Pour finir, arrivait aussi le sommeil profond et sans rêve. 
     
     Aujourd’hui il y a quelqu’un d’autre dans la carrière. Nous le savons avant même que l’écho d’un bruit de moteur ne se faufile entre les sombres épicéas. Les ornières sont toujours profondes, comme tous les printemps, et il faut rouler doucement. Sur nos pierres blanches, au milieu de l’eau où se mire le ciel, nous ressemblons à deux grosses mouches noires posées sur une toile cirée propre. Je tire Anne par la main, elle est trop lente. Même s’il nous est déjà arrivé de jouer à cache-cache en entendant approcher les voitures, j’ai la désagréable sensation que mon cœur se met à battre très fort dans ma poitrine. En sautant de pierre en pierre, mon pied glisse dans l’eau froide ; grâce à Anne, je ne m’écroule pas. C’est une fille chétive, mais elle a des mains qui ne vous lâchent pas.
     Mes chaussures de tennis pleines d’eau froide et de sable pèsent. Nous arrivons difficilement à nous glisser derrière la butte de sable, quand apparaît la Jigouli de couleur claire dont les chromes font danser des taches de soleil. La voiture entre dans la carrière très lentement, sans se presser, comme lorsque nous allons à l’école le lundi. Le chemin ne s’arrête pas là : il passe le long du charnier puis à travers la forêt enchevêtrée, serpente ensuite entre des champs et quelques exploitations abandonnées pour arriver enfin à la route conduisant au centre administratif du district. Mais la voiture qui vient déjoue notre attente silencieuse. Elle se serre sur le bas-côté et l’espoir de récupérer nos vélos sans nous faire remarquer s’évanouit en deux claquements de portières. Nous sommes contraintes de sortir de notre cachette. Tout d’abord on ne nous voit pas.
     On ouvre le coffre.
     

     Ma mère et mon père se disputaient souvent à cette époque. Je ne sais pas s’ils pensaient que nous n’entendions ou ne comprenions pas. Ou peut-être qu’ils s’en moquaient. Ma mère était devenue une ombre ou un courant d’air. L’été précédent, une semaine avant la rentrée, nous étions allés tous les quatre à un grand rassemblement. J’avais commencé à comprendre un peu ce qui se passait autour de nous ; en une année, cela avait gagné l’école et enfin la maison. Quelque chose se distendait, s’ouvrait. Mon père m’avait montré des photos, prises en studio, de beaux jeunes hommes dans l’album de grand-mère. C’étaient les frères de grand-mère qui avaient été tués à la guerre. Je ne connaissais pas leur uniforme.
     « Non, ça, ce n’est pas grand-père ». Anne et moi n’avions jamais vu notre grand-père. Notre père ne parlait pas de lui. Sur une photographie aux bords flous, on voyait deux personnes avec des bicyclettes, une femme svelte aux lèvres maquillées et qui avait les mêmes yeux que grand-mère, ainsi qu’un homme très grand avec de lunettes. Derrière eux se trouvait un terrain vague. Dans le lointain, se dressaient un clocher et une tour plus haute encore qui me rappelait les lignes à haute tension tendues au-dessus de la forêt. L’église, je l’ai vue ensuite.
     Notre voiture et celles des gens que l’on connaissait étaient pleines à craquer. C’était la première fois que nous étions dans une telle cohue. Des voitures et des bus déversaient un flot de personnes. Mais il fallait tendre les bras de chaque côté pendant très longtemps. Anne ne voulait pas prendre la main d’un inconnu et resta entre mon père et ma mère. Je m’accrochais à celle de ma mère. Je ne me souviens même plus si mon autre main était tenue par un homme ou une femme. Je serrais celle de ma mère. Elle était chaude et un peu rugueuse, pas beaucoup plus grande que la mienne. J’aurais voulu rester ainsi le jour entier.
     Plus tard, nous nous sommes retrouvés dans un embouteillage. Une Moskvitch nous a coupé la route et mon père a dû freiner brusquement. Sa vitre baissée, il s’est mis à hurler des mots que je ne connaissais pas tous. Il avait une voix très puissante.
     « Même en un tel jour… » a dit ma mère et dans sa voix perçait un ton mauvais, un ton qui rappelait le mépris. Elle avait mis du rouge à lèvres. 
     Sur le chemin de la maison, la voiture était remplie d’un silence pesant. Anne dormait, la joue contre la vitre. Devant moi la nuque de mon père était couverte de marbrures, le regard de ma mère plongeait dans le vide et glissait par-dessus les champs d’or du mois d’août. L’ombre allongée de la voiture filait avec nous sur le bord de la route.
     « Combattre pour devenir vraiment un être humain… » C’était moi qui rabâchais dans ma tête les mots du pasteur entendus quelques semaines auparavant devant la pierre et qui m’étaient restés en tête.
     « Qu’est-ce que tu racontes au juste ?! » J’avais sans le faire exprès parlé à voix haute.
     « … exige du travail et un amour inépuisable. » Assise sur la banquette arrière de la Jiguli, je composais, à partir de bribes de souvenirs, l’oraison funèbre de l’amour de mes parents.
     
     Anne se tient droite, la main posée sur le guidon couvert de poussière ; entre les rayons des roues, de fines branches de saule sont restées coincées. Elle est comme un saule mince mais qui ne s’incline pas. C’est une enfant impatiente, têtue et distraite. Que fais-tu là, petite fille toute menue et apeurée ? Le soleil disparaît vite derrière les nuages et le vent se prépare à lancer ses tourbillons de gros sable. Dans la carrière, pareilles rafales provoquent toujours une terrible tempête de poussière qui fouette les yeux. 
     À travers le murmure du vent parmi les aulnes, je n’entends pas ce qu’un homme brun demande à Anne ou même s’il lui demande quelque chose, je suppose seulement qu’il s’agit d’une question en voyant les lèvres de l’homme se plisser et je devine son irritation au froncement de ses sourcils. En réalité, de là où je suis, j’ai du mal à distinguer son visage. Ils sont trop loin, Anne est allée trop loin. Le jour a tourné.
     Bien sûr, avec nos vélos nous avions déjà échappé à Murka, le chien du Finnois d’Ingrie, à un gardien de troupeau ivre et aux garçons de la ferme du Tournant. Nous avions toujours réussi. Et après ces aventures, dans la cuisine nous attendaient chaque fois le soleil du soir et notre mère qui nous servait des pommes de terre à la chair bien jaunes, du foie de sanglier accompagné d’une sauce corsée, de la salade de tomates cœur de bœuf bien mûres avec de la crème aigre. Le foie a été passé rapidement à la poêle pour le faire dorer de chaque côté, il est moelleux et fond dans la bouche. Au dessert, nous avons une soupe de myrtilles qui nous colore les lèvres avec une tranche de pain blanc poêlée, généreusement saupoudrée de sucre. A la fin de tels repas, nous ne parvenons qu’à pousser un soupir, à la fois accablées et soulagées d’être rassasiées et de sentir l’angoisse disparaître.
     Mais aujourd’hui, c’est différent.
     « Qu’est-ce que tu cherches ici ? Qu’est-ce que tu as trouvé ? »
     Un autre homme, en uniforme, sort du coffre un écheveau de corde ou de fil de fer.
     Le chemin qui va de la carrière jusqu’à la maison et qui monte le raidillon est couvert de graviers grossiers.
     

     Un jour Anne avait imprudemment glissé dans l’eau, en tombant de la jetée dangereuse faite de blocs de calcaire inégaux. Elle avait disparu sous l’eau. Le problème n’était pas la profondeur mais le froid. Après être sortie, elle avait frotté les genoux de son pantalon bleu pour en ôter la boue.
     « … pourquoi toi tu ne l’as pas surveillée ! » Ma mère nous grondait rarement. Cette fois-là, quand nous étions arrivées à la maison, elle était plus triste que fâchée.
     « Pourquoi n’as-tu pas fait attention à Anne… »
     « Maman, elle ne s’est pas fait mal. Et puis ce n’est qu’un vieux pantalon ! »
     « C’est ton vieux pantalon. Il a grandi avec toi. » Ma mère s’était radoucie comme toujours.
     « Mets ton pantalon » ! avait crié Anne aux fines jambes blanches en me jetant une boule de tissu bleu mouillé.
     Je n’avais pas réussi à l’attraper.
     
     Est-ce qu’Anne tient tête à l’inconnu ? Je ne vois pas sa grande bouche sur son petit visage, je ne parviens à penser qu’au trou du fond de la carrière, dans la partie la plus ancienne et la plus reculée de la sablière, là où les pentes sont douces. Dans le sable frais extrait du trou, il y a de la terre argileuse et humide. Nous l’avons découvert lundi après l’école alors que nous traînions par-là, sans but précis ni sans chercher quoi que ce soit. Tout d’abord, nous avons arpenté la prairie sous le bourdonnement des lignes à haute tension au-dessus de nos têtes, nous avons jeté un coup d’œil au mirador à battue puis nous avons repris le chemin menant à la carrière. Alors que nous gravissions le talus sur un sol glissant, nous avons fait notre DÉCOUVERTE. Je suis absolument certaine que deux semaines plus tôt il n’était pas là. Au printemps, nous avions à plusieurs reprises parcouru les environs et un trou sombre dans le sable clair aurait attiré notre regard. Nous connaissions bien la carrière, nous savions quand elle se mettait à vivre et quand elle se figeait comme une nature morte. À proximité du tas de sable terreux, il n’y avait pas une seule trace, pourtant quelqu’un était venu creuser là. À en juger par ce que je voyais, le trou était assez profond pour que mon père puisse y tenir debout.
     Le jour de la découverte, nous nous tenions Anne et moi, l’une en face de l’autre au bord du trou. Une excavation de deux mètres nous séparait. Elle était plus étroite à une extrémité, de la largeur de mes bras écartés, à peu près. On venait alors encore chercher du sable dans la carrière, mais ce trou n’avait pas été creusé dans ce but. Les grands épicéas se trouvaient loin de là, à la lisière de la forêt du côté du charnier.
     « C’est un piège » avait conclu Anne qui allait et venait dangereusement au bord du trou.
     Malgré le beau temps, Anne avait mis ses bottes jaunes en caoutchouc « Põhjala » qui ont trois sapins sur le côté. L’empreinte du talon à présent imprimée dans la terre argileuse était la preuve que nous étions venues là. Nous avons pris nos vélos dans les buissons et nous sommes rentrées à la maison.
     Nous n’avons pas parlé de notre découverte. Ce soir-là ma mère avait fait des œufs à la neige, dans la crème riche et jaune flottaient des balles aériennes à la blancheur immaculée. Cela explosait dans ma bouche puis se dissolvait, en même temps que, dans le fond de l’assiette, je découpais de grands nuages blancs avec ma cuillère. Qui aurait tapissé le trou comme ça, sans raison, avec des branches d’épicéas ? Avec Anne aussi, nous n’avons plus jamais parlé de cela.
     Mais à présent Anne, toute fragile, fait face à l’inconnu, mes pieds s’enfoncent dans le sable, mes pensées sont tétanisées par l’odeur vert sombre des épines sur les bords du trou.
     

     Nous ne devions pas parler avec des inconnus. Trois ans auparavant, un garçonnet de quatre ou cinq ans avait disparu, plus loin, pas tout à fait dans la zone de notre soviet rural. On l’avait cherché pendant des jours, on en avait même parlé dans le journal du district. Une petite fille de notre classe habitait alors dans le voisinage de la famille du garçon. Elle était nouvelle et venait d’arriver du district de Rapla. Elle avait dit que l’on savait, au village comme à la porcherie, qui l’avait enlevé. Elle avait vite déménagé, avec sa mère et son frère, dans quelque kolkhoze des environs de Tallinn. 
     Mon père m’avait emmenée un jour en ville. Nous étions revenus assez tard. Les champs verts s’étendaient sur les collines au coucher du soleil comme des couvertures de coton, lourdes et étouffantes, identiques à celle de tissu vert brillant que notre mère avait rembourrée soir après soir et qui pesait sur le dormeur comme un sommeil de plomb, comme de la terre. Sur le fond du ciel de pourpre, j’avais soudain vu un puits de mine sur la colline, une tour noire qui s’enfonçait dans le sol. C’était le puits. Celui dans lequel on avait fini par retrouver le garçon.
     Il était formellement interdit de monter dans les voitures des inconnus. Un jour, alors que je rentrais de l’école et qu’à côté de moi s’était arrêté un camion arborant l’épi qui était l’emblème du kolkhoze, j’avais franchi le fossé et couru jusqu’aux broussailles qui bordaient la route.
     
     Les doigts sombres et crochus de l’homme se referment autour du bras d’Anne.
     Je vois ce que ma sœur maintenant regarde fixement.
     Quelqu’un, caché tout près de là dans les buissons, se dépêche de partir, court en trébuchant, en se tenant voûté au-dessus des graviers et des prêles.
     Personne n’entend en moi la tempête du doute, est-ce vraiment du doute ? Je n’ai pas le temps de réfléchir à ce qu’il faut faire. Notre grand secret à la crosse marron de bakélite, la cartouche dans le chargeur qui grince, dort là où nous l’avons caché avec nos mains moites, inexorable jouet de notre destin qui alors craquait déjà dans nos vertèbres. Le secret est là, sous la pierre blanche.
     

     

III

     « Vous n’allez pas faire du vélo ? »
     Les pivoines exhalaient dans le soir une lourde bouffée de fragrance rose.
     « Pas envie. »
     Notre mère était couchée sur la pelouse fraîchement tondue. Autour d’elle dans l’herbe fraîche, dans les collines et les vallées de sa robe à fleurs blanches, grimpaient et tombaient les lapereaux gris et blancs de la lapine d’Anne. Les mains de notre mère attrapaient les boules de poils qui roulaient et les remettaient sans cesse au sommet, sur son ventre et sa poitrine.
     « Non, nous n’y allons pas. »
     Je retenais ma respiration pour que ma mère ne se levât pas encore, qu’elle ne fît pas tomber en bougeant les petites balles aux yeux rouges sur le gazon. Qu’elle ne partît pas, qu’elle ne retournât pas se courber sur la terre du potager. Je retenais le temps comme je retenais mon souffle, préférant m’étouffer plutôt que mettre fin à cet instant. Il s’était arrêté. Je ne respirais pas, les petits lapins ne grandissaient pas. Seule la forêt continuait à croître en craquant, la carrière se refermait, le sol donnait de sa chair et de son eau, guérissant ainsi le trou dont la surface s’enfonçait sous les pas. Guérissant la blessure qui, peut-être encore longtemps, allait faire souffrir le cœur de la terre et le mien.
     Au milieu du printemps, avant le temps des anémones, il nous était interdit de jouer dans la carrière. Un homme que l’on avait tué, un pasteur, avait été trouvé quelque part dans une carrière plus loin. Pour se servir en gravier, on creusait alors beaucoup et partout.
     
     Je me souviens des coups de feu. Où peut-être est-ce plutôt mon corps : il se rappelle la secousse du recul, il se rappelle avoir senti au fond de la gorge le brusque battement de mon cœur qui, ailleurs, avait complètement disparu.
     Les coups de feu ont un écho que je connais bien, qui m’est tout à fait familier. Les coups de feu dans le soir finissant, le coup de feu isolé dans le gris du matin. La complainte lancinante des chiens du village. Les hommes qui se rassemblent à notre carrefour, les camions Niva, l’odeur du sang et de la forêt mouillée. Le jeune élan qui pend au treuil, le sanglier aux naseaux flasques dans la caisse du tracteur et le museau écumant du chien viverrin enragé. La queue du renard galeux est exactement comme une branche sèche d’épicéa. C’est l’arbre de la mort, le pin est celui de la vie, disait grand-mère. Un jour, sous la pluie de la fin de l’automne, mon père avait ouvert le coffre et j’avais vu à la lueur de la lampe de poche le flanc gris, couvert de poils boueux et flasque d’un loup ressemblant à Akela.
     C’est le milieu du printemps, les nivéoles de mars ont disparu et les chatons de saule, comme de doux poussins gris, ont indolemment laissé pendre leurs plumeaux jaunes.
     En ce jour d’avril plein de promesses et de lumière, les coups de feu sonnent faux, l’idée de la mort et du sang n’est qu’une entaille dans mon enfance, une entaille étrangère, violente, suscitant l’effroi et le dégoût.
     Le vent s’agite et hurle plus fort que les chiens du village.
     Avançant en direction de la Jiguli claire sur mes jambes flageolantes, oui, à cet instant, mon enfance avait atteint un point dont l’écho n’en finit pas de raisonner, un point de non-retour pressé par une main tremblante, je sentais jaillir de chaque pore de ma peau une sueur de peur nauséabonde. J’avais été intensément et douloureusement craintive, d’aussi loin que je me souvienne de moi. Et à présent, cette crainte qui était mienne, cette crainte qui n’avait pas de nom mais cent visages était enfin née, était devenue chair. Elle avait fini par arriver ! Ah te voilà donc ! Eh bien bonjour ! Enfin.
     Près de la voiture, par terre, repose une hache. La douleur éclate dans mes genoux qui tremblent comme des feuilles. Pourtant personne ne m’a touchée, pas même du bras. C’est ma douleur. D’habitude, c’est le soir que mes jambes me font mal. Parfois la douleur me fait pleurer et m’oblige à me retourner d’un côté et de l’autre quand je suis couchée. À la polyclinique, on a dit que mes genoux n’avaient pas de problème particulier. Je grandis simplement à présent trop vite. C’est une douleur de croissance.
     Près de la voiture, sur le sol gît un homme, face contre terre, la joue posée sur le sable qui vire rapidement au brun. Il a été abattu comme un sanglier du haut d’un mirador. Le coffre est ouvert. L’écheveau de corde, un bidon, des chiffons aux taches brunes. L’autre, l’homme en uniforme, s’est effondré tête la première dans le coffre. Ses pieds dans ses bottes boueuses ne touchent plus le sol. Le vélo d’Anne repose là sur le flanc, renversé sur les graviers. A quoi pense-t-elle ! Le sable va sûrement entrer dans les maillons de la chaîne ! Elle a eu peur de la détonation.
     Le vent, chut ! Dans sa descente, le soleil se fait plus grand et distille entre les cimes des épicéas les dernières lueurs rouges du jours, pour qu’apparemment mon regard apeuré découvre une forme au milieu de la laie envahie d’herbes, près des hauts sapins. Quand la forme tourne la tête, le reflet sur le verre de ses lunettes m’éblouit. Du bras droit, l’homme s’appuie sur le guidon et dans la main gauche, il tient un fusil de chasse. Un souffle de vent traverse la laie apportant une odeur de poudre, de maisons aux façades aveugles et de temps qui aurait basculé dans le trou. Le futur est là. Un irréversible désespoir me brûle le cœur comme la berce brûle la peau. La crosse du Makarov a gravé son motif dans la paume de ma main droite : l’étoile à cinq branches découpe une dentelure dans ma ligne de vie ; pendant les récréations nous comparons parfois entre copines les lignes de nos mains. Je laisse pendre mes bras, dans un effort de volonté, j’ouvre mes doigts crispés et j’attends avec les deux morts. Comme l’homme retient son vélo par le guidon, il lui faut un peu de temps avant qu’il n’arrive en bas de la descente et nous ordonne de rentrer chez nous.
     

     La première moitié de l’été s’étire comme les longs sillons de plusieurs kilomètres dans le champ de choux du kolkhoze. Le matin, accompagnée par le bruit des premiers camions, je m’engage à vélo dans le champ et jette des regards du côté de la forêt. Le dernier bandit, un frère de la forêt, a officiellement été retrouvé alors que je n’allais pas encore à l’école. Je ne sais plus avec certitude si c’est un souvenir, une discussion de cuisine entre adultes ou plutôt l’émission de télévision « Personne n’a cherché la mort » avec son image tremblotante en noir et blanc. On a découvert un forestier solitaire dans une maison abandonnée, endormi pour l’éternité, la tête sur la table de la cuisine, devant une bouteille à moitié vide. 
     Dans ma mémoire reste gravée l’image de la maison grise au dos brisé parmi les orties et les pommiers redevenus sauvages, au milieu de la forêt à champignons. Mais sur cette image, dans la cuisine au bois pourrissant, se trouve à présent l’homme. C’est un homme plus grand que mon père, il porte une veste démodée, de tissu de qualité mais très usée, avec sur le nez des lunettes à fine monture de métal. Le temps et les scolytes détruisent la maison autour de lui, lentement mais inexorablement. Copeau après copeau, rondin après rondin, la maison se prépare à laisser entrer la forêt, à redevenir forêt. A côté de la pierre du seuil qui s’enfonce dans le sol, sur le mur de l’entrée est appuyé un vélo noir à large porte-bagages. Sur le garde-boue, l’emblème à forme de flèche. Un Dürkopp. Sur la table de la cuisine, une bouteille à fond épais à moitié vide, dans le coin un fusil de chasse. Le regard de l’homme derrière les lunettes est peut-être tourné vers l’intérieur de lui-même, ou peut-être regarde-t-il dehors, par les carreaux cassés, la pénombre de la forêt qui se tait.
     
     La dernière demeure du Makarov à crosse marron est le fond du lac Valgjärv, l’endroit le plus profond de l’ancienne carrière. Aidée par la rouille, la lagune verdâtre détruit tout ce qu’on lui donne, vite et avidement. Le trou – la tombe avec tout ce qu’il contient a été bouché, avec soin et pour toujours. La forêt le veut pour elle seule, comme bientôt tous voudront une parcelle la forêt. 
     

     La deuxième moitié de l’été est vite passée. À la place de la pierre brisée et badigeonnée de peinture, on a dressé un nouveau mémorial composé de trois pierres. Nous ne nous sommes plus jamais allées dans notre carrière. Certains matins en me réveillant, je ne me rappelais même plus ce jour de printemps. Mais le vent d’avril bourdonnait, pressait dans ma colonne vertébrale et inondait mon cœur quand les nuages commençaient à s’accumuler ou que la lune géante toute ronde s’élevait au-dessus du pré du kolkhoze et des cimes des sapins. Mes nuits étaient à présent courtes et n’étaient plus visitées par les rêves, je m’écroulais chaque soir comme morte et le matin, ma mère devait me secouer pour me réveiller.
     La mer des champs de seigle avait été moissonnée, sur certains d’entre eux, on voyait encore le chaume, beaucoup avaient été labourés. Les moissonneuses étaient venues et les sauterelles avaient disparu, avec le silence était arrivé l’automne. À l’école, il ne fallait plus porter le foulard rouge des pionniers noué autour du cou. Je conservais à présent la photographie au coin brisé de grand-mère et de l’inconnu à vélo entre les pages de mon cahier de textes. Le soir, on entendait parfois du côté de la forêt un coup de feu isolé, ce serait bientôt l’ouverture de la chasse à l’élan. Dans la poche de mon père était apparu un pistolet « Walther », dont la crosse à la ligne élégante portait une inscription en relief. Il avait fallu payer en marks finlandais.
     « C’est plus sûr de l’avoir avec soi. De nos jours, on croise toutes sortes de gens. » La paume de ma main devenait brûlante et mes doigts se crispaient autour du couteau à champignons. Mon père tenait l’arme bien haut pour que ma mère, qui versait du vinaigre dans une marmite blanche à fleurs jaunes, le voie bien.
     Un « Walther », voilà un bon pistolet. Le « Makarov » n’est bon qu’à être lancé, la charge est si faible qu’à trente mètres, la balle ne traverse même pas un matelas. À plus de cinquante, elle va n’importe où et, si l’on veut être vraiment de sûr de toucher la cible, alors pas la peine d’essayer à plus de dix mètres. »
     C’était exactement ce que je m’étais dit, moi, la fille du chasseur, l’aiglon qui a grandi dans la lumière des éclairs.
     Je jetai le dernier bolet au chapeau véreux dans le seau à déchets, ce geste fit tomber les épines de pin dur le plancher. Chaque cellule de mon corps savait précisément, quelle distance représentaient sur le stade de l’école couvert de gravier rouge soixante ou cent mètres, surtout quand on est la dernière à la course. Le plafonnier à rayures jaune se mit à émettre une lumière chaude et, dans la cuisinière « Pioneer » blanche, la résine des bûches d’épicéa qui brûlaient crépita. Tout le froid et l’inconnu s’écoula hors de ma colonne vertébrale et de mon cœur pour se décomposer rapidement et se changer en terre comme la carrière que la forêt recouvrait peu à peu. Je me proposais spontanément pour couper les oignons. Le rythme croissant des larmes qui me soulageaient battait sur la planche à découper la mesure de la mélodie que jouent à l’automne les gouttes de la pluie.
     
     D’en bas, du côté de la forêt retentit un coup de feu isolé. Le chien gris des voisins commence à japper mais ses aboiements hésitants se calment vite dans le soir d’automne. Anne et moi sommes épuisées et couvertes de terre. Notre père ne regarde pas du côté de la forêt. Il est à genoux au pied du tracteur dans le soir qui s’assombrit, notre mère se tient au milieu du champ, ses gants de travail boueux serrés sur sa poitrine. Son regard est perdu dans ciel. Nous sommes couchées dans la remorque, le dos appuyé sur les bosses inégales du tas de carottes. Le soir est frais et sombre. Des étoiles d’automne brillantes s’allument et s’éteignent. De plus en nombreuses dans le crépuscule.

Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert