Le Vengeur

(Extrait du 16e et dernier chapitre)

    Le Vengeur monta en selle et, accompagné de ses hommes, dont une grande partie avaient été tués au combat, partit pour Tallinn au grand galop. Lorsqu’il y arriva, environ une heure plus tard, la bataille était en train de se terminer. Contre les armures et la science militaire des chevaliers, le nombre et la bravoure des paysans ne suffisaient pas, car ils manquaient de préparation et de chefs. Les chevaliers ouvraient dans leurs rangs des tranchées sanglantes et massacraient jusqu’au dernier homme les groupes isolés. Mais tous mouraient sur place, sans reculer d’un pas, et ceux qui le pouvaient entraînaient avec eux un ennemi dans la mort.
    La grande majorité des Estoniens, et parmi eux presque tous les anciens, couvraient de leurs corps la terre sanglante, traîtresse et pourtant aimée de leur pays. Le Vengeur — qui n’était plus l’agitateur redoutable ni le libérateur du peuple, mais le malheureux paysan Jaanus à la recherche de la mort — comprit aussitôt qu’il ne restait plus le moindre espoir de victoire. Dans son cœur aussi, tous les espoirs s’étaient éteints ; tout était vide, froid et laid.
    « Frères ! », cria-t-il. Pour la dernière fois, sa voix virile retentit de toute sa puissance, et ses yeux brillèrent d’un éclat surnaturel. « Frères ! Nous n’avons plus rien à chercher en ce monde ! La mort nous appelle ! Voyez comme son appel est aimable et délicieux ! Viens, mort, et sauve tes enfants! »
    « Nous mourrons en donnant la mort ! » répondit la troupe dans un grondement.
Alors, effrayant comme le dieu de la guerre en furie, le Vengeur, suivi par ses compagnons, se rua droit sur le groupe de chevaliers le plus dense. Son bras puissant se déchaîna effroyablement au milieu des ennemis. Sans pitié, il envoyait avant lui dans la mort victime sur victime ; il était à nouveau le vengeur sanglant. Ses compagnons tombèrent les uns après les autres et la troupe sans nombre des ennemis piétina leurs corps. Mais l’épée vaillante du Vengeur frappa encore longtemps comme l’éclair, tuant à chaque coup. Et l’on vit encore longtemps flotter les plumes de son casque, au milieu de la plus forte concentration d’ennemis. Enfin, son épée s’abattit pour la dernière fois… Alors il disparut, et la foule des ennemis défila lentement sur le cadavre du héros.
    Le soleil qui se couche sur la côte estonienne envoie entre les lourds nuages un ultime rayon, qui fait rougeoyer les crêtes écumeuses des vagues. Puis il s’enfonce dans la mer ; le vent se tait et les vagues déchaînées se calment peu à peu…
    Après la bataille perdue de Tallinn, la chance abandonna complètement les Estoniens insurgés. Le Landmeister les pourchassa partout comme des bêtes sauvages ; une répression lourde et sanglante s’abattit sur ce peuple malheureux qui avait osé tenter de reconquérir par la force sa liberté perdue. Un an après, la paix régnait à nouveau sur le pays dévasté.
    Quelques années plus tard, en 1346, l’Estonie, que le Maître de l’Ordre avait déjà prise en gage, fut vendue par le roi du Danemark à l’Ordre teutonique contre 19 000 marks d’argent.
    L’esprit de liberté des Estoniens avait connu un bref embrasement. Après cela, il n’osèrent plus se rebeller avant longtemps, bien que les lourdes chaînes de l’esclavage les opprimassent davantage qu’avant la grande révolte. L’Estonien oublia provisoirement sa nationalité, oublia ses ancêtres et leur liberté. Un long et profond sommeil commença.
 

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin