Les garçons dans la neige

     J’essaie encore d’écrire, comme promis. Aujourd’hui tout est froid et silencieux. Aussi loin que le regard s’étend, la campagne rase est couverte de neige.
     

     Ce matin-là était remarquablement rose et pur. La brise capricieuse de février jouait avec la neige tombée pendant la nuit. Le vent soulevait la poudre blanche dans la plaine des champs, l’autorisait à briller un instant dans la lumière timide du soleil levant puis la laissait nonchalamment retomber sur les congères lisses et blancs. L’autobus rempli d’enfants dessinait sur la neige nouvelle deux méandres, tandis qu’il oscillait et grinçait dans les virages du chemin verglacé.
     À l’arrêt devant l’école, le garçon descendit dans la bousculade générale, avançant de biais, les coudes collés contre son ciré gris, mais quand le bus s’ébroua dans une odeur terrible de mazout pour faire demi-tour sur la place, il était le dernier dans cette horde d’enfants tapageuse. Son sac de sport vert foncé au fond sale et tout distendu, où les livres avaient glissé sur le côté, battait contre ses cuisses le rythme lent de ses pas. Son cœur aussi battait. Bien accroché dans sa poitrine. Ses chaussures, devenues trop petites pour son frère, lui étaient un peu grandes, mais avec les chaussettes tricotées par sa grand-mère, cela allait.
     Le regret faisait battre les tempes du garçon sous sa cagoule rouge et bleue, sous ses cheveux blonds-roux. Pourquoi hier n’avait-il pas pu dire à sa mère qu’il était malade, elle n’aurait pas posé davantage de questions, il serait resté à la maison, elle lui aurait permis de rester, même s’il lui avait simplement dit qu’il ne voulait pas aller à l’école. Le plan qu’il avait eu en sortant ce matin de son rêve oppressant était le meilleur. Gagner du temps. Mais au matin… sa mère était déjà partie, la cuisine était un peu froide, le petit mot, le pain et les œufs durs étaient sur la table, une vache devait mettre bas à la ferme et cette fois, l’affaire paraissait plus compliquée, un assistant vétérinaire doit toujours être disponible, même au milieu de la nuit ou très tôt le matin. Le garçon n’avait donc plus personne à qui demander et n’avait pas de meilleur plan en réserve. Il avait donc dû partir seul dans le noir comme tous les jours, dans les ténèbres matinales de l’hiver. Pour rejoindre l’arrêt de bus qui était en fait un poteau au bord du champ où était accrochée la lettre A.
     Dans la nuit qui se retirait, il aperçut les yeux ronds de l’autobus avant d’entendre le bruit du moteur et à travers le givre de la vitre, commença le film des paysages avec les champs infinis, les bandes muettes des forêts, de rares maisons basses, les plateformes pour la collecte du lait et les panneaux en tôle des arrêts mal fixés. Kilomètre après kilomètre la terre s’offrait dans la lumière de l’hiver, qui, malgré le timide allongement des jours, ne pouvait modestement brûler que le temps de la journée d’école. Quand vient la fin des cours pour le garçon et que les élèves des environs braillent à l’arrêt de bus en lançant de la neige et les sacs des plus petits, le combat entre la lumière et l’écrasante pénombre recommence.
     
     Que puis-je raconter à propos de cette vie-là ? Les jours sont tous les mêmes. Le réveil est précoce, la nuit troublée par les alertes. Quand on est de garde, il est dur de résister au sommeil.
     
     Aujourd’hui à l’école, il n’attendait pas le moment où la lumière du jour cède devant l’obscurité et où tous rentrent à la maison. Quelque chose devait arriver avant. Un miracle. Les yeux froids et gris de son professeur de russe l’avaient transpercé, son regard avait hanté le garçon dès les brumes du sommeil de l’aube, s’approchant et s’approchant encore avant la sonnerie du réveil, comme les phares du bus LAZ de cet horrible lundi matin. Le temps poursuit sa ronde dans l’implacable cadran, les peurs et les rêves des hommes ne l’arrêtent pas. Le bruit de fond permanent des conversations et l’odeur de la laine humide des moufles à motifs, de la fumée qui refluait des poêles et de la neige qui fondait, remplissaient les hauts casiers des vestiaires dans la cave du manoir, jusqu’à ce que la sonnerie de l’école à la voix métallique, pas du tout douce, contrairement à ce que promettait le chant habituel de la rentrée, retentisse comme les hurlements d’une scie circulaire à travers les vieux murs du sous-sol et oblige les élèves à gravir les escaliers en courant puis à traverser le couloir sinistre de l’annexe pour arriver en classe.
     Les racines carrées et les carreaux de son cahier à la couverture de papier bleu qui commençait à se déchirer et dont les dernières pages étaient complètement remplies de dessins de tanks et de champignons atomiques, offraient encore au garçon un délai de grâce. Pendant la première heure de cours, les lumières vives du plafond restaient encore allumées, mais avant même que l’élève de corvée ne traverse à toute hâte le damier en pierres de la cave jusqu’à l’interrupteur de la sonnerie, le professeur, avec une raie impeccable dans les cheveux et en robe grise, éteignait le plafonnier de ses longs doigts minces. À présent, la modeste lumière du jour pouvait se répandre dans la classe par les grandes fenêtres. Le garçon avait ramassé lentement ses affaires sur la table, les avait mises dans son sac et avait laissé ses yeux s’habituer à la pénombre du matin.
     Il n’avait pas eu d’autre choix. Les cartables en similicuir, les sacs de sport sales et déformés volèrent pour s’entasser sur le plancher marron sous le journal mural de l’école et il ne fallut qu’un instant pour que le vacarme trouble l’air du couloir. La porte ouverte des toilettes des garçons exhalait son éternel relent âcre, lorsque, sans dire un mot, il passa devant la horde tapageuse des élèves et qu’il descendit lentement les escaliers pour rejoindre le vestiaire, accompagné par le regard soupçonneux d’une élève de cinquième à lunettes qui était de corvée. Elle était manifestement en train de faire un exercice obligatoire pour le cours de travaux manuels féminins, son tricot s’enfonçait entre les plis de sa jupe d’uniforme à carreaux bleus et rouges, tandis que les grandes et intimidantes aiguilles de bois se dressaient en direction du garçon. Lorsque la fille, après avoir regardé sa montre, se mit à courir en faisant tomber une pelote de laine blanche, pour aller accomplir ses travaux d’intérêt général, le garçon, à la porte de l’école, enfilait déjà ses gants aux motifs noirs et avalait une gorgée d’air hivernal, devenu plus doux au fur et à mesure que le matin avançait. Après avoir tourné à l’angle du bâtiment, il marcha d’un pas rapide à travers les allées du parc qui menaient à un étang. En son centre se trouvait une petite île couverte de broussailles avec un pont en mauvais état où allaient les élèves de troisième au printemps, quand les tussilages étaient jaunes sur les bords des fossés, pour trainer et fumer pendant les récréations. Mieux valait alors ne pas se trouver là. Dans le fond boueux de la mare, se trouvaient, par portées entières, des ossements de chiots ou de chatons que l’on ne voulait pas garder. À présent, l’étang était recouvert par la glace et la fine couche de neige tombée pendant la nuit. Après avoir dépassé l’île, le garçon traversa l’étang en biais puis, parvenu sur l’autre rive, sauta facilement, grâce à ses longues et jeunes jambes de treize ans, par-dessus un muret de pierres à demi écroulé et recouvert de neige. Il attendit un moment, jusqu’à ce qu’une Moskvitch beige soit passée, pour traverser obliquement la route, tout joyeux de remplir ses poumons de gaz d’échappement, et prit la direction des entrepôts du kolkhoze.
     
     À vrai dire, il y a longtemps que je ne dors pas assez. On a rassemblé ici des gens qui viennent d’endroits très différents.
     

     De l’autre côté de la route, une étendue blanche de neige l’appelait. Le garçon choisit de couper à travers champs. En plus, au bord de la chaussée, une voiture aurait pu le croiser et le conducteur l’aurait vu, se serait arrêté, aurait baissé sa vitre en lui demandant pourquoi, à cette heure-ci, il n’était pas à l’école, tandis que tous les élèves disposaient alors les cahiers de russe sur leurs bureaux. Ils se préparaient. Le visage de la prof de russe est tourné vers la fenêtre et regarde dans le lointain, dans la direction des champs. Elle semble avoir oublié la classe derrière elle, sa tête aux courts cheveux bruns est penchée en avant et son dos mince et osseux respire la tristesse. Et la peur. Oui, la peur ! Elle sursaute quand un élève laisse retomber le couvercle de son pupitre. Elle porte peut-être aujourd’hui aussi des lunettes de soleil malgré la pénombre de ce jour d’hiver. Elle va se retourner d’un instant à l’autre, le menton pointé en avant ; ses yeux, cachés derrière les lunettes ou découverts, vont transpercer toute la classe, et certains élèves ont la boule au ventre. L’année dernière, une élève de cinquième s’est évanouie au tableau. Elle est tombée sans le moindre avertissement, elle s’est violemment effondrée face contre terre sur le plancher marron comme un soldat abattu par une balle dans un film.
     Une seule fois auparavant, le garçon était rentré de l’école à pied, mais par la route. Comme le bus n’était pas passé, des enfants du village avaient décidé de revenir en marchant. On était au printemps, au bord de la chaussée les fossés étaient encore jaunes de tussilages. C’était il y a très longtemps, peut-être même à l’école primaire, quand l’école ne s’était pas encore transformée en un tunnel sombre, étroit et interminable où l’on ne pouvait relever la tête et d’où il était impossible de s’échapper. Avant que les enfants n’arrivent aux grandes étables, le père de l’un d’entre eux était venu à leur rencontre avec sa jeep, avait fait un demi-tour viril sur la route boueuse et avait ramené chaque enfant chez lui. Peut-être l’enseignant en charge de l’étude avait-il appelé l’atelier avec le téléphone de l’école.
     Le ciel rose très haut de ce matin était à présent redescendu, prêt à se transformer.
     Le garçon progressait péniblement dans les labours gelés et sentait sous sa cagoule la sueur couler sur sa nuque. Traverser le champ était plus difficile que prévu. Derrière la mer de neige dont les vagues sculptées par la tempête de la nuit s’étaient figées, la forêt ne s’approchait qu’avec une infinie lenteur. La neige molle et épaisse tombée cet hiver, n’avait pas fondu en décembre avant les fêtes de fin d’année, s’introduisait dans ses chaussures, quand presque à chaque pas, son pied en brisait la croûte pour s’y enfoncer. Il fit une halte, le visage rougi, et fourra une poignée de neige immaculée dans sa bouche. Essoufflé, il se retourna pour regarder en direction du centre. Le parc de l’école et les hauts entrepôts avaient déjà diminué de moitié, les arbres et les maisons étaient devenus des taches sombres et floues, dont le seul but semblait être de séparer le ciel gris du sol cotonneux couvert de neige. Devant lui émergea du brouillard l’obscure forêt d’épicéas aux cimes effilées entre lesquels serpentait l’ancienne route.
     Dans le registre de la classe, l’enseignante traça un trait derrière le nom du garçon pour signifier son absence, tandis qu’il avançait sous les hauts arbres. La route avait été récemment déneigée. Après l’épreuve des labours gelés, la marche était maintenant aisée et agréable. Pendant un bon moment, le garçon put cheminer ainsi dans la forêt. De part et d’autre les murs de neige lui arrivaient à la ceinture.
     Il marcha ensuite huit cents mètres en un terrain découvert. D’un côté du chemin se trouvait une prairie boisée avec une grange délabrée. De l’autre, c’était un terrain essouché couvert de neige où se dressaient des cannes de framboisiers marron et où les vipères dormaient dans leur repaire. Une allée de tilleuls dénudés menait à une maison basse. Derrière la haute haie de sapins se trouvait un mince champ de pommes de terre, une bande d’herbe puis commençait la forêt mixte.
     Autour de la plateforme pour la collecte du lait et sur l’estrade elle-même, la neige était piétinée. Le garçon y monta et resta assis un moment pour se reposer. Il était entouré des traces laissées par le fond des bidons de lait et des chaussures en caoutchoucs. Pour la première fois de la journée, le garçon sentit qu’il avait froid. La fraîcheur lui palpait délicatement les jambes à travers le tissu rugueux du pantalon bleu de son uniforme. Sa mère pouvait bien dire ce qu’elle voulait, les longs caleçons de laine ne sont pas des vêtements qu’un garçon sensé pouvait se permettre de montrer aux autres dans les vestiaires avant le cours de gymnastique.
     Après l’éducation physique vient la pause déjeuner. Le garçon n’a pas de montre, mais son ventre lui fait comprendre que la tricoteuse à lunettes ne va pas tarder à sonner la récréation de midi. Dans les classes du premier étage montent les odeurs du repas, on dévale alors l’escalier, on se bouscule au sous-sol, dans la salle sans fenêtre aux carreaux de faïence bleu-pâle, pour se laver les mains à l’eau froide. Le lundi, c’est généralement soupe de pois, ce qu’il préfère, c’est la potée ou les rondelles de cervelas en sauce blanche, courbées par la cuisson et accompagnant des pommes de terre grisâtres. Cela fait déjà pas mal de temps que leur classe n’a pas été de corvée d’épluchage. Il ne faut pas laisser les yeux sur les tubercules que l’on jette dans la grande baignoire de tôle, mais ils bleuissent tout de même à la cuisson. À l’automne toutes les classes des grands vont aider à la récolte, sa mère lui donne des gants en coton et des gants en caoutchouc de vétérinaire à mettre par-dessus. Elle a de petites mains. Que font les femmes dont les mains n’entrent pas dans un bocal de trois litres, dit-elle toujours avec une compassion désinvolte, quand elle fourre dans les cornichons des feuilles de cassis et des tiges d’aneth. Et elle ajoute que personne ne fera de conserves de champignons cet automne. Dans le champ de pommes de terre, le garçon n’a pas froid aux mains mais beaucoup ont les gants trempés par la terre mouillée dès l’ouverture du premier sillon.
     Cet automne les pluies étaient arrivées tôt. Le champ avait été divisé en parcelles avec deux élèves dans chacune, qui tous avaient reçu des caisses et des seaux. L’arracheuse de pommes de terre faisait sans cesse des allers-retours. Si on ramassait vite, on pouvait s’asseoir sur la caisse en attendant le tracteur et faire une bataille de pommes de terre avec ses voisins. À l’extrémité du champ, quelques couples d’élèves se retrouvaient dans de véritables mares, leurs bottes restaient coincées dans la boue, la bruine devenait pluie et le chaos commençait, on rampait dans la boue liquide en faisant semblant de chercher des pommes de terre. Les champs étaient longs, les professeurs ne pouvaient pas être partout. Les pommes de terre et les pierres commençaient à voler. La terre mouillée remplissait les bottes et recouvrait d’une épaisse couche les genoux et les manches. Les cris du professeur principal étaient inaudibles dans le vacarme du tracteur. Au retour, certains élèves devaient rester debout, la boue se répandait sur le plancher du bus. À présent, si le garçon avait pu manger de ces pommes de terre grisâtres, il l’aurait fait.
     Dans la cime des sapins, le vent annonçant le dégel avait commencé à tourbillonner, le garçon savait que le lendemain, des paquets de neige tomberaient bruyamment de l’extrémité des branches trempées, provoquant leur sombre et sinistre balancement. Mais avant la fonte devait venir la tempête et… le garçon se rappela pourquoi il était en chemin et le couteau froid de la douleur remua en lui. Le russe causait des difficultés à plusieurs élèves dans la classe, pas seulement à lui. Grâce à son grand frère, il lisait couramment avant d’aller à l’école et quand en CP, s’étaient ajoutées des lettres différentes et anguleuses, il les avait elles aussi apprises facilement. Leur vieille institutrice était quelqu’un de très calme. Elle parlait aussi lentement qu’elle marchait. Elle avait les cheveux gris. Rien à voir avec cette… Larissa. Un rat sadique et cruel. Cet hiver, la neige est si haute qu’elle rentrerait même dans les grandes bottes de chasse paternelles.
     
     La nourriture est évidemment dégueulasse. Mais le pire est que je suis ici à présent le seul estonien.
     

     Quand certains dimanches matins, en attendant le film pour enfant, le garçon laissait la télévision allumée sur une chaîne russe avec l’émission « Je sers l’Union Soviétique », sa mère traversait le salon pour venir éteindre le poste. Le garçon avait déjà compris que son espoir enfantin de voir son grand frère apparaître sur l’image tremblante de l’écran, une Kalachnikov pendue au cou, le calot rejeté négligemment sur la nuque, jouant des coudes au milieu des autres recrues et lui lançant un clin d’œil accompagné de son habituel sourire à travers le tube cathodique et par-delà des milliers de kilomètres, était quelque chose qui contrariait sa mère. Il savait parfaitement qu’aucune lettre n’était venue de son frère depuis trois mois. Il allait lui-même chercher le courrier, certains jours même plusieurs fois à la boîte aux lettres du croisement de chez Mihkelson et il voyait comment sa mère rapetissait à chaque fois qu’il revenait, essoufflé, n’ayant sous le bras qu’une liasse de journaux.
     À l’armée on a autre chose à faire qu’écrire des lettres, avait-il dit à sa mère en essayant de la consoler. Elle se contentait d’un regard où fusait la lueur sombre du désespoir qui la dévastait à cause de la bêtise de son fils et la pitié qui la submergeait à cause de leurs peurs et de leur peine à tous les deux. Mais c’était seulement un instant dans une journée bien longue. La seconde d’après, sa mère était comme d’habitude, elle mettait dans sa valise en cuir grise les gants en plastique qui lui montaient jusqu’au coude et les seringues géantes puis elle partait dans les étables inséminer les vaches. Le garçon restait seul à la maison à se rappeler le départ de son frère, son regard, quand avant de s’asseoir dans la voiture, sans qu’il s’y attende, il l’avait brusquement pris par l’épaule et l’avait serré à lui faire mal. Son visage frôlait le sien et ses yeux l’avaient transpercé, comme ceux d’un gitan sur les lignes de la main ou comme on se regarde dans un miroir lorsqu’on est seul.
     
     La quantité de bêtise que l’on rencontre ici est évidemment énorme.
     

     Durant le long hiver nordique, la nuit annonce sa venue. C’est l’heure silencieuse et brillante, l’heure imperceptible et éphémère de la pitié. Dans la prairie boisée reposent encore bien sages les ombres ternes des arbres et par une fente du ciel gris lourd de neige, fulgure un éclat de rose. À la recherche de nourriture, les chevreuils, dont les fines pattes s’enfoncent dans la neige à la lisière de la forêt, gonflent leurs narines puis, tour à tour lèvent, en alerte, la tête. Aucun alors ne résiste à l’inquiétude et les frêles silhouettes se mettent en route, projetant bien haut dans l’air de la poussière de neige. Les miradors à battue ressemblent à des postes de garde au-dessus des champs et des prairies. Au bord de la forêt, là où les terriers de blaireaux ont formé des monticules sous les arbres et où l’odeur âcre du gibier pénètre le sol à travers la couche de neige et d’aiguilles, passe la piste d’un humain.
     Le pas du garçon est à présent moins assuré et son esprit se fait moins ferme. Dans la forêt, le froid guette ceux qui sont sans défense et celui qui s’y perd porte déjà sa marque. Le garçon a marché une heure et demie en s’éloignant du chemin menant au bureau forestier, mais il suit jusqu’au crépuscule celui des camions qui transportent le bois. Le vagabond de la forêt attend que ses yeux s’habituent et il n’aura bientôt plus d’autre choix que d’obéir à la faim, que de s’incliner devant la fatigue du corps pour laisser la neige et la nuit hivernale accomplir son plan. Le vent s’approche et le fouette par derrière, sa venue annonce la neige. Le garçon sent déjà les premiers flocons froids tomber sur ses joues.
     
     Comment allez-vous là-bas ? Le pays me manque terriblement…
     

     Même le plus long jour d’école a une fin. Dans les casiers des vestiaires le vacarme retombe et dans la lumière électrique froide du soir, la femme de ménage entoure la longue brosse du balai d’un chiffon gris grossier. Le sac de sport vert au fond usé quitte le coin du couloir pour rejoindre, sur la table où elle garde les objets trouvés, un gant resté seul et un foulard froissé abandonné dans le vestiaire des filles. Derrière la haie de thuyas, elle marche vers les immeubles en levant les yeux au ciel pour voir les étoiles, mais sur son visage tombent les premiers flocons doux annonçant la tempête de la nuit. Elle songe aux galaxies lointaines, à l’infinité de l’univers et à tout ce dont on parle dans la revue Horizon. Dans l’étable du kolkhoze, la mère du garçon tient les pattes du veau à demi-sorti de la vache et le fait tourner dans le corps du grand animal, de sa force de vétérinaire, délicatement, comme elle avait appris à le faire, pour ne pas blesser la bête. Elle pense à son grand garçon qui n’écrit toujours pas depuis les contrées lointaines, depuis le désert glacé, depuis le cosmodrome isolé au milieu d’une steppe infinie. Il n’est tout de même pas en Afghanistan, quand même. Non, pas en Afghanistan, se surprend-elle à répéter à haute-voix, quelle chance, quel bonheur ! La vache lèche de sa langue rose son petit essoufflé par cette longue naissance. Les odeurs de l’étable, du sac embryonnaire et de la litière fraîche donnent le vertige à la femme agenouillée devant les pattes de l’animal. Elle regarde le veau mouillé et voudrait plonger dans la nuit noire de ses yeux.
     
     Ici, cela ressemble à une prison.
     

     Quand l’histoire de ce garçon trouvé au bord du fossé était arrivée jusqu’à l’école et que son issue glacée avait ému adultes et enfants, elle avait alors dit à ses fils que mourir de froid était la meilleure mort. Au début on a froid, puis on commence à avoir chaud, puis très chaud et ensuite on s’endort. Ils étaient assis tous les trois sur le canapé, la mère parlait d’une voix grave et monotone en employant des mots compliqués et apaisants, hypothermie et léthargie, et en même temps elle caressait encore et encore les cheveux de ses garçons, ces caresses étaient même un peu bizarres, mais ils se laissaient faire.
     
     Dans la mangeoire des chevreuils se trouve du foin marron qui se décompose, mais qui a conservé son parfum d’été. Le garçon se glisse entre les barreaux à moitié pourris, se recroqueville et entasse de l’herbe sèche sur ses jambes. Cela devrait ainsi prendre un peu plus de temps. Il n’est pas pressé, mais le froid impatient pique déjà la plante de ses pieds fatigués. Le coton gris du crépuscule autour du râtelier devient noir. Son corps maigre tremble dans le foin des chevreuils et le froid nourrit ses doutes. Et si le cours n’avait pas eu lieu ? Et si par chance Larissa s’était fait cogner si fort dimanche par son débile de prof de sport qu’elle était à présent chez elle en arrêt de travail, avec ses lunettes noires. Mais qu’est-ce cela changerait ? L’école sera toujours une prison et il reste beaucoup trop d’années à faire. Quand ce sera fini dans cette école, tout recommencera dans une autre. Les professeurs de russe, les coups de poing, les pierres, les crachats et les toilettes des garçons, où la récréation peut durer des jours, ce sera partout pareil. Le garçon se penche en avant et lèche la pierre de sel que l’on apportée pour les chevreuils. Le bloc froid de la douleur.
     
     Des nouvelles de papa ? Reviendra-t-il à la maison ?
     
     
Cette année-là, durant les mois d’été, le père du garçon n’était pas avec sa famille, il était parti à l’entraînement des réservistes comme chauffeur. Pendant toute cette période de chaleur, il avait transporté des déchets radioactifs dans leur site d’enfouissement. Quand les ordres de mission avaient commencé à arriver, toujours plus nombreux, à l’atelier, la mère avait interdit au père et au fils d’ouvrir si quelqu’un frappait. Alors que par une chaude soirée d’avril, elle avait fait sa tournée habituelle, le père et le fils, assis dans la pénombre du salon derrière les rideaux de laine bordeaux, avaient regardé à la télévision « Le chien des Baskerville ». L’homme avait trouvé sa convocation le lendemain au bureau du kolkhoze et il n’avait pas pu voir la fin du film, la seconde partie. Les mâchoires phosphorescentes de la bête et leur éclat horrible hantaient encore les rêves du garçon à l’automne. Son père lui avait dit que le film avait été tourné en Estonie : c’étaient les tourbières et les parcs d’ici.
     Aller dans la forêt où son père travaillait cet été était formellement interdit. Il le lui avait dit quand il vivait encore à la maison. Juste après son retour. Quand il parlait encore avec eux. La zone était entourée par un fil barbelé. Ceux qui osaient s’en approcher pouvaient voir que les cimes des arbres étaient comme brûlées par une haute flamme. Et ce silence ! Jamais dans la forêt estonienne ne règne le silence. Elle est vivante, elle respire, elle halète, les oiseaux ne se taisent pas, même la nuit ; les bêtes passent et font du bruit, leur corps effleurent les branches et les arbres gémissent sous la tension de leur écorce quand ils poussent. Le silence de cette forêt avait effrayé le père et les autres hommes. C’était un été où rien ne bruissait, où tout était figé. Les oiseaux étaient morts ou avaient abandonné les lieux. Aller dans cette forêt, c’était aller à la mort. Le garçon avait rêvé qu’il marchait dans une forêt de silence, sans bruit et sans vent, où le seul son perceptible était le rythme de son cœur sur la peau des tambours et, dans chaque direction où il tentait de porter son regard, se dressaient des arbres au sommet jaune. Et il savait, il savait sans le voir, que juste là, derrière ces arbres, se tenait à l’affût le monstre des Baskerville rayonnant de lumière.
     
     J’ai parfois l’impression que mon entrée à l’université n’était qu’un rêve.
     

     Tard dans la soirée, la voiture de l’assistante vétérinaire se trouve encore devant l’étable, la neige fraîche recouvre la Lada Niva d’une couche molle. Par une fenêtre du long bâtiment sombre, filtre sur le sol enneigé une lumière jaune. Sur le fauteuil marron à la housse de skaï et aux accoudoirs déchirés, la femme qui se repose voit, derrière ses paupières closes, son mari revêtu de son tablier de plomb. Dans les rêves de la mère apparaissaient sans cesse, depuis le départ de son fils aîné, depuis le retour de son mari et son départ, des hommes dans des tabliers et des cercueils de plomb. Un mur de plomb se dressait à présent entre elle et son mari. Elle savait qu’elle ne pouvait percer ni le lourd métal ni la conviction de son mari que la mort était revenue de là-bas avec lui et que le devoir d’un homme était de construire une muraille infranchissable entre sa femme et la mort. Le plomb séparant la mort de l’homme. Malgré l’interdiction, une femme avait fait dessouder le cercueil de plomb de son fils qui s’était pendu durant son service. Fragile, il n’avait pas résisté à la pression, selon ce qui était écrit dans les documents tamponnés. Dans la caisse de plomb gisait un corps familier au visage rendu méconnaissable par les coups et dont la nuque portait une corde nouée à la manière d’une cravate. En dormant, l’assistante vétérinaire cria d’une voix rauque et sans force, poussa un hurlement qui la réveilla et perçut au même moment l’odeur du café soluble et la sonnerie du téléphone. Le veilleur de nuit de l’étable levait d’une main le combiné et de l’autre, lui tendait une tasse fumante, dont la porcelaine datant de l’indépendance était noircie sur le bord et parcourue par un liseré d’or terni.
     
     Le froid fait craquer le foin et le garçon souffre en pensant à sa mère. Elle vient toujours le chercher à l’arrêt de bus avec la luge à bras quand le temps est à la tempête ou quand les étoiles, innombrables dans le ciel, annoncent une nuit glacée. Il espère qu’elle ne viendra pas, ce n’est pas loin et il n’est plus un bébé. Les autres vont le voir et se moquer si elle vient. Le bord du fossé est déjà jaune de tussilages, l’air frais du printemps le fait encore frissonner, mais il rentre à présent chez lui. Il n’est plus seul au bord du fossé, un autre garçon vêtu d’habits d’hiver, portant une pelisse et un bonnet rayé à pompon, tricoté à la coopérative, marche devant lui. Il se met à le suivre, il presse le pas pour le rejoindre et lui demander pourquoi il est ainsi habillé au milieu du printemps, mais la distance entre lui et l’autre ne diminue pas. Ils marchent ainsi un certain temps et le garçon commence à avoir plus chaud. Alors l’inconnu se retourne vers lui – et tout d’un coup, c’est son frère. Ce même bonnet de la coopérative qui lui est à présent petit est de nouveau sur la tête de son frère. Pourquoi n’écris-tu pas, demande sa mère. Le frère sourit, puis rit, il est de nouveau méconnaissable, la mère s’approche avec la luge à bras. Respirer n’est pas facile et le soleil du printemps l’aveugle jusqu’au fond des yeux.
     
     Je couvrirai sans doute de ratures certains passages de mes phrases, maman. J’écris cette lettre en fait depuis l’hôpital. Il arrive parfois des choses… qu’il est inutile de décrire. Tu ne crois pas ? Non. Surtout ne t’inquiète pas. Tu n’as pas à te faire de souci. Ici la nourriture est meilleure et on peut dormir. Et penser, même trop.
     Maman, est-ce que tu te souviens encore de ce garçon qui était mort de froid non loin de chez nous. Qui s’était trompé en descendant du bus. Ici, personne ne fait le mur car… il n’y a nulle part où aller. En hiver, les environs ne sont qu’un infini et interminable désert de neige. Tout homme qui oserait sortir connaîtrait le même sort que ce garçon. Pourquoi est-ce que je me sens coupable alors que je ne le connaissais même pas ? Je reste couché à me demander comment cela a pu se produire…
     Le garçon somnole dans le bus qui le ramène chez lui. La route est longue, comme les journées d’écoles. Le moteur ronfle et comme il a tourné longtemps, l’habitacle est bien chaud ; en hiver il fait déjà sombre quand les bus parviennent enfin aux endroits les plus reculés. Le garçon se réveille trop tard, son arrêt est déjà passé. Il attrape son cartable sur le siège et se faufile jusqu’au conducteur en resserrant les pans de sa veste, apeuré et tout plein encore de la chaleur de son sommeil. Le chauffeur s’arrête et appuie sur l’interrupteur, les portes du LAZ s’ouvrent dans un désagréable soupir, l’air glacé du dehors s’engouffre dans le bus. Le conducteur regarde ailleurs, à gauche. Le temps que le garçon descende, arrange ses affaires, le chauffeur observe la neige blanche qui brille sur le sombre champ dans le faisceau des phares ; dans l’habitacle entrent des flocons. Le nuage nauséabond de gasoil se dissipe difficilement dans le froid et, dans la lumière des phares arrière du bus qui s’éloigne, défilent sur la route les ténèbres de l’hiver, les ténèbres totales des confins. Le garçon se met à reprendre le chemin en sens inverse, à avancer dans cette nuit en noir et blanc…
     Prépare-toi à rire, maman ! Pendant que je vais être couché ici à tuer le temps, mon unité se livre à un rude travail. Mes camarades, des appelés très consciencieux, venant des lointaines républiques de l’union soviétique, blanchissent à présent la neige. Ils chaulent la neige, comme nous le faisons chez nous pour les murs de l’étable. Oui, tu as bien lu ! Aux yeux du pouvoir, il convient de ne voir que de la neige plus blanche que blanche. Et pourquoi ne pas la blanchir. Si l’on peut. Même toi, tu ne voudrais pas marcher pieds-nus dans cette neige qui entoure les casernes. Car c’est de la neige noire, à peine tombée sur le sol, elle est salie par la suie, par toutes les saloperies et par le carburant puant qui se répand partout. Par la merde. Par le mazout. C’est une neige souillée, de la mauvaise couleur. Tu la trouverais horrible.

Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert