Les hirondelles

    Tu es arrivée, tout simplement, et je ne t’ai pas demandé d’où tu venais. À quoi bon ces détails lorsqu’une femme ne vous plaît pas dès le premier coup d’œil ? Je me doutais que tu venais de loin, et que tu n’étais pas là seulement pour moi. Cela me gênait, me rendait rétif. Je ne me souviens plus à quel moment j’ai pris conscience de ta féminité. Probablement après que nous eûmes bu un verre et discuté de choses sans importance. Les conversations sur des sujets neutres sont toujours fatales. C’est ce que je pense aujourd’hui, mais à ce moment-là je ne faisais que te regarder et t’écouter. Je ne disais presque rien, cela t’énervait, mais qu’aurais-je pu dire ? qu’aurais-je pu dire à une femme que je ne connaissais pas et que je ne connaîtrais peut-être jamais ? Je ne faisais pas semblant d’être égoïste, je l’étais réellement, et ô combien ! Toi, tu parlais, encore et encore, mais je ne t’écoutais plus, je me demandais pourquoi le printemps tardait tant cette année, pourquoi les hirondelles n’étaient pas encore là. Un bref instant seulement, l’idée m’a traversé que, lorsque tu rentrerais chez toi, tout le monde aurait déjà semé ses légumes, mais toi tu n’aurais même pas acheté tes semences. Au début, mon silence te plaisait, tu te disais que c’était sans doute dans ma nature, mais bientôt mon laconisme m’a trahi. C’était pendant que nous dansions, je crois, lorsque j’ai essayé de te dire quelque chose de tendre, pas de véritablement charmeur, non, sans même parler de séduction… mais quelque chose de tendre, sans aucun doute. Et je ne m’en suis pas trop mal sorti. Alors je t’ai serrée dans mes bras, et toi de même. Mais cela s’est arrêté là. Non pas que nous eussions honte devant les autres, mais nous n’avions pas le temps, tout simplement. Tu m’as dit que nous devions parler. De quoi ? je ne l’ai pas compris. Non, je n’étais pas fatigué, tu étais arrivée de façon trop inattendue, je t’avais enlacée sans y prendre garde. Alors j’ai commencé à parler, mais seulement de moi. Tu m’écoutais passionnément, comme si c’était justement cela que tu attendais. J’avais beaucoup à dire sur moi-même. Nous avons dansé, nous sommes allés au bar, et je ne cessais pas de parler. Comment pouvais-je avoir une telle confiance dans une femme pour qui je n’éprouvais au début aucune attirance ? Nous avons beaucoup dansé, dansé, jusqu’au moment où j’ai dit que, maintenant, c’était de nouveau à ton tour de parler. Tu m’as répondu que tu parlerais plus tard, dans la chambre. Dans la chambre, pourquoi pas, car en tant que femme tu commençais déjà à me plaire. Pourtant, il m’a fallu encore trois heures pour remarquer que tu portais une très jolie robe, une robe qui dissimulait beaucoup. Aucune autre femme dans le restaurant n’avait de robe aussi belle et mystérieuse.
    Nous nous sommes étreints d’un même geste. De nombreux couples étaient enlacés, je ne les regardais pas, mais je les sentais presque physiquement, derrière moi, à droite, à gauche. Je ne voulais pas encore t’embrasser, tout était si beau, mais je ne comprenais pas pourquoi. Devant le comptoir du bar je suis redevenu silencieux : je repensais au printemps froid et aux hirondelles qui n’étaient pas arrivées. Tu étais venue, mais tu n’avais pas amené les hirondelles avec toi, c’est ce que je t’ai dit. Je t’ai demandé encore si tu n’aurais pas pu apporter au moins une nichée, rien que pour nous deux. En guise de réponse, tu m’as demandé pourquoi je croyais que, là d’où tu venais, il y avait des hirondelles… à emporter ! Non, mon chéri, on ne peut pas apporter les hirondelles, elles viendront toutes seules. Mais alors tu seras déjà repartie. Je ne sais pas pourquoi, mais dès que je pense aux hirondelles je redeviens triste et silencieux. C’est ce que je lui ai dit, mais elle s’est contentée de me sourire comme à un enfant. Tu peux rire : toi, tu vas partir, pour un endroit que je ne connais pas, mais moi je dois rester, rester, ai-je répété avec obstination, les hirondelles finiront bien par venir. Elle m’a demandé pourquoi je parlais tant des hirondelles. Je lui ai répondu que depuis mon enfance je les attendais chaque printemps, mais toi je ne t’attendais pas. Moi aussi, un jour, je devais venir, tu le savais parfaitement, je ne suis pas arrivée de façon si inattendue, il n’y pas de raison de bougonner… Elle souriait d’un air charmeur et j’ai eu soudain envie de l’embrasser tendrement. Je me suis retenu, c’était trop tôt… encore trop tôt, le printemps est en retard et les hirondelles ne sont pas encore là. Elle a deviné mes pensées et a dit : encore ces hirondelles. Que pouvais-je y faire ? Je voulais être franc avec elle, en paroles comme en pensées. Tu sais quoi, mon chéri. Ne me dis pas mon chéri, dis-moi autre chose, dis-moi que ce soir et cette nuit je ne dois pas penser aux hirondelles ni parler d’elles. Et elle l’a dit, en imitant les inflexions de ma voix. Je n’avais pas l’habitude qu’on me parle ainsi. Ses paroles m’ont dégrisé et j’ai dit que je ne voulais plus boire ni danser.
    Nous sommes allés dans sa confortable chambre d’hôtel, je ne me souviens plus à quel étage elle se trouvait, mais c’était haut. Je me suis assis dans un fauteuil profond, elle a arrangé un peu le lit, puis est allée dans la salle de bains. Plus tard, en chemise de nuit, elle a peigné longuement devant le miroir ses longs cheveux châtains. Elle a dit ensuite qu’elle allait se mettre au lit, sous la couverture. Je suis resté dans le fauteuil à fumer une cigarette, je ne voulais aller nulle part, je ne voulais probablement rien. Tu sais ce que je vais te raconter, a-t-elle dit, après avoir remonté la couverture jusqu’à son cou. Je ne sais pas, ai-je répondu d’un ton indifférent. Bien sûr que tu ne sais pas, un homme qui me parle toute la soirée du printemps froid et des hirondelles qui ne sont pas encore arrivée ne peut rien savoir de moi. Laisse les hirondelles tranquilles, ai-je répliqué avec humeur. Je lui ai proposé ma cigarette. Elle a tiré seulement quelques bouffées et me l’a rendue. Je lui ai demandé ce qui allait se passer maintenant. Qu’est-ce que tu en penses, a-t-elle répondu, les yeux pleins de larmes. Je ne savais pas quoi faire. Alors reste encore assis… reste assis. Et je suis resté assis. Puis j’ai commencé à expliquer pourquoi l’absence des hirondelles me préoccupait tant. Et c’était une tout autre histoire que quelques étages plus bas, au restaurant ou au bar. J’avais une sœur, à peu près du même âge que toi… semblable à toi. Elle est morte, par un printemps froid. D’une pneumonie. Nous étions tous les deux très malades, car nous étions allés nous baigner en cachette. Je ne me souviens pas de la façon dont elle est morte, car je délirais encore lorsque c’est arrivé, mais plus tard ma mère m’a raconté qu’alors que ma sœur était déjà morte et lavée, dans le clair matin de printemps sont arrivées les première hirondelles. Le lendemain, j’ai commencé à aller mieux, mais j’étais encore si faible que je n’ai pas pu aller à l’enterrement. Appuyé sur mes oreillers, j’ai vu seulement comment on emportait hors de la cour le petit cercueil blanc, avant de retomber sur mon lit. Plus tard, ma mère m’a dit que les hirondelles m’avaient rendu la vie. C’est pour cela que je parle autant d’elles, mais au fond de moi-même je les déteste, car elles auraient pu venir un jour plus tôt. Elle s’est mise à pleurer et m’a dit à travers ses larmes de venir m’asseoir sur son lit et de l’embrasser, parce qu’elle avait honte. Je l’ai embrassée sur le front, sur les yeux, sur la bouche. Elle a essuyé ses larmes et m’a rendu mes baisers. Viens à côté de moi, n’aies pas peur, demain, lorsque j’aurai quitté cette ville, les hirondelles arriveront. Mais alors je serai doublement triste… tu comprends ? Je comprends, mais qu’y faire, quelqu’un doit te guérir, mon chéri. Je ne me suis pas fâché à cause de ce mon chéri, car elle l’avait dit au bon moment.
    Le lendemain matin, les hirondelles sont arrivées. Nous les avons vues passer devant la grande fenêtre de la chambre. Les hirondelles sont arrivées le matin, et elle est partie vers midi. Je ne sais pas où elle est allée, je sais seulement que c’était très loin, plus loin encore que l’endroit d’ou venaient les hirondelles. Je sais aussi que les hirondelles reviennent chaque printemps, mais qu’elle ne reviendra sans doute jamais dans notre ville. Nous l’avions compris tous les deux, et pourtant nous n’étions pas tristes. C’était le quinzième jour du mois de mai.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin