Les sons du silence

     Qu’est-ce que le silence ? Est-il possible de l’écouter, de le palper, de le voir ? de le sentir ? Est-ce que le silence parle ? Ou est-il sourd et muet ? Où est le silence, à quelle distance ? Est-il en nous ou hors de nous ?
     Le silence est insaisissable. Au moins dans le monde où nous sommes. L’unique possibilité qui s’offre à nous est d’apprendre à le voir, à l’écouter, à le sentir. Si on apprend à le sentir, on devient fort. S’ancre alors en nous l’équilibre. Peut-être aussi la paix, mais c’est autre chose, car ce n’est pas la paix que nous cherchons. C’est le silence. Et quand nous le trouvons, alors… nous découvrons qu’il possède son propre son. Et ce n’est ni un grand bruit, ni un cri, mais c’est le son qui est le sien, le son du silence. Il n’est ni polyphonique ni exprimé en plusieurs langues, mais il n’a qu’un seul ton. Sa note de musique est une unique note sur la gamme, une ronde sur la portée, semblable à une goutte qui tremble, frissonne et résonne, se cramponnant compulsivement à sa ligne comme un oiseau sur un fil, avec la peur de tomber, de glisser, de se retrouver sur une autre ligne, au mauvais endroit. Oui, ce n’est pas un signe mort, cela vit. Cela vibre. Cela ressemble au son de notre âme, le son de la solitude, une résonance, un battement, une pulsation, quelque chose que nous connaissons par les sens, notre musique intérieure. Certains ne l’entendent pas du tout, ne savent pas, ne veulent pas, ne peuvent le trouver. Certains n’en n’ont pas besoin. Car ils sont blessés par le bruit, nourris et engraissés au bruit, dépendants du bruit. Et le silence les effraie. Certains le haïssent. Certains en ont peur. Certains en meurent. Et pourtant il est toujours là, ce silence…
     Car il a existé avant nous, il est immortel.
     Naturellement, le silence s’aime lui-même. Cela ne pourrait pas être autrement. Mais c’est un amour durable, issu de la conscience de soi. C’est une constante immuable.
     Et pourtant… ce n’est pas non plus exactement cela. Mais seuls le savent ceux qui, peu nombreux, s’y sont consacrés. Combien de nuances sonores possède malgré tout ce ton en apparence unique du silence. Comme elle est espiègle cette ronde recluse, comme elle grimpe et comme elle tourne sur elle-même, avec fougue, sur cette ligne de portée qui est la sienne, semblable à un gymnaste sur sa barre fixe, se tenant parfois seulement avec un doigt… Elle aime le risque. Celui lui plaît. Mais elle ne trébuche pas. Sinon, le silence prend fin. Il peut être blessé. Il peut mourir. A qui la faute ?
     Le silence prend des risques, c’est un vrai funambule. Des plus infimes variations de son mouvement naissent des demis, des quarts et des millièmes de ton. En un mot – une musique. Et cette musique, on voudrait l’écouter infiniment.
     Voici à peu près ce qu’a écrit un écrivain à propos du silence, son héros discute (dans une œuvre restée inachevée et non publiée) : 
     « Que se passe-t-il donc… que se produit-il dans l’être humain aussi bien dans le corps que dans l’âme, quand on fait l’effort de l’explorer… quand on parcourt son cœur ?
     L’écho d’une marche lointaine s’est tu depuis longtemps. Il s’est éteint. Désormais seul le silence déchire les tympans… choquante dissonance… et ses lourdes rondes pendent comme des stalactites dans les oreilles. Elles tintent dangereusement, se heurtant au hasard les unes contre les autres… Mais ce n’est peut-être pas du tout par hasard.
     Comme si un train transportant du charbon avait gagné le lointain, tandis que dans l’inconscient les roues des wagons continuent à marteler les rails, faisant gonfler les tempes de sang.
     Alors le silence se change en une musique de danse, on dirait qu’il invite à rejoindre la piste mais personne ne respecte la mesure, personne ne suit le rythme – cette gamme est-elle donc si horrible et insupportable ? Ou bien personne ne l’entend ? Ou alors à cause d’elle, notre bouche se crispe et se tord parce que l’on pleure, dans un rictus que chacun s’emploie à cacher… non seulement aux autres mais aussi à soi-même. »
     Est-ce vraiment ainsi, je ne sais pas. On pourrait en débattre !
     Le silence est, à vrai dire, une grandeur positive. Cela veut dire : le silence offre à l’homme la joie et lui donne sans compter tout ce qu’il peut imaginer, ce qu’il ne sait pas attendre. Le silence sème une force de vie.
     Il arrive que le son du silence terrifie. Quand on se retrouve pris sans s’y attendre dans son onde, on perd sa prudence, on ne peut plus se concentrer, quand bien même on le voudrait. Ainsi, il existe un long chemin qui mène à la perception et à l’écoute du silence. Tous n’arrivent pas au bout de ce chemin. Et le sentier mène de lui-même à un inconnu lointain. Tant de cris, de polyphonies, de fausses notes et de bruits rugueux surgissent de toutes parts pour accompagner et assaillir celui qui s’y engage, que l’on peut se prendre la tête comme un dément et se mettre à courir sans savoir où. Loin, très loin. Et ce n’est qu’en ralentissant, en s’arrêtant fatigué, quand cessent le halètement et le martèlement dans la tête, que l’on commence à l’entendre soudain : l’espace lui-même chante à notre rencontre.
     Oui, on doit fuir l’excès de bruits autant que faire se peut.
     L’écoute du silence est un art.
     Le silence est l’origine et la fin de tout. Le silence est la vie.

Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert