Les souffrances et la foi d’O-gen

Roman traduit de l’estonien par Eva Vingiano de Pina Martins

     Un jour O-gen sentit que l’issue était proche, qu’il n’allait pas tarder à savoir sous quelle forme le secours allait arriver. Sa rencontre avec l’univers pouvait-elle se concevoir entre ces quatre murs de glaise, ou dans les rues empoussiérées au bord desquelles, dans un fossé peu profond, coulait une eau trouble et paresseuse, et où les attelages de chameaux passaient en grinçant, et où d’infatigables enfants vociféraient? Tant qu’il resterait dans sa cour intérieure, assis les jambes en croix sur sa banquette et sur son vieux tapis élimé à siroter une boisson chaude, il était exclu que le moindre sentiment de communion – point de départ indispensable pour aller vers la liberté – pût prendre forme… Sa poitrine était fièrement gonflée d’une vague piété, qui cependant n’était pas de nature à provoquer des visions : c’est que la Grande Veuve, sa patronne, pouvait surgir d’un moment à l’autre et exiger de lui des actes ou des pensées contraires à sa nature.
     Harnaché de son cœur et de sa raison, une raison qui de temps en temps ne manquait pas de se brouiller, il franchit les portes de la ville et se retrouva dans une étendue déserte et pierreuse. Sous le soleil brûlant, il se dirigea vers des collines où il était sûr de trouver l’abri qu’il lui fallait. Il n’y était jamais allé, mais son pressentiment ne pouvait le tromper : la nature a toujours quelque chose en réserve pour chacun.
     O-gen ne pensait pas à ce qu’il laissait derrière lui, pas plus qu’à ce qui l’attendait. De temps à autre, des images lui revenaient à l’esprit : comment le mois précédent, avec une caravane, il avait longé le fleuve, allant d’une ville à l’autre, comment on n’avait cessé de le berner, et comment, pour couronner le tout, des voleurs de grand chemin s’en étaient pris à ses quelques avoirs et l’avaient dépouillé ; il s’était écroulé sous un coup de massue et s’était réveillé dans la fraîcheur de la nuit, étonné de ne pas voir se profiler contre le ciel étoilé la bosse d’un seul chameau. Il avait exploré le terrain en tâtonnant et avait découvert deux cadavres, ceux de ses compagnons de voyage. Il s’était mis en route vers son logis, en rampant à moitié, sans boire ni manger ; au bout de quatre jours, il avait enfin pu se présenter devant la Grande Veuve sa patronne et lui baiser les pieds avec humilité – car il avait dispersé aux quatre vents les biens de cette dernière. Il avait par la suite subi humiliation sur humiliation devant les médecins et les hommes de loi, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus une once de dignité ; il était arrivé si bas qu’il ne pouvait plus que remonter la pente.
     Il y avait bien des choses dans son passé, des moments heureux et malheureux, mais ses échecs récents l’affectaient par leur fraîcheur. Le démon des affaires était sa malédiction. Pour autant qu’il se souvînt, il avait toujours été dans le commerce et cela ne lui avait apporté ni richesse ni satisfactions. Un jour, il avait hérité d’un petit pécule : il n’avait pas trouvé de repos avant de l’avoir investi en marchandises, jusqu’au dernier ducat ; il s’était bien sûr fait rouler, il avait tout perdu et n’avait pas tardé à se retrouver nu comme un ver. Puis il était devenu grand argentier d’une compagnie ; prise dans les tempêtes de la vie, celle-ci avait sombré dans le néant, la caisse restant dans les mains de O-gen, qui n’avait su lui trouver ni propriétaire ni emploi ; il se lança alors dans le monde des affaires, et bientôt les tricheurs se retrouvèrent un tantinet plus riches – mais pas forcément plus heureux… Puis il avait exercé plusieurs métiers manuels, jusqu’au jour où un coup de chance le mit en possession d’un chargement de bois venu de très loin, ce qui dans un pays plat représentait un véritable trésor. Il avait tourné autour de ses bûches sans avoir l’idée de rien construire. Il s’était lancé dans des affaires emberlificotées et avait fini par tout perdre. C’est alors que la Grande Veuve, qui venait de perdre son mari – l’un des commerçants les plus solides de la région – et menait sa barque avec une prudence et une intelligence toutes féminines, l’avait pris à son service et en avait fait son amant. O-gen était fort doué dans plus d’un domaine, mais les affaires étaient la seule chose dont il ne se lassait pas. De dix ans son aînée, la Grande Veuve était aussi déchaînée en matière amoureuse qu’elle était astucieuse et prudente en affaires. Elle était tellement satisfaite des performances d’O-Gen qu’elle avait toléré ses deux premières affaires, menées à bien sans trop de pertes mais sans non plus grand profit. Mais cette dernière expédition, où notre génie vieillissant s’était carrément fait mettre sur le carreau, elle n’avait pas l’intention de lui en faire cadeau, même si ce qui était tombé entre les griffes des voleurs n’était qu’une toute petite partie de ses biens. Elle ne supportait pas l’échec : elle avait légèrement agrandi la fortune laissée par feu son mari, ce qui comptait aussi bien pour son honneur que pour sa satisfaction intérieure.
     Le jour où O-gen, à demi-mort, s’était présenté devant elle, elle l’avait fait soigner et remettre en état par ses domestiques, suffisamment au moins pour qu’il pût raconter en détail son expédition ; après quoi elle était allée porter plainte contre lui au tribunal. La nuit, pourtant, elle le convoqua, gémit et hurla sous ses caresses à en faire vaciller la tente. Tout en opérant, O-gen songea un instant à la convaincre de retirer sa plainte, de lui donner les moyens de réparer les dégâts par une nouvelle expédition, mais il ne trouva pas les paroles adéquates. Il avait l’impression qu’en arrachant de la sorte des promesses à sa partenaire, il abuserait ignoblement de son état. Un homme se devait de rester homme en toute circonstance… Il devait affronter sa destinée.
     L’art et les onguents des domestiques s’avérèrent insuffisants. Dès le lendemain, il apparut que le coup de massue qui lui avait été assené sur la tête et les tourments subis dans le désert n’avaient pas disparu sans laisser de traces. La patronne embaucha un médecin, non sans annoncer que les frais de soins, de même que la perte de la caravane et les frais de justice, seraient déduits des futurs salaires d’O-gen. Le médecin examina l’état physique et mental de son patient : il le fit mettre nu, l’interrogea. Pour le mettre à l’épreuve, il lui prescrivit des boissons amères et des exercices avilissants, comme s’il était payé pour lui infliger toutes sortes de tourments. Un jour, il le fit mettre debout dans l’eau fraîche de la mare au milieu de la cour, ses jambes faiblirent, l’eau faillit lui entrer dans la bouche. Un autre jour, on lui fit faire le poirier en plein soleil, de telle sorte que, le sang lui affluant à la tête, il crut que son crâne allait éclater. Une autre fois, il dut se rouler sur des graviers tranchants, puis rester suspendu à une barre, avec de lourdes pierres attachées aux pieds et aux mains. Loin de renforcer son corps et son esprit, ces épreuves ne faisaient que l’accabler de jour en jour. La Grande Veuve elle-même eut l’occasion de s’en apercevoir à l’occasion de leurs ébats nocturnes : elle accusa le médecin d’être un charlatan et le renvoya. Au demeurant, elle restait convaincue qu’O-gen était légèrement toqué et complètement inapte aux affaires.
     O-gen ayant voulu refuser d’être livré à un nouveau médecin, la Grande Veuve menaça de prendre personnellement en main son traitement : entre deux maux, le malheureux choisit le moindre. Le deuxième guérisseur se montra légèrement plus raisonnable: ses tortures n’étaient que verbales. Il obligeait son patient à parler du lever du jour jusqu’au milieu de la nuit. C’est ainsi qu’O-Gen raconta des choses tellement confuses que la conclusion du médecin n’eut rien d’étonnant : il était faible d’esprit, d’une faiblesse qui ne le renforçait pas physiquement, bien au contraire. Il n’en fallait pas plus pour que le malade perdît tout espoir de se voir confier de nouvelles fonctions dans les affaires : il allait devoir payer ses dettes en travaillant de ses mains.
     Un jour, on alla jusqu’à lui faire nettoyer les alentours de la tente sous les yeux du personnel qui naguère avait été à son service. Mais ce cas resta isolé, car la patronne avait protesté : elle ne pouvait quand même pas coucher avec le balayeur !
     En matière de chicaneries, les juges se montrèrent non moins habiles que les médecins ; même sans être appointés par la Grande Veuve, ils lui étaient tout dévoués : dès le premier interrogatoire, ils avaient déclaré à O-gen qu’il n’avait à attendre ni grâce ni secours : il allait devoir rembourser par son travail ce qu’il avait gaspillé. À moins qu’il n’essayât de rattraper les voleurs dans l’immensité du désert, de prouver leur culpabilité et de leur soutirer une somme correspondant exactement aux dommages subis par sa patronne. Cinq fois au moins ils l’interrogèrent sur les plus infimes détails de son expédition ; ils purent ainsi prouver que ses explications étaient incohérentes, qu’il s’embrouillait et qu’il mentait. C’est que même le plus simple des événements, pris dans ses moindres détails, est d’une complication extrême et peut être abordé de plusieurs points de vue. Dans des états d’esprit différents et sous la pression, la mémoire d’O-gen avait présenté aux juges une même chose dans des perspectives diverses, afin de contribuer à la reconstitution de la vérité : mais la vérité n’intéressait personne, les juges voulant seulement prouver leurs précédentes affirmations ; ces aveux ne faisaient que compliquer inutilement les choses, d’autant plus qu’O-gen, contrairement à toutes les attentes, n’essayait même pas ce faisant de se justifier.
     Il avait beau être inapte aux affaires, une force mystérieuse le poussait encore et toujours à s’y plonger : elles étaient le fléau de son existence. Mais il était honnête, fier, et non dépourvu de talent. Il ne l’ignorait pas, et parmi ses proches jamais personne avant ces juges n’avait essayé de le convaincre du contraire. Il s’était toujours relevé de ses chutes, sans jamais faire appel à des procédés irréguliers. C’est pourquoi les railleries des juges l’humilièrent profondément. Il n’arrivait pas à leur faire comprendre que les voleurs étaient plus coupables que lui. Sans compter que personne n’aurait considéré les tricheries des marchands comme des actes malhonnêtes. De là tous ses malheurs : son honnêteté devenait coupable et les tromperies passaient pour des actes honorables.
     Son expérience ne lui avait-elle encore pas fait comprendre que la notion de tromperie est inscrite dans le principe même du commerce ? Ou bien s’obstinait-il, encore et toujours, à prouver qu’il était possible de commercer tout en restant impeccablement honnête ? Il allait bien un jour devoir prendre conscience de ce que commerce et affaires n’étaient pas faits pour lui, qu’il ne pouvait pas changer les coutumes du monde. Pour prouver à tous l’excellence et l’efficacité d’autres méthodes, il aurait dû faire appel à des outils différents. L’exemple individuel ne suffisait pas.
     Ses paroles s’étaient avérées incapables de rien faire comprendre ne serait-ce qu’aux deux juges qui l’avaient interrogé et tourmenté à l’envi. Mais qu’avait-il d’autre à proposer pour influencer son prochain que des paroles, son exemple et des actes conformes à ses convictions? Comment entendait-il s’y prendre avec le monde, s’il n’avait même pas su ébranler deux personnes présentes devant lui en chair et en os ? 
     Les gens ordinaires n’étaient intéressés que par l’or et les marchandises ; à leurs yeux, O-gen était gravement coupable devant la Grande Veuve. Il devait rembourser les biens dérobés, pour la bonne raison que le coup de massue s’était avéré insuffisant, qu’il avait été capable rassembler ses forces pour arriver jusqu’à son domicile et vivant de surcroît. Une vie, à plus forte raison la sienne, ça exigeait des soins. Un mort n’aurait eu à répondre de rien. O-Gen était loin d’être innocent, dans la mesure où il n’avait pas toujours trouvé assez de force pour se justifier et pour expliquer au monde ses principes. N’était-il pas lui-même tout aussi imprégné des vérités mercantiles de son temps? Il n’avait nulle part où fuir. Il n’avait pas échappé à la Grande Veuve, aux médecins et aux juges, la terre ne l’avait pas avalé, aucun nuage de vapeur n’était venu l’envelopper pour le dissimuler à la méchanceté humaine. Encore moins pouvait-il échapper à ses propres opinions : la seule manière de s’en défaire était d’y renoncer. 
     Devant lui s’élevaient des éminences rocheuses ; dans leurs grottes cependant il ne trouverait refuge que pour une courte période, jusqu’à ce que des souffrances d’un tout autre genre ne le projettent à nouveau dans le monde des humains. Un monde qu’il emportait avec lui-même dans la solitude la plus absolue, dans le puits le plus profond ; il l’avait en lui depuis trop longtemps pour pouvoir s’en libérer. Il était le miroir de son temps et de ses proches. Et seul un imbécile discute avec un miroir.
     Un sentier à peine visible le conduisit au milieu des rochers, là où se terminait la dernière trace ; il tourna au hasard à gauche et ce pas fut accompagné du sentiment qu’il allait dans la bonne direction. Que signifie dans la vie « la bonne direction », alors qu’on fuit la méchanceté des hommes pour trouver un peu de sérénité et rêver à une situation meilleure ? O-gen n’essaya pas de répondre à cette question. Parfois les mots et les pas naissent spontanément, comme en réponse à un ordre extérieur, et leur inexplicabilité les justifie tout particulièrement.
     La chaleur ce jour-là n’était pas écrasante, la plaine était caressée par une petite brise ; au milieu des rochers il n’y avait pas de vent, mais la pierre exhalait encore une humidité printanière. Au pied des à-pics s’étaient formés des abris ; O-gen savait d’instinct qu’il trouverait en bas une grotte à la bouche béante qui l’accueillerait généreusement en son sein, qui offrirait réconfort à son esprit, voire lui ferait présent des images et des voix dont il avait tant besoin. Dans ses recoins, il apprendrait à voir clair dans l’immensité du monde, car si l’œil humain est capable de saisir le visible, ce sont ses sens et son imagination qui parviennent à le synthétiser en un seul point.
     O-gen grimpa sur un rocher qui avait dégringolé de la crête, franchit plusieurs tournants où le chemin était bloqué, et parvint effectivement à une grotte. Il l’adopta aussitôt. La bouche de cette grotte était large, superbe, et elle ne dissimulait pas aux yeux de son occupant les jeux multiples du ciel. Le sol était fait de pierre lisse, et au pied de la paroi du fond s’était formé un tapis de sable fin. Le plafond était haut et voûté, seul un coin du côté droit plongeait en à-pic, sans pour autant que l’impression laissée fût menaçante. La voûte prolongeait les parois latérales ; l’ensemble inspirait le calme et la sécurité. Mais le plus surprenant était une partie du mur du fond, lisse comme un miroir : ce miroir reflétait effectivement O-gen, lequel venait de pénétrer dans la grotte, mais ce reflet était si flou qu’il semblait renvoyer non pas son image, mais celle de quelque autre être vivant depuis longtemps à l’intérieur de cette surface polie.
     O-gen ne s’attarda pas à étudier son refuge, il avait aussitôt compris qu’il y serait bien. Il émanait des murs une agréable fraîcheur ; une bonne sérénité planait depuis le plafond sur l’être vivant qu’il était, alors que par la large ouverture de l’entrée le ciel lorgnait allègrement à l’intérieur et que le sol, tout net, lui offrait un siège confortable après les fatigues de la marche.
     Il s’assit, croisa confortablement les jambes, tournant le dos au mur latéral, là où le matelas de sable était le plus large ; il avait ainsi devant les yeux la grotte dans toute son extension et pouvait en même temps contempler la clarté du ciel et son reflet gris foncé sur la paroi lisse de la grotte. La nature avait créé un endroit où pouvaient venir à l’esprit de l’homme de grandes idées, un endroit supérieur à tous les fracas et les remue-ménages. Mais O-gen n’avait rien d’un penseur et son but n’était pas de tirer des conclusions générales des malheurs qui venaient de l’accabler. Il était assis ; il était, tout simplement. Cette perception d’existence était sacrée, elle mettait l’homme en harmonie avec sa part de destinée.
     Loin d’invoquer un esprit dont il ignorait l’existence, il essayait de saisir quelque chose d’essentiel en lui. Il avait bien senti, au moment de se mettre en route, que quelque chose allait naître là, dans ses profondeurs les plus intimes, une chose qu’il serait seul à reconnaître, seul à pouvoir reconnaître. Le ciel était traversé par des bancs de nuages qui n’étaient pas visibles dans la grotte,  mais dont les ombres jouaient sur la paroi lisse du fond et la rendaient vivante et multiple. L’esprit d’O-gen était réceptif, mais sa perception était si générale qu’il ne distinguait pas l’image et le son. Les mots mis ou nés dans son esprit n’avaient ni langue ni syllabes, ils n’avaient pas non plus de son, ils venaient, s’allongeaient, s’étiraient vers lui, en même temps pensée et représentation visuelle. Et voilà donc ce qu’il entendit – ou plus précisément non point « entendit » mais « perçut », « reçut en lui », de tout son cœur, de tous ses sens, connus et aussi inconnus :
     « En ton point central, au tréfonds de toi, vit Dieu. Dieu te maintient uni, tu es autour de lui ; il n’y a point d’autre explication au fait de ton existence, au fait que tu ne te désagrèges point en morceaux sous l’effet des vents pervers. En toi se trouvent réunies une communauté de prière, la réception et l’émission, une main tendue et la fusion en un seul être. Ton corps est comme une grande tente où circulent les esprits sacrés. Prie en te tournant vers toi, et espère, parce qu’il t’a été donné une énergie et une puissance qui dureront de ta naissance jusqu’à ta mort. Au-delà des bornes de ton être, il n’y a encore et toujours que toi. »
     Ces paroles, ce texte, présentés à O-gen si soudainement dans la paix de la grotte, furent sa première expérience. En dépit de son attente, de son pressentiment, ils vinrent à lui comme par surprise. Désormais, il pouvait suivre et retenir avec attention : allait-on lui transmettre encore quelque chose, allait-on lui ordonner de consigner tout cela par écrit, maintenant ou plus tard, afin que d’autres aussi pussent connaître ce qui avait été mystérieusement inscrit dans les pensées d’un unique élu ? Il avait pour seul papier sa mémoire et pour unique baguette son esprit aiguisé, deux moyens qui s’avéraient l’un comme l’autre impossibles à utiliser pleinement. Tout son être était occupé, toute son attention concentrée sur l’attente de quelque autre message.
     « Que ton état soit toujours maître de tes états. Fais-toi toi-même, et tu deviendras celui dont tu as appris l’existence au moment où tu as reçu la lumière, celui que tu as reconnu. Tu as en main du pouvoir, utilise-le à bon escient. Rassemble ton cœur et ta raison, éclaire ton chemin. C’est ton Dieu intérieur qui te conduit, tu traverseras en toute sécurité des univers pour arriver à la félicité de la mort. Entre le bien et le mal il y a un abîme, cet abîme c’est toi. Quand le soleil en éclaire un versant, il n’éclaire pas l’autre : tourne alors ta face vers la clarté. »
     « Ces paroles te resteront en mémoire, c’est ton Dieu intérieur qui te les envoie, elles ont plus de sens que ce que tu vois, que ce que tu entends. Répète ces paroles, elles prendront tout leur sens. La puissance de la parole est la puissance de Dieu. La répétition équilibre l’esprit et supprime les hésitations. Sois porteur de cette parole chargée de sens à travers les temps et le sable, elle t’aidera à gagner l’autre berge. N’aie crainte, la parole est avec toi, tu sauras reconnaître ce qui est juste. »
     Des lettres tarabiscotées étaient apparues, semblait-il, sur la paroi réfléchissante de la grotte ; O-gen n’en avait jamais vu de pareilles. Il saisit une pierre aux bords tranchants et dessina ces mêmes signes sur la mince couche de sable devant lui. Il avait besoin de la grande feuille du monde, une feuille qu’il pourrait tourner et retourner, comme un journal qu’on feuillète dans un sens ou dans l’autre, car la pensée cherchait appui dans les pensées qui la précédaient. O-gen n’avait pas encore d’apôtres : il ne pouvait tenir pour tels ni les médecins ni les juges, et encore moins la Grande Veuve, depuis longtemps aveuglée par l’argent. Personne ne pouvait être aussi fou que lui, aussi bon, aussi entreprenant. Où sont donc ses disciples, ceux qui consigneront par écrit ses paroles ? Où est l’assemblée des sages qui ordonnera son enseignement et le disposera en chapitres, pour qu’il soit agréable à celui qui cherche et accessible à celui qui entend trouver ?
     O-gen n’avait pas à réfléchir à ce qui viendrait après lui. Il ne devait pas accorder d’importance à ce que le monde penserait de lui. Le moment était venu où des vérités lui étaient révélées, des ordres impartis. Il les inscrirait dans le parchemin de sa mémoire, les imprimerait sur la soie, lèverait le drapeau dans le vent. Et ce vent rafraîchirait tous ceux qui viendraient de bon cœur se ranger sous son étendard.
     « Fais-toi connaître, mais n’attends pas que les autres te fassent connaître. Ne sois pas déçu. Si tu n’as pas d’espoir, le désespoir ne saurait te toucher. Aie confiance en ce qui est à l’intérieur de toi et qui ne t’abandonnera jamais. Tu es sa liberté et sa prison. Des moments sacrés viendront à toi, sois réceptif et reconnaissant de ce que Dieu est vivant et capable de tout observer. Écoute ce que tu proclames, tu y trouveras un soutien. Laisse au monde ce qu’il pense de lui. Fais preuve de sagesse et ne l’influence pas. Ne te fais pas de vain souci, ne sois ni impatient ni obtus. Le monde viendra à toi quand tu auras besoin de lui. Et tu iras à lui quand il t’appellera avec insistance. »
     « Redoute les ténèbres à l’intérieur de toi, mais ne prends pas la moindre obscurité pour les ténèbres. Sache qu’en toi vit Dieu, il éclaire tout ; lui aussi a le droit de s’assoupir mais il ne dort pas longtemps. Bientôt il s’éveille et alors une mélodie d’allégresse éclot sur tes lèvres. La nuit alterne avec le jour : ainsi la nature en a-t-elle décidé. Le soleil fait un tour complet, suis-le, pivote autour de toi et tu auras le jour éternel. Les mets t’attendent sur la table, prends-les, va te coucher au-delà du bien et du mal. Nourris-toi de pensées. Retiens-les pour les dire à qui te les demande, à ceux qui ne veulent pas entendre leur voix intérieure. Tu as Dieu en toi, ne l’oublie pas. »
     O-gen se toucha la tête de stupéfaction, comme s’il cherchait le trou par lequel toutes ces pensées étaient entrées puis ressorties. Il ne cessait de tracer d’une main agile de nouveaux caractères sur le sable, jusqu’au moment où tout l’espace autour de lui en fut rempli et que son corps faillit perdre l’équilibre. Alors il concentra ce qu’il avait noté en une image et effaça ce qui était écrit, libérant de la place pour de nouveaux signes. Il savait qu’il venait de créer un nouvel alphabet ; les caractères ressemblaient à ceux précédemment connus, ils étaient pareillement faits de traits, de coins et d’arabesques que l’on pouvait aisément inscrire dans sa mémoire. O-gen venait tout juste de se créer lui-même avec ses vérités, aucun critique ne s’était encore présenté à l’entrée de la grotte pour lui dire : « Nos grands-pères ont dit des paroles semblables, mais sans leur accorder d’importance. »
     Tout était effectivement possible, O-gen ne protestait pas contre les images qui s’imposaient à lui. Il représentait son temps, un univers mercantile, des expériences tristement acquises. Tout était tellement évident : sur lui étaient venues planer des voix et déferler des images. Tout ce qui était spontané était digne de confiance. O-gen n’avait qu’à se laisser aller et la vérité viendrait l’éclairer dans le désert.
     « La vérité existe, c’est toi qui l’assembles. Le monde est fait de tout ce que tu vois. S’il ne se désagrège pas de telle sorte qu’une partie ignore l’autre, c’est grâce à toi, qui ne fais qu’un avec ton Dieu. Regarde-toi dans le miroir, observe bien. Tu ne te dissous pas en évoluant dans le monde, tu le traverses dans ton intégrité. Ta vérité vit dans ton miroir, elle deviendra la réalité de tous les mondes. »
      « Quand tu es mal, tu veux t’éloigner, sortir de toi – mais hors de toi tu ne trouveras pas Dieu. Tu risques de plonger dans le monde, de ne plus de trouver de place pour retourner à toi. Tu es fragile, tu prends en compte tout ce qui existe. Loin de te briser, cela accumule en ton tréfonds ce qui est digne de Dieu. Sois bon et attentionné envers le monde, comme s’il avait été créé à ton intention. Car tu trouveras le bonheur en communion avec ton Dieu et tu n’attendras pas que l’on te remplisse. »
     « Quand tu devras combattre, tu échapperas aux hostilités dans tes espaces intérieurs. Tes ennemis extérieurs, tu peux les dédaigner et par là l’emporter. Garde-toi d’éprouver joie ou tristesse: les victoires apparentes s’écroulent en poussière, les véritables triomphes demeureront en toi aussi solides que des rochers. La pierre finit par se défaire et le sable tendre par devenir masse rocheuse. Le prix de tes victoires sera inscrit en lettres d’argent, mais il n’approchera guère l’éclat de ton or. L’agitation quotidienne est passagère, ce qui va son train et passe inaperçu sera oublié, mais laissera en toi un écho qui se répercutera longtemps de roc en roc ; en tendant l’oreille à l’extrême, as-tu rencontré cet écho, devenu gargouillis d’une eau éternelle à la surface de l’assoiffé ? Cherche, cherche sans répit, éternellement, même si tu sais que tu ne le trouveras pas. »
     O-gen avait passé quelque temps assis dans la grotte, il avait senti des fourmis dans les jambes et son esprit avait été illuminé de lumière et de puissance : il pouvait s’en retourner à la ville et regarder ses tourmenteurs droit dans les yeux. Il effaça les caractères inscrits dans le sable. Il avait appris à les tracer sans que personne ne le lui eût enseigné. Dans le miroir, un homme accroupi le fixait, qui imitait tous ses mouvements, mais O-gen savait que ce n’était pas lui. Comme toute chose au monde bien sûr, c’était aussi, dans une certaine mesure, lui – mais pouvait-on parler d’identité, alors qu’il était sur cette surface grise et opaque, qu’il veillait et qu’il était à l’extérieur ?
     Il se leva et regarda la trace qu’il avait laissée sur le sable. Une trace qu’il ne devait pas effacer, car dès cette première fois il savait qu’il reviendrait.
     Avec les forces qui s’étaient accumulées en lui il pouvait repartir parmi les gens. Entre-temps le soleil avait décliné, le soir approchait, les ombres s’étaient allongées. Il voulait arriver avant la brune dans la maison de la Grande Veuve, où temporairement était disposée sa couche, où l’attendaient des vivres et des boissons. Des paroles aussi, bien sûr, des paroles qu’il pourrait prendre, à l’aide de l’expérience accumulée ce jour-là, pour des flatteries. L’attendait aussi l’étreinte de la matrone, et il voulait être aussi vigoureux qu’auparavant. Même si les germes de la proclamation étaient venus se nicher en lui et pouvaient le rendre indifférent à l’égard de n’importe qui. Mais il ne voulait pas encore révéler son tout nouveau mûrissement.
     Le soleil avait perdu sa virulence, il était plutôt occupé à se coucher, il avait suffisamment à faire. O-gen s’en retourna en direction de la ville d’un pas alerte ; par endroits, il semblait s’élever en l’air comme si ses pieds, sur plusieurs pas d’affilée, ne touchaient pas terre. Ce jour-là, pareille chose n’avait rien d’impossible, sa pesanteur n’écrasait pas le sol, son humiliation était en train de se transformer en élévation.
     La ville qui l’accueillit était presque identique à celle qu’il avait quittée. Il aurait fallu un esprit exceptionnellement sensible pour percevoir ce qui entre-temps avait changé. Mais cela n’était pas essentiel pour O-gen, tant les changements qu’il avait subis étaient considérables.
     L’eau trouble, porteuse de vie, coulait paresseusement dans le ruisseau longeant les rues, distribuant sa chiche bénédiction jusqu’à la plus modeste des cabanes. Dans presque chaque famille fumait un tas de fumier séché qui, tout en diffusant son arôme, révélait la présence et le mode de vie d’une communauté d’êtres humains. Une flamme faisait bouillir en la purifiant cette eau venue de loin qui finissait par s’écouler, brûlante, dans les entrailles des hommes, à qui leur propre chaleur ne suffisait manifestement pas. Chacun était tapi entre ses remparts, sans voir l’autre ; mais il en connaissait l’existence, et leur jouissance était identique et conforme à ce que prescrivaient leurs coutumes communes.
     À cette heure-là, les promeneurs étaient peu nombreux. O-gen marchait sans remarquer que des yeux le suivaient, dans la réalité ou dans l’imagination de quelqu’un. Il franchit le portail à une heure où il n’était pas coutume de fermer les portes. La première personne qui vint à sa rencontre fut la Grande Veuve.
     — Où as-tu été toute la journée? lui demanda-t-elle, sur un ton indifférent qui reflétait seulement le désir inconsistant de prendre contact.
     La conversation ne devait pas quitter ce terrain neutre, pour éviter tout déchaînement de passions. O-Gen répondit :
     — J’avais à faire.
     Le mensonge n’était pas total  ; la vérité serait terrible si elle était totale. Le temps n’était pas venu de se mettre à décrire ses expériences dans les moindres détails. Il n’y aurait d’ailleurs personne pour lui prêter attention. La patronne était tout à fait remarquable pour compter l’argent, et carrément hors pair quand elle se préparait à rouler quelqu’un dans la farine et qu’elle évaluait combien elle pourrait en tirer ; mais elle n’avait pas l’esprit assez réceptif pour qu’on lui soumît des pensées et des visions transcendantes. Même rester assis à un endroit pouvait être une rude épreuve, O-gen en avait fait l’expérience le jour même. C’est pourquoi sa réponse était dépourvue de malignité, même un demi-mot pouvait être porteur de sens.
     — Quel genre d’affaire? demanda la Grande Veuve, question de poursuivre la conversation, sans manifester pour autant un intérêt ou une vigilance véritables.
     O-Gen répondit :
     — Dis-moi, maîtresse, as-tu jamais envisagé de faire commerce de miroirs ?
     Le miroir était au singulier, mais une marchandise devait forcément s’exprimer au pluriel, afin de dissimuler la véritable valeur des objets et de l’évaluer en argent. La question astucieuse d’O-Gen comportait des allusions destinées à orienter la Veuve dans une tout autre direction. Le mystère plaît aux marchands, il inspire le respect et on ne tente pas d’en dévoiler les arrières pensées. La Veuve avait l’esprit marchand. 
     O-gen lui avait offert la possibilité d’interpréter ses paroles de telle sorte qu’il ne fût pas responsable du mensonge. Elle voulut bien le suivre et lui répondit avec nonchalance :
     — Les miroirs sont fragiles, on peut subir des pertes.
     — Qui craint les pertes n’aura jamais de profit… Il est des miroirs pour lesquels on ne saurait demander de prix trop élevé.
     La patronne se garda de suivre O-Gen. Elle connaissait son inaptitude aux affaires et n’accorda guère d’attention à ses projets supposés. Elle dit :
     — Laisse mes affaires tranquilles, allons plutôt nous coucher.
     Outre compter l’argent, c’était là le deuxième domaine dans lequel la Veuve était remarquablement douée.
     Le matin suivant, un juge – le plus grand et le plus beau – vint s’asseoir devant O-gen et lui demanda :
     — Comment entends-tu rembourser ce que tu dois à la Grande Veuve  ?
     — On verra avec le temps, répondit O-Gen. La grotte lui avait donné des forces, il ne craignait plus les tracasseries.
     — Le temps ne t’appartient pas. C’est nous qui décidons. Le comprendras-tu enfin ? 
     — Chacun décide de son propre temps et en connaît la durée. Ce qui pour l’un est l’éternité, pour l’autre n’est qu’un instant, murmura O-Gen, comme s’il n’avait pas devant lui un haut fonctionnaire avec qui il avait l’obligation de converser. Celui-ci le toisa d’un air inquisiteur : entendait-il jouer les déments, se faire passer pour irresponsable de ses actes ? Brusquement il demanda :
     — Où es-tu allé hier ?
     O-Gen eut un léger tressaillement, qui ne passa pas inaperçu aux yeux de l’enquêteur dont le visage rayonna d’une joie triomphale. Soucieux, O-Gen songeait cependant qu’en échange de ce que le destin, sous l’apparence de voleurs de grand chemin, lui était tombé sur le dos, tout ceux qui se prenaient pour quelqu’un avaient le droit de lui demander des comptes sur ses allées et venues.
     — Je n’ai pas l’intention de te répondre. Je ne suis pas encore en état d’arrestation, j’ai le droit de mener mes affaires comme je l’entends, répondit O-gen, avec fierté, mais pas tout à fait sûr de lui.
     — De quelles affaires s’agit-il ?
     O-Gen serra les lèvres ; il n’envisagea pas un seul instant de répondre à la question.
     — Est-ce qu’elles peuvent rapporter de l’argent ?
     Le ton était persifleur, du moins O-Gen le crut-il ; cela le poussa à répondre :
     — Peut-être bien. Mais pas tout de suite.
     Il regretta aussitôt sa légèreté. Ce qui lui était arrivé dans la grotte était sacré, il pouvait le révéler au monde tout entier, mais pas à un cerbère hargneux. L’argent salit. L’argent avait souillé sa vie antérieure ; l’ayant reconnu, il était temps qu’il se purifiât. La seule pensée de l’argent est impure : à plus forte raison l’idée de le mettre en rapport avec l’instant sacré de l’univers où l’on reçoit la lumière sur le monde. L’argent souille toute une époque et tout le genre humain, seuls quelques individus parviennent à échapper à son empire. Ceux-là ont le devoir de tout faire pour sauver les autres. Même s’ils n’ont pas le moindre espoir de succès.
     Ainsi pensait O-gen des choses sacrées, et un instinct encore obscur lui disait que ce qui avait plané sur lui dans la grotte n’était pas destiné à lui tout seul. Cela pouvait devenir la tentative d’un homme honnête et souffrant pour aider ses semblables, pris dans les filets assassins de l’argent, à se rapprocher ne serait-ce qu’un tantinet des choses de l’esprit, pour les faire réfléchir un tant soit peu à leur place en harmonie avec l’univers. Des tentatives semblables avaient eu lieu avant lui dans l’histoire de l’humanité, elles avaient accompli leur œuvre jusqu’au moment où leurs effets s’étaient évanouis.
     L’être humain a besoin d’un peu boire et manger, de bouger et de se reposer, tout le reste n’est pas indispensable. Il n’a nul besoin d’objets ni de choses précieuses, de cupidité ni de passions asservissantes. Il fallait discipliner ce qui venait spontanément. Le devoir de la raison était de réprimer le cœur et vice-versa, c’était dans l’équilibre des deux que l’on pouvait espérer trouver la paix et le bon itinéraire qui conduirait de la naissance jusqu’à la mort.
     La Grande Veuve avait accumulé des richesses, mais son esprit était anxieux ; pourquoi autrement aurait-elle soudoyé des mouchards afin de torturer un homme dont elle goûtait pendant la nuit le corps et la vaillance ? De même son insatiabilité sur l’oreiller était une manifestation de cette anxiété. Elle était engagée dans une course en avant, elle prétendait étouffer l’anxiété par l’anxiété. C’est pourquoi elle ne pouvait rien pour O-gen, qui avait reçu dans la grotte des pensées et des apparitions transcendants.
     Ceux qui pensent avoir acquis du pouvoir sur autrui et qui en apparence peuvent commander finissent toujours par découvrir — s’ils ont l’esprit ouvert — que même le plus servile de leurs domestiques est un individu, et que derrière ses courbettes se profile toujours la conscience de son intérêt ou une confortable paresse.
     Le fonctionnaire poursuivit son interrogatoire :
     — Hier, tu es sorti de la ville. As-tu rencontré quelqu’un ? 
     O-gen avait rencontré le Dieu qui était en lui ; devant lui se trouvait à présent un juge chicanier, qui poursuivait un but ignoble en tourmentant son semblable : à l’intérieur de lui, ce même Dieu n’était bien sûr pas perceptible. Connaîtrait-il un jour un instant de paix ou de souffrance, qui lui permettrait de reconnaître Dieu à l’intérieur de lui ? O-gen ne pouvait le prévoir. On dit souvent que ce sont les plus malveillants qui deviennent dévots, ils connaissent le vice mieux que quiconque, leurs ressources sont épuisées et ils ne peuvent plus vivre sans désespoir.
     — Je suis allé me promener pour réfléchir à mes affaires dans la paix de la solitude. Cela ne devrait aucunement te concerner.
     O-gen n’avait pas menti. Dire l’entière vérité à un ennemi aurait été un mensonge plus grand encore.
     — Méfie-toi ! Tant que tu es endetté, tu n’es pas libre de tes actes.
     — La plus grande des dettes est celle que l’on assume volontairement, mais on peut toujours se libérer de ce fardeau. Ce pouvoir est dans les mains de chacun, non dans celles d’autrui, fit O-gen, oubliant délibérément qu’il avait en face de lui un homme indigne de paroles profondes.
     — Si tu penses à t’enfuir, sache que nous te retrouverons n’importe où ! Nous n’avons pour l’instant rien de mieux à faire que tenir en bride les gens comme toi ! le menaça le juge en se levant.
     O-gen pouvait toujours se réfugier à l’intérieur de lui, là où aucun mouchard ne pourrait jamais le trouver. Mais il ne le dit pas à ce juge obtus.
     Si l’on pense qu’O-gen allait un jour révéler aux hommes le chemin de la fuite, il n’était pas pour ses tourmenteurs un adversaire aussi futile qu’ils essayaient de le démontrer. En réalité, ce chemin était connu de tous, et la majorité des hommes l’empruntait ; mais O-gen pouvait aussi inspirer une foi qui rassemblerait les hommes pour un objectif commun, pour des actions communes, et c’était déjà là une force qui mettrait en danger le pouvoir de la Grande Veuve et de ses acolytes. Sinon autrement, du moins en leur révélant le moyen de partir, de quitter leur sable aurifère, de l’abandonner aux pies, car au bout du chemin ils rencontreraient la véritable splendeur sur la face de leur Dieu intérieur.
     Une fois le juge parti, la Grande Veuve s’approcha d’O-gen et lui demanda :
     — Qu’est-ce qu’il te voulait ?
     — Comme si tu ne le savais pas. Il a exigé de moi ces biens dont les voleurs se sont emparés, répondit O-gen.
     — Et que lui as-tu répondu, quand entends-tu rembourser ? demanda la Grande Veuve sur le ton de quelqu’un que cela ne concerne nullement.
     Les possibilités de réponse étaient nombreuses. O-gen ne savait pas sur laquelle arrêter son choix. Il ne voulait pas se mettre en position de demandeur, et encore moins entrer en discussion. La Veuve connaissait fort bien ses possibilités : dans l’indifférence de sa question il y avait donc plus de malignité que dans l’insistance des fonctionnaires.
     — J’ai répondu que c’était une affaire entre nous, répondit O-gen, question de voir sa réaction.
     La Grande Veuve le regarda longuement d’un air inquisiteur et dit  :
     — Ah bon… Alors dépêche-toi de payer !
     — Dès que j’aurais retrouvé mes voleurs, rétorqua O-gen.
     Et il sortit de la maison. Il lui semblait que les autres pourraient désormais croire qu’il sortait pour rechercher les voleurs. Mais il n’était pas crédule au point de croire les autres crédules. C’est pourquoi il regarda soigneusement autour de lui tout en se dirigeant entre les maisons de glaise vers les murs de la ville. Une fois dans le désert, il se retourna pour regarder en direction des murs et il eut l’impression que quelqu’un le guettait ; mais il n’en était pas sûr. Dans la plaine, il n’était pas possible de le suivre sans qu’il s’en aperçût, et parmi les rochers il lui serait facile d’échapper au regard d’un éventuel poursuivant.
     Arrivé à sa grotte, il constata avec plaisir que la place où il avait été assis était intacte. Il remarqua sur le sable un ou deux caractères nouveaux, qui avaient dû rester de la veille, il n’avait pas dû aplanir le sable avec suffisamment d’attention. Avant d’entrer dans la grotte il regarda le ciel : pas un nuage en vue, hormis une petite brume qui brouillait l’horizon. Il croyait se souvenir qu’il en avait été de même la veille, et pourtant des ombres de nuages avaient traversé le miroir naturel de la grotte pendant qu’il lisait le texte sacré et qu’il apprenait le nouvel alphabet…
     O-gen s’assit dans la même position et se mit à attendre l’apparition qui, venue des profondeurs, allait se refléter sur le mur de la grotte et deviendrait, sous la haute voûte rafraîchissante, retentissante vérité.
     Il resta assis un long moment, mais aucune parole ne vint et la paroi de la grotte resta uniformément opaque. Il ne perdit pas patience. Même sans révélations significatives, la grotte lui inspirait paix et bien-être. Peut-être même plus que la veille, où la vision lui était venue par surprise et où l’environnement n’avait pas pu lui offrir ce sentiment familier.
     O-gen commençait à se résigner à l’idée que ce jour-là serait un jour d’existence et d’exercice,  il se disait que les apparitions étaient un phénomène rare. Il devait avoir un esprit patient et sensible, la lumière des pensées pénètrerait en lui d’un coup. Il finit par éprouver de la fatigue dans les jambes et allait se lever pour retourner à la ville qui le nourrissait et le méprisait, quand lui apparurent les paroles suivantes :
     « Rassemble tout, annonce le message aux gens mais ne t’éloigne pas pour autant de toi. Empare-toi de la lumière, sinon tu te mettras à bredouiller. Tu ne te montreras sûr de toi que si tu l’es intérieurement. L’arrogance ne cache jamais l’hésitation. Recueille beaucoup de sagesse en toi pour ne la distribuer que parcimonieusement. La vie a d’innombrables visages, tu dois trouver des explications pour tous les cas de figure. Si tu parles au hasard, tu seras suivi par les bouffons. La vérité est comprise même par qui ne comprend pas tes paroles. »
     « Quand tu es entouré d’auditeurs, ne pense pas que tu as pour autant bien parlé. Quand tu es entouré de disciples, ne crois pas pour autant que tu es déjà un maître. La véritable communion est en toi, les autres aussi la trouveront en eux-mêmes, chacun en soi. Ta main tendue, les aveugles la remarqueront, ta voix de vérité, les sourds l’entendront. Ceux qui voient ou qui entendent n’ont pas besoin de toi, mais ils seront ravis de découvrir que tu penses comme eux. Tant que tu resteras toi-même, les autres aussi te remarqueront. Si tu joues le rôle de quelqu’un d’autre, tu deviendras cet autre, et quand, fatigué, tu voudras retourner à toi, personne ne viendra te chercher. Si tu devais devenir prophète, tu ne pourrais être personne d’autre. »
     La parole avait jailli, et O-gen hésita même un moment. Il n’était pas encore suffisamment sûr de lui, même si dès les deux premiers jours la grotte lui avait donné assez de force pour ne plus redouter ni la Grande Veuve ni ses acolytes.
     O-gen ne savait pas grand-chose du lendemain, encore moins du surlendemain, mais il voulait faire tout ce qu’on lui dirait de faire dans la solitude de la grotte. C’était là que se formulaient les véritables exigences, des exigences auxquelles il fallait répondre quand bien même cela mettrait ses jours en danger. En lui pouvait se dissimuler une autre vie, et dans celle-là une troisième, et ainsi de suite jusqu’à l’infini, pourquoi aurait-il tremblé pour son enveloppe ? Il était temps pour lui de s’en aller. Ce jour-là, aucun caractère lumineux ne s’était dessiné sur la paroi de la grotte et aucune voix n’avait vibré dans l’air de la caverne. En comparant avec l’apparition de la veille, est-ce que celle-ci était authentique ?
     Quand O-gen, passant entre les rochers, fut arrivé à un endroit où le paysage, tout en restant légèrement montagneux, s’ouvrait sur la plaine et révélait au loin la ville aux maisons de glaise, symbole de la grandeur des hommes, un inconnu vint à sa rencontre. Plus précisément, il était debout, immobile, la jambe tendue, et il avait l’air d’attendre O-gen. Quand celui-ci arriva à sa hauteur, il l’apostropha :
     — Est-il vrai que tu t’es fait récemment dévaliser ?
     — Non, pas moi, répondit O-gen, mais celle dont je transportais les marchandises.
     — Reconnaîtrais-tu les voleurs ?
     — Sans doute pas. Peut-être seulement celui qui m’a donné un coup de massue sur la tête.
     — À quoi ressemblait-il ?
     — Je suis incapable de le décrire, mais son image doit être restée gravée au fond de mes pupilles, et je le reconnaîtrais si on me le montrait, expliqua O-gen.
     Il n’aimait pas être arraché de force aux pensées liées à la caverne.
     — Est-ce que cela aurait pu être moi ? demanda l’inconnu.
     O-gen l’examina d’un coup d’œil rapide et dit brièvement :
     — Non, ce n’était pas toi.
     — Voudrais-tu voir ces voleurs ?
     — Les biens que ces hommes m’ont pris ne m’appartenaient pas, les juges exigent que je les rembourse.
     — Je sais, fit l’inconnu en souriant.
     O-gen ne comprenait pas ce qu’on voulait de lui. Il avait envie d’assimiler tout ce qu’il avait reçu dans la caverne et de faire des plans pour l’avenir. Il n’avait pas besoin d’aventures terrestres. Il dit :
     — Si tu connais ces hommes, dis-leur que je suis en difficulté. Qu’ils rendent à la Grande Veuve ce qu’elle demande ou au moins qu’ils aillent négocier avec elle. Je serai ainsi libéré d’elle et je pourrai me consacrer à mes affaires. 
     — La Grande Veuve ne les intéresse pas. C’est toi qui les intéresses. Ils ont deviné ta future célébrité et ils veulent leur part.
     — Ils ont déjà eu leur part, en me poussant dans la souffrance et dans l’humiliation.
     — Ils ne t’ont poussé nulle part. Ils faisaient leur travail et il leur était bien égal de savoir sur qui ils tombaient. Leur intérêt à ton égard est né plus tard. Si tu veux, retourne en ville chercher les juges, voire des soldats, et je t’emmènerai auprès d’eux.
     O-gen se mit à réfléchir. Ce serait une bonne chose de détourner le zèle des juges de sa personne, mais toute collaboration avec ses tourmenteurs lui était déplaisante. Il était convaincu qu’il trouverait plus facilement un langage commun avec les bandits qu’avec les gardiens de l’ordre. C’est pourquoi il dit :
     — Je préfère aller les voir tout seul.
     — Pourquoi?
     — Eux m’ont pris par surprise avec leurs armes ; moi, c’est par des paroles que je les surprendrai.
     — Eh bien, partons tout de suite, proposa l’inconnu, sans avoir l’air de douter de l’accord d’O-gen.
     Le jour allait sur son déclin et O-gen ne savait pas à quelle distance était l’endroit où il devait aller. Il avait faim. Peut-être était-ce ridicule, après les moments vécus dans la caverne, mais la veille aussi il avait éprouvé ce même sentiment de faim.
     — Est-ce qu’on me donnera à manger ? demanda-t-il sérieusement.
     L’inconnu lui répondit :
     — Ce sont de véritables brigands, ils aiment boire et manger. Ils ne détroussent pas les voyageurs pour accumuler leur or ou pour l’admirer, comme le font les citadins. Leur vie est trop périlleuse pour qu’ils n’en jouissent pas pleinement.
     — Faudra-t-il rester longtemps ? demanda O-gen sans se départir de sa prudence. 
     — Je ne sais pas. La nuit à venir, sans doute, estima l’inconnu, qui, s’il n’était plus totalement inconnu, n’était pas moins mystérieux qu’avant. 
     O-gen se dit que la Grande Veuve devrait se passer de lui pour une nuit. Cela ne manquerait pas de la courroucer, elle qui était habituée à avoir tout ce qu’elle voulait. Qu’elle attende, cela lui apprendrait… Mais pour O-gen cette façon de penser n’était pas naturelle. Il ne voulait de mal à personne, c’est pourquoi il faisait tout le temps du mal autour de lui, car les gens se chamaillaient et, dès que l’on était parmi eux, il fallait tenir compte des divers camps existants et de leurs modifications possibles. Mais comme O-gen faisait ce voyage avant tout pour défendre ses intérêts, la Grande Veuve ne lui en voudrait sans doute pas trop. 
     — Allons-y, consentit O-gen. 
     Ils tournèrent à droite parmi les rochers. L’inconnu marchait en suivant un étroit sentier, O-gen sur ses talons. Ils n’échangèrent pratiquement pas un seul mot. 
     Arrivé à un défilé d’où on apercevait un paysage superbe, l’inconnu s’arrêta et dit : 
     — Regarde !
     O-Gen regarda : la vue était de nature à élever l’esprit, mais il n’était pas sûr que c’était là ce que l’autre voulait lui montrer. Il demanda : 
     — Quoi ?
     — Est-ce que le monde n’est pas beau ?! 
     — Oui, bien sûr. Si seulement les hommes étaient un peu moins méchants…, soupira O-Gen, tout en identifiant dans ses paroles un soupçon d’artifice. 
     — Je suis bien d’accord… répondit l’inconnu. Et il reprit sa marche. 
     À un autre endroit, il arrêta O-gen du coude, posa un doigt sur ses lèvres et désigna d’un geste un rocher. Bientôt un troupeau de chevreuils sortit de l’ombre. Il était conduit par une bête superbe derrière laquelle gambadaient les chevreaux. 
     O-gen se dit qu’il se trouvait en compagnie d’un voleur pour le moins surprenant. 
     Avant la nuit, ils arrivèrent entre deux à-pics. Ils longèrent quelque temps une vallée desséchée, puis la paroi de droite s’ouvrit sur un talus verdoyant, où poussaient quelques arbres isolés. Si O-gen n’avait pas été tellement attaché à sa grotte, il aurait cru que cet endroit était le plus heureux du monde. Le soleil était sur le point de s’enfoncer dans la terre, il projetait ses dernières ombres sur ce paysage féerique ; soudain tout tomba dans l’obscurité et le paysage ne fut plus éclairé que par un feu de camp au milieu des arbres. 
     En compagnie de l’inconnu, O-gen se dirigea vers les flammes. Les propos de son compagnon laissaient supposer que les hommes assis autour du feu étaient bien ceux qui l’avaient assommé d’un coup de massue et qui avaient dépouillé sa caravane. 
     — C’est bien d’être venus, dirent les hommes, comme s’ils les attendaient. 
     On tendit à O-gen un morceau de cuisse de chevreuil sur le bout d’un couteau. Cela lui rappela sa faim, que la beauté des lieux et l’excitation avaient projetée à l’arrière-plan. Pendant qu’il dégustait la viande, qui était juteuse, O-gen se sentait incapable de considérer ses hôtes comme des pillards, comme la cause de tous ses tourments. 
     — C’est grâce à nous que tu es devenu prophète, dit un homme de haute taille.  
     À l’assurance qui émanait de son maintien, on pouvait supposer qu’il était le chef. 
     Il avait peut-être même raison, mais O-gen ne se croyait pas encore prophète, il n’était pas sûr de le devenir. 
     — Est-ce que tu veux sérieusement récupérer ce qui t’a été pris lors de ton dernier voyage ? demanda un autre des hommes. 
     O-gen avait la bouche pleine de viande, il ne put répondre à cette question. 
     — Dis-nous quels sont les bienfaits que tu dois à la Grande Veuve, pour que tu t’inquiètes ainsi de sa fortune ! demanda un troisième. 
     — Tu ne crois pas que le défunt marchand a fait sa fortune sur le dos d’autrui ? Il payait peu au producteur, demandait cher au client, lui n’était qu’intermédiaire, ce qui lui demandait moins de travail que d’astuce. Sans compter toutes les fois qu’il a emberlificoté ses homologues, les autres marchands ! Il en a poussé certains dans une telle impasse qu’ils se sont donné la mort. En quoi est-ce mieux que le vol ? argumenta un quatrième. 
     Pour le coup, O-gen avait la bouche vide, mais il ne se mit pas à discuter. Les hommes étaient lancés dans leurs discours, il avait tout intérêt à les écouter. 
     — Et la Grande Veuve, en quoi vaut-elle mieux ? Elle fait appel aux mêmes trucs, parfois de manière encore plus impitoyable. À présent c’est toi qu’elle a pris pour victime, mais quel est ton crime ? Vouloir rester honnête dans un univers de tricheurs — en conséquence de quoi tes affaires ne marchent jamais de manière idéale ? 
     O-gen commençait déjà à douter qu’il s’agissait de voleurs ; et si l’inconnu qui l’avait conduit jusque-là l’avait mené par le bout du nez ? Ces hommes avaient tout l’air de gens cultivés, ils tenaient des propos de philanthropes. Il était venu pour agir sur eux par ses paroles, et c’étaient eux à présent qui l’influençaient. 
     — Dans un monde honnête, c’est vrai, il ne devrait pas y avoir de place pour les malfaiteurs, mais où est-il, ce monde honnête ? Peut-être seulement dans les rêves ou dans les désirs des hommes. Dans le monde où nous vivons, tous essayent de voler un tant soit peu, sous peine de rencontrer dans la vie les pires difficultés. Mieux vaut tout compte fait voler ouvertement, c’est moins pervers, moins hypocrite. 
     Les hommes qui avaient attaqué la caravane d’O-gen avaient tué deux de ses compagnons. Lui-même n’avait survécu que par miracle. La vie n’étaient-elle pas chose sacrée ? Comment pouvaient-ils dire que c’était moins pervers ? Mais O-gen n’intervenait toujours pas. Il écoutait. 
     — Le voleur prend et consomme à son profit ce qu’il a pris. Il n’accroît pas les souffrances d’une multitude d’autres hommes en laissant la fortune produire de la fortune, ce qui n’est autre que du vol permanent et progressif. Au moins, la part que le voleur dépense pour lui échappe au cercle vicieux du pillage quotidien. 
     Les paroles semblaient avoir la propriété de blanchir le noir et de noircir le blanc. O-gen ne devrait-il pas dorénavant se montrer plus prudent avec les mots ? Ils font du mal aux autres hommes, mais plus encore à la vérité. Or la vérité pure existe, une vérité qui mérite d’être défendue — O-gen en avait fait l’expérience au cours de ses deux dernières journées. Il n’était pas obligé d’expliquer où était cette vérité et quelle était la part du pressentiment, mais il croyait à ce qui lui avait été montré. Peut-être d’ailleurs n’y avait-il de vérité que dans la foi. Quand on croit, avec ferveur et recueillement, tout est juste… 
     — Nous croyons à ce que nous disons et faisons, dit l’un des hommes, tout comme s’il avait entendu la pensée d’O-gen formulée à haute voix. Il peut sembler que nous croyons à ce qui justifie nos actes, mais l’inverse aussi peut être vrai et la foi peut pousser à l’action. C’est pour des convictions, pour des croyances que l’on fait la guerre ; en même temps, l’homme n’est pas coupable de sa foi, il la porte en lui comme un nez tordu ou des maux d’estomac. Les voleurs ont une foi de voleurs. Qui ne plaît sans doute pas aux marchands — alors que bien de gens ont de l’estime pour la foi des marchands… On peut certes apprécier la qualité de leur vie, mais nullement leurs méfaits. 
     La viande était mangée. Les hommes qui avaient parlé se nettoyèrent la bouche du revers de leurs manches. Le chef dit : 
     — Le but de nos propos est que dorénavant tu ne te fasses plus de souci, que tu n’aies plus de problèmes. Reste avec nous. Ta vie a prouvé que la carrière de marchand n’est pas faite pour toi. Peut-être feras-tu mieux l’affaire en tant que voleur. Essaye ! 
     O-gen fut mis en demeure de répondre. Il dit : 
     — Non. Il est trop tard pour me recycler, pour changer mon rapport à la vie. Les voleurs ont tué mes deux compagnons. Peu importe ce qu’on pensait d’eux, ils avaient droit à la vie. Petits marchands, ils se livraient peut-être à des actes malhonnêtes, mais ils étaient nés dans ce monde et ils ne méritaient pas d’en payer les méfaits d’une mort violente. C’est pourquoi je vous dis : rendez ce qui a été dérobé, pour que je le rapporte à la Grande Veuve. Ses tricheries, elle en répondra devant Dieu, ce n’est pas à nous d’être ses juges. 
     À ces paroles, les hommes se mirent à rire bruyamment. L’un d’eux, celui qui se trouvait le plus loin et dont le visage était dans l’ombre, fit : 
     — Ces biens sont depuis longtemps transformés en fumier, va donc les chercher dans l’immensité du désert. 
     — Les vies de tes camarades, il n’y a pas d’or qui puisse les rembourser, et ce n’est pas à toi d’encaisser quelque chose à leur place, fit un deuxième. 
     — Ces hommes avaient des familles. Avez-vous pris soin des veuves et des enfants ? demanda O-gen.
     Le silence tomba autour des flammes et régna un long moment ; soudain l’attitude des hommes changea. Leur chef se leva et dit à l’un des siens : 
     — Attachez-lui les mains et les pieds. Gardez-le à l’œil ! 
     On attacha les mains et les pieds d’O-gen en disant : 
     — Tu ne comprends pas pourquoi nous faisons cela. Ce n’est pas que tes accusations nous mettent en colère. Ni que nous te craignions. Nous n’avons pas besoin de ta vie, nous n’avons rien à en faire. Tu comprendras un jour l’utilité de tout ceci. 
     Les hommes allèrent se coucher n’importe où, l’un resta à côté d’O-gen pour le surveiller. Il s’appuyait sur une perche et son regard était plongé dans une profonde méditation. Du moins donnait-il cette impression à la pâle lueur de la lune. 
     L’inconnu qui avait conduit O-gen jusque-là vint s’asseoir à côte de lui et lui demanda : 
     — Tu ne regrettes quand même pas d’être venu avec moi ? 
     — Oh non, répondit O-gen. Les propos de tes camarades ont été très instructifs. 
     — Ce que je veux dire, c’est que cet endroit est vraiment le plus beau de toute la région. Cela vaut la peine de le regarder en toute saison. On ne saurait s’en lasser. 
     — Si j’avais les pieds et les mains libres, je pourrais plus confortablement jouir de l’environnement. 
     — Cela peut s’arranger, dit l’inconnu, et il fit glisser dans la main d’O-gen un couteau. Il ajouta : 
     — La vie est intéressante dans la mesure où on peut en suivre les manifestations. Dans le comportement des gens. C’est épatant. 
     — Vous devez avoir beaucoup de temps libre, commenta O-gen, qui referma sa main encore plus fermement sur le couteau. 
     — Je ne me plains pas. Nous ne travaillons pas plus que le strict nécessaire. 
     O-gen suggéra une hypothèse : 
     — Et parfois vous mettez la main sur une grosse proie telle que ma caravane, et vous pouvez faire une pause plus longue…
     — Ce n’était pas ta caravane, c’était celle de la Grande Veuve. Ne l’oublie pas. Sans quoi tu vas te faire du mauvais sang sans la moindre raison. 
     Le nom de la Grande Veuve rappela à O-gen que tous les soirs à cette même heure elle le tourmentait. Elle lui avait un jour expliqué que c’était juste tard le soir que son désir se concentrait, c’est pourquoi il devait toujours être en bonne forme. Malheureusement O-gen aussi en avait pris l’habitude, de sorte qu’il ne parvenait pas à prendre sa captivité comme un moment de repos. 
     Lorsque l’inconnu, à côté de lui, s’écroula et qu’il vit son gardien dormir sur deux jambes, le prisonnier coupa ses liens et se glissa hors du campement. 
     En venant il avait fait attention à tous les tournants, mais le clair de lune avait tout transformé. À quoi bon essayer de reconnaître le chemin… C’est pourquoi O-gen libéra son esprit et partit au petit bonheur la chance, ou plus précisément en se laissant guider par son instinct. Il arriva au milieu des rochers et décrivit dans le paysage ondoyant de nombreux tournants jusqu’à se retrouver, non sans surprise, à l’endroit où il avait rencontré l’inconnu. 
     La lisière du ciel commençait déjà à blanchir. O-gen regarda au loin en direction de la ville. Il avait un peu de peine pour la Grande Veuve, mais quand il se représenta sa fureur matinale, il tourna ses pas vers sa grotte. 
     Il avançait très lentement, pour que le temps éloignât de lui en même temps la ville avec ses habitants et le campement au milieu des montagnes, dont il n’arrivait pas malgré tout à considérer les occupants comme des voleurs. Il n’avait pas reconnu parmi eux celui qui avait brandi la massue et dont l’image s’était inscrite au fond de ses yeux. Ils avaient tenu des propos étonnants. Peut-être étaient-ce des croyants, mais alors, de quelle religion ? Cela bien sûr, si seulement il était possible de démontrer de manière générale que les religions étaient vraiment multiples, et non point, comme O-gen croyait l’avoir perçu dans la grotte, issues d’un sentiment unique…    
     Quand il arriva à l’entrée de la grotte, le soleil s’était levé et la fraîcheur matinale commençait à reculer. Il n’y avait encore jamais été à cette heure-là ; dans la grotte, il faisait sombre et quant au ciel, on n’aurait pas pu dire qu’il était bleu. O-gen s’assit néanmoins par terre là où se trouvait sa trace et attendit le moment. 
     Il ne dut pas attendre longtemps. Il ne dut pas attendre que la lumière vînt du bon côté éclairer la paroi réfléchissante, ni que la chaleur du désert fît vibrer l’air et le rendît sonore. Bientôt il vit quelque chose bouger sur la paroi, au bout d’un moment cela se transforma en un texte distinct, en lettres de feu, et sous le plafond résonnèrent des paroles, cette fois-ci peut-être plus froides, bien que leur contenu ne différât pas beaucoup des précédentes : 
     « Ton rachat est dans ton isolement du monde extérieur, dans ta capacité à arriver jusqu’au Dieu qui est à l’intérieur de toi. Observe bien le chemin pour pouvoir en tirer profit. Franchis les obstacles d’un coup d’aile, car tu es mû par un but. C’est toi qui choisis, c’est cela qui est à la base de tes défauts et de tes qualités. Mais quand tu arriveras sur place c’est lui qui t’aidera à franchir tes hésitations. Il est le plus rigoureux des purificateurs, mais sache que même lui n’atteint pas le tout dernier brin de saleté dans les recoins cachés de ton existence. C’est pourquoi sois vigilant, garde-toi des faux-pas, viens souvent te purifier. N’aie crainte de l’ennuyer, il accomplit son œuvre de bon cœur. »
     « Tout ce qui descend sur toi peut te souiller pour peu que tu y sois disposé. De même, tout peut tourner à ton avantage si tu es sûr de toi. C’est de ta bonté que dépend celle du monde, de ta vue sa beauté, de ton ouïe la musique. Si tu protestes, tu auras mérité une vie pleine de désagréments. Si tu loues tout ce que tu crois faire partie de la création, sache que dans une grande mesure c’est toi le créateur. Le temps t’est certes imparti, mais tu ne peux pas dire qu’il existe un temps qui s’écoule en dehors de toi. Les espaces sont larges, ton désir te permet d’arriver partout, alors que le non-désir peut te verrouiller mers et continents. L’écho de tes pas monte jusqu’au ciel et de là, comme de partout ailleurs, tu es regardé tout droit par l’image reflétée de ton Dieu. Rien n’est plus simple à remplir que le vide. »
     « Tu es accablé de soucis, et les récipients pèsent lourdement sur tes épaules. Tu t’en déferas en ne leur prêtant pas attention. À chaque instant, ton Seigneur qui est en toi viendra à ton secours. Quand tu es auprès de lui, tu n’es avec personne d’autre. Il est ta rédemption et ton bonheur, la légèreté de ta vie et la possibilité de ton départ. Tu peux partir, à condition de revenir encore et toujours. Tu peux séjourner n’importe où, à condition d’être sans cesse ici. Tu n’as pas à aller loin pour chercher de l’aide, elle est en toi. Sache-le, et que ce savoir soit pour toi un soulagement. Ne te tracasse pas et tu n’auras pas de tracas. Réjouis-toi, et tu auras la joie. Tu as reçu en partage la vie ainsi que ton Dieu personnel. »
     Tout suivait son cours tranquillement, convenablement, les lettres de feu sur le mur ne s’emballaient pas, les sons ne se déchaînaient pas, ne se mettaient pas à siffler, et pourtant O-gen commençait à avoir froid — en raison sans doute de sa nuit blanche et de la fraîcheur matinale qui s’exhalait de la roche. Ses jambes aussi éprouvèrent rapidement une sensation de fatigue. La faiblesse du corps était en décalage avec la vivacité de l’esprit. Ce dernier était si net et sûr de lui qu’O-gen put se lever et aller au soleil. 
     Il n’avait pas souvenir d’avoir jamais été enthousiasmé par le soleil, qui était plutôt un fléau pour les habitants du désert. N’avait-il pas plus d’une fois songé qu’il était né au mauvais endroit ? Son corps et son esprit auraient mieux convenu à un pays nordique, là où un brouillard humide recouvre toutes les images du monde et rend tout uniformément gris. C’est à cette aspiration que correspondait d’ailleurs sa foi présente : plus l’extérieur était uniforme et invariable, plus l’intérieur offrait un soutien assuré. Telle était l’image qu’O-gen se faisait des Pays du Nord d’après les récits qu’en avaient rapporté les marchands. Lui-même n’était pas allé bien loin, les mers et les montagnes ne le lui avaient pas permis, de même que l’absence de marchandises à vendre. 
     À présent, l’espace d’un instant, O-gen se transforma en adorateur du soleil. Il tendit les mains vers l’astre et se laissa réchauffer par ses rayons. Le soleil s’exécuta sans cligner des yeux, avec sa méchanceté coutumière, sans même essayer de se montrer pour O-gen un ami bienveillant. Il était trop vieux pour se berner de chimères : ce petit être humain là-bas avait besoin de lui seulement pour un instant passager ; il ne tarderait pas à ressentir sa faiblesse et courrait se réfugier à l’ombre. 
     Il ne se trompait pas ; mais avant d’entrer dans sa grotte, O-gen jeta un regard vers l’endroit où débouchait son sentier habituel et vit au loin un homme debout, qui, d’après la silhouette, pouvait bien être l’inconnu de la veille. Lui aussi avait tendu les mains vers le soleil et son comportement laissait supposer qu’il ne s’enfuirait pas. 
     O-gen se dit qu’il n’avait rien à faire avec cet homme en prière : qu’il cherche sa foi tout seul. Lui, sa grotte l’attendait, et là il n’y avait pas deux manières de penser. Le frais et le chaud s’étaient succédé dans son corps trop rapidement, il voulait puiser dans sa faiblesse de nouvelles forces spirituelles. Son siège l’attendait, il ne sentait pas encore le besoin de transformer les choses extérieures. 
     Le Grand Esprit ne lui réserva pas de déceptions. À peine s’était-il plongé en lui-même que les paroles arrivèrent, des paroles destinées à rester jusqu’à la fin des temps : 
     « Sacrifie sur l’autel tes pensées les meilleures. Regarde dans le miroir, tu y verras ton Dieu. Il est fait à ton image, mais sans tes fautes ni tes défauts. Ton image reflétée est impeccable, elle n’a ni méchantes pensées ni mauvaises paroles et seuls ses actes t’apparaissent parfois incompréhensibles. Ils sont chargés de contenu. Les actes les plus bêtes sont les plus sages dès lors qu’ils partent de ton Dieu — sois prompt à le constater. Regarde-toi dans le miroir de la foi et essaye de devenir semblable à ton image. Dispose tes pensées sur la table devant ton miroir et reprends-les une fois purifié. Cette possibilité t’a été donnée, n’omets pas de l’utiliser. »
     « Examine-toi et tire tes conclusions. Agis en conséquence de tes déductions. Si tu hésites, regarde-toi, et ton Dieu t’aidera à décider. Tu ne dis pas de paroles superflues ; contente-toi de t’examiner jusqu’au moment où tu parviendras à y voir clair. Alors les paroles justes viendront à toi depuis ton souverain intérieur. Quand tu as des soucis, regarde dans le miroir et tu verras que ton souci n’est pas si terrible, que tu es capable de le porter. Si tu as de l’endurance, il deviendra en fin de compte si minuscule que tu seras étonné d’avoir simplement pu le remarquer. Si tu éprouves de la joie, regarde dans ton miroir, et tu y verras un être heureux. Longuement encore son bonheur te servira de soutien, alors même que ta joie et ton excitation seront depuis longtemps évanouies. Quand tu ne sais pas, regarde dans le miroir, interroge. Quand tu sais, sois reconnaissant à ton image reflétée. Quand le désir obscurcit ta raison, regarde dans le miroir et tout deviendra clair. La vanité de tes désirs rendra ton existence confortable. Quand le vide remplit ton âme, tu trouveras dans le Dieu du miroir un sens à la vie. En toute circonstance c’est le miroir, le miroir qui t’aidera, porte-le au tréfonds de ton cœur. »
     « Étale tes pensées secrètes, ne dissimule rien à tes yeux. Le fait de te voir distinctement ne fera pas de toi un monstre. Quand tu as fauté, le jour finit par arriver où tu le reconnais ; étale ta honte devant ton Seigneur. Il se frottera les pieds sur le paillasson de ton esprit. Tu seras dès lors un peu meilleur. Quand de nouveau tu commettras un faux-pas, tu ressentiras par anticipation la dureté de la plante de ses pieds. Quand tu accomplis des actes justes et que tu ne sais pas de quoi il s’agit, demande-lui, il te le dira. »
     « Ne sois pas en admiration devant toi, mais ne te méprise pas non plus, tu n’as pas de meilleur ami, comporte-toi conformément aux règles de l’amitié. Tourne vers ton Dieu un regard serein, il te le renverra. Ce sont là tes meilleurs instants, reconnais-les, ne te hâte pas, ne sois pas impatient, que ton angoisse se fonde dans la paix de ton Dieu. Tu l’as, il existe pour toi, crie ta joie à la face du monde ou ne la crie pas, il la reconnaîtra lui-même à l’intérieur de toi. »
     Les sons s’élevaient et s’évanouissaient. O-gen copiait les caractères, dont la répétition lui révélait tout ce que la création avait en réserve pour lui. Pourtant, de manière même pour lui inattendue, il bondit soudain sur pied et regarda à l’extérieur. Comme il l’avait imaginé, il y avait, de l’autre côté de l’entrée de la grotte, un homme qui attendait, debout. O-gen n’était jamais allé par là, il n’avait aucune raison de traverser sa grotte, il ne savait même pas comment y parvenir. 
     Ces hommes entendaient-ils le perturber ou estimaient-ils lui servir d’aide sur le chemin de ses découvertes ? Rien n’est plus troublant que lorsqu’on vous regarde en face sans prononcer un seul mot. L’espace lointain de l’amour peut être défendu, mais la radiation des menaces rend impuissant. O-gen ne percevait pas clairement de quoi il s’agissait. Mais il ne se laissa pas détourner par ses doutes, il avait son miroir, dont la surface opaque éluciderait pour lui les choses du monde. Le plus sage était de se montrer sage, O-gen s’assit dans le creux de son siège et attendit ce qu’on allait lui dire. Le message allait s’élever par-dessus les complications de la nature humaine et prendre la forme de nouveaux caractères dont O-gen, en pleine quête, connaissait déjà bien le fonctionnement harmonieux, de telle sorte qu’il aurait pu le quatrième jour le faire connaître à la ronde. Mais il devait attendre le bon moment, et l’ordre de commencer. 
     Pendant quelques longues minutes, O-gen chercha une place dans son espace vide et bientôt se glissèrent devant lui les premiers signes timides, la musique du début, sonore et silencieuse, hésitante, montant et descendant, comme si les sons discutaient entre eux — mais seulement pour l’induire en erreur. Avait lieu tout ce qui devait avoir lieu. La pensée se poursuivit :
     « Le prophète n’est pas le héraut d’une foi nouvelle. Il prend, rassemble et met en paroles ce qui a été avant lui. Tous pensent, la sagesse est à la portée de tous. Chacun tire dans son sens, c’est le but de son activité, il n’a rien de mieux ni de plus juste à faire. Les points centraux sont nombreux, ils ne sont pas tous au même endroit. Le prophète distingue ce qu’ils ont en commun. Tout ce en quoi on a cru a été juste. On a cherché Dieu partout, il a toujours été à l’intérieur de celui qui le cherchait. On a toujours espéré, toujours désiré la liberté sous la protection de Dieu. La source de l’espoir jaillit de toi. C’est toi et toi seul qui te libèreras de la pesanteur et de l’étouffement, de la contrainte et de la terreur. En ton cœur réside un ami prêt à t’aider, tends l’oreille à ses battements, crois en lui, sois courageux. »
     « Tu libéreras la terreur des hommes par la terreur de Dieu. Redoute la foudre et l’inattendu. La réprimande des cieux n’est pas forcément signe de malheur, mais elle est terrible. Celui qui a accumulé le savoir n’est jamais pris au dépourvu. La paix, ce n’est pas ce qui a été inculqué en toi, ce n’est là qu’une paix apparente. La paix véritable se niche dans l’extrême sagesse de Dieu, une sagesse que la raison ne saisit pas, bien que tu puisses en pressentir l’étendue. On a dit que les frayeurs plongent leurs racines dans la bêtise. La racine des méfaits est dans une avidité débridée. Si tu éprouves de l’envie, tu es mesquin et indigne. Si tu tournes les yeux avec rage vers le Dieu qui est en toi, tu as perdu la raison. La précipitation n’a rien d’admirable, les décisions rapides peuvent être dues à tes certitudes mais aussi être le fruit de ta superficialité et de ta paresse. Tu seras attiré par l’excès, si tu ne commences pas par discuter avec ton Dieu. Ta volonté est sacrée, si tu es capable de reconnaître qu’elle est née et qu’elle œuvre en accord avec la volonté de ton Dieu. Ton énergie est inépuisable, mais tu n’as pas le droit d’utiliser tes réserves à plein. Dieu est ta modération. Libère-toi de la pression et détends-toi, il te dira à l’avance de quoi tu as besoin. »
     « Quand tu as commis le mal, Dieu t’aidera à le reconnaître et le remords purifiera ton esprit. Tu t’éveilleras à la justice et à l’entendement. La bonté est ton guide. Les bonnes actions demeurent en toi, ne te laisse pas troubler par ce que pensent les autres. Tes compagnons sont la mesure de ton équité quand ils regardent avec sincérité vers leur Dieu, mais la dernière preuve, c’est le tréfonds de toi qui te la fournira. Chaque jour où tu as un contact avec ton Dieu, c’est comme si tu renaissais. Ton réveil est ta sortie des ténèbres, que la chandelle qui luit en toi te conduise. Grande peut être la lumière sur l’arrière-plan de ton obscurité, mais le voyageur se contente de ce qu’il voit briller dans les profondeurs par une fente étroite. Une fois que tu auras sombré dans l’océan de la lumière, tu pourras recevoir la bénédiction ; que tu saches ou non la reconnaître, elle sera réelle. Si tu sais que tu as été élu, les révélations viendront à toi sous forme d’images et de révélations, tu sauras de lire des écritures jamais vues, la musique des airs deviendra pour toi vivante mélodie. Quand tu approcheras de la fin, ne te cache pas, annonce ton message, car on trouvera en toi un soutien. Tu as été invité à rejoindre ton Dieu, tu distribueras au monde tes expériences. Chacun parcourra lui-même son chemin du combattant, chacun arrivera à un sommet où rayonnera une fraîcheur céleste. Sois toi aussi prophète de ta foi. Qu’est-ce qui est plus noble que renoncer à soi ? N’est-ce pas se trouver véritablement ? »
     « Quand tu es accusé, sois toi-même ton juge. Si tu es coupable, accuse-toi avant que ne le fasse ton Seigneur et Maître. Même le jour du véritable jugement, celui qu’on nomme dernier est en toi. Si tu commences à énumérer tes fautes, garde-toi d’exagérer, car tu ne trouveras jamais la toute dernière. Tout acte juste est porteur de faute. L’orgueil est deux fois coupable, la piété peut n’être que masque. L’éternité aussi demeure en toi, tu ne lui échapperas pas, elle se manifeste au moindre instant. L’univers est ce que tu connais. Trop souvent tu serais incapable de le supporter, les instants de félicité ne peuvent être prolongés tant qu’il ne s’agit pas de la mort. Pour trouver la résignation et l’harmonie, il est inutile d’aller jusqu’au bout du monde. Règle tes comptes avec le Dieu qui est en toi. »
     Perception et connaissance étaient avec O-gen, il pouvait se présenter devant n’importe qui. Il se dit que les hommes en attente à proximité de la grotte ne le dérangeaient pas. Cela n’était manifestement pas tout à fait vrai, mais il eut envie d’aller vers eux et d’apprendre ce qu’on lui voulait. 
     Le mur de la grotte était opaque, il ne révélait sans doute les lettres de feu qu’à O-gen, élu parmi les hommes et à nul autre. Sous les voûtes bruissait le silence, l’air avait une odeur d’éternelle humidité, qui venait du sein bienveillant de la terre. Sous sa main, le sable devenait rugueux ; il commençait à avoir des fourmis dans les jambes, qu’emplissait d’un bourdonnement dont le plaisir n’était pas supportable trop longtemps. Sa peau frissonnante recherchait la chaleur, mais l’habitude le mettait en garde contre l’ardeur du désert. O-gen goûta à sa salive, mais à s’examiner de plus près, il se trouva la bouche sèche. 
     Il fallait se lever. Qui l’obligeait ? Peut-être une impulsion intérieure, dans laquelle il était difficile de voir clair. O-Gen sortit sous le ciel brumeux. Les deux hommes qui attendaient s’étaient l’un et l’autre encore approchés de la grotte, mais un mur invisible les avait arrêtés. O-gen n’avait pas de raisons de chercher d’autres chemins, il emprunta son sentier habituel. Bientôt il arriva à la hauteur de l’un d’entre eux. Ce n’était pas l’inconnu de la veille, il était habillé autrement et portait un autre masque ; quant à savoir ce qu’il y avait dans ses pensées, O-gen n’en avait pas la moindre idée. 
     — Qui attends-tu ? 
     La réponse vint aussitôt : 
     — Celui qui m’interrogera.
     — Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?  
     — Nous avons entendu dire que tu as eu une rencontre avec des voleurs, l’informa l’autre homme, qui était apparu derrière le dos d’O-gen sans que celui-ci ne l’aperçût. 
     — Qui êtes-vous ? 
     — Nous sommes des gardiens. Nous veillons sur la raison des hommes, nous veillons à ce que leurs pensées ne s’aigrissent pas. 
     — Votre travail est noble et nécessaire. Est-il aussi fructueux ? 
     O-gen n’avait pas l’intention d’être ironique, mais la phrase lui vint ainsi d’elle-même, peut-être en raison de l’arrogance incompréhensible des deux inconnus. 
     — Nous ne nous plaignons pas. Nous accomplissons une mission. 
     — Recevez-vous un salaire pour votre travail ? 
     — Sans doute, mais ne nous demande pas qui nous paye. 
     — Je ne le demanderai pas, si je n’ai pas le droit. Recevez-vous votre salaire pour le travail accompli ou pour la mission ? Cette question, j’ai le droit de la poser, j’espère. 
     — Oui, mais elle n’a pas de sens. Sans mission on ne peut pas travailler. 
     — Vous venez peut-être d’un monde différent. Je ne vous ai jamais rencontrés dans ma ville. 
     — C’est que nous n’habitons pas dans ta ville, répondirent les hommes. 
     — Le bourg le plus proche est à une journée de marche d’ici, insista O-gen. 
     — Ce n’est pas long, mais nous ne venons pas non plus du bourg le plus proche. 
     — D’où êtes-vous alors ? 
     — Ne pose pas tant de questions. Nous sommes venus te demander ce que tu as fait dans la grotte. 
     — J’ai écrit un livre. 
     — Montre-nous ses pages !
     — Elles sont dans ma tête, on n’y a pas encore accès. Mais le temps viendra et alors tous les verront. 
     — Nous n’avons pas la patience d’attendre, nous pouvons te couper la tête. 
     — Et qu’allez-vous y trouver ?
     — Si nous le savions, nous n’aurions aucune raison d’essayer de l’ouvrir, rétorqua le plus virulent des gardiens. 
     — Tu viendras avec nous et tu seras notre ami, ce sera utile pour tout le monde, ajouta l’autre, celui qui se tenait au milieu du sentier. 
     O-gen pensa à sa grotte, qui restait derrière son dos. À présent il était fatigué et l’idée d’y retourner lui était même déplaisante. Même si c’était un refuge appréciable contre les gardiens, qui semblaient en être maintenus à distance par un mur invisible. Mais O-Gen ne souhaitait pas non plus trop s’éloigner d’elle. Que lui voulaient-ils, ces hommes, où allaient-ils l’emmener ? 
     — J’ai faim, fit O-gen. Le plus cordial des inconnus prit dans sa poche un petit morceau dur et de blanchâtre de quelque chose qui ressemblait à une pierre, et le tendit à O-gen. Celui-ci le fit tourner dans la paume de sa main et se le mit sous la dent. La chose avait un goût aigrelet, cela avait l’air d’être une sorte de fromage blanc séché. Il suffit à O-gen de peu de miettes qu’il grignota sur un côté du morceau et qu’il mâcha à grand peine pour reprendre des forces et être rassasié. 
     — Merci pour la nourriture, dit O-gen. Mais maintenant il faut quand même que je rentre. 
     — Où habites-tu ? 
     — Dans la ville que l’on distingue juste derrière ce rocher. 
     — Tu n’y as pas de demeure. Tu vis dans la maison de quelqu’un qui ne te considère nullement comme un membre de sa famille. 
     — Je suis au service de la Grande Veuve et je ne peux pas rester trop longtemps loin d’elle. 
     Les hommes s’esclaffèrent. D’un rire presque furieux. 
     — C’est la Grande Veuve qui est à ton service. Tu veux la contrôler. 
     — Les relations entre les gens peuvent toujours être vues de plusieurs points de vue. Le maître est toujours esclave de son esclave et l’esclave maître de son maître, mais tout ceci, c’est quand même avant tout un jeu de mots. Si je suis le maître de la Grande Veuve, je n’ai que plus de raisons de vouloir vite la rejoindre. 
     — Elle ne te supporte pas. 
     — Vous la connaissez ? 
     — Non. Mais on peut tout lire sur toi.
     Cette phrase suscita la curiosité d’O-gen. Il regarda ses interlocuteurs avec attention. Il y avait sans doute en eux de la fanfaronnade, mais les leviers à manier pour avoir prise sur les hommes ne leur étaient manifestement pas inconnus. 
     — Je n’ai donc pas besoin de poser de questions, puisque vous devinez tout. 
     — Nous n’ignorons pas de quoi nous avons besoin. Tu viens avec nous. 
     — Où voulez-vous m’emmener ? 
     — Dans une ville lointaine, plus grande que celle-ci. 
     Ce petit peu de lait nourrissant ne suffisait tout de même pas à acheter la docilité d’O-gen. 
     — Je viendrai plus tard, quand je serai mûr. Croyez à mon pressentiment. Maintenant je vais rentrer. 
     — Dans notre ville t’attend une vie meilleure et plus digne. 
     — Cela aussi, je le sais, mais pour l’instant je veux vivre moins bien. Quand le livre que j’ai dans la tête sera prêt, je viendrai et vous m’aiderez à transcrire ses caractères. 
     — Nous aussi, tu veux nous mettre à ton service. 
     — Non seulement vous mais tous les hommes. Cela arrivera. Alors ne me touchez pas. 
     O-gen sentit que la grotte venait soudain de lui donner une grande force, il devait l’utiliser. 
     — Vous pouvez m’accompagner jusqu’à la ville, chemin faisant j’essayerai de répondre à vos questions. 
     Les hommes ne répondirent rien, mais leur comportement révélait qu’ils n’étaient pas habitués à s’incliner. Ils avancèrent en silence, chacun d’un côté d’O-gen : c’était lui à présent qui leur imposait sa volonté. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait de la grotte pourtant il sentait son influence faiblir, à moins que les réserves d’énergie qu’il avait reçues dans la grotte ne fussent en passe de s’épuiser. 
     Comme ils ne posaient pas de questions, O-gen lança lui-même la conversation. Cela montrait qu’il n’était pas encore arrivé à voir clair en lui. Il demanda : 
     — Vous m’avez posé une question à propos des voleurs. Pourquoi cela vous intéresse-il ? 
     — Cela ne nous intéresse pas. La seule chose qui nous intéresse, c’est que tu te libères d’eux dans ta tête. 
     — Pourquoi devriez-vous veiller à la pureté de mes pensées ? 
     — Oui, effectivement, dit le plus cordial des deux. Peut-être un jour l’utilité de nos actes apparaîtra-t-elle nettement. 
     — Je ne suis pas sûr que les hommes d’hier fussent des voleurs, fit O-Gen. 
     — Il le sont à plus d’un titre. Ce sont eux qui soutirent des impôts à tous les voleurs et qui les lancent à l’attaque des braves gens. 
     — Ils ont dit que les braves gens volaient encore plus qu’eux. En disant cela ils faisaient référence avant tout aux marchands. 
     — Même en paroles ce sont des voleurs. Il faut espérer, O-gen, que tu n’as pas cru à leurs paroles ! ? 
     — Comment se fait-il que vous connaissiez mon nom ? 
     Les hommes s’esclaffèrent. Sans colère. 
     — Peut-être venons-nous de l’avenir. Là tout le monde connaît ton nom. 
     C’était flatteur. Un peu gênant toutefois. Le savoir, cela vous oblige à suivre chacun de vos pas. Il n’y a pas de pire métier que d’être son propre geôlier. O-gen avait toujours voulu être libre, c’était sa toute première religion, que les visions de la grotte n’avaient guère démentie. Il leur dit : 
     — Vous aimez soit plaisanter soit exagérer. Vous pouvez imaginer que vous venez de l’avenir, mais moi je prévois certaines choses à l’avance, et vous n’y êtes pas. 
     — C’est toi qui plaisantes, et de plus avec des arrière-pensées. Nous savons bien qui nous sommes. 
     De toute évidence, à rien ne servait de les contredire. Ils semblaient venir d’autres mondes, tout compromis était impossible, ils ne partageaient aucun concept avec O-Gen. C’est pourquoi celui-ci leur dit : 
     — Nous allons bientôt arriver à la ville. Soyez mes invités. La Grande Veuve ne verra pas d’inconvénient, je l’espère, à faire la connaissance de nouvelles personnes. 
     — La Grande Veuve ne nous intéresse pas. Dès que nous allons apparaître, elle va vouloir coucher avec nous. 
     De manière inattendue, O-gen se sentit affecté. Comme si le lit était son droit exclusif. Il n’ignorait pourtant pas qu’il n’était pas pour sa maîtresse le premier et qu’il ne serait pas le dernier. 
     — Bon. Alors nous nous quittons. À moins que vous n’ayez d’autres questions à me poser ? 
     — Nous avons beaucoup de questions à te poser, mais nous voyons que tu ne veux pas répondre. Nous sommes disposés à attendre. Un jour la vie t’obligera à répondre à toutes nos questions. 
     — Que voulez-vous dire ? 
     — Rien de spécial. Un jour viendra où tu voudras toi-même répondre. Tu nous supplieras de t’interroger. Nous devrons rassembler toutes nos capacités pour te rassasier de nos questions. 
     O-Gen sourit-il ? C’était une idée intéressante, que celle formulée par cet inconnu à l’esprit aiguisé. Il n’y a pas tant d’idées intéressantes en circulation de par le monde, et il était rare qu’on les reconnût. C’est pourquoi O-gen rétorqua, le plus banalement du monde :  
     — Qui vivra verra. 
     — Donc, nous t’attendons, dit le plus cordial des deux. 
     — Oui, préparez ma venue. Je viendrai quand le moment sera venu. Je sais que je commencerai par votre ville, même si je n’en connais pas le nom. 
     — Le nom tu le connais, tu y es passé avec tes convois de marchandises. Nous ne sommes pas venus ici pour exercer sur toi une quelconque influence. Nous voulions nous-mêmes subir la tienne, mais il n’en est rien sorti. Nous sommes venus trop tôt. 
     Le moment de la séparation était vraiment venu. Le soleil commençait à décliner, mais les hommes ne se prirent pas le chemin du couchant. Ils semblaient attirés par le Nord, c’était leur affaire. O-gen n’essaya même pas de leur montrer la bonne route. 
     Quand il arriva à la maison, dès la première cour il remarqua quelque chose d’inhabituel. Tout était propre et décoré de feuillages verts, les domestiques marchaient sur la pointe des pieds et parlaient tout bas. Une femme qu’il ne connaissait pas prit O-Gen par la main et le guida à travers des portails qui venaient d’être élevés jusque dans la troisième cour. Celle-ci était remplie d’inconnus. Tous étaient debout, dans une attitude recueillie. Par la porte grand ouverte, on distinguait un tréteau, et sur les draps un corps emmailloté. 
     — Qu’est-ce qui se passe ? demanda O-gen à la femme qui l’accompagnait. Il craignait le pire. Que pendant son absence un malheur ne fût arrivé à la patronne. 
     La femme lui répondit en chuchotant : 
     — Tu ne comprends pas ? Il y a un mort dans la maison.
     — Qui ça ? Quand même pas… ? 
     — Oh non, non, pas elle, fit la femme effrayée. 
     O-gen eut un soupir de soulagement. Il ne souhaitait pas de mal à la Grande Veuve. Mais il devait bien s’agir de quelqu’un. S’il avait voulu être équitable, il aurait dû être pareillement attristé par la mort de tout un chacun ; le sentiment de perte ne devait pas dépendre de la proximité des relations, dès lors que l’on entend être prophète pour le monde entier. 
     — Qui est-ce donc ? demanda O-gen. Il ne connaissait dans la maison personne à qui on aurait construit des portails pour une chose aussi banale. 
     — Un certain O-gen, que la Grande Veuve a appelé le Vagabond. 
     O-gen ne chancela pas. En fait il s’attendait à ce que pareille chose se produisît. Il n’avait même pas pitié de lui-même. Il plaignait seulement les hommes qui se donnaient de la peine à cause de lui. Il s’approcha. 
     Au pied du tréteau était courbée la Grande Veuve en personne. Ses longs cheveux gris emmêlés recouvraient son visage. Sa tristesse émut O-gen, mais il trouvait quand même un peu surprenant que l’on jouât semblable jeu seulement pour une nuit d’absence. 
     Il posa la main sur l’épaule de la Grande Veuve et dit : 
     — Je te présente mes plus sincères condoléances. Je veux tout faire pour te consoler. 
     La Grande Veuve leva la tête et dit de sa voix habituelle : 
     — Ah, tu es enfin rentré. Bon, peu importe, tu n’as qu’à participer toi aussi à la cérémonie. 
     O-gen ne pouvait décemment pas demander si c’était vraiment lui qu’on pleurait. Il se mit à croupetons à côté de la Veuve et se frotta le visage en signe de deuil. 
     Tous ceux qui avaient marmonné des paroles de congé destinées, par leur contenu et leur monotonie à conduire l’esprit dans l’oubli, prirent congé et quittèrent la cour à reculons avec force courbettes. Tous comprenaient que le moment était venu de laisser la Grande Veuve en tête-à-tête avec le mort. Seul O-gen se sentait indécis, sans savoir s’il était ou non de la partie. 
     Quand le dernier invité fut parti et que les serviteurs eurent par délicatesse fermé les portails intérieurs, la Grande Veuve dit : 
     — Bon, peu importe. Allons nous aussi dans nos appartements.
     Alors O-gen exigea une réponse claire : 
     — Qui est-ce qui est emmailloté entre les draps ? demanda-t-il. 
     — On te l’a déjà dit, c’est toi, répondit la Veuve comme si c’était la chose la plus banale. 
     — Est-ce que c’est toi qui as ordonné de dire cela ? 
     — Tu sais bien que rien dans cette maison n’a lieu en dehors de ma volonté. 
     — Et quel besoin avais-tu de tout ceci ? 
     — Je ne peux pas enterrer mon amant, si cela me chante ? rétorqua la Veuve sans hausser le ton. 
     — Comment dois-je prendre la chose ? demanda O-gen. Il n’était pas tant désemparé que curieux : il voulait entendre les sentences de la bouche même de sa maîtresse. 
     — Si tu ne le sais pas, ne la prends pas. Viens au lit, continuons à vivre comme avant. 
     — Comment peux-tu coucher avec un mort ? 
     — Oh, on ne peut pas vraiment dire que tu aies toujours été en vie, même avant, fit la patronne, avec une effronterie toute féminine. Quelle impulsion, quelle énergie ne lui avaient-elles pas été inspirées, pour qu’elle mît dans tout une telle véhémence, dans les comptes comme dans les caresses ! O-gen ne pouvait qu’être admiratif.  
     — Eh bien trouve-toi quelqu’un de mieux, répondit-il sans se vexer. 
     — Oui, il va sans doute falloir que je me mette en quête, si tu as l’intention de continuer à vagabonder jour et nuit. Quelles sont ces affaires si importantes dont tu t’occupes ? 
     — Elles sont vraiment importantes, mais il est encore tôt pour en parler, dit O-gen, d’un ton plus conciliant que hautain. 
     — Dans cette maison, il ne doit pas y avoir de secrets pour moi, tu le sais bien, lui renvoya la Grande Veuve, contrariée. Mais elle ne semblait pas aiguillonnée outre mesure par la curiosité, à moins qu’elle ne sût quelque chose grâce à ses mouchards. 
     — Les secrets sont ailleurs, pas dans cette maison.
     — Tu les portes avec toi, j’en déduis qu’ils sont à présent ici, rétorqua la Grande Veuve, non sans raison. 
     Puis O-gen lui demanda : 
     — Qui se trouve dans les draps ? 
     La Grande Veuve fit un geste d’indifférence : 
     — Bah, je ne sais pas. Un mouton peut-être, ou une chèvre. 
     — Veux-tu dire que je suis pour toi une classe inférieure de petit bétail ? demanda O-gen, pour faire prendre la conversation le tour de la plaisanterie. La tension des funérailles était retombée, si véritablement il n’y avait sur le lit que de la viande comestible. 
     La maîtresse, en vacillant de son gros corps, se dirigea vers le logis qui lui avait été préparé pour la nuit, qui était douce, sous le portique à ciel ouvert. Elle demanda par-dessus son épaule : 
     — Quand donc cesseras-tu de te taire, quand parleras-tu ? 
     — Bientôt. Alors tu trouveras que je parle trop et tu m’ordonneras de me taire ! 
     — Es-tu prophète pour prédire ainsi l’avenir ? demanda la Grande Veuve, toujours avec la même indifférence. 
     — Oui, sans doute, répondit modestement O-gen. 
     Ces choses-là, on a du mal à les prouver quand il s’agit de soi, c’est aux autres de les reconnaître. 
     Le lendemain matin O-gen alla dans la cour du fond se baigner dans l’étang et une jeune servante oignit son corps, qui avait à mainte reprise souffert dans le courant de la nuit. Quand il fut dignement vêtu, un pan de tissu fièrement jeté sur l’épaule, l’habit tombant en plis réguliers, il pénétra dans la première cour, où la Grande Veuve lançait déjà des paroles malveillantes à ses apprentis. Elle ne haussait pas le ton, sa mauvaise humeur paraissait aux mouvements de ses sourcils ou aux plis du coin de sa bouche. Sans tourner les yeux vers O-gen, elle dit : 
     — Tu repars ?
     — Oui, je ne peux pas laisser mes affaires en suspens. 
     — Veille donc à ce que je ne doive pas faire passer tous mes troupeaux sur le tréteau. 
     Le matin, le tréteau avait été rangé et les rubans de deuil enlevés. La maison, comme si personne n’y était mort, vivait sa vie de tous les jours. 
     O-gen ne voulait pas gêner son prochain, l’obliger à inventer Dieu sait quoi à cause de lui. 
     Il passa dans des rues étroites bordées de balcons en direction des portes de la ville. 
     Sur la place, il rencontra un homme de loi qui lui dit : 
     — Bonjour, O-gen ! J’ai entendu dire que tu étais mort ! 
     — Et tu craignais de rester sans travail ? demanda O-gen. 
     — Oh ça non ! Tant qu’il y aura dans cette ville des malfaiteurs et des fous, des pauvres et des riches, je ne serai pas privé de pain. 
     — Bon, bon, fit O-gen. J’espère que tu n’as pas de questions aujourd’hui. Je n’ai aucune envie de répondre. 
     — Va tranquillement, mais ne disparais pas longtemps ! Nous sommes en train de digérer ce que tu as dit la dernière fois. 
     Le temps se montrait clément. Sans doute parce qu’O-gen avait la chance de posséder sa grotte et ses paroles, de se consacrer à quelque chose qui lui paraissait essentiel. Il était créateur et déjà un tantinet prophète, puisqu’il sentait le besoin d’annoncer quelque chose. 
     Ses jambes, par-delà le désert, le conduisirent vers les rochers. 
     Dans la caverne les traces de sa posture assise étaient toujours là et pour l’instant cela comptait. O-gen savait qu’il ne devrait ni attendre ni s’impatienter, il lui fallait seulement l’aptitude à être seul avec soi-même. Désormais l’habitude aussi aidait. Les lettres de feu se mirent progressivement à défiler, au début juste quelques traits timides, qui ensuite se concentrèrent pour former des caractères complexes. Un bourdonnement confus s’éleva, se fit de plus en plus complexe, jusqu’à ce que se forment en lui les paroles suivantes : 

     « Quand tu iras vers les hommes, prends ton Dieu avec toi : ils verront que tu es avec Dieu. Quand tu partiras pour un voyage dangereux, appuie-toi sur son bras. Les fauves reconnaîtront Dieu en toi, ils ramperont devant toi pieusement, ils sont dépourvus de malice. Quand tu t’approcheras du royaume des morts si tu ne veux pas encore entrer, Dieu te ramènera, il est ta santé. Quand tu es en compagnie de bons amis ou bien d’une femme, Dieu te suivra de loin. Il évitera aussi que tu ne sois offensé. Il sourira de tes fanfaronnades et te consolera dans ton chagrin. Il est pierre, il est arbre puissant. Celui qui vit en toi est plus grand que toi. Le torrent impétueux ronge les berges, le nuage cache le soleil, le tremblement de terre inspire l’effroi. Et toi, tu te tiens en plein milieu, tu sais que lui se tient en ton milieu. »
     « Dieu te sert si tu le sers. Vous êtes ensemble, mais il était avant toi. Tu sais qu’il a précédé ta naissance et qu’il demeurera après ta mort — ainsi plonges-tu tes racines dans l’éternité. Il accompagnera tes pensées. Il peut parcourir de lointains pays alors que tu restes assis dans ton coin. Quand tu seras en voyage, il veillera sur ta maison. Les richesses ne l’intéressent pas, mais il peut les accroître. Tu donneras sans regret, car tu sais que l’essentiel demeure. Tout peut se renouveler, car lui est vieux. Tu te sens bien, il est ton rempart. Quand tu seras tenté par la célébrité, il te conduira par la main dans ton quotidien. Il vivra dans le livre que tu auras écrit et dans ton instrument, quand celui-ci répandra des sons miraculeux. Il guidera ta main pendant que tu inscriras dans la pierre des marques éternelles, il t’élèvera une demeure que nul ne pourra briser. »
     « Quand tu seras mûr pour servir ton Dieu, deviens toi-même, utilise tes talents et réalise tes rêves, façonne-toi et sois tel que tu t’es prévu. Avec ton Dieu, tu trouveras le bon chemin, tu deviendras ce qui te conviendra le mieux. Quand beaucoup de gens marcheront contre toi, va t’abriter à l’intérieur de toi. Ne fais jamais ce qui n’est pas fait pour toi. Avance fièrement, mais sans arrogance. Les faibles s’assembleront contre les puissants, toi reste à part. Ne mobilise pas toutes tes forces, gardes-en toujours en réserve, tu ne sais pas quand tu en auras besoin. Dieu t’emmène loin des vacarmes inutiles. »
     « Tes rites, tu les inventeras toi-même, il se satisfera de tes pratiques. Écoute toi-même tes prières, tu puiseras en elles des énergies. Dis des mots parmi les mots, c’est de toi que spontanément ils s’écouleront. Recueille la pensée d’autrui, elle servira d’aliment à ton Dieu. Une pensée venant d’autrui deviendra tienne si elle passe par le corps de ton Dieu. Tu as tout juste assez d’appétit pour ce que tu es capable de digérer. Tout mouvement juste que tu fais sera à l’honneur de ton Dieu. Tout mouvement malencontreux sera à la honte de ton Dieu. Tu sortiras de ta purification quand tu sentiras que ton Dieu veille. Souris-lui, il aime les sourires. Tes larmes ont pour lui un goût salé, elles ne le désaltèrent pas. Quand tu es en difficulté, c’est comme si tu te noyais, la tempête te brise, un petite pluie silencieuse te nettoie. Appuie ton dos contre la pierre, tu dureras plus longtemps que l’univers. »

     Pour la première fois, O-gen sentit son corps s’affaisser. Sa pensée s’embruma, mais son esprit ne cessait d’être alerte, transformant la vision en réalité. La vision était d’ailleurs réalité, mais les gens alentour riaient de lui ou ne lui prêtaient nulle attention. Ils ne se rencontreraient jamais dans le même rêve, ils œuvraient loin les uns des autres. 
     O-gen ne savait pas qui avait besoin de lui, mais il se trouverait toujours quelqu’un pour marcher à ses côtés. La curiosité déchire, il convient de la réprimer. O-gen ne voulait pas regarder à l’extérieur de la grotte, il n’était pas impossible que quelqu’un l’y attendît. Pendant que lui réfléchissait sur le monde, le monde ne pouvait pas le laisser tranquille. Qu’était-il en effet sans le monde ? Un jour, même cette grotte s’écroulerait… 
     Son message, il devrait le crier dans le cœur d’autrui. O-Gen aurait dans un avenir proche besoin de beaucoup d’oreilles. Il essaya de se souvenir du nom de la ville-comptoir qui se trouvait de l’autre côté du désert. 
     Mais avant d’être parvenu à l’extirper de sa mémoire, il lui fut clairement dit : 
     « Tu longeras la voie des mystères à l’intérieur de toi. Tes borborygmes auront un sens. Tu ne sauras expliquer tes mouvements. Tu t’égareras dans tes comptes si tu essayes de te suivre. C’est pourquoi tu auras confiance en ton Guide, bien que tu ne le voies pas encore. Il est ton but. Parfois tu sais que tu vas y arriver, parfois tu n’en sais rien. Tu bouges, car ce n’est pas possible autrement. Tes convulsions ont un sens. Ne fais pas de chaque élément de mystère sur ton chemin une idole fallacieuse ; ce ne serait pas juste ; cet élément peut toutefois être une partie du Dieu véritable. Tu saisis Dieu comme un tout, mais tu le reçois élément par élément. Ton esprit est parfait, et il ne l’est pas. Miracle de la nature, il ne parviendra pas pour autant à la fin des fins. Parfois tu auras l’impression d’avoir rencontré Dieu, mais dans le meilleur des cas tu n’auras fait qu’effleurer son orteil. Tu peux considérer une pierre au bord de la mer comme un orteil de Dieu qui émerge des vagues. Les mystères ont des bornes, mais comme il est rare que tu le perçoives ! Aie confiance et sache, quand tu ne sais pas pressens, jusqu’à ce que tu atteignes la vérité à force de tâtonner. Tu ne sais pas ce qui bourdonne là-bas : des chimères peut-être ? Non, c’est ta vérité — et pourtant le courant t’emporte loin d’elle. Le courant, c’est toi, regarde-toi soigneusement. »
     « Un insecte déambule, tourne et retourne, quelle idée a-t-il derrière la tête, pourquoi choisit-il une direction et s’en détourne-t-il aussitôt ? Il est arrivé, te dis-tu, à un endroit qu’il ne connaît pas, il ne se sent pas bien, lui aussi cherche désespérément le chemin qui le mène à son Dieu. Tu supposes, tu ne sais pas et il en va de même pour toutes les choses. Ton Dieu est avare d’explications. Ce qui vient rarement et avec une récurrence suffisante est plus facile à connaître que ce qui est en permanence à côté de toi, tu as tendance à l’oublier. »
     « Toi aussi, oui, toi aussi. Tu n’es pas fait d’un matériau différent, tu fais partie de la nature. Ce qui te distingue, ce qui te rend unique, c’est ton Dieu. Tu le reconnais, mais tu sais fort peu de lui. Tu voudrais en savoir davantage, tu crains d’en savoir trop, tu voudrais et tu crains, ces sentiments t’accompagnent. La crainte te muselle et t’éperonne, elle te met la bride sur le cou et te fait détaler. Pour te mettre en route, tu dois avoir liberté et hardiesse, te sentir bien dans ta peau et savoir que ton tunnel intérieur est ouvert. L’incompréhensible est vision, mais la vision elle aussi est réalité quotidienne. Le compréhensible peut encore plus être vision. Pourquoi aimes-tu te tromper toi-même et jouer à cache-cache avec les mystères ? C’est parce que tu arrives si rarement à rejoindre ton Dieu : l’égarement dans le noir est devenu l’essentiel de tes cheminements. »
     « L’égarement dans le noir est devenu l’essentiel de tes cheminements. Tu reviens tout droit en arrière et imperceptiblement tu dois recommencer à zéro. Tu sais que tu le dois, car au bout du tunnel tu aperçois la lumière qui t’appelle, tu sais que là-bas, quelque part, Dieu a sa demeure. Chemin faisant, tu comptes les buissons isolés et tu aperçois sur les côtés des bêtes sauvages qui passent dans un éclair. Elles sont de la même espèce que toi, ce sont tes frères et tes sœurs, vous avez la nature pour géniteur commun. Tu regardes l’insecte qui déambule et tu sais que ce petit être est de ta famille, qu’un jour vous êtes partis chacun sur votre chemin et que vous venez de vous retrouver. Ne crois pas qu’ils veuillent t’induire en erreur : eux aussi sont en route vers leur Dieu. Toi tu as le tien et à certains moments il remplit l’univers tout entier, sinon davantage, mais ne crois pas que tu es unique en tant que tel. Tu as un début, dont tu ne gardes aucun souvenir, tu as une fin, dont tu ne sais rien non plus, ni avant ni après. Tu crois que la partie intermédiaire est élucidée, mais tu peux aussi te tromper, seul Dieu, penses-tu, connaît les choses dernières, Dieu seul, te dis-tu, pourra parfois te les chuchoter à l’oreille, à ton oreille intérieure. Telle est ton ouïe et tel est ton savoir, ne t’en effraye pas, ne t’en sens ne pas consolé, c’est dans la connaissance que repose la paix. Confie en Dieu et ta vie sera réglée, tes soucis et tes joies se réduiront, une existence uniforme t’attend. »
     O-Gen s’étira. Les lettres disparurent, les bourdonnements retombèrent, et un grand soleil vint lorgner par l’entrée de la grotte et dessiner les nuages par lui engendrés sur la paroi réfléchissante, qui n’était plus que le refuge inquiet de ternes silhouettes. 
     O-Gen devait à nouveau aller à l’encontre de son destin ; ainsi donc trois hommes l’attendaient-ils à un passage qui ouvrait sur le ciel. Face à face, debout, ils avaient l’air de converser ; ils ne semblèrent guère remarquer O-gen lorsque celui-ci s’engagea sur le sentier si souvent emprunté et s’achemina dans leur direction. Ce fut lui qui, une fois arrivé à hauteur des inconnus, engagea la conversation. 
     — Est-ce moi que vous attendez ? 
     Stupéfaits, les hommes se regardèrent et demandèrent : 
     — C’est donc toi O-gen ? 
     — Oui. Mais comment avez-vous appris mon nom ?
     Tous pareils, ces prophètes : pas un qui n’ait sa petite vanité, sans quoi ils ne seraient pas prophètes. 
     — Ton nom est connu de beaucoup, fit l’un d’entre eux.
     — C’est pour cela qu’on donne des noms aux gens — pour qu’ils soient connus, ajouta un deuxième. 
     — Ton nom est de jour en jour plus célèbre, reconnut le troisième. 
     O-Gen aussi avait la même impression, mais une chose paraissait suspecte : pourquoi le flattait-on ? On se prend facilement à croire, faibles créatures, que les autres veulent témoigner pour votre foi, alors qu’ils n’en ont jamais entendu parler… 
     O-Gen s’efforça de se montrer modeste : 
     — Il y a des instants où je ne me souviens pas moi-même de mon propre nom… 
     — Qu’y a-t-il n’étonnant, dit l’un des inconnus, qui se faisait remarquer par l’épaisseur de sa barbe. Quand on a en tête de hautes pensées, on va jusqu’à oublier son nom et ce sont les autres qui sont là pour vous leur rappeler.
     — Dans le courant de notre voyage, nous sommes passés par une ville du Nord où l’on nous a parlé de toi. Nous avons pensé qu’il fallait voir de nos propres yeux, expliqua un homme dont le port apparaissait exceptionnellement digne.
     Qu’est-ce qu’ils voient en moi ? se demanda O-gen ; devait-il adopter quelque pose, pour que les autres ne soient pas déçus dans leur attente ? Le mieux était pourtant de rester naturel, ainsi le considèrerait-on comme un être exceptionnel. Si tant est qu’il en eût besoin…
     — Et quels projets avez-vous à mon encontre ? demanda O-gen qui avait pris l’habitude d’être invité quelque part ou sollicité pour faire quelque chose.
     Il n’était pas encore mûr pour commencer à propager sa foi. Dans sa tête grouillait une sagesse composite, qu’il ne lui revenait pas mettre en ordre ; ce travail se poursuivrait sur mainte et mainte génération : une fois la réception achevée, la proclamation pourrait commencer. Si nous nous demandons en quoi nous sommes meilleurs, c’est que nous estimons l’être en quelque chose. Si nous nous disons que nous ne sommes pas plus mauvais, c’est que nous nous croyons supérieurs en quelque matière. N’est-ce pas la comparaison qui permet de se mesurer ?
     O-gen voulait bien croire à la sincérité de cette amitié que les hommes lui offraient, mais l’expérience lui avait appris à se méfier. Il espérait que le jour où il se lancerait dans la proclamation de sa foi, il aurait perdu ce réflexe.
     — Nous sommes venus te voir, dit le troisième.
     — L’objectif de notre voyage est de faire connaissance avec les singularités du monde, reconnut naïvement le barbu.
     — Rien n’est plus intéressant que les gens intéressants, mais souvent nous sommes plutôt amenés à avoir sous les yeux des arbres tordus, commenta l’homme plein de dignité.
     O-gen suggéra une explication :
     — Peut-être y a-t-il trop d’individus et pas assez d’arbres…
     — Il y a des endroits au monde où les arbres se dressent côte à côte. On peut marcher au milieu des arbres pendant des mois et des mois sans jamais en voir la fin, expliqua l’homme, qui avait vu du pays.
     O-gen le regarda avec étonnement, sans savoir s’il devait le croire. Lui, il avait une seule et unique grotte, et il croyait que les messages qui lui étaient envoyés étaient valables pour tous les hommes. Mais peut-être ceux qui vivaient au milieu des arbres étaient-ils tout à fait différents ?
     — On y va ? fit O-gen, comme si cela allait de soi.
     Après avoir été assis si longtemps il avait envie de bouger et, comme toujours quand il sortait de sa grotte, il était affamé. Les hommes l’entouraient et lui disaient de douces paroles. Lui, qui connaissait les environs, essayait de garder tout droit la direction de la ville, mais il dut constater que le paysage lui devenait de plus en plus étranger. En même temps on le poussait à parler et il n’était pas en mesure de tirer de conclusions. Il finit par s’arrêter pour demander :
     — Où m’emmenez-vous ?
     — C’est toi qui nous emmènes, pas le contraire, dirent les hommes.
     Deux d’entre eux le prirent par le bras, le troisième poussant derrière. Il était agréable d’avancer de la sorte. O-gen ne répondait plus de rien et n’éprouvait pas d’inquiétude : ils finiraient peut-être bien par arriver un jour ou l’autre à la ville, auprès de tables couvertes de mets savoureux. O-gen fut conduit jusqu’à une caverne — il y en avait foison parmi les rochers — et on le poussa à l’intérieur.
     — Assieds-toi ! Observe les signes de Dieu ! lui ordonna-t-on.
     — Je ne peux pas, je veux manger, avoua O-Gen, mais les inconnus, qui derrière des paroles mensongères avaient dissimulé leur naturel agressif, ne s’en soucièrent point, et insistèrent :
     — Explique-nous immédiatement ce que tu vois, et répète-nous à haute voix les paroles que tu entends !
     O-gen dit :
     — Je vous vois, et à l’instant je viens d’entendre les paroles suivantes : « Explique-nous immédiatement ce que tu vois, et répète-nous à haute voix les paroles que tu entends. »
     Exaspérés d’être singés, les hommes bloquèrent l’accès de la caverne, mais O-gen n’y prit pas garde. On ne peut contraindre personne à chanter ni à prier. Pourquoi le Dieu qui vivait en lui ne venait-il pas à son secours, alors qu’il le voyait tellement puissant ? Ou peut-être était-il bien venu à son secours, en lui permettant de ne pas se soumettre à une volonté extérieure ? L’esprit de bravade pouvait-il provenir de son Seigneur et Maître ?
     — Si tu n’obéis pas aussitôt à nos ordres, cette caverne sera ta tombe ! fit le barbu, alors que des épées étaient apparues dans les mains aussi des autres hommes.
     La situation était tout à fait nouvelle et O-Gen était curieux de voir comment cela se terminerait. Il s’assit, mais dans cette caverne il n’y avait ni paroi réfléchissante, ni plafond entièrement voûté, ni bande de sable. Par ailleurs, la caverne était plus grande, et chaque chuchotement se répercutait un grand nombre de fois. Les inconnus connaissaient-ils l’endroit ou bien était-ce le hasard qui les avait conduits là ?
     — Comment vois-tu Dieu ? réclama l’homme au port plein de dignité, lequel, à présent, une épée à la main, apparaissait nettement moins digne.
     — Je le vois grand, répondit O-gen, que n’intéressait guère ce que les autres penseraient de lui.
     — A-t-il une crosse à la main ?
     O-Gen poursuivit sa mystification :
     — Parfois oui parfois non.
     Mais son cœur se serrait : était-ce là un comportement bien adéquat pour un prophète ?
     — Quel genre de propos te tient-il ?
     — Des propos merveilleux, mais vous ne connaissez pas cette langue.
     Le barbu brandit l’épée et l’agita devant le visage du prophète. Il hurla :
     — Répète ! Mot pour mot !
     O-gen articula des syllabes dépourvues de sens, sans que cela l’amusât lui-même :
     — Pal toober kahto pup sii vihterni simpesko tolteva, pal toober kahto pup vii sihterni timpesko solteva, solteva timpesko toober sii.
     — Qu’est-ce que cela veut dire ? Traduis-nous cette phrase !
     O-Gen leva la main pour le retenir et fit semblant de tendre l’oreille. Il poursuivit : 
     — Toober sii pupesko oudeva ohhotore vitkind sulgade murmato, solteva solteva muntegri.
     — Arrête enfin et traduis, avant d’aller plus loin ! insistaient les hommes.
     O-Gen voulut esquiver la question :
     — Impossible de traduire mot à mot…
     Mais les hommes ne renoncèrent pas :
     — Traduis comme tu peux ! Il doit bien avoir quelque idée dans ces propos ! lança le barbu, en gesticulant de plus belle avec son arme devant O-gen.
     — Ces paroles signifient à peu près que celui qui lève son épée sur autrui périra par cette même épée.
     — Il y avait davantage de mots, tu n’as pas tout traduit, objecta l’homme sans dignité.
     — Cette traduction ne nous plaît pas, fit le barbu.
     — Cela rappelle un proverbe célèbre, ajouta le troisième. Dieu ne profère certainement pas des lieux communs !
     — Si vous savez mieux que moi traduisez vous-mêmes. Je peux vous répéter les mots. S’il y avait ici du sable, je pourrais même noter les caractères.
     L’homme sans dignité sortit de la caverne et rapporta dans son vêtement du sable qu’il éparpilla puis égalisa devant O-gen. Le deuxième lui tendit une pierre aiguisée. 
     — Écris !
     O-gen écrivit promptement sur le sable des signes jusqu’alors inconnus de tous. Ils ne signifiaient rien. L’homme, qui avait repris un peu de dignité, les copiait avec son bâtonnet d’étain sur le pan de sa mante. O-gen ne voyait pas d’inconvénient à ce que les signes qui lui avaient été révélés se répandent ainsi de par le monde.
     — Continue !
     Les ordres des hommes se faisaient de plus en plus brutaux. O-gen, assis, ne disait rien, comme s’il se concentrait. Il réfléchissait à sa situation. Ce n’était pas correct de jouer avec eux de la sorte. L’impertinence de leur ton aurait exaspéré n’importe qui, mais un serviteur de la foi devait être au-dessus de cela. Quels qu’ils fussent, ils avaient droit eux aussi de recevoir l’annonce de la vérité. Mais O-gen n’était pas encore mûr. Il devait commencer par recevoir lui-même tout l’enseignement, celui-ci devait devenir sa vérité. Ayant reçu la lumière, il ne pouvait se contenter d’être un instrument aveugle. Il devait faire entièrement siens les mots et les sentiments, les pensées devaient se préciser, la voix retentir ; et puis il fallait aussi qu’il reçût explicitement l’ordre d’aller et de faire connaître sa foi. Ainsi en avait-il été avec tous les prophètes qui l’avaient précédé, et il n’en irait pas autrement après lui. Ses compagnons présents voulaient presser le mouvement, mais les tromper n’était quand même pas correct. L’honnêteté peut mettre le corps de l’homme en difficulté, mais son esprit s’en trouve élevé. O-gen dit :
     — Pardonnez-moi, étrangers, je vous ai trompés. Ces paroles n’étaient que d’informes borborygmes dépourvus de sens. Ces caractères existent, mais dans cet ordre eux aussi ne veulent rien dire du tout. On ne m’envoie de visions que dans ma grotte à moi. C’est pourquoi, je vous en prie, laissez-moi tranquille. Quand le temps sera venu, je viendrai moi-même à vous et je vous dirai tout. Une bonne parole l’emporte sur la violence, mais quand cette dernière est inconstante la parole ne trouve pas de prise.
     Le plus insignifiant demanda :
     — Et où nous trouveras-tu ? Nous ignorons nous-mêmes où nous serons demain ! 
     — Ainsi donc tu nous as trompés. Je m’en doutais. La mort et plus encore : voilà le salaire de l’escroc. Si tu devais renaître sur cette terre, tu ne renaîtrais pas être humain, l’instruisit le barbu.
     L’homme plein de dignité dit :
     — Notre rôle est de faire des expériences. C’est pourquoi nous t’avons conduit dans cette caverne et nous t’avons ordonné d’avoir des visions. Si dieu est vrai, il comprendra ta situation et se manifestera où que tu sois.
     — Ce n’est pas à vous de décider de la vérité de Dieu ! Qui êtes-vous, hommes bouffis d’orgueil ? s’écria O-gen, indigné.
     — Nous aussi, nous sommes des prophètes, dit l’homme, plein de dignité. Mais cela ne nous a pas rendu arrogants d’avoir vu des apparitions.
     — Je ne suis pas arrogant, mais je n’aime pas la contrainte.
     — Qu’est ce que nous traînons à discuter, fit le barbu.
     — Mettons-le dans une position telle que Dieu se manifeste, dit l’insignifiant, tout en tirant de sa ceinture une longue corde.
     Les hommes attachèrent O-Gen en boule. Ses jambes étaient restées croisées sous lui, on lui passa la ceinture derrière le cou en la serrant fortement, et on lui attacha les bras le long du corps.
     — Nous n’allons pas tarder à revenir et alors tu nous raconteras tout ce que tu auras vu et entendu, dit l’insignifiant.
     — Notre présence gêne peut-être ton Maître ; quand tu seras tout seul, il viendra. Si tant est qu’il est Dieu, ajouta, pour l’asticoter celui qui tantôt avait de la dignité tantôt n’en avait pas.
     Quand les hommes eurent disparu de la caverne, O-gen attendit effectivement quelques instants pour voir si son Dieu lui viendrait en aide, puis il comprit qu’il se comportait comme un enfant. À moins que ce ne fût la voix de son Dieu intérieur qui lui murmura ce qu’il avait à faire. Il roula jusqu’à l’extérieur de la caverne et trouva bientôt, en tâtonnant dans l’obscurité, une pierre acérée. Il frotta patiemment sa corde contre le tranchant de la pierre ; la lassitude l’avait déjà envahi et rendu totalement indifférent lorsque le lien se défit. Une main se trouva ainsi libérée, avec laquelle il s’attaqua aux nœuds jusqu’à se qu’il fût entièrement dégagé.
     Sans réfléchir davantage, il se dirigea vers la ville. Quand il arriva à la maison le matin se levait. Il n’était pas convenable de se rendre aussitôt dans les appartements de la Grande Veuve, c’est pourquoi il réveilla une jeune servante, sa préférée, et lui demanda de lui apporter à manger sur sa natte. La servante resta auprès de lui pendant qu’il mangeait et O-gen songea à aller se reposer dans sa couche à elle. Les prophètes de l’ancien temps n’avaient-ils pas le droit d’avoir plus de femmes que le commun des mortels… ? Mais la peur de la Grande Veuve était profondément enracinée dans sa poitrine et il alla humblement se glisser dans les bras de sa robuste maîtresse. Le matin, la Grande Veuve lui dit :
     — Tu commences déjà à t’absenter jusqu’à la moitié de la nuit.
     — Pas de ma propre volonté, répondit O-gen.
     — De celle de qui alors ?
     — Ne me pose pas encore de questions. Quand le moment sera venu, je te dirai tout.
     — Tes échecs ne t’ont pas suffi, tu oses encore mener des affaires de ton propre chef ?
     — Il doit bien se trouver quelque part un genre d’affaire qui me convient. Ce que je peux te dire, c’est que pour l’instant cela marche bien. Même si de temps en temps je rencontre des obstacles. Je les ai jusqu’à présent franchis et je prévois que je parviendrai à les franchir jusqu’au bout.
     — Ne compte pas sur moi pour couvrir tes frais ! déclara la Veuve, sur quoi O-gen sourit. Ce qu’il faisait rarement.
     — D’autant que tu exiges même que je te rembourse des dettes que je n’ai pas contractées !
     — Avec quel argent, on se le demande, crève-la-faim qu tu es ! C’est pourquoi d’ailleurs je suis si indulgente avec tes sorties ; j’espère finir par rentrer dans mes frais. 
     — Tu as bien raison, Grande Veuve, si tu permets que je t’appelle comme le peuple.
     — J’en ai entendu parler. Je n’y vois pas d’objection, même si cela ne rapporte rien. Mais je ne suis pas folle au point de faire des dépenses rien que pour de vains honneurs.
     — C’est de notoriété publique. D’ailleurs si on ne te flatte d’un surnom, ce n’est pas dans l’espoir de recevoir quelque chose !
     — Va-t-en maintenant, O-gen. Je n’ai pas besoin de ta sagesse, la mienne me suffit largement.
     O-gen se dirigea avec plaisir vers sa grotte dans la fraîcheur du matin. Une charmante servante l’avait nourri et contemplé avec gentillesse. Qu’importe qu’elle fût servante ! Elle était femme, tout aussi femme sinon plus que cette Patronne toute cousue d’or — elle était fraîche, nette, mignonne. Il était agréable à O-gen de penser à elle. Le jour où il aurait racheté sa liberté à la Grande Veuve, il prendrait la jeunette avec lui. Sa grotte cependant, il devait y aller seul. C’était le bon chemin. Le soir, peut-être serait-il agressé par les mêmes hommes ou par d’autres inconnus, il était pour l’instant inutile d’y penser. Ses révélations l’attendaient, il le savait de science certaine, il ne doutait plus. Il arriverait, s’installerait, et les messages ne se feraient pas attendre.
     Ainsi en advint-il. Dès qu’il fut assis et qu’il eût étendu autour de lui les pans de son vêtement les lettres apparurent sur le mur et les paroles suivantes déchirèrent ses oreilles :
     « L’homme est résistant, mais il a besoin de directives. Il hésite entre plusieurs choses justes, il a besoin de positions toutes faites. Il a devant les yeux le monde, avec ses mécanismes compliqués : ce qu’il lui faut, ce sont tout simplement des paroles agissantes. Il ne recherche rien aussi inlassablement qu’un guide, un guide qu’il puisse suivre en s’abandonnant. On désire et on déteste l’indépendance, on déteste la dépendance, mais on la désire. C’est pour cela que Dieu est à l’œuvre à l’intérieur de toi, son action ne fait pas de doute. C’est en sa compagnie que tu traverseras, comme une tige de fer la mollesse du monde, et les paroles de justice qu’il t’aura envoyées par l’intermédiaire de son prophète t’accompagneront. »
     « Les paroles s’élèvent d’elles-mêmes si elles ont un sens intrinsèque. Le sens est le dieu des mots. Bien des mots flottants, des mots sans prise, errent de par le monde, de bouche en bouche, de tête en tête. Ils ne viennent de nulle part, ne vont nulle part, ils n’ont pas été trempés par la puissance de Dieu. C’est pourquoi toi et les autres, vous avez tous besoin des propos du prophète, ces propos qu’il a reçu en lettres de feu de Dieu lui-même. C’est pourquoi tu as besoin de ces mêmes paroles. Qu’elles viennent à toi, qu’elles soient pour toi savoir et soutien : laisse-toi guider par elles et n’aie crainte. Tu as ta foi, n’aie crainte, ne t’affole pas, ne fuis pas d’une parole à l’autre, ne gonfle pas excessivement tes sentiments, ne sois pas avide de connaissance, dès lors que tu as le savoir reçu du prophète. Que sa sagesse devienne ta sagesse, que sa bêtise devienne ton astuce, ses connaissances sont puisées à la fontaine de Dieu lui-même, les labyrinthes de sa pensée sont le droit chemin pour parvenir jusqu’à lui. Sois fort, mais ne néglige pas une main secourable. Les présentes paroles dans le livre des livres ne t’ensorcellent pas, elles ne te laissent pas désemparé, elles t’apportent la force qui te permettra de regarder à l’intérieur de toi. »
     « Quand tu prendras en main ce texte et que tu feras glisser tes yeux par dessus les lettres, tu sauras qu’un jour derrière elles s’est tenu un esprit unificateur. Tu auras depuis longtemps été emporté par la mort qui tout aplanit avant que ces lettres ne s’estompent ; pour toi, en vérité, elles sont éternelles. Même si tu te contentes de glisser sur la douceur de ces phrases sans pénétrer leur tréfonds, elles apaiseront ton esprit et tu te sentiras bien, sans avoir à te demander pourquoi. Leur contenu, tu le reconnaîtras parce qu’en toi vit Dieu, qui les a révélées un jour par la bouche du prophète afin que le monde les connaisse. La vérité de ces paroles est divine, leur raison d’être vit en toi avant même que tu ne sois arrivé au bout de la première phrase et longtemps tu en ressentiras la puissance. Tu crois : elles te libèreront de la maladie et de la faiblesse, éloigneront de toi l’hésitation et les jeux vains, te protègeront contre le mal ; elles seront tes sept colonnes quand vents et marées te feront chanceler. Quand tu seras tenté par l’envie ou les mauvaises pensées, quand tu te sentiras sur le point de perdre goût à la vie, quand tu ne sauras que faire de ton angoisse, quand ton esprit sera troublé et que tu voudras t’élancer en avant, prends en main ce texte sacré et tout ira bien : ton esprit se tempèrera, ton cœur s’adoucira, tu seras privé du temps de faire des sottises. Jeune ou vieux, homme ou femme, expérimenté ou imbécile, malade ou dans la force de la santé, sarcastique ou pleurnichard, incroyant ou généreux — prends ce texte en main, et à chaque instant de ta vie tu y trouveras secours sans être contraint de te plonger dans son contenu, rien qu’à la cadence de paroles bien pensées. Voilà ce qui a été dit, voilà le point de départ. »
     O-Gen s’étira et se dit qu’il venait de recevoir l’ordre de consigner les paroles entendues. Les avait-il toutes et chacune en tête, ou bien était-il guetté par le danger d’en changer a posteriori quelques unes, voire de modifier leur ordre d’apparition ? Il se mit debout, leva les yeux au plafond et se récita mentalement plusieurs passages qui lui avaient été donnés d’un seul tenant ; il put percevoir qu’il n’avait rien oublié et que toutes les paroles étaient bien à leur place ; quand bien même aurait-il essayé d’y changer quelque chose, il n’aurait pu y parvenir, elles se seraient révoltées, elles se seraient imposées à lui.
     O-gen regarda par l’entrée de la grotte ; il n’y avait encore personne, le soleil était clément et semblait dépourvu de projets pervers. Derrière son dos il avait sa grotte, elle était comme sa maison, la première véritable demeure dans sa vie, une demeure sûre et certaine. Les murs de glaise s’écroulent quand la terre tremble, mais une grotte creusée dans le roc ne disparaît jamais, elle reste en place, peut-être tant que perdure la foi des hommes. Elle était la demeure du prophète, c’était un lieu sacré où dans un lointain avenir allaient défiler des flots de croyants qui chercheraient à deviner les signes jadis révélés à O-gen. Que pouvait-on dire de certain sur les transformations du monde ? Quand on est bien au chaud, on ne songe pas à l’avenir.
     O-gen re-tourna s’asseoir et attendit, l’esprit modeste et l’attention tendue, ce qui allait lui être communiqué :
     « L’espérance est le point central de ton être. Que tu vives au jour le jour ou bien au service d’un noble objectif, tu ne saurais vivre un seul et unique instant sans espoir. C’est par l’espérance que tu parviendras à ton Dieu. Quand il veut te choyer, il t’envoie de l’assurance ; quand il veut te mettre à l’épreuve, il joue à cache-cache avec ton espoir. Fragiles ou résistantes, ce à quoi tendent tes espérances est l’union définitive avec toi-même en ton véritable point central. Alors tu ne seras plus qu’espoir, tu n’auras plus besoin d’y penser ni d’attendre quoi que ce soit, parce que tu auras tout. Une fois que tu as l’essentiel, garde-toi d’exiger le superflu, une fois que le véritable contenu est entré en toi et t’a comblé, garde-toi de soupirer après les choses vaines, une fois que tu as ton Dieu en toi, tu n’as nul besoin des choses de la terre. Une fois que tu as ton espoir, il ne t’en faut nul autre, celui-ci vous emplit à ras-bord, toi et le monde qui t’est visible. Ainsi a-t-il été dit le jour du prophète, prête attention à la parole. »
     « Tu es toi, et pourtant il y a des moment où tu te quittes pour aller vagabonder par des sentiers lointains, en quête du rayon glacé, en fuite et en poursuite ; tu manges et tu souffres, tu te libères des douleurs et tu fais douloureusement palpiter ton cœur, tu fais du mal à ton prochain et tu lui en tiens rigueur, tu te vexes pour un mot creux et tu es écrasé par un lourd fardeau. Tu recherches le rayon glacé sans avoir l’idée de dispenser un soupçon de chaleur spirituelle à ton prochain le plus proche. Alors appelle-toi, retourne à toi, redeviens toi-même, c’est ton objectif suprême. La foi t’aidera, la foi et l’espoir te conduiront jusqu’à l’amour, l’amour qui relie et qui libère, qui maintient le monde et te transporte par les espaces infinis. Recherche la douceur et l’amour, deviens toi-même. C’est ainsi que tu seras le mieux. »
     « Échappe aux mauvaises postures. Quand tu n’as pas d’issue, ton seul refuge est à l’intérieur de toi. Ton salut est rédempteur, il rachète tes semblables — si tu ne leur imposes ni le bien ni le mal. Ne rend personne heureux de force, tu ferais son malheur. Ne te mêle pas de la vie d’autrui. Quand on veut t’écouter, parle de ta foi, c’est à ton existence que l’on appréciera sa valeur. Occupe-toi de toi, personne ne saura te le reprocher. Personne n’en fera les frais, tu possèdes en toi d’incommensurables étendues, pourquoi bousculerais-tu tes proches ? N’essaye pas d’être meilleur, essaye d’être bon et tu seras proche de ton Dieu. N’apprends pas la sagesse par petits bouts, assimile-la d’un seul tenant : ainsi auras-tu entendu le conseil que Dieu te donne. Si tu comptes avancer progressivement, tu ne verras jamais ton but. Fais appel à ta pensée, apprivoise ton cœur. Sois bon, sois sage et Dieu te donnera force et santé. Si tu es beau au tréfonds de toi, tous te trouveront beau. La beauté extérieure est perçue par chacun à sa façon. Occupe-toi de toi, soit un, sois entier. »
     O-gen, comme chaque être humain, n’avait fait autre chose dans sa vie que s’occuper de soi. Mais va savoir pourquoi, les autres aussi voulaient s’occuper de lui. Pour quelle raison lui avait-on accordé pareille importance, bien avant qu’il ne devînt prophète ? Maintenant aussi un visage poilu le regardait depuis le seuil de sa grotte ; l’homme l’apostropha :
     — Allez, sors de là, imbécile !
     O-gen se leva et se dirigea vers lui :
     — Qui es-tu, pour avoir franchi tous les murs ? lui demanda-t-il.
     — Quels murs ? Il n’y a pas le moindre mur ! Tu as la tête dérangée ou quoi ? lui rétorqua, surpris, le poilu.
     — Es-tu venu jusqu’ici pour me dire de mauvaises paroles ?
     L’homme protesta :
     — Je ne te dis pas de mauvaises paroles, je dis les choses telles qu’elles sont. Aucun homme raisonnable ne va croire que dans un espace ouvert, où on ne voit rien, il y a des murs infranchissables !
     — Eh bien, marche donc le dos en avant, et tu sentiras que tu te débats dans des filets. Les fils vont jusqu’au tréfonds de toi, fit O-gen, pour ne pas gâcher l’image que l’autre avait de lui.
     — Qu’est-ce que j’ai dit ! Tu racontes n’importe quoi, répondit l’inconnu, enchanté. De toute évidence l’essentiel pour lui était de trouver confirmation à son opinion.
     — Écoute le temps vibrer autour de toi, ajouta O-gen. Il te reste assez de jours pour devenir un être humain. Fais du temps ton ami et puis reviens !
     — Quel temps, espèce de débile ? Comment pourrais-je devenir un être humain, alors que je le suis déjà ? Je l’ai dit dès le départ, que tu es comme ça, mais les autres n’ont pas été d’accord. Ils n’ont qu’à venir voir quel imbécile tu fais ! J’ai dit quelque chose de travers ou quoi ?
     — Retourne auprès de tes compagnons et dis-leur que demain de grandes pierres tomberont du ciel. Qu’ils veillent à être tôt sur place, autrement elles pourraient les rater. Je ne souhaite de mal à personne, mais pour satisfaire la curiosité, la chute des pierres c’est excellent. L’endroit se trouve à un jour et demi de marche d’ici en direction du Sud-Est.
     Le poilu dévisagea longtemps O-gen puis grommela :
     — J’en sais rien, c’est peut-être vrai. Les idiots savent ce genre de choses mieux que les autres. Mais ton histoire de murs était vraiment tout à fait déplacée. Moi je n’ai rien senti.
     — Reconstruis les murs que tu as en toi, et tu sentiras. Ils sont en très mauvais état, pratiquement en ruine. Un simple rafistolage ne donnera rien, à plusieurs endroits il te faudra les abattre puis reconstruire. Ils n’en seront d’ailleurs que plus beaux, autrement, ils auront l’air rapiécés comme la chemise d’un miséreux.
     Apparemment, l’inconnu était peu à peu saisi de frayeur devant O-gen. Il le regardait en écarquillant les yeux et restait silencieux. O-gen n’avait pas le choix, il voulait s’en débarrasser, il n’était pas encore mûr pour la proclamation. Il se jura de devenir bientôt tout à fait sérieux, de cesser ses petites astuces : ce jour-là il serait enfin prophète, un prophète capable de tenir la main sur le feu sans arrêter de tenir ses propos. Il leva la main, refoula l’homme sans pour autant le toucher. Celui-ci, frappé de stupeur, recula, exactement comme O-gen le désirait. Mais le pauvre prophète n’ignorait pas qu’il n’était pas au bout de ses peines. Il secoua la poussière de ses vêtements, les disposa en croix, et se rassit sur son trône. Il était bas et pierreux, il convenait bien à qui se préparait à souffrir pour une nouvelle cause. Bienveillant, le Dieu d’O-gen lui envoya aussitôt des paroles ; il dut se hâter de les recevoir, ses tourmenteurs pouvaient bientôt revenir.
     « Le lion est puissant et dangereux, mais un homme trempé par la foi est plus puissant encore. Le lion aspire lui aussi à la rédemption ; qui pourra la lui donner, s’il ne se repent pas ? La nature l’a fait carnivore, destructeur d’êtres vivants, mais elle l’a aussi doté de libre arbitre et il ne s’attaque pas à l’homme en prière. N’es-tu pas semblable au lion quand tu penses ne pas avoir assez de force pour rejeter le vice et pour recueillir les bonnes actions de ton âme ? L’un comme l’autre, vous éprouvez par moments la tristesse de l’existence, mais est-ce là une pénitence suffisante pour purifier votre esprit, pour vous rendre plus sensibles à la fragilité du monde ? La proie avance dans ta direction, tu es aux aguets, c’est le hasard qui a nourri toutes les générations. Empare-toi des paroles du prophète, elles viennent de Dieu. Le chemin de la vérité est aujourd’hui de nouveau revêtu de paroles, ce sont elles qui donnent naissance aux images de l’esprit. »
     « Tu es planche, pierre plate, tu es un solide piédestal, tu es offrande et sacrifice. Concilie-toi ton Dieu en actes, en paroles, en pensées. Il ne te menace pas, il rassemble tes offrandes et les dispose sur le plateau de la balance. Elles formeront le fardeau de ton avenir, un grande pelote que tu débrouilleras quand tu seras vieux, sans bord ni extrémité, tu en tireras des fils isolés, dont tu regarderas la couleur en croyant que ce sont eux qui constituent ta vie. Tes vertus sont offrandes sur la table de Dieu, comme si c’était lui qui t’en avait fait présent. Tes vices sont par terre à côté de l’autel, eux aussi c’est Dieu qui t’a permis de les rassembler. Si l’homme distinguait clairement les choses il ne commettrait pas de fautes. Si la faute ne procurait pas de plaisir, son cœur en serait-il serré ? Il y a des moments et des circonstances où les vices ont les couleurs des vertus et la vertu revêt la grisaille de l’ennui. Tu tombes en admiration devant tes faiblesses et tu les déposes en souriant sur l’autel à la face de Dieu. »
     « Fais seulement ce qui t’est congénital. Car en toi vit Dieu, qui te connaît. N’est-ce pas lui qui te prescrit tes pas en chuchotant ? Évite tout danger venant d’une force extérieure, seule ta prédominance intérieure te donnera la victoire, à chacun de savoir en tirer profit. Certains seront aidés par l’indifférence, d’autres par une pensée transcendante, d’autres encore en agissant par un travail compétent sur le monde. Dis ce qui te plaît, mais ne cherche pas dans ce cas des oreilles pour t’écouter. Dis des compliments si cela t’est agréable, épanche ta colère de préférence sur des objets inanimés, ils ne te résisteront pas. Si tu cherches la victoire, écoute celui qui joue contre toi. C’est en écoutant que tu accumuleras de la sagesse, quand tu parles tu ne fais que l’ordonnancer. Aie des pensées justes et reconnais leur justesse. Les pensées magnanimes sont légères, les pensées mesquines écrasantes. Les pensées pures te rendent beau. Tu voyageras au loin sur les ailes de la pensée et tu découvriras des terres inconnues, dont la réalité t’importera fort peu. Évolue dans des endroits inexistants, mais sans que cela te rende insupportables ceux qui existent. La pensée construit des palais et la pensée réduit ces mêmes palais en poussière. Vis confortablement — en actes, en paroles, en pensées. »
     « C’est en peinant que tu accumuleras ta récolte, qui un beau jour sera réduite en poussière. Cela arrivera le jour où tu la reconnaîtras. Quand les épaules te font mal, cela peut aussi être plaisant. La paresse t’accable, depuis ton enfance on t’a inculqué des paroles dont tu sais qu’elles sont des soupirs de Dieu. Il n’est pas d’état plus pénible que celui où tu ne fais rien — et pourtant tu aspires à la légèreté de cet état. Tes coutumes sont ton droit, en elles se reflète le cours de ta vie, mais garde-toi des comparaisons ! Ne prends pas ton caractère pour un don des dieux, ils ne sont pas si mesquins — et pourtant tu dois vivre ta vie quel que soit ton caractère. Qu’est-ce qui t’interdirait de bien te sentir dans ce monde changeant ? Oui, tout ce qui existe, tout ce que tu remarques convient, il est rare que tu vives de ce qui n’existe pas. Évite les mauvais savoirs, il est inutile de te les enseigner. N’arrête pas ton attention sur ce qui est dangereux pour toi, ton expérience de la vie te l’apprend également. Quand tu te trouves dans l’embarras, aie confiance en ton Dieu. Il vit, oui, il vit — à l’intérieur de toi. »
     À peine les lettres refroidies et les bourdonnements évanouis, O-gen se leva. Son temps à lui était là-bas, sur cette terre. Une fois de plus son estomac état tiraillé par une sensation de faim, mais il n’espérait guère avoir à manger car de nouvelles et inutiles aventures devaient sans doute encore le guetter quelque part. C’était une question d’habitude. De même que l’art de s’en sortir entier. O-Gen ne souhaitait pas appeler la réalité par ses pensées, mais il n’en aperçut pas moins, au loin sur son sentier, toute une foule d’hommes qui se chamaillaient. Une fois arrivé à proximité, il vit quatre hommes qui se dirigeaient énergiquement vers la grotte alors que le poilu essayait de toutes ses forces de les retenir. Ils étaient tellement occupés qu’ils ne remarquèrent même pas l’arrivée d’O-gen. Le prophète se dit que s’ils ne le voyaient pas, il passerait tout simplement son chemin sans un mot. Il supposait que le poilu protégeait ses compagnons, mais il apparut que c’était en fait O-gen qu’il protégeait. 
     — Il ne faut pas le déranger pendant qu’il prie. Vous allez tomber sous le coup de la colère des dieux, ils ne font pas de cadeaux, vous serez bientôt couverts de croûtes et tout pleins de pus à l’intérieur !
     Les autres n’avaient pas l’air de le croire :
     — Tu dis n’importe quoi !
     — Ses bêtises sont contagieuses !
     — Tu es parti en bonne santé et revenu malade !
     O-gen fut tenté de les réconcilier, mais les expériences des jours précédents lui avaient appris qu’il valait mieux ne pas s’interposer et disparaître aussi discrètement que possible de leur champ de vision. Mais les hommes étaient devant lui et il ne connaissait pas d’autre sentier sur le chemin de sa foi. Sa tentative de passer inaperçu échoua.
     — Tiens, le voilà ! fit l’un.
     — Bonjour, petit bêta, dit un autre.
     — Qu’est-ce qui t’a été révélé aujourd’hui ? demanda le troisième.
     — Est-ce qu’il y a quelque chose aussi pour le peuple ? demanda le quatrième. 
     — Allez viens, apporte-nous la bonne parole ! réclama le cinquième.
     — Attendez quelques jours, demanda O-gen. Je viendrai moi-même vous voir et je vous dirai. Pour l’instant je ne suis pas mûr. Je suis fatigué et j’ai faim. Ces très humaines explications n’infléchirent pas le comportement des hommes : tout au plus, s’agissant d’un prophète, elles eurent un effet déconcertant.
     — Il a faim ! Voyez-moi ça ! On n’a pas faim nous ?
     — Nous sommes fatigués d’avoir attendu, l’informa le deuxième. Ce n’est pas plus facile comme travail que d’avoir des visions !
     — Tu dois avoir besoin de liberté pour mûrir, supposa le troisième. Tu crois peut-être que nous agissons seulement de notre propre chef ?
     — Je ne crois rien du tout, dit O-gen. Laissez-moi passer, je dois reprendre des forces pour pouvoir demain parler de nouveau avec mon Dieu. Les hommes l’avaient entouré, formant autour de lui un cercle serré, il était en leur pouvoir.
     — Et nous devrions croire à ton Dieu, c’est ça ? fit l’un des hommes, sur un ton méprisant.
     — Aux imbéciles des adeptes imbéciles ! Nous on n’est pas faits pour être tes disciples, observa le troisième.
     — Alors laissez-moi tranquille ! dit O-gen. Laissez-moi croire en ce que je crois. Je ne vous force pas. Attendez quelques jours, vous écouterez ce que j’aurai à vous dire. Si cela ne vous plaît pas, vous me tournerez le dos. Sinon, ce sera à vous de décider quoi faire.
     — Ne viens pas nous donner des leçons, tu n’es qu’un imbécile, c’est nous qui sommes intelligents ! À chacun son métier. Nous n’avons pas besoin qu’on nous dise ce que nous avons à faire ! répliquèrent, tous ensemble, les hommes.
     — Alors que me voulez-vous, pourquoi ne me laissez-vous pas passer ? demanda O-gen.
     — C’est que nous voulons t’aider, répondit celui qui était allé jusqu’à la grotte. 
     — Comment ?
     — Tu verras bien, dirent les hommes.
     Ils prirent O-gen et le conduisirent sous une potence qu’ils avaient élevée à proximité du sentier. Ils l’attachèrent par les pieds avec une corde et le suspendirent la tête en bas. La corde s’enfonça dans sa chair et le sang lui afflua à la tête.
     — Aucun prophète n’est devenu célèbre sans avoir souffert pour sa foi ! 
     — Personne ne te croira si au nom de ta vérité tu ne meurs pas au milieu d’atroces tortures !
     — Tes révélations ne seront que les produits d’un cerveau détraqué, si tu ne les confirmes pas par ta vie et par ta mort.
     — Ton message n’est fait que de creuses paroles ! Personne n’aura jamais la patience de se plonger dans leur contenu. Le peuple ne croit que quand il voit du sang et une souffrance véritable.
     — C’est nous qui allons faire démarrer la cause de ton Dieu. Souffre et meurs, ce sera le plus utile.
     — Qu’est-ce que la vie ! Elle est si éphémère ! N’importe comment elle finit toujours par la mort, tôt ou tard, qu’importe. Mais toi, tu ne peux laisser un enseignement durable que si tu payes de ta propre vie.
     — En soi l’enseignement ne vaut pas grand chose. Le monde est plein de sages. Tous se mêlent de dispenser un enseignement. À les écouter, on finit par ne plus du tout savoir vivre. Mais si le récit d’une fin exceptionnelle parvient à me faire frissonner d’horreur, je peux me mettre à écouter.
     — Les miracles aussi, ça aide, mais il en faut vraiment beaucoup pour qu’on en retienne quelques uns. On a vu de tout dans l’histoire, de nos jours plus rien ne surprend. Mais toi, tu es là, suspendu, et tu ne nous fais même pas le miracle de tout briser et de tomber à terre — ploc !
     — Va pour les miracles : tu es quand même capable de quelque chose dès lors que nous, hommes pleins de sagesse, nous sommes venus nous rassembler ici devant ta grotte. Mais les miracles tous seuls ne servent à rien, s’ils ne sont pas confirmés par une mort atroce !
     — Bien sûr, les morts violentes de nos jours ne sont plus chose rare. Dans chaque village, bien des gens achèvent leur vie avant terme. Mais si de tout ton être, à l’instant même de ta mort, tu proclames ta vérité, il se trouvera peut-être un apôtre aussi détraqué que toi sinon plus.
     — Un prophète peut passer son temps à radoter, ses paroles ne portent pas loin. Son enseignement ne se répandra de par le monde que s’il est porté et diffusé par d’autres gens. Ces derniers doivent donc pouvoir disposer de l’exemple d’un homme ayant beaucoup souffert et étant allé à la mort pour confirmer ses paroles, un homme dont ils transmettront l’enseignement, bien que celui-ci, en passant de bouche en bouche, soit destiné à se transformer et à prendre un sens tout autre que son sens initial.
     — C’est bien vrai : sans bons exemples on ne convainc jamais personne. Rien ne vaut un beau trépas.
     — Ce n’est pas le prophète qui se dénomme tel, ce sont les autres qui lui donnent ce nom. Celui qui proclame une nouvelle foi ne peut tout de même pas se montrer trop minable, on se moquerait de lui. La mort est indispensable, absolument indispensable, c’est la moindre des choses…
     Ces phrases et bien d’autres encore pleuvaient sur O-gen, qui était toujours suspendu. La douleur était rude, sa tête grondait ; son oreille finit par ne plus saisir ce qui se disait. Les images aussi s’estompèrent au fond de ses yeux, et il ne put guère par la suite décrire sa marche vers la mort. En avait-il eu conscience ? En tous cas, cette conscience fut effacée par la frayeur qui le saisit quand il tomba. Il ne retrouva la mémoire qu’à partir du moment où la terre-mère vint cogner contre sa tête et qu’il se retrouva étendu sous la potence, entouré par cinq hommes endormis, qui avaient parlé jusqu’à tomber de sommeil. La corde avait été coupée. Il faisait sombre, il n’y avait personne en vue. O-gen regarda autour de lui avec un regard hébété, mais son œil ne distingua pas la moindre silhouette à la lisière blanchissante du ciel.
     L’homme qui était allé jusqu’à l’entrée de la grotte, l’un des cinq assassins, dormait dans une position qui ne semblait pas naturelle. Il était immobile et rien ne montrait qu’il pouvait avoir été éveillé l’instant précédent. O-gen se contenta de l’explication selon laquelle c’était lui qui avait coupé la corde et qu’il faisait à présent semblant de dormir. Cela n’avait pas la moindre importance. O-gen aurait pu tout aussi bien imaginer que c’était Dieu qui avait tendu la main pour trancher la corde.
     À présent, il fallait s’en aller sans perdre de temps. O-gen se releva sur ses jambes douloureuses et fit quelques essais pour voir s’il était encore capable de marcher. Tout son corps semblait étiré comme un fil, il était difficile à diriger. Mais la vie est faite d’entraînement. Un pas, un autre et il retrouva ses talents. Il se dirigea vers la ville, traînant derrière lui les cordes qui avaient servi à lui attacher les jambes. Les débuts furent pénibles ; mais plus il s’approchait de son objectif plus il reprenait de l’assurance. En arrivant en ville il était parfaitement remis et n’avait plus besoin d’être soigné. Une fois dans la maison, il se rendit tout doucement au logis de sa servante préférée et lui toucha l’épaule. La jeune fille se réveilla et comprit aussitôt ce qu’elle avait à faire. Elle se leva et lui apporta à manger. Tout en mangeant, le prophète la contempla : c’était une délicieuse jeune fille ; mais il savait qu’il devait aller dans le lit de la Grande Veuve. En ces jours de révélation il n’avait pas le droit de changer de mode de vie. Les vicissitudes extérieures qu’il devait subir étaient si nombreuses qu’il devait garder en place les choses intérieures pour ne pas voir s’effondrer tout ce qui s’était accumulé les fois précédentes.
     Assis sur son tapis, O-gen tendit une jambe et la servante remarqua la corde qui l’entourait et avait profondément pénétré dans la chair. Elle se pencha sur lui et détacha le bout de corde qui avait traîné dans la poussière. Puis elle prit doucement entre les mains l’autre jambe, qu’elle libéra pareillement. Elle aplanit les parties entaillées et les couvrit d’onguents. O-Gen sentit son cœur palpiter : c’est bien la femme, se dit-il, qui libère le monde de la peur et du souci, elle seule est capable de se sacrifier pour aider autrui. Non pas n’importe quelle femme pourtant, seulement celle que l’on aime… Dans la tente, de l’autre côté du mur, dormait la Grande Veuve, qui était capable non point de se sacrifier pour quelqu’un mais de ruiner autrui.
     O-gen dut se lever, quitter l’être aimable qui l’avait soigné et se rendre auprès de son effrayante maîtresse, bien que son sens de l’équité protestât contre son acte. Le matin, maussade, la Grande Veuve lui demanda :
     — Est-ce qu’aujourd’hui aussi tu dois y aller ?
     Encore heureux qu’elle ne le lui interdisait pas franchement, cela aurait bien compliqué la vie d’O-gen. Son Dieu avait dû la rendre raisonnable. Il répondit : 
     — Encore deux jours et ce devrait être tout.
     — Veille à rentrer pour la nuit. C’est au moment du coucher que j’ai besoin de toi. 
     C’était vrai. Le soir, fatigué de sa journée, O-Gen était indifférent à son égard, alors qu’elle avait les sens cravachés par sa journée à elle. La nature semble avoir fait la femme plus résistante que l’homme, puisqu’elle est prête n’importe quand à accomplir sa fonction. O-gen allait franchir le portail quand la jeune servante qui était dissimulée derrière un platane, surgit devant lui et lui tendit un baluchon.
     — Qu’est-ce que c’est ? demanda O-gen, pris par surprise
     — Mon maître a toujours tellement faim quand il rentre… murmura la jeune fille. 
     — Tu ne veux pas que je te réveille si je rentre trop tard ?
     — Oh moi je veux bien, avoua-t-elle.
     O-Gen regarda le baluchon. Il était prêt à le repousser. Il ne se voyait pas l’ouvrir et le déplier dans la grotte, et penser tout en mangeant à celle qui le lui avait donné. Est-ce que cela plairait à son Dieu, qui avait besoin de s’entretenir avec lui en tête à tête ? Il dit :
     — Je n’ai pas de plaisir à manger quand tu n’es pas à côté de moi.
     — Mon maître ne devrait pas parler ainsi, murmura la jeune fille en rougissant.
     — Pourquoi ?
     — La Grande Maîtresse va m’anéantir !
     O-Gen posa sur la jeune fille un regard chaleureux et lui déclara :
     — Encore deux jours, après quoi je ne veux plus recevoir à manger que de ta main ! 
     Il prit le baluchon et sut que lorsqu’il serait loin et qu’il en prendrait un morceau la petite servante serait à côté de lui. Quelle n’est pas la puissance d’une imagination amoureuse !
     Il emprunta le sentier que ses pieds avaient si souvent foulé ; le baluchon qu’il avait à la main ne lui permettait pas de se concentrer. Il ne pouvait s’empêcher de tendre sans cesse l’oreille pour saisir les battements de son cœur. Chose étonnante, que cet attrait vers un autre être ! Tout particulièrement quand sur le chemin se dressent des obstacles, intérieurs ou extérieurs : l’image mentale devient alors objet d’un ardent désir… Bien qu’O-gen dépendît de la Grande Veuve, son état ne lui interdisait pas d’avoir des esclaves ; mais son désir ne se bornait pas à cette envie naturelle. La jeune fille était un être humain à part entière comme n’importe qui d’autre, son âme comptait pour O-gen tout autant que la fraîcheur de son jeune corps. Il aurait voulu l’élever à l’état de patronne : cette idée suscita en lui une excitation surprenante. O‑Gen n’avait pas de fortune, mais il savait que bientôt tout le monde visible lui appartiendrait. Et dans cette situation future il n’imaginait pas à ses côtés la reine d’un pays lointain, mais bien cette petite servante. Ou plutôt elle tout d’abord et puis aussi quelque reine, qui reconnaîtrait à la modeste servante le droit de primauté. Voilà les idées présomptueuses que cet amour en germe inspirait à O-gen… Mais à présent il fallait chasser toutes ces pensées ; O-gen dissimula le baluchon sur le sable frais et humide au pied d’un autre rocher, à côté d’une source qui coulait chichement et le couvrit d’une grande pierre plate.
     Avant d’arriver dans sa grotte, il se libéra des flots aveuglants du désir amoureux et ouvrit son cœur au dialogue avec son Dieu. Qui, lui aussi y était prêt ; dès qu’O-Gen se fut assis, il lui dit :
     « Définis clairement tes relations avec tes fidèles. Quand ils viendront autour de toi, qu’auras-tu à leur dire ? Tu es fier d’être ce que tu es. Les autres aussi, et pourtant ils viennent à toi et veulent savoir. Confirme en eux ce qu’ils ont pressenti. Ils seront contents de découvrir que tu penses comme eux ; seulement tu emploies des paroles plus habiles, tu passes plus aisément d’une idée à l’autre et tu enserres en ton sein tout le monde visible. C’est pourquoi ils viennent et attendent de toi que tu les confirmes dans leur foi. Cela, tu peux le faire. Si quelqu’un d’autre que tu connais le fait, écoute-le : vous sentirez que vous provenez d’une même racine. Si un troisième s’approche de vous, que vous voyez pour la   première fois, écoutez-le avec attention. Il vous révèlera de nouvelles paroles portées par les vents lointains ; mais elles s’avèreront identiques à celles que vous aurez entendues dans la bouche du prophète. Vous devez donc l’écouter et en faire votre compagnon. »
     « Dès lors que tu as le savoir, tu as aussi besoin de l’enseigner. Le savoir en toi peut s’aigrir et t’empoisonner s’il ne sort pas à l’air libre dans la discussion. Dès lors que tu as enseigné, tu as acquis la capacité de recevoir un enseignement. Tu veux partager ce que tu as avec tes compagnons de pensée, car eux veulent partager avec toi ce qu’ils ont. Tu éprouves un intérêt tout particulier pour tous ceux qui à ton avis ne pensent pas encore, ne se sont pas encore hissés au niveau de tes pensées. Tu les encourages et les invites à te rejoindre, tu veux accroître le nombre de ceux qui t’entourent et tu comptes y parvenir grâce aux attentions et à la bonté qui accompagnent tout enseignement de paroles justes. Le danger te guette à chaque pas que tu feras, dès que tu te seras engagé dans la proclamation de ta foi. Dis-toi que chacun porte en soi son propre Dieu, sont les paroles ont distribué l’enseignement. Le temps te révèlera-t-il qui est supérieur et qui inférieur ? Regarde donc les ossements d’un homme mort depuis longtemps, que te disent-ils ? Quand un vivant s’approche de toi, il a l’air si simple et si petit, et pourtant ce même esprit demeure en lui. Il demeure jusque dans les os enfouis au sein de la terre, comment pourrais-tu humilier un vivant en lui dispensant un enseignement superflu ? Il viendra à toi dans l’expectative : ouvre-lui ton esprit, il le reconnaîtra, vous deviendrez parents. »
     « Tu es engagé sur la voie de la connaissance, ainsi en a-t-il été décrété à ta naissance. Quelques-uns resteront sur le bord du chemin, avec des connaissances instinctives, transmises par le sang de génération en génération, tu ignores tout de leurs sentiments ou de leurs visions. Tu es sur le chemin de la connaissance, tu dévores le monde visible jusqu’à découvrir que tu peux davantage, que tu veux t’enfoncer dans l’obscurité. On a dissimulé quelque chose à l’enfant, cela le rend curieux. Long est le chemin qui part de l’éveil. Tu regrettes tout ce que tu as fait en vain, tout ce que tu as mal fait. Tu vois bien que ton chemin aurait pu être plus court, mais tu ne peux rien changer après coup. Tu ne peux pas deviner quelles expériences pourront un jour t’être utiles. En même temps le vide reste vide, même si les regrets sont aussi une expérience utile. Quand tu donnes de la tête contre les murs, veille attentivement à ce que ce soit le mur qui tombe en morceaux, et non ta tête. Ce n’est pas tâche facile, mais tu trouveras des modèles dans l’histoire. Et ton Dieu est avec toi pour t’aider, ne sors pas sans lui. Quand tu seras prêt, tu pourrais avoir l’impression de renaître. Garde-toi donc d’oublier tes naissances antérieures. Les garder à l’esprit est certes difficile, confie en ce qui est aveugle. Toutes tes naissances te sont d’un grand profit, de même que toutes tes morts sont inutiles pour la connaissance. Même si tu attends et que tu crois qu’il en va autrement. Sur ton chemin tu décriras de nombreux tournants que tu essayeras d’expliquer avec toute ton érudition, tu verras en eux des signes de la main de Dieu. Où que tu te tournes, tu auras toujours le visage tourné vers Lui. Ton visage se reflète sur son visage, la lumière vous est commune. Quand tu es illuminé de la sorte, ton chemin se poursuit et tu te sens consacré dans le mystère de l’être. Son essence n’est pas faite pour être expliquée, par moments son existence te servira de soutien. Les choses les plus claires sont les plus confuses, elles cachent savoir et force d’attraction. L’homme sanctifié a des visions, il distingue au loin son être intérieur à la frontière d’un nuage et il absorbe en lui le rayonnement qui en provient. Maintenant, une fois qu’il a tout appris, il doit croire et parfois ne pas croire, il doit dissiper ses doutes et palper encore et toujours ses vérités. C’est à cela que s’usent ses énergies, il ne lui viendra plus de vérités nouvelles, il n’a rien de plus juste ni de plus fructueux à faire que de mettre à l’épreuve les anciennes vérités. De l’éveil jusqu’à la mise à l’épreuve de soi, le cercle est complet, petit cercle, grand cercle, dont on peut faire le tour en une demi-journée, pour lequel toute une vie ne suffit pas. Des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres : tel est le mouvement de notre terre, semblable au tien. Les yeux s’habituent, l’esprit gagne en assurance. Voilà ce que tu as vécu et qui devient ton expérience. Voilà ton chemin, accompagné par la foi et la piété. »
     O-gen connaissait certaines des choses qui lui étaient dites. Les paroles, malgré leur simplicité, rendaient l’idée plus compliquée qu’elle ne l’était en réalité. La vie et la connaissance suivaient leur cours naturel, beaucoup de choses venaient comme spontanément, mais il lui fallait débrouiller l’enchevêtrement des paroles. L’examen de soi était source de confusion entre l’imaginaire et le réel. L’inanité des mots accroissait encore cette confusion, simplifiait l’idée et en compliquait la compréhension. Le ciel et la grotte étaient choses simples, la lumière était perceptible même lorsqu’on ne pouvait deviner son origine.
     O-gen se leva, se dégourdit le dos. Il regarda par l’entrée de la grotte, d’abord à droite puis à gauche, là où l’on devinait le sentier de sa vie. L’avenir montait tout droit, mais il n’y pensait pas encore. O-gen s’éloigna de la grotte de quelques pas, se réchauffa au soleil, regarda alentour. On ne voyait pas âme qui vive et cela l’étonna. Aujourd’hui non plus, il n’échapperait pas à ses tourmenteurs, cela allait de pair avec les apparitions, il prenait donc cette perspective avec sérénité. Il devait parcourir cette portion de vie ; après seulement il pourrait commencer à prendre des décisions. Pour l’instant il était une éponge qui absorbait tout ce qui lui était donné, alors que les tourmenteurs venaient mettre à l’épreuve sa capacité de résistance.
     Une fois qu’O-gen eut bien étiré tous ses membres et fait quelques pas, il se sentit prêt à continuer l’entretien. Celui-ci était resté inachevé, il était en lui et il était dans l’air :
     « Ne fais plus qu’un avec moi, sois un avec tout ce qui est. Tu n’es qu’un fragment, tu es la totalité. Ta grandeur est pour toi insaisissable, ta petitesse disparaît derrière les bornes du visible. Un petite flamme luit, tantôt certaines choses paraissent claires, tantôt tout plonge dans l’obscurité. Ta foi te fait goûter à l’infini, son idée sera pour toi de plus en plus nette, mais sans jamais devenir totalement limpide. L’excellence de l’être est dans son mystère. Tout reste en suspens. Tu ne cesses d’aspirer au dernier rivage et tu ignores quand tu tomberas. Dès que tu as atteint une chose, celle-ci cesse d’exister. Tant que tu es en quête, elle remplit ton esprit. Tu crois, tu confies, tu t’abandonnes au flot pour qu’il t’emporte. Dieu guide tes mouvements, tu n’as pas à réfléchir. Ne te débats pas, ton Dieu est sûr. C’est le plus fondamental de tes états, ce n’est pas un vécu immédiat. Quand tu te mets à chanceler, tu perçois certaines vérités. Mais tu veux reprendre ton équilibre, l’obscurité ne te lasse pas. »
     « Ne te laisse pas abattre, trouve du plaisir à ne pas rechercher le plaisir. Être libre, c’est ton unique manière d’exister. La quête attache, la confiance libère. Si tu as des habitudes, suis-les, sans te causer d’ennuis superflus. Les coutumes sont bonnes tant que tu les respectes de manière automatique. Quand tu as entrepris une action, mène-la jusqu’au bout sans te demander si chaque pas, chaque instant est juste ou approprié. Sois libre même pieds et poings liés, surtout dans ce cas. Car c’est alors que tu auras particulièrement besoin de la liberté, cela est fréquent lorsqu’on est au milieu des hommes. Ne dépends pas de ce qui ne dépend pas de toi. Apprécie un Dieu qui n’intervient pas. Tu ne sens pas comment il te guide, tu es libre. La liberté, c’est quand tu es seul avec tes cordes. Ton unique prison est l’univers, tu n’en vois ni les murs ni les barreaux. »
     « Prends un miroir, plonge ton regard à l’intérieur, tu y verras Dieu. Les limites sont claires et troubles. L’image dans le miroir est sacrée, prie devant elle. S’il te plaît de construire un sanctuaire, suspends au-dessus de l’autel aux sacrifices un miroir, voire de préférence emmure-le dedans. Il est plus sûr que la pierre. En lui apparaîtront toutes les images dont tu auras besoin. En lui sont tes existences, c’est là que tu vas puiser la sagesse de la vie. Le premier miroir de la vie c’est l’eau, l’eau que rien ne détruit ; n’en es-tu point issu… ? »
     « C’est au-dessus de l’eau que se meut la parole apte à ordonnancer, le reflet de ses mouvements restera à jamais inscrit dans sa mémoire. Élève avec cette eau un mur, ta foi te le rendra possible. L’eau est plane, elle s’écoule goutte à goutte dans la toute dernière combe. L’eau est basse, elle est puissante et si tu t’en empares, la foi fera avec elle des miracles. L’eau figée est l’un de tes nombreux miroirs. Tu en as d’autres, tu les reconnaîtras. En vérité, tu ne remarqueras pas forcément chaque miroir, tu iras le chercher en toi. Tu es toi et ton Dieu est lui, mais tes connaissances, tu les trouveras dans les nombreux miroirs de la vie. La demeure et la forteresse de ton Dieu sont en toi, mais si tu décides de lui édifier une demeure en pierre, en bois ou bien en glaise, que les murs intérieurs soient faits de miroirs différents. Ainsi apprendras-tu certaines choses sur toi et sur ton Dieu. L’ardoise te servira de glace ; de même, l’obscurité ou les grands yeux d’un brave animal te réfléchiront mainte et mainte fois, et un visage aimé sera pour toi un miroir sensible qui te montrera tes erreurs. La peur reflètera tes angoisses, une surface plane ta foi, les lettres d’un alphabet ta compréhension, et ton comportement ton caractère. Nous apprenons tout par quelque truchement, Dieu diversifie les miroirs qui te révèleront les choses essentielles du monde. »
     O-gen se releva et alla toucher prudemment la paroi réfléchissante comme s’il voulait se persuader que les traces y étaient incandescentes. Il n’y en avait plus. Pourquoi étaient-elles si craintives, quand on disait la vérité ? Laquelle des deux perceptions était première, l’audition ou la vision ? O-gen avait-il vu les voix sous forme de signes ou bien les signes qui lui étaient apparus sur le mur résonnaient-ils à son oreille comme une musique ? Pourquoi en fin de compte n’avait-il pas de réponse à cette question ? Ce n’était pas seulement de la curiosité. Il savait déjà avec certitude qu’il allait devoir diffuser son message. Pas seulement parce que cela lui était demandé. Les gens qui ne cessaient d’apparaître dans son champ de vision — comme cela était arrivé même pendant ces journées d’apparitions — l’exigeaient et ne lui accorderaient pas de répit avant qu’il n’ait fait sa proclamation. O-gen pouvait deviner la destinée des prophètes. Accueilli ou non avec des cris d’allégresse, celui-ci doit porter résolument son message jusqu’à ce que les gens se mettent à le croire. Mais au-delà de ce message, on pouvait lui demander de raconter comment ces révélations lui avaient été dispensées. Est-ce que cela déconsidèrerait sa foi s’il était incapable de le décrire avec précision ? O-gen toucha la paroi et essaya d’écouter, en appliquant l’oreille contre le roc, la voix intérieure de la montagne, mais il n’arriva pas à saisir beaucoup plus qu’avant. Il dut se contenter de l’instant présent. Il alla se rasseoir.
     « Alors un grand de la terre est venu et lui a dit : je suis au-dessus de toi, tu es prosterné devant moi, tu me baises les pieds avec dévotion, tu laves de tes cheveux mon membre viril. Et tu lui as répondu : prends ton épée et transperce mon corps. Crois-tu que ta lame arrivera jusqu’à mon Dieu ? Le souverain a dit : j’ai du pouvoir sur tes aliments et tes boissons, je commande à tes rêves. Tu lui as répondu : oui, effectivement il m’arrive de voir en rêve des choses horribles mais quand je suis éveillé elles ne me touchent pas. Le souverain a dit : je peux prendre tes enfants dans mes bras mais je peux aussi les écraser dans la boue. Tu as répondu : en mes enfants vit Dieu, tu ne parviendras pas à les effaroucher. Le grand de la terre a dit : je ravagerai tes semailles, je ferai brûler ta maison. Tu as répondu : fais plutôt brûler le ciel, aplanis les montagnes et déracine les arbres. Le souverain a dit : j’épuiserai ton esprit rebelle par des travaux forcés, je ferai mettre des fers à tes pensées. Tu as rétorqué : ce qui est en moi, tu ne le vois pas ; tu ne vois pas le principal, tu n’as pas de pouvoir sur moi. Le souverain a dit : je te ferai brûler au fer rouge jusqu’à ce que tu te tordes de douleur et que tu m’implores. Tu lui as répliqué pour ta défense : le corps n’est qu’une enveloppe ; quand il se tord sous la torture, ce que tu vois bouger devant toi, ce n’est une peau que l’esprit tel un serpent, la sienne, aura quittée depuis longtemps. Le souverain a dit : tu pourrais m’honorer pour ma grandeur, les gens voudraient me ressembler. Tu lui as dit : je n’y vois pas d’inconvénient, car Dieu vit en toi aussi. Je n’exige pas que l’estime mutuelle soit de même nature. Le plus grand des deux sera celui qui verra le plus distinctement la grandeur de l’autre. »
     « Alors est venue la femme et elle a dit : aime-moi, fais-moi des enfants. Tu lui as dit : je t’aime ; quand nous aurons tourné l’un autour de l’autre, tout deviendra naturel. Elle lui a demandé : comment suis-je à tes yeux ? Tu as répondu : à mes yeux tu es comme une biche sur la montagne au clair de lune ; des pierres précieuses miroitent sur ta surface chatoyante comme un nénuphar sous la brise, je vois le sang nourrissant dans ta chair, je vois ton sourire rayonnant et ton regard troublé par l’amour. La femme a dit : c’est bon de t’écouter ; comment me vois-tu encore ? Tu lui as répondu : je te vois comme une forteresse sur un ciel vespéral ; comme un roseau dans les basses eaux, comme un cygne languissant dans le coucher de soleil, je te vois comme un être humain, mille ans ne sont pour toi qu’un clin d’œil, l’infini est en toi, car nous ne faisons qu’un. Alors elle lui a demandé : avant de me prendre, parle-moi encore. Tu as dit : j’aime ta modestie, j’admire ta ferveur, je magnifie ton intégrité, je contemple avec attention ton individualité ; je suis sensible à ta souffrance et j’envie ton aptitude perpétuelle au sacrifice ; tu vois le monde comme un tout, et tu vois en moi le monde, je t’en suis reconnaissant. Elle a répliqué : tu dis de belles paroles, mais tu n’as pas mérité mon amour, les paroles n’ont pour salaire que des paroles. Tu lui as demandé : que dois-je donc faire ? Elle a répondu : à toi de le savoir, je n’ai que faire de quelqu’un qui vit d’après mes instructions. »
     « Alors est venu le disciple ; il a dit : où est l’infini ? Tu lui as répondu : en toi. Il a demandé ; pourquoi es-tu resté si longtemps disparu ? Et toi, en réponse : tu viens juste d’ouvrir les yeux, ce matin même. Le disciple a dit : je suis venu de l’éternité. Et toi : fais usage de paroles dépourvues de sens, suspends à leur flanc ta confusion intérieure ; mets des foules d’humains en mouvement autour d’un mot creux, ne reste pas sous les décombres. Le disciple a dit : montre-moi le chemin. Tu as dit : ferme les yeux et marche. Le disciple a dit : ah, si les chemins bourdonnaient, je distinguerais aussitôt à leur bourdonnement la vérité du mensonge ! Tu as répondu : tu as raison, ils ont en effet des voix différentes, elles s’accordent avec ta voix intérieure ; plus tu étudies le monde, plus les comparaisons en toi se feront précises. Le disciple a dit : annonce-moi quelque chose. Tu as répondu : ce n’est pas possible, des remparts s’y opposent, tu n’es pas capable de te vider au point que mes paroles de vérité puissent pénétrer en toi et te remplir, bien qu’elles ne soient pas spécialement grandes. Le disciple dit : je n’ose pas tout rejeter de moi, bien que je sache que ce que je recevrai en échange est meilleur. Toi : confie en ton Dieu. Le disciple : je ne l’ai pas rencontré. Toi : n’essaye pas de me mettre à l’épreuve par tes mensonges, j’ai suffisamment prouvé que je sais les reconnaître. Le disciple : pourquoi me réprimandes-tu ? Toi : je ne te réprimande pas, je veux seulement être honnête envers moi également. Le disciple : est-il vrai que gravir une montagne est plus aisé que la redescendre ? Toi : qu’en penses-tu, as-tu déjà essayé ? Le disciple : mon opinion compte peu, je veux savoir comment sont les choses dans la réalité. Toi : dans la réalité, c’est comme dans ta pensée ; on ne peut instruire quelqu’un qui ne veut pas apprendre ; s’il veut apprendre, il n’y a pas besoin d’enseignement. Le disciple : mais tu m’instruis. Toi : oui, en vérité, c’est ce que je fais. »
     O-Gen s’étira, il était de particulièrement bonne humeur, sans devoir se forcer. À présent il avait l’impression de s’entretenir en toute liberté avec son Dieu et de ne pas jouer seulement les auditeurs ou les spectateurs. Il repensa à l’aimable petite servante. Non pas en tant que corps désirable, mais en tant que l’un des nombreux êtres humains qui attendaient sa parole, qui avaient envie de parler justement avec lui des choses du monde, avec lui car des signes particuliers lui ont été transmis, qui se sont imperceptiblement inscrits dans sa tête en une succession complète, dotée d’un début et d’une fin. Ce sont ces signes qu’il porterait au-devant des hommes, afin que sa lignée et sans doute aussi des gens plus éloignés se mettent à en faire usage pour transcrire leurs propres pensées.
     O-Gen sortit à ciel ouvert et s’en alla par son sentier. Il n’était encore ni fatigué ni affamé, mais puisqu’on lui avait remis ce baluchon de vivres, il devait bien manger. Comment l’esprit agissait sur un ventre plein, il n’en avait pas encore fait l’expérience. Même s’il devait s’avérer que l’effet était mauvais, cela valait la peine d’essayer. Peut-être devrait-il raconter cette expérience, pour que les prophètes à venir soient informés. Il y avait eu en effet des révélations avant lui et il y en aurait après lui. Il ne serait pas le dernier, malgré l’impression présente que toute la vérité n’a jamais été donnée à connaître qu’à lui. Dieu est effectivement un et il remplit tout alors que l’homme est changeant et cherche un moyen de l’approcher. C’est le temps propre à O-gen qui lui demande de se concentrer sur son Dieu intérieur et de se considérer comme son porteur. Ce temps objectif, dans lequel chacun veut s’imposer, élever sa fierté jusques au ciel et avoir le sentiment que de lui dépend l’ordre des choses de ce monde…
     Quand O-gen s’approcha de la source il aperçut de loin une silhouette accroupie, qui se tordait à terre en se tenant le ventre. Il s’approcha et dit :
     — Qu’est-ce qui t’arrive, étranger ?
     Celui-ci leva vers lui un visage tordu en une grimace de dérision et dit :
     — Mon ventre, pris au dépourvu, est engourdi !
     — Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
     — Il a eu à manger après un long jeûne, répondit l’inconnu en gémissant, sans que toutefois son visage se départît de son expression railleuse.
     — La digestion est son travail, pourquoi ton ventre devrait-il protester contre la nourriture ? demanda O-Gen, qui crut deviner d’où venait cette nourriture. 
     Effectivement, il aperçut que la pierre qui couvrait son baluchon avait été déplacée ; quant au contenu, il ne semblait pas en rester grand chose.
     — Depuis de longues années il a perdu l’habitude de digérer de bonnes choses. J’ai rongé l’écorce des arbres et dévoré l’herbe des prés. Les véritables aliments ont sur moi l’effet d’un poison, expliqua l’étrange inconnu.
     — Pourquoi donc, le sachant, as-tu quand même mangé ?
     — Un prophète les avait mis pour moi sous une pierre, comment aurais-je pu refuser ! s’écria, pris d’effroi, le bonhomme.
     Cela pouvait aussi être de la simulation. O-gen sourit :
     — Le prophète les avait mis là pour lui. Est-ce qu’il reste quelque chose ? 
     L’inconnu secoua le chiffon dans lequel la servante avait disposé les vivres, prit un os rongé et nu et le tendit à O-gen.
     — Prends et mange, le prophète ne te l’interdit pas.
     O-Gen prit l’os, l’enveloppa dans le chiffon et le rangea dans sa ceinture. Ce ne fut qu’en retournant vers sa grotte qu’il se demanda si par hasard les aliments n’étaient pas empoisonnés. Il n’aurait bien sûr pas pensé une chose pareille de la petite servante et il ne voulait pas laisser pénétrer le serpent du soupçon entre lui et son amour. Et si c’était la Grande Veuve qui lui avait ordonné de remettre le baluchon à O-gen ? Mais quel intérêt aurait-elle eu à empoisonner son amant et débiteur ?
     O-gen rebroussa chemin pour suivre des yeux l’homme qui avait mangé les vivres incriminés. Le malheureux vagabond s’état relevé et regardait autour de lui. O-gen s’étant caché derrière l’arête d’un rocher, l’homme ne le vit pas. Il mit les doigts dans sa bouche et siffla. Dans les montagnes un sifflement lui répondit. Les deux siffleurs avaient l’air de se trouver dans l’espace compris entre O-gen et sa grotte.
     O-gen se dépêcha de regagner sa grotte. Il ne lui restait rien d’autre à faire que d’étaler les énigmes devant lui et de se torturer l’esprit en essayant de les résoudre. Il était tôt pour se lancer dans les aventures qui semblaient obstinément le chercher. Il sentait qu’on avait encore quelque chose à lui dire dans la grotte.
     « Connais-tu l’histoire du monstre qui a avalé le soleil ? Non, pas le soleil, mais un homme, qui se tenait sur le bord de la mer. Considérant la grandeur de celle-ci, il s’est mis à prier. Le monstre est arrivé et a avalé l’homme, au moment même où celui-ci disait : sauve-moi, oh mon Dieu ! Dans le ventre du monstre il crut se trouver auprès de Dieu, dans une antichambre obscure. Il frappa contre le mur. Les sucs digestifs s’accumulèrent autour de lui, il ne voyait plus rien. Il dit : oh mon Dieu, tu es emprisonné en moi comme moi je le suis à l’intérieur de ce monstre, dis-moi où je dois le guider ! Dieu lui dit : ne chancelle pas. L’homme dit : que sont ces acides qui me brûlent et font picoter mes muqueuses ? Dieu lui dit : ce sont tes mauvaises actions et tes mauvaises pensées qui ne cessent de m’affliger. L’homme dit : je t’ai pris en moi, où iras-tu trouver un domicile plus digne ? Dieu dit : sors du monstre marin, ce n’est pas une place pour toi. Incapable d’y parvenir, l’homme demanda, menaça, frappa des pieds contre les entrailles du monstre et dit : laisse sortir mon Dieu à l’air libre, nous suffoquons ensemble. Le monstre recracha l’homme sans voir en lui Dieu, parce que l’homme était tout gris et sa croûte pierreuse. Voilà l’histoire du monstre. »
     « Connais-tu l’histoire de l’homme aux neuf miracles ? Il a brisé l’écorce qui l’entourait et il est venu au monde. Il a pris le monde dans ses bras en étant lui même à l’intérieur. Il a démonté toutes les choses sans les voir. Il a disposé toutes les choses les unes à côté des autres et leur a donné des noms. Il a été pour tous un modèle, il a élevé les hommes au-dessus de la terre et leur a appris à voler comme les oiseaux. Il a chanté jusqu’à ce que les vagues de la mer se calment et que la tempête rende le bateau. Il a montré à toutes les créatures vivantes ce qui était saint, et elles l’ont entendu. Il a présenté une idée et l’a menée jusqu’au bout. Il a couvert ses yeux d’une toile opaque et s’est dirigé à tâtons vers Dieu — il a laissé des traces et les hommes ont suivi ses pas. Voilà les neuf miracles qu’il a accomplis, mais il n’est toujours pas arrivé jusqu’à Dieu. »
     « Connais-tu l’histoire de l’homme qui voulait se suicider ? Il s’est attaché une pierre autour du cou, est monté sur le rocher et a sauté dans la mer. La pierre s’est transformée en un bateau qui l’a porté sur la rive opposée dans un merveilleux jardin. Il a élevé un bûcher, y a mis le feu et est allé se placer en plein milieu. Les bûches ont brûlé de la première à la dernière, la peau de l’homme a pris une belle couleur bronzée et il ne s’est jamais aussi bien porté. Il a pris dans le suc d’un arbre tropical un dangereux poison, et dans sa bouche est née une rose rouge au parfum plus fragrant que celui d’une femme. Il s’est lancé du sommet d’une haute tour sur des pierres mais l’air l’a porté et il a longtemps volé en compagnie des oiseaux. Plus tard il a reconnu que son regard n’avait jamais embrassé autant de choses. Il s’est infligé de profondes blessures avec un couteau acéré, elles se sont transformées en dessins facilement effaçables de la main. Il s’est passé une corde au cou, elle s’est transformée en une écharpe qu’il a porté avec fierté même en société. Il a marché tout seul contre les armées ennemies et toutes les flèches se sont détournées de lui. Ce voyant, l’ennemi pris de panique a pris la fuite et l’homme a été porté en triomphe jusqu’à la ville, où on lui a rendu les plus grands hommages. Ainsi Dieu en avait-il décidé, ainsi en avait-il usé avec cet homme. Alors s’est approchée de lui une petite fille en guenilles, qui était de mauvaise humeur ; elle a dit un unique mot incompréhensible et l’homme est tombé à terre, raide mort. Il avait gagné la paix qu’il avait tant cherchée, alors que la petite fille poursuivait son chemin sans avoir rien remarqué. N’était-ce pas aussi la volonté de Dieu ? Qu’en dis-tu ? »
     O-gen n’entra pas en discussion, il était fatigué. Ses dernières visions avaient été curieuses, voire suspectes. Les signes sur le mur étaient-ils authentiques ou bien n’étaient-ils que les produits de son esprit harassé ? Mais ils étaient pour lui inattendus et il crut à leur vérité. Il avait faim. Il prit l’os dans sa ceinture, le regarda, mais il n’y avait rien à manger. Il le brisa avec une pierre, le regarda : à la place de la moelle il n’y avait qu’une pulpe brunâtre. Il cacha les morceaux acérés dans le chiffon, qu’il fourra de nouveau dans sa ceinture. La générosité de la servante avait nourri un vagabond, qui avec ses compagnons siffleurs était aux aguets aux alentours de la grotte. O-gen devait y aller. Il ne devait pas les mépriser, dès lors qu’il était prophète parmi les hommes.
     Il ne s’était pas trompé. Le sentier était rempli de monde. Il y avait des gens par-ci par-là, les uns tordus à terre, d’autres gesticulant, d’autres encore figés dans des positions bizarres, au moins cent en tout. O-gen passa au milieu d’eux. Ils ne semblèrent pas le remarquer. Ils ressemblaient tous comme deux gouttes d’eau au vagabond qui avait mangé les vivres d’O-gen. Tous étaient en haillons, à moitié handicapés, une raillerie démente inscrite sur leurs traits. O-gen n’avait pas le droit de les mépriser, c’étaient ses hommes à lui. Les repus n’avaient pas besoin de lui, alors que ceux-ci, il pouvait avoir quelque chose à leur dire. Si eux ne se rendaient pas compte de leurs souffrances et restaient avachis dans une douce inconscience, c’était à lui de les éveiller. Ce que cela signifiait exactement, il allait jusqu’à le comprendre : éveiller l’homme béat à la perception de la souffrance, qui lui permettrait de s’approcher de Dieu. À quoi bon, alors qu’il connaissait déjà la félicité ? Le prophète n’avait pas le droit de douter. Sa fonction, c’était de répandre la parole, dès qu’il serait mûr pour le faire. Il cria aux gens :
     — Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? Ceux qui étaient figés quittèrent leurs poses, ceux qui gesticulaient arrêtèrent leur mouvement, ceux qui se roulaient à terre se relevèrent. Il y avait des manchots du bras droit et du bras gauche, quelques uns n’avaient pas de bras du tout.
     — Donne-nous à manger ! réclamèrent les vagabonds du désert.
     — Vous avez mangé ce que j’avais, dit O-Gen.
     — Tes aliments étaient empoisonnés, dirent-ils.
     — C’étaient les aliments de l’amour, affirma O-Gen, sûr de lui.
     — Oui, l’amour est poison pour les gens comme nous. Nous ne l’avons jamais connu.
     — Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas.
     — Tous font pareil. Pas toi ? lui demanda-t-on sur un ton qui n’admettait pas de réplique. Rends-nous les éclats d’os, de toute façon tu ne les mangeras pas.
     — Vous non plus, vous n’en serez pas rassasiés, dit O-gen. Je veux les garder en souvenir.
     — Alors qu’est-ce que tu as à nous proposer ?
     — Je ne peux vous offrir que des paroles, rien d’autre. Et encore pas aujourd’hui. Attendez jusqu’à demain.
     — Nous attendions, c’est toi qui nous as réveillés en nous demandant si tu pouvais nous aider. Nous avons pensé que tu étais prêt. Tu n’as fait que nous tromper. 
     Involontairement O-gen ne put s’empêcher de se sentir coupable. Il dit : 
     — Pourquoi vous êtes-vous mis en attente si tôt ?
     — Pour avoir les meilleures places, dirent les hommes et beaucoup d’entre eux reprirent leurs places et leurs positions.
     — Ils n’avaient vraiment pas belle allure, se dit O-gen, en se demandant si c’était bien là le peuple qu’il serait appelé à instruire et à confirmer dans la foi.
     Ceux qui étaient restés sur place jetèrent sur lui des filets très fins. Ils étaient faciles à rompre pris un par un, mais tous ensemble ils étaient si nombreux qu’O-gen s’en trouva presque entièrement recouvert et jeté à terre. Il ne différait plus des autres et n’avait rien à dire, parce que les fils fermaient sa bouche de telle sorte qu’il ne pouvait bouger le menton. Il attendit avec les autres dans l’obscurité. Celle-ci, comme d’habitude, était tombée d’un seul coup. La lune était décroissante, elle n’éclairait qu’une petite bande du monde visible. C’est pourquoi O-gen resta dans l’ombre. Il commença avec sa main un mouvement de pendule. Au début son mouvement était à peine perceptible, puis certains fils durent se rompre et il put donner à sa main plus d’élan. Finalement il put bouger le bras jusqu’au coude et parvint à prendre dans sa ceinture le fragment d’os à l’aide duquel il trancha aisément tous les fils. Il commença par libérer l’autre bras, puis le corps tout entier. Il n’était plus recouvert que de bouts de fils isolés et de souvenirs. Une fois de plus il fallait rentrer à la brune, se dit O-gen en se dirigeant vers la ville. Il arrivait déjà à imaginer comment il allait réveiller la servante et comment elle resterait à ses côtés pendant son repas.
     Sur le chemin il ne lui arriva plus rien, la lune ne permettant pas à la malveillance de se montrer à ciel ouvert. Ses pieds retrouvèrent facilement le sentier, car son esprit n’était pas pris par cette recherche. Quand il franchit le portail et entra dans la maison, sa bien-aimée sortit de dessous l’ombre du platane, le prit par la main sans dire un mot et le conduisit jusqu’à son tapis, qui était tout prêt pour son repas. Il était attendu. O-gen fit pris d’émotion. Qu’y a-t-il de meilleur pour l’homme que l’attente fidèle d’une âme féminine ? La Grande Veuve elle aussi l’attendait mais elle n’allait jamais à sa rencontre et ne lui dressait pas de table pour qu’il mangeât. Elle se contentait de grogner quand il allait se coucher à côté d’elle. Ses paroles habituelles, confuses et ensommeillées, étaient :
     — C’est maintenant que tu arrives, avec toi les jeunes femmes peuvent toujours se faner… 
     Elle était de dix ans son aînée et sans doute ses réserves de sève allaient-elles bientôt s’épuiser, mais elle se prenait toujours pour une jeune femme et elle il faut croire qu’elle avait raison. Elle était pleine d’énergie : on a l’âge qu’on se sent. Alors qu’auparavant O-gen se sentait en sécurité auprès d’elle, après les tourments infligés par les juges il ne supportait plus qu’à grand peine ses attouchements ; depuis ses révélations, il avait envie d’être le maître. Et tout d’abord pour cette fragile jeune fille, qu’il avait l’intention d’emmener en voyage et dont il voulait faire sa première maîtresse. La jeune fille ignorait tout de ses projets et pourtant elle l’attendait. Elle l’attendait en cachette des autres habitants de la maison, sans craindre d’être découverte ou pire encore. O-gen ne lui avait pas fait de promesses, mais peut-être son regard enamouré avait-il été éloquent — un esprit sensible avait-il besoin de plus ?
     O-gen dévora de la bouche son repas et des yeux le jeune corps de la petite servante. Il aurait bien voulu tout laisser tomber et se coucher sur le champ auprès d’elle, mais il ne le pouvait pas encore. Une fois le repas achevé, il prit la main de la jeune fille et la baisa, comme s’il était son esclave. Au début elle sembla hésiter, mais elle se reprit aussitôt et se redressa, comme si cet instant avait fait d’elle une maîtresse.
     — Demain ! chuchota, ou plutôt soupira, ou peut-être pensa O-gen.
     La jeune fille avait-elle entendu ce mot ou saisi sa signification ? Impossible à savoir… Elle resta pour débarrasser la vaisselle et O-gen se rendit contre son gré auprès de la Grande Veuve. Le lendemain matin, celle-ci lui dit :
     — Maintenant raconte-moi en détail quelles affaires tu mènes là-bas, derrière les murs de la ville ; je ne te laisserai pas partir avant que tu n’aies parlé.
     — Demain je te dirai tout et ta surprise montrera que mes allées et venues n’auront pas été vaines, répondit O-gen.
     — Je ne te crois pas. Tu as toujours été un piètre marchand, mais jusqu’ici tu n’as jamais dépensé une semaine tout entière pour te débarrasser à perte de tes marchandises…
     — Je m’occupe d’une transaction d’un type supérieur. Je vais encore aujourd’hui recevoir la marchandise, et je commencerai demain à la vendre, dit O-Gen à mots couverts ; il était content de lui.
     La Veuve le regarda longuement et fit un geste d’indifférence. Pour la première fois depuis fort longtemps O-gen eut le sentiment que cette femme puissante et impitoyable l’aimait. Elle l’aimait du moins comme un enfant dont on ne comprend pas les jeux, mais qu’il est parfois agréable de regarder jouer. Peut-être lui avait-elle même rendu service — ne vivait-il pas dans sa maison depuis plusieurs années, alors qu’il lui avait causé plus de pertes que de profits avec ses activités marchandes ? Mais O-gen n’était pas capable de lui rendre son amour. En tout cas plus maintenant, si jamais il l’avait aimée. Il avait éprouvé un certain frisson à l’idée d’être l’amant de cette femme puissante, ce qui dans la ville, loin de le faire mal juger, avait accru l’estime qu’on lui portait. Son dernier domicile avait sombré dans le remboursement de ses dernières dettes — c’était lui qui, poussé à bout, avait fait cette proposition, alors que légalement personne n’aurait pu l’en priver. C’est à ce moment-là que la Grande Veuve lui avait proposé de venir à son service. Il avait saisi l’occasion avec reconnaissance, estimant que les moyens de la femme la plus riche de la ville lui offraient un large espace d’action pour satisfaire ses passions mercantiles.
     Au début, il n’avait pas vu d’objections à satisfaire également un tout autre type de passions, mais ce n’était pas lui qui avait pris l’initiative ; elle l’avait froidement fait venir dans ses appartements comme si elle se livrait à un marché d’une portée considérable et toute particulière. Cela l’avait quelque peu troublé, de sorte que la première fois il s’était montré plutôt minable. Si ses souvenirs étaient exacts, elle avait même menacé de le congédier si les choses en restaient au même niveau. Cela bien sûr n’était pas fait pour accroître ses forces de combat, mais elle lui avait quand même laissé assez de temps pour s’habituer et plus tard elle s’était montrée indulgente à son égard. Il n’avait jamais éprouvé de tendresse pour elle : il avait plutôt été tenu par la peur qu’elle ne fût pas satisfaite de ses caresses. Lorsqu’elle s’était mise à critiquer ses démarches commerciales infructueuses — au début ses résultats avaient été, estimait-il, satisfaisants, alors que pour elle il n’avait pas rapporté assez de profit — sa reconnaissance avait diminué puis disparu. Curieusement, la disparition de ce sentiment avait été accompagnée d’un accroissement de sa puissance sexuelle ; il combla tous ses désirs. C’était sans doute la raison pour laquelle elle ne l’avait pas congédié. En un moment de fervente lassitude elle avait même avoué qu’elle n’avait jamais connu d’homme plus doué. À l’époque O-gen ne savait pas encore qu’il allait devenir prophète.
     Au moment de franchir les portes pour quitter la ville il jeta un regard expectatif vers le platane, mais la servante n’y était pas. Il ralentit le pas et vit qu’elle traversait la première cour et accourait vers lui. Elle regardait autour d’elle avec inquiétude ; elle s’approcha de lui et prit dans sa ceinture le chiffon dans lequel était enveloppée la nourriture de la veille. Le matin, O-Gen l’avait fourré dans sa ceinture pour que la grande Veuve n’ait pas l’idée de lui demander ce qu’était cette loque qui traînait à côté de la couche.
     Quelle différence entre les deux femmes ! La patronne avait la haute main sur les plus grandes fortunes de la ville, alors que pour la petite esclave même ce morceau de tissu valait une fortune. Mais cœur d’O-gen penchait clairement du côté de la plus démunie. Il ne serait lui-même, quand il partirait de là, qu’un va-nu-pieds, mais il emporterait en lui sa véritable fortune — les paroles que Dieu lui avait révélées et l’ensemble des caractères dont il ne tarderait pas à faire don à son peuple. Le chemin qu’il parcourrait avec cette jeune fille ne serait pas simple, tous ne seraient pas disposés à l’écouter, on se moquerait de lui ou on lui lancerait des pierres : maintenant tout dépendait de lui, de l’assurance qu’il saurait garder. Il possédait les paroles de Dieu et celles-ci étaient remplies de foi. Diffusées à la ronde, elles ne cesseraient de le confirmer dans sa foi : obstacles et souffrances lui seraient pareillement utiles. La seule chose à faire était de quitter cette ville, où tous le connaissaient en tant qu’homme d’affaires malchanceux et où personne ne prendrait au sérieux ses paroles. Dans un endroit neuf il apparaîtrait comme un prophète, un envoyé du ciel et les gens s’arrêteraient pour écouter ce qu’il aurait à dire. Chemin faisant, il mettrait son enseignement à l’épreuve sur la jeune fille : les femmes ont l’âme réceptive et l’esclave d’aujourd’hui non seulement deviendrait sa femme, mais elle serait aussi sa fidèle auxiliaire sur le chemin épineux de la propagation de la foi. Peut-être, à l’avenir, ferait-elle des miracles. Ainsi O-Gen réfléchissait-il froidement aux journées qui l’attendaient, sans que la splendeur envisageable d’un avenir lointain ne lui dissimulât les peines du début. Il attendit la jeune fille à côté de la porte, elle ne tarda pas à revenir avec le baluchon. On voyait bien qu’elle lisait dans ses désirs sans qu’il eût besoin d’articuler un seul mot.
     — Prépare-toi dans la journée, cette nuit nous nous mettons en route, lui dit tout bas O-gen.
     La jeune fille acquiesça d’un air entendu comme si elle avait attendu ces mots depuis longtemps. Aucun des deux ne semblait avoir le cœur lourd de vouloir fuir la maison de la Grande Veuve. O-gen cependant n’était pas allé bien loin quand deux juges s’approchèrent de lui, le prirent chacun d’un côté et lui dirent :
     — Maintenant tu viens avec nous.
     O-Gen n’avait pas l’habitude de regimber, il était convaincu qu’une bonne parole l’emporterait toujours sur la violence extérieure. Les hommes le conduisirent sur une place où, isolé du reste, avait été dressé un tribunal. Aussitôt les gens commencèrent à se rassembler. Il s’en trouvait toujours qui avaient assez de temps pour suivre tout événement qui se passait dans la ville.
     — Qu’est-ce qui se passe ici ? demandaient les retardataires à ceux qui étaient déjà sur place, lesquels n’en savaient pas davantage.
     — Il ne se passe rien, dirent les juges. Passez votre chemin.
     En même temps, ils placèrent O-Gen à la place de l’accusé et eux s’installèrent sur des coussins moelleux. Ils demandèrent :
     — Te reconnais-tu coupable d’avoir gaspillé la fortune de la Grande Veuve par ton incapacité et ta bêtise ?
     — Non, même si cela doit être une circonstance aggravante. J’ai été dépouillé par des voleurs et par des marchands frauduleux, c’est à eux que vous devez demander des comptes, pas à moi, répondit O-gen, répétant les paroles qu’il avait dites auparavant, non sans constater, en son for intérieur, que tout cela était désormais bien loin de lui. 
     — Te reconnais-tu coupable d’être de mèche avec les voleurs ? D’être allé les voir dans leur campement, d’avoir reçu une partie des biens dérobés et de les avoir cachés parmi les rochers ?
     — Non, répondit O-Gen, sur un ton un peu plus vif, bien que cet épisode aussi fût déjà bien loin. C’est vrai qu’on m’a conduit dans je ne sais quel campement, mais je n’y ai pas reconnu mes voleurs. C’étaient des hommes d’apparence intelligente et ils ne m’ont pas proposé la moindre fortune.
     Le juge réclama des explications de manière moins solennelle :
     — Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
     — Ils ont parlé de l’équité et de leur façon de la concevoir, répondit O-gen.
     — Que leur as-tu répondu ?
     — Je ne me souviens pas. Peut-être ma manière à moi de la concevoir. Ou alors je me suis contenté d’écouter sans rien leur répondre. En tout cas je me suis enfui alors qu’ils m’avaient attaché.
     — Nous ne l’ignorons pas, mais dis… poursuivit l’un des juges, mais l’autre l’arrêta et dit d’une grosse voix :
     — Te reconnais-tu coupable de l’être laissé séduire par deux inconnus qui t’ont incité à quitter la ville où tu as une lourde dette ?
     — Ils ont poursuivi leur chemin et je ne les ai pas revus, dit O-gen.
     — Mais tu leur as promis de les suivre bientôt ?
     — Je ne me souviens pas. Peut-être pour m’en débarrasser, expliqua O-gen.
     — Il est malin, dit quelqu’un dans la foule.
     — Il est malin et sans la moindre dignité, ajouta un autre. Ils pensaient que c’était déjà le procès et que leurs avis étaient adéquats à la circonstance.
     — Te reconnais-tu coupable d’avoir trompé le peuple en lui promettant de lui proclamer la vérité ?
     — Non. Je n’ai proclamé de vérité à personne, répondit O-gen en faisant un signe vers le peuple rassemblé. Croiraient-ils à une seule parole sortie de ma bouche ? 
     — Nous sommes sains d’esprit, nous ! lui renvoya-t-on. Tu ne nous détourneras pas du droit chemin !
     Il était temps pour O-gen de constater la justesse de son appréciation selon laquelle personne dans cette ville ne voudrait écouter ses enseignements.
     — Te reconnais-tu coupable d’inventer, dans ta tête malade, des choses que tu appelles des révélations ? poursuivit le juge.
     — Je n’invente rien, dit O-gen. Je me méfie des pensées, je sais où elles peuvent conduire.
     — Très juste, dit le deuxième juge, elles t’y ont déjà conduit.
     — Te reconnais-tu coupable d’avoir inventé un Dieu ? demanda le juge grondeur. 
     — Je ne l’ai pas inventé, répondit O-Gen fermement.
     — Comment est-il donc arrivé dans la conscience des gens ? demanda le plus discret des juges.
     — Pose-leur directement la question, répondit O-Gen.
     — Te reconnais-tu coupable d’avoir menacé de raconter à tout le monde tes visions imbéciles ?
     — Est-ce que je te raconte mes visions, à toi ? lui renvoya O-gen.
     — Nous, tu ne nous les racontes pas, mais tu as l’intention de les raconter aux autres, rectifia le deuxième juge.
     — Je ne fais pas de différence. Ce que je dis aux uns, je le dis aussi aux autres, dit O-gen.
     — Te reconnais-tu coupable de te considérer comme prophète ? lui demanda celui qui grondait.
     — À quoi bon se considérer comme prophète, forain, philosophe ou encore barde, si les autres ne te tiennent pas pour tel ? dit O-gen.
     — Tu t’éloignes de la question, observa l’un des juges.
     — Tirez vous-mêmes vos conclusions, fit O-gen.
     — C’est ce que nous allons faire ! Et pas seulement nous, tout le peuple de notre ville !
     Le juge fit un geste en direction des flâneurs qui se tenaient alentour.
     — Te reconnais-tu coupable d’avoir inventé une nouvelle religion censée refléter les vues des hommes d’aujourd’hui mieux que ne le font les anciennes croyances ?
     — On peut croire à une religion, non point l’inventer. La foi existe ou non. On peut en parler, mais on ne peut l’imposer à personne. La foi vit dans les cœurs bien avant que les hommes n’en aient pris conscience. La foi est le vécu et l’expérience qui en découle, comment pourrait-on l’inventer à l’usage d’autrui ? La vraie foi ne supporte pas de prescriptions, elle est plus un état d’esprit qu’un enseignement. Quand le sentiment religieux est authentique, il n’a pas même besoin de Dieu, expliqua O-gen. 
     — Tu tournes habilement autour du pot, mais tu ne réponds pas aux questions, déclara le juge le moins excité.
     En réalité, c’était lui le plus malveillant, l’autre se bornait à poser des questions et se contentait de n’importe quelle réponse — on pouvait se demander d’ailleurs s’il la comprenait. Pour lui, ce qui comptait, c’était savoir si O-gen se reconnaissait coupable ou non.
     — Je dis les choses telles que je les comprends. Tu ne vas quand même pas exiger que je mente pour te faire plaisir ?
     — Au contraire. Je ne veux que la vérité, dit le juge.
     — Vous venez tout juste de m’accuser de propager la vérité, et maintenant vous l’exigez ! s’étonna O-gen.
     — N’essaye pas de nous emberlificoter avec ton éloquence ! s’écria le juge.
     — Te reconnais-tu coupable de mentir au tribunal ? demanda le grondeur, façonnant ainsi un nouveau chef d’accusation.
     — Je ne mens pas, dit O-Gen. Je n’ai ni le temps ni l’envie de rester ici à discuter avec vous. Mais puisque vous m’interrogez, je vous réponds, je suis correct.
     — La correction, tu en es loin. Si tu étais correct, tu payerais ta dette à la Grande Veuve.
     — Je vais sans doute la payer, quand j’aurais accumulé assez de fortune.
     — Tu ne nies donc pas que tu es en dette avec elle ! s’écria le juge le plus méchant et l’autre ajouta, sur un ton presque de jubilation :
     — Donc tu te reconnais coupable !
     — Je ne me reconnais coupable sur aucun des points que vous me soumettez ici, dit O-gen. Si j’entends payer quelque chose à la Grande Veuve dans l’avenir, c’est une affaire entre nous.
     — Nous sommes payés par elle, c’est elle qui prend en charge les frais du procès. 
     — Je sais. C’est d’ailleurs pourquoi vous n’êtes pas neutres, vous n’avez pas le droit de prononcer de jugement, dit O-gen.
     À entendre cette insolence inouïe le peuple se mit à protester avec véhémence : 
     — C’est nous qui avons élu les juges de notre ville ! Toi aussi tu étais parmi les électeurs ! Ce sont des hommes équitables ! Personne ne les a soudoyés, mais il faut bien que quelqu’un les paye, il faut bien qu’ils vivent ! Ce n’est pas un va-nu-pieds comme toi qui pourrait les payer !
     O-gen dut constater que les contradictions ne manquaient pas dans l’opinion du peuple. C’est en cela que ce dernier, comme on le croit en général, est grand et sage… 
     — Vas-tu payer à la Grande Veuve la caravane que tu t’es laissé dérober lors de ta dernière expédition ? Et entends-tu couvrir les frais que tu lui as causés lors des voyages antérieurs ? demanda le juge.
     — Je ne le sais pas à l’avance, répondit O-gen. Si je devais devenir suffisamment riche, je couvrirais la Grande Veuve d’or, car c’est là son bonheur. Qui ne serait pas content de voir les gens heureux !
     Le grondeur, ingénieux, trouva une nouvelle question à poser :
     — Te reconnais-tu coupable d’avoir des pensées désobligeantes sur tes proches et tes bienfaiteurs ?
     — Pas le moins du monde. L’or est le dieu de la majorité de nos contemporains. Dire que quelqu’un convoite l’or, comment cela pourrait signifier avoir des pensées désobligeantes sur quelqu’un !? Vous aussi, vous feriez n’importe quoi pour l’or ! 
     — Nous ne ferions pas n’importe quoi pour l’or, nous faisons notre travail ! répondit abruptement le juge. Le tribunal exige qu’on le respecte !
     — Il peut exiger qu’on le respecte, mais il doit mériter ce respect en se battant pour la justice.
     — Et pour quoi donc nous battons-nous ?
     — Je l’ai dit. Vous tenez à l’or plus qu’à la justice.
     — Qui est-ce qui juge ici, et qui est jugé ? s’écria le peuple, abasourdi.
     — Un jugement, c’est toujours bilatéral, dit O-gen. Seulement en général, dans les procès, le jugement de l’accusé à l’encontre des juges n’aboutit pas à leur châtiment. C’est pourquoi d’ailleurs tout procès est une injustice criante.
     — Le juge doute et souffre, dit l’un des juges, méditatif, à O-gen. Maintenant nous te laissons partir et nous te convoquerons à nouveau quand nous aurons discuté de tout ce que tu as dit aujourd’hui.
     — Vous m’excuserez, mais moi j’ai autre chose à faire que discuter de ce que vous m’avez dit aujourd’hui, fit O-gen, sur quoi le juge lui fit remarquer :
     — O-gen, je te le dis : l’arrogance n’est jamais d’aucun profit. Ton éloquence finira par t’attirer des ennuis.
     — Et pour quoi vit-on, si ce n’est pour s’attirer de ennuis ? observa quelqu’un dans l’assistance.
     On se dispersa gravement. O-Gen avait perdu un temps qui lui était précieux, il n’avait plus envie de méditer tristement sur les méandres de l’existence humaine et il pressa le pas vers les portes de la ville. Devant les portes, il vit venir à sa rencontre les deux médecins qui l’avaient soigné ; comme un seul homme, ils lui demandèrent :
     — Eh bien, O-gen, comment va la santé ?
     O-gen les regarda stupéfait :
     — Je ne me suis jamais aussi bien porté ! répondit-il.
     — Nous avons entendu dire que ta tête ne tourne pas rond. Il paraît que tu as des visions, dirent les médecins.
     O-gen réfléchit à sa réponse. Avec les médecins il fallait être plus prudent qu’avec les juges. Tu leur dis une chose, mais eux en pensent aussitôt une autre.
     — Je vous l’ai dit, je me sens merveilleusement bien.
     — Les débiles aussi se sentent merveilleusement bien, il n’empêche qu’ils sont malades, dirent les médecins. Nous devons t’examiner.
     — Qui vous y oblige ? demanda O-gen.
     — Personne, répondirent les médecins. Notre conscience professionnelle. Nous nous faisons du souci pour ta santé.
     O-gen réfléchit à la manière d’échapper à leurs griffes.
     — D’accord, je viendrai vous voir demain, dit-il.
     — Pas demain, aujourd’hui. Demain tu seras peut-être mort.
     — Si demain je suis mort, que voulez-vous examiner, commenta O-gen. Je n’ai pas entendu qu’un mort ait eu des visions.
     — Que savons-nous des choses de ce monde qui ne touchent pas à notre spécialité… On peut aussi mourir pendant des visions, si elles sont violentes au point de vous effrayer, expliquèrent les médecins.
     — Et contre cela quel remède proposez-vous ? interrogea O-gen intéressé.
     — Nous savons ce que nous savons, se vantèrent les médecins. Il y a des médicaments et des infusions qui éclaircissent l’esprit.
     Ils prirent O-gen chacun par un bras et l’obligèrent à les accompagner. La violence était tellement contraire au naturel du prophète qu’il n’essaya même pas de s’échapper. Les médecins le conduisirent dans un local curieusement aménagé. Il y avait là toutes sortes de récipients et d’installations inconnues d’O-Gen. Les médecins le poussèrent sur un banc incliné et l’attachèrent avec des courroies.
     — Nous allons pour commencer par faire sortir un peu de ton sang gâté, dit l’un des médecins en s’emparant d’un couteau. Il était maître en son domaine et il eut bientôt fait sur le corps d’O-Gen trois ou quatre entailles ; le sang se mit à ruisseler dans un récipient que l’autre médecin avait disposé dessous. En voyant son sang couler, O-gen fut pris d’un curieux sentiment. Etait-ce vrai que ce liquide rouge contenait l’âme humaine ? Lorsque le sang coule, est-ce qu’une partie de l’âme est perdue ou bien se trouve-t-elle plus à l’étroit dans moins de sang ? On n’ignore pas qu’avec les saignées les malades se sentent mieux, plus légers. Si elles sont faites habilement, bien sûr, et si le médecin veut vraiment aider le malade. En ce qui concernait ces hommes, O-gen avait des doutes, mais il n’estimait pas impossible qu’ils fussent bien disposés à son égard. Autrement ils ne pourraient guère être médecins. Empoisonner un homme ou tout simplement l’envoyer ad patres est chose facile — il est si fragilement constitué — mais les médecins en général ne le font pas délibérément ; quand cela arrive, c’est par ignorance. Autrement on les appellerait assassins.
     À peine quelques semaines auparavant, ces mêmes hommes avaient fort mal traité O-gen, mais il n’aurait pas pu jurer que cela ne lui avait pas servi. C’est juste après les soins en effet qu’il avait pris conscience de la nécessité d’aller dans la grotte pour recevoir la révélation. Mais si cela avait été l’objectif des médecins — un objectif dont ils pouvaient très bien ne pas être conscients mais que Dieu aurait pu leur avoir inspiré — pourquoi essayaient-ils à présent de le soigner des visions ? O-Gen savait clairement qu’il devait passer encore la journée d’aujourd’hui dans la grotte où il recevrait les derniers enseignements, après quoi il serait mûr pour instruire les autres. Et si vraiment, à côté de Dieu, il existait aussi Satan, un Satan qui lui aussi vivrait dans l’homme, et que leur affrontement pousse l’individu à se comporter étrangement ? Dans les apparitions à O-Gen il n’avait nullement été question de Satan. N’était-ce pas le cas aussi dans les autres religions — un Satan rajouté par les hommes, qui se voyaient incapables autrement d’expliquer l’incompréhensible méchanceté du monde et d’eux-mêmes ? Et si à présent, dans ces deux hommes, c’était Satan qui, l’ayant pour cette fois emporté sur Dieu, était à l’œuvre ? À les regarder, O-gen n’était pas en mesure de l’affirmer. Même s’ils avaient employé à son égard la violence, ils se comportaient de manière amicale et pratique. Ils s’étaient montrés naguère bien plus persifleurs, quand ils l’avaient soigné pour sa commotion cérébrale, et qu’ils l’avaient préparé à recevoir les apparitions. À moins qu’entre apparence et réalité ne dominât une profonde contradiction ?
     — Est-ce que tu te sens plus léger ? demandèrent les médecins.
     — Oui, ma tête est tout à fait claire, répondit O-gen dans l’espoir de parvenir à leur échapper.
     Il s’impatientait parce qu’il avait envie de gagner au plus vite sa grotte, où on allait peut-être lui communiquer le plus important ou au moins la synthèse de l’ensemble. Il avait déjà perdu tellement de temps !
     — Plus qu’avant la saignée ? demanda celui des médecins qui maniait le couteau. 
     — Oh oui, nettement plus claire, affirma O-gen, alors que l’autre médecin le regardait l’air soupçonneux, comme s’il avait cédé trop facilement.
     Ils nettoyèrent ses plaies, détachèrent les courroies et O-gen se releva. Le médecin qui avait tenu le récipient lui remit un torchon avec un médicament odorant et lui dit : 
     — Dès que la vision arrive, prends une pincée de ce médicament. Elle disparaîtra aussi rapidement qu’elle sera arrivée.
     O-Gen rangea le torchon dans son baluchon et les remercia. Les médecins étaient contents d’eux, ils avaient fait quelque chose, et O-gen s’efforça de leur laisser l’impression qu’ils l’avaient aidé. Il s’en retourna vers les portes de la ville dans l’espoir que personne ne viendrait plus le distraire. C’est alors qu’une femme vint à sa rencontre et lui demanda :
     — Alors, O-gen, quand commences-tu à diffuser ta foi ?
     Le prophète sentit qu’il y avait de la raillerie dans la question, il ne répondit pas. Un petit garçon également le montra du doigt en disant :
     — Tiens, voilà le prophète.
     Ces paroles en tout cas reflétaient ni compréhension ni respect. Au lieu de se redresser fièrement, O-gen laissa retomber la tête entre les épaules et essaya de quitter la ville au plus vite. Avant qu’on ne recommençât à le molester voire à le lapider. C’était une éventualité à considérer, O-gen connaissait suffisamment bien ses concitoyens. Derrière les remparts, tout était calme et l’humeur d’O-Gen s’améliora. Certes le soleil était arrivé trop haut et le brûlait mais il y avait quelque chose d’essentiel au bout du chemin, et cela méritait que l’on s’installât sur la longueur d’onde la plus solennelle.
     En passant à côté de la source, qui ressemblait plus à du sable humide qu’à de l’eau, il ne plaça pas son baluchon sous la pierre mais l’emporta avec lui dans la grotte. Une fois sur place, il examina les lieux du regard pour trouver un endroit où le mettre, mais il sentit clairement que sa présence pouvait gâter le message qu’il devait recevoir ce jour-là. Il comprenait bien que des apparitions divines ne pouvaient être troublées par un malheureux petit baluchon de vivres, mais à tout hasard il l’emmena un petit peu plus loin à l’extérieur de la grotte. Il n’y avait ni sable humide, ni pierre plate adéquate, il mit le baluchon à l’abri d’une arête rocheuse, tout en sachant que bientôt le soleil tournerait et qu’il se mettrait à taper droit sur les aliments qui risquaient de se gâter. Enfin il put s’asseoir à sa place, où étaient inscrites pour l’éternité les traces des jambes et du postérieur du prophète, traces qu’un jour ses successeurs lointains viendraient du monde entier contempler avec dévotion. Bientôt les lettres de feu commencèrent à crépiter, sans tout de suite se transformer en caractères — il leur fallait le temps de prendre de l’élan, mais le signal de leur arrivée avait été donné et O-gen put retenir dans son esprit pour le livre saint à venir les paroles suivantes :
     « À la lisière d’un grand désert de sable vivait un vieillard qui avait une épouse mais pas d’enfants. L’homme faisait tout ce qu’il pouvait pour se donner une descendance, il n’avait d’aide à attendre de personne. Réduit à la dernière extrémité, il se tourna vers son Dieu, un Dieu dont à l’époque il ne faisait que soupçonner l’existence. Et voilà que Dieu donna des forces à son esprit et éleva sa chair ; sa femme se trouva enceinte et donna le jour à un bel enfant, un garçon. L’homme avait ainsi reconnu son Dieu et ne cessait de converser avec lui. Un jour Dieu lui dit : Es-tu prêt à sacrifier pour moi ton fils ? L’homme n’y était pas prêt et il lui dit : qui profitera de ce sacrifice, mon fils peut-être ? Dieu répondit : cela ne profitera en rien à personne, mais est-ce que tu le ferais pour me faire plaisir ? L’homme, hésitant, répondit : n’es-tu pas en train de me tourmenter avec un désir fallacieux ? Est-ce bien digne de Dieu ? Dieu lui répondit gravement : tout ce que je fais est digne de moi et nul n’est en mesure d’apprécier la portée et la grandeur du profit qui en ressort. Tu mourras et ton fils mourra aussi, mais après vous de nombreuses générations apprendront par ce même livre saint à vous connaître et à admirer l’impénétrabilité de mes voies et le mystère de mes désirs. L’homme répliqua : est-ce qu’un désir si incompréhensible ne nous éloigne pas plutôt de la compréhension de Dieu ? Ma vie et celle de mon fils ne font qu’une, chaque jour vécu est vie, chaque instant dont nous privons la vie n’est rien, notre existence ne connaît pas d’autre mesure. Je ne sacrifierai pas ce fils tant désiré, même si tu me présentais des arguments autrement sérieux. Là-dessus Dieu lui répondit : je suis content de voir que tu es plein de sagesse et que tu ne t’es pas laissé ébranler. La soumission absurde, un comportement insensé d’esclave ne réjouit aucunement mon cœur. Tu es vraiment digne, homme, de mon amitié. »
     « Un jour, un petit peuple connut de graves difficultés : le soleil avait emporté ses récoltes, l’eau avait recouvert ses meilleures terres, les bêtes féroces avaient dévasté les enclos et un puissant ennemi approchait, qui voulait l’emmener en captivité. Alors il se trouva en son sein un homme qui l’entraîna et lui promit de le conduire jusqu’à un pays où le pays où le miel gouttait des arbres et où coulaient des fleuves de bon lait. Leur route fut difficile : le peuple avait faim et les gens se plaignaient de leur chef qui les avait trompés. Un jour ils s’assirent au pied d’une montagne et décidèrent qu’ils ne feraient plus un seul pas. Alors leur chef ordonna à son frère de chanter au peuple, et au peuple de re-tenir soigneusement les paroles de la chanson afin de vivre dorénavant en conformité avec elles. Le frère chanta d’une voix haute et perçante ; sa chanson était incompréhensible, elle était faite plutôt de hurlements sans contenu. Le peuple ne saisit que des paroles isolées et dit : ton frère ment et toi aussi tu mens. Où est la terre que tu nous as promise, où sont les maigres ressources que nous avons emportées et que tu as confiées à la garde de ton cousin ? Le chef leur dit : je comprends, c’est dur pour vous, mais cela sera encore plus dur, c’est pourquoi tenez bon. Nous arriverons au pays où coulent les fleuves de bon lait au moment où votre souffrance sera arrivée à ses dernières bornes et que vous n’en pourrez plus. Le peuple lui répondit : nous n’avons pas besoin d’arbres à miel, si nous devons mourir de faim avant d’y arriver. Donne-nous toutes les réserves, nous allons les manger tout de suite. Le chef leur demanda : et après que ferez-vous ? Le peuple répondit : nous aurons des forces pour labourer ici même la terre, pour la semer, et bientôt nous en récolterons les fruits qui donneront de vrais aliments, cela nous gardera en vie. Peu importent nos peines : nous ne voulons pas puiser du bon lait dans le fleuve sans travail. Alors le chef sentit vivre Dieu à l’intérieur de lui, qui lui disait : ton peuple a raison. Qu’il travaille, qu’il se prenne en charge. Le chef alors lui remit les réserves, prit son frère et son cousin et ils disparurent tous les trois dans les montagnes. On ne les revit plus, mais le peuple devina que c’était Dieu qui leur avait inspiré la bonne décision. Ils vécurent fort bien sans chef, parce que chacun avait fini par voir son Dieu intérieur, qui le guidait. »
     « Un jour, un vieil artisan épousa une jeune femme. Il s’était marié par compassion, car elle était pauvre et orpheline. Pas une seule fois il n’approcha sa femme, qui pourtant donna le jour à un petit garçon. L’homme annonça que l’enfant né par miracle serait le roi des rois. La nouvelle se répandit, et le souverain du pays ordonna de tuer tous les enfants afin qu’il n’y ait pas de danger, ni pour lui ni pour ses descendants. Les parents cachèrent l’enfant à la méchanceté humaine et lui apprirent la bonté et la justice. À la mort du roi l’enfant apparut parmi les hommes, mais il était différent de tous ceux qui avaient grandi au gré des vents qui balayent le monde. Il prêchait la bonté et en témoignait par toutes sortes de bonnes actions. Quand on le frappait, il ne rendait pas les coups. Sa bonté ne plut pas à ceux qui pensaient que le monde ne s’en sortirait pas sans méchanceté : ils le pendirent haut et court sur la potence comme un malfaiteur, qui avait incité le peuple à vivre de mauvaise façon. La nuit, ses partisans le descendirent de la potence alors que son esprit vital battait encore dans les plus profondes de ses veines. Clandestin au milieu des hommes, il s’en alla dans le désert et se plongea dans une lointaine solitude, mais la mémoire de sa bonté resta dans le cœur des hommes, qui la transmirent à leurs descendants et ainsi de génération en génération. Le souvenir de lui était une consolation au milieu de la méchanceté du monde, de sorte qu’on imagina qu’il continuait à vivre dans le désert, d’où il envoyait aux hommes les rayons de sa bonté. Il resta à jamais âgé de trente-trois ans et Dieu, qui vivait dans le cœur des hommes, le prit, de même que bien d’autres grands hommes de l’histoire, comme son auxiliaire : toutes les fois qu’il voulait inspirer au peuple des actes justes, il le faisait en s’appuyant sur le modèle des grands hommes. »
     « Grandes sont les souffrances des hommes tout au long de leur vie et il se trouve toujours quelqu’un pour porter les malheurs d’autrui dans son cœur. Il était une fois un petit homme malingre qui voulait aider plus grand que lui ; il avait le sentiment et la foi. Mais quand il se présentait pour guérir, les proches du malade se moquaient de lui en raison de sa petite taille. Alors l’homme dit que ce n’était pas lui qui guérissait, il avait en lui des esprits invisibles avec lesquels il entrait en contact grâce à sa puissance, des esprits qui étaient ses auxiliaires et qui pouvaient rendre la santé aux mal portants. Il dansa et fit trembler son tambour, et sous couvert de cette activité s’entretint avec les esprits, de telle sorte que les gens les entendirent et même à certains moments les comprirent. La parole était puissante, ses mesures dépassaient de plusieurs fois la taille du corps. Quand la puissance du guérisseur fut à son comble, il bondit devant tout le monde au-dessus des branches des arbres et traversa sans dommage les flammes. Sa foi parvint jusqu’au malade et l’aida à découvrir le Dieu qu’il avait en lui. De nombreux disciples se rassemblèrent, qui voulaient devenir semblables à lui. Ils venaient de près et de loin et reçurent ses enseignements sans l’avoir vu de leurs propres yeux. Certains de ses disciples surpassèrent le maître en puissance et en actes, mais même leurs descendants lointains continuèrent à dire qu’avait un jour vécu un puissant guérisseur à côté duquel eux n’étaient que débutants. Et Dieu, dans leurs cœurs, souriait en entendant ces paroles. »
     « Dans un superbe palais vivait un jeune homme, qui un jour, en dépit de l’interdiction de ses tuteurs, alla se promener ; sur son chemin il rencontra le malheur, les soucis et la mort. Cela l’étonna au point qu’il resta muet et que depuis ce jour-là il ne proféra plus une seule parole. Ses proches disaient que le prince réfléchissait. Ainsi s’écoulèrent quarante ans, et le prince continuait à réfléchir. Puis il se leva du siège où il avait été immobile si longtemps et dit : cela ne peut plus durer, il faut chasser les soucis, alléger les souffrances, faire carrément disparaître la mort de la face de la terre. La bêtise, l’avidité et l’envie sont ennemies de l’homme, il faut jour après jour les réprimer en soi, il faut faire taire les passions, l’impatience est le premier des vices. Les hommes écoutèrent les propos du prince et dirent : il est figé sur place, que connaît-il à la vie. Le prince ne se vanta pas, il resta immobile encore quarante ans, les hommes l’entouraient tout en attendant qu’il dise quelque chose. Quand ce temps fut révolu, le prince tendit la main et répéta ce qu’il avait déjà dit. Le genre humain, dans son impatience, fut déçu, mais certains commencèrent en cachette à méditer. Quand ils eurent découvert dans leur bouche le goût de la réflexion, ils rencontrèrent le Dieu qui était en eux. »
     « Quand Dieu parle avec toi, écoute, tu as la possibilité de devenir prophète. Quand Dieu se tait, sois attentif, tu peux devenir croyant. Quand tu te disposes à écouter, ne réfléchis pas trop longtemps à l’avance et ne réfléchis pas trop longtemps par la suite, crois aux paroles qui viennent de toi. Il était une fois un homme qui voulait faire des poèmes mais n’en était pas capable. Il avait une tête superbe, qui contenait beaucoup de choses. Ses sentiments étaient tout le temps en ébullition, il jurait et tempêtait. Quand ses sentiments se gelaient, il disait des choses sages. Il en fit un livre que tous se mirent à étudier. Beaucoup disaient qu’ils ne comprenaient pas, mais ce n’était pas pour être compris qu’il avait été écrit. D’autres ne disaient rien, ils répétaient les phrases du livre. D’autres encore essayèrent de l’expliquer, se retrouvèrent dans une impasse et s’arrêtèrent avant, ils purent ravaler leurs paroles dans leur bouches. Même sans explications le livre était clair, on pouvait le lire d’avant en en arrière et d’arrière en avant, de haut en bas et de bas en haut. C’est pourquoi tous en étaient satisfaits. L’homme monta sur un cheval et traversa maint pays, une épée dressée à la main. Le livre fut placé par terre à côté d’une grande pierre, il semblait avoir été oublié, mais il conquit le monde entier. Les gens s’inclinaient devant lui à tous les coins du monde et ils venaient nu-pieds à sa rencontre. Ils craignaient et aimaient, mais Dieu dans leurs cœurs s’était assoupi. »
     « Deux grands maîtres se rencontrèrent et s’assirent face à face, chacun à hauteur des jambes de l’autre, à la recherche toujours du point le plus bas. Ainsi parvinrent-ils au fond d’une profonde cavité, où nageaient serpents et lézards. L’un dit et l’autre dit : tu es mon maître, fais resplendir ta lumière dans ma tête. Quand ils ne trouvèrent plus où descendre, ils éclatèrent de rire, se prirent par la main et montèrent à l’endroit le plus élevé. Ils s’assirent en se tournant le dos, et les gens vinrent s’incliner devant eux. Ils restèrent silencieux, car leur sagesse était infinie. Qui s’inclinait en avant ne pouvait s’incliner en arrière. Quand on se tenait devant l’un des maîtres, on ne voyait pas l’autre. On faisait le tour de la silhouette et on avait le vertige, de sorte qu’on tombait à terre en riant. Les flatteurs regardaient les maîtres de profil sans croire à leurs propres mots. L’un vivait dans la tête et l’autre dans le cœur, ils se rencontraient parfois à la hauteur du cou, et alors le souffle hoquetait. Leurs fidèles disciples revêtirent des vêtements multicolores. Chacun nota pour soi les paroles de l’enseignement, de père en père, de fils en fils. Toutes les pensées étaient semblables, mais les paroles différaient par leur beauté. Nul ne prétendait être unique, c’est pourquoi même l’idée ne leur venait pas à l’esprit. Mais le Dieu qui était en eux regardait et attendait de voir ce qui sortirait de ce jeu. Il attend encore, mais les gens ne veulent pas renoncer à leur danse, ils tournent, car il est bon pour eux d’être ivres, ils n’ont plus besoin de retenir les petits grains qui leur avaient été dispensés au creux de leur main. »
     Quand la dernière histoire fut achevée, O-gen se releva et sortit d’un pas agile de sa grotte. Il n’y avait personne. Il changea de place le baluchon qui se trouvait au soleil et le remit à l’ombre, puis se mit à faire le tour du gros rocher. Lors du troisième tour, il prit le baluchon et découvrit qu’il était plein de pierres colorées. O-gen les regarda, décontenancé, et essaya de les mettre sous la dent. Les pierres, même sous l’effet de la salive, ne fondirent pas dans sa bouche. Qu’entendait par là lui communiquer sa belle ? À moins que quelqu’un entre-temps ne fût passé par là, n’eût mangé les vivres et mis les pierres à la place ? Tout ce qui était lié à la petite servante, sa future compagne, était simple et mystérieux. O-gen était convaincu qu’une longue vie commune les attendait, qu’ils ne se lasseraient pas l’un de l’autre. Ils se rencontreraient comme se rencontrent un homme et une femme, un corps viendrait compléter l’autre, leurs âmes tâtonneraient dans l’obscurité, s’effleureraient parfois, puis jetteraient des étincelles, leur esprit volerait très haut et lancerait parfois dans l’air des cris stridents. Il était doux de penser aux jours à venir. Nul n’échappait à la mort, mais avant il fallait vivre, afin de pouvoir présenter à la mort une poignée de graines, comme il venait d’être dit à O-gen. Des foules de pensées se bousculaient dans les petites têtes, mais la mort ne s’en souciait guère, elle voulait des pierres à aiguiser pour se faire les dents. Les enfants se détachaient de leurs parents — qui peut connaître leurs liens ? Les parents tendaient les mains vers les enfants, mais ces derniers ne se retournaient pas et ne songeaient pas à prêter attention. O-gen jeta les pierres à la ronde, question de voir si à l’endroit où elles tombaient germeraient des roses. Malheureusement il ne lui fut donné d’observer aucun miracle de la création, les nouvelles pierres ne se distinguaient guère de celles qui reposaient depuis longtemps par terre. Les paroles, encore les paroles, voilà ce qui est solide ; O-gen devait penser à la manière dont elles s’étaient si nombreuses accumulées en son for intérieur.
     Debout sur le rocher, il examina le soleil. Il avait l’impression que celui-ci entre-temps s’était mis à tourner à l’envers. On lui avait raconté sept histoires, mais pendant ce temps le soleil ne s’était pas beaucoup déplacé. O-gen se prit à penser que les sept histoires lui avaient été racontées en même temps. Cette opinion aurait pu se transformer en certitude s’il n’avait pas redouté que les détails d’une histoire pussent alors se confondre avec ceux des autres.
     Il réprima ses craintes et descendit lui aussi du rocher. Il n’avait pas regardé alentour, mais pas un seul être humain n’était visible dans le paysage. Il rentra dans la grotte, s’adossa contre la paroi réfléchissante et la tâta des deux mains. La chaleur de ses paumes se refléta dans le schiste frais. Ce geste, il avait envie de le faire depuis longtemps, mais il avait craint de se brûler les mains contre les lettres de feu. À présent, elles s’étaient enfuies, elles avaient gagné le cœur de la pierre, et O-gen aurait bien fait de s’endormir aussitôt sur place. Mais il savait qu’il n’avait plus qu’une demi-journée ; il réprima ses désirs et s’assit sur le sable. Les apparitions ne venaient pas encore, la fastidieuse baguette dans sa main griffonna des formes oubliées depuis longtemps. Il devait préparer son âme à recevoir quelque chose d’essentiel.
     « Ne sois pas fier, tu n’es pas le seul à connaître la vérité. On a réfléchi avant toi, on réfléchira après toi. Ecoute ce que les autres ont à dire. Tous les prophètes du monde ont eu raison. Dieu a vécu dans leurs cœurs. Si tu rejettes ceux qui sont plus simples que toi, tu es naïf. Si tu méprises autrui pour la complication de sa pensée, on ne saurait te prendre pour intelligent. Si tu estimes que le voisin ment, c’est peut-être toi qui ne l’as pas compris. Une pensée peut être formulée de différentes façons, chaque époque a ses signes. Attache ta bêtise à la parole, même si celle-ci est intelligente. Dans ce qui a été dit par jeu il peut y avoir plus de vérité que dans de longues démonstrations. Quand la parole forme une image, elle est compréhensible même à un non-initié. Tout ce que tu entends, essaye de la comprendre, sans quoi comment sauras-tu distinguer la bêtise de la sagesse ? La bêtise a son charme, la sagesse aussi, ne méprises-tu pas en fait un peu plus la dernière ? Appelle au secours, tourne-toi vers le Dieu qui est en toi, discute avec lui avant de prendre une décision. »
     « Apprends de ceux qui ont mal fait, de même que tu apprends de ceux qui ont bien agi. On juge les temps et les gens à leurs résultats. La volonté de tel ou tel peut avoir été généreuse, mais il a laissé les circonstances prendre le dessus. Un autre a cherché à tâtons ou s’est laissé porter par le courant et il est arrivé à un meilleur endroit. Ne te mets pas à gesticuler et à accuser le destin, cherche ta propre faute. Une fois que tu l’auras trouvée, ne reste pas en admiration devant elle : recommence ta vie à zéro, comme tu l’as déjà fait auparavant. Ce qui est visible n’est pas forcément vrai, mais tu n’as rien d’autre. Quoi qu’il en soit, tu devras te contenter de ce que tu as, de même que tu dois t’accepter, à d’autant plus forte raison quand tu essayes de tout transformer. Vis dans l’harmonie des résignations et des acceptations, voilà ce qu’on te dit, et reste en relation avec ton Dieu. Sois convaincu qu’il veut t’aider, et tu iras de l’avant. Sois convaincu qu’il est capable de t’aider, mais ne reste pas en attente les bras croisés. Aide-toi, et Dieu t’aidera, trouve-t-on écrit dans les vieux textes — cela signifie exactement la même chose. Dieu est ton contenu, tu es la croûte du Dieu qui est en toi. »
     « Prend tout ce qui a été dit avant toi, tu n’as pas de pensées qui n’aient jamais été formulées. L’imbécile ne sait pas, il doit inventer lui-même ses vérités. Tu seras neuf dès lors que tu seras suffisamment ancien. Cherche la joie et évite la douleur. Prends avec sérénité ce à quoi tu ne peux pas échapper. Le bonheur est dans la simplicité. Si tu n’as point de désirs, ils seront comblés. Agis en ayant un but, sans accuser ni toi ni personne. Le mal est le salaire du mal, le salaire de la parole est la parole. Ta bile t’empoisonne de l’intérieur, le vent te déchire de l’extérieur, on s’habitue à tout. Ne sois pas impatient, souris et arme-toi de patience. Pose à terre tes tensions, regarde les enfants et les bêtes. Appuie ton dos contre les troncs vivants. Ne cause pas d’ennui à autrui, tu ne t’en causeras pas à toi-même. Va au secours des plus démunis et les plus puissants viendront à ton secours. Qu’ordres et interdictions te traversent — tu verras bien, au moment où ils se détachent de toi, s’il faut obéir et à quoi. N’agis pas aveuglément, mais ne soupèse pas non plus le moindre de tes actes, tu n’arriveras à rien. Crois à ce qui vient spontanément, ton Dieu est derrière. Si tu n’as rien, tu n’as rien à perdre. La pauvreté est ta richesse, les objets brillants ou étincelants énervent. Ne reste pas immobile, tes forces s’en trouveront accrues. De temps en temps change de point de vue, cela garantit l’unité de l’ensemble. Ne cours pas après les victoires, tu ne sais pas ce qu’elles valent. Chaque victoire recèle une défaite. Prévois, sans être timide. Ton plus grand courage est d’être toi-même, en compagnie du Dieu qui est en toi. Rien n’est plus simple ni plus certain. Sans être avide, n’abuse pas de la frugalité. Sois naturel et équitable, comme cela t’a été donné par le destin. Ce qui est juste, Dieu te le dira, pour le savoir tu dois te tourner vers lui souvent. Ne l’ennuie pas outre mesure, il y a bien des choses que tu connais tout seul et beaucoup d’activités quotidiennes que tu es habitué à effectuer seul. Ne sois pas envieux, apprends de ceux que tu considères comme plus heureux que toi. Réprime en toi les passions dont tu vois qu’elles peuvent être nuisibles aux hommes, mais ne deviens pas indifférent. Sois compatissant avec tout ce qui est vivant, les êtres humains, les animaux, les plantes et les insectes. Garde-toi de détruire même ce que tu ne vois pas, parce que la vie est sacrée. Mange aussi peu que possible, parce qu’en mangeant tu fais du mal. La plupart des choses que tu produis sont des armes de guerre contre ce qui est vivant — songes-y parfois. Tu ne vis pas sans manger ni sans produire, mais si au moins tu éprouves un sentiment de faute, tu n’abuseras pas. Le Dieu qui est en toi est pur, il n’est pas responsable de tes mauvaises actions. Que la pureté de tes pensées s’approche de la pureté des images que tu as en tête. Que la pureté de tes paroles rejoigne la pureté de tes pensées. Que la pureté de tes actes rejoigne la pureté de tes paroles. Ainsi tes actes seront-ils aussi proches de Dieu que possible. »
     « Tout ce que l’on a cru avant toi a été digne d’être cru, réfléchis à cela. Apporte aux hommes une nouvelle foi en sachant qu’elle est ancienne comme le monde. On a toujours honoré le Dieu qui est en soi. Celui que tu honores toi aussi avec amitié. La piété et la soumission des hommes n’est pas digne d’imitation mais leur pensée a été bonne. Puisque, maintenant que le prophète a parlé, tu connais le Dieu qui est en toi, tu peux librement et hardiment utiliser toutes les images, anciennes et nouvelles, si elles te sont chères, à condition que tu n’empêches pas les autres d’utiliser les leurs. Toutes les images ont vécu dans les têtes des hommes, pourquoi devrais-tu les mépriser ? Tu serais très fort si tu arrivais aujourd’hui à tout synthétiser et à trouver une nouvelle place pour la plus ancienne des sagesses, mais tu peux tout aussi bien commencer à zéro. Si tu veux être très fort, prends en compte toute la science existante. Le prophète est celui qui te porte la parole, mais toi aussi, tu peux être prophète. Tu es toi-même Dieu, tu es celui qui prie, tu es une communauté de fidèles. Tu es un, tu es deux, tu es beaucoup. Sers ta foi comme cela te convient. Si tu es attiré par l’enseignement, enseigne, mais ne sois pas contrarié si ton enseignement n’est pas accepté. Ecoute tous ceux qui veulent t’instruire, ils ont sans doute quelque chose à dire bien que tu aies l’impression d’entendre des choses connues depuis longtemps. Ton corps est sanctuaire, ton esprit est esprit saint — on peut aussi voir les choses de ce point de vue. Le miroir est icône au-dessus de l’autel. Tu es ta propre demeure. Livre saint, tu prends cette parole de prophète toutes les fois que tu as envie de lire des pensées mises en paroles. Si les cérémonies solennelles te plaisent, n’hésite pas à les compliquer — il n’y a pas de mal à cela si tu ne t’y perds pas. La vérité est dans l’apprentissage et dans le changement, non pas dans la pétrification sur place. Tout est possible à condition qu’il y ait compétence et plaisir. Quand tu aspires à être en communauté avec Dieu, plonge en toi. Le centre du monde est ton moi frissonnant. La foi commence par l’extérieur, par la vision et la comparaison, mais elle s’achève toujours en toi. La seule mesure du péché est le choix, mais le péché peut être également plaisir. Le rachat est isolement, le salut est obtenu en échange du superflu. Il y a péché quand tu te nuis. Tu ne cesses de te nuire quand tu fais du mal aux autres. Ce ne sont pas la lumière et les ténèbres qui se battent, c’est la multitude de tes désirs. Devenir toi-même : voilà le secret de la vie. Réalise-toi, sois toi, tel que tout au long de ta route tu t’es façonné. Réponds à tes désirs et quand tu le peux, dispose-les par ordre d’importance. Fais tout ce qui t’agrée. Mais sache que la force rencontre la force, que l’union trouve l’union. Ce que tu fais contre les autres tu le fais contre toi-même. Il n’y a rien qui compte, hormis le maintien de ta vie — et encore —, cette vie pour laquelle tu utiliseras toute ta force. Que ta vie ne reste jamais dépourvue de réserves. Isole-toi de tout ce qui te trouble. Les choses du monde elles aussi sont distinctes, bien qu’elles soient liées entre elles. Un Dieu en pierre reste de pierre. Dieu est son propre Dieu. Notre vie commune est une belle habitude. Aie confiance en ton Dieu qui est en toi. Sois convaincu que ton destin sera heureux et qu’il est le seul qui te convienne. Voilà toutes les paroles, voilà toute la foi concentrée en ces paroles. »
     O-gen sentit qu’il lui avait été dit sur le monde ce qui devait lui être dit. Toute le reste, il devrait le déduire lui-même. Il resta encore ; il attendait l’ordre. Mais la paroi restait opaque. À l’entrée de la grotte, les ténèbres le fixaient. Il n’était jamais resté aussi longtemps. Mais il ne pouvait pas encore partir. C’était son dernier jour. La grotte ne s’écroulerait pas, mais lui n’y retournerait plus jamais de son vivant. D’autres viendraient, peut-être, de nombreuses générations, mais pas lui, ni ses réincarnations — s’il devait y en avoir.
     Il jeta un regard alentour. Sous la voûte, le vol d’une chauve-souris semblait vouloir lui indiquer que son temps à lui était révolu, que c’était son temps à elle qui allait commencer. Devrait-il véritablement attendre là jusqu’au matin ? Ou bien, après avoir tout entendu, était-il censé savoir quoi faire ? Mais quelque chose lui disait qu’il devait encore attendre la venue des dernières paroles.
     Le silence bruissait sous les voûtes. O-gen se leva. Il pressa la joue contre la paroi, la caressa de la main. Il passa la main sur la surface aussi loin que possible. Non pas pour la nettoyer à l’intention d’autres signes. Il ignorait lui-même la raison de son geste, mais dans les paroles qui lui avaient été révélées il était dit que l’homme devait faire tout ce qui lui plaisait lorsque cela n’impliquait pas de dommage pour les autres humains ou pour la nature vivante. Caresser la pierre d’une main chaude ne pouvait pas être mauvais pour l’harmonie avec la nature. N’y avait-il pas dans le monde nettement plus de bien que de mal ? Mais tous nous nous gardons du mal, même si cela ne semble pas présenter la moindre utilité…
     O-gen souffla sous le plafond pour donner au silence une odeur de vie. La chauve-souris quitta la caverne en maugréant. Ce n’était quand même lui faire grand mal : elle bougerait un peu, elle attendrait. O-gen se rassit à sa place et se dit : l’essentiel est de ne pas être impatient. Pour la première fois, il ne sentait pas les morsures de la faim. Combien de temps passa-t-il ainsi dans l’immobilité ? Il l’ignorait. Ses yeux s’étaient fermés quand il entendit le murmure qui en général précédait les paroles. En un clin d’œil, il fut alerte. Une dernière fois les caractères flambèrent devant ses yeux :
     « Va donc et dis ce que tu as à dire ! Les hommes t’attendent. Même ceux qui n’attendent pas. Ils sentent que tu vas venir, qu’attends-tu ? Parle, tant que ta voix porte. Consigne par écrit avec ces caractères nouveaux, avec ces caractères anciens comme le monde ce que tu as relevé. Quand tu l’auras fait, ou quand quelqu’un de tes auditeurs l’aura fait, tu seras libre, tu pourras mourir. Va, n’aie crainte. Tu ne confondras rien, tout est profondément inscrit en toi. Écris, tu pourras échapper à la vie. Va, proclame, écris ! Va, proclame ! Va ! »
     O-gen se leva. Il s’attendait à des paroles plus solennelles, mais il n’avait aucune raison de se plaindre. Il avait été choisi parmi les hommes, il avait largement de quoi être satisfait. Une nouvelle fois, il regarda dans le noir par la bouche de la grotte. La trace qu’il avait laissée dans le sable était profonde, un jour on l’admirerait, on adapterait à sa forme des sièges. Dans le sable étaient griffonnés des signes maladroitement effacés. Sous le plafond l’air bruissait à l’envi. Sur la paroi était encore inscrit le caractère : Va ! Continuerait-il à flamboyer même quand il serait parti depuis longtemps, même quand viendraient les générations nouvelles ? Où donc cela les conduirait-il ? Que devraient-elles annoncer ? N’était-il pas contradictoire d’annoncer à autrui qu’il fallait être centré sur soi et ne pas se mêler des choses d’autrui ? Non, O-gen n’avait pas le droit de penser ainsi. Il partit. C’était la nuit. Les pieds trouvèrent facilement leur chemin. Personne ne le guettait. Le désert était envahi d’un silence solennel. La lune avait fortement diminué. Une semaine s’était passée depuis le début de ses apparitions, il n’aurait pas droit à plus. Et personne d’autre non plus, puisque les paroles indispensables avaient été proférées.
     Près du portail, à l’ombre du platane, la petite servante l’attendait. À côté d’elle, deux grands baluchons. Comment avait-elle pu les faire sans se faire remarquer ? O-gen n’avait pas envie d’emporter des choses qui appartenaient à la Grande Veuve. Il regarda les baluchons et demanda :
     — Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ?
     — Tes affaires personnelles et les miennes.
     — Pourquoi ce matin as-tu mis des pierres dans mon baluchon ?
     — J’ai mis dans ton baluchon une toute petite partie de mon amour infini, chuchota la jeune fille non sans une certaine assurance.
     O-gen savait que, d’après la foi qu’il venait d’assimiler, la jeune fille ne lui appartenait pas en propre. En elle aussi vivait Dieu ; chemin faisant il voulait parler de cela plus longuement à sa bien-aimée.
     — J’ai jeté ces pierres à la ronde.
     — Tu as bien fait. Tu mérites que le monde apprenne mon amour pour toi. 
     — Pourquoi n’y as-tu pas mis des vivres comme hier ?
     — Cela aurait attiré en vain les vagabonds.
     Pour O-gen le comportement de sa bien-aimée de même que ses paroles étaient incompréhensibles. Il ne voulait pas croire que la jeune fille lui avait vraiment mis des pierres. Et que signifiaient ses paroles ? Comment des pierres colorées pouvaient-elles être un signe d’amour ? Est-ce que leur vie devait en rester là, est-ce que même la personne la plus proche reste à jamais incompréhensible ? Comment donc ceux qui lui sont étrangers pourraient-ils comprendre ses paroles ? Ou bien suffirait-il qu’ils en tirent les conséquences adéquates ? Est-ce que tout ceci n’allait pas de pair avec les choses révélées ?
     — Est-ce que dans ces baluchons aussi il y a des pierres ? demanda O-gen en désignant les paquets tout prêts.
     La jeune fille secoua la tête.
     — Ou bien d’autres choses inutiles ?
     — Toutes les choses sont inutiles, dit la jeune fille. C’est ce que tu ne vas pas tarder à proclamer. Tu vas prêcher la frugalité et la justice, je le sais. C’est d’ailleurs pourquoi tu prends avec toi la plus modeste des servantes.
     — Ce n’est pas vrai ! s’écria O-gen, un peu trop fort d’ailleurs. Je t’aime ! J’emporte mon trésor le plus précieux. Et je n’ai pas du tout l’intention de prêcher le renoncement !
     — Partons donc, et ne demande pas ce qu’il y a dans les baluchons. Laisse que je décide d’un certain nombre de choses si nous commençons à vivre et à voyager ensemble.
     O-gen regarda la jeune servante avec stupéfaction. Il n’avait jamais imaginé que cet être si modeste fût doté de tant de fierté et de détermination. Tout ceci était en harmonie avec sa foi, il n’avait rien à objecter. Quelle valeur auraient ses déclarations de vérité, si elles ne valaient pas pour l’être qui lui était le plus cher ? Il dit :
     — Que ta volonté soit faite. Dis-moi toujours quand tu auras quelque chose à me reprocher. Crois-moi, je serai capable de m’amender.
     — Je n’ai ni n’aurai rien à te reprocher, je le sais, dit la jeune fille. Tu lis mes désirs dans mes yeux et j’espère que je vais apprendre à faire de même.
     — Veux-tu dire que cela fait longtemps que tu m’aimes ?
     — Naturellement. Depuis le jour où l’on m’a prise dans cette maison et où je t’ai vu pour la première fois.
     — N’as-tu pas eu envie parfois de m’en donner des signes ?
     — Cher petit lourdaud ! Est-ce qu’autrement tu m’aurais toujours trouvée sur ton chemin ? D’où que tu viennes, où que tu ailles ?
     — Mais cela ne te dérangeait pas que je couche avec la Grande Veuve ?
     — Non, j’attendais mon heure. J’étais esclave de la Veuve, comme toi, mais dorénavant nous sommes libres. Allons-y enfin, avant que les autres ne se réveillent !
     — Je suis réveillée ! dit soudain la voix de la Grande Veuve.
     Elle était debout dans le portail et barrait le chemin aux deux partants. O-gen lui dit tranquillement et lentement :
     — Maintenant ma marchandise est rassemblée et je vais sans demeure me mettre en chemin pour la vendre avec le plus grand profit.
     La Grande Veuve jeta avec un sourire vénéneux un regard vers les baluchons de la servante.
     — C’est ça ta marchandise ?
     — Non, elle est ailleurs. Elle m’attend, et nous devons sans perdre de temps nous mettre en chemin.
     — Où entends-tu emporter ma servante ?
     — Je veux qu’elle soit ma compagne et qu’elle partage ma route.
     — Et ta couche.
     C’était peut-être la première fois qu’O-gen voyait la Veuve aussi mesquine. Il se senti grandi. Prendre des esclaves était une chose qui allait de soi. Il dit :
     — Je paierai ma dette dès que je me serai défait de ma marchandise. Et je te payerai cette servante dix fois son prix.
     — Elle n’est pas à vendre.
     — Ce n’est pas ce que je te demande. Je payerai cent fois son prix. Elle m’est chère, plus que tu ne l’as jamais été.
     La jeune fille posa la main sur l’épaule d’O-gen :
     — Ne dis pas de semblables paroles, elles ne sont pas dignes de toi. Un prophète ne fait pas de mal aux gens.
     La Grande Veuve eut un rire sarcastique :
     — À moi ! Me faire mal ! Ce malheureux O-gen !
     Elle semblait particulièrement exaspérée par la grandeur d’âme de sa rivale. Et bien sûr elle n’était pas non plus habituée à ce qu’un homme qui dépendait d’elle pût la dédaigner.
     — Au revoir, Grande Veuve ! dit O-gen en accompagnant ses mots d’un signe de la main.
     Une force irrésistible écarta l’énorme matrone du portail. O-gen prit l’un des baluchons, la jeune fille l’autre et ils franchirent les portes. O-gen n’était cependant pas entièrement satisfait de lui. Avec ce qu’il venait de dire, il avait induit la Grande Veuve en erreur car il savait très bien que ses paroles pouvaient être interprétées de différentes manières. Pourtant elle n’était pas la première personne à qui annoncer la bonne parole. Malgré tout ce qu’il avait en lui, O-gen ne se sentait pas encore suffisamment assuré pour tenter ses forces sur une personne aussi puissante qu’elle. Il dit :
     — Je te le dis, découvre Dieu en ton cœur. Quand tu auras réussi, ta vie sera douce et heureuse. Recueille-toi, Grande Veuve !
     La Grande Veuve les suivit du regard, sans savoir quoi répondre. Pourtant O-gen crut remarquer dans son comportement une ombre d’hésitation, c’était de bon augure. Il avait passé avec cette femme de nombreuses années, il n’avait aucune raison d’être ingrat.
     O-gen et sa bien-aimée entreprirent leur grand voyage. La route était longue jusqu’à la ville voisine. Ils n’y seraient ni le lendemain matin, ni le suivant, mais le troisième jour ils seraient sans doute arrivés. Alors commencerait la période la plus sérieuse de la vie d’O-gen. Il sentait qu’il se tirerait d’affaire. Il n’avait rien à inventer, les paroles lui avaient été données, son affaire était seulement de choisir parmi elles. Il ne devait pas se lancer dans des débats : quand le doute tombe sur une phrase, toutes les autres viennent à la rescousse. Et puis son comportement et celui de la jeune fille qu’il aimait seraient pour lui d’un grand secours. Il venait de voir sa raison et son cœur, il savait qu’il aurait en elle une véritable auxiliaire. Ils marchèrent d’un pas léger dans le désert nocturne. Devant eux murmurait l’éternité de la mer. Et murmuraient les paroles, comme des vagues se pourchassant. Au-dessus de la mer la lumière, au-dessus des paroles, la vérité. Un aliment vivant. Et ce jour fut le premier d’une ère nouvelle. 

1986