L’étendard en flammes

Roman traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry      

I

L’ANNEAU


          La maison des Staufen avait trois blasons. L’un d’entre eux, celui qui ornait l’anneau des empereurs, portait trois lions de gueules. Sur l’origine de ces armes, voici ce que l’on raconte :
     Quand l’empereur Frédéric Ier, déjà âgé, se croisa pour aller libérer la Terre sainte du joug des infidèles, le roi d’Angleterre et le roi de France s’associèrent à lui. Le jeune souverain anglais Richard Plantagenêt – que les troubadours honorent du surnom de Cœur de Lion – était, par ses vertus chevaleresques sinon par sa sagesse dans l’art de gouverner, digne de l’empereur de Rome, et leur considération réciproque se mua bientôt en une étroite amitié, comme cela arrive souvent entre la vieillesse consommée et la prime jeunesse. (Le ciel ne se pare-t-il pas fréquemment des mêmes teintes au lever et au coucher du soleil ?) Lorsque leurs armées se séparèrent, selon le plan de campagne arrêté, et que les seigneurs alliés prirent congé les uns des autres, le roi Richard retira l’anneau qui portait son blason à trois lions et l’offrit à l’empereur en gage d’amitié chevaleresque et de fidélité. À ce spectacle, le roi de France présent à leurs côtés sentit en son cœur l’âpre aiguillon de la jalousie, dont la blessure ne se referma jamais. De là lui vint cette amère rancœur à l’égard de Richard, qui causa tant de mal à ce dernier, mais en cet instant naquit aussi l’animosité de toute la dynastie française envers la lignée des Staufen, qui se transmit de génération en génération et dont nous voulons raconter ici l’épisode final.
     L’ami savant qui regarde constamment par-dessus mon épaule ce que j’écris ne peut retenir un sourire dédaigneux : suis-je donc à ce point ignorant de l’héraldique, que je ne sache distinguer un lion d’un léopard ? Dans ce cas, il est sans doute vain de m’expliquer encore que les armes des Plantagenêt représentaient une fleur de genêt, qu’on devait tout naturellement retrouver sur l’anneau sigillaire de Richard ; et que même si l’empereur Frédéric porta réellement la bague en question, alors celle-ci dut disparaître avec lui lors de sa noyade dans le courant d’un fleuve de Cilicie.
     Voici ce que je réponds à mon subtil ami :
     Les érudits ne ménagent pas leur peine pour rassembler toute la vérité, fragment par fragment, mais c’est pour entreposer ceux-ci dans des réserves où ils moisissent bientôt. Le conteur, lui, parle à la lueur du feu de camp pour son plaisir et celui de ses auditeurs, et la légende, modeste grain de sénevé, croît rapidement jusqu’à devenir un arbre immense, qui vivra mille ans et plus, et dont les graines donneront à leur tour naissance à d’autres arbres. Et tout comme le marcheur évite la route droite et poussiéreuse, lui préférant le sentier forestier herbeux, de même la brume bleutée des légendes m’attire-t-elle davantage que la poussière des archives. Que tous ceux qui ont commencé à écouter mon histoire et se préparent à y sacrifier une nuit ou deux se le tiennent pour dit : je ne sais même pas où et quand elle se terminera.
     Ainsi voyons-nous cet anneau, tiré des flots par quelque miracle – tel, jadis, celui du souverain païen Polycrate, et peut-être d’aussi mauvais augure –, orner le doigt du roi Henri tandis que ce dernier accorde sa main à la reine Constance et coiffe la couronne de Sicile. Nous le voyons au doigt du second empereur Frédéric alors que, d’un simple geste de la main, il règle le sort des pays et des peuples. Nous le voyons enfin quitter le doigt du roi Konrad, retiré par Manfred l’usurpateur, le fils naturel de l’empereur, qui se dressa contre ceux de son sang et aggrava la malédiction que l’or, toujours, porte avec lui, surtout lorsqu’il pare les mains des souverains.
     Le voyageur qui s’écarte, pour des raisons quelconques, de la grand-route reliant Naples à Foggia, a des chances de se trouver, dans le voisinage de la ville de Bénévent, face à un monticule enfoui sous les rosiers sauvages et qui porte, précisément, le nom de Rocca delle Rose. Si le hasard lui fait de surcroît rencontrer un homme instruit, celui-ci pourra lui apprendre que ce tertre est en quelque sorte un mémorial, sous lequel repose Manfred, l’infortuné roi de Sicile et de Naples, qui tomba là le 26 février 1266 en combattant contre les vassaux et les mercenaires de Charles, duc d’Anjou et frère du roi de France.
     Ce ne fut pas à l’origine une façon de perpétuer le souvenir d’un souverain bien-aimé – qui, s’il usurpa bel et bien le trône, n’en gagna pas moins le cœur de son peuple –, mais l’œuvre d’ennemis venus de loin et assoiffés de butin, qui entendaient ainsi vouer à l’oubli éternel la dépouille d’un homme à qui le duc victorieux et le pape qui avait béni les armes de ce dernier n’avaient pas même accordé une poignée de terre bénite, ni les prières chrétiennes dues aux morts. On raconte aussi que le gendre généreux du duc, Robert, le comte de Flandre, avait imaginé cette ruse pour épargner au cadavre du roi défunt un sort pire encore, à l’heure où le sang et le vin avaient ôté la raison aux vainqueurs et où les cris de détresse de Bénévent en proie aux flammes cherchaient vainement le chemin du Ciel, puisque le gardien des clés du Royaume leur en interdisait l’accès. Mais les guerriers épuisés auraient difficilement mené à bien l’érection de ce haut monticule si, plus tard, chaque citoyen de Bénévent n’y avait apporté au moins une pierre pour dénoncer l’injustice que lui avait fait subir un pouvoir étranger.
     Le souvenir de l’anneau du roi, qu’il connaissait peut-être par les chants des troubadours de Provence, revint trop tard à l’esprit du duc. Manfred était déjà enseveli et la duchesse, qui s’était tenue constamment aux côtés de son époux, déclara en souriant :
     « Monsieur, que vous importe un simple anneau, objet de vulgaires racontars ! N’ai-je pas moi-même sacrifié tous mes bijoux pour vous donner la couronne de Sicile ? »
     Le duc Charles, dont personne n’avait jamais vu le sourire, tourna vers sa femme un visage impassible.
     « Madame, il est inutile de me rappeler à qui doit aller ma reconnaissance après cette victoire. Le moindre moineau ne tombe pas du toit sans que ce soit la volonté de Dieu, et tout ce que nous avons fait, c’est lui qui en a établi le dessein dans notre cœur. »
     La duchesse, qui portait encore le manteau dans lequel elle avait chevauché à la tête de ses hommes à travers les États italiens pour venir en aide à son époux en difficulté, baissa les yeux et se tut, comme le faisaient tous, humbles ou puissants, et même le pape de Rome, lorsque le duc posait sur eux son regard inanimé.
     Puis ils se tinrent immobiles et silencieux, regardant vers le sud où les attendait la longue route inconnue vers la Sicile et le trône royal dans Palerme la dorée. Sur cette route, que le duc d’Anjou avait aujourd’hui dégagée par l’épée, rien ni personne ne pourrait l’arrêter, et sûrement pas un anneau enfoui sous un tas de rochers. Ils ne savaient pas – personne ne savait, hormis un homme dépourvu de nom – que l’anneau était déjà en chemin vers le nord où, par-delà des centaines de collines et de montagnes, un jeune garçon récitait au pied de son lit d’enfantines prières du soir, dans lesquelles il implorait la bénédiction divine jusque sur ses ennemis, y compris le faux roi Manfred.
     Mais en cette nuit de désolation, ici ou là dans l’Italie meurtrie par les guerres, une femme modeste ou un petit enfant qui ne laissaient pas se briser le dernier espoir chuchotaient, presque inconsciemment, un nom que tous les autres semblaient avoir oublié :
     « Corradino ! »
     Quand sept années se furent écoulées après la disparition de Frédéric II, le bruit commença à se répandre en Allemagne qu’en réalité l’empereur n’était pas mort, mais qu’il s’était retiré dans une grotte de montagne, pour éprouver la loyauté de ses vassaux et de son peuple. La septième année devait être celle de son retour. De fait, il advint à plusieurs reprises qu’un imposteur tentât de se faire passer pour l’empereur ; mais avant que l’un quelconque de ces illuminés n’ait réussi à regrouper autour de lui un nombre appréciable de partisans et à semer ainsi davantage de confusion dans une époque déjà passablement troublée, il pendait au gibet, à moins que ses jours n’eussent pris fin d’une manière encore plus honteuse et plus douloureuse.
     Alors la rumeur s’éteignit pour un moment ; mais lorsque la domination arbitraire des ducs et des comtes se mit à peser toujours plus lourdement sur cette terre orpheline, lorsque les noms de chevalier et de voleur furent devenus synonymes, la même histoire reprit vigueur. Si l’empereur n’était pas revenu au bout de sept ans, alors à coup sûr c’était après deux fois sept années qu’il devait reparaître. D’ailleurs, la route était longue depuis le Sud lointain : peut-être ignorait-il combien il était attendu et à quel point on avait besoin de lui. Il y avait si longtemps qu’il avait abandonné son peuple allemand et frayait avec des étrangers – il s’était même, disait-on, attablé avec les Sarrazins mécréants, buvant du vin en leur compagnie, peuplant à leur manière sa maison de concubines et recherchant le conseil des astrologues. Mais par la suite il avait réalisé combien fourbe est le cœur de l’étranger à la peau sombre, sur quel chemin impur il s’était fourvoyé et comment, d’empereur souverain, il était devenu l’esclave de conseillers à la langue mensongère. En proie à un profond repentir il avait fui tout cela, se faisant même passer pour mort et enterrer en grande pompe ; depuis lors, solitaire au milieu des montagnes, il attendait dans le jeûne et la prière le temps où lui-même et son peuple auraient recouvré la pureté et la force. Alors il brandirait de nouveau son épée et reviendrait restaurer le droit et rendre la justice, avec l’aide de ses nobles et fidèles Allemands. Ce serait de nouveau comme aux temps anciens, quand chaque homme pouvait avec assurance aller son chemin, faire son travail et manger son pain.
     Deux fois sept années avaient passé, mais l’empereur ne reparaissait toujours pas. On parlait bien de tel ou tel nouveau souverain élu par les princes, mais ce n’étaient là que des noms étrangers et rien de plus : personne n’en voulait ni ne les attendait. Les vassaux de Frédéric II, le roi de Bohème en tête, n’agissaient qu’à leur guise, élargissaient leurs domaines et mettaient leur pays en coupe réglée. Même les prélats et les abbés délaissaient la croix pour l’épée, non pas pour défendre le peuple mais pour l’opprimer. Les ducs de Bavière, rendus plus puissants par le mariage de leur sœur avec le roi Konrad, se querellaient entre eux mais maintenaient dans une honteuse captivité le petit-fils de l’empereur, dont on déplorait le destin infortuné, mais dont personne non plus n’espérait l’aide.
     Mais après tout, pourquoi exactement sept ans ou deux fois sept ans ? Lorsque le tronc de l’espoir s’affaiblit, ses racines continuent pourtant à s’étendre : l’empereur pouvait revenir n’importe quand, on ne savait ni le jour ni l’heure. Et pourquoi devait-il attendre quelque part dans une grotte, sans même jouir de la lumière du soleil ? Peut-être était-il demeuré tout ce temps au milieu de son peuple, déguisé et ayant modifié son apparence corporelle, voyant tout, entendant tout ! Ceux qui jusqu’à présent s’étaient fait passer pour lui avaient été convaincus d’imposture ? Soit, il y a toujours eu des faux prophètes. Cela prouvait seulement qu’il devait y en avoir un authentique ! Dans le pays montagneux de Souabe méridionale, aux vallées isolées du reste du monde, les histoires survivaient, entêtées. Les routes immémoriales du commerce et des expéditions militaires passaient par là, et des étrangers les empruntaient toujours, même en ces temps troublés et périlleux. Qui pouvait savoir si l’un d’eux n’était pas l’empereur tant attendu ? Il devait maintenant être bien vieux, soixante-dix ans ou peut-être encore davantage. Mais les gens simples, qui n’étaient pas sûrs de leur propre âge, ne prêtaient pas grande attention à ce détail. Il pouvait bien avoir cent ans, c’était toujours l’empereur. Charlemagne n’était-il pas âgé de deux cents ans, qu’il combattait encore les infidèles et les défaisait impitoyablement devant Saragosse ? Et Frédéric Ier avait soixante-dix ans lorsqu’il était parti reconquérir Jérusalem. Qui pouvait être certain qu’il avait péri en terre étrangère, ainsi que l’assuraient les puissants, puisque ceux-ci mentent toujours ? Peut-être vivait-il encore lui aussi ! On avait aperçu un géant à la barbe flamboyante au sommet d’une montagne – cela pouvait n’être qu’une vision, mais sait-on jamais ?…
     Sur la route qui, de Chiavenna, va jusqu’au lac de Constance en passant par Splügen et Chur, route dangereuse et dont la plus périlleuse portion porte du reste le nom de Via mala, des émissaires de Toscane et de Lombardie, qui tenaient les risques naturels pour négligeables au regard du péril que représentaient les bandits, cherchaient à se rendre auprès du jeune duc de Souabe. L’évêque de Chur avait encore assez de pouvoir pour garder la route plus ou moins dépourvue de voleurs, mais même là il valait mieux se déplacer en groupe que seul. On peut donc imaginer que les trois nobles toscans qui rencontrèrent un cavalier solitaire à une journée de marche de Chur le prirent tout d’abord pour un paysan, ou en tout cas un habitant du cru. Ils furent surpris lorsque le vieil homme, répondant à leur question, leur déclara dans un italien compréhensible, quoique apparenté à un dialecte inconnu d’eux :
     « L’auberge n’est plus très éloignée. Si mon cheval ne s’était mis à boiter en chemin, j’y arriverais moi-même largement avant le coucher du soleil, ce qui vous sera certainement possible sans vous hâter. »
     Les nobles voyageurs regardèrent le vieillard en haillons avec étonnement et incrédulité. Visiblement, ses vêtements avaient dû être jadis ceux d’un seigneur, mais une longue errance les avait réduits à l’état de guenilles. Son visage maigre et ridé et ses cheveux décolorés lui avaient donné au premier abord une apparence sénile, mais il se tenait droit et libre de contenance, comme s’il s’était adressé à ses pairs. Il répondit cependant en biaisant à chaque question un tant soit peu personnelle.
     « Je suis un voyageur, comme tous ceux qui vont par les chemins. L’un emporte avec soi davantage que l’autre et, comme vous pouvez le constater, la partie visible de mon fardeau est tout à fait minime. Certains abandonnent jusqu’à leur nom lorsqu’ils se mettent en route, et qui songerait à leur en faire grief ? Non, messeigneurs, ne m’attendez pas ! Même si l’on peut être tranquille par ici, au moins tant qu’on reste à portée de la crosse de l’évêque de Chur, il est cependant souhaitable de se trouver sous un toit avant la nuit. De plus, il faut toujours du temps pour préparer le dîner, car si même le père a attendu, pour faire tuer le veau gras, que son fils disparu ait atteint sa demeure, combien davantage encore l’aubergiste, qui ne sait pas quels hôtes sont en chemin. Pour moi, je ne crains ni n’attends rien, et je me contente de la soupe dont on nourrit les serviteurs. »
     Ainsi les nobles seigneurs et leurs domestiques avaient-ils dîné et s’étaient-ils même déjà endormis, lorsque le voyageur solitaire arriva à l’auberge. Il partagea le repas simple des serviteurs et se montra alors beaucoup plus bavard, surtout lorsque la cruche de bière parut sur la table. Il narra les aventures dramatiques ou plaisantes qu’il avait vécues au cours de son long périple, et le temps passa si vite qu’il pouvait être déjà minuit lorsqu’il se laissa conduire à l’emplacement où il pourrait dormir. Mais il se releva bientôt, comme si à la manière des vieillards il n’avait pu trouver le sommeil, et il sortit. Debout, seul dans l’obscurité, il observait le versant de la montagne, sur lequel des feux isolés allaient et venaient comme des yeux de loups.
     À l’heure la plus profonde de la nuit, les seigneurs venus de loin furent soudain réveillés par du vacarme et des cris. Saisissant leurs armes et se précipitant au dehors, ils virent, les yeux brouillés par le sommeil et l’effroi, le vieil homme qui combattait seul contre une bonne douzaine de bandits cagoulés de noir. Même dans l’obscurité, un connaisseur pouvait se rendre compte qu’il maniait l’épée comme un vrai chevalier. Quant aux brigands, constatant que leur plan de tuer les voyageurs en plein sommeil avait échoué et voyant les serviteurs, qui prenaient courage, se précipiter avec des gourdins aux côtés du combattant solitaire, ils jugèrent la fuite préférable.
     L’aubergiste, qui était resté tout ce temps auprès des femmes à gémir et à se lamenter, se hâtait maintenant d’implorer l’indulgence de ses hôtes, et il leur assura que pareille chose ne s’était encore jamais produite dans le voisinage immédiat de l’évêque de Chur. Il devait s’agir d’une trahison, d’un complot fomenté par des chevaliers ennemis du duc de Souabe, et non point de l’acte d’authentiques bandits de grand chemin. Quelqu’un devait avoir eu vent par avance de la venue des hôtes, et l’avait signalée. Disant cela, il lançait des regards soupçonneux en direction de l’homme qui avait certes, selon toute apparence, combattu vaillamment contre les brigands, mais sans doute seulement lorsque les autres s’étaient réveillés et précipités au dehors.
     Les Toscans cependant, davantage capables d’apprécier s’il s’agissait d’un combat feint ou authentique, entouraient déjà le vieillard pour le remercier de son aide et lui serrer la main.
     « Pardonnez-moi, mes mains sont pleines de sang : celui de ces malfrats ou le mien, je ne sais, mais je souhaite tout d’abord les laver », déclara le voyageur, toujours du même ton courtois mais réservé.
     Lorsque l’étranger se dirigea vers la cuve et qu’une des femmes s’empressa de venir l’éclairer avec une lanterne, l’aubergiste posa les yeux sur son anneau et eut un brusque mouvement de recul et de frayeur, puis il se mit à trembler davantage encore que pendant le combat et, pour un peu, serait tombé à genoux. Nous ne savons pas si quelqu’un d’autre vit cet anneau, car lorsque le voyageur eut lavé et séché ses mains afin de serrer comme il convenait celles que les nobles toscans lui tendaient, il ne le portait plus au doigt.
     Cet incident avait à moitié étourdi l’aubergiste, et son trouble semblait gagner toute la maisonnée. Personne ne protesta lorsque les étrangers exigèrent que le vieillard en haillons partageât avec eux la meilleure chambre de l’auberge. Il sembla plutôt qu’on le traitait et le servait avec encore plus de respect que les autres. Et le lendemain matin, à la place de sa haridelle boiteuse, on lui avait déniché comme par miracle un jeune et vigoureux coursier qu’il ne se fit pas prier pour accepter, déclarant :
     « Je vois maintenant que ma tâche est plus urgente que je ne le pensais. Il est temps que l’aigle quitte son nid, car la meute des faucons a pris trop de force. »
     Le voyageur solitaire se joignit alors au convoi des Toscans, qui le traitèrent comme leur pair. Mais il demeurait taciturne, quoique toujours poli et aussi bon connaisseur des usages que du maniement des armes. Grands furent donc leur étonnement et leur désarroi lorsque, arrivant à l’abbaye de Saint-Gall, ils virent les serviteurs de l’abbé tirer brutalement le vieil homme à bas de son cheval et l’emmener. L’abbé Berthold répondit sèchement à leurs protestations :
     « Si quelque moine mendiant de Toscane veut se faire passer pour le pape, libre à vous de le traiter comme bon vous semble. Ici, en Souabe, c’est moi qui connais mon devoir de vassal et tuteur du duc Konrad. Oubliez ce que vous venez de voir et prenez place à table, que je puisse vous honorer comme mes hôtes. » Et il ne permit à personne de reparler de cet incident.
     Lorsqu’il eut rempli ses devoirs de maître de maison envers les étrangers, il regagna sa cellule de travail et se fit amener le prisonnier chargé de fers.
     « Vil imposteur ! » s’écria-t-il d’une voix tonnante. Malgré son habit de moine, on aurait plus facilement pris l’abbé Berthold pour un chevalier et un guerrier que pour un religieux. « Encore un pauvre fou qui cherche à se faire passer pour l’empereur Frédéric ! Raconte-moi comment tu te trouves en possession de l’anneau des Staufen, et je ferai abréger tes souffrances.
     – Votre Grandeur fait erreur, répondit paisiblement le prisonnier. Pauvre fou, plutôt, celui qui a colporté une telle fable jusqu’à vos oreilles. Je sais, mieux que personne, que l’empereur Frédéric est mort depuis longtemps, car j’ai moi-même prié bien des fois sur sa tombe dans la cathédrale de Palerme.
     – Ah ! hurla l’abbé. Tu commences déjà à avouer, misérable vagabond ! Explique alors pourquoi tu rôdes par ici et incites le peuple à croire ces mensonges éhontés. Il a suffi de quelques jours pour que tout le pays entre Chur et Saint-Gall résonne des histoires les plus invraisemblables. Des paysans ont déjà menacé ouvertement leurs seigneurs et juré de les massacrer dès que l’empereur en aura donné l’ordre.
     – Si les paysans regimbent contre leurs maîtres, peut-être n’est-ce pas toujours eux qui sont en tort. Mais je n’ai en rien aidé à cela.
     – Cependant, tu te pavanes avec l’anneau des Staufen, qui est évidemment un faux !
     – L’anneau est authentique, et je prie votre Grandeur de me le restituer. J’ai, en effet, juré au roi Manfred mourant de le transmettre à son propriétaire légitime, le jeune duc Konrad.
     – Peut-être voudrais-tu aussi que je te fournisse des vêtements neufs, des chevaux et une escorte, et que je te renvoie avec les honneurs ?
     – Je ne demande pas d’honneurs, mais la bénédiction de votre Grandeur, car ma mission est importante et sacrée : les regards de la Sicile réduite en esclavage et ceux des villes italiennes ravagées par les guerres qu’elles se livrent les unes aux autres, mais aussi ceux des chevaliers d’Acre et des pèlerins de Jérusalem, sont aujourd’hui unanimement tournés vers le duc Konrad. Je sais que ce n’est encore qu’un enfant, mais l’anneau des Staufen passé à son doigt fera de lui un homme.
     – Tu parles vraiment comme un fanatiseur de populations – on voit que tu as appris en Italie l’art des belles paroles. Là-bas les hommes sont tous des discoureurs, mais rien de plus. Qui es-tu toi-même, pour qu’on t’ait confié une telle mission ? Quel est ton nom, et d’où viens-tu ?
     – Je viens du champ de bataille de Bénévent, comme je l’ai déjà dit. Si je n’y ai pas versé mon sang jusqu’à la dernière goutte pour cette cause perdue, c’est seulement parce que j’étais chargé d’un fardeau plus précieux que ma propre vie. Quant à mon nom, il ne signifie rien : j’en ai porté un grand nombre, et je reconnais que je n’ai pas toujours su les garder intacts de toute souillure. J’ai combattu aux côtés de Manfred, qui s’était proclamé roi – mais que pouvions-nous faire, alors que lui-même ne savait que croire de toutes les rumeurs qui nous parvenaient ? D’aucuns disaient que le jeune Konrad était mort, d’autres qu’il était retenu prisonnier, certains le prétendaient même rallié au pape. En punition de mes fautes, Dieu m’a infligé des blessures incurables, mais la plus profonde et la plus incurable de toutes est dans mon cœur. Révérend Père, laissez-moi accomplir, au moins une fois dans ma vie, une action réellement chevaleresque : rendez-moi la liberté et l’anneau des empereurs, afin que je puisse de mes mains le remettre au dernier des Hohenstaufen, et remplir ainsi l’engagement pris devant un mourant.
     – Il faudrait que je sois fou ! rugit l’abbé de Saint-Gall. Et même si je te croyais, hypocrite mendiant, que dirais-je au peuple en révolte ? Le seul remède qui puisse le calmer, c’est la vue de son faux empereur se balançant au gibet ! Sans quoi, les racontars et les ferments de révolte ne disparaîtront jamais des vallées de Souabe.
     – S’il est vrai qu’il faille au peuple une victime sur l’échafaud, je fais serment de revenir lorsque j’aurai remis l’anneau, et vous ferez alors de moi ce que bon vous semblera. Je suis prêt à proclamer publiquement que je ne suis pas l’empereur Frédéric mais un misérable pécheur, et à me passer moi-même la corde au cou.
     – Comment serais-je assez fou pour croire en ta parole ? s’écria de nouveau l’abbé Berthold. D’abord, si tu étais vraiment un chevalier allemand honorable, pourquoi refuserais-tu de me dire ton nom et celui de ta maison ?
     – Si je m’y refuse aujourd’hui, c’est pour des raisons impérieuses, qui n’ont toutefois rien à voir avec ma mission, mais avec l’honneur de ma famille et le bonheur d’une dame.
     – C’est la vieille rengaine avec laquelle les acteurs et les chanteurs de foire distraient les foules ! Peut-être, pendant que tu y es, vas-tu prétendre être le chevalier Parsifal, ou quelque autre de ces ânes de chevaliers du roi Arthur ? Ou alors le juif Ahasvérus ? Mais assez de sottises ! Essaie d’expliquer cela à mes gens, dans les caves de l’abbaye. Je suis sûr que ton histoire sera beaucoup plus brève ! »
     D’un signe, il ordonna à ses serviteurs d’emmener le prisonnier, et partit rejoindre ses hôtes pour partager avec eux le repas du soir. Mais à peine s’était-il assis qu’un messager arriva, porteur d’une lettre de l’évêque de Constance. L’abbé déroula la missive, et son visage s’assombrit au fil de la lecture. Après un préambule constitué des politesses habituelles, l’évêque Eberhard écrivait :
     « Je dois maintenant t’annoncer une triste nouvelle, qui menace de ruiner tous nos plans. Le duc Konrad a brusquement été frappé d’une terrible maladie de l’esprit : il a perdu tout appétit de vivre et il est venu ici me supplier de lui permettre de se retirer dans un couvent et de renoncer à tous ses droits. Il prétend avoir des visions et entendre des voix ; comme tous les Hohenstaufen, il est à craindre que rien ne parvienne à le faire dévier de son idée. Rien, à moins que le Seigneur ne fasse un miracle ou n’envoie quelque signe… »
     « Insensés ! hurla l’abbé Berthold, renversant la coupe de vin qu’il n’avait pu encore lever une seule fois. Ils sont tous devenus fous ! Et je suis sans doute moi-même fou à lier, si je fais ce que je pense maintenant ! Mais un signe… si un signe quelconque peut aider, peut-être est-ce tout de même le Seigneur qui a envoyé celui-ci, pour montrer la vanité de l’esprit humain. »
     Les hôtes furent impressionnés par ces paroles, bien qu’on les ait déjà mis en garde, avant leur départ, contre les brutales manières allemandes. Ils furent tout aussi frappés le lendemain, lorsqu’ils prirent la direction de Constance en compagnie de l’abbé et qu’ils retrouvèrent à leurs côtés leur ancien compagnon de route, libre à nouveau. Toutefois, leurs questions pressantes ne reçurent pas la moindre réponse de l’étrange vieillard.
     Ainsi advint-il qu’en la ville de Constance, Konrad von Hohenstaufen reçut l’anneau de sa lignée. Le jeune duc tressaillit comme si un coup l’avait frappé, remettant d’aplomb son esprit sombré dans la mélancolie, mais il ne dit pas un mot. Il baisa simplement l’anneau et le passa à son doigt : or, voici que l’anneau lui allait parfaitement, car sa main n’était plus celle d’un enfant, mais celle d’un homme.


II

L’ÉTENDARD


     Pendant douze ans, la Souabe avait eu pour duc un enfant dont personne ne se souciait, à l’exception d’une femme au cœur sensible qui déplorait le sombre destin du garçonnet. Le jardin florissant de l’époque des empereurs était désormais envahi par les mauvaises herbes. Les comtes et les chevaliers, qui ne recevaient plus pour prix de leur vassalité la protection du seigneur, devaient s’en remettre à la force de leur seule épée ; mais l’épée qui ne sert pas un maître peut facilement dévier, lorsqu’une tentation se présente. Les évêques et les abbés, qui auraient dû mettre la parole divine en pratique dans toutes leurs actions, n’entendaient celle-ci que rarement, car elle leur parvenait par l’intermédiaire du détenteur des clés du Royaume céleste : or le gardien des clés demeurait bien loin, et les affaires de son royaume terrestre le préoccupaient davantage que la défense du Saint Sépulcre, ou que tant d’autres choses. On allait jusqu’à dire que si quelqu’un voulait conquérir rapidement la couronne du martyre, il n’avait qu’à se faire missionnaire chez les barons allemands. Les citadins qui, par le travail et le commerce, avaient acquis argent et respectabilité sous la protection du glaive impérial, devaient maintenant porter eux-mêmes l’épée à la ceinture, et ne l’utilisaient pas seulement en voyage, mais aussi pour la défense de leur famille et de leur maison. Quant aux paysans, leur sort n’était guère plus enviable que celui du gibier dans les forêts seigneuriales. Quoi d’étonnant alors à ce que faux empereurs et faux prophètes, amuseurs de foire et prestidigitateurs, pullulassent comme moustiques par un été pluvieux, et que pour finir personne ne sût même plus distinguer sa gauche de sa droite ?
     Le duc de Bavière, Ludwig, sous la protection duquel grandissait Konrad, était craint et détesté pour son naturel sévère et colérique, mais il faut reconnaître à son honneur qu’il avait au moins su préserver de la dislocation le royaume qu’il avait en garde. Personne ne peut savoir quelles étaient ses pensées intimes et ses intentions secrètes à cet égard, et tant que le dernier des Hohenstaufen vivait, l’espoir demeurait dans le cœur des Souabes fidèles.
     Lorsque Konrad atteignit l’âge de quatorze ans – le jour de l’Annonciation, l’année même où la nouvelle de la mort du faux roi Manfred arriva en Allemagne –, le duc Ludwig fit proclamer sa majorité légale. Mais le jeune duc ne sembla prendre aucune part aux réjouissances de cette journée : l’annonce du trépas du demi-frère de son père, excellente nouvelle aux yeux de tous ses amis et partisans, qui y voyaient un juste châtiment céleste, l’avait plongé dans une tristesse profonde et lui avait fait verser des larmes amères.
     « C’était malgré tout le fils de notre noble grand-père, et dans ses veines coulait le sang des Staufen. Ennemi, il demeurait cependant l’un des miens. Je me trouve aujourd’hui encore plus seul, d’autant que personne ne sait si le roi de Sardaigne est toujours en vie. »
     Le duc Ludwig fronça les sourcils en entendant cette lamentation. Mais Friedrich, le duc d’Autriche, qui avait été le compagnon de jeux de Konrad, tomba à genoux et s’écria :
     « Mon noble ami et cousin, vous que j’ai toujours considéré comme mon frère, comment pouvez-vous proférer des paroles aussi dures ? Pensez à votre mère – pour moi, pauvre orphelin, j’en suis hélas privé ! Pensez à ses frères, qui ont veillé sur vous avec amour, tandis que le traître Manfred n’a fait que convoiter votre royaume et votre trésor ! Je ne vous demande même pas de penser à moi, dépourvu de patrie mais qui suis prêt à tout moment à offrir ma vie pour vous ! »
     Alors Konrad, que la pâleur de ses joues et la gravité de son regard embué de larmes faisaient momentanément paraître plus âgé qu’il ne l’était en réalité, lui répondit :
     « Pardonnez-moi, mon frère – car je n’ai pas de frère, qui me serait plus proche –, si je vous ai blessé par mon affliction. Ne prenez pas cela pour de l’ingratitude : le chagrin du cœur ne sait pas choisir ses mots. Non, je n’oublie pas ma mère, et je la chéris, bien qu’elle ait ôté de sa tête la couronne d’Allemagne et qu’elle ait dénoué ses cheveux devant le comte de Tyrol. Vous êtes plus heureux que moi, vous dont la mère repose en terre, puisqu’il vous est permis de garder confiance en l’amour et en la fidélité des femmes. À mon très noble oncle je suis redevable au plus haut point, puisqu’il a paternellement veillé sur moi et que j’ai connu dans sa maison toutes les joies de l’enfance. Cependant, permettez-moi à cette heure de pleurer un homme dont les méfaits ne m’ont été que rapportés par autrui, alors que sa noblesse m’est affirmée par la voix de mon propre sang. Et laissez-moi verser des larmes sur mon infortuné peuple de Sicile, tombé en des mains bien plus malfaisantes, puisque dans ma faiblesse je ne saurais être d’aucun secours à quiconque. »
     Puis il serra son ami sur son cœur et baisa la main de son oncle, dont le visage conserva pourtant son expression contrariée.
     À compter de ce jour, le jeune duc Konrad, qu’on avait plutôt vu jusqu’alors gai et espiègle comme un enfant, demeura mélancolique, et son teint prit une pâleur maladive.
     Un jour qu’il se promenait dans le jardin du château avec son ami Friedrich et que personne d’autre ne l’écoutait, il se décida à lui confier la raison profonde de sa détresse.
     « C’est une chose dont je n’ai osé parler à personne, pas même à vous, mon noble ami. Je sais que vous me tiendriez pour plus enfant encore que je ne le suis par l’âge. Car la raison de tout cela est en réalité un rêve, que je fis la nuit qui précéda l’annonce de la mort de Manfred. Dans ce rêve, l’expédition guerrière vers la Sicile, dont nous avons tant parlé et que nous nous sommes si souvent représentée dans nos jeux, était devenue réalité. Dans un lointain pays étranger, sur une plaine déserte entourée de collines grises, j’étais à la tête de mes troupes et le combat devait être acharné, encore que je n’aie rien vu très nettement car tout était comme entouré de brouillard, ou d’une épaisse fumée. Je chevauchais en première ligne et je portais l’aigle-étendard des empereurs, mais je me sentais pourtant seul, comme si tous, y compris mes propres soldats, avaient été mes ennemis. Subitement, je me rendis compte que le drapeau que je brandissais avait pris feu. Les flammes s’élevaient sur ses bords comme des franges rouges et rendaient plus écarlate encore l’aigle impériale. Très effrayé, je n’avais qu’une pensée en tête : parviendrais-je à vaincre mes ennemis et à atteindre le sommet de la colline avant que l’étendard ne se soit entièrement consumé ? Je sentais que le temps m’était compté et s’écoulait rapidement, mais je savais aussi la victoire proche. Cependant, plus je pressais l’allure de mon cheval, plus les flammes grandissaient. À vrai dire, je ne sais pas ce qui arriva à la fin, ni si je réussis à garder le drapeau jusqu’à l’instant de la victoire, car je me réveillai, trempé de sueur et le cœur battant sauvagement. Je n’avais encore raconté mon rêve à personne, que déjà nous apprenions la mort de mon oncle et la perte de la Sicile. Je compris tout de suite ce que cela signifiait et ce qu’on attendait de moi. Mais mon cœur est craintif, et mon bras est faible. Comment pourrais-je, moi si jeune, si pauvre et si seul, reconquérir une terre lointaine et asservie par un ennemi puissant ?
     – Pourquoi dites-vous toujours que vous êtes seul ? Je ne parle pas de moi : je n’ai rien d’autre à offrir que mon épée et mon cœur. Le roi Ottokar m’a ravi l’Autriche, la terre de mes ancêtres maternels, et je n’ai aucun espoir de la reconquérir, car je n’ai pas autant de partisans que vous. Mais le duc Ludwig s’est déjà à de nombreuses reprises déclaré prêt à soutenir une guerre contre Anjou, et les émissaires italiens renchérissent les uns sur les autres pour vous représenter à quel point vous êtes attendu là-bas.
     – Vous me trouvez sans doute ingrat envers mon oncle. Mais je ne peux m’ôter de l’idée qu’il cherche tout simplement à m’envoyer n’importe où, en Sicile ou même en Terre sainte, l’essentiel étant que je sois loin de lui et qu’il puisse en toute quiétude annexer la Souabe à son propre duché. Sa première action après ma déclaration de majorité n’a-t-elle pas été de me faire rédiger un testament en sa faveur ? N’aurait-il pas été plus naturel que lui-même, beaucoup plus âgé que moi et sans descendance, m’instituât son légataire, et non l’inverse ?
     – Le duc Ludwig a été très bon pour moi, déclara Friedrich. Bien sûr, j’ai dû lui donner en gage les dernières terres que je possédais, mais où sans cela aurais-je trouvé aide et protection ? Pour en revenir à votre rêve, je pense au contraire qu’il devrait vous donner confiance et vous stimuler. Si on me confiait l’aigle-étendard à porter, je le ferais même si je devais pour cela brûler moi-même.
     – Friedrich, mon ami, votre cœur est si pur que vous ne pouvez voir la moindre ombre où que ce soit. Mais moi, qui suis plus jeune que vous de plusieurs années, je suis en comparaison comme un vieillard revenu de tout. Les ombres impériales de mes ancêtres ne me transmettent pas leur force, elles ne font que me cacher le soleil. Puis-je ignorer qu’à côté de leurs hauts faits ils ont aussi commis des actions viles, qu’ils ont semé la souffrance et la haine, et que la couronne des Hohenstaufen, loin de briller d’un éclat immaculé, est toute tachée de sang ? Il n’y a pas que leur grandeur et leur renommée qui pèsent sur moi, mais encore leurs fautes, qui rejaillissent sur leur descendance jusqu’à la troisième ou quatrième génération. C’est pourquoi je suis arrivé à une décision qui, au commencement, m’effrayait moi-même, mais qui depuis m’a apporté soulagement et apaisement. J’ai résolu de renoncer à tout : à mes terres, à mes droits et jusqu’à mon propre nom, et de me consacrer au service de notre Seigneur céleste, dans la solitude du couvent. »
     La stupeur laissa tout d’abord Friedrich sans voix, après quoi il mit d’autant plus d’éloquence à tenter de raisonner le jeune duc, pour lui faire abandonner son plan absurde. Konrad restant inflexible, il lui arracha au moins la permission de l’accompagner chez Eberhard, l’évêque de Constance, auprès de qui le jeune renonçant espérait trouver un appui dans sa démarche cruciale. En effet, bien qu’à certains égards plus inexpérimenté et naïf que son jeune ami, le duc Friedrich était cependant certain que l’évêque Eberhard serait aussi peu d’accord que quiconque avec la fuite du dernier rejeton des Hohenstaufen.
     Ce qui advint ensuite, et comment l’anneau des empereurs imprima à cette question un tournant décisif, nous l’avons déjà raconté.
     Le jeune duc était de nouveau transformé ; il semblait chaque jour se redresser et grandir, portait fièrement la tête droite, et ses boucles blondes n’avaient pas besoin de couronne pour témoigner de sa noble origine. L’enthousiasme brillait dans ses yeux bleus, et la pâleur de son visage avait fait place aux saines couleurs de la jeunesse. Un poète contemporain déclare qu’il était le plus splendide de cette famille royale, qui n’avait jamais connu de rivaux pour la beauté corporelle, et qu’aucun de ceux qui le voyaient ne pouvait se défendre de l’aimer. Bien que les poètes aient souvent tendance à exagérer ou à imaginer, je n’ai jamais entendu personne contredire celui-ci. Mais Konrad ne retrouva jamais la joie enfantine de naguère, ni son plaisir à jouer et à chanter, et Grimm, son faucon favori, attendait en vain que le maître retournât chasser avec lui : c’était à une tout autre chasse, bien plus ambitieuse, que son jeune seigneur se préparait maintenant.
     Tout l’été il voyagea à travers la Souabe, visitant villes et châteaux, et on l’accueillit partout dans la liesse et avec les honneurs. Même les comtes récalcitrants et les ecclésiastiques partisans du pape n’osaient pas lui faire mauvaise figure, car ils savaient que le duc de Bavière et l’évêque de Constance veillaient sur lui. Les citadins ouvraient leurs cœurs et même leurs bourses en voyant que le pays avait de nouveau un maître, issu, qui plus est, de cette lignée qui leur avait jadis apporté paix et prospérité. Les fanatiques religieux et les flagellants, qui sillonnaient le pays en excitant le peuple contre les autorités civiles et ecclésiastiques, n’osaient s’en prendre à Konrad, bien qu’ils n’aient pas épargné son oncle Ludwig, dont ils stigmatisaient la vie de pécheur et qu’ils traitaient (non sans quelque raison) d’assassin de sa propre femme. Les musiciens ambulants, qui avaient depuis longtemps cessé de chanter à l’ancienne mode les grands exploits chevaleresques et s’abaissaient désormais à composer des chansons satiriques et des histoires obscènes, briquèrent leurs instruments crasseux et entamèrent un chant neuf, à la gloire de l’aiglon s’élançant la première fois hors du nid pour essayer ses ailes. Il n’y eut qu’en Saxe, où Wartburg se prétendait toujours la véritable capitale du chant – bien que le vieux pécheur Tannhäuser, bien seul désormais, y gémît davantage par la faute de ses membres rhumatisants qu’à cause des douleurs de l’enfantement de nouveaux airs –, que des blancs-becs composèrent des satires sur le roi de Jérusalem, qui parcourait les villes allemandes pour mendier de l’argent alors que son royaume était déjà depuis longtemps aux mains des Sarrazins.
     Lorsque Konrad visita à Weiblingen le château de ses ancêtres, il arriva en pleine foire et trouva des comédiens ambulants qui y présentaient, au lieu des farces habituelles, la chronique des Hohenstaufen. Que les acteurs ne parvinssent pas toujours à rendre l’allure royale de leurs modèles, et qu’en particulier l’empereur Frédéric déchaînât les rires de la foule avec sa fausse barbe rousse, c’était sans doute inévitable. Le duc lui-même et sa suite ne purent garder leur sérieux lorsque, pour tenter de représenter la noyade de l’empereur, on lui versa un plein seau d’eau sur la tête. Mais quand le comédien incarnant le jeune Konrad parut sur les tréteaux, un murmure d’émerveillement parcourut la foule, et le duc cligna des yeux pour s’assurer qu’il voyait convenablement. Car en vérité, il semblait à première vue qu’il se tînt là en personne, relevant le drapeau entre temps dérobé et caché par ses ennemis.
     « Maintenant sauvez Acre, noble prince, et la lointaine Sicile !
     Notre duc et notre protecteur, vous régnez sur la Souabe –
     on trouve encore des archers dans l’Eger, des hommes braves dans Nuremberg.
     Si Dieu veut, il ornera un jour votre tête
     de la couronne du saint Empire romain. »
     Ému aux larmes, Konrad convoqua après le spectacle le comédien dont la ressemblance avait étonné tous les spectateurs. Mais lorsque le jeune homme s’approcha et se tint agenouillé devant lui, il apparut que cette ressemblance n’était en fait pas si grande, et que l’enthousiasme général et ses dons d’acteur y avaient grandement contribué. Surtout, il était de quelques bonnes années l’aîné du duc et ses vêtements, bien que copiés fidèlement sur ceux de son modèle, étaient d’un tissu beaucoup plus ordinaire ; son épée, quant à elle, était de bois brut. Les spectateurs n’avaient vu, quand il s’était présenté devant eux, que ce qu’ils désiraient précisément voir. Maintenant le souverain était même déçu ; il en conçut de la honte et dit sur un ton hautain, contrastant avec ses manières ordinaires :
     « Bouffon, tu as bien joué ton rôle. Ton duc lui-même ne s’en serait pas mieux tiré. Mais bien sûr, il est toujours plus facile de jouer au souverain que de l’être. Tu as bien gagné ton salaire, et si tu as un souhait particulier dont la réalisation soit en mon pouvoir, parle sans crainte. »
     Toujours agenouillé, le jeune homme répondit :
     « Duc de tous les Souabes, mon seigneur et mon maître ! Le saltimbanque qui se tient à vos pieds n’a embrassé cet état qu’avec un seul rêve en tête, et ce rêve est maintenant réalisé, puisque me voici en votre présence. Oui, j’ai un souhait, mais pour l’exprimer je dois vous prier de me prêter l’oreille davantage que le court instant que vous pourriez m’octroyer maintenant.
     – Mon temps ne m’appartient guère, hélas, et pour formuler un souhait il ne devrait pas y avoir besoin de beaucoup de paroles. Tout à l’heure, devant le peuple, tu n’as pas prononcé un seul mot, et cependant tu en as dit bien davantage que tous les autres réunis.
     – Devant le peuple je n’étais ni moi-même, ni un bouffon, comme vous me nommez ; là-bas j’étais le duc Konrad, et pour cette raison toute parole était superflue. Mais pour exprimer mon souhait je dois vous raconter plus en détail qui je suis et comment je suis arrivé ici, puisque la seule chose que je demande, c’est votre jugement équitable une fois que vous aurez entendu mon histoire. »
     Regrettant déjà sa promesse, le duc fronça les sourcils. Il déclara cependant :
     « Si tu réclames justice, il te faudra venir à Augsbourg, où j’entends les doléances de mes sujets. Ici, tu peux t’adresser au magistrat à qui j’ai donné pouvoir de juger en mon nom.
     – Alors laissez-moi me joindre à votre suite, comme simple serviteur ou palefrenier, peu importe. J’ai joué avec cette troupe de comédiens pour la première et la dernière fois aujourd’hui, et j’estime déjà ma fortune exceptionnellement favorable, puisqu’elle m’a permis cela. Noble duc, épargnez-moi l’amère déception de me faire penser que le destin, jusqu’à présent si ingrat à mon égard, au lieu de me sourire, n’ait fait que se moquer de moi.
     – Tu parles si bien que je crois que tu ne saurais effectivement formuler le souhait le plus simple en moins d’une demi-heure », déclara Konrad, maintenant à nouveau détendu. Puis il donna l’ordre que le jeune comédien soit incorporé à sa suite comme garçon d’écurie.
     En arrivant à Augsbourg il avait déjà oublié cette conversation, lorsque le vieux chevalier qui lui avait remis l’anneau des Staufen et qui, depuis lors, jouissait d’une confiance particulière l’autorisant à approcher le duc, lui indiqua qu’un jeune homme avait déjà demandé à plusieurs reprises à comparaître devant lui. Il présenta cette requête de telle manière qu’elle semblait être également en partie une prière personnelle ; pour cette raison Konrad, qui à cet instant jouait aux échecs avec son ami Friedrich, ne voulut pas la repousser.
     C’est ainsi que le comédien promu palefrenier se présenta devant le duc et raconta :
     « Votre Altesse trouvera peut-être mon histoire très ordinaire, tant il en arrive hélas souvent de semblables aujourd’hui, aussi bien en Souabe que dans les autres royaumes d’Allemagne. Si certains chevaliers deviennent des bandits, alors d’autres peuvent aussi bien devenir comédiens ambulants, ou même garçons d’écurie, car on ne saurait plus rien tenir pour sûr. En vérité, je suis issu d’une famille de chevaliers, ancienne et illustre, dont je demeure cependant le seul représentant, tout comme vous, noble prince, êtes le dernier de votre lignée. Mon ancêtre reçut l’adoubement du roi Henri l’Oiseleur, et notre château-fort, Schwalbenhöh, dont les murailles portent maintenant la trace de tous les outrages, fut érigé voilà trois cents ans. Mon véritable nom est Rupert von Schwalbenhöh. Plusieurs de mes aïeux ont porté ce nom avec honneur ; l’un d’eux était au nombre des chevaliers de l’empereur Frédéric et donna sa vie sur les remparts d’Acre. Mon père, Ulrich von Schwalbenhöh, partit pour la Sicile avec le roi Konrad votre père et perdit la vie en combattant contre le traître Manfred. C’est ma mère qui m’a raconté cela, car à cette époque j’étais encore un enfant. Elle se remaria alors avec mon oncle Wolfram, et je n’aurais jamais pu souhaiter un meilleur beau-père. Il avait toutes les vertus d’un chevalier, bien qu’il ne prisât pas beaucoup le maniement des armes mais préférât compulser les livres et cherchât à dévoiler les secrets de la nature. À une époque où chacun devait défendre son droit par la force, il ne tenta d’accroître ni sa puissance ni sa richesse. Des voisins jaloux jetaient sur ses biens des regards brûlants de convoitise, et certains ecclésiastiques répandirent le bruit qu’il avait commerce avec les puissances des ténèbres. On raconta même des horreurs, comme la présence dans son donjon d’un autel dédié au Prince noir. Son ennemi le plus puissant était le comte Friedrich, maître de la forteresse de Nuremberg, qui chercha finalement à prouver à l’aide de documents falsifiés que loin d’être mort, mon père Ulrich était passé aux côtés de Manfred, devenant ainsi un traître lui aussi. Il ne poursuivait par là qu’un seul but : s’approprier les terres de mon père et tous ses biens. Le mariage de ma mère et de mon père adoptif devenait en effet caduc, et tous deux étaient passibles des tribunaux pour violation de mariage et faux serment. Il alla jusqu’à prétendre, au moyen de témoins soudoyés, que je n’étais pas moi-même le fils véritable d’Ulrich von Schwalbenhöh mais le fruit de la prostitution, et que je n’avais aucun droit à porter mon nom. Mon père adoptif, qui honorait la loi, était prêt à comparaître ouvertement devant le tribunal et à repousser ces accusations mensongères. Mais avant que les choses n’en arrivent là, le comte Friedrich attaqua une nuit le château de mes ancêtres, avec ses vassaux et une troupe nombreuse. Wolfram, aidé du peu de soldats fidèles qu’il comptait, s’efforça de sauver notre vie et de défendre notre honneur, mais lui et ses hommes périrent par l’épée. Sans doute par suite de l’inconscience de quelque soldat ivre, le château fut incendié, et ce malheur eut au moins cette conséquence heureuse, que ma mère et moi pûmes nous sauver à la faveur de la confusion générale. Ma mère trouva refuge dans un monastère dont, même aujourd’hui et ici, je ne veux pas révéler le nom. Quant à moi, je parcourus le pays en tout sens, me gardant des sbires du comte Friedrich et me joignant suivant l’occasion à des groupes de pèlerins ou à des compagnies d’acteurs ambulants. Que vous, seigneur duc, repreniez en main la conduite de ce pays, m’a donné une audace nouvelle, et de ce jour mon unique projet a été de comparaître devant vous pour narrer mon histoire et implorer votre jugement équitable. »
     Quand il eut terminé, le duc Konrad s’écria :
     « Voilà une injustice qui crie jusqu’au Ciel ! De telles choses peuvent-elles vraiment arriver en Souabe ? Je veux envoyer sur-le-champ mes représentants auprès du comte Friedrich et le convoquer pour lui faire répondre de ses actes devant moi. Je n’aurai de cesse, jeune chevalier, que votre honneur et vos droits n’aient été restaurés. »
     À ce moment, le vieillard s’interposa :
     « Le jeune et noble cœur de Votre Altesse ne doute pas un instant que tout ce qu’a raconté ce garçon ne soit la vérité. Mais est-il sage d’agir impulsivement et de contrarier le puissant comte Friedrich, alors que son aide est si essentielle à votre importante entreprise ?
     – Devrais-je recourir à l’aide de malfaiteurs et souiller mon drapeau avant même de le brandir à la tête de mes armées ? Non ! Je veux tout d’abord faire le ménage chez moi, avant d’entamer ma longue route.
     – Et toi, jeune homme, demanda le vieux chevalier en se tournant à présent vers Rupert, es-tu si sûr de toi lorsque tu réclames justice, que tu mettes en péril le royaume même de ton duc ? Ton père adoptif ne peut revenir à la vie, et ta mère a trouvé la tranquillité dans un couvent. En ce qui concerne l’honneur de ton père – peux-tu être sûr qu’un jugement équitable saurait le rétablir ? Il faudrait pour cela des témoins, mais il ne peut s’en trouver qu’en Sicile, et celle-ci est présentement sous la domination française. Tu es victime d’une injustice, dis-tu. Mais combien sont ceux, dans le royaume sicilien du roi Konrad, qui souffrent aujourd’hui d’une injustice aussi grande, et pour qui le seul espoir est Konrad von Hohenstaufen ? Réfléchis à cela avant de te décider. Car comme tu le vois, ton duc est prêt, pour défendre ton droit, à mettre sa propre couronne dans la balance. »
     Le jeune homme rougit et se tut, tandis que le duc Konrad écartait les mains en signe d’impuissance.
     « J’ai donc bien peu de poids dans mon propre royaume, puisque mes paroles, qui devraient avoir valeur de loi pour mes vassaux, sont repoussées par leurs boucliers comme de simples gouttes d’eau. En vérité, l’histoire du monde doit être bien sombre si, pour servir une juste cause, il faut en piétiner une autre.
     – Le comte Friedrich met en doute les origines de ce jeune homme. Nous saurons bientôt si ce doute est fondé. Sa décision montrera clairement s’il est vraiment un Schwalbenhöh, ou un aventurier qui cherche à exploiter le bon cœur de son jeune suzerain.
     – Loin de moi une telle intention ! s’écria Rupert, les larmes aux yeux. Je ne réclame rien d’autre que le droit et je pensais que celui-ci est dû à tous, et pas seulement aux ducs et aux rois. Mais s’il s’avère que ma satisfaction doive mettre en péril le royaume de mon noble seigneur, alors je veux céans offrir tout ce que j’ai – et je n’ai rien d’autre que ma misérable vie – pour reconquérir ce royaume !
     – Bien parlé, mon jeune ami ! déclara le vieil homme. Une fois roi, Konrad aura beaucoup plus de pouvoir que comme duc, et il pourra alors, le temps venu, convoquer n’importe quel comte devant le tribunal. En attendant ce moment, j’ai une proposition à te faire, faible compensation que je peux t’offrir grâce à la noblesse de cœur du souverain. Lorsque moi-même, vagabond sans nom et sans foyer, je me présentai devant lui portant au cou la corde du bourreau, sa générosité fut si grande qu’il m’honora du titre de chevalier et me permit de porter le nom, choisi par moi-même, de Schmerzburg, nom sous lequel j’ai aujourd’hui l’honneur de le servir. Puisque tu as toi aussi perdu ton état de chevalier et ton nom, je te propose celui-ci en remplacement, jusqu’à ce que tu aies reconquis le tien avec honneur. Si mon noble seigneur le permet et si tu es toi-même d’accord, je te déclare ici-même mon fils adoptif, afin que tu puisses tenir dignement l’épée aux côtés de ton duc, lorsque celui-ci partira revendiquer son royaume contre le duc d’Anjou. »
     Stupéfait, Rupert regardait le vieillard, qu’il avait d’abord pris pour son ennemi et qui soudainement lui tendait de façon si inattendue une main paternelle. Les deux ducs, eux aussi, étaient frappés d’étonnement. Puis Konrad déclara :
     « En vérité, chevalier Schmerzburg, votre proposition est étrange, mais vos paroles et vos actes l’ont été depuis que je vous connais. Je ne peux pas me débarrasser de l’idée qu’une puissance supérieure vous a mis sur mon chemin. Quoi qu’il en soit, ma parole, donnée à ce jeune homme, reste valable, et la décision lui appartient. »
     Le visage de Rupert von Schwalbenhöh, écarlate l’instant d’avant, était maintenant livide, comme s’il lui fallait choisir entre la vie et la mort.
     « Je n’ai rien à choisir : je ne puis, mon père inconnaissable, que vous remercier pour cette générosité. Mais puisque j’ai la parole du duc de satisfaire un de mes vœux, celui-ci sera désormais d’obtenir l’honneur, lorsque je marcherai avec son armée, de porter l’étendard des empereurs… comme je l’ai déjà fait une fois, quoique comme bouffon. »

     


III

LE COFFRE


     En automne, Konrad convoqua toute la cour à Augsbourg.
     C’était l’occasion pour ses vassaux, y compris ceux qu’il n’avait pas rencontrés pendant son périple de l’été, de faire connaître leurs sentiments. S’ils venaient, c’était en sachant d’avance qu’aux côtés du jeune duc se tiendrait son oncle Ludwig de Bavière, qui était en mesure de leur faire respecter la parole donnée. D’un autre côté, s’ils ne venaient pas, il n’était au pouvoir de personne de les faire sortir de leurs châteaux fortifiés. On peut se figurer les mines soucieuses de l’évêque de Constance et de l’abbé de Saint-Gall lorsqu’ils découvrirent, à leur arrivée, qu’ils étaient les premiers. La réception grandiose organisée par Hartmann, l’évêque d’Augsbourg, eut du mal à dissiper leur inquiétude, d’autant plus que celui-ci se mit aussitôt à récriminer sur le comportement arbitraire du duc.
     « Il est vite fait d’attirer sur soi la colère du pape, et qu’ai-je à espérer en compensation ? Mes prédécesseurs ont pu à plusieurs reprises apprécier l’ingratitude des Hohenstaufen ! »
     L’abbé Berthold, qui avait bu d’abondance pour apaiser son anxiété, s’apprêtait à lui répondre brutalement, mais l’évêque Eberhard, plus habile, s’interposa en hâte et entreprit d’expliquer combien plus profitable serait une alliance entre l’évêque et le duc.
     « Mon frère Hartmann ne peut se permettre d’ignorer ce qui s’est passé dans plusieurs villes d’Allemagne, où les habitants ont ignoré avec superbe leur évêque et n’accueillent plus qu’avec des sourires ses sermons sur l’enfer. Si la malédiction papale elle-même n’a pas réussi à faire ployer l’obstination des cités italiennes, quelle ressource peut avoir un simple évêque lorsqu’éclate une querelle entre lui et son troupeau ? Seule l’alliance de l’épée ducale et de la crosse peut encore les tenir un peu en respect.
     – L’épée du duc ! s’écria Hartmann en ricanant. Nous ne l’avons pas encore aperçue. Mais lorsque vous rencontrerez Konrad, demandez plutôt à voir son coffre à finances : s’il y trouve seulement une misérable pièce d’argent, c’est que son regard est plus perçant que celui de l’aigle. »
     Mais l’évêque Eberhard était connu pour ne jamais être à court de répartie.
     « Les enfants d’Israël ne transportaient pas dans l’arche d’alliance la moindre pièce d’argent ; ils conquirent pourtant, avec son aide, la terre et les villes de Canaan. Aujourd’hui, au contraire, le peuple d’Israël a de l’argent plein ses coffres, et pourtant il ne contemple plus qu’en rêve le pays de Canaan. Mais quel besoin ai-je de rappeler pareilles choses à mon frère, qui connaît bien mieux que moi les Saintes Écritures ? Je ne te demande pas non plus de me montrer tes propres coffres, pour compter l’argent qui s’y trouve. Je suis bien placé pour connaître l’importance ou la médiocrité des revenus actuels de l’Église. Qui donc au fond, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, a de l’argent ? Sont-ce les chevaliers, eux qui sont prêts, pour quelques marks, à proclamer roi Richard de Cornouaille ? Sont-ce les évêques du parti du pape, dont le père et seigneur, poussé par le besoin, cherche à monnayer les couronnes des royaumes étrangers ? Non ! Les seuls qui ont de l’argent, ce sont les bourgeois. Le moindre citoyen d’Augsbourg a dans sa cassette bien davantage que quelques misérables piécettes, et ni les exhortations épiscopales ni la menace du feu infernal ne feront sortir cet argent. À vrai dire, l’épée du duc elle-même n’y parviendrait pas : ces temps-là sont depuis longtemps révolus. Le bourgeois ne donne plus rien gratuitement : tout se vend !
     – Je ne vends rien pour quelques deniers ! s’exclama l’évêque Hartmann, qui n’avait pas laissé l’abbé Berthold attaquer seul sa réserve de vin, mais lui avait prêté main forte. Je sais ce dont rêvent les habitants d’Augsbourg – la même chose que dans les autres villes d’Allemagne : ils veulent le droit de jouer aux maîtres.
     – Jouer aux maîtres, voilà le mot juste, répliqua Eberhard. Jouer aux maîtres et discourir. Et pourquoi ne pas leur offrir cette joie, en leur laissant croire qu’ils dirigent eux-mêmes leur destin ? Au fond c’est toujours celui qui en est capable qui dirige, et à Augsbourg ce ne sera jamais un conseil de bourgeois, qui deviendra bien vite le théâtre de disputes permanentes. Ce n’est pas non plus ce petit garçonnet de duc, qui pense d’ailleurs davantage à son royaume de Sicile. Qui donc finalement, je n’ai pas besoin de le dire : nous sommes trois réunis ici, et deux d’entre nous n’entrent clairement pas en ligne de compte. Mais pour ce simulacre de droit les citadins seraient prêts à payer, ce qui amènerait de l’argent dans les caisses vides de Konrad et lui permettrait de se mettre en route. S’il n’en résulte rien d’autre, du moins sera-t-il loin d’Augsbourg. Si au contraire il reste ici et prend le temps de mûrir, qui sait ce qui peut passer par la tête des bourgeois ? Quant à ce qu’on peut attendre d’un Hohenstaufen, tu l’as dit toi-même. »
     L’évêque Hartmann était resté pensif. Il continuait, certes, à hocher négativement la tête, mais la solide muraille de sa résistance s’était tout de même fissurée. Pour finir il y eut effectivement, comme des écrits l’attestent, un accord entre l’évêque et le duc, aux termes duquel l’évêque reconnaissait la prééminence du duc, celui-ci s’empressant à son tour de vendre aux citoyens de la ville le droit d’élire en leur sein un conseil et deux bourgmestres – car il est dans la nature des marchands et des artisans de ne jamais faire confiance à un homme seul.
     Il résulta de ce marché que la cassette du duc n’était plus tout à fait vide lorsque ses vassaux se présentèrent enfin. Ce furent tout d’abord le comte de Tyrol Meinhard von Görz, beau-père de Konrad, et Hartmann, margrave de Baden. Puis vinrent les nobles seigneurs Heinrich von Burgau, le comte Ulrich von Helfenstein, Berthold von Marstetten et Friedrich von Trubendingen. On vit même arriver Friedrich, le comte de Nuremberg, que personne n’attendait véritablement, et Rudolf von Habsburg, dont on connaissait pourtant la prudence excessive. Konrad fut sincèrement heureux de sa venue, car jusqu’alors le comte Rudolf s’était abstenu, sous divers prétextes, de le rencontrer. Il n’est pas utile d’énumérer ici tous les noms qui ont été recensés par les chroniques. Citons seulement Konrad Kroff von Flüglingen, vieux soldat endurci qui avait déjà combattu sous l’empereur Frédéric, et le valeureux chevalier Friedrich von Hürnheim.
     Au milieu des rudes chevaliers allemands à peine équarris évoluaient déjà, élégants et diserts, de nombreux nobles et érudits des provinces et des villes italiennes, au premier rang desquels l’honorable Pietro Prece, jadis notaire à la cour de Manfred, qui avait maintenant mis sa plume habile au service du duc Konrad. On trouvait aussi les envoyés de Pavie, demeurée constamment fidèle aux empereurs, et l’homme de confiance de Mastino Della Scala, le puissant capitaine de Vérone qui, mi par orgueil mi par dérision, se nommait lui-même gardien de la porte de Lombardie.
     Mais que signifiait la porte de l’Italie pour un garçon en proie au plus complet dénuement et qui ne pouvait même pas mettre un pied hors de chez lui sans la permission de ses tuteurs, bien que sa majorité ait été officiellement reconnue ? Tout dépendait du bon vouloir de Ludwig de Bavière, et la question était désormais de savoir ce que celui-ci voulait réellement. C’était lui qui parlait le premier avec les invités et les recevait en privé. Bien que le duc Konrad fût, formellement, à l’origine de la convocation de la cour, c’était son oncle qui dans les faits tenait le rôle de maître de maison. Particulièrement fréquents étaient ses conciliabules avec Meinhard von Görz. Quant à Konrad et son ami Friedrich, personne ne leur prêtait guère attention ; on pouvait dire, bien sûr, que de par leur jeunesse eux-mêmes se tenaient à l’écart, mais ils ne se satisfaisaient pas de cette situation.
     « Je crains que vous n’ayez eu raison, mon ami, dit le duc Friedrich comme il se retrouvait, une fois encore, seul avec Konrad. Vous soupçonniez un jour que votre oncle ne cherchait à vous mettre en chemin que pour se voir lui-même maître de la Souabe. Depuis, j’ai plusieurs fois remarqué que telle semble être réellement son intention, et je l’ai entendu représenter à l’un ou à l’autre combien il serait avantageux pour vos vassaux souabes que leur duc séjourne à Palerme et non à Augsbourg.
     – Ce n’est pas une nouvelle pour moi, répondit Konrad. Il fut un temps où de telles pensées me remplissaient de colère et de tristesse. Aujourd’hui, sans que je sache bien ce qui a pu se passer, elles me laissent tout à fait indifférent. Augsbourg ou Palerme ne sont l’une et l’autre que des villes, que je regarde désormais comme les salles d’une unique demeure. Même des noms comme Rome ou Jérusalem n’emplissent plus mon cœur de la même fièvre que dans mon enfance. Je sais seulement que j’ai devant moi un long chemin et une lourde tâche, et que plus vite je m’y engagerai, mieux cela vaudra. Les plans de mon oncle Ludwig et de mon père adoptif ne me contrarient pas, quelle que soit l’avidité qui les inspire, si seulement ils m’aident à réaliser mon dessein. »
     Même l’abbé de Saint-Gall, que l’indigestion dont il souffrait après avoir tant bu et tant mangé les premiers jours avait mis d’humeur morose, prit à un moment donné son ancien pupille par le bras et lui parla à l’oreille.
     « J’ai maintes fois prié Dieu de vous aider à partir le plus tôt possible reconquérir la Sicile des mains des Français, mais je crains aujourd’hui d’avoir au fond cherché à L’induire en erreur. Quand je vois leurs grimaces, je pense vraiment que les Allemands ont beaucoup plus besoin d’un roi que les Maures de Sicile. Je suis un vieil homme – depuis hier matin mon ventre me répète ce que ma tête folle n’avait pas encore su voir –, et je souffre à l’idée de ne bientôt plus voir mon jeune duc, au moment précis où l’oisillon duveteux s’est mué en un aigle fier dont le vol pourrait réjouir l’œil du vieux chasseur. »
     Cependant, lorsque la question vint en délibération à la cour, il ne se trouva personne pour s’opposer à l’expédition guerrière du duc Konrad vers la Sicile, hormis le duc de Nuremberg, Friedrich, l’évêque de Spire et le chevalier Konrad Stromer. Mais il était notoire que la seule raison à cette opposition était qu’ils n’avaient pas réussi à marchander une rétribution suffisante pour leur soutien à la proposition qu’on leur soumettait.
     « Je suis certain que si Friedrich obtenait le titre de margrave de Nuremberg, il serait prêt à accompagner l’expédition jusqu’à Innsbruck, quitte à faire ensuite demi-tour en prétextant une rage de dents », dit le duc Ludwig.
     Mais Konrad avait jusqu’alors fermement refusé de rechercher, si peu que ce fût, le soutien du comte de Nuremberg.
     Ludwig conservait ouvertement une attitude de neutralité. Tout d’abord, il affirmait qu’étant le plus proche parent du duc Konrad, il ne convenait pas qu’il prît parti dans des questions aussi importantes. De plus, il ne cessait de mettre en avant le mauvais état des finances publiques, mais cela visiblement dans le but de réclamer aux partisans de l’expédition un soutien pécuniaire. Enfin, n’étant pas le vassal du duc de Souabe mais son allié, il se réservait de prendre sa propre décision, en fonction de ce qu’auraient résolu Konrad et les membres de sa cour.
     Avec une fougue inattendue, le comte Meinhard von Görz se déclara partisan de l’expédition. Il soutint à plusieurs reprises qu’il ne parlait pas en son seul nom, mais en celui de son « fils bien-aimé », que sa jeunesse et sa réserve retenaient de s’exprimer devant une si noble assemblée. Mais sa façon de rabaisser le fils du roi d’Allemagne en rappelant que ce dernier était désormais son fils adoptif déplut à tous ceux – et ils étaient nombreux – qui n’avaient jamais accepté le mariage de la reine Élisabeth avec un modeste comte des provinces frontalières. Ils exigèrent que le duc Konrad prît lui-même la parole.
     Avec retenue, mais sans crainte, Konrad s’avança et déclara :
     « Il est vrai que je suis trop jeune et inexpérimenté pour tenter de vous imposer mon avis, mes dignes amis. Vous savez tous que mon souhait le plus ardent, et le devoir que m’impose ma conscience, est de libérer de royaume de mon père du joug des usurpateurs. Quand et comment y parvenir, je laisserai des hommes plus âgés et plus sages en décider. Cependant, puisqu’on me prie d’exprimer mon avis, souffrez que je transfère ce droit à un homme en la sagesse et l’honneur duquel j’ai toute confiance, mais qui n’a pas, jusqu’ici, fait entendre sa voix. Avec la permission qui m’est donnée, je prie le comte Rudolf von Habsburg de parler en mon nom. »
     Cette proposition inattendue frappa tout le monde de stupeur et, pour beaucoup, de frayeur. Le duc Ludwig blêmit et le comte de Tyrol se dressa brusquement, mais parvint tout de même à se contenir. En effet, chacun savait l’homme prudent qu’était Rudolf, combien il était difficile de le convaincre de quoi que ce soit ; son avarice et sa mesquinerie franchement mercantiles étaient la source de bien des moqueries dans les châteaux. Toutefois, il était également connu comme un homme sage et équilibré, et lorsqu’il donnait son approbation dans une affaire, celle-ci pouvait être considérée comme entendue.
     Le seul qui ne laissait rien paraître de sa surprise était Rudolf lui-même. Qu’il bégayât et cherchât ses mots en entamant son discours venait d’autre chose : c’était là sa manière habituelle.
     « C’est un grand honneur que mon duc témoigne au plus humble de ses vassaux. Hélas, je n’ai ni la science de disposer mes paroles avec art, ni une voix puissante qui forcerait tout le monde à m’écouter. Je voudrais juste présenter en quelques mots simples ce que mes faibles capacités peuvent concevoir. Nous imaginons tous à quel point notre duc brûle du désir de restaurer son droit et de venir au secours de son peuple de Sicile. Mais nous savons aussi que les temps anciens sont révolus, où l’enthousiasme nous jetait sur les routes de la Terre sainte pour la libérer du joug des infidèles, où chaque chevalier abandonnait demeure, famille, et tous ses biens, pour empoigner la croix et l’épée. De nos jours, une expédition guerrière est au contraire une entreprise difficile et compliquée, et nous avons déjà évoqué toutes ces difficultés. On ne peut rien faire sans réfléchir, en n’écoutant que son seul enthousiasme : tout doit être conçu et préparé à l’avance, et cela prend du temps. C’est pourquoi il me semble nécessaire de décider dès maintenant si nous souhaitons, au fond, que notre duc se charge d’un devoir si lourd et si périlleux alors qu’il est encore bien jeune. Plus encore : chacun d’entre nous doit déjà décider pour ce qui le concerne s’il désire et s’il peut l’aider – et dans ce cas, jusqu’à quel point. Bien sûr, la volonté du suzerain est une loi pour son vassal, mais dans ce domaine aussi les choses ont dernièrement bien changé. Un vassal a le droit, et même le devoir, de donner son avis à son seigneur, surtout lorsque le prince n’a pas encore réellement atteint l’âge adulte. De surcroît, l’objectif du duc Konrad est si éloigné de son royaume de Souabe que cette question concerne plutôt ses vassaux italiens que nous autres, davantage préoccupés par le destin des royaumes allemands. J’ai même entendu certains d’entre nous déclarer qu’il est beaucoup plus important de donner un roi juste et puissant au peuple allemand qu’aux Napolitains et aux Siciliens. Mais lorsque je me suis demandé comment il serait possible d’unir de nouveau tous les princes et les puissants d’Allemagne, je n’ai rien imaginé de mieux qu’une entreprise commune ambitieuse, et même difficile, que porterait l’enthousiasme de combattre pour une juste cause. Pour parler sans détour, l’expédition du duc Konrad vers la Sicile serait le meilleur moyen d’oublier nos querelles intestines, elle forcerait les ennemis à se tendre la main et donnerait aux jeunes chevaliers l’occasion d’employer leur épée pour une noble cause. Et le jour où, avec l’aide de Dieu, cette entreprise serait menée heureusement à son terme, nous n’aurions plus de mal à choisir un roi pour l’Allemagne, puisqu’il ne serait plus nécessaire de le chercher parmi des étrangers. Le duc Konrad est né et a grandi en Allemagne, et je suis certain que son cœur en gardera toujours la nostalgie. On a encore évoqué la question de l’argent, et il est vrai que cet aspect des choses est de nos jours bien plus essentiel que par le passé ; mais j’ai reçu des promesses formelles de nos alliés toscans et lombards, et je sais que la parole d’un marchand italien est aussi sûre que celle d’un chevalier allemand. On m’apprend également que dans les montagnes de Sicile et de Calabre, des hommes fidèles à notre roi luttent et préparent maints déboires au duc d’Anjou. Pise la puissante, scandaleusement maltraitée par Charles, a promis de mettre toute sa flotte au service de Konrad. Gênes elle-même, l’ennemie immémoriale de Pise, est prête sous la pression du danger à tendre la main à sa rivale et à soutenir notre duc. Toutefois il faut faire vite, car beaucoup de choses peuvent changer si l’aide tarde à venir. Déjà, la Toscane voit ses villes passer l’une après l’autre dans le camp du pape, et l’on dit que le duc Charles projette de s’y rendre en personne avec ses armées, dès que la résistance sicilienne aura été matée. Cette résistance risque de s’épuiser bientôt si l’aide, ou au moins l’espoir d’une aide, n’arrive pas. C’est pourquoi, mes amis, il importe de prendre rapidement une décision, car nous ne pourrons en tout état de cause nous mettre en route avant l’automne prochain. L’alternative qui se présente à nous est d’abandonner notre suzerain, de permettre au roi de France, à son frère et au pape français de nous encercler, tout en nous laissant engloutir par nos querelles fratricides, ou au contraire de briser cet encerclement, qui maintient nos chevaliers dans la honte et nos marchands dans la misère, et de soutenir notre duc de toutes nos forces. Je puis vous déclarer que je me suis arrêté à cette dernière solution et que, malgré mon âge et mon inexpérience de la guerre, j’ai pris la résolution de l’accompagner en personne. Mais que chacun se détermine en son âme et conscience. »
     Grand avait été l’étonnement des nobles et des chevaliers souabes lorsque Konrad avait prié Rudolf von Habsburg de parler en son nom. Plus grande encore fut leur stupeur en entendant ce discours. Seuls quelques-uns s’avisèrent de noter à quel point le jeune duc avait été audacieux et sage quand il avait, de son propre chef, pris cette décision. Le discours le plus enflammé de n’importe quel autre chevalier ne serait parvenu à convaincre personne aussi efficacement que les paroles prudentes et raisonnables de Rudolf. Les épées se dressèrent avec enthousiasme en faveur de la guerre, et l’abbé de Saint-Gall cria d’une voix tonnante : « Dieu le veut ! »
     Le jeune duc donna l’accolade au comte Rudolf en disant :
     « Je vous remercie, mon cher comte, pour ces paroles. Vous venez, j’en suis certain, d’assurer qu’une page de l’histoire du peuple allemand portera le nom de la maison de Habsburg. »
     Comment le duc Konrad avait-il eu l’idée, inattendue et audacieuse, de faire parler en son nom Rudolf von Habsburg ? Nous ne le savons pas, et même son oncle Ludwig, qui tirait secrètement les ficelles, l’ignorait et s’en trouvait considérablement tracassé. Était-ce une voix divine qui avait élu le jeune prince pour lui chuchoter cela à l’oreille ? Ou bien avait-il, dans le plus grand secret, un autre conseiller, qui évoluait sans se faire remarquer et sondait les pensées intimes de la noblesse souabe ?
     Mais pourquoi s’attarder plus longuement sur cette question ? Seule comptait la décision de partir en guerre. Il y avait maintenant fort à faire avec les préparatifs, car avoir dit oui un jour n’est que bien peu de chose quand il s’agit de concrétiser une si grande et si audacieuse entreprise.
     Ainsi Konrad dut-il à plus d’une reprise agir contre son cœur et s’employer une fois encore à attirer de son côté des vassaux récalcitrants, ou tout au moins à les empêcher de passer dans le camp adverse. Au lieu de faire entrer l’argent dans les caisses de l’État pour les besoins de la guerre, il devait distribuer une à une ses maigres possessions aux chevaliers et aux évêques avides. Il donna à Konrad Stromer les domaines de chasse royaux voisins de Nuremberg et dispensa du paiement de l’impôt le chapitre cathédral de Spire, comme s’il avait déjà été roi d’Allemagne et non simple duc de Souabe. Qu’il ait consenti à reconnaître les droits de Rudolf von Habsburg sur l’Alsace peut encore se concevoir, mais il fut pour finir contraint d’accorder à Friedrich von Hohenzollern le titre de margrave, ce qu’il ne fit qu’à contrecœur.
     Un soir, alors que Konrad était assis, d’humeur tout à fait sombre, en compagnie de son ami Friedrich, le chevalier Schmerzburg vint annoncer qu’un individu demandait à lui parler. Si le duc acceptait de l’entendre, l’homme souhaitait que personne d’autre qu’eux trois n’en fût averti, et cela expliquait sa venue à une heure aussi insolite, sous la protection de l’obscurité.
     « Je vous ai rarement vu ces derniers temps, mon noble ami, dit Konrad. Mais chaque fois que vous venez, vous apportez avec vous quelque chose d’inhabituel, qui finit toutefois par tourner, comme par miracle, à mon avantage. Ma confiance envers vous me dissuade de vous questionner et je suis prêt à accueillir votre demandeur d’audience, quel qu’il soit. »
     Il eut cependant comme un sursaut de frayeur en voyant entrer un vieillard coiffé du haut chapeau pointu dont la loi imposait le port aux juifs.
     « Pourquoi viens-tu la nuit comme un voleur ? Si tu as quelque plainte à formuler, tu sais très bien que j’accueille tous mes sujets publiquement pendant la journée.
     – Ô roi noble et miséricordieux, répondit le vieux juif agenouillé, je ne suis pas venu me plaindre de qui que ce soit. Au contraire, en tant que doyen de la communauté d’Augsbourg, je viens simplement présenter à vos pieds, au nom de mon peuple, l’expression de notre profonde reconnaissance. Si toutefois je viens à cette heure et de cette façon, c’est uniquement pour éviter de porter tort à Votre Altesse, car les nobles chevaliers pourraient s’offusquer de l’apparition soudaine de l’un des nôtres parmi eux.
     – Soit, déclara Konrad, je suis prêt à écouter ce que tu souhaites me dire. Mais tu devrais savoir que je ne suis pas roi, du moins pas dans ce pays.
     – La patrie de mon peuple, elle non plus, n’est pas dans ce pays, déclara le juif. Mais nous savons que Votre Altesse a hérité de ses pères le titre de roi de Jérusalem ; c’est pourquoi je suis entièrement fondé à vous proclamer mon roi, même si cette ville est pour l’heure aux mains des Sarrazins infidèles et qu’il ne nous est même pas possible de pleurer près de ses murs. C’est notre souhait commun, que votre épée reconquière dès que possible une cité qui vous est aussi chère qu’à nous autres, privés de patrie. Lorsque nous avons appris votre intention de partir revendiquer votre royaume de Sicile, nous avons parlé au sein de notre communauté et estimé que nous devions, d’une manière ou d’une autre, vous aider. En effet, la Sicile est déjà à mi-chemin et nous pensons que Votre Altesse ne s’arrêtera pas en route, mais poursuivra son expédition victorieuse à l’exemple de ses nobles ancêtres. Nous n’avons pas d’épées à mettre à votre service, puisque nous n’avons pas le droit d’en détenir. La seule chose que mon peuple ait à offrir, c’est le fruit de sa peine et de son travail : bien que cela soit peu, puisse ce peu contribuer à aplanir votre longue route.
     – Le fruit de sa peine et de son travail ! s’écria dédaigneusement Friedrich d’Autriche. Dis plutôt le fruit du trafic et de l’usure ! »
     Le vieux chevalier intervint :
     « Noble duc, je savais que l’irréflexion de la jeunesse pourrait vous faire tenir pareil propos. Nombreux sont ceux qui tiendraient cet argent pour impur, comme si l’or pouvait se trouver souillé en passant de la main d’un prodigue insouciant à la bourse d’un homme précautionneux. Et bien entendu, vous pourriez aussi demander comment un prince chrétien aurait le doit d’accepter l’aide de ceux qui ignorent le Christ ! Mais permettez-moi de répéter ce que répondit l’empereur Frédéric lorsqu’on lui demanda pourquoi il tolérait parmi ses gardes du corps des Maures infidèles : “Nous avons tous un seul père, et peu importe quel prophète nous a transmis sa loi – Moïse, le Christ ou Mahomet. Si vous dites que l’un d’eux était un imposteur, alors tous trois le sont, puisqu’ils professent un seul et même Dieu.” Voilà les paroles de l’empereur Frédéric, que les sbires du pape ont par la suite déformées, prétendant que l’empereur les aurait tous trois qualifiés d’imposteurs. C’est un vil mensonge, car l’empereur n’a jamais prononcé la moindre parole désobligeante à l’égard de quelque religion ou nation que ce soit, indépendamment de toute question de langue ou de couleur de peau. Aujourd’hui même, des Sarrazins fidèles attendent en Sicile et à Lucera l’occasion de mettre leur épée au service du roi Konrad. S’il est convenable d’accepter l’épée des Sarrazins, ne l’est-il pas tout autant d’accepter l’or des juifs ?
     – Le chevalier Schmerzburg parle, comme toujours, avec la voix de la sagesse, répondit Konrad. J’ai honte pour mon ami Friedrich, qui a par ses paroles étourdies offensé le respectable doyen de la communauté N’y a-t-il pas cependant, derrière cette offre, quelque chose qui serait pour moi inacceptable en tant que prince chrétien – car tu n’es peut-être tout de même pas venu absolument sans conditions ?
     – Rien d’autre, Votre Altesse, que la libération de mon peuple des contraintes humiliantes qui nous ont été imposées à l’époque où vous étiez enfant. Nous ne demandons aucun privilège, mais seulement le droit de travailler en paix et de servir Dieu à notre manière. À ce prix, nous sommes prêts à payer chaque année nos impôts comme chaque citoyen libre. Mais tout d’abord, nous sommes prêts à donner comme soutien à votre entreprise trente livres en deniers d’Augsbourg, que nous avons déjà rassemblées.
     – En vérité, je n’ai encore rencontré un tel esprit de sacrifice chez aucun de mes vassaux chrétiens, dit Konrad. Au contraire, j’ai plus souvent dû ouvrir mes coffres pour leur en distribuer le contenu, et les mains qui l’ont reçu n’étaient pas toutes plus propres que celles qui sont maintenant venues pour donner ! Va avec assurance et transmets à ta communauté mes remerciements, que je suis prêt à proclamer au grand jour. »
     Avec une profonde inclinaison, le digne doyen prit congé, et à compter de ce jour, les juifs d’Augsbourg s’enorgueillirent d’habiter la même cité que le roi de Jérusalem.


IV

LE MANTEAU


     Elisabeth von Wittelsbach était encore très jeune lorsqu’elle épousa le futur roi Konrad. Aussi s’écoula-t-il plusieurs années avant qu’elle ne donne un fils à son époux et – c’était la façon courante de voir les choses – un héritier au pays. À cette époque, le roi Konrad avait déjà quitté l’Allemagne, mais la reine enceinte n’avait pas osé entreprendre un aussi long voyage. De surcroît, les nobles allemands s’y opposaient, aux yeux de qui il importait que leur futur roi naquît en Allemagne. Tous se rappelaient l’amertume ressentie du fait que l’empereur Frédéric, né et élevé hors des frontières, fût toujours demeuré étranger à son pays et à son peuple.
     Le destin décida que la reine Elisabeth ne reverrait jamais son époux et que ce dernier ne connaîtrait pas son fils, qui naquit près de Landshut, au château de Wolfstein. Le grand pommier dans le verger du château avait vu éclore ses premières fleurs le jour même de cette naissance, et les anciens ne se rappelaient pas que cela fût jamais arrivé aussi tôt. On y vit un heureux présage pour le jeune prince, que gloire et honneur attendraient sûrement dès sa prime jeunesse.
     Mais avant que les fruits du pommier aient pu mûrir, un orage éclata sur le pays et la foudre frappa l’arbre, le fendant en deux comme d’un coup de hache. Maintenant la frayeur était grande, car on craignait de lire là un signe funeste. Et si l’on veut croire à ces choses, alors la prédiction se réalisa bien vite, car deux jours plus tard la reine apprit le décès subit du duc de Bavière, son père bien-aimé. Et comme les deux fils de celui-ci, Ludwig et Heinrich, étaient déjà en mauvais termes, une longue période de querelles et de troubles s’ouvrit pour la Bavière.
     « Je suis entre mes frères ennemis comme un copeau de bois sur les flots déchaînés, écrivait Elisabeth à son mari. Si seulement vous, mon époux et souverain, étiez présent, vous sauriez facilement ramener la paix entre eux. Mais je sais bien que des devoirs beaucoup plus importants vous retiennent en Sicile, et je ne veux pas alourdir votre fardeau par mes plaintes. D’ailleurs j’ai notre fils, qui grandit chaque jour et dont la joie enfantine, ignorante des méchancetés de ce monde, m’entraîne à sa suite. Il a déjà deux dents et les montre fièrement à tout le monde, comme s’il avait conquis deux citadelles. Mais loin d’étancher la soif que j’ai de vous, il ne fait que l’attiser, et je prie Dieu chaque soir de nous réunir bientôt. J’aimerais tant, lorsque notre enfant commencera à penser et à parler, qu’il puisse adresser son premier mot à son père ! Que pourrai-je lui répondre lorsqu’il commencera à vous réclamer, alors qu’à un âge si tendre il n’aura, tout fils de roi qu’il soit, aucun sens des affaires du royaume ? Moi-même, qui suis pourtant votre épouse, il me semble souvent que je ne les comprends pas parfaitement. Ici, à Wolfstein, nous n’avons jamais séjourné ensemble et je n’ai aucun souvenir de vous. Rien, hormis une bande d’étoffe que j’ai secrètement découpée de votre manteau lorsque vous êtes parti pour la Sicile, et que je contemple souvent. Lorsqu’on m’a demandé pourquoi je gardais ainsi ce morceau de tissu, j’ai expliqué, gênée, que je voulais tisser moi-même sur ce modèle un nouveau manteau, pour vous en faire présent lorsque vous reviendrez. J’espère que vous ne resterez pas loin de moi assez longtemps pour me permettre d’achever ce travail, car je ne suis pas aussi habile aux travaux manuels que ne l’étaient les reines du temps jadis. Mais si ce n’est par le travail, je voudrais du moins, par l’amour et la fidélité, être digne de celles que chantent les poètes. »
     Quinze années plus tard, le jeune duc Konrad, parti d’Augsbourg en compagnie d’une modeste suite, suivait le cours du Lech pour aller retrouver sa mère qui se trouvait alors seule au château de Hohenschwangau. Les préparatifs étaient maintenant si avancés qu’il ne lui manquait plus, pour partir en guerre, que la bénédiction maternelle. Déjà, une grande partie des troupes campait sur une plaine voisine d’Augsbourg, à l’endroit précis où les empereurs avaient autrefois réuni leurs armées pour partir vers l’Italie ou la Terre sainte.
     Toute l’année passée, hiver comme été, Konrad avait parcouru sa terre de Souabe. Il avait dû séduire les vassaux récalcitrants et encourager les velléitaires craintifs. Il avait également rencontré son oncle Heinrich, mais celui-ci était resté comme auparavant opposé à ses vues, bien que les préparatifs de guerre du duc Konrad lui eussent permis de faire la paix avec le roi Ottokar.
     « Je ne suis pas assez naïf, dit le duc Heinrich, pour penser qu’Ottokar a changé ses plans par grandeur d’âme. Je ne sais pas trop non plus ce qu’il entreprendra lorsque les derniers chevaliers en armes quitteront la Souabe pour aller gaspiller leurs forces en terre étrangère. Mais pour l’heure, d’après ce que j’ai entendu, il projette d’aller guerroyer contre la Prusse, qui attend d’être cueillie comme un fruit mûr. Il serait temps pour les autres princes allemands de comprendre que nos vrais terrains de chasse sont au nord et à l’est, où nous n’avons pas de rivaux, et non dans le guêpier italien.
     – Mon noble oncle oublie que nous ne partons pas à la chasse, mais à la reconquête de notre royaume », dit le duc Konrad. Ceci conclut leur entrevue.
     Lorsqu’il regagnait Augsbourg après ses voyages, il était toujours attendu par des visiteurs italiens nouveaux et à chaque fois plus importants. Les Gibelins – qu’on appelait ainsi par habitude, sans que personne ne sût plus d’où ce nom leur venait – avaient compris que leur seul espoir résidait dans le dernier des Hohenstaufen, et le surnom de Corradino qu’ils lui avaient donné commençait même déjà à se répandre en Allemagne comme « Konradin ». Au début du printemps, déjà, était arrivé Manfredi Maletta, qui s’était présenté comme émissaire des Gibelins de Florence, mais il n’apportait que de mauvaises nouvelles. Après que leur chef Guido Novello s’était trouvé contraint de fuir la ville, un troisième parti était momentanément arrivé au pouvoir. Le noyau en était constitué par ceux que l’on appelait Frati gaudenti, les « frères joyeux », qui ne parlaient que d’unanimité et de réconciliation et qui voulaient unir Guelfes et Gibelins sous leur propre mot d’ordre, la paix et l’impartialité dans les querelles entre l’empereur et le pape. Beaucoup de Gibelins de Florence avaient donné dans le panneau et on avait organisé dans la ville une grande fête de réconciliation où, sous le signe de l’entente, avaient même été célébrés une série de mariages unissant des familles guelfes et gibelines. Cette fête avait été en même temps pour les Gibelins le « festin du bourreau » : peu de temps après, on emprisonnait tous ceux qui n’étaient pas parvenus à s’enfuir à temps. Maintenant, Guido Novello se terrait dans sa forteresse isolée, en compagnie de la poignée de soldats qui lui étaient restés fidèles, et il avait fort à faire à se défendre de ses poursuivants, sans parler de venir en aide à un seul de ses partisans désarmés. Il n’y avait donc aucun espoir de recevoir un jour l’aide pécuniaire promise au duc par Maletta.
     Mais ceci n’ébranlait pas davantage la sérénité du jeune duc que les autres mauvaises nouvelles, bien qu’il ne pût répondre que par des paroles d’encouragement, que ses messagers secrets portaient vers la Toscane. Pour lui marquer sa confiance, il nomma Guido Novello son vicaire sur toute la Toscane, ce qui ne manqua pas d’amuser les nouveaux maîtres de Florence.
     Aussi peu réjouissante fut pour le duc Konrad l’arrivée de deux nobles de Sicile, que deux ans auparavant personne n’aurait imaginé voir un jour à Augsbourg, et encore moins s’inclinant respectueusement devant le jeune Hohenstaufen. Il s’agissait de Frederico et Galvano Lancia, les frères de la mère du roi Manfred, qui avaient combattu en Sicile plus farouchement que quiconque contre les partisans de Konrad. Ils avaient même, après la mort de Manfred, recherché plutôt un accord avec le pape et le duc d’Anjou, mais Charles ne ressentait aucune pitié envers les parents de son ennemi vaincu. N’ignorant rien de tout cela, Konrad ne put cependant réprimer son émotion lorsque Galvano lui transmit les salutations de Konrad d’Antioche, dont il avait partagé la fuite dans les Abruzzes, avant que ce dernier ne tombât prisonnier aux mains des ennemis. Certes, la rumeur courait qu’il avait par la suite réussi à s’échapper, mais personne n’aurait su dire où il se trouvait aujourd’hui.
     « Dieu nous a durement frappés – peut-être pour que nous puissions apprendre à reconnaître nos vrais amis », dit Galvano, et les larmes remplirent ses yeux lorsque le jeune duc, dont il avait dit tant de mal mais qu’il voyait de ses propres yeux pour la première fois, lui serra la main avec sympathie.
     « Je sais que vous vous êtes toujours tenu aux côtés de mon parent Manfred », dit Konradin. (Je ne trouve pas de moment plus approprié, alors que ses ennemis de naguère devenaient ses alliés, pour commencer à employer ce qui, d’un surnom satirique, devint au cours du temps un diminutif affectueux et finalement un nom respecté.) « Je sais qu’il a hautement prisé vos sages conseils. C’est pourquoi je vous prie de rester à partir de maintenant près de moi comme premier conseiller, car personne ne connaît mieux que vous mon peuple de Sicile. »
     Konrad récompensait ainsi pareillement ceux qui avaient été ses amis ou ses ennemis, les accueillait à sa cour et partageait les charges d’après leurs capacités et leurs souhaits, qui bien sûr ne se correspondaient pas toujours parfaitement. Comme Manfredi Maletta avait été le chambellan du roi Manfred, il reçut le même titre dans le royaume de Sicile de Konradin, bien qu’il eût cherché entre temps à gagner les faveurs du duc d’Anjou et lui eût offert dans ce but les caisses du royaume. Mais le duc Charles l’avait récompensé en faisant saisir également sa fortune personnelle, à la suite de quoi Maletta s’était rappelé son ancien serment de fidélité. On peut deviner par avance que Corrado Capece, le chef militaire de Manfredi, récupéra son titre, car on le tenait pour le plus savant expert de son temps dans l’art militaire, bien qu’au moins ici, sous le ciel gris d’Allemagne, ses plans parussent de trop haut vol.
     Mais alors que les nobles de Souabe commençaient à se plaindre de voir leur duc toujours entouré d’étrangers avec qui il parlait des langues inconnues, étrangers qui n’apportaient rien d’autre que de belles paroles et des kyrielles de titres couchés sur le papier, tandis qu’on n’attendait d’eux que des dons, Konradin put au moins leur annoncer deux bonnes nouvelles pour les apaiser.
     Tout d’abord, Sienne, l’ennemie héréditaire de Florence, suivant le chemin opposé, avait expulsé les Guelfes de la ville, conclu un accord formel avec Guido Novello et juré fidélité à Konradin comme à son propre suzerain. Ensuite, Corrado Capece faisait savoir qu’à Pise, les relations avec le duc d’Anjou étaient devenues si tendues que les responsables de la ville avaient ouvertement promis leur soutien à l’expédition de Konradin et avaient mis à la disposition de Capece un navire pour se rendre en Tunisie, d’où l’on espérait de l’aide pour une attaque directe contre la Sicile. Et bien que de nombreux nobles chrétiens d’Allemagne trouvent malsain de faire appel à l’épée des Sarrazins, surtout au moment où l’on apprenait la chute d’Antioche aux mains des infidèles, il s’en trouvait d’autres, qui connaissaient mieux les affaires du monde, pour les apaiser.
     « Si le père spirituel des chrétiens, le pape de Rome, peut passer des accords secrets avec le sultan d’Égypte et combattre avec lui contre l’empereur chrétien de Constantinople, pourquoi exigerions-nous d’un prince du monde temporel qu’il renonce à utiliser les armes de ses sujets non chrétiens contre des malfaiteurs ? L’empereur Frédéric avait accordé aux Sarrazins de Sicile le droit de servir Dieu à leur manière et personne ne l’en a blâmé. Dans ses armées, les Sarrazins étaient les guerriers les plus fidèles et les plus valeureux et maintenant, alors qu’ils sont restés fidèles à la maison des Staufen, qu’ils soient pour nous un modèle plutôt qu’une écharde dans l’œil. »
     Cette année vit donc beaucoup de disputes et de paroles creuses, mais il se trouvait tout de même des gens qui faisaient leur travail silencieusement et aidaient avec persévérance à rassembler les armées et à les équiper ; ainsi le duc de Souabe se trouva-t-il, à l’heure dite, en mesure d’entreprendre son expédition. Un beau jour, chacun put contempler de ses propres yeux un spectacle que personne n’aurait cru possible auparavant – dix mille chevaliers et hommes armés, à cheval et complètement équipés, attendant devant Augsbourg l’ordre du jeune duc pour emprunter la route que les troupes de ses illustres aïeux avaient déjà tant de fois parcourue et par laquelle elles étaient toujours revenues victorieuses.
     Au bord de la route qui mène à la forteresse de Hohenschwangau poussait à cette époque un chêne d’âge vénérable, dont les branches fournies s’étendaient largement sur le chemin, à hauteur d’homme. Lorsque Konradin arriva à proximité de l’arbre, son cheval, effrayé par la chute d’une pierre, devint incontrôlable, et si le duc ne s’était pas aplati à temps contre l’encolure, il aurait subi le même triste sort qu’Absalon, le fils indiscipliné du roi Saül. Seul un pan de son manteau flottant resta accroché à une branche du chêne, et après cette mésaventure Konradin dut se présenter devant sa mère avec un manteau déchiré.
     « Si je croyais aux mauvais présages, dit le fils aussitôt après qu’ils eurent échangé les premières et cordiales salutations, j’abandonnerais aussitôt tous mes préparatifs. Quelle sorte de roi est-ce donc, qui parcourt son royaume dans un manteau déchiré ou rapiécé ?
     – Non, mon fils, dit Élisabeth, tu as mal interprété ce signe, qui a peut-être en vérité une importante et profonde signification. Il montre plutôt que tu dois maintenant échanger ton vieux manteau de duc pour le manteau royal. Bien que je n’aie pu prévoir cet incident, j’avais depuis longtemps le dessein de t’offrir un manteau que j’ai tissé de mes propres mains. J’y ai mis tout mon amour et mes vœux les plus ardents, afin qu’ils te protègent sur cette route longue et difficile, dont le cœur de ta mère voudrait bien te détourner, mais pour laquelle l’épouse du roi Konrad doit te donner sa bénédiction.
     – Noble mère et souveraine, dit Konradin, je ne saurais exprimer tout le bonheur que j’éprouve, de ce qu’il nous soit donné de passer ces dernières heures ensemble, seuls tous les deux. Car sachez que vous restez pour moi, toujours et à jamais, la reine d’Allemagne ; et quel que soit le respect que je porte à mon beau-père et l’affection que j’ai pour mes demi-sœurs, je suis si égoïste que je souhaite vous avoir au moins un court moment pour moi tout seul, tandis que leur présence trouble toujours la joie que j’ai de vous revoir. »
     Alors la comtesse Élisabeth soupira et se détourna, tout en déclarant :
     « Mon fils, tu es encore un enfant, bien qu’il te faille maintenant faire figure d’homme. Je ne sais pas quand je te reverrai, ni tout ce qui peut survenir entre temps. C’est pourquoi je voudrais maintenant, alors que nous avons la chance d’être seuls ensemble comme une mère et son fils, te raconter quelque chose que tu ne comprendras peut-être pas entièrement, mais que mon cœur ne peut plus contenir. Je t’ai promis un nouveau manteau – le voici –, et ce que j’ai à te dire concerne l’origine de ce manteau : l’histoire va avec le présent. »
     Ce disant, elle déploya sur les épaules de son fils un manteau bleu ciel, puis elle l’embrassa ardemment en le serrant contre sa poitrine. Se reculant brusquement, elle alla ensuite s’asseoir les yeux baissés, tandis que Konradin prenait place à ses pieds.
     « Ce n’est pas pour toi, mon fils, que j’ai commencé à tisser ce manteau. Je ne pensais alors même pas à toi, bien que je te portasse déjà sous mon cœur. C’était pour ton père, le roi Konrad, à qui j’avais dit adieu un automne, voici des années, alors que les devoirs de son gouvernement l’appelaient en Sicile. J’avais lu l’histoire d’une reine qui, attendant son époux depuis des années, occupait son temps au tissage, et cette histoire m’était allée droit au cœur. J’étais encore jeune alors, et je crains que les dames de la noblesse n’aient ri entre elles de ma naïveté, car ce travail était difficile pour mes mains inexpérimentées. Mais chaque fil que j’ajoutais au tissu rendait plus proche le jour où mon roi devait revenir. »
     Lorsque Konradin leva la tête pour regarder sa mère dans les yeux, celle-ci le détourna de ses mains.
     « Non, non, écoute-moi seulement, il m’est plus facile de parler ainsi. Comme tu le sais, les journées qui passaient ne me rapprochaient pas des retrouvailles avec ton père, mais du jour où me parvint la nouvelle de sa mort. Tu étais encore trop petit pour te rappeler cela aujourd’hui, et j’étais moi-même trop jeune pour réaliser complètement ce que cette épreuve représentait. J’avais le sentiment que ma vie resterait à jamais inachevée, comme ce tissage. En plus du deuil, une grande jalousie dévorait mon cœur. Que signifiait être la reine d’Allemagne ? La plus humble de mes servantes pouvait vivre avec son mari, leurs enfants pouvaient grimper le soir sur les genoux de leur père. Moi, une terre étrangère, un peuple inconnu et des devoirs incompréhensibles m’avaient tout ravi. Au plus profond de mon cœur, j’étais prête à échanger mon sort contre celui de la femme la plus ordinaire. »
     Maintenant, Konradin n’était plus capable de regarder sa mère dans les yeux. Son regard douloureux était dirigé vers le sol, devant lui, et il retira brusquement sa main de celle de sa mère. Mais celle-ci n’y prit pas garde, comme si elle avait oublié qu’elle parlait à son fils et, en même temps, au fils du roi.
     « À cette époque je n’avais nul dessein de me remarier, et lorsque mes frères vinrent pour la première fois me trouver dans ce but, je fus même très effrayée. Je résistai plusieurs années et repoussai de nombreux prétendants, parmi lesquels se trouvaient des hommes plus importants que le comte Meinhard. C’est alors que je repris le tissage interrompu, comme la reine dont parle cette vieille histoire. Face aux prétendants importuns, elle avait demandé un délai, le temps nécessaire à l’achèvement de son ouvrage. Dans cette histoire, le vrai roi finit par rentrer chez lui, alors que le mien était enseveli pour toujours en terre étrangère. Je n’avais personne à attendre, et la jalousie qui rongeait mon cœur n’avait pas décru avec les années. Devant l’insistance continuelle de mes frères à me faire choisir un nouveau mari parmi les nobles d’Allemagne, je résolus de choisir le plus modeste et le moins important, pour qu’il me soit au moins épargné de le perdre comme j’avais perdu Konrad. D’autres déjà décidaient du sort de mon fils, fixaient ses devoirs et se préparaient à me l’enlever pour l’envoyer vers le sud : encore et toujours l’Italie, ce pays dont je commençais à haïr le nom même. Tous les Hohenstaufen étaient allés là-bas et y étaient restés, comme si cette terre était une femme malfaisante qui les attirait à elle pour les garder. C’est pourquoi j’épousai le comte Meinhard, défiant ainsi tous les princes allemands, y compris mon frère.
     – Je fais aussi partie des princes allemands, dit Konradin d’une voix que l’amertume rendait tremblante.
     – Mon fils, je t’avais déjà perdu, car d’autres décidaient de ton sort, comme je viens de te le dire. De la reine, je n’avais plus que les atours et la couronne, mais je ne voulais plus de cela. Je devins donc simple comtesse de Görz, et je ne l’ai jamais réellement regretté. Je ne le regrette même pas aujourd’hui, bien que mon cœur souffre à chaque fois que je te regarde et que je lis dans tes yeux un reproche permanent. Mais je souffris réellement lorsque je voulus offrir un présent à mon époux pour nos noces et que je posai sur ses épaules le manteau que j’avais moi-même confectionné. Il le repoussa, disant qu’il n’accepterait jamais de porter un manteau que j’avais tissé en pensant au roi Konrad. Ainsi ce manteau est-il demeuré dans l’attente du moment où je pourrais te le donner, en cette heure où tu me quittes.
     – Et je devrais porter un manteau rejeté naguère par un comte de Tyrol ! s’écria Konradin. Non, ma chère mère, vous ne pouvez tout de même pas me demander cela ! Plutôt partir pour la Sicile avec mon manteau déchiré !
     – Pardonne-moi, mon fils, dit Élisabeth, de t’avoir une fois de plus blessé par mes paroles. J’espérais que ce récit nous rapprocherait l’un de l’autre, mais il nous a éloignés encore davantage, de même que tout ce que j’ai projeté s’est toujours finalement passé de façon contraire à mon attente. Même l’espoir que le comte Meinhard resterait toujours près de moi s’est révélé trompeur, puisqu’il est maintenant fermement décidé à t’accompagner, et ainsi vais-je vous perdre tous les deux. S’il me restait au moins la consolation qu’au moment où vous vous éloignez de moi, vous ne soyez pas ennemis l’un de l’autre !
     – Vraiment ! s’écria Konradin. Je n’aurais jamais cru que le comte Meinhard m’accompagnerait effectivement, bien qu’il en ait affiché l’intention depuis le début.
     – Il est déjà parti rassembler ses hommes et faire ses préparatifs pour vous rejoindre à Innsbruck. C’est pourquoi je suis seule ici, et c’est pour cela qu’il m’est possible d’être avec toi dans l’intimité au moment de te donner congé, ce dont je me réjouissais à l’avance. Mais cette joie était prématurée, car j’avais imaginé tout autrement notre séparation.
     – Mère mille fois chérie ! s’écria Konradin en portant à ses lèvres la main de sa mère. Pardonnez-moi d’être un fils aussi irréfléchi. Mais je ne suis hélas qu’un enfant écervelé, bien qu’il m’incombe un devoir d’homme. Comment aurais-je la force de porter cette lourde charge, moi si jeune et faible d’esprit ?
     – Tu es un Hohenstaufen, et cela suffit. Celui qui t’a choisi te donnera l’intelligence et la force. Moi seule ai failli à assumer dignement ma charge. C’est pourquoi je ne récrimine plus, mais accueille désormais avec modestie tout ce qui m’advient – même le mépris de mon fils premier-né.
     – Ne dites pas cela, ma mère ! Jamais je ne vous ai méprisée. Je ne méprise pas non plus le présent que vous avez souhaité me faire, et ce d’autant moins que vous avez tissé dans ce manteau toutes vos prières et votre amour pour mon père. C’était seulement ma sottise d’enfant qui m’a fait prononcer des paroles dont je rougis maintenant. Oubliez-les, mère chérie, et que vos mains posent sur mes épaules ce manteau que je veux revêtir pour me porter à la rencontre de mon royaume. Et si je devais, vainqueur ou vaincu, ne revenir qu’après des années, vous reconnaîtriez à ce manteau votre fils très aimant. »
     C’est ainsi qu’Elisabeth, riant à travers ses larmes, étendit sur les épaules de son fils le manteau bleu ciel et lui donna sa bénédiction.


V

LA ROSE


     À Bologne, dont l’université et les docteurs ont depuis longtemps établi leur réputation dans le monde entier, vivait la très respectée famille Tordini. Tout comme, dans les familles aristocratiques, les pères transmettent aux fils leurs titres de noblesse, ou encore comme on voit, chez les marchands, le bien passer des mains des parents à celles des enfants, de même les Tordini laissaient à leurs fils le titre de professeur et leurs connaissances accumulées dans la science du droit. En son temps, un Tordini avait déjà fait profiter de ses services l’empereur Frédéric alors que celui-ci se heurtait à l’obstination des villes lombardes, et avait joui en récompense des faveurs particulières de celui-ci. Il était dès lors naturel que les Tordini se maintinssent toujours du côté de l’empereur et, si leur dévouement à la science les retenait de prendre part ouvertement aux joutes politiques, ils n’en étaient pas moins, dans leurs cœurs, des Gibelins enflammés.
     Lorsque Lorenzo Tordini, à la mort de son père, vint à occuper son poste, il avait déjà atteint l’âge de quarante ans ; mais tout ce temps, passé au milieu des livres et des grimoires, s’était comme envolé sans qu’il ait eu souvent commerce avec ses semblables, et il s’était tenu à l’écart de toutes les joies de la jeunesse. La carrière ecclésiastique lui aurait de ce fait bien convenu, mais étant engagé, par héritage comme par son éducation, dans la voie des sciences profanes, il n’eut pas l’idée de rompre la tradition familiale. Se retrouvant subitement chef de famille et réalisant que sa mère était déjà âgée et faible, il fut confronté à son devoir de se marier et de fonder une famille, afin que le nom des Tordini ne s’éteigne pas avec lui au sein de l’université de Bologne.
     Bien qu’il ne fût plus tout jeune, et que ses savants livres, dont il connaissait par cœur la plus grande partie, ne continssent pas un mot sur la façon de conquérir le cœur des femmes, il n’eut guère de mal à trouver l’épouse convenable, grâce à son nom fameux devant qui s’ouvrirent les portes de toutes les demeures de Bologne. Il provoqua cependant l’étonnement, et peut-être même la jalousie, lorsqu’il choisit pour épouse Catarina, la fille du riche marchand Corinaldi, beaucoup plus jeune que lui et réputée pour sa beauté, dont les jeunes gens des meilleures familles avaient brigué en vain la main et le cœur. Les langues envieuses tentèrent d’insinuer que les parents avaient forcé leur fille à épouser le vieux rat de bibliothèque, et l’on se mit à chercher avec une certaine fièvre tout indice trahissant les cornes que Catarina ne manquerait pas de planter rapidement sur le front de son myope époux. Mais lorsqu’il s’avéra que Dame Catarina était aussi vertueuse que belle, et qu’elle mettait tout son cœur à son nouvel état de maîtresse de maison, les insinuateurs déconfits durent ravaler leurs médisances.
     Une seule chose ternissait le bonheur de cette union, c’est que les années passaient sans que s’annonçât l’héritier espéré. C’était une plus grande tristesse pour Catarina que pour son mari, car ce dernier vivait tout autant parmi les livres qu’avant son mariage, et le droit romain présentait plus d’importance à ses yeux que les lois de la nature. Il alla même jusqu’à consoler sa femme en tentant de lui expliquer qu’en ces temps troublés les enfants les plus heureux étaient ceux qui ne voyaient pas le jour.
     « Lorenzo, comment pouvez-vous parler ainsi ? s’écria Catarina sur un ton de reproche. Peu importe quelle fortune attendrait le fils que je n’ai pas eu, je l’y abandonnerais avec joie. Le principal est de lui permettre d’accomplir son destin. »
     Comme si la Providence avait entendu ce défi, il arriva peu après cela que Catarina se trouva enceinte. Sept ans après ses noces, elle mit au monde un fils auquel on donna le nom de Benvenuto, car on l’avait si longtemps attendu.
     Mais déjà le destin délivrait son premier signe. À peu de temps de là mourut l’empereur Frédéric, et Bologne fut la première des villes de Romagne où les partisans du pape commencèrent à relever la tête. On n’avait pas mis longtemps à oublier tous les bienfaits dont la ville avait eu, grâce aux Hohenstaufen, sa part.
     Ceci passa plutôt inaperçu dans la maison des Tordini, car Lorenzo vivait pour sa science et Catarina pour son fils, qui semblait avoir hérité la beauté de sa mère et –l’amour maternel, du moins, l’assurait – l’intelligence de son père, bien que je ne sache pas comment on peut déceler cela chez un enfant aussi jeune. À vrai dire, le jeune Benvenuto ne montra pas en grandissant d’intérêt spécial pour la science de l’écriture, et il préférait à la compagnie de son savant père celle des membres de la maisonnée plus versés dans l’art du chant ou des jeux. Si l’amour maternel n’avait pas été sans bornes, Catarina aurait eu à mainte reprise des raisons de s’attrister sur les dons échus à son fils. Benvenuto se liait facilement, mais surtout avec les enfants de basse extraction et, non content de prendre gaiement part à leurs chahuts, il en était souvent l’instigateur et le meneur. Toutefois, son charme naturel lui gagnait le cœur de ses éducateurs et de ses professeurs, ceux-là même qui voyaient leur précieux enseignement étouffé par les herbes folles.
     À quinze ans, âge auquel son père Lorenzo avait déjà non seulement lu avec son propre père le Corpus juris mais encore disputé avec celui-ci sur son interprétation, Benvenuto savait à peine lire et galvaudait cette faculté en dévorant des ouvrages douteux, qu’il prenait grand soin de cacher à sa mère et à ses éducateurs. Et si la vie avait suivi la route droite instituée sous le sceptre des empereurs, on n’imagine pas comment il aurait réussi à combler les espoirs placés en lui de prolonger un jour la brillante lignée doctorale des Tordini.
     C’est alors que survint – pas tout à fait inattendu – le tournant qui, d’une manière brutale, arracha Lorenzo Tordini à son univers juridique figé dans les livres. Celui-ci aurait pourtant dû remarquer les changements qui s’étaient produits à Bologne ces dernières années, tout comme ailleurs en Italie. Certes, Guelfes et Gibelins s’étaient toujours querellés, et à plusieurs reprises les épées étaient venues appuyer le propos des langues acérées. Les voisins avaient vécu côte à côte dans une hostilité mortelle durant des générations, mais ils avaient tout de même habité la même ville, et il était même arrivé, la jeunesse écoutant son sang parler, que la fleur de l’amour éclose sur un champ fertilisé par la haine, et qu’à sa suite la colère enflammée s’éteigne dans les fêtes de réconciliation. Même lorsque le pouvoir était passé à Bologne aux mains des Guelfes et que les plus ardents Gibelins s’étaient trouvés contraints de quitter la ville, le professeur Tordini avait conservé son poste plusieurs années. Il avait même déjà à plusieurs reprises condamné la détention d’Enzio, fils de l’empereur Frédéric et roi de Sardaigne, jugeant qu’il y avait là un abus de droit, mais les Guelfes de Bologne s’étaient contentés d’en rire. En revanche, la tentative de fuite d’Enzio, que la traîtrise d’une beauté bolonaise avait fait échouer, avait à ce point irrité les notables de la ville qu’ils décidèrent une purge radicale, dont Lorenzo Tordini fut l’une des victimes. L’accusation d’avoir trempé dans les plans d’évasion d’Enzio – accusation à ce point dénuée de fondement qu’on ne put l’établir, même à l’aide de faux témoins – entraîna pour Lorenzo la perte de son poste, la déchéance, la confiscation de ses biens et le bannissement de la ville. Seul ce que son épouse plus prudente avait réussi à dissimuler leur permit d’atteindre Florence, où beaucoup de leurs anciens amis menaient déjà la vie d’exilés.
     Le respectable professeur dut redémarrer, dans la pauvreté et l’humilité, une nouvelle vie, et pour commencer il n’eut pas d’autre ressource que de gagner son pain comme simple écrivain, tandis que Catarina devait accomplir elle-même les plus basses tâches ménagères. En effet, leurs amis eux-mêmes avaient pour la plupart tout perdu, et ils étaient si nombreux à avoir cherché un asile à Florence que les Gibelins de cette ville ne pouvaient pas, et de loin, les traiter tous conformément à leur rang. Le moins affecté était Benvenuto, qui goûtait plutôt avec joie la liberté d’une vie oisive et affranchie de toutes les contraintes de l’étude. Le jovial garçon se fit rapidement de nombreux nouveaux amis, et il atteignait un âge où les femmes aussi lui jetaient volontiers des coups d’œil. Les histoires qui remontèrent jusqu’à sa mère causèrent à cette dernière beaucoup de peine, en particulier que Benvenuto frayât régulièrement avec les mercenaires allemands de Guido Novello. Mais le jeune homme, qui arrivait à se tirer de toutes les situations, s’en excusait en affirmant entre autres choses que la fréquentation d’étrangers lui faisait apprendre leur langue, car il disait avoir décidé de suivre à l’avenir l’exemple de ses grands-parents maternels et de se consacrer au commerce, où la connaissance des langues est un avantage décisif. Que l’argot et les chansons gaillardes des soldats, c’est à dire l’essentiel de ce qu’apprenait ce garçon doué pour le chant, trouvassent difficilement place dans le vade mecum du marchand, voilà ce qu’il se gardait évidemment d’expliquer à ses parents ignorants de la vie.
     Puis il sembla que la fortune de cette famille durement éprouvée dût redevenir souriante, lorsque les Gibelins florentins s’avisèrent de l’utilité que pouvait présenter pour eux, en de nombreuses occasions, l’aide d’un juriste aussi compétent. La rivalité avec les Guelfes devenant ici aussi de plus en plus âpre, et ce d’autant plus que les marchands et les ouvriers de la ville penchaient davantage vers ce dernier parti, ses connaissances furent fréquemment requises. Pour finir, le noble et fortuné Rinaldo Rufini fit de Lorenzo son conseiller personnel, et la famille de ce dernier put de nouveau vivre plus convenablement et employer des serviteurs. Benvenuto, devenu un beau jeune homme dont les bonnes manières avaient résisté à la fréquentation de toutes sortes de vauriens, était un hôte très apprécié dans la maison des Rufini, où on le considéra bientôt comme un membre de la famille, ce qui réjouissait ses parents que l’inquiétude pour leur fils avait souvent tourmentés.
     Mais la fortune de l’un éveille souvent la jalousie des autres. Ou s’agissait-il du destin que Catarina avait défié avant la naissance de l’enfant ? Florence a toujours été la plus corrompue des villes d’Italie, et les étrangers ne sont nulle part très aimés, surtout lorsqu’ils sont arrivés dans la détresse et sans être invités. Parvenue dans l’âge mûr, Catarina Tordini était encore une très belle femme, qui n’avait pas besoin de vêtements somptueux ou de parures pour enflammer le cœur des hommes de Florence. Sur les dégradantes manœuvres d’approche et les propositions qu’elle eut à subir pendant ses années d’exil, elle garda toujours le silence, mais le silence est souvent considéré par les gens mal intentionnés comme un aveu de culpabilité.
     En plus de tout le reste, la situation politique s’était maintenant détériorée dans la ville. Là aussi, les frati gaudentiétaient parvenus au pouvoir avec l’aide de la populace et, jouant le jeu du pape avec leurs prêches de paix et de réconciliation, ils parvinrent finalement à chasser de la ville Guido Novello et son armée. Certes le parti des Guelfes n’était pas à proprement parler au pouvoir, mais ses membres relevaient déjà fièrement la tête. Il est bien possible que ce ne soit pas uniquement la jalousie ou l’humiliation de l’amoureux repoussé, mais principalement l’arrière-pensée plus machiavélique d’écarter le juriste sage et respecté, qui anima un jeune noble des rangs guelfes, Guido Malavolti. Il déclara ouvertement que ce n’étaient point tant les services du vieux Lorenzo que prisait Rufini, que ceux, d’une toute autre nature, de Dame Catarina.
     Bien que le simple fait de répéter cette vilaine rumeur nous répugne, nous devons nous y résoudre par égard au déroulement du récit. Dans le jardin des Rufini se trouvaient deux rosiers, l’un portant des fleurs rouges et l’autre des fleurs blanches. C’est auprès du rosier blanc que Malavolti prétendait avoir vu le seigneur Rinaldo et Dame Catarina occupés à l’antique jeu où il n’y a ni gagnant ni perdant. « C’est évidemment la vertueuse Catarina qui avait choisi le voisinage du rosier blanc, cette couleur convenant mieux à son innocence », complétait Malavolti avec l’élégante effronterie propre aux Florentins.
     En soi une calomnie ne représente pas grand-chose, particulièrement lorsqu’il s’en colporte sans cesse et qu’il se trouve des commères des deux sexes pour y prendre plaisir. Les aventures de Rinaldo Rufini étaient à Florence l’objet de conversations fréquentes car, non content d’avoir une épouse jeune et belle comme un rosier en fleurs, il passait son temps à jeter des regards avides dans les jardins de ses voisins.
     Toutefois, le hasard voulut que Guido Malavolti racontât cela alors que Lorenzo Tordini pouvait l’entendre – ou peut-être ne fut-ce pas un hasard, mais une provocation calculée. L’esprit chevaleresque de Lorenzo lui interdisait évidemment de laisser sans défense l’honneur de sa femme, et c’est exactement ce que semblait attendre le querelleur Malavolti.
     Bien sûr, les amis de Lorenzo tentèrent d’étouffer l’affaire et, n’y parvenant pas, de prendre sa place pour défendre par l’épée l’honneur de Dame Catarina. Il était en effet clair aux yeux de tous que le vieil érudit, qui n’avait pas une seule fois tenu une épée pour combattre un adversaire, n’était pas de taille à affronter le provocateur, dont les mains et la conscience étaient tachées du sang de plusieurs jeunes Florentins. Mais Lorenzo, qui de sa vie n’avait jamais réellement pris la mesure de la fausseté du monde, ne se laissa pas influencer.
     Ainsi Guido Malavolti, d’un coup d’épée bien dirigé, porta-t-il à la famille Tordini un nouveau coup fatal. Dame Catarina se retrouva subitement veuve et Benvenuto orphelin. Ce dernier dut d’ailleurs bientôt se passer aussi de sa mère, car Catarina ressentit si durement cet événement, dont elle se tenait pour responsable, qu’elle décida de se soustraire à ce monde cruel et d’entrer au couvent. Même pour son fils par-dessus tout chéri, elle n’avait plus le désir de vivre.
     « Quel bien pourrait te faire une pauvre femme comme moi, solitaire et déshonorée, sinon prier ? De cette seule façon parviendrai-je peut-être à détourner de toi la colère du Tout-Puissant, que j’ai moi-même attirée sur ta tête, dès avant ta naissance, par mon insouciance et mon orgueil. »
     Et alors que son fils la suppliait et la conjurait, elle ajouta :
     « Si tu voulais me donner la plus grande joie possible, ce serait de renoncer toi aussi aux plaisirs du monde et de te consacrer au service de Notre-Seigneur. »
     Mais bien que Benvenuto fût très ébranlé par cet événement, il ne recula pas moins avec frayeur devant l’idée d’endosser l’habit de moine.
     « Demandez-moi tout ce que vous voudrez, mère chérie, mais pas cela ! Je suis prêt à mourir, mais pas à m’enterrer vivant. Et encore moins voudrais-je ressembler aux serviteurs menteurs et hypocrites, qui profitent de la bure pour camoufler leurs péchés et leur dépravation. S’il advient que je doive rester seul au monde et privé du soutien de mes parents, alors je me ferai plutôt mercenaire ou palefrenier. »
     Voyant son fils déterminé, Catarina l’implora de quitter au moins Florence et lui donna une lettre de recommandation pour son lointain parent Boso Di Dovara, qui avait à l’époque acquis une position importante à Piacenza. Puis elle lui remit, pour tout héritage, son livre de prières qu’elle lui enjoignit de lire au moins une fois par jour.
     Benvenuto reçut la lettre et le livre de prières, mais les oublia bientôt tous deux, d’autant plus facilement que Rinaldo Rufini l’accueillit chez lui et prit soin de lui comme de son propre fils.
     Cette insouciance ne dura cependant pas longtemps. Déjà, sous les ordres de Philippe de Monfort et de Jourdain de l’Isle, les armées du duc d’Anjou pénétraient en Toscane ; le soir du Samedi saint, elles se tenaient devant les portes de Florence. Alors Rinaldo Rufini dut à son tour quitter la ville et, bien qu’il ait invité Benvenuto à rester en compagnie de sa famille, celui-ci préféra se fier à ses propres forces (et à la lettre de recommandation de sa mère, qui lui était revenue en mémoire) et aller son propre chemin.
     Gardons-nous de la tentation d’épier nuitamment le jardin des Rufini, alors que Benvenuto prend congé de la maison à l’apparence trompeusement heureuse, et de celle qu’il y a le plus aimée. Contentons-nous de dire que la première rose rouge, éclose de la veille, se trouva manquante le lendemain sur le buisson.
     Ce jour-là – le premier jour de Pâques – les chevaliers du duc Charles chevauchèrent à travers les rues de Florence, et les honorables citoyens qui avaient abandonné, à la faveur de la nuit, la cité de leurs pères, n’y remirent jamais les pieds.
     Benvenuto porta la lettre reçue de sa mère jusqu’à Piacenza, où il la remit à Boso Di Dovara, et celui-ci lui fit bon accueil. Mais il n’ouvrait jamais le livre de prières, même pas pour revoir la rose rouge qui y était cachée. Grande est l’insouciance d’un jeune homme, surtout lorsque le nom lourd de sens qui lui a été donné ouvre devant lui, comme un mot de passe, les mains et les cœurs.
     Il aurait cependant dû remarquer que les choses n’allaient pas ici pour le mieux. La ville fourmillait de moines mendiants noirs ou gris, qui prêchaient au grand jour la paix et la réconciliation, mais dans l’ombre enrôlaient les jeunes gens dans les armées des nobles partisans du pape. Comme naguère à Florence, les « frères joyeux » avaient ici aussi pris le pouvoir, grâce aux commerçants partisans de la paix, dont le seul souci était de faire des affaires et de se partager tranquillement les bénéfices. On avait proclamé l’égalité des droits entre les deux partis jusqu’alors ennemis, et l’amicale des gaudenti avait formé sa propre armée pour maintenir l’équilibre entre leurs aspirations au pouvoir ; elle avait en outre fait élire par le peuple des consuls censés administrer les affaires de la cité. C’est en vain que Boso cherchait à lutter contre eux – lui et les autres nobles avaient perdu depuis longtemps la confiance du peuple. Pire encore, une partie des Gibelins s’opposait à lui, ne lui pardonnant pas d’avoir chassé de la ville leur précédent chef, Pelavicini, un vieillard impuissant.
     Tout cela ne signifie nullement qu’à Piacenza la jeunesse n’ait eu, comme dans les autres villes d’Italie, l’occasion de profiter des joies de la vie. Même en temps de peste on continue à faire la fête, et la flamme de l’instinct vital peut au contraire allumer un brasier, lorsque personne ne sait à quoi demain ressemblera. Cela durait déjà ainsi depuis des générations, car à vrai dire la paix n’avait jamais été durable et personne n’était tranquille pour sa vie. Malgré tout cela, on ne vivait nulle part avec autant de joie et d’insouciance que sur cette terre d’Italie parsemée de conflits incessants, tout comme la vigne ne prospère jamais aussi bien que sur les flancs des volcans.
     Toutefois, à Piacenza, les beaux jours prirent bientôt fin, au moins pour une partie de la jeunesse de la ville. Boso Di Dovara connut bientôt le même sort que le vieux margrave Palavicini : il fut un jour obligé de quitter Piacenza et de se réfugier dans son château. Là, dans ce nid d’aigle sur la rive de l’Oglio, frappé de l’anathème papal et environné d’ennemis, il se prépara à accueillir son destin. Se conduisit-il jusqu’au bout comme les défenseurs héroïques de Tezole, qui furent jusqu’au dernier passés au fil de l’épée dans les ruines de leur demeure en flammes ? Déjà, les armées regroupées de Lombardie avaient atteint les murailles de la forteresse et l’assiégeaient jour et nuit. Mais ces murailles étaient solides et les soldats, qui connaissaient à l’avance le sort réservé aux vaincus, prêts à résister jusqu’à la dernière goutte de sang. Prévoyant, Boso avait amassé d’abondantes réserves, si bien qu’au moins pendant les premières semaines on ne manqua ni de nourriture ni de boisson. Mais tout cela ne revenait qu’à prolonger l’état des choses, car il n’y avait plus le moindre espoir de percer le cercle toujours plus serré des assiégeants, de même qu’il n’y avait aucune aide à attendre des seules villes de Lombardie fidèles à l’empereur, Vérone et Pavie.
     Ainsi Benvenuto Tordini, qui avait fui Piacenza avec les hommes de Boso, se retrouva-t-il contre ses vœux véritables soldat parmi les soldats. Il montait la garde sur les remparts du château et, pour tuer le temps, comptait les feux de camps. Il n’avait pas encore expérimenté cette manière de passer de belles nuits d’été, et jamais celles-ci ne lui parurent aussi longues.
     Les défenseurs commençaient déjà à se fatiguer, car rien n’épuise davantage que l’attente inactive. Les réserves du château touchaient à leur fin, et plus d’un cœur commençait à faiblir. On n’était même pas assuré des sentiments du maître des lieux : n’avait-il pas par le passé changé d’alliés, lorsque cela lui semblait profitable ? On murmurait qu’il avait envoyé secrètement des émissaires au campement ennemi pour acheter sa liberté au prix des vies de ses amis et de ses soldats.
     Le siège durait déjà depuis plus d’un mois, et bien que pendant ce temps personne n’ait pu pénétrer dans la forteresse ou en sortir, toutes sortes de rumeurs commencèrent à circuler. Les armées d’Anjou avaient envahi toute la Toscane et pénétraient en Lombardie. D’aucuns croyaient distinguer des étendards français dans le campement des assiégeants. Qu’adviendrait-il de celui qui devrait quitter ce monde chargé de la malédiction papale, son corps sans sépulture laissé en pâture aux chiens et aux vautours ? Ceux qui ne voulaient pas entendre parler de soumission devenaient partisans d’un dernier geste désespéré, d’une charge sur les assiégeants et d’une mort glorieuse au combat.
     Un soir, alors que Benvenuto se tenait dans le donjon, il se trouva occupé à examiner non pas le camp des assiégés mais sa courte existence, les jours heureux à Bologne et les plaisirs insouciants à Florence et à Piacenza, la tête grisonnante de son père penchée sur les livres, le visage gracieux mais triste et les yeux réprobateurs de sa mère. Comme mue par elle-même, sa main se posa sur le livre de prières qu’il avait reçu en présent ultime et, l’ouvrant, trouva entre ses pages la rose qu’il y avait naguère dissimulée. Et voilà que les pétales rouges avaient blanchi, comme si les mots imprimés en avaient retiré la teinte flamboyante, couleur du péché. Dans le silence de l’air immobile, il laissa glisser l’un après l’autre les pétales séchés jusqu’au pied de la tour, dans les eaux noires de la rivière, tout en se forçant à lire les paroles du livre. Souple comme un jeune chat, il avait jusqu’ici esquivé les coups du destin, retombant d’une manière ou d’une autre sur ses pieds et continuant son chemin en chantant et en dansant. Ses erreurs passées maintenant emportées, avec les pétales de rose, par le flot de l’Oglio, si cette fois encore il trouvait une issue salutaire, il pourrait commencer une nouvelle vie sur le chemin que ses infortunés parents avaient en vain attendu de lui voir prendre.
     Ce qu’il ignorait, c’est qu’en bas, dans le château, on se préparait à ouvrir les portes aux ennemis, et que les défenseurs s’étaient réunis dans la chapelle pour une ultime prière. Il ne remarqua pas non plus l’excitation extraordinaire dans le camp des assiégeants, l’agitation inhabituelle des feux, ni les hennissements des chevaux. Puis tout devint là-bas très silencieux et les feux de camps s’éteignirent l’un après l’autre avant même le rougeoiement annonciateur du matin. Il s’était peut-être assoupi, car le rythme naturel de la vie a une grande force chez les jeunes gens. Mais lorsque le soleil parut, il sentit dans son cœur une joie étrange et reprit le livre de prières qu’il se mit à feuilleter, comme s’il y cherchait une pensée spéciale dont dépendait son salut.
     Une rose rouge, presque noircie, glissa d’entre les pages et tomba à ses pieds.
     Un élancement de douleur, semblable à rien qu’il eût déjà connu, lui traversa le cœur, et ses yeux se remplirent de larmes. Il ne savait pas clairement ce que cela signifiait, et il ne cherchait pas à le savoir. Ses yeux cherchaient à voir autre chose et il dirigea ses regards troublés vers le campement ennemi. Là encore il ne distingua rien avec certitude, tant la vision qui s’offrit à lui semblait soudain incroyable. Il n’y avait plus aucun homme, plus aucun cheval ; seules des tentes abattues, des carrioles et des feux éteints témoignaient de la présence, l’instant d’avant, de l’armée de siège. Les assiégeants eux-mêmes avaient déserté nuitamment, comme s’ils avaient fui devant un ennemi invisible.
     Lorsqu’il descendit du donjon, une rumeur agitée vint à sa rencontre comme une eau qui monte, au sein de laquelle il discernait çà et là des cris joyeux : « Corradino ! Corradino ! » Dans la cour du château se tenait un cheval, encore écumant de sa course, sur lequel un messager était arrivé de grand matin avec des nouvelles : le roi Konrad était en route pour l’Italie, ses armées avaient déjà atteint Bolzano !
     Dans la chapelle résonnait puissamment une hymne d’action de grâces. Mais Benvenuto Tordini restait seul, debout dans la cour, et il fut le seul qui ne parvint pas à s’agenouiller pour prier.


VI

L’ÉTOILE


     On raconte que lorsque Konradin franchit le col du Brenner, il ne fut salué ni par le soleil du Midi ni même par la Lune, mais simplement par l’étoile de Vénus qui brillait, seule, dans le ciel du soir. Ce que voyant, le jeune chef aurait tristement expliqué :
     « C’est pour moi un mauvais signe, qui m’indique que j’arrive trop tard et que les jours de gloire de ma lignée touchent à leur fin. »
     Mais le sage vieillard Pietro Prece, qui se tenait à ses côtés, avait toujours en réserve la réponse qu’il fallait.
     « Votre Altesse sait pourtant que, sur son parcours, l’étoile de Vénus aura bientôt gagné un jour, et qu’elle réapparaîtra alors sous les traits de l’étoile du Berger. Cela arrivera sans doute au moment où vous vous tiendrez aux portes de votre royaume. »
     Selon d’autres, en revanche, Konradin aurait remarqué en plaisantant que l’étoile de Vénus ne convenait guère pour le conduire et le protéger, et qu’il aurait mieux profité de Mars ou de Jupiter, ce à quoi Pietro Prece aurait répondu :
     « Mars est l’étoile qui convient aux envahisseurs et Jupiter celle des tyrans. Votre Altesse, elle, remporte ses victoires sous l’étoile de l’amour, celui qui emplit le cœur de tous ses sujets. »
     À d’innombrables reprises j’ai fait la sourde oreille aux remarques que me prodiguait encore et toujours mon savant ami. Pour une fois, je lui accorderai la parole.
     « Quelle signification particulière pouvait bien revêtir le défilé du Brenner, à une époque où celui-ci se trouvait au beau milieu des terres du comte de Tyrol et n’était en rien, comme aujourd’hui, la porte septentrionale de l’Italie ? Si quiconque prononça jamais de semblables paroles – bien que sur ce sujet les livres d’histoire restent muets –, ce dut être beaucoup plus au sud, entre Trente et Vérone, vraisemblablement à Rovetero, où se trouvait alors la véritable frontière linguistique. »
     Admettons donc que ces mots ne furent pas échangés au passage de quelque poste frontière construit de main d’homme – la limite entre le Nord et le Sud n’en a pas moins toujours été le Brenner, et les indices naturels sont autrement plus puissants que les barrières et les portes édifiées par les fourmis humaines. Quiconque a un jour emprunté le chemin par lequel les armées des empereurs descendaient jadis la montagne, faisant la course avec les flots impétueux de l’Adige, après s’être frayé un passage à travers les dernières murailles désolées des Alpes, trouvant face à elles le soleil du Midi et le vent chaud et caressant, tandis que les vergers et les vignobles montaient à leur rencontre et semblaient les saluer, accordera plus de crédit au conteur anonyme qu’à l’érudit. Et j’ai déjà dit vers qui va ma préférence.
     À ceux qui souhaitent des renseignements précis, je puis toutefois dire que Konradin fut à Bozen, que les Italiens appellent Bolzano, le neuvième jour d’octobre, et qu’il s’arrêta là quelques jours pour permettre le regroupement de ses armées. Parmi celles-ci se trouvait son oncle Ludwig, qui n’avait pu se dispenser d’être là, car sa femme avait donné naissance, juste au moment du départ des armées, au fils qu’ils attendaient tant, et assuré ainsi le maintien de la couronne de Bavière chez les Wittelsbach.
     La halte suivante eut lieu à Trente, où le comte Meinhard rencontra son frère Albert et apprit avec joie que ce dernier avait réussi à mettre en fuite l’évêque hostile, à la suite de quoi la ville était prête à faire allégeance aux comtes de Tyrol et de Görz. En revanche, il n’avait pas eu la main aussi heureuse à Villanova, face au prélat récalcitrant dont l’archevêque de Salzburg avait pris en personne la défense.
     Ces histoires en elles-mêmes insignifiantes sont rapportées ici pour montrer le genre de pensées qui remplissaient les esprits des parents de Konradin, et combien peu ceux-ci se souciaient de savoir quelle étoile attendait le jeune chef de guerre à la frontière lointaine de son royaume. Lorsque, quittant Trente, ils virent disparaître les dernières cimes enneigées des Alpes, leurs cœurs chavirèrent eux aussi, et ils regardèrent toujours davantage en arrière qu’en avant.
     L’Adige coulait maintenant plus calmement, et plus calmement aussi marchaient les armées, que certains évaluent à dix mille hommes, d’autres à douze mille, tandis que d’autres encore ne parlent que de trois mille, ne comptant bien sûr que les véritables chevaliers. Mais lorsque, finalement, des tours commencèrent à apparaître sur l’horizon, les premiers cris des soldats retentirent, qui pour finir, comme les ruisseaux solitaires des montagnes finissent par s’assembler en un fleuve puissant, s’unirent en une retentissante hymne d’action de grâce.
     C’est un vendredi que Konradin atteignit Vérone, mais personne ce jour-là ne songeait à faire maigre, à moins d’être en secret partisan du pape. Mastino Della Scala, le puissant seigneur de Vérone, ainsi que ser Lambertuzzi, le podestat de la cité, étaient en personne à la tête des représentants qui accueillirent devant les portes de la ville leur hôte et suzerain. Et pour la première fois retentit ouvertement le cri : « Vive le roi Konrad ! »
     À travers une ville garnie de décorations festives, on conduisit les hôtes d’honneur au palais épiscopal, qu’on avait affecté à leur logement, tandis que les troupes établissaient leur campement devant la ville, où on les traita cependant tout aussi généreusement. Les réjouissances entamées le vendredi durèrent encore tout le samedi et le dimanche, et ce n’est que le lundi que la fatigue fit valoir finalement ses droits.
     Mais assez des fêtes, des mots de bienvenue, de la musique et du tintement des cloches, qui se dissipent bientôt dans les airs. L’arrivée chez des amis échauffait bien sûr les cœurs, mais tous savaient en même temps que c’était là le dernier refuge amical. Devant eux, au levant, au midi ou au couchant, l’ennemi guettait, et il fallait maintenant se préparer à de tout autres rencontres. Les jours qui succédèrent à ce dimanche furent des jours de travail au palais épiscopal, qui était devenu la maison du conseil pour le jeune chef, et leur nombre crût au-delà de ce que quiconque avait tout d’abord envisagé.
     Au début il y eut bien encore quelques paroles grandiloquentes, et la voix qui se fit le mieux entendre fut celle de Ludwig de Bavière. Comme naguère à la cour d’Augsbourg, ici encore c’était lui qui formait les plans et dirigeait les discussions, et il se comportait avec chacun comme un chef indépendant, si bien qu’on pouvait avoir l’impression que c’était lui, et non Konradin, qui allait bientôt s’asseoir sur le trône de Sicile.
     Face à cela le comte Meinhard était resté étrangement silencieux, comme travaillé par une pensée secrète. Tout aussi sérieux et silencieux était le comte Rudolf von Habsburg qui, à l’étonnement de tous, était vraiment venu. Mais c’était maintenant lui qui s’opposait aux plans du duc Ludwig, en peu de mots il est vrai, mais par lesquels il fit bien vite apparaître combien irréalisables étaient les intentions du Bavarois.
     « Tout ceci serait possible si nous pouvions atteindre la Toscane. Mais comment y parvenir, alors que toutes les villes de Lombardie sont contre nous, sans compter la présence de l’armée du duc d’Anjou dans Piacenza ? Si nous pouvions changer nos soldats en oiseaux et franchir le Pô sous les nuages, alors les choses seraient différentes.
     – Je pense que notre jeune duc a un plan de ce genre, répliqua le margrave de Nuremberg. Je l’ai vu passer le plus clair de son temps à observer le ciel – quand il ne jouait pas aux échecs avec ses jeunes compagnons, bien sûr.
     – Le petit Konrad cherche son étoile – à l’instar de son grand-père, il s’est mis à croire aux signes inscrits dans les astres, dit Ludwig. Notre lot est de veiller aux affaires terrestres, maintenant et pour l’avenir.
     – Vous avez tort de sous-estimer le duc, dit alors le comte Rudolf. Sans cela, vous auriez remarqué que les envoyés de Toscane et de Sicile vont de préférence vers lui. Vous ne semblez même pas savoir qu’un messager de Rome est arrivé ce matin, et vous êtes bien sûr loin d’avoir la moindre idée des nouvelles dont il était porteur.
     – Naturellement, le duc Konrad s’est mis à parler la langue de son royaume de Sicile, dit le margrave Friedrich sur un ton dépité. L’alliance austro-souabe s’est enrichie d’un troisième partenaire qui, s’il n’est pas d’aussi noble extraction, l’emporte dans l’art de la parole. »
     Tous comprirent qu’il faisait allusion au jeune fils de Gerardo Donoratico, que l’on voyait souvent maintenant en compagnie de Konradin et avec lequel celui-ci s’entraînait à longueur de journée à parler italien, de sorte qu’il commençait déjà réellement à se figurer, sans l’aide d’un interprète, ce que les envoyés venus de loin avaient à lui dire.
     « Nous faisons des plans de guerre, continua le margrave Friedrich, mais le duc, avec ses amis italiens, distribue les terres et les offices. Ce vieux renard de Prece a rempli plus de la moitié du palais de ses brefs, comme le pape de Rome qui mène la guerre par courrier. De même, la cassette des finances est aussi aux mains des Italiens, qui recensent par écrit dans plusieurs livres chaque miche de pain et chaque tonneau d’eau-de-vie que reçoivent nos chevaliers ou nos soldats. Peut-être pensent-ils qu’à la fin il nous faudra payer tout cela, c’est bien l’esprit des marchands. Même notre âme immortelle est confiée à des prêtres incapables de parler notre langue, et qui en allemand ne sauraient distinguer Dieu du démon.
     – Il est évident que les Italiens connaissent mieux leur pays et leur peuple, et que par bien des côtés ils peuvent se rendre plus utiles que nous, qui ne parlons que l’allemand, dit le comte Rudolf.
     – D’autres pourraient trouver aussi évident que le duc Konrad songe à suivre en Sicile les traces de son oncle Manfred et non celles de son père », dit alors le comte Meinhard de manière inattendue. Sur ce il sortit avec le margrave de Nuremberg pour aller inspecter ses troupes hors de la ville.
     Ils y rencontrèrent Konradin qui chevauchait à travers le camp avec son ami Friedrich, sous les acclamations enthousiastes des soldats.
     « Mes nobles amis, leur dit Konradin, j’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. J’ai tenu à les transmettre à mes valeureux soldats dès que j’en ai été informé, car leur attente devenait longue et monotone. Apprenez donc que l’étendard des empereurs flotte de nouveau sur Rome ! Galvano Lancia a été accueilli là-bas comme mon représentant par le nouveau sénateur, le prince Enrico, et siège déjà au palais du Latran. »
     Cette nouvelle, toutefois, ne fut pas du tout du goût des nobles allemands. Konradin avait-il donc oublié que Galvano Lancia, le frère de la concubine de l’empereur Frédéric, était son ennemi de toujours ? Qui pouvait imaginer ce qu’il tramait au loin, à Rome ? Et ce sénateur de Rome, le prince Enrico – qui ne s’appelait d’ailleurs pas Enrico mais Enrique, car il était frère du roi de Castille ! Avec son autre frère, Frederico, il avait fomenté une révolte et avait dû, à cause de cela, fuir sa patrie. Il avait mis son épée au service d’Edmund d’Angleterre, que le pape avait appelé contre Manfred, et lorsque le prudent Anglais avait décliné son offre, tout comme d’ailleurs celle du pape, Enrique était entré au service du sultan de Tunisie, un infidèle ! N’avait-il pas même rallié le camp du duc d’Anjou contre Manfred, puis tenté d’épouser la veuve infortunée de ce dernier, dans le but d’obtenir le duché d’Épire ? Et après son échec, il avait tenté de jouer le pape contre Anjou, ce en quoi il avait partiellement réussi, puisque avec l’appui du pape il était devenu sénateur de Rome. Personne ne savait avec certitude de quel côté il se tenait aujourd’hui, et encore moins qui il soutiendrait demain.
     Cela fit dire au duc Friedrich lui-même :
     « Je me rappelle, mon ami, que vous avez voulu autrefois repousser l’épée du comte de Nuremberg à cause d’une petite injustice. Comment pouvez-vous maintenant faire alliance avec un homme qui, me semble-t-il, a vendu son âme au diable pour obtenir puissance et richesse ? Vous vouliez nettoyer l’aigle-étendard de la plus petite souillure, et voici que vous vous réjouissez de ce que cet étendard flotte à Rome, sans prendre garde aux mains impures qui l’ont dressé.
     – Noble Friedrich, dont le cœur pur se tient en permanence devant moi comme un miroir dans lequel je puis distinguer mes fautes ! s’écria Konradin. Il est bon que vous me rappeliez aujourd’hui mes propos de l’an dernier, car ils me remémorent aussi ce que déclara à cette occasion mon vieil ami le chevalier Schmerzburg, dont l’absence me pèse aujourd’hui lourdement. J’ai bataillé toute la journée contre ma conscience, et voici que j’entends maintenant ses paroles : “Que signifie la droiture ou l’iniquité d’un homme, lorsque tout un peuple souffre !” Je n’ai pas le droit de repousser la main d’un homme à cause de son passé, lorsque l’enjeu est le destin de mon royaume, voire même de plusieurs. »
     Puis il prit Friedrich par la main et le conduisit vers la fenêtre, d’où il lui désigna Vénus, qui brillait ce soir-là d’un éclat particulier.
     « Nos symboles terrestres peuvent subir des souillures, même s’il s’agit de la couronne de l’empereur ou de la croix du pape. Mais rien ne peut laisser de trace sur une étoile au firmament, quelles que puissent être la folie ou la méchanceté des hommes. C’est à cette hauteur que je situe désormais mon but, maintenant que mon cœur a acquis la conscience que mon destin est de l’atteindre. »
     Mais peu après survint une période pendant laquelle on ne put que rarement apercevoir le soleil et les étoiles, car le ciel était chargé de nuages, même les jours où il ne pleuvait pas. L’Italie avait accueilli Konradin avec un sourire ensoleillé. Maintenant elle montrait, à l’approche de l’hiver, son autre visage. Cela se sentait surtout parmi la troupe devant Vérone, lorsque le vent du sud lui-même montrait qu’il peut être glacial, et qu’une pluie violente éteignait les feux de camp.
     L’espoir de traverser la Lombardie s’affaiblit encore lorsqu’une unique tentative d’avancée, en direction de Brescia, fut repoussée aux environs de Montechiari, même si ce revers n’affecta qu’un petit groupe d’hommes, car Konradin ne voulait pas lancer le gros de son armée dans la bataille alors qu’il lui restait une longue route à faire. Les stratèges avaient été nombreux dans les premiers temps, mais maintenant il n’y en avait plus un seul, car même le duc Ludwig était devenu aussi silencieux et contrarié que les autres princes allemands. En même temps, l’argent fondait à grande vitesse dans les coffres de Konradin, car la plus grande partie en avait été employée dès les premiers jours à recruter de nouveaux soldats et à s’occuper de leur procurer armes et montures. Ni le chancelier Tomaso ni l’astuce de marchand de Roberto Filangieri ne pouvaient y subvenir indéfiniment. Il était impossible d’obtenir de nouvel argent de la Toscane, où le doute grandissait à propos des intentions de Konradin. Avant même que les premiers chevaliers allemands n’en parlassent effectivement, la nouvelle était arrivée là-bas que Konradin remuait des pensées de retour.
     « Si le roi Corrado vient jusqu’ici, nous sommes prêts à déposer à ses pieds tout ce que nous possédons », promettaient les marchands de Pise. Aucun d’eux ne croyait plus avoir un jour à répondre de cette promesse.
     Avant même les fêtes de la Nativité, une partie des chevaliers allemands était repartie – les premiers, il est vrai, honteusement et en secret. Qu’avaient-ils à attendre ici, pendant que leurs homologues italiens vendaient leurs armes et leurs chevaux puis disparaissaient, beaucoup même pour passer dans le camp adverse. Quand Konradin chevaucha de nouveau à travers le campement, aucune acclamation ne l’accueillit plus. Et lorsqu’il fut de retour à son quartier général, Rudolf von Habsburg l’attendait.
     « Il me coûte, noble seigneur, de vous abandonner en cette période difficile, mais il ne m’est pas permis de rester plus longtemps. Mon pays et mon peuple réclament leur maître, et je dois respecter mes obligations envers eux aussi. Cependant, la plus grande partie de mes hommes restent à votre disposition, seuls moi et un petit groupe de chevaliers demandons la permission de nous en retourner. En ce moment nous ne sommes pas une aide, mais plutôt un fardeau. Si toutefois la situation devait changer et les troupes se mettre en mouvement, je reviendrais immédiatement sur un seul mot de vous. »
     Rudolf von Habsburg ne partit pas seul, ni avec un petit groupe de chevaliers : il fut accompagné par la majorité des nobles souabes, qui jugèrent opportun de suivre l’exemple du comte. Le duc Ludwig et le comte Meinhard, qui certes n’étaient pas parmi eux, s’efforcèrent toutefois dans le même temps de faire comprendre à Konradin qu’il était insensé d’attendre ici plus longtemps et qu’il vaudrait mieux que tous s’en retournassent. Qu’ils laissent donc les villes italiennes combattre entre elles – à coup sûr il se présenterait une meilleure occasion pour une expédition vers la Sicile, lorsque Guelfes et Gibelins de Lombardie et de Toscane se seraient saignés jusqu’au dernier.
     De surcroît, le comte Meinhard réclama encore à Konradin une somme de deux mille marks, dont celui-ci était redevable à sa mère. Le jeune duc fut obligé d’emprunter cette somme à son oncle, et dut apporter en garantie pour cela ses dernières possessions en Souabe.
     « Où pourrais-je maintenant retourner ? demanda Konradin sur un ton amer à son ami Friedrich. Il n’est plus en Souabe la moindre cabane que je puisse dire mienne. Et pour finir, notre saint père le pape vient de me retirer le royaume de Jérusalem, ajouta-t-il en riant. Quelle était son idée en faisant cela, voilà qui n’est pas facile à deviner, car le royaume est de toute façon aux mains des infidèles ; cela vaut d’ailleurs peut-être mieux, car il semblerait que mes amis les plus fiables soient justement les Sarrazins. Au milieu de toutes les mauvaises nouvelles, j’ai cependant appris au moins une chose réjouissante, au sujet de Corrado Capece, qui a conclu un accord avec l’émir de Tunisie. Le prince Frederico, le frère d’Enrico, accepte de passer de Tunisie en Sicile avec son armée. La nouvelle a voyagé pendant longtemps, ce qui me porte à croire qu’ils ont déjà atteint la Sicile. Mais je suis toujours assis ici et mes fidèles vassaux allemands, au lieu de parler d’avancer, ne pensent qu’à rentrer chez eux.
     – Tous ne songent pas au retour, dit Friedrich. Si j’avais plus de force, je serais prêt à retenir les fuyards avec mon épée. Mais je ne parle pas que de moi : je viens de m’entretenir avec notre maréchal, Kroff von Flüglingen, et le vieux soldat versait des larmes amères. Jamais il n’abandonnera son duc, m’a-t-il assuré, même quand le dernier chevalier aurait fui honteusement dans son dos. Tout aussi déterminés sont Wolfrad von Veringen, Friedrich von Hürnheim et de nombreux autres. Laissez partir ceux dont nous n’avons aucune aide à attendre – pourquoi faudrait-il les nourrir et les désaltérer sans raison ? Votre victoire n’a jamais été leur objectif, mais bien le seul butin. Quoi qu’il m’en coûte de le reconnaître, j’espère davantage de nos guerriers italiens, qui combattent pour la liberté de leurs villes. Tout ce qui arrive maintenant n’est peut-être que l’indispensable feu purificateur par lequel notre armée sera débarrassée de ses parasites. »
     Konradin garda quelques instants l’air grave, puis il dit sur un ton triste :
     « Lorsque je prononce toutes ces fières paroles sur la libération de mon royaume et la marche à l’étoile, il paraît peut-être que j’ai complètement changé, et que je suis devenu un insupportable vantard. Mais vous, mon ami et mon ancien compagnon de jeux, vous lisez en moi et vous savez que je suis resté dans mon cœur le même pauvre petit garçon qui, jadis, se lamentait sur sa solitude et son impuissance. Même lorsque je chevauchais à la tête de mes armées, lorsque les personnages importants de Vérone m’accueillaient et que les envoyés des villes italiennes me couvraient de flatteries, je sentais tout le temps combien j’ai peu de véritables amis. Ils ne sont pas plus nombreux aujourd’hui que naguère, et je sais fort bien à quoi m’en tenir quant aux Lancia, Capece ou autres prince Enrico. Si je me suis fait ici de nouveaux amis, ce n’est guère que le père et le fils Donoratico ; mais qu’ont-ils à m’offrir d’autre que leur cœur fidèle et leur humeur joviale ?
     – Juste comme vous le nommez, voici venir le jeune Donoratico, qui semble précisément porter avec lui sa bonne humeur. Peut-être a-t-il une bonne raison pour cela… »
     Le comte Donoratico s’approchait du duc avec une obséquiosité exagérée, qui était pour moitié au moins plaisanterie juvénile.
     « Je suis chargé pour votre Grandeur des très cordiales salutations de Mastino Della Scala, dit-il. Seulement, cette fois-ci, rien pour votre table ou votre cave n’accompagne ces salutations, comme naguère en pareille occasion. Le capitaine véronais doit bien sûr penser aussi à sa table de Noël. Mais il a de bonnes nouvelles, du moins le croit-il. À Brescia, la populace a pris le pouvoir et même, maintenant, jeté hors de la ville les chefs guelfes, au nombre desquels Della Torre et l’évêque. L’évêque de Bethléem, que le pape avait envoyé en conciliateur, n’a même pas pu pénétrer dans la ville. S’il n’a pas d’autre utilité, au moins cet incident donnera-t-il à penser au pape lorsqu’il verra quelles conséquences peut avoir dans les villes d’Italie l’agitation fomentée par ses moines mendiants. Mais l’armée du duc d’Anjou est toujours stationnée devant Poggibonzi. Elle n’a plus beaucoup d’espoir d’enlever la ville, mais lever le siège maintenant serait honteux et stimulerait les autres villes de Toscane.
     – Et que dit Della Scala ?
     – Il est prêt à se joindre à tout instant à votre armée, au lieu où vous déciderez de donner l’assaut à l’ennemi.
     – À Augsbourg, mon vénérable oncle était lui aussi prêt au combat, dit Konradin. Il était décidé à m’accompagner jusqu’à la Sicile. Mais maintenant, à peine aux portes de la Lombardie, il parle déjà de repartir. »
     Qu’il soit toutefois dit ici, pour défendre l’honneur du duc Ludwig, qu’il n’avait nullement l’intention – comme des calomniateurs ont tenté de l’expliquer par la suite – d’envoyer discrètement son pupille au trépas pour hériter de son royaume. Avant de s’en retourner, il essaya au contraire, par des flatteries et des menaces, de convaincre Konradin de rentrer chez lui.
     « Tu devrais déjà comprendre par toi-même qu’il n’y a actuellement pas d’espoir de traverser la Lombardie et la Toscane. Même si nous arrivions à Pise, leurs vaisseaux ne suffiraient pas à transporter une si nombreuse armée en Sicile. Il est clair que le temps n’est pas encore mûr ; il vaut donc mieux attendre chez soi. D’ici peu, les villes d’Italie se seront mutuellement saignées et le pape se querellera avec le duc d’Anjou. Peut-être, dans quelques années, un seul coup d’épée nous permettra-t-il de chevaucher jusqu’à Rome.
     – Pourquoi m’a-t-on donné une épée, si celle-ci ne me sert pas ? demanda Konradin.
     – Je ne parle pas seulement pour moi et mes chevaliers, qui ont grandement besoin de leur foyer, continua patiemment le duc Ludwig. Je me suis engagé devant Dieu et devant ta mère à veiller sur toi, et je ne saurais te laisser seul en terre étrangère et au milieu d’inconnus. Si moi et le comte Meinhard nous en retournons, tu n’auras plus personne à qui demander de l’aide. Tu as irrité sans raison ton père adoptif, mais son cœur est encore davantage tracassé par ton avenir.
     – Je ne veux rien dire maintenant sur mon père adoptif, pour ne pas faire porter à ma mère un fardeau plus grand que celui qui est présentement le sien. Je vous prie seulement de saluer ma mère et de lui dire que j’ai confiance en sa bénédiction, qui me garde dans tous les périls.
     – Et que feras-tu si tous les chevaliers allemands rentrent chez eux ?
     – Je continue le combat avec ceux qui me suivent, non avec ceux qui fuient.
     – Je crois entendre la voix de ton grand-père Frédéric, qui méprisa son peuple allemand et lui devint étranger ! s’écria le duc Ludwig en colère.
     – Mon grand-père était empereur, et Hohenstaufen. Dois-je avoir honte de suivre son exemple, même lorsque mon peuple allemand m’abandonne ? »
     Voyant que ni une discussion raisonnable ni des menaces irritées ne parvenaient à faire changer Konradin d’avis, le duc Ludwig entreprit ouvertement ses préparatifs de retour. Le comte Meinhard et plusieurs autres nobles souabes, qui jusqu’ici étaient restés hésitants, firent de même. Et les chevaliers qui avaient crié de joie en apercevant les tours de Vérone acclamèrent l’annonce qu’ils pourraient bientôt leur tourner le dos.
     L’étoile de Konradin avait disparu derrière d’épais nuages, et rares étaient ceux qui croyaient la voir bientôt réapparaître comme étoile du Berger.


VII

LE FEU


     Dans les premiers temps, il était arrivé chaque jour à Vérone aussi bien des envoyés et des messagers de Toscane et des autres provinces italiennes que des réfugiés de Sicile. Mais il y avait maintenant longtemps que plus personne n’était venu, comme si les Italiens, eux aussi, avaient oublié leur « Corradino ». C’est pourquoi l’attention de tous fut éveillée lorsqu’un jour quarante cavaliers passèrent la porte de la ville, porteurs – bien qu’il fît grand jour – de torches enflammées.
     Lorsqu’ils furent conduits devant Konradin, leur chef, un vénérable chevalier à la tête grisonnante, déclara :
     « Nous apportons au roi Corrado les salutations de la ville de Pavie et sa prière ardente de ne pas laisser s’éteindre ce feu, que nous avons allumé et réussi à préserver jusqu’ici. Si nous brandissons ces torches en plein jour, c’est qu’en vérité elles ont brûlé sans interruption pendant tout notre voyage périlleux à travers des terres hostiles, et cela depuis que la première d’entre elles a été allumée devant l’autel de l’église Saint-Michel, le soir de l’Incarnation de Notre-Seigneur. Ce feu est le symbole de la fidélité de Pavie, mais en même temps celui de notre effort pour connaître la volonté divine. Nous avons pensé que si notre petite troupe parvenait à traverser les terres de l’ennemi malgré ses torches allumées, alors cela devrait également être possible à l’armée du roi Corrado. Et nous voilà ici, sans qu’une seule fois la flamme n’ait été éteinte et sans que quiconque ne nous ait arrêtés. En vérité nous n’avons rencontré en chemin aucun ennemi, et tous les éclaireurs assurent qu’il y a actuellement un tel désordre dans les villes de Lombardie, que c’est pour les armées du roi une occasion parfaite et peut-être unique de rallier Pavie. De là, il sera beaucoup plus facile de rejoindre Pise, car la route n’est pas très dangereuse : nous avons en effet la promesse de Gênes de laisser passer les armées du roi sur son territoire sans intervenir. »
     Ainsi parla l’envoyé de Pavie, le vénérable magistrat Detesalvo Botto, qui dans son grand âge s’était chargé de cette périlleuse mission. À Vérone aussi son nom était connu, et ses paroles avaient du poids. Aussi cet avis enthousiasma-t-il aussitôt tous les amis italiens de Konradin, même le prudent Della Scala. Du côté des Allemands, en revanche, seul le duc Friedrich s’en déclara partisan, tandis que Ludwig de Bavière, qui n’était pas encore parti, fit tous les efforts possibles pour empêcher l’adoption de ce plan, et tenta de rallier à son point de vue le maréchal des armées, Kroff von Flüglingen.
     « Si la route de la Sicile est si obscure que même en pleine jour il faille des torches pour la reconnaître, dit-il, alors à coup sûr l’entreprise est sans espoir. »
     Le vieux soldat ne croyait pas, lui non plus, que ce plan fût particulièrement ingénieux, mais seulement parce que les armées ne se rapprochaient pas de Pise le moins du monde. De plus, la route de Pavie était presque aussi longue que le chemin direct de Vérone à Pise, et des ennemis puissants la gardaient. Peut-être était-ce par ruse qu’ils avaient laissé passer sans encombre les envoyés, afin d’attirer l’armée de Konradin dans le combat. Le plan du maréchal était toujours de se frayer un chemin direct à travers la Lombardie, sans se soucier des pertes qui, selon lui, étaient également inévitables en suivant l’autre plan. Cependant il lui déplut que le duc Ludwig, qui avait déjà décidé son retour, cherchât encore à intervenir dans les plans de bataille ; c’est pourquoi il laissa Konradin trancher la question.
     C’était la première fois que le jeune chef devait prendre seul une aussi grave décision, aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait hésité plusieurs jours. Il demanda qu’on lui accorde le temps de la réflexion, mais recommanda au magistrat Botto de veiller à ce qu’on ne laisse pas le feu s’éteindre. Il est également possible qu’il ait voulu attendre le départ du duc Ludwig, car la présence de celui-ci faisait encore hésiter quelque peu sa propre volonté.
     Il n’eut pas à attendre longtemps, car ceux qui s’en retournaient étaient maintenant pressés, s’ils voulaient passer les cols avant l’arrivée de la neige. Ainsi, la plus grande partie des chevaliers allemands prirent-ils le chemin du retour, sous la conduite du duc Ludwig et du comte Meinhard. Ceci trompa même de nombreux ennemis, en leur donnant l’impression que tous les Allemands étaient repartis, et parmi eux Konradin lui-même. Cette nouvelle parvint jusqu’aux oreilles du duc d’Anjou et du pape, qui respirèrent plus librement et relâchèrent leur vigilance initiale.
     C’est alors que Konradin donna à ses armées l’ordre de marcher de Vérone à Pavie. Le jour de la Saint-Antoine, on ouvrit de nouveau les portes de Vérone pour Konradin et sa suite, dont la composition avait beaucoup changé, puisqu’à la place des princes et des comtes allemands on y trouvait maintenant principalement des nobles italiens. À son côté chevauchait, au lieu du duc Ludwig, Mastino Della Scala, qui avait bien tenu sa parole et s’était joint à la troupe avec un millier de soldats de Vérone. Malgré ceux qui s’en étaient retournés, l’effectif de l’armée n’avait pas notablement diminué, et l’on comptait au moins trois mille chevaliers, sans parler des autres soldats et des serviteurs. Simplement, là aussi, la majorité d’entre eux étaient maintenant des Italiens. Malgré cela, Kroff von Flüglingen resta maréchal des armées, simplement parce que personne d’autre n’aurait pu rivaliser avec son expérience. À son côté chevauchait Friedrich, le duc d’Autriche, qui lui aussi avait été promu chef militaire.
     Le premier ennemi qui se tenait sur le chemin était Mantoue, dont on pouvait craindre que ses armées défendissent déjà le passage du Mincio. Mais lorsque l’armée de Konradin atteignit, à l’embouchure de la rivière, la rive du lac de Garde, aucun ennemi, proche ou lointain, n’était visible. Mantoue seule s’estimait manifestement trop faible, et son alliée la plus proche, Brescia, était si absorbée dans ses querelles intestines qu’elle n’avait pas répondu, et encore moins envoyé d’aide. Tous s’étaient plus que suffisamment reposés à Vérone et aspiraient maintenant à avancer ; la halte à Desenzano fut donc très brève. Le feu guerrier allumé à Pavie repartit de l’avant et franchit la rivière Chiese à Montechiari, à moins de deux heures de route en amont de l’hostile Brescia, là-même où la première bataille du jeune roi s’était conclue par la retraite.
     Il fallait maintenant s’attendre à une réponse beaucoup plus vigoureuse. Crémone était certainement avertie des mouvements de l’ennemi, dont l’objectif n’était pas difficile à deviner. C’était le moment, pour les Guelfes des environs, de diriger leurs armées vers les rives de l’Adda pour en empêcher le franchissement. De plus, cinq cents chevaliers provençaux étaient réunis à Piacenza sous la conduite du redoutable Guillaume Estendard, en permanence prêts au combat et n’attendant qu’un signal. Si par surcroît Della Torre, le puissant chef de Milan, donnait l’ordre à ses armées de se diriger vers le sud, il leur serait facile d’interdire l’accès à Pavie.
     Tout le jour suivant l’armée avança infatigablement, atteignant dans la soirée la rive de l’Oglio, près du château de Boso Di Dovara. Là, un pont franchissait la rivière, que les soldats de Boso avaient héroïquement défendu pendant l’été, bien qu’ils n’eussent alors pu que difficilement imaginer combien proche était le temps où les armées de leur chef suprême voudraient le traverser. Beaucoup de ces soldats de Boso se trouvaient maintenant dans l’armée de Konradin – l’un d’entre eux au moins nous est déjà connu par son nom, et nous comptons le retrouver dans l’avenir, lorsqu’une halte nous en fournira l’occasion.
     Sur l’autre rive de l’Oglio, où l’on pouvait encore trouver les traces du campement des assiégeants de naguère, l’armée de Konradin installa son bivouac, et les feux furent bientôt visibles de loin sur la plaine lombarde. Il avait été déclaré à tous qu’on prendrait ici un repos plus long, et les hommes chargés de transmettre ce message le répandirent dans le voisinage sous le sceau du plus grand secret. Le roi et sa cour s’installèrent dans la salle des fêtes du château de Boso, où ils furent traités somptueusement. Mais, comme l’indiquèrent les messagers, pour rassasier l’armée entière les provisions du châtelain de Dovara ne pouvaient suffire, et l’armée devait donc se livrer le lendemain au pillage des environs, pour reconstituer ses réserves finissantes. Disons donc par amitié – car nous sommes tous les fils et les filles de la Lombardie – qu’il est sage de dissimuler ce qui peut l’être, et de se tenir soi-même quelques jours à l’abri. Comment cela peut se faire, le simple fermier lombard en avait une connaissance forgée de génération en génération, car la guerre était ici, comme une mauvaise récolte ou une inondation, une chose qui se répète toujours, après un répit plus ou moins long.
     Mais au bout de deux heures déjà, alors qu’on pouvait penser que tous les soldats se reposaient de la fatigue de la marche, Konradin et son escorte parcouraient le campement et l’ordre était donné de reprendre la route immédiatement, aussi vite et aussi silencieusement que possible. On laissa brûler les feux et on abandonna même une partie des tentes, comme si l’armée principale, au moins, était restée là.
     Grâce à cela, la troupe de Konradin était déjà au bord de l’Adda lorsque, à Piacenza, les cavaliers d’Estendard reçurent l’ordre de monter en selle. Sans éveiller l’attention d’un seul ennemi, toute l’armée franchit la rivière, et c’est seulement sur l’autre rive de celle-ci, déjà en route vers Lodi, que les hommes aperçurent une troupe supérieure en nombre chevauchant à leur rencontre. Est-ce que Napoleone Della Torre avait tout de même réussi à arriver avec ses soldats de Milan ? Pourquoi donc alors les chevaliers de Pavie allumaient-ils toutes leurs torches et se précipitaient-ils vers eux avec des acclamations ? C’est bien sûr parce qu’ils avaient reconnu de loin leurs frères d’armes, qu’on avait envoyés à la rencontre de Konradin dès qu’on avait su qu’il avait quitté Vérone, dans le but de lui venir en aide lors du franchissement de l’Adda.
     Le soir du troisième jour de marche, Konradin atteignait déjà les frontières du territoire de Pavie, mais en raison de l’heure tardive on s’arrêta pour la nuit à Sainte-Christine, afin de se reposer, de nouveau en terre amie, de la fatigue des nuits sans sommeil. Il fallait en effet prévoir que l’arrivée à Pavie se traduirait par de nouvelles nuits blanches, cette fois-ci pour des motifs beaucoup plus agréables.
     On a pu dire que Vérone tendit la main à Konradin, mais que Pavie le serra sur son cœur, tant la joie était grande, dans la ville environnée d’ennemis depuis des dizaines d’années et en butte à leurs hostilités, de voir enfin dans ses murs son suzerain et protecteur, accompagné de surcroît d’une armée imposante ! On dit par ailleurs que tous les feux du campement de Konradin furent allumés à la même flamme qui avait brûlé devant l’autel de Saint-Michel et avait été transportée par deux fois à travers la Lombardie.
     Il est temps de nous préoccuper enfin de nos vieilles connaissances, que nous n’avons pas du tout oubliées, quoi qu’il ait pu paraître. Certains ont peut-être même cru que Rupert von Schwalbenhöh, sous son nouveau nom de Schmerzburg, était au nombre de ceux qui, partant de Vérone, s’en étaient retournés vers l’Allemagne. Mais où serait-il donc allé, et avec qui, s’il avait oublié sa parole donnée au duc et à son père adoptif ? Il était sous ce rapport dans la même situation que son noble seigneur, c’est-à-dire que son propre avenir était dessiné d’avance par le passé de ses ancêtres.
     Il se trouve donc certainement dans Pavie, et il nous suffit de le chercher – ce qui n’est certes pas une mince affaire, parmi ces milliers de guerriers. Où est-il donc le plus facile de dénicher un jeune soldat, sinon là où l’on chante, joue et danse, où la jeunesse de la ville se gorge avidement des derniers plaisirs avant le début des longues semaines de carême ? Mais là, il n’a guère un instant pour nous, il ne saurait diriger son regard ou son ouïe vers autre chose que cette saltarelle enflammée, qui semble à ce fils de Souabe un peu lourdaud descendre des parvis du paradis, et dans laquelle la joie projette sa lumière dorée sans que les sensations humaines, et même un peu pécheresses, l’aient encore totalement abandonnée.
     Attendons encore un peu, peut-être le trouverons-nous une autre fois, seul, veillant auprès du feu de camp ou marchant sur la rive du Ticino, ses pensées tournées vers sa lointaine patrie et les siens. Car nous ne croyons pas qu’il ait pu devenir si vite un mercenaire ordinaire, préoccupé seulement de son gosier et de son estomac (et d’autres soucis que je passe volontairement sous silence, afin de ne pas embarrasser l’homme de bonnes manières qui ferait la lecture à toute sa famille).
     Et justement le voici – pas seul toutefois, car il semble s’être trouvé un ami. Il ne nous étonnerait pas que ce fût quelque jeune Allemand de son âge, avec qui il pourrait partager le souvenir de la patrie aux hivers enneigés et de tout ce qui fait la vie des garçons de leur âge. Et cependant non, son ami est un Italien aux cheveux bruns : bien que lui non plus ne nous soit pas inconnu, la chose ne laisse pas de nous surprendre. Je ne sais pas comment cela s’est produit, mais ils ont réussi à faire connaissance sans la moindre aide de notre part. Et pourquoi devrions-nous nous attendre à ce que les personnages de notre histoire restent tranquillement là où nous les avons oubliés, sans rien entreprendre de leur propre chef ? Le devoir du conteur n’est certes pas de tout régenter ni de tout organiser, mais seulement de transmettre ce qui s’est passé.
     Mais maintenant, celui-qui-sait-tout vient demander comment il se peut que deux jeunes gens de caractères aussi différents, et de surcroît n’ayant pas la même langue maternelle, se soient ainsi trouvés. Laissez-moi répondre fièrement que je suis loin de tout savoir. Parfois je puis seulement supposer, et le lecteur est tout aussi capable de le faire. Mais si vous aviez entendu la jeunesse chanter à Pavie, pas seulement des chansons italiennes mais aussi des provençales et même des espagnoles (et la plupart, il est vrai, dans un mélange de plusieurs langues), vous vous diriez que l’affaire était beaucoup plus facile que vous ne l’aviez jugé au premier abord. Soldats et marchands, pèlerins et saltimbanques, tous sont passés de pays en pays depuis des siècles, ont emprunté des mots et en ont semé sur leur chemin. Et notre mère spirituelle, la sainte Église, a appris à ses enfants de nombreux mots de sa propre langue maternelle, pour prier dévotement ou pour maudire rageusement.
     Il serait très tentant d’essayer de transcrire leur dialogue dans cette langue étrange. Mais il nous faut tout de suite abandonner cette idée, car des paroles prononcées il y a si longtemps ont été dispersées aux quatre vents et ce sont dans tous les cas nos propres mots que nous devrions leur prêter. Mieux vaut donc ne pas charger notre histoire de contrefaçons superflues, mais poursuivre plutôt le récit dans la langue qui nous est familière, au lecteur comme à moi, depuis l’enfance.
     On peut croire que c’est l’Italien qui fit les premiers pas et adressa la parole au jeune chevalier souabe, le voyant sortir du quartier général de Konradin et le supposant détenteur de nouvelles fraîches. On peut aussi se figurer la réserve et même la méfiance initiale de Rupert, car trop souvent les échanges entre frères d’armes de nationalités différentes n’étaient cependant guère amicaux, et les paroles qu’ils se criaient les uns aux autres en passant n’étaient pas toujours les salutations les plus cordiales. Mais on peut aussi imaginer la méfiance morose du jeune Souabe fondant rapidement devant le sourire enjôleur de son interlocuteur, et tous deux assis fraternellement côte à côte.
     « Et comme ça – comment t’appelles-tu ?
     – Rupert Schmerzburg von Schwalbenhöh », répondit le Souabe avec raideur. Même si ce nom risquait d’intimider l’Italien – et il ne fit rien pour atténuer cette impression –, l’autre n’en laissa rien paraître.
     « Quel nom magnifique ! Avec ta permission, toutefois, je t’appellerai Roberto. Mon nom à moi est Benvenuto – simplement Benvenuto. »
     Naturellement il y avait un but à ce désir de faire connaissance et, parmi toutes les questions possibles, seules une ou deux appelaient une réponse réellement intéressante. Par exemple :
     « As-tu vraiment vu Corradino de près ? Tu lui as même parlé, peut-être ?
     – J’ai bien parlé avec lui, mais il y a de cela si longtemps ! Maintenant, seuls les gens importants peuvent l’approcher. Comment pourrait-il en être autrement, avec ce grand dessein qui doit seul occuper son esprit ?
     – Corradino est encore très jeune – plus jeune même que toi ou moi. Comment peut-il ne penser qu’aux grandes questions ? Moi (il haussa les épaules en signe d’impuissance) j’en suis tout à fait incapable. Tu dis que seuls les gens importants le fréquentent… Mais toi-même – avec un nom aussi long, tu dois bien être de haute extraction !
     – Il est vrai que je suis issu d’une ancienne et vénérable lignée de chevaliers, mais je ne suis plus rien et mon nom lui-même n’est pas vraiment le mien.
     – Je comprends, dit Benvenuto qui n’avait pas compris un mot de ce que lui disait Rupert. Moi aussi je suis d’une famille ancienne et réputée. Mon nom de famille est Tordini, tu l’as certainement déjà entendu citer. Mon père était professeur à Bologne. Ma mère était une Corinaldi, encore une vieille et célèbre famille. Mais aujourd’hui j’ai tout perdu. Est-ce que tes parents vivent encore ? »
     La conversation avait de nouveau dévié et erra quelque temps sur un chemin parallèle, qui finit tout de même par revenir vers la question cruciale.
     « Et pourquoi accompagnes-tu Corrado ? Pour retrouver ton rang ? Ou bien t’a-t-on promis une paie mirifique ? Il me semble que tu es un simple mercenaire, comme moi ! »
     Rupert réfléchit avant de répondre, car il ne voulait pas tout dire.
     « J’ai donné ma parole à mon père adoptif. Et mon devoir est de me battre pour mon duc.
     – Je n’ai personne pour qui combattre, dit Benvenuto. Oh ! bien sûr, Corradino est bon et mes ancêtres étaient tous des Gibelins. Mais je ne suis soldat que parce qu’il n’y a rien d’autre que je puisse faire. Guelfes ou Gibelins… je suis désolé de te dire cela, mais au fond je n’ai pas de préférence, bien que les Guelfes aient tué mon père et que les Gibelins m’aient toujours aidé. Pourtant, je n’ai pas le sentiment que mon devoir sacré soit de prendre un parti quelconque. Est-ce que tu peux comprendre cela ?
     – Non, dit Rupert, je ne te comprends pas. Ne trouves-tu pas le combat du roi Konrad juste et nécessaire ? Il est venu au secours de ses amis italiens, mais à t’écouter, il paraît que c’était tout à fait inutile !
     – Juste et nécessaire, bien sûr ! Et ses alliés en sont heureux et reconnaissants. Je lui ai moi aussi de la gratitude, car sans sa venue mes os seraient éparpillés autour du fort de Dovara. Mais ne m’en veux pas, cher ami, je ne dis que ce que sent mon cœur. Je souhaiterais tant avoir une raison de combattre, un devoir, comme toi ! Je suis jaloux de toi, cher Roberto ! Malgré ta mine toujours sérieuse et ta réticence devant tous les plaisirs de la vie de soldat, tu es beaucoup plus heureux que moi qui chante et qui danse, sans parler du reste, mais qui au-delà de ces joies quotidiennes n’ai rien à espérer, rien à attendre, pas même la victoire de mon roi. Qu’est-ce que celle-ci pourrait m’apporter, qui compenserait toute la peine rencontrée ?
     – Faire son devoir est pour un chevalier sa propre récompense, dit Rupert. De plus, je rachète par là une injustice faite à mes parents.
     – Mes parents aussi ont souffert d’une injustice, mais je ne suis pas chevalier et – pardonne-moi – je ne crois pas qu’un chevalier soit supérieur à un autre homme. Et je ne crois pas non plus qu’un individu, quel qu’il soit, mérite que quelqu’un d’autre se sacrifie pour lui. Pourtant, aussi étrange que cela paraisse, je n’ai jamais rien souhaité aussi ardemment que de trouver quelqu’un qui en soit digne. C’est pourquoi je me suis tourné vers toi, en pensant que tu connaissais Corradino. Peut-être est-ce quand même finalement lui que je cherche. Si je le connaissais davantage, peut-être pourrais-je faire mien son combat. Les cavaliers de Pavie qui portaient leurs torches à travers la Lombardie avaient devant les yeux quelque chose à suivre. Jusqu’à présent il me manque la lumière qui me montrerait le chemin.
     – Pauvre Benvenuto ! dit Rupert. Je vois bien que ton cœur n’est pas aussi endurci que tes paroles ne le font croire. C’est pourquoi je désire que nous soyons amis, et que toi aussi tu deviennes un jour le porte-étendard du roi Konrad. »
     Que l’on n’aille pas croire que nos deux jeunes amis parlaient toujours aussi sérieusement, ou de sujets aussi élevés. Comme je l’ai déjà dit, je n’essaye pas de reproduire leurs échanges mot pour mot, et j’en passe la plus grande partie sous silence, notamment toutes les conversations un peu creuses que peuvent avoir les jeunes gens à propos de ce qui s’offre momentanément à leurs yeux ou de ce qui leur passe subitement par la tête. Ou encore à propos du passé, dont Rupert était bien loin de tout dire, alors même que son cœur paraissait grand ouvert, et dont Benvenuto parlait sans retenue tout en donnant l’impression que la porte principale en restait verrouillée à jamais. Ou du futur, que les nouvelles qui arrivaient modifiaient chaque jour, et qui semblait s’obscurcir au fur et à mesure que s’allongeait le séjour à Pavie de l’armée de Konradin.
     Et bien sûr, ils parlaient aussi d’amour. Très vite, Benvenuto avait demandé à son ami si quelqu’un l’attendait au pays. En rougissant beaucoup, Rupert avait dévoilé le secret de son cœur, naturellement dans les limites fixées par l’honneur chevaleresque. Même ici, au sein des remparts de Pavie et s’adressant à un complet étranger, il n’avait pas osé prononcer le nom de celle qui avait allumé en lui la première flamme, et qu’en vrai chevalier il avait vénérée et courtisée suivant l’ancienne manière. Il sut toutefois décrire la beauté et les vertus de la dame de son cœur, et le jeune homme, autrement taciturne, devint pour la première fois si loquace que son ami comprit à peine le sixième de son discours.
     « Et qu’a-t-elle dit, la fleur de ton cœur ? Oh ! Je me doute bien que pour un jeune homme de ton espèce elle avait déjà ouvert sa porte avant que tu aies fini de frapper. N’est-ce pas ? Je suis sûr que tu as déjà goûté avec elle par avance aux joies du paradis, et si elle ressemble au portrait que tu en fais, je ne m’étonne plus du tout que tu n’accordes pas un coup d’œil aux filles simples de Pavie. »
     Rupert tourna vers son nouvel ami un regard effrayé :
     « Elle ? Comment peux-tu imaginer une chose pareille d’une femme aussi vertueuse, et mariée ! Elle ne sait rien de cela – je crains qu’elle ignore jusqu’à mon existence ! »
     C’était maintenant au tour de Benvenuto de regarder son ami avec des yeux écarquillés par la stupéfaction.
     « C’est vraiment incroyable ! Tu me racontes comment l’amour t’a consumé et à elle, l’incendiaire, tu n’en as rien dit ! Je dois t’avouer qu’une fois de plus je ne te comprends pas.
     – Comment aurais-je pu faire une chose pareille ? Même si j’avais été un véritable chevalier et que j’avais combattu pour son honneur, jamais il ne m’aurait été permis de l’approcher avec de telles pensées !
     – Alors tu as seulement imaginé tout cela, et ce n’est rien d’autre qu’un rêve. Je le reconnais, les choses se passent ainsi dans les chansons d’autrefois, mais je n’aurais jamais cru que cela existait encore de nos jours, et qu’on puisse rencontrer de pareils jeunes hommes ou – encore moins – de telles femmes. »
     Suivant d’un regard rêveur les flots du Ticino, Rupert ajouta, plutôt pour lui-même :
     « Tu parles des joies du paradis… Il est vrai que j’y ai goûté cependant, par le simple sentiment de mon amour et du simple fait qu’elle existait, que je pouvais penser à elle et lui dédier mes actions chevaleresques. Son image est devant mes yeux – là est vraiment l’avant-goût du paradis, et je ne crois pas qu’une autre femme, quelle qu’elle soit, que je pourrais jamais tenir entre mes bras, ne puisse me procurer une joie si grande et si pure. »
     Benvenuto resta un instant songeur, puis sa mine s’attrista subitement.
     « C’est vrai, je commence presque à te comprendre. Ce doit être réellement une grande joie que de posséder une telle femme, même si ce n’est qu’en rêve. Je vois qu’ici encore tu es plus heureux que moi, qui n’ai rien vécu de semblable. Je ne crois d’ailleurs pas que cela soit jamais possible, car je n’ai jamais rencontré une femme ou une jeune fille que j’aurais pu aimer d’un tel amour. À côté de toi je ne suis qu’un enfant, j’ai joué à l’amour sans jamais le connaître véritablement. »
     Mais une autre fois, alors que Benvenuto venait de raconter ses aventures amoureuses – sa franchise, et son vocabulaire emprunté aux mercenaires toscans, nous interdisent ici de préciser – ce fut Rupert qui finit par exploser :
     « Quel enfant je suis en comparaison – j’en ai même honte ! J’ai si peu appris à connaître la vie, si peu goûté à ce qu’elle a de bon. Je dois reconnaître que je t’ai envié à plusieurs reprises, et encore aujourd’hui. Combien misérables paraissent les pensées élevées et les sentiments profonds à côté du toucher d’un corps vivant ! Et que dire du contact le plus doux, le plus brûlant, lorsque deux flammes se rencontrent ! »
     Ils restèrent longtemps ce soir-là près du feu de camp, assis côte à côte mais distants l’un de l’autre par leurs pensées, ignorant, du fait de leur jeunesse, que l’on reste toujours loin d’autrui, quelque étroitement qu’on l’embrasse.
     Il n’est guère nécessaire, au vu de cette dernière discussion entre nos deux amis, de souligner que le printemps était arrivé. Il est clair aussi que dans l’esprit de Konradin et des chefs militaires, la venue du printemps suscitait de tout autres pensées. On avait déjà passé tant de temps à Pavie que, d’une façon ou d’une autre, il fallait repartir.
     Mais les armées du duc d’Anjou étaient encore en Toscane. Les informateurs annonçaient pourtant son intention de partir, et les conseils toujours plus insistants du pape à cet effet. Ce dernier avait grand besoin du duc sur ses propres terres, où les foyers de révolte redoublaient d’ardeur. À l’origine de ces soulèvements se trouvait Lucera, où les Sarrazins fidèles à l’empereur Frédéric n’avaient jamais oublié leur serment de loyauté. L’aigle-étendard flottait déjà sur les Abruzzes, et le pape était prêt à appeler une nouvelle croisade contre les incroyants qui se trouvaient à la frontière du trône hérité de l’Apôtre. Mais le duc Charles répugnait toujours à quitter la Toscane, ne voulant pas paraître fuir devant le Staufen, ce gamin !
     Les feux de la révolte aux flancs des Abruzzes, la flamme devant l’autel de Saint-Michel – encore longue est la route qui mène de l’une aux autres, mais irrésistible la force qui les rapproche !


VIII

LE NAVIRE


     Parmi les nombreuses légendes dont le temps a entouré le nom de Konradin comme d’une guirlande de fleurs, certaines sont visiblement des inventions poétiques tardives. Je me suis efforcé de les arracher comme des mauvaises herbes et de les mettre à l’écart, même si la beauté de certaines d’entre elles, pourtant visiblement controuvées, m’a donné bien du regret. Je ne parle pas ici des récits des aventures de Konradin en Sicile, qui m’ont tant réjoui moi-même quand j’étais enfant, à l’époque où la vérité historique ne me tracassait nullement. Ces récits-là appartiennent inévitablement au domaine des contes, et nous quittent d’eux-mêmes lorsque nous sortons de l’enfance. D’autres histoires en revanche racontent son expédition, ses aventures et celles de ses chevaliers, mais nous devons presser le pas et les laisser sur le bord du chemin, si nous voulons atteindre l’auberge avant la nuit.
     Selon une de ces légendes, Konradin aurait interrogé le destin à Pavie dans la nuit du nouvel an, et la réponse aurait revêtu une forme énigmatique, que ses amis auraient tenté d’interpréter chacun à sa façon. Pour l’un c’était un navire, pour l’autre un trône, pour un troisième un catafalque. Je laisse au soin de mon savant ami d’enquêter pour déterminer si, à cette époque, on avait coutume de fondre l’étain pour connaître l’avenir (moi-même, je ne le crois pas). Mais il est erroné d’objecter que Konradin ne se trouvait pas à Pavie dans la nuit du nouvel an. En effet, on comptait encore alors d’après l’ancienne coutume de Rome, de sorte que le nouvel an commençait le premier jour du carême, puisque les premiers mois de notre année actuelle étaient en général comptés comme appartenant à la précédente. Si j’ai abandonné cette coutume et me suis servi du nouveau calendrier, c’est parce que tous les livres récents en font autant, et que je ne veux pas égarer sans raison mon lecteur.
     La seule raison pour laquelle je mentionne cette légende, c’est qu’il y apparaît la figure du navire, dont on peut penser qu’elle a un fondement véridique, quoique fortement transformé par la suite. Car il est juste que navires et navigation occupaient fréquemment, à ce moment, l’esprit et les pensées du jeune chef. Ses amis pisans avaient dès le début entrepris de convaincre Konradin de faire passer ses armées en Sicile par la mer, pour frapper là-bas le duc d’Anjou à revers et à l’endroit le plus douloureux. La Sicile était en effet le pays le plus fidèle aux Staufen, et les subordonnés du duc Charles n’y pouvaient dormir la nuit que dans les plus grandes villes, et encore, seulement la main sur la poignée de leur épée.
     Pendant le séjour de Konradin à Pavie, les Pisans renouvelèrent leur proposition. Des nouvelles plus récentes avaient déjà permis d’apprendre que l’expédition de Corrado Capece avait été couronnée de succès et que la plus grande partie de la Sicile était sous son contrôle, bien qu’il n’ait eu que deux navires en quittant la Tunisie avec les princes Frederico et Nicolo Maletta, et qu’il ne leur ait été possible d’embarquer que vingt-deux chevaux. Mais les chevaux ne manquaient pas en Sicile, non plus que les combattants à pied sachant bien manier les armes, notamment parmi les gens simples, les Sarrazins, qui connaissaient tous les cols et les sentiers de leur île natale. Ceux qui semaient la plus grande panique chez les Français étaient toutefois les chevaliers espagnols de Frederico, le « bataillon de la mort », comme on les appelait. Le représentant du duc d’Anjou s’était réfugié à Messine, où il restait assis à trembler, tandis que les autres villes de Sicile hissaient l’une après l’autre le drapeau à l’emblème de l’aigle.
     Mais, pour on ne sait quelle raison, Konradin restait hésitant devant l’idée de la traversée, et avec lui tous les chevaliers allemands, qui n’avaient jamais vu la mer. Ils ne se sentaient de vrais guerriers que sur le dos de leurs montures, et il n’y avait pas assez de place à bord pour embarquer un si grand nombre de chevaux. Il fallait de plus, en mer, se confier à l’arbitraire des capricieuses forces naturelles, dont on ne pouvait jamais savoir si elles se tenaient du côté de l’empereur ou de celui du pape.
     Ainsi le jeune Hohenstaufen avait-il longuement tardé avant de se remettre en chemin avec ses armées. Ceci n’eut lieu que trois jours avant son seizième anniversaire – bien que tous ceux qui se trouvaient alors en sa présence ne l’eussent pas cru si jeune, tant le poids des responsabilités l’avait pendant ces derniers mois mûri et rendu adulte.
     À Pavie, son armée avait grossi de mille hommes, tous chevaliers et parfaitement équipés, que l’or des marchands de Pise avait permis d’enrôler. Il arriva encore, pendant qu’on était à Bosco, près d’Alexandrie, deux mille hommes sous la conduite de Giovanni Amarotti, que les Gibelins de Lanzavecchia avaient envoyés.
     En disant cela, nous indiquons déjà que l’armée de Konradin se dirigeait alors vers le sud, en direction de la côte. Il fallait craindre dans cette région le margrave de Montferrat, vieil ennemi de Pavie, qui gouvernait Tortona. Mais celui-ci s’était querellé avec le duc d’Anjou, dont il craignait qu’il ne finît par se prendre pour le maître de la Lombardie. De plus, il avait dernièrement tourné son attention vers le Piémont, où il comptait partir en guerre, et il ne se souciait guère, de ce fait, d’engager contre une armée importante un combat qui aurait entraîné des pertes mais n’aurait rapporté aucun bénéfice immédiat.
     Ainsi, lorsque Konradin rencontra de nouveau des troupes sur son chemin, celles-ci étaient-elles composées d’amis et non d’ennemis. Il s’agissait en l’occurrence des hommes du margrave de Carretto, qui firent passer les montagnes à son armée par la vallée de Bormida di Spigno. Et lorsque le chemin commença à redescendre vers la Méditerranée, ils se trouvaient déjà sur les terres du margrave de Savona, où Konradin fut accueilli par une parente : c’était la veuve de l’ancien margrave, la fille de l’empereur Frédéric. La dame, pleine de dignité et dont les cheveux clairs et les nobles traits indiquaient éloquemment le sang des Hohenstaufen dans ses veines, avait les larmes aux yeux en embrassant son neveu, et elle mit ses deux fils au service de celui-ci.
     Puis on organisa à Savona une grande foire, en partie bien sûr pour détendre l’esprit des soldats, mais surtout pour compléter l’équipement des armées avec des chevaux frais et des provisions. Cependant, Konradin lui-même, accompagné de ses plus proches conseillers, poursuivit tout de suite sa route vers Vado, où onze navires à l’ancre devaient lui permettre la traversée jusqu’à Pise.
     Konradin, qui jusqu’alors n’avait connu que le paisible lac de Constance, se tenait pour la première fois au bord de la véritable mer. Il avait à de nombreuses reprises entendu parler de la Méditerranée toujours bleue, que ses amis italiens, et surtout le jeune Donoratico, ne se lassaient jamais de glorifier par leurs paroles ou dans leurs chants. Mais ce qu’il voyait maintenant devant lui était une étendue infinie d’eau grise, sur les vagues de laquelle les navires minuscules montaient et descendaient comme des coquilles de noix. Tout aussi gris et agité était le ciel nuageux, et le vent froid et salé qui soufflait à sa rencontre semblait vouloir le repousser. Grelottant, il s’enveloppa plus étroitement dans son manteau, tout en descendant vers le port pour délibérer avec l’amiral de la flotte.
     À l’évidence, onze navires ne pouvaient suffire à transporter sa nombreuse troupe. Une fois encore Pise n’avait pas tenu sa parole, ou plutôt, à la manière italienne, avait exagéré par grandiloquence. De ce fait, Konradin aurait parfaitement pu faire demi-tour avec toute son armée, comme le lui conseillèrent aussi bien le duc Friedrich que Kroff von Flüglingen. Mais cela aurait été un coup sévère pour ses amis italiens, car il était d’ores et déjà clair qu’Anjou avait dessein de quitter la Toscane et que de nombreuses villes de la région se trouvaient dans l’indécision. Toutes, cependant, subordonnaient leur soutien à la condition que Konradin en personne séjournerait en Toscane.
     Dans son for intérieur, Konradin était lui aussi opposé au retour. Pendant toute la durée des conversations, il avait gardé un œil sur la mer démontée, et après l’avoir tout d’abord effrayé, celle-ci commençait maintenant à l’attirer avec une force croissante. Le dernier rejeton des Staufen devait-il reculer peureusement devant un danger que lui envoyait à présent Dieu lui-même, et non plus les hommes ? À l’instar des terres, la mer avait été soumise aux empereurs, ses aïeux. Et si telle était la volonté de Dieu, la vie d’un homme pouvait même s’arrêter dans une modeste rivière, comme cela avait été le cas pour Frédéric Ier. Les Pisans assuraient de surcroît que la tempête devait bientôt s’apaiser, et c’était tout de même des marins expérimentés. D’ici-là, il pourrait très bien passer quelques jours dans la demeure accueillante du margrave de Savona.
     L’ajournement rendit toutefois les nobles italiens soupçonneux. Que la plus grande partie de l’armée de Konradin fît demi-tour était sans doute inévitable. Mais ils ne voulaient en aucun cas permettre que le maréchal Kroff von Flüglingen prît le même chemin. Il venait justement, par deux fois, de s’emporter au point de menacer de rentrer en Allemagne avec tous ses soldats, et qui pouvait garantir qu’il ne le ferait pas lorsque son jeune suzerain ne serait plus là pour le rappeler immédiatement à l’ordre ? Encore une fois, les chevaliers allemands, et aussi bien Konradin lui-même, ne pourraient jamais accepter qu’un commandant italien, Ubertino Di Lando ou n’importe qui d’autre, prenne la tête de l’ensemble des troupes. Bien que personne n’exprimât ouvertement ses craintes, chacun savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les sentiments de ses interlocuteurs.
     C’est alors que, de manière tout à fait inattendue, Friedrich d’Autriche se proposa comme chef des armées. Son rôle avait été jusqu’à présent très mince, en raison du peu d’hommes qu’il amenait à sa suite, et sa jeunesse l’aurait fait passer complètement inaperçu s’il n’avait pas été l’ami personnel de Konradin. Maintenant encore, beaucoup semblaient le remarquer pour la première fois. D’autre part, Konradin lui-même n’appréciait guère cette proposition. Fallait-il qu’il se sépare à présent du seul individu en qui il avait toujours pu avoir confiance ? Mais de même qu’il s’était affranchi naguère de la tutelle de son oncle Ludwig, une fois encore il se redressa avec décision et se déclara prêt à prendre toute la charge sur ses seules épaules.
     « S’il doit en être ainsi, au moins mon ami Friedrich est-il celui à qui je confie mon armée avec le cœur le plus tranquille. Et je crois que les seigneurs plus âgés et aguerris, qui m’ont jusqu’ici assisté de leurs conseils, les lui prodigueront aussi. »
     Après un bref conciliabule, les Italiens donnèrent leur accord et semblèrent même enthousiasmés par ce plan, au point que Kroff et d’autres chevaliers allemands se mirent à chercher s’il n’y avait pas là quelque ruse. C’en était bien une, et de surcroît fort simple : de tous les seigneurs allemands, Friedrich était celui dont on pouvait être sûr qu’il n’abandonnerait pas son ami pour retourner en Allemagne. Aussi les Italiens se mirent-ils unanimement à louer les vertus guerrières du jeune duc, bien qu’ils n’aient jamais eu l’occasion d’apprendre à les connaître.
     Seules les forces naturelles empêchaient toujours Konradin de faire meilleure figure. Mais maintenant c’était lui-même qui insistait pour qu’on s’embarque sans attendre, déclarant que puisque le vaisseau étendard portait le nom de « Speranza », cela déjà lui donnait confiance. De plus, les fêtes de Pâques approchaient, et le jeune homme affirma qu’il souhait entendre la Bonne Nouvelle dans la cathédrale de Pise.
     Il embarqua le jeudi précédant les Rameaux avec ses conseillers et de nombreux seigneurs, et plus d’une centaine de chevaliers allemands et italiens, sans compter les hommes à pied.
     Friedrich accompagna son ami au bateau, et l’on peut croire que malgré la bravoure de la jeunesse ils durent avoir le cœur serré en se quittant ainsi sur un rivage étranger, alors que face à chacun d’eux s’étendait un chemin difficile. Même le jeune Donoratico, qui partait avec Konradin, avait le visage défait, bien qu’il soit originaire d’une ville maritime. Des marins expérimentés, qui se moquaient de ces terriens effrayés et de leur maladresse, leur prêtèrent une main sûre, et la flotte quitta bientôt le port. Alors la mer tourmentée les prit tous pour de bon dans son sein déchaîné, et les valeureux chevaliers qui, avant le départ, s’étaient crus bien braves, s’empressèrent d’aller chacun sacrifier au dieu de la mer.
     La troupe restée à terre, qui voyait son jeune guide disparaître dans la brume de la Méditerranée, se sentit soudain abandonnée, et plus d’un homme aurait volontiers échangé la sûreté de la terre ferme contre l’embarcation ballottante.
     Au nombre des amis qui se séparèrent dans le port de Vado, il en est deux que nous avons appris à mieux connaître. Rupert von Schwalbenhöh était de ceux qui suivaient le duc Friedrich, car il faisait maintenant partie de son entourage personnel. À ce propos, rappelons-nous les circonstances dans lesquelles nous l’avons rencontré pour la première fois, et comment sa ressemblance avec le duc de Souabe avait sauté aux yeux de tous. C’est sans doute l’explication de la rumeur qui se répandit bientôt à travers la Lombardie et la Toscane, et selon laquelle Konradin ne s’était nullement embarqué, mais s’en était au contraire retourné sous l’habit d’un simple chevalier. Cette rumeur acquit par la suite une consistance particulière, mais – comme disent habituellement les conteurs – nous ne voulons pas devancer les événements.
     Benvenuto Tordini en revanche, grâce à sa connaissance de l’écriture – cet art était encore, à l’époque, peu répandu au sein de la chevalerie – avait été place au service de Pietro Prece ; il lui échoyait donc l’honneur de voyager à bord du vaisseau amiral. Bien qu’il n’eût jamais vu la mer de sa vie et que le sang d’aucun marin ne coulât dans ses veines, il fut l’un des rares à ne pas souffrir du mal de mer. C’était comme s’il avait su, favorisé par les bons génies tutélaires, séduire les folâtres filles du dieu de la mer. C’était d’autant plus remarquable que ces mêmes sirènes indomptables avaient été rien moins que clémentes envers le jeune souverain du très maritime royaume de Sicile.
     Longtemps, Konradin avait essayé, avec l’orgueil propre à son âge, de résister à cette faiblesse que les hommes plus âgés et plus sages ne cherchaient pas du tout à combattre. Il ne voulait sous aucun prétexte la montrer à ses plus proches compagnons. Le seul auprès de qui il se serait résolu à chercher un soutien était le jeune Donoratico, mais le brave chevalier pisan figurait lui-même au nombre des premières victimes, et n’aurait pas pu remuer un doigt pour venir en aide à son seigneur.
     Ce n’est que lorsque le soir tomba qu’il se glissa furtivement sur le pont, et la compagnie était à cette heure trop occupée d’elle-même pour le remarquer. Cet orgueil aurait pu tourner à la catastrophe si un jeune soldat n’était accouru à son aide, car le bateau gîta si fortement que même les marins eurent du mal à se maintenir sur le pont, alors même que les vagues avides les balayaient.
     J’aurais ici tout loisir, pour rendre mon récit plus juteux, d’emprunter au Mal de mer de Konradin, description commise par un obscur rimailleur du camp papal, si les convenances ne me l’interdisaient. Celui qui a déjà souffert du mal de mer sait bien qu’il n’y a là rien de risible. Benvenuto n’avait pas envie de rire non plus, lui que poussaient dehors non un estomac en révolte, mais le besoin de respirer et la surabondance d’air vicié dans l’espace étroit dont il disposait. Il fut en revanche fort effrayé lorsqu’il réalisa que le jeune homme qu’il venait d’empêcher de passer par-dessus bord n’était pas un simple jeune matelot mais le roi de Sicile, car suivant sa première impulsion il lui avait reproché son imprudence en termes fort peu choisis. Et si Konradin lui-même ne s’était fermement cramponné à son sauveur, celui-ci, de saisissement, aurait laissé au destin et au vent d’ouest le soin de son seigneur.
     « Oublie ce que tu viens de voir, et j’oublierai ce que j’ai entendu », dit Konradin lorsque sa bouche désencombrée fut de nouveau à même de prononcer une parole.
     « Votre Altesse royale, comment pourrais-je oublier la frayeur que vous avez infligée à votre indigne serviteur ! s’écria Benvenuto. Et comment pourrais-je oublier l’instant où j’ai tenu le destin d’un royaume entre mes mains. Mais tout cela demeurera dans mon cœur, car ma bouche est scellée. »
     Ils avaient parlé italien, mais Konradin ne put s’empêcher de demander :
     « Comment se fait-il que tu aies commencé par me parler dans ma langue maternelle, même si c’était avec des mots que ma mère n’aurait pour rien au monde employés ?
     – Ces paroles n’étaient pas vraiment destinées à des oreilles royales. Mais je les ai apprises de mes camarades allemands, qui portent aussi vos armes, et c’est pourquoi j’en ressens moins de honte que je ne devrais. »
     Soulagé, dans tous les sens du terme, Konradin prit beaucoup de plaisir à cette conversation.
     « C’est la première fois que je parle avec un Italien du peuple. Jusqu’à présent, je n’ai eu affaire qu’à des seigneurs ou à des érudits, et je n’ai pas été étonné de les entendre aligner leurs paroles aussi élégamment que des pas de danse. Mais je suis émerveillé de trouver la même facilité chez une personne simple.
     – Il est vrai que je suis un simple soldat et non un chevalier. Mais l’incroyable aménité de votre Grandeur me donne le courage de témoigner que je ne suis pas, en réalité, d’aussi modeste extraction qu’il n’y paraît. Mon père, Lorenzo Tordini, fut de son vivant professeur à Bologne.
     – Alors tu n’es pas du tout un simple soldat – j’aurais dû m’en rendre compte, bien sûr ! Pour cela, sans même parler du service que tu viens de me rendre, tu es digne de la ceinture et de l’épée de chevalier. Apprends-moi ton nom, et je veux me souvenir de toi lorsque cet instable « Speranza » nous aura déposés de nouveau sur la terre ferme. Ou peut-être as-tu quelque autre souhait, et alors dis-le moi tout de suite, avant que mes nobles et bavards conseillers ne me remplissent la tête de toutes sortes d’affaires.
     – Votre Altesse royale, j’ai effectivement un souhait, mais celui-ci pourrait paraître si présomptueux que même en cette circonstance exceptionnelle j’ose à peine l’exprimer.
     – En une heure extraordinaire, aucun souhait n’est plus extraordinaire ; parle donc sans crainte.
     – Je dois alors commencer par expliquer que j’ai l’honneur d’avoir pour ami un chevalier souabe, qui m’a dit avoir reçu de vous la faveur particulière de porter à la bataille l’étendard des empereurs. Son nom est… »
     Nous ne saurons jamais si Benvenuto aurait été capable de prononcer correctement le nom de son ami, car Konradin se souvint aussitôt du fils adoptif de son vieil ami Scherzburg et, oublieux de sa dignité royale, il se laissa aller à un rire enfantin.
     « Oh ! Rupert Schmerzburg, mon mélancolique comédien ! Les voies du destin sont vraiment étranges, comme disent les bardes. À lui aussi j’accordai un jour la permission d’exprimer un souhait, et il en serait résulté un grand embarras si le sage chevalier Schmerzburg n’avait su tout remettre sur pied. Quelle coïncidence, alors que je commets la même imprudence pour la seconde fois de ma vie, que ce soit à son ami ! Je regrette seulement de ne plus pouvoir espérer l’aide et le conseil du cher chevalier. Vas-tu, toi aussi, me demander réparation d’une injustice commise par quelqu’un de mes nobles vassaux ou alliés ? Ou désires-tu que je parte en guerre contre Bologne, qui a si injustement traité ton père ?
     – Rien de tout cela. J’aimerais simplement être digne de mon ami Roberto, et pouvoir me tenir à ses côtés au combat. Je souhaite moi aussi devenir porte-drapeau royal, et puisque mon ami a déjà l’honneur de porter l’aigle-étendard, je voudrais sur le même champ de bataille tenir bien haut le drapeau à l’effigie de la croix.
     – Si tu n’as pas d’autre souhait, c’est tout à ton honneur. Et c’est de grand cœur que j’accepte de satisfaire celui-ci, chevalier Tordini. »
     Cette nuit-là, il n’y eut, non seulement à bord de la « Speranza » mais dans toute la flotte pisane, qu’un seul homme heureux, et c’était Benvenuto. Il avait souhaité pouvoir connaître de plus près son souverain, afin de trouver en lui l’homme supérieur pour lequel il vaudrait la peine de se sacrifier. Il avait maintenant appris à le connaître, au contraire, comme un individu ordinaire et faible ; et c’est précisément ainsi qu’il avait trouvé la foi et l’enthousiasme qui lui manquaient jusqu’à présent, et qu’il était devenu le porte-étendard du roi Konrad.
     Et qui d’autre, vraiment, aurait trouvé à se réjouir, alors que l’ouragan persistait et plongeait chacun dans l’inquiétude ? Même le dicton des vieux marins, affirmant qu’en cette saison une tempête ne durait pas plus de trois jours, était ridiculisé. Le vent, qui au début avait au moins poussé le navire dans la bonne direction, avait maintenant tourné et les rapprochait de Gênes. Bien que l’adversaire ancestrale de Pise eût promis cette fois-ci de se garder de toute hostilité aussi bien que de toute alliance, personne ne souhaitait chercher un abri dans son port.
     Les marins ont toujours été superstitieux, il suffit de lire l’histoire du prophète Jonas pour le savoir. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’ils se demandassent entre eux ce qui causait, ou bien qui causait, la colère de Mare nostrum. Il était fatal que ces murmures persistants parvinssent aux oreilles du commandement, et Pietro Prece se repentit d’avoir ordonné de naviguer avec prudence, au prétexte que le vaisseau transportait « César et son sort ». Ceux qui l’entendirent alors ne savaient pas à quel homme savant ces mots avaient été empruntés, mais ils comprenaient bien de qui il voulait parler, et tous savaient que le pape avait excommunié Konradin et chacun de ceux qui le soutenaient. Dans cet état, la sépulture liquide équivaudrait à la terre non consacrée. Pareille perspective avait de quoi effrayer de moindres pécheurs que les marins pisans. Si maintenant, par-dessus tout cela, le vent tournait et ne montrait aucune intention de faiblir, les commandants devaient considérer sérieusement la possibilité d’aller chercher un abri dans le port le plus proche.
     Les conseillers de Konradin et les chefs militaires qui l’entouraient, inquiets pour la vie de leur protégé, ne purent pas, pour finir, s’opposer à cela. Mais ils étaient loin d’avoir pour autant un avis unanime. Kroff von Flüglingen, qui préférait toujours le combat au corps à corps, voulait maintenant débarquer n’importe où et, au besoin par l’épée, se tailler un chemin au milieu des lignes ennemies. Mais Pietro Prece et de nombreux nobles italiens penchaient plutôt pour un retour à Vado, ce à quoi le changement de vent était désormais propice. Une fois de plus, il appartint à Konradin de prendre la décision finale.
     « Les cœurs de mes nobles amis et de mes sages conseillers semblent aller où le vent les mène, déclara-t-il, fatigué et amaigri, mais ayant tout de même surmonté son mal. Avant l’embarquement, aucun de vous n’acceptait de me voir faire demi-tour. Combien plus difficile cela serait-il maintenant, alors que notre armée a déjà quitté Savona et que la petitesse de notre groupe pourrait facilement donner de mauvaises idées au margrave de Montferrat.
     – Son Altesse royale peut donner ses ordres à mes hommes et à moi, mais pas à la mer ni au vent, rétorqua le chef de la flotte pisane sur un ton amer.
     – À bord, je ne peux donner d’ordres à personne, dit Konradin. D’abord je n’ai ni les connaissances ni l’expérience pour cela, et ensuite c’est le privilège, et le devoir, du commandant du navire. Je ne suis qu’un passager, et je me rends où me porte le vaisseau sur lequel j’ai embarqué. »
     En guise de conclusion, le marin déclara :
     « Nous avons déjà passé Gênes, et Portofino est maintenant le plus proche de nous. Avec cette tempête je n’ose pas faire demi-tour, car il n’est pas impossible que le vent tourne à nouveau.
     – L’idée du retour m’est aussi désagréable. Et si mon souvenir est juste, je devrais aussi trouver des amis à Portofino. Sinon, il vaudra de toute façon mieux nous battre contre des hommes que contre les éléments. Je n’ai pas l’impression que le navire fasse partie de mes porte-bonheurs. Peut-être une ancre figurerait-elle plus opportunément sur mon blason. »
     À vrai dire les hommes n’avaient plus grand chose à décider, car le vent et la houle eux-mêmes dirigeaient la flotte vers Portofino. En y débarquant, secoués, trempés et grelottants, ils auraient été bien incapables de livrer combat si cela s’était avéré nécessaire. Mais les gens qui s’étaient rassemblés pour les accueillir se montrèrent étonnamment amicaux et serviables. On ne leur dispensa pas seulement de la chaleur en paroles, mais aussi avec des vêtements et des boissons. En effet, bien que Portofino fût soumise à Gênes, les dirigeants de la ville ne perdaient aucune occasion de montrer qu’ils osaient mener leurs propres affaires en toute indépendance. En outre, les chefs locaux du parti gibelin étaient aimés du peuple, et ils ne craignirent pas d’accueillir le jeune Hohenstaufen conformément à son rang. Les nobles de Portofino, Spinola, Doria ou Castello, disputèrent entre eux qui recevrait le jeune souverain sous son toit, et Konradin dut rendre un verdict de Salomon en décidant de rester trois jours et de demeurer tour à tour chez chacun d’eux.
     Il apprit alors qu’Anjou avait réellement fait des tentatives pour attirer Gênes dans son camp. Mais les chefs de la ville avaient été informés juste à temps que le duc Charles était au même moment en pourparlers avec Venise, dans le but d’obtenir son soutien dans une expédition contre Constantinople. Il avait en effet le dessein d’aider au retour de Baudoin, que Michel Paléologue avait chassé du trône impérial, puis, avec son concours, d’étendre son pouvoir sur l’Épire et le Péloponnèse. Mais Venise était, aux yeux de Gênes, encore plus redoutable que Pise, et les discussions avaient rapidement tourné court. En réalité, Gênes n’avait donc à aucun moment représenté une menace pour Konradin.
     Les nouvelles les plus récentes indiquaient même que le duc d’Anjou avait fini par quitter la Toscane. Dans toute la province, les Gibelins chassés de leurs villes étaient donc prêts à combattre, et ils attendaient l’arrivée de Konradin comme un signal. Bien que les villes de Ligurie reculent encore à l’idée de livrer ouvertement bataille, elles se réjouissaient cependant de la victoire de leurs alliés. Personne ne croyait que quelqu’un pût s’attaquer à Konradin sur la route de Pise. De plus, personne ne serait allé le chercher là, car les bruits les plus contradictoires avaient couru sur ses plans. Selon les uns, il avait fait demi-tour à Savona avec son armée et avait rejoint Pavie (nous savons déjà comment une telle rumeur avait pu naître). Selon d’autres, il s’était embarqué à Pise pour la Sicile. Les Gibelins de Ligurie s’efforçaient maintenant de faire répandre encore davantage ces rumeurs par leurs messagers.
     Bien que les vents se fussent maintenant calmés et que les navires eussent pu reprendre la mer, ni Konradin ni aucun de ses conseillers – et ne parlons pas des chevaliers allemands – n’étaient disposés à continuer leur avancée par ce moyen périlleux. Beaucoup de ceux pour qui cette traversée avait été leur premier voyage en mer souhaitaient de tout leur cœur qu’elle restât aussi le dernier. Certains s’inquiétaient déjà à l’idée de passer le détroit de Messine, car sur la terre ferme on pouvait voyager jusque-là, mais pas plus loin.
     J’ai entendu dire que l’ancre du navire de Konradin est encore visible à Portofino. Je n’ai hélas pas eu l’occasion de me rendre personnellement dans ce lieu plaisant, mais je ne crois tout de même pas qu’en le quittant la Speranza y ait abandonné son ancre. Quant au nom du vaisseau, il n’y a rien d’étonnant à ce que les chercheurs ne l’aient plus rencontré par la suite, car on se doute bien qu’un navire qui avait déçu de telle façon les espoirs de son souverain reçut bien vite un nom plus approprié.


IX

LE POIGNARD


     Konradin avait souhaité entendre cette année l’annonce de la Résurrection dans la cathédrale de Pise, et ce vœu fut pleinement exaucé.
     Le Samedi saint, il franchit les portes de la ville en compagnie de ses émissaires. S’il n’était pas, cette fois-ci, suivi d’une armée nombreuse, la foule qui vint l’accueillir en parut d’autant plus importante. Cent mille personnes, disent certains, et bien que ce chiffre soit grandement exagéré, on peut toutefois imaginer l’impression enthousiasmante que fit au jeune homme du Nord la première vraie grande ville qu’il rencontrait. Augsbourg certes, mais aussi les villes de Lombardie qu’il avait traversées jusqu’à présent, n’étaient, comparées à Pise, que des villages étriqués, gris et sombres, enserrés dans leurs murs crénelés.
     C’est là, pourrait-on dire, que Konradin mit pour la première fois le pied sur son royaume de Jérusalem. En effet, non seulement la terre des fondations de la cathédrale, mais aussi celle qui recouvrait son immense parvis, avait été rapportée de Terre sainte par la flotte pisane. De plus, le marbre blanc de la cathédrale et de la chapelle du Saint Sépulcre, qui étincelait sous le soleil printanier, transportait lui aussi les pensées vers la ville sainte elle-même. Toutefois, la grande cité marchande à la foule grouillante et bigarrée n’avait pas une allure particulièrement pieuse, même en un jour qui appelait pourtant à la prière et à la dignité.
     Si l’accueil reçu à Vérone avait été aimable et celui de Pavie cordial, celui de Pise fut l’occasion de fêtes grandioses. En même temps, chaque citoyen – non seulement les nobles et les marchands, mais aussi les simples domestiques et les servantes, et jusqu’aux gueux et aux mendiants – semblait conscient de sa singularité. On n’accueillit pas Konradin comme un suzerain mais comme un simple allié, avec même un distinct sentiment de supériorité, car Pise n’était pas seulement une ville ceinte de remparts, mais un État dont les frontières se situaient là où croisait sa flotte. Le podestatBartolomeo Zoppo l’accueillit avec respect mais sans soumission aucune, et l’évêque Frederico Visconti lui offrit la jouissance de son palais avec des mots d’accueil paternellement bienveillants.
     Tout comme Pise se distinguait des villes rencontrées jusqu’alors, ainsi la cathédrale était-elle la première maison de Dieu à évoquer davantage la salle des fêtes du Roi des Cieux que le lieu de prière des pauvres pécheurs. « Même sur la mer en furie je ne m’étais jamais senti aussi petit », déclara Konradin après la messe. À quoi il aurait ajouté, selon certains : « … ni aussi seul… »
     Lorsqu’il regagna sa chambre en sortant de l’office matinal, il découvrit un poignard planté dans son oreiller. La poignée d’ivoire et de nacre, artistement sculptée, était décorée d’inscriptions étranges que les gens instruits reconnurent pour être de l’écriture arabe. Mais personne n’avait vu quand et par qui l’objet avait été apporté. Tous ne se rejoignaient que pour estimer qu’il s’agissait d’une mise en garde, voire même d’une menace. C’est pourquoi des soldats montèrent une garde plus étroite qu’auparavant auprès de leur roi, et ce dernier, qui avait eu à Vérone et à Pavie l’habitude de circuler librement, se sentait comme prisonnier dans l’orgueilleux palais épiscopal.
     Konradin lui-même prit cet incident avec l’insouciance propre à la jeunesse, et où qu’il allât, il portait sur lui le poignard.
     « Qu’il s’agisse d’un présent, d’un avertissement ou d’une menace, cela ne peut que me rendre service si je le garde avec moi », disait-il.
     Comme les vaisseaux pisans revenaient fréquemment d’Afrique ou d’autres contrées d’au-delà des mers, la ville comptait toujours des Maures au nombre des étrangers qui s’y trouvaient. On les surveilla dès lors avec une attention particulière et on leur interdit surtout de s’approcher du palais épiscopal, bien qu’il fût clair que le poignard pouvait tout autant avoir appartenu à un marchand ou à un marin chrétiens, car de tels objets de provenance étrangère étaient à Pise chose courante. Il se trouvait des gens pour suspecter particulièrement les moines mendiants, qui circulaient dans la ville comme des ombres noires et grises et qui pouvaient se faufiler plus facilement que quiconque aux postes de garde. En effet, les moines étaient réputés partisans du pape, même s’ils n’osaient pas, en ville, faire de propagande contre le parti impérial.
     L’attente de Konradin à Pise différa donc sur bien des points des jours passés en Lombardie, et à cause de cela il attendait avec plus d’impatience encore le moment où il pourrait repartir. Il fallait reconnaître que nonobstant ses charmes, les murs du palais épiscopal exsudaient la froideur. Mais le souverain devait surtout attendre ses troupes, et cela n’allait pas sans inquiétude, car tous les porteurs de nouvelles affirmaient que les cols des Apennins étaient encore aux mains des hommes du duc d’Anjou, déterminés à faire tout leur possible pour empêcher l’avancée de l’armée de Konradin.
     Retournons maintenant pour un instant à Pavie, où le duc Friedrich était arrivé sans encombre, à la tête de ses troupes, le Vendredi saint. Nous disons sans encombre, mais personne au juste ne trouvait là matière à se réjouir. Le jeune duc lui-même était celui qui tenait le moins en place, parlant tous les jours de se remettre en route malgré les difficultés qui, selon ses amis italiens, le guettaient. Son anxiété atteignit des sommets lorsqu’il apprit que la flotte pisane n’avait pas atteint la capitale à la date prévue.
     « Honte sur moi, qui ai envoyé mon ami et mon souverain sur la route la plus périlleuse ! s’écria-t-il. Une armée perdue se remplace, mais la lignée des empereurs n’a pas d’autre descendant. »
     Il se tenait pour lors aux côtés d’Ubertino Lando, conseiller amical et expérimenté, qui tâchait par tous les moyens possibles de le rasséréner. Et juste à cet instant leur parvint la nouvelle qu’un jeune homme inconnu, à Pise, se faisait passer pour Konradin. Friedrich connaissait bien le tempérament versatile des Pisans, et il était prêt à croire que ceux-ci, après avoir écarté le véritable Konradin ou après l’avoir laissé sombrer, se préparaient à conquérir la Sicile sous la conduite d’un faux roi. Au contraire, Ubertino, sachant d’où provenaient ces racontars, se donna beaucoup de mal pour faire comprendre la réalité au jeune Allemand brave mais trop crédule.
     Pour finir, personne ne put davantage le retenir et, usant de l’autorité que le souverain lui avait conférée sur ses armées, le duc Friedrich donna l’ordre de quitter Pavie et de reprendre la route le jour de la fête de saint Georges.
     « Je m’en lave les mains, déclara Ubertino. Cependant, je ferai tout pour mener les troupes jusqu’à Pise avec le moins de pertes possible. »
     Les nombreuses forteresses des Gibelins rendaient la route à peu près sûre dans les montagnes qui séparaient Pavie de Piacenza, mais au-delà de cette ville, au contraire, le chemin escarpé était à la fois difficile et dangereux. Il ne pouvait plus être question de surprendre l’adversaire en se déplaçant rapidement, comme cela avait été le cas dans la plaine lombarde. La progression était inévitablement lente et pénible, et si aucun ennemi ne s’était montré jusqu’à présent, ce n’était peut-être qu’une ruse pour tendre un piège à Friedrich et à ses hommes dans la portion la plus difficile du trajet.
     Ce fut donc au soulagement de tous, à commencer par Ubertino Lando, qu’ils atteignirent sans encombre la forteresse de ce dernier, à Bardi. Ubertino lui-même commençait à croire que la folle entreprise de Friedrich avait été aussi sage que hardie. Après le départ de Toscane des armées du duc d’Anjou, les partisans du pape n’avaient simplement plus assez d’hommes pour oser s’attaquer aux troupes de Konradin. En revanche, personne ne pouvait dire ce qui se serait passé plus tard, s’ils avaient réussi à concentrer des forces plus importantes dans les Apennins.
     Une fois passé Bardi, ils n’eurent aucune difficulté à rejoindre la vallée du Taro, mais c’est à partir de là que les attendait la partie la plus rude, avec le franchissement de la chaîne montagneuse. On envoya alors des éclaireurs au défilé de Cento Croci, pour voir si quelque ennemi n’y rôdait tout de même pas. Puis, les nouvelles étant rassurantes, l’armée se remit en marche. C’était une progression pénible, car chaque pas que faisaient les hommes les éloignait de l’été et les ramenait vers l’hiver, et les eaux de fonte des neiges rendaient le chemin particulièrement traître. C’est ainsi que quelques chevaliers ou écuyers périrent, non par l’épée ou la lance de l’ennemi, mais victimes du sol glissant. Le cheval du duc Friedrich s’était mis à boiter, mais celui-ci refusa de se séparer de son fidèle compagnon de voyage et de l’échanger contre une monture fraîche. Plus d’une fois, Ubertino eut motif de s’irriter de l’obstination puérile du jeune homme, mais le cœur de ses hommes était depuis longtemps conquis. Et lorsqu’ils émergèrent enfin du défilé et que le soleil printanier et les vertes vallées leur sourirent de nouveau, les soldats l’acclamèrent comme un véritable chef de guerre.
     Près de Varese, ils rejoignirent la vallée de Vara, et cette partie du trajet, en comparaison avec les difficultés qui l’avaient précédée, fut une véritable promenade. On disait bien que la plus grande partie des forces guelfes s’était regroupée à Pontremoli, mais ceux-là s’attendaient visiblement à voir l’armée royale arriver par une route différente et plus aisée. L’obstacle qu’ils auraient pu constituer se présentait trop tard, puisque la troupe de Konradin avait maintenant atteint Sarzena et, donc, dépassé Pontremoli.
     Tous les périls n’étaient pourtant pas franchis. Telle une muraille, la forteresse du margrave de Massa leur barrait encore la route. Cette famille était connue pour être acquise au duc d’Anjou. Friedrich était d’avis d’enlever la place par la force mais Ubertino, sans l’avertir, avait dépêché des émissaires, et ceux-ci revinrent porteurs non de messages belliqueux, mais des salutations du margrave Bonifazio. Celui-ci s’était en effet disputé avec ses frères, partisans du pape, et il avait maintenant déclaré sa loyauté à Konradin. Il mit cependant Ubertino en garde contre les dangers qui guettaient du côté de Lucca, où était arrivé un maréchal du duc d’Anjou avec mille hommes.
     On mit donc l’armée en ordre de bataille, lorsque les éclaireurs vinrent avertir qu’une troupe était en mouvement aux environs de Montrone et venait à leur rencontre. Mais comme une fois déjà sur la rive de l’Adda, aujourd’hui encore c’est un accueil fraternel qui les attendait en lieu et place de l’âpre bataille, car les nouveaux arrivants n’étaient autres que des renforts envoyés par Pise, qui avaient même réussi à jeter un pont sur la Cacciarella. Quels étaient les desseins du maréchal français, on ne le sut jamais ; quoi qu’il en soit, il avait jugé préférable de demeurer avec ses hommes derrière les remparts de Lucca.
     Le deuxième jour de mai, l’armé de Konradin entra dans Pise à cheval par la porte des Lions, et ce fut maintenant au tour de Friedrich et de ses guerriers d’admirer la grandeur et la beauté de la cité.
     Après plus d’un mois de séparation, les deux amis avaient beaucoup à se raconter l’un à l’autre.
     « Votre arrivée me cause tant de joie, dit Konradin, que j’ai du mal à me comporter comme il sied à un roi. Bien qu’on m’ait accueilli et traité ici de façon parfaite, je me suis trop souvent senti comme un prisonnier. Je n’ai que peu de nouvelles à vous donner – que notre saint père, le pape de Rome, m’ait présentement excommunié, je ne vous l’apprends plus, et pas davantage le fait qu’il m’a à tout jamais déchu de mes droits sur le royaume de Jérusalem. Ce que vous ignorez peut-être encore, c’est que le prince Enrico lui aussi, que le vénérable Clément avait nommé jusqu’à maintenant son fils très-catholique, est aujourd’hui frappé du même anathème. Et le jour précis où vous avez quitté Pavie, le duc d’Anjou a lancé ses troupes contre Rome ; mais les chevaliers espagnols d’Enrico l’ont repoussé et blessé à la tête. On dit à présent qu’il projette de se lancer contre Lucera, et je brûle littéralement d’impatience de porter secours à mes fidèles vassaux.
     – Moi aussi, répondit le duc Friedrich. Il y a longtemps que je désire éprouver mon épée dans un vrai combat. Si mon ami Ubertino tient notre progression pour parfaitement réussie, puisque nous n’avons d’autre dommage à déplorer que quelques bras ou jambes cassés, j’attendais pour ma part que nos ennemis finissent tout de même par se montrer à découvert. Maintenant ils peuvent toujours continuer à dire que le roi Konrad n’a pas encore remporté une seule victoire.
     – Peu m’importe ce que pensent nos ennemis. Je sais que, dans leurs chants guerriers, ils qualifient tour à tour le duc Charles de lion ou d’ours, tandis qu’ils me comparent à un agneau. Les partisans du pape devraient pourtant savoir que l’Agneau vaincra toutes les bêtes sauvages.
     – J’ai entendu d’autres chants, dit Friedrich, dans lesquels il est question d’un aigle qui survole fièrement les terres d’Italie, où les lis d’Anjou se flétrissent à l’ombre de ses ailes. »
     Puis il entonna l’un de ces chants, bientôt rejoint par Konradin lui-même, qui n’avait jusqu’alors pas chanté une seule fois depuis qu’il avait quitté l’Allemagne. Les fiers Pisans, entendant la voix des deux jeunes ducs s’élever du palais épiscopal, ne savaient que hocher la tête pensivement.
     Ce ne fut pas le cas de Guido Novello, qui avait quitté son refuge dans la montagne pour rejoindre Pise. Il s’en expliqua plus tard ainsi :
     « La vue des armées de Corradino ne me remplit pas tant de joie que de l’entendre chanter, car j’avais presque commencé à douter, comme tant d’autres, de son existence même, et à croire qu’il n’était qu’une illusion que nous nous étions forgée dans notre détresse. Dans l’esprit de ceux qui l’invoquent dans leurs prières du soir, après la Sainte-Trinité et la Vierge Marie, c’est peut-être un ange ou un saint, et non un individu réel. Mais pour moi, pour le guerrier pécheur, il y avait beaucoup plus de joie à voir et à entendre un être humain en chair et en os, si sûr de lui qu’il pouvait plaisanter sur son sort. »
     Mais le jour où il se trouva pour la première fois en présence de Konradin, voilà ce qu’il lui dit :
     « Que Votre Altesse royale ne prenne pas en mauvaise part les quelques mots que je voudrais lui dire sur le chant que j’ai entendu involontairement. Je sais qu’il y est question des lis d’Anjou, mais je n’ai pu m’empêcher de penser aux lis de Toscane, dont j’espère qu’ils ne se faneront pas à l’ombre des ailes de l’aigle mais au contraire refleuriront, bien que le sang des meilleurs d’entre les fils de la patrie ait pour l’instant teinté de rouge leur blancheur originelle. »
     (En effet, l’étendard des Gibelins de Toscane portait un lis blanc, et celui des Guelfes un lis écarlate.)
     « Brave ami, dit Konradin, je suis heureux de rencontrer celui dont j’ai jusqu’ici tant entendu parler. Protéger la blancheur immaculée de la fleur de Toscane n’était certes pas une tâche facile, mais j’espère aujourd’hui que ces jours sont derrière nous, et que mes loyaux vassaux pourront bientôt reprendre le chemin de leur ville. »
     Quand Novello se fut retiré, Friedrich déclara :
     « Très brave, en vérité, celui qui a cédé Florence sans que la moindre épée ne le menace. Pour moi, j’ai de moins en moins confiance dans nos amis italiens.
     – Vous qui aimez la vérité, vous oubliez, mon ami, que la troupe de Novello était constituée d’Allemands, qui refusèrent de tirer l’épée si on ne les payait pas pour cela, dit Konradin. Mais je ne veux pas pour autant accuser une nationalité plutôt qu’une autre. J’essaie de toujours garder à l’esprit la maxime de mon grand-père l’empereur Frédéric, pour qui chaque individu devait répondre de lui-même et non de ses compatriotes. N’y voyez, mon cher compagnon d’armes, aucun reproche personnel. Ce serait ingrat de ma part, alors que je suis au contraire si heureux que nous soyons de nouveau réunis, et que j’aie au moins une personne à qui je puisse parler dans ma langue et à cœur ouvert. »
     Puis Konradin dut de nouveau passer à la langue des gens du Sud pour accueillir Guido Montefeltro, qui arrivait de Rome porteur des salutations des sénateurs et du message que la ville impériale originelle était prête à accueillir son maître. Il annonça également que maintenant que le pape avait ouvertement pris parti contre le prince Enrico, ce dernier s’était lancé dans une lutte impitoyable contre les puissants de l’Église à Rome. Mais ceci ne réjouit aucunement Konradin.
     « Je ne suis pas en guerre contre le pape, car je vois encore en lui mon père et seigneur – si seulement il acceptait de reconnaître son fils fidèle. Ce n’est que contre le duc Charles, contre l’ennemi qui viole nos droits, que nous voulons combattre. Mais je ne reproche rien au prince Enrico, qui se comporte certainement au mieux selon sa perception de l’état des choses. Bien qu’il ne garde pas aussi fermement le dixième commandement du Seigneur qu’il ne tient la poignée de son épée, le destin me l’offre comme allié, et il m’est interdit de juger ses actes devant d’autres que lui-même. »
     De nouveau, les ambassades se succédaient pour assurer Konradin de leur fidélité, et désormais elles ne venaient plus les mains vides. Déjà, Sienne envoyait en même temps que ses salutations cinq mille onces d’or, et la délégation de la ville martyre de Pozzogibonzi honora Konradin en lui remettant les clés de la cité (obstinément refusées au duc d’Anjou, malgré toutes ses menaces).
     Une fois, Konradin se rendit avec ses amis jusqu’au port, où l’on préparait l’armement de la flotte dont Frederico Lancia devait prendre le commandement, pour voguer vers la Sicile pendant que l’armée de terre continuerait sa progression. Mais lui ne désirait plus voyager par la mer.
     Notre lecteur imagine sans doute déjà que nous avons tout oublié du poignard dont il a été question voici quelque temps, et oublié aussi que ce mystère n’avait jamais été résolu.
     Au vrai, Konradin lui-même l’avait oublié, avec l’arrivée de son armée et les jours de travail acharné qui s’en étaient suivis.
     Mais il arriva alors que les gardes de la ville arrêtèrent un jeune Maure, qui refusa obstinément de répondre à leurs questions, se bornant à déclarer qu’en tant que sujet du royaume de Konradin, il n’était prêt à parler que devant ce dernier. Il parlait l’italien avec aisance, aussi pouvait-on imaginer avoir affaire à un Sarrazin de Lucera ou de Sicile et non à un esclave amené d’Afrique par bateau pour être vendu. Tout cela n’aurait été que de peu de signification aux yeux des juges de Pise, s’il n’avait été trouvé porteur d’un document couvert de signes mystérieux et de caractères arabes, que personne ne savait déchiffrer. On envoya donc le grimoire dans les bureaux de Pietre Prece, où se trouvaient de nombreux experts en la matière. Le messager revint très vite, porteur de l’ordre de faire comparaître sans tarder le jeune Sarrazin devant Konradin.
     C’est ainsi que le garçon au teint sombre, qui jusqu’alors avait obstinément refusé de montrer à ses juges la moindre marque de respect, s’agenouilla devant le jeune roi et toucha par trois fois le sol de son front. Puis, s’étant relevé au commandement du souverain, il posa son regard sur le poignard dont Konradin jouait comme distraitement et, si incroyable que cela puisse paraître, les personnes présentes le virent pâlir.
     « Mon seigneur, fils de l’empereur solaire, ayez pitié de votre serviteur indigne, qui a eu l’audace de pénétrer dans votre chambre. C’était pourtant la seule manière de montrer à vos gens à quel point ils s’acquittent négligemment de leur service, et combien ils mettent de ce fait votre vie en danger. Quel effet auraient eu mes paroles, si j’étais simplement allé trouver quelqu’un pour le mettre en garde ?
     – Et qui es-tu toi-même, jeune homme, toi qui as pris la responsabilité de ma vie, sur laquelle aucun de mes amis ni de mes serviteurs ne veillait ?
     – Je ne suis que l’un de vos nombreux sujets, et mon nom n’est pas digne que vos oreilles prennent la peine de l’entendre. Mais si c’est l’ordre de mon roi, j’aurai l’audace de le dire. Je suis Hassan, fils de Nur, lui-même fils de Giafar. Mon père faisait partie des gardes du corps du roi Manfred et il mourut avec son maître. Ma mère était déjà morte à l’époque, c’est pourquoi je grandis chez mon grand-père, à Lucera. J’ignore si le nom de Giafar est jamais parvenu à vos royales oreilles, mais tous à Lucera le connaissent pour sa capacité à expliquer les mouvements des astres et les messages secrets qu’ils renferment. C’est ainsi qu’il apprit qu’un grand péril menaçait la précieuse existence de notre souverain, et comme il n’avait personne de plus proche, c’est moi qu’il envoya pour vous mettre en garde et, au besoin, défendre votre vie au prix de la mienne. Il me donna aussi une lettre, sur laquelle est porté tout ce que les étoiles révèlent sur votre destin royal, mais vos gardes me l’ont confisquée, et maintenant je ne peux plus vous la transmettre. »
     Konradin fit alors signe à son secrétaire, qui connaissait la langue des Sarrazins et tenait à la main le parchemin couvert de signes mystérieux. Le savant personnage le déroula devant les yeux de Hassan et dit :
     « Nous ne savons rien déchiffrer de ces gribouillis, sinon que le destin du roi Konrad est très embrouillé. Mais toi, petit-fils et envoyé du sage Giafar, tu peux sans doute le lire sans difficulté et nous l’expliquer.
     – Pauvre de moi ! s’écria Hassan. Par insouciance, j’ai gâché ma jeunesse dans les jeux guerriers au lieu d’écouter l’enseignement de mon grand-père. Si Allah me redonnait ces années, j’étudierais nuit et jour afin de me rendre utile au service de mon roi. Hélas ! je ne connais que quelques lettres et quelques mots, qui n’ont guère d’utilité. Mais dès que les armées du roi au clair visage auront libéré Lucera, mon grand-père sera prêt à comparaître lui-même et à tout expliquer.
     – Alors cette lettre ne sert pas à grand-chose, et je suis moi-même capable d’en lire tout autant dans les astres, dit Konradin. Tu ne sais vraiment déchiffrer aucun de ces caractères – pas même celui-ci ? »
     Clignant des yeux et plissant le front, Giafar examina le symbole vers lequel pointait le doigt de Konradin, puis il dit pour finir :
     « C’est l’un des signes les plus simples, et je crois pouvoir le lire. Il est question de la mer et d’un bateau, et si je ne me trompe pas, c’est une mise en garde pour que mon souverain ne confie jamais son destin à un navire. »
     Konradin avait du mal à garder son sérieux.
     « Ton grand-père Giafar me semble effectivement être un homme sage. Il est vraiment dommage qu’aucun de nous ne sache lire son grimoire, et que le seul enseignement que nous puissions en tirer arrive hélas trop tard. »
     Ce fut au tour de Pietro Prece de se mêler au groupe des auditeurs :
     « Il semble que la science astrologique de ton grand-père ne soit pas d’une grande utilité au roi, s’il y a besoin d’un autre savant pour en faire l’interprétation. Mais peut-être as-tu cependant des informations qui pourraient nous être utiles. Si tu es venu directement de Lucera, comme tu le prétends, tu as dû traverser les terres occupées par l’ennemi et remarquer une chose ou une autre. »
     Mais il s’avéra que là encore Hassan n’avait pas grand-chose à leur apprendre, car il avait surtout progressé de nuit et en se tenant éloigné des gens en général, et des Français en particulier. Ce qu’il put dire sur la bravoure des défenseurs de Lucera et sur les soulèvements en Campanie était déjà connu, de même que la marche du duc d’Anjou à la tête de ses armées pour aller mater la révolte.
     Pour finir, Konradin déclara :
     « Il est possible que ton histoire soit véridique et ton cœur honnête, mais quel moyen avons-nous de le croire ? La manière dont tu t’es introduit dans ma chambre, le poignard à la main, est tout de même inquiétante. Peut-être ignorais-tu que j’assistais alors à l’office et espérais-tu au contraire m’assassiner dans mon sommeil ? Et ce message, que nul n’est capable de déchiffrer, perd de ce fait toute valeur ! »
     Hassan s’agenouilla alors de nouveau et il dénuda sa poitrine.
     « Si votre majesté doute de moi, qu’elle plonge plutôt ce poignard dans mon cœur ! »
     Konradin leva la main tenant l’arme, et il regarda fixement le Sarrazin dans les yeux. Mais celui-ci, immobile, attendait sans ciller son destin.
     « Soit, dit le jeune roi, je ne suis pas sûr que mon coup réussisse, car je n’ai jamais appris à me servir d’une telle arme. Je crois qu’entre tes mains elle me défendra beaucoup plus sûrement que si je la garde ou la confie à quelqu’un d’autre. »
     Puis, remettant le poignard à Hassan, il poursuivit :
     « À partir de cet instant, ton devoir est de veiller sur ma vie, comme ton grand-père te l’a ordonné. Je dois préciser que je n’ai aucune confiance dans ton grimoire astrologique, mais que je me fie d’autant plus à ton cœur noble et à ta main sûre. »
     Il donna alors l’ordre qu’on autorisât Hassan demeurer au palais et y circuler librement, le laissant également se tenir en présence du roi autant que l’étiquette le permettait. Mais il demanda au jeune homme de ne pas se montrer en ville, car s’il tombait derechef aux mains des gardes, personne ne pouvait assurer que ceux-ci prendraient une seconde fois la peine de le mener devant Konradin.
     C’est ainsi que le jeune Maure suivit chaque jour Konradin comme son ombre, s’allongeant le soir venu devant la porte de la chambre du roi et refusant de se laisser déloger, grondant et montrant ses dents blanches et sa dague étincelante, ce qui effrayait fort les serviteurs mais réjouissait Konradin et ses amis. Quand on lui proposa un tapis, il le repoussa d’un air craintif et reprit sa place habituelle sur la pierre dure, car ainsi seulement son sommeil était-il suffisamment léger pour que le moindre bruit le réveille. Il gardait en toutes circonstances le poignard à la main, ne le mettant à son côté que pour prier à la manière de ses coreligionnaires. Mais alors, aucun chrétien n’aurait de toute façon osé l’approcher, et tous faisaient un grand détour en se signant craintivement, car la religion de Mahomet était assimilée au culte du démon.
     Les gens de notre époque peuvent s’étonner que les choses se soient malgré tout si bien arrangées. Mais gardons à l’esprit que beaucoup de chrétiens de cette époque étaient remplis d’un respect craintif pour le démon, et que nombre d’entre eux le servaient dans leur cœur – de façon, il est vrai, moins voyante que ce jeune homme non baptisé.


X

LA CHARRETTE


     Depuis très longtemps, la ville de Sienne a été placée sous la protection spéciale de la Sainte Vierge, comme en témoigne le nom latin officiel de la cité-état, Civitas Virginis. Le noir et le blanc, couleurs de la soumission et de la pureté de la Madone, s’affichent sur l’étendard de la ville, les murs de marbre de sa cathédrale et la livrée des soldats qui assurent sa défense. Mais à côté de cela, les Siennois n’ont jamais oublié leur protectrice païenne, la louve : selon la légende, en effet, la ville fut fondée par les fils de Rémus, Senio et Aschio, qui, en proie aux persécutions du frère jumeau de leur père, s’étaient réfugiés là. En particulier, lors des combats – et il y en eut beaucoup – contre le sanglier sauvage de Florence, il valait mieux dépêcher contre ce dernier la louve belliqueuse que la douce Madonna delle grazie. Selon la même légende, les couleurs noir et blanc du drapeau remontaient aux autels sacrificiels des fils de Rémus, puisque une fumée noire s’élevait de l’un d’eux et une fumée blanche de l’autre. Il faut tenir pour une ignoble calomnie l’affirmation d’un bouffon florentin, selon lequel le blanc était la couleur de la page consacrée à Sienne dans le livre de l’histoire universelle, le noir en revanche celle de la conscience des marchands et des banquiers de la ville. Et si la louve païenne était fort respectée dans la cité de la Madone immaculée, au point qu’il était interdit aux artistes de la représenter de façon désobligeante ou dans quelque situation de soumission, on n’alla tout de même jamais si loin que ne le prétendent certains chroniqueurs, selon qui la voiture porte-drapeau était en toutes circonstances accompagnée d’une louve vivante. La charrette – Il Carrioccio –, que les Siennois sortaient dans toutes les circonstances solennelles, aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix, comme les fils d’Israël leur arche d’alliance, portait effectivement tous les drapeaux et symboles de la cité, y compris l’effigie de la Madone, mais pas la louve païenne, et surtout pas vivante.
     J’ai mentionné tout spécialement cette charrette, car lorsque Sienne commença ses préparatifs pour accueillir Konradin, le premier souci des anciens fut de décorer Il Carioccio avec toute la dignité voulue – encore que la somme que l’on avance au sujet de ces préparatifs, quatre cent quatre-vingt-cinq lires d’or, paraisse exagérée. (Je laisse à mon savant ami le soin de rechercher ce qu’il en fut réellement.)
     Mais Konradin se fit attendre, bien que Rome ait aussi dépêché des envoyés pour l’inciter à se hâter. Beaucoup se sont efforcés de découvrir ce qui avait bien pu le retenir à Pise plus de deux mois, alors que la route vers le sud était maintenant libre. Certains prétendent qu’il avait bel et bien eu, tout d’abord, l’intention de se rendre en Sicile par la mer avec la flotte de Pise, et qu’il attendait donc que cette dernière fût prête. Selon cette version, l’horoscope de Giafar aurait réellement été à l’origine de ce changement de plan. Selon d’autres, toute la faute en revenait aux dirigeants de Pise, qui l’avaient forcé à combattre tout d’abord contre Lucca. À première vue ce sont ces derniers qui ont raison, puisqu’au début du mois de juin une partie de l’armée de Konradin accompagna effectivement les soldats de Pise dans une expédition contre Lucca, que défendait Braiselve, un maréchal du duc d’Anjou. Mais comme il ne s’agissait que d’une petite fraction de l’armée, et que de surcroît ces hommes ne donnèrent pas l’assaut à la ville mais se contentèrent de provocations à l’encontre des ennemis, il est difficile de croire que nous tenions là l’explication.
     Revenons donc aux faits eux-mêmes. Mi-juin, Konradin quitta finalement Pise et prit la route de Sienne. Son armée avait encore crû, puisque les forces pisanes s’y étaient jointes, placées sous le commandement du vieil et fidèle ami Gerardo Donoratico. C’étaient toutefois les envoyés de Sienne qui marchaient en tête des troupes et servaient de guides. En chemin, on conquit entre autres la riche ville marchande de San Gemigniano, favorable au pape, car on n’osait se mesurer à Volterra, puissamment fortifiée et où étaient rassemblés d’importantes forces guelfes. L’héroïque Poggibonzi eut l’honneur de régaler son souverain pendant deux jours, après quoi l’on reprit la route de Sienne.
     Nous avons vanté la façon dont Pise avait reçu Konradin, mais c’était encore peu de chose en regard de l’accueil grandiose que lui réserva la cité de la Madone blanche. Il était arrivé à Pise comme un allié, mais ici il entrait de nouveau en roi. Les mots Serenissimi Domini Regis Corradi, en lettres gigantesques, ornaient le baldaquin qui surplombait le trône où on l’invita à prendre place. Il Carrioccio, bien sûr, était de sortie. Quatre bœufs y étaient attelés, soigneusement choisis pour leur blancheur de neige, bien que seule leur tête émergeât des tapis écarlates qui les couvraient jusqu’au sol. Écarlate aussi la voiture, décorée des drapeaux noir et blanc de la ville et des aigles dorées des empereurs, au milieu desquels souriait la figure argentée de la Madonna delle grazie. La cloche guerrière, La Martinella, ne sonnait pas aujourd’hui pour inviter les hommes à combattre, mais pour les convier à venir saluer leur roi. Et ils vinrent, avec à leur tête les fameux Ventiquattro qui dirigeaient la cité. La ville était ornée de tresses et de guirlandes, et les femmes des bourgeois avaient revêtu leurs plus beaux atours. D’ailleurs, si à Pise les gens avaient rapidement repris le chemin du travail quotidien, à Sienne en revanche la fête dura la journée entière, ce qui s’explique aussi en partie parce que ce jour était également l’anniversaire de la nativité de saint Jean le Baptiste. Pour égayer encore davantage l’humeur du peuple, on distribua du vin gratuitement et en quantité nullement médiocre, du moins si l’on en croit la somme portée dans le livre de comptes de la ville.
     Seuls quelques moines se mêlaient à la foule en marmonnant au sujet de malheurs à venir, car deux jours avant l’arrivée de Konradin, un incendie avait éclaté dans la cathédrale, causant des dégâts considérables. On dit toutefois – et nous avons quelque raison de le croire – que les moines y avaient eux-mêmes aidé, en poussant à l’acte un jeune homme simple d’esprit.
     Quand Sienne rit, Florence pleure. Quand Sienne danse, Florence montre le poing. Lorsque le loup se repose, le sanglier se met en chasse. Et vice-versa.
     Lorsque Konradin et son armée atteignirent Sienne, l’agitation gagna les Guelfes récemment arrivés au pouvoir à Florence. Ils avaient à cela d’autant plus de raisons, que le duc d’Anjou donna au même moment ordre à ceux de ses hommes qui y stationnaient, de se mettre en chemin pour le rejoindre en Campanie, où il voulait combattre la révolte avec une force considérable. Sans tenir compte des protestations des Florentins, les deux maréchaux français, Estendard et Braiselve (qui entre temps était arrivé de Lucca), prirent la route avec leurs troupes. Ils choisirent de progresser vers Arezzo en suivant la vallée de l’Arno, sous la protection des montagnes qui les séparaient de Sienne. Jusqu’à présent, Konradin n’avait pourtant pas livré – ni encore moins remporté – la moindre bataille.
     Il est possible qu’ils aient remarqué la nuit des signaux lumineux sur les flancs de la montagne, mais ils ne surent certainement pas deviner de quoi il s’agissait. Peut-être n’étaient-ce que les yeux brillants des loups ? En réalité, c’était bien d’yeux de loups qu’il s’agissait, mais des loups de Sienne, qui les suivaient, menaçants. Ici en effet, comme ailleurs en Toscane, les habitants des montagnes étaient partisans de l’empereur, et ils rapportaient à Sienne tout ce que l’ennemi entreprenait.
     Enfin se présenta l’occasion pour le duc Friedrich de tirer son épée. Il ne voulait pas admettre que quelqu’un d’autre pût mener les troupes que l’on envoya attaquer les Français, bien que Kroff von Flüglingen et Guido Novello se tinssent tous deux pour les hommes de la situation. On devine que Sienne ne voulait pas non plus que ses hommes restent à l’écart, lorsque la possibilité s’offrait enfin de batailler contre l’ennemi devant lequel il avait jusqu’ici fallu trembler. Les Gibelins qui avaient trouvé refuge dans les montagnes furent heureux d’indiquer le chemin par lequel il était possible d’approcher les adversaires. Seul regret, Il Carrioccio dut être laissé en arrière, car les sentiers qui sillonnaient les montagnes de Chianti étaient trop étroits et trop raides pour lui.
     Braiselve avait lui-même souhaité qu’Estendard et ses chevaliers marchent en tête. Les cavaliers provençaux d’Estendard étaient connus comme les plus valeureux soldats du duc d’Anjou, et si un ennemi insidieux les attendait plus loin, ils supporteraient le premier choc et ouvriraient la route pour les hommes de Braiselve. Au passage de Laterina, les maréchaux se séparèrent et Estendard franchit le pont avec sa troupe, tandis que Braiselve et ses armées restaient sur l’autre rive et prenaient un peu de repos.
     Mais à peine l’avant-garde avait-elle disparu, que les soldats stupéfaits virent fondre sur eux le flot des ennemis, comme s’ils avaient jailli du flanc de la montagne. Les hommes au repos eurent à peine le temps de saisir leurs armes et de monter en selle. Il n’était pas question de se ranger en ordre de bataille ou d’appliquer un quelconque stratagème.
     Il est vrai que les troupes du duc Friedrich étaient parvenues à s’approcher en restant invisibles, et qu’elles avaient vu les hommes de Braiselve avant que celui-ci ne se fût douté de rien. À la dernière minute encore, Guido Novello avait voulu retenir le duc d’Autriche et conduire lui-même l’assaut, mettant en avant l’inexpérience de Friedrich. Ce dernier retint ses larmes à grand peine en voyant l’honneur du commandement lui glisser des mains. Le vicomte Pelavicini sauva alors la situation en proposant que Novello et ses hommes essayent tout d’abord de doubler rapidement les Français pour leur couper toute possibilité de retraite en traversant l’Arno. Lui-même aurait à contenir les Français sur l’autre flanc, en compagnie des soldats siennois. L’objectif était de faire autant de prisonniers que possible et de les emmener par la suite avec l’armée de Konradin, pour effrayer les ennemis et donner de l’assurance aux alliés. Mais une année de terreur avait tant fait croître la haine des Siennois, qu’ils auraient préféré exterminer leurs adversaires – far carne, comme disait leur cri de guerre.
     Au moment de donner l’assaut, Friedrich rabaissa la visière de son casque, fit le signe de la croix et, empoignant solidement sa lance, il cria : « Pour le roi Konrad ! » et éperonna sa monture. Aux cris assourdissants de « Pour le roi Konrad ! » toute la troupe le suivit. Le vieux Kroff von Flüglingen se tenait toutefois à ses côtés, comptant sur son expérience pour le tirer d’un éventuel mauvais pas. Une poussière rougeâtre s’éleva, semblable à la lueur des flammes, lorsqu’ils dévalèrent la pente de la montagne. Mais en tête, comme la pointe d’une épée rougie par le feu, se tenait Friedrich dans son manteau écarlate, avec son tapis de selle rouge également et orné d’aigles dorées. C’est du moins ainsi que l’a plus tard décrit un jeune chevalier souabe qui était alors présent.
     Celui-ci raconta également comment Friedrich transperça de sa lance le premier chef français, si bien qu’en tombant de cheval ce dernier entraîna avec lui l’arme du duc. Friedrich saisit alors son épée et, frappant sur sa droite et sur sa gauche, il eut tôt fait de se frayer un chemin au milieu des ennemis. Il ne s’arrêta qu’en arrivant au fleuve, mais alors, se retournant, il vit qu’on se livrait combat au corps à corps de toutes parts, et qu’il ne lui restait plus aucun adversaire. Notre chroniqueur avait suivi le duc de près et, comme il le reconnut par la suite à sa grande honte mais sans dissimuler la vérité, il n’eut pas une seule occasion de tuer un ennemi.
     Il s’aperçut alors que le drapeau français était tombé, sans que personne n’y ait prêté attention. Les Souabes eux aussi, dans l’ardeur du combat, avaient oublié l’ordre initial et ne faisaient preuve d’aucune merci. Mais Guido Novello avait réussi à faire nombre de prisonniers, parmi lesquels le maréchal Braiselve lui-même, ainsi qu’Amiel d’Agoult, l’ancien vicaire de Florence. Dès que la victoire était apparue comme certaine, les Allemands étaient descendus de cheval pour ramasser le butin. Mais Friedrich, les menaçant des pires châtiments, leur ordonna de se remettre en selle ; on pouvait en effet craindre qu’Estendard, qui n’avait pas pu encore aller bien loin, n’ait fait demi-tour en entendant le vacarme du combat, pour porter secours à ses compatriotes. Il était même d’avis de se lancer à la poursuite du premier groupe des Français, mais Kroff von Flüglingen estima cette idée stupide et Friedrich, cédant à ses vues, donna l’ordre de faire demi-tour immédiatement.
     Estendard cependant, que quelques cavaliers de Braiselve avaient réussi à rejoindre, ne songeait nullement à revenir sur ses pas. Déjà, la crainte de l’armée des Gibelins avait considérablement grandi dans l’esprit de ses hommes, et il ne possédait que trois cents cavaliers, tous excellents soldats, qu’il ne voulait pas sacrifier inutilement. De plus, il avait vu clair dans le plan de Braiselve, qui l’envoyait en avant pour essuyer le premier choc et qui venait maintenant d’être la victime de sa propre ruse. Il n’éprouvait donc pas un trop grand regret. D’ailleurs, il pouvait arguer de l’ordre du duc d’Anjou lui enjoignant de se réunir sans tarder à ses troupes, quelle que soit la situation en Toscane. Pour cette raison, sa seule réaction fut de faire presser ses hommes, autant que cela était possible sans prendre des allures de fuite.
     Grande fut la liesse dans Sienne au retour de l’armée victorieuse. Et aussi grande l’inquiétude à Florence, lorsqu’il apparut que la ville était désormais privée de défenseurs et livrée à la merci de son ennemie de toujours. Et tandis que les marchands siennois ouvraient joyeusement leurs bourses pour y puiser six mille lires à ajouter à l’aide déjà versée à Konradin, ceux de Florence tournaient en rond, effrayés, à la recherche d’un endroit où cacher leur fortune.
     Le jour de l’Assomption de la Vierge Marie a toujours été la plus grande fête de Sienne, car même si les habitants de la ville reconnaissaient l’empereur comme leur suzerain, au fond de leur cœur c’est la Sainte Vierge qu’il tenaient pour leur véritable souveraine. Personne n’avait jamais osé protester, car aucun prince de ce monde ne saurait se mesurer à la Reine des Cieux. C’est en cette solennité que la ville organisait ses plus grandes réjouissances et que l’on procédait à l’adoubement des jeunes hommes de la cité – ce qui faisait naturellement sourire les chevaliers d’authentique noblesse. C’est en ce jour également que se déroulaient les joutes qui avaient porté la réputation de Sienne bien au-delà de ses frontières.
     Cette fois-ci, cependant, la présence de Konradin dans la ville, et surtout l’attaque réussie contre les troupes du duc d’Anjou, incitèrent les anciens de la ville à anticiper ces fêtes, afin que le jeune souverain puisse y participer. On lui confia d’ailleurs l’honneur d’adouber les jeunes chevaliers siennois. Il y avait encore d’autres Gibelins qui s’étaient signalés par leurs services et à qui on voulait rendre hommage de la même façon ; c’est pourquoi le nombre des nouveaux chevaliers fut plusieurs fois supérieur à la normale.
     Konradin se rappela à cette occasion la promesse faite naguère sur le navire, et il fit lui-même ajouter Benvenuto Tordini au nombre des nouveaux adoubés. Petro Prece déclara alors :
     « Je n’ai pas eu l’honneur de connaître personnellement Lorenzo Tordini, mais son nom était fameux jusqu’en Sicile. En ce qui concerne ce jeune homme, toutefois, je douterais sérieusement de son ascendance, n’étaient les assurances qu’en donne Boso Di Dovara. C’est pourquoi le souhait de votre majesté me semble tout à fait incompréhensible, car à mon avis les exploits du gamin ne lui mériteraient même pas une soupe de carême. »
     Konradin n’avait raconté à personne l’incident survenu sur le bateau, et il se souciait peu de l’expliquer maintenant à son protonotaire. Il se contenta de répondre :
     « Il se peut qu’il manie la plume avec maladresse, si sa main est faite pour porter l’épée.
     – D’après ce que j’ai entendu de lui, sa main est surtout habile à lancer les dés, rétorqua Prece. Je n’arrive pas à m’expliquer que le regard de Votre Majesté se soit posé, entre tous, sur ce freluquet.
     – Si sa main est habile à lancer les dés, cela montre uniquement que la chance lui sourit. Je veux rassembler autour de moi les favoris de la fortune, car eux seuls ont le pouvoir de changer en bien les mauvais présages que renferment les étoiles, déclara Konradin en souriant.
     – Si je ne savais pas que Votre Altesse ne boit que de l’eau pure, je commencerais à soupçonner les feux du vin de Chianti », conclut Pietro Prece en hochant la tête.
     S’il s’était enquis des services rendus par les autres nouveaux chevaliers, il aurait sans doute reçu des réponses encore plus sommaires, car à Sienne – comme d’ailleurs dans les autres villes italiennes –, la première vertu d’un chevalier n’était pas sa vaillance au combat mais la fortune de sa famille. La coutume, d’ailleurs, voulait que les chevaliers fraîchement adoubés fassent en ce jour d’honneur assaut de munificence et distribuent non seulement des cadeaux à leurs amis, mais encore de l’argent à la populace, afin de renforcer la joie de la fête. Ce n’était donc pas le seul attrait du spectacle qui attirait les foules de tout le territoire de Sienne, et les exclamations enthousiastes n’étaient pas toujours dénuées d’arrière-pensées intéressées.
     « Tu vois devant toi le plus pauvre chevalier de Sienne, dit Benvenuto à son ami Rupert. Ma fortune suffira à peine à faire honneur à ce jour de fête, si je ne veux pas me mêler à la cohue du popolo et boire le vin qu’on distribue gratis. Malgré tout, je n’ai pas été aussi heureux depuis longtemps, car j’ai enfin l’impression d’être capable de réussir quelque chose qui me rendrait fier. Je devrais peut-être maintenant suivre ton exemple et me choisir une dame dont je porterais les couleurs et que je verrais en rêve. Je crains seulement qu’il soit impossible de dénicher une telle créature à Sienne, ou dans une quelconque ville italienne. Il me faudra sans doute attendre que nous atteignions la Sicile : là-bas, dit-on, on trouve encore des femmes vertueuses. Sinon, il ne me restera qu’à t’accompagner en Allemagne. Imagine un peu, un chevalier italien chantant des chansons d’amour provençales à sa dame allemande ! »
     Mais depuis l’assaut guerrier, Rupert avait perdu le goût de la plaisanterie.
     « Et toi, tu vois devant toi le plus misérable de tous les soldats du duc Friedrich, qui n’a pas réussi à égratigner un seul ennemi au cours de sa première bataille. Cela ne m’a pas empêché de recevoir la même part de butin que les autres, et je suis tout disposé à la dépenser ce soir pour fêter ton adoubement. »
     Si, une fois encore, nous perdons de vue nos deux amis pour quelque temps, c’est que des spectacles beaucoup plus intéressants s’offrent à nous, qui captivaient aussi bien les visiteurs que le peuple de Sienne. Mentionnons tout d’abord le Palio, qui n’avait rien d’une course de chevaux ordinaire, mais constituait presque un rite liturgique en l’honneur de la Madone de Sienne. C’est pourquoi on menait non seulement les cavaliers, mais aussi leurs montures à l’église, où une prière était dite et où on les aspergeait d’eau bénite, bien qu’on sache par avance que celle-ci ne serait bénéfique que pour un seul cheval, puisque un seul pouvait gagner. Cette fois, le vainqueur eut l’honneur supplémentaire de recevoir le drapeau de la victoire des mains de Konradin lui-même. Je n’ai malheureusement pas réussi à déterminer quel quartier de la ville, ou Contrada, remporta la victoire cette année-là, car chacun des dix-sept d’entre eux affirma plus tard que c’était son cheval qui était arrivé premier.
     Puis, lorsque les esprits se trouvaient échauffés par la course et que les jeunes gens des divers quartiers commençaient à en venir aux mains ou sortaient même leurs épées, le temps était venu de passer à un autre jeu, nommé Elmora. Il s’agissait sans doute à l’origine d’une satire faite par les citadins aux dépens des tournois de chevalerie, mais on prenait maintenant ce jeu très au sérieux. La participation était ouverte à tous ceux qui ne craignaient pas pour leur peau et souhaitaient en découdre. Sur la vaste place de l’Hôtel de Ville, deux groupes se préparaient au combat, armés de lances et d’épées en bois, de boucliers en cuir et de casques en jonc tressé. En principe ce n’était qu’un jeu, mais dans l’ardeur du combat les choses devenaient vite sérieuses, car des épées ou des piques en bois permettent elles aussi d’infliger des coups douloureux, et on dit même qu’il arriva parfois que quelqu’un trouve la mort dans ces circonstances. Cette fois-ci, peut-être à cause de la présence du jeune roi, le jeu s’enflamma si rapidement qu’il fallut pour l’arrêter que l’évêque de Sienne, croix en main, s’interpose entre les combattants. Mais avant que ceux-ci ne l’aient reconnu, il avait reçu un bon coup de pique, et le soir, à la table du banquet, il lui fut difficile de s’asseoir.
     Tout cela ne suffisait pas, et de loin, à étancher la soif belliqueuse de la jeunesse siennoise. Les joutes avaient commencé par une course chevaleresque en l’honneur de la Madone, mais quand venait le soir, la louve de Sienne se réveillait et l’heure arrivait des combats aux poings entre les hommes. La loi imposait certes aux adversaires de s’emmailloter les mains dans des étoffes pour adoucir les coups, mais celles-ci se dénouaient facilement pendant le combat, ou même disparaissaient tout à fait. Il faut avouer que c’est pendant ces affrontements nocturnes qu’il coulait le plus de sang. Et lorsque les vainqueurs avaient réussi à chasser leurs adversaires de la grand-place et à les acculer dans les ruelles étroites, on les calmait en leur versant, des fenêtres, de l’eau froide sur la tête.
     Quel que soit le plaisir que nous ayons pris à nous attarder auprès de ces réjouissances, nous ne pouvons faire semblant d’ignorer que ce n’était pas seulement par générosité et par amour que Sienne prodiguait à son jeune souverain ces honneurs et ces distractions. Pendant les pauses, les dirigeants de la cité réussirent à extorquer un privilège après l’autre, pour le temps où Konradin reviendrait enfin dans son empire. À plusieurs reprises, Konradin se félicita que ses affaires d’argent fussent gérées par des Italiens, qui connaissaient bien leurs homologues et savaient discuter avec eux.
     Le jeune souverain s’écria un jour, en parlant à son ami Friedrich :
     « Je suis plus fatigué que jamais auparavant, et j’attends le jour où nous nous remettrons en route. Vous au moins, vous avez réussi à faire davantage que moi, puisque vous avez utilisé votre épée au combat et rapporté la première véritable victoire.
     – Moi aussi je suis fatigué, mais pas à cause de cette petite bataille, que les chroniqueurs ne prendront pas la peine de mentionner lorsqu’ils écriront l’histoire de votre expédition. Je crois que c’est le soleil d’Italie qui épuise notre énergie. Chez nous, le soleil est dispensateur de vie et c’est lui qui fait pousser les plantes, tandis qu’ici il semble plutôt apporter la mort : voyez ces collines roussies. Cette canicule perpétuelle est plus difficile à supporter que le froid hivernal le plus mordant. Je ne me rappelle pas avoir jamais rencontré une ville en Allemagne, fût-elle la plus petite et la plus pauvre, qui exhalerait une puanteur aussi mortelle que Sienne, avec ses églises et ses palais splendides.
     – Il me semble que vous commencez à ressentir la nostalgie de la patrie, mon ami, dit Konradin. Qu’adviendra-t-il, s’il en va ainsi de tous mes hommes ?
     – Est-ce que vous n’éprouvez pas vous même de regret des sombres forêts de Souabe et des ruisseaux au clair murmure ? Ne souhaitez-vous jamais vous étendre sur un pré verdoyant et écouter le chant des oiseaux, plutôt que ce vacarme incessant et ces flots de paroles, le fracas des roues et les braiments des ânes ?
     – Je ne sais pas, répondit Konradin pensif. Bien sûr, l’été souabe est très beau. Mais ai-je le droit de regarder davantage un de mes États qu’un autre comme ma patrie ? Non, aussi curieux que cela puisse paraître, je ne me languis pas de la Souabe. Ses vallées me paraissent étroites et fermées, quand je les compare avec l’ouverture qui, ici, fascine mon regard et semble toujours m’inviter à avancer. Le soleil italien lui-même, que vous accusez, est passé dans mon sang comme l’eau de vie ou comme l’amour. Il est vrai que je ne bois que de l’eau pure, et cependant je suis toujours comme ivre. Ma mère comparait l’Italie à une femme qui captive invinciblement les hommes. Pas tous, visiblement, puisque vous avez réussi à garder vis-à-vis d’elle votre sang froid et que vous lui préférez toujours la vierge austère d’Allemagne. Mais quant à moi – j’ai sans doute hérité cette faiblesse de mes pères, à moins que ce ne soit le sang sicilien de mon arrière-grand-mère Constance –, j’ai parfois le sentiment de rejoindre seulement maintenant ma vraie patrie. Ce n’est pas d’être en pays étranger qui me fatigue, mais bien plutôt toutes les choses insignifiantes auxquelles je dois perdre mon temps ici, alors qu’un plus grand devoir m’appelle.
     – Alors j’ai des raisons de craindre que les prophètes de malheur, qui annonçaient que vous oublieriez l’Allemagne en prenant le chemin de la Sicile, n’aient eu raison, dit Friedrich tristement. Mais je ne veux pas vous accuser. Comment mèneriez-vous votre expédition à son terme, si vous commenciez déjà à regretter l’ombre fraîche des tilleuls de Souabe ? Non, notre chemin nous mène en avant, et je ne veux pas parler davantage de mes faiblesses. »
     Puis vint enfin le jour de reprendre la route, et une fois encore tout Sienne était là pour assister au départ de son roi. Il Carrioccio, bien entendu, était de nouveau sorti. Cette fois il était orné, en plus du reste, des drapeaux pris aux Français. Mais il avait fallu sacrifier les quatre bœufs blancs lors des solennités, et l’on n’avait pas réussi à en trouver d’aussi immaculés pour les remplacer. Toutefois, seuls peu de gens s’en doutaient, car comme nous l’avons déjà dit, seuls la tête et les sabots des animaux de trait dépassaient des riches couvertures. Mais là encore certains crurent lire un mauvais présage, et ils en trouvèrent la cause dans le traitement dégradant qu’on avait infligé au maréchal Braiselve et au vicaire d’Agoult, que l’on menait, enchaînés, avec l’armée.
     La troupe de Konradin ne se composait plus que de cinq mille chevaliers, puisque la plus grande partie de l’armée était restée à Pise pour gagner la Sicile par la mer. Mais cinq mille hommes étaient encore un spectacle pour les Siennois, lorsque ceux-ci se postèrent le long de la route, près de la porte de la ville, pour témoigner une dernière fois de leur soutien à Konradin et lui souhaiter le succès. L’évêque de Sienne lui-même avait pris place sur la charrette aux drapeaux et, de là, prononça une courte prière.
     Alors les trompettes donnèrent le signal du départ. L’armée de Konradin était en route pour Rome.


XI

LA CLÉ


     « En quoi vous avons-nous offensé, très saint père, pour que vous me traitiez ainsi en parâtre ? Le simple fait que nous soyons toujours en vie sur terre semble vous être cause de contrariété… »
     Ainsi s’exprimait Konradin dans sa dernière missive, expédiée avant de quitter Augsbourg. Mais cette prière jaillie du cœur laissa de glace le cœur du pape Clément, et celui-ci cachait toujours derrière son dos le trousseau des clés de saint Pierre, que la lignée de ses prédécesseurs lui avait transmises.
     Nous nous sommes à maintes reprises demandé quelle était la raison de cette conduite. S’agissait-il d’une méchanceté personnelle insondable, ou Clément était-il l’otage de ses vassaux spirituels et temporels, se terrant dans sa citadelle de Viterbe, yeux et oreilles bouchés, comme un lapin apeuré au fond de son terrier ? Qui était au fond cet homme, dont beaucoup ont vanté l’affabilité et la mansuétude, voire même la grandeur d’âme ?
     Nous savons que Clément, quatrième pape à porter ce nom, avait été dans sa vie passée juriste et conseiller du roi de France. Il avait été marié et avait eu plusieurs enfants, qu’il ne favorisa jamais de façon éhontée, comme l’ont fait tant de ceux qui se sont assis un jour sur le trône de l’évêque de Rome. Il était reconnu comme un homme de peu d’exigences et menant une vie simple. Qu’une fois devenu veuf il n’ait rien changé dans sa manière de vivre, c’était une évidence pour tous, et la femme silencieuse et toujours vêtue de noir, à qui l’on ne s’adressait que d’un obséquieux « Madame », jouissait du respect de tous. Les hôtes, ecclésiastiques ou civils, à qui il était arrivé de la rencontrer, pouvaient unanimement assurer que l’on ne pouvait soupçonner le pape Clément de mener une vie dissolue, car Madame n’éveillait certes aucune pensée coupable. Et si ces bons vivants d’Italiens avaient connu la duchesse d’Anjou, combien davantage encore auraient-ils pu s’étonner de ces Français, qui semblaient choisir leurs compagnes de lit pour leur éviter les tentations plutôt que pour y céder.
     Si nous avons mentionné ce fait de peu d’importance, ce n’est pas dans le but d’aller murmurer des secrets croustillants à l’oreille du lecteur, mais seulement pour lui montrer combien Clément, devenant pape, avait peu emporté avec lui de sa vie précédente. Il n’avait jamais souhaité être mauvais homme, mais il voulait être bon pape. La clé qui ouvrait et fermait le Royaume des Cieux était en des mains loyales, sinon vigoureuses. Et si quelqu’un veut accuser Clément de poltronnerie, il faut se rappeler que son cœur ne fut jamais inquiet pour son sort personnel, mais seulement pour le patrimoine de saint Pierre.
     À la cour du roi Louis, il avait depuis longtemps appris à connaître les deux frères, et il avait un jour émis l’opinion – avant, toutefois, de devenir ecclésiastique – que les qualités que des parents peuvent transmettre à leurs enfants sont aussi limitées en quantité que les richesses terrestres. Si un des fils a reçu davantage, l’autre en obtiendra d’autant moins. La piété et le sens de la justice du roi Louis étaient connus bien au-delà des frontières du royaume de France, et avant sa mort il était déjà certain qu’il coifferait bientôt la couronne de la sainteté. Il était donc facile de deviner ce que Clément pensait du frère du roi, le duc Charles, que le Ciel lui donnait maintenant pour allié. C’est pourquoi j’incline à croire ceux qui racontent que lorsque le pape lut la lettre de Konradin, son cœur ne resta pas de glace, mais qu’il s’écria, les larmes aux yeux :
     « Si seulement je n’étais pas le pape, je voudrais être le meilleur ami de ce jeune homme ! »
     Mais il lui fallait en même temps constater, plein d’inquiétude, que le puissant édifice de l’Église, achevé par son grand prédécesseur Innocent, tombait en ruine par tous les côtés. Les Sarrazins avaient reconquis la Terre sainte, où seule la forteresse d’Acre résistait encore. L’hérétique Michel Paléologue avait chassé l’empereur catholique Baudoin du trône de Constantinople, et les patriarches de l’Église orientale, un moment plus dociles, refusaient désormais de reconnaître la suprématie de Rome. Les évêques anglais n’en faisaient, depuis toujours, qu’à leur tête, et la résistance relevait même la tête en Aragon et en Castille, d’où les infidèles avaient été chassés tout dernièrement par l’épée. Mais le plus grand danger résidait aujourd’hui, comme d’ailleurs déjà par le passé, du côté des empereurs allemands : la dynastie des Hohenstaufen avait toujours été la plus nuisible à l’Église, car tous ses efforts tendaient à faire du gardien des clés du royaume son serviteur docile.
     De plus, les nobles italiens convoitaient déjà les terres sur lesquelles le pape exerçait son pouvoir temporel. Ancône s’était ainsi révoltée contre lui et avait dépêché ses envoyés auprès de Konradin. C’était pourtant le pape lui-même qui avait porté Lorenzo Tiepolo Fermo à la charge de podestat, ce qui montrait que les marchands vénitiens n’étaient pas plus fiables que ceux de Pise ou de Gênes.
     La seule pierre d’angle qui restât, sur laquelle édifier l’Église, était donc le trône de France. Le cœur du roi Louis, seul, battait invariablement pour Rome. Dès lors, que restait-il d’autre à faire au pape qu’à tendre la main au duc d’Anjou, bien qu’il eût remarqué tout de suite que la main de celui-ci convoitait davantage que ce qu’on voulait bien lui accorder.
     En proie à de sombres pensées, Clément allait et venait dans sa citadelle de Viterbe, échafaudant fiévreusement des plans pour se défendre non seulement de ses ennemis, mais aussi de ses prétendus amis.
     Pourtant, lui aussi avait eu un jour des plans grandioses. Louis avait promis une nouvelle croisade et, une fois pape, Clément avait tenté de gagner tour à tour l’une ou l’autre des villes portuaires d’Italie à cette idée, afin d’en obtenir les vaisseaux nécessaires à cette entreprise. Ne pourrait-il pas être, lui, ce soldat de Dieu qui libérerait à nouveau Jérusalem ? Mais Venise ne songeait qu’à Constantinople perdue, et Gênes ne rougissait pas de commercer avec les Sarrazins, voire même de combattre les chevaliers qui protégeaient la Terre sainte. Pise, elle aussi, ne pensait qu’aux affaires, et surtout à des bénéfices immédiats : elle convoitait par-dessus tout la fertile Sardaigne – sur laquelle le duc d’Anjou avait également des vues. Clément soupirait et cherchait autour de lui : se trouvait-il quelque part un allié de l’Église qui ne le fût pas seulement en vue de son propre intérêt ? À plus d’une reprise, il s’en était ouvert franchement au duc d’Anjou.
     « Le Saint Père souhaite visiblement que je nourrisse mes troupes avec cinq pains et deux poissons », répliqua Charles lorsque Clément lui reprocha de laisser ses collecteurs d’impôts mettre le royaume de Sicile en coupe réglée comme un nuage de sauterelles. « Je ne peux hélas pas partir en guerre avec l’unique cheval que j’ai reçu de vous.
     – Si le garçonnet Staufen arrive à lever une armée sans l’aide de voleurs, il me semble que vous devriez y parvenir aussi », répondit le pape avec sévérité. Et si les flammes de la révolte embrasaient tout le royaume, il pourrait dire qu’il avait eu raison. Mais ce ne serait qu’une faible consolation, puisque ces flammes le consumeraient lui aussi, lié qu’il était à la stabilité ou à la chute du duc Charles.
     Il avait ensuite placé ses espoirs sur le prince de Castille. Le prince Enrico était visiblement un homme capable de contenir Anjou. Bien qu’il ait adopté en Tunisie les mœurs des musulmans, cela n’empêchait pas Clément, toujours tolérant, de l’appeler son fils très-catholique. Le pape n’aurait en revanche jamais songé à appeler le duc Charles son fils, et ce dernier non plus ne parut jamais embarrassé par trop de respect filial. Comment d’ailleurs aurait-il pu ployer sincèrement le genou devant un homme qu’il avait vu pendant tant d’années au service de son frère, et qui à cette période s’inclinait toujours devant lui avec respect ? Quelles que soient les habitudes que le prince Enrico avait ramenées d’Afrique, elles ne lui avaient en tout cas pas fait oublier les bonnes manières apprises à la cour de Tolède. Il lui avait toujours été facile de gagner l’amitié des hommes, et il n’eut aucun mal à conquérir le cœur du pape lorsque cela se trouva servir ses plans. Et même si le vieillard habitué à la vie de la cour voyait clair dans son jeu, en tant que pape il ne pouvait être trop regardant dans le choix de ses amis. « Si seulement j’étais un homme ordinaire… »
     La reine veuve de Sicile, anciennement princesse d’Épire, n’épousa jamais le prince Enrico : la fidèle compagne du roi Manfred préféra la captivité au déshonneur. Dès lors, la voie du prince de Castille était toute tracée, malgré tous ses détours. Ce ne fut toutefois pas contre la malheureuse que se dirigea la colère d’Enrico, qui voyait derrière tout cela la main du duc d’Anjou : celui-ci n’avait-il pas déjà intrigué contre l’empereur Baudoin ? Ne s’était-il pas emparé par la force de l’île enchanteresse de Corfou ?
     Enrico se serait désormais contenté de la Sardaigne, dont le roi légitime, Enzio, croupissait dans les prisons de Bologne. Mais tout ce que les autres souhaitaient obtenir éveillait aussitôt la convoitise du duc Charles. Et c’était en réalité toujours les fonctionnaires pisans qui administraient l’île. La seule consolation que Clément pouvait offrir à son fils, c’était de le réconcilier avec son frère au sujet du trône de Castille. Enrico remercia poliment, baisa la main du pape et le quitta en réprimant un sourire. Quel intérêt présentait un accord sur un château en Castille, proposé par Rome ?
     Lorsque le pape Clément songeait à Rome, le rouge de la colère lui montait au visage. Rome, que ses prédécesseurs avaient déjà nommée la Grande Prostituée ! Rome, siège officiel de son trône épiscopal, où il n’allait pourtant célébrer l’office qu’à contre-cœur, car les Romains étaient toujours prêts à comploter, dans son dos, avec ses ennemis. Et voilà maintenant qu’ils venaient de proposer le titre de sénateur au prince Enrico !
     Étrangement, le pape ne s’opposa pas à cette décision, mais donna bien au contraire sa bénédiction. C’était une vengeance parfaite contre le duc Charles, qui était parti pour la Toscane contre sa volonté. Et Clément ne pouvait toujours pas imaginer qu’Enrico puisse s’allier aux Hohenstaufen. Il n’ajouta pas foi non plus aux premières informations, selon lesquelles l’aigle impériale flottait sur le Capitole et que le Latran avait été attribué pour résidence à Guido Lancia, qui se présentait maintenant sans pudeur au nom de Konradin. Mais les Guelfes qui fuyaient la ville apportaient sans cesse des nouvelles de plus en plus incroyables. Le palais du Vatican était déjà investi par les Allemands, qui avaient fait de l’église Saint-Pierre une écurie pour leurs chevaux. À en croire les rumeurs, la situation était pire que si les Sarrazins avaient pris d’assaut le tombeau de l’Apôtre.
     À qui Clément devait-il maintenant écrire pour confier sa détresse, et comment l’exprimer ?
     Le gardien des clés sentait à quel point il était dépourvu d’aide. Il n’était certes le prisonnier de personne, bien qu’il ne quittât plus jamais sa forteresse de Viterbe. Ou s’il était prisonnier, c’était de sa propre solitude. Et seul, il l’était bel et bien. On riait dans son dos à cause de sa correspondance – le secrétariat d’un pape n’avait jamais, par le passé, dépensé autant d’encre, et pour si peu de résultats. Il tentait de séduire, il menaçait, il fermait à double tour les portes du Royaume des Cieux pour les nobles et les évêques, pour des villes ou des royaumes entiers, mais les rouvrait bientôt pour l’un ou l’autre. Il était comme un gardien de prison qui fait tinter son trousseau de clés en déambulant, mais personne, ami ou ennemi, n’y prenait plus garde. Un seul homme, peut-être, aurait éprouvé une joie sincère si le Saint Père lui avait rouvert les portes de l’Église, et c’était Konrad von Hohenstaufen. Mais c’était le seul à qui cet espoir était à tout jamais défendu. « Si seulement j’étais un homme ordinaire… »
     Cette année, la table de Noël du pape avait été maigrement garnie, car les soldats du prince Enrico entouraient Viterbe de tous côtés. Ils arrêtaient ses courriers, avec toutes les lettres que sa chancellerie envoyait infatigablement. Plus grave, ils faisaient main basse sur les denrées qui lui étaient destinées pour Noël. Les conseillers de Clément l’incitaient sans relâche à fuir secrètement Viterbe pour se réfugier à Pérouse. Reconnaissons, à son honneur, qu’il ne céda pas à ces sirènes. Ou fut-ce seulement parce qu’il ne se fiait plus à ses conseillers ? Il ne faisait même plus confiance aux soldats que le duc d’Anjou avait envoyés de Toscane à son secours. Il n’avait plus confiance qu’en un seul homme, mais pour goûter à la consolation que celui-ci pouvait lui apporter, il lui fallait oublier qu’il était pape.
     Pour finir, il ne lui restait tout de même plus que le duc Charles. Quand celui-ci revint enfin de Toscane et, le Jeudi saint, atteignit Viterbe, Clément l’accueillit les larmes aux yeux. Plein d’une audace et d’une ardeur retrouvées, il fulmina nombre de nouvelles bulles, la dernière d’entre elles à l’encontre du prince Enrico lui-même.
     Le premier dimanche de Pâques, le pape Clément put enfin réaliser un vieux rêve, en annonçant le départ pour la croisade. Mais même cela parut comme une moquerie amère du destin, car ce ne fut pas pour aller libérer le Saint Sépulcre qu’il bénit la croix, mais pour écraser l’insignifiante révolte des Sarrazins de Lucera. Les moines mendiants, que ses prédécesseurs avaient brûlés mais qui s’avéraient maintenant les seuls soutiens efficaces de son pouvoir, furent envoyés recruter des soldats. Parmi eux se trouvaient les frères mineurs, vêtus de gris – les « petits frères », comme ils se nommaient eux-mêmes –, les disciples de saint François, qui jadis avait prêché aux oiseaux et tenait toutes les créatures vivantes pour ses frères. Sillonnant l’Ombrie et la Toscane, ils invitaient maintenant les jeunes gens à abandonner leurs champs et leurs troupeaux pour prendre les armes contre un autre jeune homme, qui portait le titre de roi de Jérusalem et qui n’avait jamais donné au pape d’autre nom que celui de Saint Père.
     Doit-on parler de méchanceté ou de faiblesse, ou bien Clément était-il finalement meilleur que ce que nous pouvons en imaginer ? Nous ne le savons pas, car nous n’avons pas réussi à le retrouver, plus tard, là où les bonnes et mauvaises actions de ses contemporains ont reçu leur jugement. Je n’ai retrouvé que le duc Charles – au Purgatoire. Voilà pourquoi je ne suis plus si sûr de l’importance qu’il faut accorder à cette lettre – surtout quand on sait que celui qui nous la rapporte n’était alors âgé que de trois ans et apprenait ses premiers mots dans une Florence tremblant devant les Gibelins.
     « Konradin s’est mis en route pour Sienne à la tête de cinq mille chevaliers, et il a déjà atteint Grosseto. La flotte de Pise – trente galère et de nombreux bâtiments plus petits, tous transportant des hommes en armes – a pris la mer et progresse vers le sud en longeant la côte. Elle est placée sous la direction de Guido Boccia, mais chacun sait que son chef véritable est Frederico Lancia. »
     Le pape Clément regarda longtemps le message qu’un courrier venait de lui apporter, et il le relut à plusieurs reprises. Cela signifiait que la guerre se rapprochait de lui. Ses prédécesseurs avaient eu raison de traiter les Staufen de race de vipères. Expert en droit, il était entré dans les ordres pour devenir juge des grands de ce monde, et il avait cru poursuivre en cela sa vocation. Il n’avait jamais imaginé devenir guerrier ni chef militaire, et encore moins commander une place-forte assiégée. Il avait reçu un royaume qui, bien que n’étant pas de ce monde, embrassait le monde entier – la Civitas Dei, et voici que son royaume tenait aujourd’hui entre les murailles de Viterbe.
     Maintenant, il lui fallait pourtant se transformer en commandant. Déjà les représentants de ses domaines, les envoyés d’Assise et de Pérouse, se tenaient derrière lui et parlaient de nombre de soldats et d’organisation de la défense. Il n’y avait pas de raison de s’affoler, Viterbe était imprenable. Même l’empereur Frédéric, qui avait eu l’impudence de l’assiéger, n’avait pu l’enlever. Mais ceci n’avait aucune importance aux yeux du pape, et seule lui brisait le cœur, en permanence, l’idée qu’il n’était plus le pape, ni même l’évêque de Rome, mais le simple seigneur de Viterbe.
     Deux hommes étaient responsables de tout cela : le prince Enrico et le duc d’Anjou. Le premier s’était révélé un traître, et le second avait clairement montré son incapacité comme gouvernant et comme chef militaire. Il avait promis de prendre Lucera en quelques jours, et il se trouvait maintenant entouré, avec son armée, par la révolte en Campanie. Il s’était vanté de tenir sous son contrôle toute la chaîne des Apennins, mais il avait tout simplement oublié la route qui longeait la mer, l’antique et fameuse Via Aurelia, la route des légionnaires de César. À quoi servait-il de fermer une porte à clé s’il y avait dans le mur, à côté d’elle, des orifices encore plus grands ?
     Le camérier du pape discutait des réserves et de la durée de siège qu’elles leur permettraient de supporter. Il aurait encore été possible de les compléter, mais les finances papales étaient au plus bas. Le prince Enrico avait laissé piller les églises de Rome. Les villes de son domaine elles-mêmes avaient ces derniers temps négligé leurs obligations, et ne parlons pas des autres cités. Clément avait donné les dernières sommes dont il disposait au duc Charles, et celui-ci osait pourtant insinuer qu’il n’avait rien reçu du pape, hormis un cheval blanc.
     Il n’était pas encore certain, bien sûr, que Konradin viendrait devant Viterbe. Celui-ci avait affirmé à plusieurs reprises qu’il ne voulait pas s’attaquer au pape, mais seulement reprendre son royaume des mains du duc d’Anjou. La Via Aureliapassait loin de Viterbe, et il était naturel que le jeune homme avide se hâte plutôt vers son but. Cependant, les Guelfes colportaient des histoires terrifiantes sur les traitements qu’avaient subis les ecclésiastiques fidèles au pape, et sur le sort réservé aux monastères voisins de la route.
     Puis arriva une nouvelle information : Konradin et ses hommes avaient quitté la route qui longeait la mer et avançaient vers Toscanella. Les renforts armés promis n’étaient pas encore arrivés de Pérouse et d’Assise. Même sans cela, le château du pape ressemblait davantage à une forteresse peuplée de soldats qu’à la demeure d’un prince de l’Église.
     C’est alors, disent certains, que le pape fit un rêve que son esprit faible transforma en certitude. Selon d’autres, il avait passé la nuit à prier dans la chapelle, agenouillé devant l’autel, et à l’aube une vision lui avait dévoilé le destin de Konradin. Il prêcha ensuite, dans la matinée, de façon particulièrement hardie et enflammée. Voici les paroles que l’on rapporte :
     « Ne craignez pas, car nous savons que les fourbes et les impies emporteront ce jeune homme, comme on emmène le mouton à l’abattoir. C’est pour nous une telle certitude que rien, à part notre foi, ne saurait être plus assuré ! »
     Fallait-il un rêve pour que Clément, qui connaissait la vie et les hommes, et en particulier les grands de ce monde, puisse faire une telle prédiction ? Il avait vu lui-même à plusieurs reprises le peu de valeur qu’avaient les promesses, et même les serments solennels. Il avait appris à connaître à fond son « fils catholique », le prince Enrico, suffisamment pour savoir quelle pourrait être la solidité de son engagement envers le jeune Staufen, une fois qu’il aurait, avec l’aide de ce dernier, défait le duc d’Anjou. Il se rappelait parfaitement ses négociations avec les Lancia, après la désastreuse bataille de Bénévent, avant que ceux-ci ne passent dans le camp de Konradin. Il connaissait aussi le cœur des marchands et des mercenaires de Pise, qui n’avait jamais suivi que leur propre intérêt. Tout ce que les yeux et les oreilles dont il disposait partout lui avaient rapporté sur Konradin von Hohenstaufen ne pouvait que renforcer sa conviction : le jour où celui-ci commencerait à partager les fruits de sa victoire, il perdrait tous ses amis. Et au jour de sa défaite, il n’aurait plus personne à ses côtés.
     « Si seulement j’étais un homme ordinaire… »
     L’office fut conclu dans la précipitation, car les guetteurs signalaient que l’armée de Konradin était déjà visible.
     Ici, les rapports des témoins oculaires divergent. Certains prétendent que le pape Clément suivit tous les événements depuis les murailles de Viterbe. D’autres, qu’il resta dans la chapelle, à prier avec ses moines dominicains, et qu’il pria si intensément que les blessures du Crucifié se mirent à saigner. Il y a aussi ceux qui affirment qu’il se réfugia dans ses appartements, tremblant comme une feuille, tandis que Madame tentait en vain de le consoler et de lui redonner courage.
     Ni lui ni les autres n’avaient pourtant de raison de s’inquiéter, car à la manière dont l’armée se déplaçait, on voyait tout de suite qu’elle n’avait aucune intention d’attaquer. Cela ressemblait plutôt à la marche triomphale suivant une victoire. Fier, insouciant comme un enfant, le jeune chef chevauchait en tête de ses troupes. Il ne regarda pas du côté de la place forte lorsqu’il la longea, et pas davantage les nobles de sa suite. En revanche, les chevaliers ordinaires et les simples soldats ne purent s’empêcher de manifester leur arrogance, et de leurs rangs retentirent des rires et des provocations. Que faisait donc le gardien des clés du Royaume, au lieu d’aller boucler devant eux les portes de Rome ? Et où était son protégé, le duc d’Anjou, qui avait juré que l’enfant Staufen ne poserait jamais le pied sur le sol d’Italie ? Où étaient toutes les bulles et les menaces du pape, ses amis fidèles, ses hommes de main ?
     Dans Viterbe, la peur avait fait place à la curiosité. Tous se pressaient maintenant sur les remparts pour contempler le spectacle qu’offrait une armée plus grande et plus fière que tout ce que l’on avait connu jusqu’à présent. Personne ne songeait plus au péril, hormis peut-être quelques vieux guerriers. On trouvait ridicule d’imaginer Konradin assiégeant Viterbe avec sa troupe immense, quand une poignée d’éclaireurs auraient suffi pour cela. D’autres semblaient même avoir oublié qu’il s’agissait d’une armée ennemie et, du haut des murailles, tous ne lançaient pas des imprécations ni n’appelaient la malédiction divine.
     Même le pape ne le fit pas. (Nous préférons croire les témoins selon lesquels il suivit réellement, des remparts, le passage de l’armée de Konradin.) Était-il si sûr de sa vision de la nuit précédente, ou avait-il entrouvert, si peu que ce fût, la porte de son cœur au jeune homme sur lequel le soleil lui-même semblait concentrer sa clarté, faisant comprendre pourquoi les Sarrazins païens le nommaient roi-soleil ?
     Peut-être Clément était-il maintenant envoûté par une nouvelle vision – qui cette fois-ci ne lui dévoilait plus le futur, mais lui remémorait ce dont il avait une fois rêvé : une grande armée de croisés prenant le chemin de la Terre sainte et lui, du haut des murailles, donnant sa bénédiction. À l’avant-garde de cette armée se dressait l’étendard portant l’aigle et la croix, comme jadis du temps des empereurs. Mais en tête des troupes on ne trouvait plus un chef rusé ou ambitieux, mais un jeune prince, noble et innocent, à peine sorti de l’enfance, car il était dit que seules des mains pures auront le droit de porter l’épée bénie par le Dieu des Armées. Et ces hommes ne prenaient pas les armes contre leurs frères chrétiens mais contre les infidèles, pour la défense des faibles et des opprimés, pour le salut du peuple de Dieu, ad majorem Dei gloriam.
     Les mains du pape s’élevaient déjà, comme si son rêve avait pris totalement possession de lui. Puis elles retombèrent, inertes. Ce qu’il voyait était une armée ennemie, la plus grande qu’il ait jamais eu à redouter. Et cette armée marchait contre son protégé, contre le duc d’Anjou. S’ils le laissaient pour l’instant tranquille à Viterbe, c’est qu’ils pouvaient se le permettre, car le duc était sa main droite, et même ses deux mains, et qu’une fois qu’on lui aurait tranché les mains, il serait aussi impuissant que s’il avait été aujourd’hui fait prisonnier et couvert de chaînes.
     La vie reprit son cours à Viterbe, comme si ce qui l’avait un instant interrompue n’avait été qu’un spectacle sans conséquences. Chacun avait même un peu honte de sa curiosité, et plus encore de ses craintes infondées. Clément put retourner à sa correspondance, qui avait crû à tel point qu’il n’arrivait plus à lire toutes les lettres qu’il recevait, et encore moins à leur répondre ou à fournir l’aide qu’on lui y demandait. Il y avait là une lettre des chevaliers de Saint-Jean d’Acre, qui estimaient leur position désespérée après la chute d’Antioche, si le pape ne lançait sans tarder une nouvelle croisade. Il y avait le cri de détresse des chrétiens d’Arménie, dont le sultan Beibar avait entrepris d’envahir les terres, et des appels similaires des autres communautés chrétiennes d’Asie mineure. Il y avait même une lettre des chrétiens de Kiev, qui dénonçaient les exactions des Mongols. Oubliant la conduite honteuse qu’ils avaient eue jadis envers l’évêque de Rome, maintenant que tout allait mal, ils se tournaient vers celui dont ils avaient entendu vanter la puissance. Mais si la distance leur faisait croire le pape plus grand qu’il n’était, cette même distance les rendait minuscules à ses yeux. Quelle importance avaient ces lointains cris de détresse, alors que l’incendie éclatait au cœur de l’Église ? D’aussi loin, personne ne pouvait se douter qu’aujourd’hui l’État du pape se bornait en réalité à ce que son regard pouvait embrasser depuis les murailles de Viterbe, ni qu’un enfant, qu’il avait accablé de toutes les malédictions, osait le narguer jusque-là.
     Il gagna sa chambre et verrouilla la porte derrière lui. Puis le pape Clément, quatrième de ce nom, pleura.


XII

LA COURONNE


     Sept sont les collines entre lesquelles fut édifiée la ville de Rome, et sept les Voies qui y mènent : aurélienne, claudienne, cassienne, flaminienne, salarienne, latine et, pour finir, la plus fameuse d’entre elles : la Voie appienne. C’est par elles que les légionnaires quittaient Rome pour conquérir le monde, par elles aussi que les barbares, conquérants à leur tour, marchèrent sur Rome. Elles portent toujours les noms que leur donna l’âge du paganisme, et leur mémoire perdure depuis lors, conservée par endroits, étiolée ou éteinte à d’autres, comme leurs pavés eux-mêmes. Aux chrétiens, toutefois, ces routes n’ont légué que cette triste question : « Quo vadis ? »
     C’est par la Voie cassienne, l’antique route étrusque qui mène de Toscane à Rome, que l’armée de Konradin von Hohenstaufen s’approchait de la Ville un jour de juillet 1268. Comme une mer assoupie que berce une houle lente, la campagne s’étendait devant les hommes, tandis qu’à l’horizon s’élevaient les murailles et les tours, si délicates et impalpables à cette distance qu’elles semblaient irréelles. C’est là, au pied du Monte Mario, que le jeune chef fit halte pour rassembler son cœur et ses esprits avant le dernier pas décisif, mais aussi pour attendre les envoyés de Rome, qui tardaient à arriver. Certes, Rome ne se situait pas encore à la frontière de son royaume, mais il lui semblait pourtant, comme à tous d’ailleurs, qu’il touchait là au terme de son périple. Il n’avait jamais parlé d’autre chose que de la couronne du royaume de Sicile – personne n’avait parlé d’autre chose, hormis quelques chanteurs emportés par leur éloquence ; cependant, la certitude habitait tous les cœurs que le seul objectif véritablement digne de sa dynastie ne pouvait être que le rêve suprême : la couronne de l’empire romain.
     L’ambassade de Rome approchait lentement, tout d’abord les chefs et les nobles de la ville, puis les cavaliers espagnols du prince Enrico, fameux et redoutés, comme une muraille de fer hérissée d’une étincelante forêt de lances. Seul en tête, revêtu de la cape pourpre, chevauchait le sénateur de Rome en personne, que sa peau brune et sa barbe noire faisaient ressembler au roi des Sarrazins. Sa superbe fondit toutefois rapidement lorsqu’il salua avec affabilité un Konradin bruni par le soleil d’Italie, mais dont la chevelure blonde s’était encore davantage décolorée. C’est pitié qu’aucun artiste ne nous ait laissé une représentation de cette rencontre, ou que, devant la tâche, la plume des chroniqueurs de l’époque semble s’être reconnue impuissante. Seul nous est resté un bref fragment de l’élégant discours de bienvenue prononcé par Enrico en vers italiens sonores (les dons de cet homme étrange paraissent avoir été d’une richesse inépuisable) :
     « Sicile, jardin florissant, voici que ton jardinier t’a repris sous sa garde, lui qui changera tes souffrances en joies et réclamera du pape la couronne impériale… »
     Enfin retentissait au grand jour ce que chacun avait tenu jusqu’alors au fond de son cœur. Les mots avaient été lancés audacieusement dans les airs, comme le faucon chasseur qui vole de ses ailes puissantes à la poursuite de sa proie.
     Puis les autres envoyés s’avancèrent : Galvano Lancia, qui pouvait avec fierté inscrire à son actif le ralliement de Rome ; le prince Konrad d’Antioche, que les liens du sang unissaient au jeune Hohenstaufen – et ces liens étaient plus solides dans cette famille que dans toute autre dynastie royale de l’époque, où les frères se battaient contre leurs frères et les pères contre leurs fils. Les deux princes aux noms prestigieux ne purent retenir leurs larmes lorsqu’ils se saluèrent, bien que ce fût là leur première rencontre. Mais Konrad d’Antioche avait tant souffert de sa fuite et de son emprisonnement, que leur simple évocation le remua profondément. Vinrent ensuite tous les nobles romains : le comte San Eustachio, Pietro Romani, Stefano Alberti Normanni, Giovanni Gaffarelli, Arlotti, Sordi… Nous n’aurions pas le temps de tous les nommer avant d’atteindre les portes de Rome. (Il manquait pourtant Giovanni Frangipani, que l’empereur Frédéric avait comblé de bienfaits. Malgré moi, il me revient ici une phrase des Écritures : « Mais Judas n’était point parmi eux… »)
     Rome a fermé ses portes d’innombrables fois devant les armées venues du nord. Mais ce jour-là, la Ville les ouvrit, et son cœur avec elles, au petit-fils de l’empereur Frédéric. Konradin fit son entrée par la Porta Flaminia, que les générations récentes ont rebaptisée Porta del Popolo. Là, sur l’immense place du marché, que les païens nommaient champ de Mars, les gens de Rome s’étaient rassemblés pour accueillir l’hôte de marque. D’autres avaient pris place sur le flanc du Monte Pincio, qui s’élève à gauche de la place, et d’où ils pouvaient mieux contempler le spectacle. Et même si les chroniqueurs partisans du pape, moqueurs, parlent de l’amour que les Romains ont toujours porté au cirque, depuis l’empereur Néron jusqu’à aujourd’hui, ce n’est pas en une page qu’ils parviendront à effacer la grandeur de cette journée et l’enthousiasme du peuple, ni à faire oublier que les cris de « Vive le roi Konrad ! » laissèrent rapidement la place à ceux de « Vive l’empereur ! » Ces exclamations exaltées jaillissaient du cœur et de la bouche de tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, venus des deux rives du Tibre, des boutiques et des ateliers, des riches demeures patriciennes ou des cabanes de pêcheurs situées loin au-delà des remparts. Les citoyens respectables et les oisifs interlopes criaient de la même façon, les vierges pudiques comme les femmes qui n’apparaissent dans les rues qu’après le coucher du soleil, les vieillards décrépits comme les enfants balbutiant leurs premiers mots. Ces cris couvraient les trompettes retentissantes et le roulement des tambours, ils traversaient le son des cloches de toutes les églises de Rome, tandis que le cortège solennel pénétrait dans la ville et se dirigeait vers le Capitole. Vers quelle autre destination les chefs de Rome auraient-ils pu conduire leur hôte, au-dessus de la tête duquel l’enthousiasme populaire avait, dès le premier jour, placé une invisible couronne impériale ?
     Konradin se trouve maintenant sur la plus célèbre des sept collines de Rome, celle qui est demeurée, au fil des âges, le centre du monde, et l’insuffisance de notre plume nous commande de l’y laisser seul. S’il nous était seulement permis de clore ici la relation de son périple, c’est avec soulagement que nous nous soumettrions et que nous lui ferions dire : « Il fait bon être ici ! Bâtissons-y une demeure, pour toutes les langues et tous les peuples qui se reconnaissent un même Père ! »
     Cette demeure, aujourd’hui encore, n’est toujours pas construite.
     La route du Capitole était bordée non seulement de citoyens romains, mais encore des chevaliers et des soldats allemands et italiens qui, venus avec les navires de Pise, avaient débarqué depuis plusieurs jours à Ostie, sur l’embouchure du Tibre. Il y avait encore, en aussi grand nombre, des réfugiés de Sicile et d’Apulie, qui s’unissaient maintenant aux armées royales tant attendues, pour peu qu’ils fussent seulement capables de porter une arme. Les autres tentaient de s’embarquer, pour regagner leur patrie par la mer.
     On rencontrait déjà aussi de nombreux Maures, dont certains appartenaient à la suite du prince de Castille, tandis que d’autres étaient des guerriers libres venus avec lui de Tunisie et que les derniers, qui se présentaient comme des réfugiés de Sicile, n’étaient pas toujours dignes de confiance. Lorsqu’on leur demandait pourquoi ils ne combattaient pas avec leurs frères à Lucera, ils répondaient de manière imprécise et fuyante, et comme on avait des raisons de craindre qu’il se trouvât parmi eux des espions ou des mercenaires à la solde du duc d’Anjou, on ne leur permettait pas de se présenter devant Konradin. Au mieux, ils pouvaient s’entretenir avec Hassan, son garde du corps, et l’entrevue était en général fort brève.
     Mais parmi eux se trouvaient tout de même quelques authentiques messagers de Lucera, connus de Hassan, et les retrouvailles étaient alors si enflammées que les jeunes chevaliers allemands qui y assistaient avaient grand-peine à réprimer un sourire. Par sa connaissance de la langue, mais également grâce à sa faculté particulière de lire dans les pensées de ses coreligionnaires, Hassan était devenu un homme important, bien qu’il considérât toujours comme sa tâche principale de veiller sur la vie de Konradin. Le prince Enrico lui avait fait cadeau d’un uniforme multicolore superbe, que le jeune Maure portait avec fierté.
     Lucera résistait depuis déjà deux mois au siège du duc d’Anjou. Les histoires les plus fantastiques couraient sur les pouvoirs des Sarrazins, tant dans le combat loyal que dans l’usage de la magie. On racontait par exemple qu’ils étaient capables de se rendre invisibles et qu’ils avaient ainsi réussi à déjouer toutes les tentatives d’assaut des Français en parvenant, malgré une garde serrée, à incendier les tours de siège de ces derniers – et les feux qu’ils allumaient ne pouvaient s’éteindre qu’avec de l’eau bénite, difficile à trouver au moment voulu. On parlait beaucoup d’un magicien puissant nommé Giafar, mais ces histoires faisaient rire aux éclats Hassan, qui ajoutait que si son grand-père avait réellement joui de tels pouvoirs, il ne resterait plus un seul Français vivant dans toute l’Apulée.
     Le duc d’Anjou semblait maintenant avoir abandonné l’espoir de conquérir Lucera par la force, et il venait d’en retirer ses dernières troupes. Dans tout le royaume, ses autres armées étaient, elles aussi, en difficulté. La flamme de la révolte s’était brusquement réveillée à Messine, où le gouverneur mis en place par le duc Charles était Fulco de Puy Richard, que les Français eux-mêmes surnommaient Cœur de Lièvre. De là, le soulèvement avait gagné la Calabre, sur la rive opposée du détroit, où une place forte après l’autre soldait promptement ses comptes avec l’occupant étranger avant de hisser l’étendard à l’aigle.
     « Je suis le vassal de Corradino, de quoi aurais-je crainte ? » Tel était le cri de ralliement qui donnait courage à chacun, et puisque l’on a parlé de magie, c’était là certainement la plus efficace de toutes les formules magiques. Il arriva même que des Français passent dans le camp de Konradin, et pas uniquement des Normands de Sicile, qui étaient restés fidèles aux descendants de la reine Constance, mais aussi des hommes au nombre de ceux que le duc d’Anjou avait amenés avec lui.
     Certains hommes d’Église eux-mêmes prirent les armes. Ainsi, l’archevêque de San Severino plongea dans la bataille à la tête de ses hommes, l’épée à la main, comme jadis le légendaire Turpin brandissant son Almace. Il y a fort à croire que c’était une conséquence de la cupidité du duc d’Anjou, qui avait fait main basse sur les trésors des églises et des monastères. Comme auparavant en Lombardie et en Toscane, les moines mendiants itinérants étaient ici les seuls partisans du pape, et ils ne se lassaient pas de colporter des racontars sur les horreurs perpétrées par les Gibelins. Mais le peuple avait depuis longtemps compris leur duplicité et savait leur répondre comme il convenait.
     Abandonnant le siège de Lucera, le duc Charles s’était retiré jusqu’à Foggia, mais certains prétendaient qu’il n’avait laissé là qu’une petite troupe et avait emmené à sa suite le principal de ses forces vers le nord, pour marcher contre Konradin à la frontière de son royaume. Du dit royaume, il ne contrôlait d’ailleurs guère plus que la frontière, car toute la Calabre était déjà entrée en révolte et, avec la chute de Brindisi, Anjou avait également perdu la Terre d’Otrante. Basilicata, où son questeur Guillaume de la Lande régnait par la terreur, était tombée tout aussi rapidement.
     Seule la ville de Naples était restée loyale au duc d’Anjou. Elle s’était toujours opposée aux Staufen, et sous la domination d’Anjou elle était devenue la véritable capitale du royaume, car le duc hésitait à s’aventurer dans la lointaine Sicile. Mais au voisinage immédiat de Naples régnait le jeune comte Corrado Caserta, ou plus exactement sa grand-mère Siffridina, bien décidée à laver la souillure que son fils avait infligée au nom des Caserta en trahissant le roi Manfred. Lorsque son petit-fils atteignit sa majorité, elle le fit proclamer capitaine de Konradin et mena elle-même, à ses côtés, le soulèvement. Les seigneurs des environs apportèrent volontiers leur soutien à la respectable vieille dame, dont ils admiraient aujourd’hui la virilité tout autant qu’ils avaient, des dizaines d’années plus tôt, vanté sa beauté. La capitale du duc d’Anjou se trouvait donc ainsi cernée par la révolte.
     Entre Rome et Naples, toutefois, s’étendait la Terra di Lavoro, que Charles tenait toujours fermement. Ceci explique sans doute pourquoi tant de réfugiés des parties méridionales du royaume se trouvaient toujours à Rome, alors que l’aigle-étendard flottait déjà sur leur patrie. On comprend également pourquoi Konradin et ses amis de Rome, loin de se livrer aux réjouissances, se soient mis aussitôt au travail avec diligence, tenant conseil et échafaudant des plans de bataille. Il faut rappeler, en effet, que toutes les nouvelles de l’état du royaume n’atteignirent pas Rome en même temps mais une à une, en provenance de sources variées et souvent contradictoires.
     Les seigneurs de Sicile, les frères Galvano et Frederico Lancia en tête, commencèrent alors à insister auprès de Konradin pour qu’il abandonne à Rome son armée de terre et gagne plutôt directement la Sicile avec la flotte de Pise. Le duc Friedrich avait déjà prouvé qu’il était capable de mener l’armée. On sait que Konradin fut tout d’abord favorable à cette idée et que l’annonce en parvint jusqu’à la Sicile, où l’on entreprit aussitôt les préparatifs pour l’accueil du souverain.
     Mais le jeune roi changea subitement d’avis, et la raison nous en échappe jusqu’à aujourd’hui. Personne ne pense sérieusement que la longue traversée ait pu lui faire peur, malgré sa mauvaise expérience passée. On ne peut pas non plus considérer comme un motif plausible la mise en garde de l’astrologue Giafar à propos des voyages par mer. Il y a encore l’idée selon laquelle il aurait soudain perdu confiance dans ses alliés italiens (en particulier les Lancia) et aurait même eu des raisons de soupçonner un complot, mais cette supposition émane de sources que nous avons une raison spéciale de mettre en doute. Il ne nous reste dès lors qu’à laisser la quête d’une explication aux savants chercheurs et fouineurs qui viendront après nous, et à nous replonger dans les événements eux-mêmes.
     Un jour, dit-on, Konradin aperçut un jeune chevalier allemand, qu’il lui sembla reconnaître.
     « C’est le chevalier Schmerzburg, que j’avais oublié depuis si longtemps ! J’avais pourtant promis à son valeureux père adoptif de m’occuper de lui ! Amenez-le moi, je veux lui parler. »
     Lorsque Rupert von Schwalbenhöh se présenta devant son roi, celui-ci souhaita que leur entretien eût lieu seul à seul. Le duc Friedrich et Donoratico se retirèrent ; au contraire, Hassan, fils de Nur, qui aurait refusé de laisser le roi seul, fût-ce avec sa propre mère, ne se laissa pas congédier mais resta à veiller, son poignard prêt à frapper. Toutefois, il n’avait en cette circonstance que des yeux, et pas d’oreilles, car il ne connaissait pas la langue allemande.
     « Tu te demandes naturellement pourquoi je t’ai fait venir, dit Konradin. C’est simplement qu’en te voyant, j’ai pensé au vieux et fidèle chevalier Schmerzburg, dont les sages conseils me seraient à présent si nécessaires, et qui m’a manqué déjà à plusieurs reprises. Combien de fois ai-je regretté de ne l’avoir pas forcé à me suivre, malgré sa maladie.
     – C’est une joie de voir que mon roi se souvient de moi, dit Rupert. Mais pour ce qui est des conseils, je ne saurais jamais remplacer mon père adoptif.
     – Je ne pensais pas à cela, répondit Konradin. Et ne m’appelle pas roi, car je n’ai pas encore été élu roi du peuple allemand. Pour toi je ne suis que duc, rien de plus.
     – Il est cependant ceux qui rendent à Votre Altesse un honneur plus grand que celui dû aux rois, et qui vous appellent empereur.
     – La couronne des empereurs romains – j’en ai déjà entendu parler en Souabe, mais uniquement dans la bouche des comédiens. Et j’en arrive maintenant à ce qui m’est venu à l’esprit en te voyant. Dis-moi ce que tu ressentais, ce jour où je t’ai vu pour la première fois, alors que tu te tenais face au peuple sous les traits du duc Konrad, et que tu recevais les honneurs.
     – Que pouvais-je bien ressentir, alors que j’étais un simple bouffon ? Ce n’était qu’un rôle dans la comédie. Et comment me le rappeler, alors que tant de jours ont passé, et que chacun d’entre eux a apporté tant de nouveautés que je crains souvent de vivre dans un rêve ? Peut-être sentais-je une sorte de fierté, comme tout acteur que le peuple acclame ? Cela montrait simplement que j’avais bien joué mon rôle.
     – Et tu ne t’es jamais senti autre chose que comédien ? Et ton orgueil était seulement un orgueil de comédien ? Réponds-moi honnêtement, chevalier Schmerzburg, car je ne t’interroge pas seulement par vaine curiosité.
     – Je n’oserais jamais imaginer que mon roi… que mon duc puisse m’interroger par vaine curiosité. Mais je disais justement que je ne me le rappelle pas précisément. Peut-être étais-je réellement fier – peut-être aussi, au fond de moi-même, avais-je honte, car je étais pourtant pas un vulgaire amuseur, et même si je l’avais voulu, c’était cependant avec répugnance que je m’étais incorporé à cette troupe. Je devais à tout instant penser à mes parents, à l’injustice qui leur avait été faite, et mon cœur saignait.
     – Mais n’as-tu jamais pensé que tu pourrais être réellement celui dont tu portais le drapeau ? N’as-tu jamais, fût-ce un bref instant, cru que tu étais le duc de Souabe et que c’était toi que le peuple acclamait ? »
     Rupert resta songeur, puis il remua lentement la tête.
     « Non, Votre Altesse. Plus je tente de me remémorer ces instants, moins j’y parviens, et ma honte croît d’autant. Mais la cause en est peut-être que je n’étais pas un vrai comédien. À chaque instant, je savais que la faveur du peuple et les honneurs qu’il me rendait ne m’étaient pas destinés, mais qu’ils allaient au seul vrai duc, qui aurait dû se tenir à ma place.
     – C’est ce que je pensais, répondit tristement Konradin. Je connaissais ta réponse à l’avance, comme si j’avais pu lire dans tes pensées. Maintenant, je ne sais même plus pourquoi j’ai commencé à te demander cela, ni si une autre réponse de ta part m’aurait réjoui davantage. Mais tu souhaites sans doute savoir pourquoi j’ai évoqué cette vieille histoire, qui semble si lointaine et si peu importante ? Pourquoi ici, à Rome, dans la ville des empereurs, je cherche à savoir ce qu’un bouffon a jadis ressenti au cours d’une foire à Weiblingen ?
     – Loin de moi le désir de connaître la raison des questions de mon duc ! Votre Altesse m’interroge, je réponds, c’est l’ordre des choses. Je ne crois pas non plus qu’un simple soldat comme moi puisse jamais comprendre tout cela.
     – Que tu le souhaites ou non, je veux te le dire. Je ne peux m’en ouvrir à personne d’autre, pas même à mes amis les plus proches, car cela pourrait semer le doute dans leurs cœurs. Ton cœur à toi, je le sais, est sûr, car tes pensées n’ont pas prise sur lui. Pas davantage – il pointa le doigt en direction de Hassan – qu’une seule de nos paroles n’a d’effet sur le cœur d’or de ce jeune Noir.
     – Le désir de mon duc est un ordre, répondit Rupert, même si je ne le comprends pas.
     – Quand je t’ai dit que cette vieille histoire de théâtre m’était revenue en mémoire aujourd’hui en te voyant, ce n’était pas exactement la vérité. Je m’en suis souvenu plus tôt, tandis que je me tenais sur le Capitole et que le peuple criait “Vive l’empereur !” Alors je me suis soudain rappelé le jeune homme qui, de même, à Weiblingen, se laissait acclamer comme duc de Souabe. Et s’il n’était pas vraiment duc, je n’étais pas davantage empereur de Rome. Et j’avais moi aussi les larmes aux yeux – non de fierté, mais de honte. Qu’importe que mes aïeux aient porté la couronne impériale : personne ne l’avait posée sur ma tête. Je n’étais donc rien d’autre qu’un comédien qui jouait à l’empereur devant le peuple, avec sur sa tête une couronne en fer-blanc. Et ces cris de jubilation, m’étaient-ils destinés ? Moi aussi, j’avais l’impression que le peuple honorait quelqu’un d’autre, un empereur authentique, ou quelqu’un qu’ils imaginaient dans leur détresse ou par pure ambition, quelqu’un qui leur apporterait bonheur et prospérité. Un autre aurait pu être à ma place, ils auraient crié “Vive l’empereur !” avec le même enthousiasme, pour peu que cet autre soit lui aussi arrivé avec un cortège superbe, des drapeaux et des trompettes. Tu comprends maintenant pourquoi je ne peux pas parler de cela à mes amis. »
     En disant ces mots, il lut dans les yeux bleus et loyaux du jeune chevalier que celui-ci ne le comprenait pas du tout.
     « Je ne peux pas leur parler de cela, poursuivit Konradin, car ils croiront que mon courage chancelle, ou même que j’ai perdu la raison, et que je veux abandonner mon projet en chemin. C’est pourtant tout le contraire – je n’ai jamais ressenti une plus grande envie de me mesurer au duc d’Anjou sur le champ de bataille. Je veux mesurer ma force à la sienne et laisser les épées nous départager. Alors Dieu, qui aime le droit et méprise l’arrogance, saura du haut de son trône céleste faire connaître sa décision, et la décision du tribunal sera juste. Je veux me battre pour mes droits en guerrier, et non pas comme un empereur de comédie que d’autres doivent porter sur leurs épaules. Mais je crois que personne ne comprend cela.
     – Les pensées de Votre Altesse sont trop hautes pour nous, dit Rupert. Elles planent comme l’aigle au-dessus de la basse-cour. Pour moi, je dois avouer que je ne parviens pas à les saisir tout à fait. »
     Sans s’arrêter à cela, Konradin poursuivit, plus pour lui-même que pour ses auditeurs, dont l’un ne comprenait pas ses paroles et l’autre ne saisissait pas ses pensées.
     « Si seulement j’étais le premier, et non le dernier, de ma dynastie ! En vérité, j’aimerais être simple duc de Souabe, ou même seulement châtelain de Weiblingen, et partir à la conquête de la couronne royale, et non d’une couronne impériale. Tout comme toi, jeune chevalier, qui as tout repris depuis le commencement pour reconquérir ton droit et ton honneur. »
     C’est alors que Rupert von Schwalbenhöh prononça des paroles auxquelles il repensa à peine par la suite, tandis qu’elles restèrent gravées dans la mémoire de Konradin
     « Mon duc se souvient que j’avais cette fois-là plaidé ma cause devant votre tribunal, mais qu’alors mon droit avait dû s’effacer devant votre grande entreprise. Aujourd’hui, nous espérons tous que le Juge céleste ne sacrifiera pas votre cause à quelque plan supérieur, si élevé qu’aucun être humain ne pourrait le comprendre.
     – Tu es étrange, lui dit Konradin. Tes yeux sont ceux d’un enfant innocent et ton cœur celui d’un simple chevalier, mais ta bouche prononce des paroles que l’on attendrait plutôt d’un homme sage et âgé. Je croirais presque entendre parler mon vieux chevalier Schmerzburg lui-même. Va, maintenant, et rappelle-toi que je n’ai pas oublié ma promesse : tu porteras mon drapeau dans la première bataille. »
     Lorsque Rupert se retira, il sentit soudain une main sur son épaule et, regardant en arrière, il vit que c’était le jeune Maure, qui l’avait suivi. Effrayé, il recula, car jamais auparavant une main non baptisée ne l’avait touché, mais le jeune homme sourit amicalement et lui dit :
     « Blanc chevalier du Nord obscur, ne méprise pas ma main, car il est écrit dans les étoiles que nous devons devenir des amis, et je sais qu’un même destin nous est réservé : celui de tomber au combat en portant le drapeau de notre roi. »
     Maintenant Rupert se mit à rire, et il dit :
     « Nous pouvons devenir des amis, même si les étoiles devaient mentir. Et le roi m’a permis de porter l’aigle-étendard, cela est vrai. Mais je sais, par hasard, que c’est un tout autre chevalier qui a été désigné pour brandir l’étendard porte-croix. D’ailleurs je ne crois pas que l’on te confierait ce drapeau, au symbole duquel tu ne crois pas, ni même que tu le souhaiterais toi-même.
     – Allah est grand et ses voies sont incompréhensibles, dit Hassan. Et les étoiles ne mentent pas, même s’il arrive que nous les comprenions de travers. J’espère que je ne t’ai pas effrayé : rien n’est plus grand que de mourir dans un combat juste.
     – Une chose, si, répondit Rupert : remporter un combat juste !
     – C’est ce que vous dites, parce que vous ignorez l’enseignement du Prophète. La victoire n’appartient à aucun homme, mais au Tout-Puissant, et nous ne sommes que les instruments de son combat, comme l’épée dans la main du chevalier. Après la bataille, personne ne prétend que l’honneur de la victoire revient à l’épée ! »
     Lorsque le duc Friedrich revint auprès de Konradin, il vit que celui-ci était en train d’écrire à sa mère. Voici ce qu’il lui disait :
     « Mère par-dessus tout chérie ! Je vous écris de Rome, au nom si chargé de grandeur, parfois plus grand, semble-t-il, que la ville elle-même que mes yeux découvrent. J’ai été accueilli ici avec beaucoup d’honneurs, et on a posé sur ma tête une couronne impériale invisible. Je serais ingrat si je déclarais que cela ne me cause aucun plaisir, et je ne serais pas un Hohenstaufen si je n’en ressentais pas de la fierté. Mais la partie la plus difficile de mon périple est encore devant moi, et de ce fait, je ne sais pas quand j’aurai à nouveau l’occasion de vous écrire. En effet, si l’on dit que tous les chemins mènent à Rome, je vois maintenant qu’aucun n’en part, qu’il ne faille employer l’épée pour se le frayer. Je n’écris pas ceci pour que vous vous fassiez du souci à mon sujet, ni pour vous donner à croire que j’ai peur de porter l’épée. Je n’écris que pour vous dire combien je vous aime, bien que mon esprit d’enfant n’ait pas su plus tôt le comprendre et le montrer. Lorsque vous prierez pour moi, demandez surtout au Seigneur qu’il me soit donné une âme ferme et la force de porter mon destin, que l’orgueil et l’outrecuidance n’aient pas prise sur moi, et que ma tête soit digne de porter la couronne qu’Il y a posée, dans Sa bonté. »


XIII

LE CŒUR


     Le lecteur un tant soit peu aux aguets attend déjà depuis quelque temps un personnage que la vraisemblance appelle, afin que le compte y soit. Peut-être a-t-il commencé à s’imaginer que nous l’avons tout bonnement oublié. Disons tout de suite, pour rassurer notre lecteur attentif, que tel n’est pas le cas, et que nous avons souvent pensé à lui, même si nous avons laissé ignorer jusqu’à son existence à la majorité de nos lecteurs.
     On ne peut pourtant pas prétendre que l’occasion de parler de lui ne se soit pas encore présentée, ou tout au moins de le mentionner. Cela aurait été possible dès le premier chapitre de notre récit, lorsque nous survolions le champ de bataille de Bénévent au soir de ce jour fatal. Mais le commencement d’un récit est comme celui de tout voyage, l’envie d’avancer est si pressante que l’on ne parvient pas à penser à tout. D’ailleurs, il n’est pas aussi tard qu’on ne pourrait l’imaginer (mais cela, nous ne souhaitons pas encore en expliquer la raison).
     Quoi qu’il en soit, voici venu le moment de faire avancer un jeune homme répondant au nom de Guillaume de Montépervier, fils unique du chevalier de Montépervier – si nous nous bornons à sa descendance née d’un mariage béni par l’Église. Pour rattraper en partie le temps perdu, faisons-le tout de suite comparaître devant Konradin, sans expliquer comment il est arrivé jusque-là. Mais, comme le jeune comédien qui a longtemps attendu en coulisse le moment d’entrer en scène pour la première fois et qui a fini par oublier le texte qu’il s’était ressassé de si nombreuses fois, le jeune Français ne parvint à prononcer aucune parole lorsqu’il s’agenouilla finalement devant l’ennemi mortel de son père et du suzerain de celui-ci.
     « J’ai peu de temps, dit Konradin. Si tu viens me supplier pour ta vie, je peux tout de suite t’assurer qu’elle t’est donnée. Je ne convoite le sang de personne, pas même celui de mes ennemis, quelle que soit leur faute. Sur le champ de bataille, c’est autre chose – là, mon épée ne fera grâce à personne. Tu peux répéter cela à ton seigneur, lorsque tu le rejoindras. »
     Effrayé, le jeune homme s’écria :
     « Roi juste et miséricordieux ! Faites de moi ce qui vous plaira, mais ne me renvoyez pas auprès du duc d’Anjou. Ce serait me condamner à mort.
     – Tu prétends donc toujours ne pas être venu ici pour nous espionner ?
     – Si c’était le cas, serais-je venu en portant sur la poitrine le blason de ma famille ? Je vous l’ai dit, je suis venu avec un dessein loyal et un cœur pur, pour déposer mes armes et ma vie aux pieds de Votre Altesse, et pour les soumettre à votre commandement. Mon souhait le plus ardent est que vous me permettiez de reprendre cette épée en main et de la mettre à votre service dans le combat.
     – Je comprendrais cela si tu étais un Italien, ou un Sarrazin. Mais qu’est-ce qui pousse le fils d’un chevalier français à fuir le drapeau de son suzerain ?
     – Je n’ai juré fidélité à aucun suzerain, et la vraie raison de ma fuite, c’est que mon père m’a ordonné de le faire. Mais bien avant cela, j’avais déjà résolu de n’utiliser mon épée que pour défendre une cause juste. Quant au fait d’être français, il est exact que mon père est chevalier d’Auvergne, mais ma mère descendait d’une famille noble et respectable de Normandie, et elle est née dans la douce capitale de la Sicile.
            – C’est ce que tu me dis maintenant, répliqua Konradin, mais ta parole n’est même pas celle d’un chevalier, puisque tu reconnais toi-même que tu n’as pas encore été adoubé. Qui pourrait confirmer tes dires et se porter garant pour toi ?
     – Personne, Votre Altesse royale, répondit Guillaume tristement. Ma seule recommandation est une lettre de mon père, et celle-ci est si claire que tout le monde peut la lire. »
     Disant cela, il écarta sa tunique.
     « Pardonnez l’impudence que j’ai de tourner le dos au roi, mais c’est là que cette lettre est écrite. »
     Lorsque Konradin vit le dos du jeune homme, strié de traces noires et bleues, il détourna la tête avec dégoût.
     « Couvre ta honte et ôte ton infortune de ma vue ! s’écria-t-il. En vérité, personne ne pourrait prétendre que tu sois digne de la chevalerie, si tu t’es laissé traiter de la sorte et es encore en vie.
     – Il m’aurait fallu me tuer, ou tuer mon père, et l’un comme l’autre étaient au-dessus de mes forces. C’est lui, en effet, qui m’a infligé ces blessures passagères et cette honte éternelle. Et cela, uniquement parce que mon cœur ne pouvait supporter la barbarie des soldats du duc d’Anjou et que cela m’a fait vomir, sous les yeux de mon père. Il est exact que j’aurais pu m’ôter moi-même la vie, mais pourquoi condamner mon âme à la damnation alors que je puis offrir ma vie pour un souverain et un chef juste et magnanime ?
     – Ce sont de bien grands mots dans la bouche d’un déserteur », dit Konradin, qui malgré ses paroles sévères ne parvenait pas à camoufler son émotion. « Admettons que tu as vu la sauvagerie des hommes du duc d’Anjou et senti la cruauté de ton père, mais qui t’a dit que je suis juste, ou magnanime ? À ma connaissance, on raconte de tout autres histoires sur mon compte dans le camp d’Anjou.
     – Celui qui a vu l’obscurité de la nuit a besoin de croire en la clarté du jour. Et il n’est pas vrai que l’on ne dise que du mal de Votre Altesse dans le camp d’Anjou. J’ai entendu beaucoup de paroles élogieuses, même dans la bouche de personnages aussi haut placés que Robert, le comte de Flandre, qui a déclaré que si le serment de vassalité et les liens du sang ne l’attachaient pas au duc Charles, il serait le premier à mettre son épée à votre service.
     – Le comte de Flandre est un chevalier brave et loyal, dit Konradin. J’en ai déjà entendu parler, et je souhaite me souvenir de lui lorsque le moment viendra. Et comme tout vrai chevalier, il reste fidèle à son seigneur, que celui-ci soit juste ou non. »
     C’est alors que le jeune chevalier allemand qui avait amené Guillaume de Montépervier prit la parole.
     « Que la colère de mon seigneur ne s’abatte pas sur moi si j’ose ouvrir la bouche, mais il me revient en mémoire les mots que prononça mon père adoptif, alors que quelqu’un se plaignait que le duc de Souabe pardonne trop facilement à ses ennemis d’hier, qui avaient combattu aux côtés du faux roi Manfred puis cherché à se réconcilier avec le pape et le duc d’Anjou…
     – Il suffit, chevalier Schmerzburg ! s’écria Konradin. Je ne t’ai pas permis de parler, et tu commences déjà à me prêcher la morale. C’est bon, dis-moi si tu acceptes de te porter garant pour ce déserteur et de répondre de lui ! »
     Le jeune chevalier sembla tout d’abord reculer, effrayé, mais il reprit ensuite de l’assurance et déclara :
     « Si Votre Altesse remet la vie de cet homme entre mes mains, je suis prêt à répondre de lui. Cependant, je ne peux pas prendre à la légère une charge aussi lourde, c’est pourquoi je vous demande la permission de le mettre à l’épreuve comme bon me semblera.
     – J’ai des soucis plus importants, dit Konradin, je ne veux pas m’occuper davantage de cette affaire, quel que soit le résultat de l’épreuve que tu imagineras. Je te laisse le soin de décider ce qu’il adviendra de lui s’il n’en sort pas victorieux.
     – C’est la prière que je souhaitais vous faire, dit Rupert. Et j’ai encore celle-ci : s’il passe l’épreuve, ce que j’espère de tout mon cœur, permettez qu’on lui accorde de combattre sous l’uniforme de vos soldats. »
     Comme ce dernier échange s’était déroulé en allemand, Guillaume de Montépervier n’avait pas pu le comprendre, mais il avait deviné aux regards et aux gesticulations des interlocuteurs que la situation avait évolué en sa faveur. Se levant, il s’avança bravement vers Konradin avant de s’agenouiller à nouveau.
     « Je sais que les villes italiennes, vos vassales, vous ont offert de l’or et d’autres objets précieux comme marques de fidélité. Je n’ai quant à moi rien d’autre à vous apporter que cet or que je porte sur moi. »
     Ce disant, il prit le petit médaillon en forme de cœur qu’il portait au cou et le tendit à Konradin.
     « Le seul or que je possède est cette boucle des blonds cheveux de ma mère défunte. Sa vie, elle aussi, pèse sur la conscience de mon père, le chevalier de Montépervier. »
     Entendant cela, Konradin tressaillit et rendit promptement le médaillon au jeune homme.
     « J’apprécie ta bonne intention, mais je ne peux accepter un présent aussi précieux. Il ne siérait d’ailleurs nullement que tu te défasses de ton talisman.
     – Si l’épée du roi Konradin me protège, je n’ai nul besoin d’autre talisman, déclara le jeune Français.
     – J’en ai, moi, encore moins besoin que toi. Non, ce qui passe d’une mère à son fils, aucun roi n’a le droit de se l’approprier. Quant à ton cœur, tu sais toi-même ce qu’il en est, et s’il se trouve être d’un or aussi pur, je serai heureux de le recevoir. »
     Et pour cacher son émotion, il le congédia d’un geste impatient.
     Quand ils se retrouvèrent dehors, Guillaume voulut manifester sa reconnaissance à Rupert, mais celui-ci repoussa brusquement sa main.
     « Ne crois pas que cela fasse déjà de nous des amis ; chez nous autres Allemands, les choses ne vont pas si vite. Prends plutôt ton épée et tiens-toi prêt à t’en servir et à prouver que tu es fils de chevalier. Et si tu préfères fuir, fais-le, car tu n’es pas prisonnier.
     – Tu sais très bien que je n’ai nulle part où fuir, répondit Guillaume. Mais je n’ai pas non plus envie de tirer l’épée contre qui que ce soit. »
     Rupert ne répondit pas à cela, ni aucun de ses compagnons, et ils avancèrent en silence jusqu’à ce qu’ils atteignissent les remparts. Alors Rupert fit signe aux autres de reculer et il tira son épée.
     « Je ne sais pas si tu as compris, tout à l’heure, que le roi Konrad a remis ta vie entre mes mains. Maintenant, en tout cas, tu le sais. Afin que tu ne sois pas pris par surprise, je t’accorde un moment pour prier, et s’il est quelqu’un à qui tu souhaites envoyer un ultime salut, je suis prêt à le transmettre. »
     Avec amertume, Guillaume s’écria :
     « À qui transmettrais-je un salut, moi qui n’ai ni parents, ni amis, ni patrie ? Le seul à qui je veux envoyer un message, c’est le roi Konrad, pour lui dire que c’est contre ma volonté que j’ai tué un de ses chevaliers.
     – Ah ! Ta fierté commence enfin à se réveiller sous le masque de l’agneau innocent ! s’exclama Rupert. Montre donc si ton épée est aussi acérée que ta langue ! »
     Et il étendit le bras pour donner un puissant coup d’épée, mais le jeune Français le détourna prestement, sans se déplacer d’un pas. Impétueux et oublieux de toute prudence, Rupert poursuivit l’assaut, mais il apparut rapidement que s’il était plus fort et ardent au combat, Guillaume maniait l’épée avec plus de talent et déviait les coups de l’Allemand comme en se jouant. Pour commencer, il se contenta de se défendre, mais l’élan combatif sembla s’emparer de lui aussi et il commença à diriger ses coups non seulement vers l’épée de son adversaire, mais vers celui-ci même. Le visage des compagnons de Rupert devint soucieux et ils saisirent à leur tour leur épée, pour se porter au secours de leur ami. Mais l’épée du Français, fendant l’air si rapidement que l’œil pouvait à peine la suivre, entailla la tunique de Rupert. L’instant d’après, il avait planté son épée en terre aux pieds de ce dernier et, reculant de deux pas, il dénudait sa poitrine.
     « Prends donc ma vie, puisque le roi te l’a donnée ! Je ne veux pas me défendre contre sa parole, si je dois pour cela tuer le plus vaillant de ses chevaliers. »
     Rupert lui aussi s’arrêta, haletant, et essuya la sueur qui l’aveuglait presque. Puis il tâta sa poitrine et regarda, sans paraître comprendre, sa main tachée de sang.
     « Si tu l’avais voulu, je serais mort à l’heure qu’il est, et ce serait mérité. Arrêtez, vous autres : l’homme qui se tient devant vous est mon ami, et non mon ennemi ! Et quel chevalier attaquerait un homme désarmé ? Assez, maintenant, de ces jeux d’enfants ! »
     L’ardeur combative de Guillaume avait complètent disparu, et il s’enquit avec inquiétude :
     « J’espère que je ne t’ai pas sérieusement blessé ?
     – Pas davantage que je ne t’ai blessé moi-même. Je sais à présent, et j’ai des témoins qui pourront le confirmer à tous, que ce n’est pas par lâcheté ou par intérêt que tu as fui l’étendard du duc d’Anjou. Reprends ton épée et emploie-la avec la même vaillance en combattant au service de notre seigneur commun. Et si tu veux encore me tendre la main, je serai heureux de la prendre. »
     C’est ainsi que Guillaume de Montépervier devint soldat de Konradin.
     C’est la nuit, Konradin dort. Il peut dormir tranquillement, car même s’il n’avait pas d’autres gardes, Hassan, fils de Nur, veille sur le sommeil du dernier des Hohenstaufen, comme son père, naguère, a veillé au pied du lit de l’empereur Frédéric, puis de celui du roi Manfred. Personne ne pourra jamais prétendre que la loyauté de ces hommes envers leur seigneur ait été moindre que celle d’un seul vassal chrétien.
     Konradin dort, et pour un bref moment ses jeunes épaules sont débarrassées du fardeau d’homme dont elles ont été si tôt chargées. Sur son visage, la tension de la journée et le masque de sérieux qui l’enserrait ont disparu, nous retrouvons le visage tendre et souriant du garçon dont l’esprit, en rêve, marche à la frontière de l’enfance et de l’âge adulte.
     Cette nuit, Konradin est en Sicile. Il a pénétré secrètement dans son royaume, vêtu comme un pauvre mendiant, afin que personne ne le reconnaisse prématurément. En ce moment il est dans la forêt, et celle-ci, étrangement, ressemble à s’y méprendre aux forêts de Souabe. Même ici c’est l’hiver, et le givre scintille sur les branches des arbres. Trois oiseaux à la gorge rouge sont posés sur une branche et devisent. Konradin remarque alors qu’il comprend la langue des oiseaux. Cela lui permet d’apprendre des secrets qu’aucun homme ne connaît et qui lui seront de la plus grande utilité lorsqu’un jour il siégera sur son trône et rendra la justice.
     Mais Konradin est fatigué par la longue route, il est affamé aussi. Une suave odeur de pain chaud conduit ses pas vers une petite maison isolée, presque au sortir de la forêt. Il regarde par la fenêtre et voit une femme occupée à sortir des pains du four. Mais lorsque la femme se retourne, il constate à son grand étonnement que c’est l’épouse infortunée de son oncle Ludwig, victime jadis de la colère brutale de son époux. Il voudrait fuir, mais ses jambes sont trop lourdes, déjà la femme l’a vu et, souriante, elle l’invite par gestes à s’approcher.
     « Ne crains rien, mon pauvre garçon, je ne suis pas celle que tu imagines ! Tu peux voir que je ne suis pas morte. Je ne suis que la sœur jumelle de la duchesse, enlevée au berceau par un aigle et conduite ici. Entre, je vois bien que tu as faim. »
     Puis elle tend à Konradin un pain délicieusement odorant, sur lequel figure un cœur. Elle devient tout à coup soucieuse et demande, les larmes aux yeux :
     « As-tu entendu que Konradin est déjà là ? Mon fils est à Palerme dans les plus profondes oubliettes de la prison, et Konradin est le seul qui puisse lui venir en aide. Je t’en supplie, va promptement là-bas et parle au roi, dès qu’il arrivera ! »
            Puis le rêve devient confus et plonge dans le puits sans fond du sommeil réparateur. Konradin von Hohenstaufen dort pour la dernière nuit à Rome, et sur son visage flotte le sourire de l’enfant qui écoute un conte de fées.
     Devant sa porte, le jeune Maure dort roulé en boule comme un chien, ses bras et ses jambes tressaillent comme ceux d’un chien qui rêve. Rêve-t-il, lui aussi ? De quoi peut rêver un garçon maure, lorsqu’en même temps il demeure sur le qui-vive et se réveille sur le champ au moindre bruit, fût-ce le plus étouffé ? Le narrateur, qui a quitté un instant la route des faits véridiques pour le frais sentier des suppositions, osera-t-il poursuivre dans cette voie ?
     Hassan est retourné dans la Palerme de son enfance, dans la ville grouillante et bariolée, et il lui est venu l’idée fantasque de jouer un tour pendable en se faisant passer pour Konradin. On le conduit dans une superbe chaise à porteurs jusqu’à la salle royale et on le fait asseoir sur le trône. Puis on amène devant lui un jeune homme en guenilles, qui ose prétendre qu’il est le vrai roi. Quelqu’un déclare alors : « Je sais que personne n’est capable d’imiter l’aboiement du chien aussi bien que Konradin. Celui d’entre les deux qui aboiera le mieux, c’est lui le roi ! »
     Hassan se jette joyeusement à quatre pattes au pied du trône et aboie. Il se rappelle que dans son enfance, personne n’était plus habile que lui dans cet art.
     Mais tous se mettent à rire bruyamment et s’exclament : « C’est Hassan, le fils de Nur ! » Tout cela n’était qu’une ruse, il a donné dans le panneau sans se douter de rien, et tous l’ont reconnu à son aboiement.
     Alors le jeune étranger jette le manteau misérable qui lui couvrait les épaules et la capuche dont il était coiffé, et c’est le véritable Konradin qui se tient là devant tous et déclare :
     « Ne vous fâchez pas contre Hassan, il a agi dans une bonne intention. Grâce à lui, j’ai pu éviter mes ennemis sans encombre. Puisqu’il a montré ses talents de chien de garde, qu’il soit à partir d’aujourd’hui mon premier garde du corps. »
     Les soldats qui montent la garde à la porte du palais ont entendu Hassan aboyer dans son sommeil, et ils se regardent entre eux en souriant :
     « Maintenant, je comprends pourquoi on les traite de chiens d’infidèles… »
     « Où as-tu été pendant tout ce temps, que je ne t’aie pas vu une seule fois ? demanda Rupert à son ami Benvenuto. Viens me raconter tout ce qui t’est arrivé, autour d’une cruche de vin ! »
            Benvenuto secoua la tête.
     « Une autre fois, mon cher ami, une autre fois. Aujourd’hui je n’ai pas le temps, je suis déjà en retard. 
     – Je te comprends, dit Rupert, Rome est grande, et les femmes sont ici aussi jolies qu’aimables. Mais songe que la journée de demain exigera de chacun de nous ses forces entières. »
     Benvenuto prit son ami par le bras et le rapprocha de lui.
     « Tu as raison et tort à la fois. Raison de penser que ce sont des affaires de cœur qui m’ont occupé ; mais cette fois-ci il ne s’agit ni de femmes faciles ni d’aventures d’une nuit. Aussi incroyable que cela soit, j’ai trouvé ici, dans cette ville où je m’y attendais le moins, une fille qui ne ressemble à aucune autre. Tu estimes peut-être qu’une jeune fille, qui pis est d’extraction modeste – son père est un simple teinturier – ne peut pas être pour un chevalier la dame de ses pensées. Cela est peut-être vrai en Allemagne, mais une dame noble, que je ne peux adorer que de loin, ne représente rien pour moi. Il me faut un être de chair et de sang, avec qui je puisse passer mes jours et mes nuits, non pas dans le péché mais mariés chrétiennement.
     – Benvenuto ! dit Rupert en riant, tu m’étonneras toujours. Voici maintenant que tu t’es mis en tête de t’établir et de devenir un respectable père de famille. Envisages-tu aussi d’embrasser l’état de teinturier, ou as-tu quelque autre profession en tête ?
     – Ne te moque pas de moi, répondit Benvenuto. Je ne suis plus un enfant, je sais quel serment j’ai fait et ce qui m’attend. Je reprendrai la route demain avec l’armée de Corradino, c’est ce soir notre dernière rencontre. Mais je suis jeune, elle est jeune, et cette guerre ne durera pas longtemps. Ce qui adviendra alors, personne ne peut le dire, mais il y a une chose que je connais : le nom de celle avec qui je vivrai.
     – Sois prudent, mon cher ami ! dit Rupert. Il est dangereux d’avoir rendez-vous avec des jeunes filles vertueuses, tu l’as dit toi-même. Si son père ou ses frères la suivent, tu pourrais bien embrasser la terre au lieu des lèvres de ta bien-aimée. Et qui portera l’étendard à ta place ?
     – Ne crains rien pour cela, j’ai la bénédiction de son père et de ses frères. Il ne s’est rien passé entre nous qui puisse porter atteinte à l’honneur de qui que ce soit et, j’en donne ma parole toute neuve de chevalier, rien de tel n’arrivera. Tenir sa main m’est une joie plus grande que ce qu’aucune femme n’avait su me procurer jusqu’à aujourd’hui.
     – Je vois que tu es sérieusement atteint, et qu’il n’y a qu’un seul médecin capable de te venir en aide, dit Rupert. D’ailleurs, si ses mains ont une influence aussi merveilleuse, je n’ai aucune raison de m’inquiéter pour toi. Reçois ma bénédiction fraternelle et ne tarde pas plus longtemps, car une maladie aussi grave doit se traiter sans délai. »
     Sur ces paroles, Rupert fit demi-tour tandis que Benvenuto, pressant le pas, disparaissait bientôt dans la pénombre vespérale.
     Toutefois, Rupert ne resta pas longtemps seul, car il rencontra presque aussitôt un chevalier de Sicile avec lequel il avait déjà échangé quelques paroles auparavant, et qui le dévisageait toujours avec une insistance insolite.
     « Faut-il que les belles de Rome soient aveugles, pour te laisser ainsi marcher seul ! Ou peut-être as-tu très sottement prêté serment à une bien-aimée restée au pays ? À ma connaissance, les chevaliers allemands ne diffèrent pourtant guère des autres sur ce point, et ils ne prennent guère au sérieux les promesses faites aux femmes. Mon vieil ami le chevalier Ulrico, qui m’a confié, un jour qu’une cruche de vin nous tenait compagnie, qu’il avait à la maison femme et enfant, ne menait pas vraiment une existence monastique – pas davantage que les moines eux-mêmes, d’ailleurs. »
     Rupert, qui avait déjà décidé comment se débarrasser de l’importun, s’arrêta net, écoutant de toutes ses oreilles.
     « Ton ami, ce chevalier allemand – saurais-tu me répéter son nom ?
     – Il s’appelait Ulrico, je te l’ai dit. L’autre, son nom allemand, je ne m’en souviendrais plus, même si on me menaçait de mort. Je n’ai d’ailleurs jamais bien su le prononcer… Je me demande bien pourquoi vous avez des noms si compliqués.
     – Est-ce que cela pouvait être Hürnheim ? Drachenberg ? Schwalbenhöh ? » demanda Rupert d’une voix tremblante.
     – Je n’ose rien affirmer, mais je ne crois pas que ce soit un de ceux-là. Pourquoi me le demandes-tu ? Tu es encore trop jeune, tu n’as certainement pas pu le connaître.
     – J’ai de lointains parents pami les chevaliers qui partirent en Sicile avec le roi Konrad. Je n’ai jamais réussi à savoir ce qu’il était advenu d’eux.
     – En vérité, dit le Sicilien, la première fois que je t’ai vu, ton visage m’a paru familier. J’ai de bons yeux, et j’ai passé tant de temps avec Ulrico que je me rappelle chaque trait de son visage. Il se peut bien qu’il ait été un de tes lointains parents, comme tu dis. Mais son nom ne te servirait pas à grand-chose, car il me semble qu’il en avait changé après s’être mis au service du roi Manfred. C’est ce qu’avaient fait beaucoup de chevaliers allemands, en passant de notre côté.
     – Ton ami était au service du roi Manfred ! Et sais-tu ce qu’il est devenu ? Est-il venu à Rome lui aussi, pour finir ?
     – Si j’avais le bonheur de rencontrer ici mon ami Ulrico, ce seraient des retrouvailles joyeuses pour nous deux, car nous étions de véritables amis. Mais je crains que cela ne soit impossible. Rares sont ceux qui ont réchappé du massacre de Bénévent, et aucun d’entre eux n’était un guerrier aussi valeureux qu’Ulrico. Si une maladie grave ne m’avait empêché de prendre part au combat, je ne serais sans doute pas ici, moi non plus, aujourd’hui.
     – Ton ami Ulrico, il était donc à la bataille de Bénévent ? Et après cela il a disparu ?
     – On n’a pas compté les victimes, et encore moins énuméré leurs noms. C’est pourquoi j’ai peur que mon ami, ton parent, ne soit plus – depuis longtemps – au nombre des vivants. Mais si je le pleure aujourd’hui, ce destin fut pour lui bienvenu, car je l’ai entendu dire à plusieurs reprises que son unique souhait était de mourir au combat. Il était souvent mélancolique, surtout quand il avait bu. C’est étonnant comme le vin vous rend tristes, vous autres Allemands, alors qu’il ne fait que nous rendre plus joyeux. Il proférait alors des paroles étranges, que je ne comprenais pas toujours. Ce que j’en devinais, c’est qu’il se languissait de sa femme et de son fils, surtout de l’enfant. « Je ne me fais pas de souci pour ma femme, disait-il, car il vaut mieux pour elle que je sois mort, puisqu’elle pourra alors vivre avec l’homme qu’elle a toujours aimé. Mais je voudrais revoir mon fils au moins une fois avant de mourir. » Je dois avouer que je me suis souvent demandé pourquoi il ne retournait pas tout simplement chez lui, puisqu’il en avait si fort le désir. Mais vous semblez, vous autres, faits tout différemment de nous. Je ne sais pas pourquoi, mais vous agissez toujours contre volonté, que ce soit en bien ou en mal. »
     Le chevalier sicilien avait manifestement dû, en raison de la chaleur ambiante, étancher sa soif à maintes reprises, car il était très bavard et son amitié envahissante. Tout en parlant, il passa le bras sur les épaules de Rupert et poursuivit :
     « Maintenant que je te vois de près, il me vient cette idée étrange, que tu es peut-être bien son fils. Votre ressemblance est si grande, surtout quand je me le remémore dans son jeune âge. C’est pour cela que j’ai cherché plusieurs fois à engager la conversation avec toi. Mais tu es le mieux placé pour répondre, car tu dois tout de même savoir qui sont tes parents. »
     Lorsque Rupert répondit, il lui sembla entendre la voix d’un étranger.
     « Je ne suis certes pas le fils de ton ami, car mon père est mort au combat en vassal fidèle du roi Konrad. Il est possible que ce soit l’un de mes lointains cousins, car notre famille est connue pour la ressemblance de ses membres, même entre les branches les plus éloignées.
     – Le chevalier Ulrico était un homme valeureux, et personne n’a le droit d’avoir honte de lui. Qu’il ait abandonné son maréchal allemand et soit passé du côté de Manfred, qui pourrait le lui reprocher ? Manfred n’était-il pas le fils de l’empereur Frédéric ? Il est mort aujourd’hui, et nous sommes tous prêts à combattre pour Corradino. Toi et moi, nous nous battons désormais sous le même drapeau, tout comme mon ami Ulrico et moi le faisions jadis. Si tu retournes un jour dans ta patrie et que tu rencontres son fils, dis-lui qu’il peut être fier de son père.
     – Je le lui dirai, promit Rupert. Mais que devrai-je dire à sa femme ?
     – Oh ! les femmes, dit le Sicilien en riant. Les femmes, tu peux leur dire ce que tu veux, elles croient toujours ce que tu veux qu’elles croient.
     – Je te remercie pour toutes tes paroles, dit Rupert. Mais excuse-moi maintenant, je suis pressé, j’ai encore une affaire à régler avant notre départ demain.
     – Tu n’oublieras pas mes salutations au fils d’Ulrico ?
     – Je n’oublierai aucun des mots que tu m’as dits », promit Rupert
     Or Rupert von Schwalbenhöh ne trouva pas le sommeil cette nuit-là, et la cause n’en était pas l’égratignure que lui avait faite l’épée de Guillaume de Montépervier, mais la blessure douloureuse qui se cachait, bien plus profond, sous la première.


XIV

L’ÉPÉE


     Sept routes mènent à Rome, nous l’avons déjà rappelé. Il en est toutefois deux autres que nous n’avons pas mentionnées, peut-être parce qu’elles ne portent pas de nom aussi prestigieux – bien qu’elles soient aussi anciennes, et même bien davantage, puisque l’une d’entre elles est le Tibre, le fleuve dont les flots gris, bien avant que les autres routes ne soient foulées du pas des hommes, se hâtaient déjà vers l’eau bleue de la mer Tyrrhénienne.
     Les barques affairées descendaient et remontaient le cours du fleuve, tandis que les navires de la flotte de Pise attendaient sur la côte. Mais ce n’était pas par cette route que Konradin avait décidé de gagner son royaume, comme nous l’avons déjà indiqué. Il n’avait pas choisi non plus l’une des voies historiques, ni l’Appienne, celle des triomphes des légions romaines, ni la Latine par laquelle pèlerins et croisés entamaient leur chemin. En effet, son principal souci n’était plus de gagner au plus vite les frontières de son royaume, mais de rencontrer enfin ses ennemis sur le champ de bataille. Pour cette raison, Konradin opta finalement pour le franchissement des Abruzzes, à l’abri desquelles le duc d’Anjou avait établi son campement.
     Le matin du dix-huitième jour d’août, Konradin quitta Rome par la porte Saint-Laurent et la route qui menait à Tivoli. Son armée était plus nombreuse et plus puissante que jamais auparavant. Aux huit mille chevaliers avec leurs montures s’ajoutaient quantité de fantassins, d’écuyers et de conducteurs de charrettes. En tête chevauchaient ceux des chevaliers allemands qui l’avaient suivi jusqu’ici et qu’accompagnaient, depuis la Toscane, une abondance de mercenaires endurcis dans les batailles. Puis venaient les milliers de Gibelins de Lombardie et de Toscane, les guerriers de Sicile et d’Apulie assoiffés de combat, et pour finir le bataillon le plus puissant et le plus redouté : la cavalerie espagnole du prince Enrico. Le sénateur conduisait lui-même ses hommes, ayant laissé le gouvernement de Rome entre les mains de son vicaire Guido di Montefeltro.
     Fermant la marche, le peuple de Rome escortait les troupes, hommes, femmes et enfants, en habits de fête et chantant allègrement, comme s’il s’était agi d’un cortège festif et non du départ de l’armée pour la guerre. Chacun avait abandonné ses habits de tous les jours, fermé sa boutique ou son atelier, comme lors des grandes fêtes religieuses. De nouveau, toutes les cloches des églises sonnaient, et la dernière à retentir aux oreilles de ceux qui quittaient la ville fut celle du clocher de Saint-Laurent hors les murs. Les cris de « Vive l’empereur ! » fusaient cette fois encore, et des femmes portant des nourrissons couraient le long du chemin et hissaient leur fils ou leur fille en l’air, pour leur faire voir l’homme qui devait un jour porter la couronne de fer.
     Une fois franchies les collines, la route approchait maintenant de Tivoli. L’ardent soleil d’août avait rapidement mis toute cette piétaille en nage et rendait les chevaux nerveux, mais personne ne voulait faire demi-tour. Lorsque la troupe s’arrêta le soir pour camper, ses accompagnateurs allumèrent eux aussi des feux ; les plus prévoyants avaient apporté de quoi manger et boire et partageaient de bon cœur avec leurs voisins. Il y eut cette nuit-là davantage de chants, de jeux et de danses que de sommeil réparateur.
     Le lendemain encore, sur la route qui suivait la vallée du Teverone, les Romains refusèrent de quitter leur cher Corradino et ses guerriers. Ce ne fut que vers le soir, alors qu’on atteignait Arsole et que le chemin commençait brusquement à grimper dans les montagnes, que vint le moment de la séparation inévitable avec les derniers vivats, les plaisanteries et les bénédictions, mais aussi avec les larmes, car plus d’une femme de Rome prenait ici congé qui d’un mari, qui d’un frère, tandis que nombre de chevaliers étrangers avaient réussi à conquérir un cœur, voire plusieurs.
     Alors vint le jour où, pour la première fois, Konradin franchit la frontière de son royaume. D’aucuns disent qu’il descendit de cheval pour poser le pied sur le sol qui lui appartenait ; selon d’autres au contraire, il y fit à peine attention, car rien ne signalait la frontière sur cet étroit sentier de montagne, qui portait depuis les temps anciens le nom de Via Valeria. Aux côtés de Konradin chevauchait maintenant son cousin Konrad d’Antioche, à qui son ancien royaume valait ce nom prestigieux (il ne possédait pas davantage la moindre parcelle d’Antioche que Konradin de Jérusalem). Colle di Carsoli avait depuis quelque temps déjà hissé le drapeau à l’effigie de l’aigle, comme nombre d’autres forteresses que les Gibelins tenaient dans les montagnes, où ils avaient toujours tenu tête aux envahisseurs étrangers. De l’autre côté des montagnes, les populations soulevées avaient déjà fait tomber Sulmona, et à partir de là toute la Capitanata était sous leur contrôle.
     C’est alors que les éclaireurs annoncèrent que le duc d’Anjou avait levé le camp avec ses troupes et qu’il rôdait sur le chemin de Colle di Carsoli. Dans sa jeune ardeur, Konradin aurait voulu se mesurer aussitôt à lui, mais les guerriers plus âgés et plus expérimentés l’en dissuadèrent, surtout le prince Enrico, dont les chevaliers aux lourdes armures ne combattaient pas volontiers en terrain accidenté. Les Gibelins du cru le guidèrent vers la route voisine, dans la vallée de Mura, qui passait par Pietrasecca, Uppa et Castelvecchio et grimpait vers la plus haute crête. Puis, à Torano, il descendit la vallée du Salto, contournant ainsi avec succès l’armée du duc d’Anjou.
     Konradin établit son campement dans la plaine située sous le village d’Alba, non loin de Tagliacozzo (ici apparaît pour la première fois ce nom, que nous n’oublierons plus jamais). Coulant sur le bord ouest de la plaine, la rivière Salto protégeait ses arrières, tandis que par devant, à découvert, l’ennemi ne pouvait le prendre par surprise.
     Cependant, le duc d’Anjou était lui aussi averti du mouvement de l’armée adverse. Dès qu’il apprit que Konradin avait choisi un autre chemin, il se hâta de redisposer ses troupes pour contrecarrer sa progression. Il devina avec justesse que Konradin suivrait la vallée étroite qui menait au lac Fucino, et il chercha tout d’abord à bloquer cette route. Il savait aussi qu’avec deux fois moins d’hommes que son adversaire, il pouvait lui barrer le chemin mais pas lui porter un coup décisif, et il avait arrêté ses plans en conséquence. Il n’avait aucune intention de lancer toutes ses forces contre Konradin et il les divisa au contraire en plusieurs parties, éloignant même une troupe soigneusement choisie pour l’épargner en cas de désastre.
     Lorsque les troupes d’Anjou apparurent, avant le soir, sur la plaine d’Alba, Konradin était toujours au campement, car après la route difficile dans les montagnes ses hommes avaient grand besoin de repos, et cela d’autant plus que chaque jour était maintenant plus chaud que le précédent. Mais lorsque l’ennemi surgit de façon inattendue, l’armée de Konradin se prépara promptement au combat. Voyant cela, les troupes d’Anjou reculèrent aussitôt, car elles aussi étaient épuisées par une marche longue et rapide. Elles établirent leur campement à flanc de colline, à l’ouest d’Alba, et de là elles pouvaient voir en permanence ce qui se passait dans les rangs adverses.
     Konradin avait maintenant remis le commandement de son armée entre les mains expérimentées de Kroff von Flüglingen. Quelque désireux qu’il pût être de combattre lui-même en première ligne, il comprenait que sa vie était trop précieuse pour la risquer dès la première bataille. En guerrier prudent, le vieux maréchal n’attaqua pas ce soir-là, mais préféra attendre l’assaut de l’ennemi.
     Le matin suivant, le 23 août, les trompes retentirent avant même le lever du soleil. Le vicaire général Bonifazio célébra en personne un bref office, auquel assistèrent Konradin, ses chefs militaires et ses plus proches conseillers. Les soldats prirent rapidement du pain et remplirent les tonneaux de vin vides avec l’eau fraîche du Salto. « Mangez et buvez, leur dit Kroff von Flüglingen, car ce sera la journée la plus chaude, et nous n’aurons pas le temps de nous restaurer avant que l’ennemi ne soit taillé en pièces. »
     Puis l’armée se mit en place pour le combat, chaque groupe se disposant selon ce qui avait été arrêté la veille au soir. En première ligne, la cavalerie espagnole du prince Enrico formait une pointe aigüe qui devait transpercer du premier coup les rangs ennemis. Avec leur lourde armure de fer qui les recouvrait de la tête aux pieds, les Espagnols ressemblaient à des forteresses à cheval, que le tranchant des épées ou la pointe des lances ne pourraient jamais entamer. D’ordinaire les chevaliers portaient, à cette époque encore, des cottes de mailles plus légères, qui ne leur offraient pas la même protection mais leur laissaient plus de liberté de mouvement et leur permettaient de mieux manier l’épée dans le combat rapproché. C’est pourquoi la mission principale du prince Enrico était de briser la ligne de défense ennemie avant que celui-ci ne puisse se mettre en place, puis de laisser aux autres le soin de donner le coup de grâce.
     Les chevaliers allemands se tenaient sur un des flancs du prince Enrico, et avant tout ceux qui avaient déjà servi en Toscane ou en Lombardie et qui s’étaient déjà, un jour ou l’autre, mesurés aux Français du duc d’Anjou. L’autre aile était constituée par la troupe de Rome, qui aurait été déshonorée de rester en arrière de son sénateur, bien que le commandant-en-chef ait eu au départ d’autres plans, car personne ne savait comment les Romains se comporteraient sur le champ de bataille.
     Le maréchal avait assigné en deuxième ligne les armées de Toscane, de Lombardie et de Sicile. C’était un groupe très disparate, mais le plus important en nombre, et ceux au moins qui avaient fui le royaume étaient remplis d’une colère ardente contre Anjou. Le drapeau rouge et or de Sicile, celui des valeureux Normands du roi Ruggiero, flottait bel et bien au centre de cette ligne, juste dans le dos des Espagnols. La majorité des chevaliers allemands étaient à l’arrière, formant une enceinte de fer autour de Konradin et de son état-major, et leur commandement avait été confié au jeune duc d’Autriche, qui devait donc rester à l’écart des premiers combats.
     Maintenant que chacun était à son poste, le signal du combat retentit presque en même temps dans chaque camp et les deux armées, poussant des cris de guerre destinés autant à se donner du courage qu’à intimider leurs adversaires, se précipitèrent à la rencontre l’une de l’autre. Comme deux mains de fer aux doigts largement écartés, elles se rapprochaient sur le sol plat de la vallée pour s’empoigner dans une étreinte mortelle. Le soleil venait peine de se lever, mais la chaleur se faisait déjà sentir. Au fond de la vallée calcinée ne poussaient que quelques chardons, que les sabots des chevaux eurent vite réduits en poussière. Un nuage gris-jaunâtre masqua bientôt les premiers rangs des cavaliers aux yeux de ceux qui les suivaient, tandis que le reflet du soleil sur les heaumes et les pointes des lances répandait comme des étincelles, de sorte que l’on aurait dit que la terre avait soudain pris feu. Le fracas guerrier, le martèlement des sabots et le cliquetis des armes, multipliés par l’écho que renvoyaient les collines, étaient comme un incessant grondement de tonnerre, et l’on pouvait vraiment croire que c’était le feu du ciel qui avait allumé cet incendie.
     Le duc d’Anjou avait placé en première ligne ses fameux chevaliers provençaux, certes armés de façon plus traditionnelle et plus légère que les cavaliers du prince Enrico, mais redoutables dans le combat rapproché. Ils étaient appuyés de part et d’autre par les Guelfes d’Italie, que commandait Giacomo Gantelmi. En deuxième ligne chevauchaient les mercenaires français du duc Charles, les vainqueurs de Bénévent, au milieu desquels on reconnaissait l’étendard du duc lui-même. Guillaume Estendard était du nombre lui aussi, avec son unité restreinte mais puissante.
     Les deux armées étaient maintenant si proches l’une de l’autre qu’on pouvait à chaque instant s’attendre à voir rompre les premières lances. C’est alors que l’armée de Konradin s’arrêta brusquement, comme si le sol s’était ouvert devant elle, et l’élan de ceux qui venaient par derrière causa du désordre dans les premiers rangs, faisant chuter plusieurs chevaux et cavaliers sans qu’une seule pique ennemie ne les ait touchés. Malgré la journée entière qu’ils avaient passée à l’extrémité de la plaine, ils n’avaient pas pris la peine de l’examiner attentivement et ignoraient que le fond de la vallée était traversé par un sillon étroit, mais aux bords profonds et abrupts, au fond duquel coulait un affluent du Salto, le ruisseau della Squagliata. Bien qu’il n’y eût en cette saison sèche qu’un maigre filet d’eau, qu’hommes et chevaux auraient pu sauter, les parois étaient si raides que le franchissement sous les yeux de l’ennemi en devenait périlleux. Le seul pont était déjà tenu par les hommes plus prévoyants du duc d’Anjou. L’élan de l’armée de Konradin ainsi brisé, les chevaliers provençaux se ruèrent et enfoncèrent ses lignes comme un coin avant que les Allemands ne réussissent à faire un rempart de leurs boucliers. Il aurait fallu pour cela des hommes à pied, mais ceux-ci étaient cantonnés en deuxième ligne, car le plan de Kroff avait été d’attaquer et non de se défendre.
     Le maréchal, qui se trouvait lui-même à proximité du point où avait été portée l’attaque mortelle, donna l’ordre de rassembler toutes les forces pour prendre le pont. C’était ce que l’ennemi avait prévu, et les Français se précipitaient d’autant plus vite pour le franchir et venir seconder leur avant-garde, au point que la frêle construction tremblait sous leurs pas et menaçait de s’écrouler. C’est à que se produisit le premier combat âpre, que les premiers coups furent échangés, que le sang commença à couler et que les sabots des lourds chevaux de guerre piétinèrent les premiers corps.
     Les efforts des Allemands pour enlever le pont avec l’aide des Romains, qui s’étaient portés en renfort, échouèrent. Les assauts étaient repoussés l’un après l’autre, et pour finir il leur fallut tout de même interrompre leurs tentatives et former une ligne de défense, pour empêcher au moins la progression des Français.
     Mais pourquoi le prince Enrico ne leur venait-il pas en aide ? L’attention de tous était si entièrement portée vers le pont que personne, dans un camp ou dans l’autre, ne remarqua à quel moment les Espagnols, s’éloignant sur la droite du champ de bataille, avaient trouvé un gué qui leur avait permis de franchir le ruisseau. On ne s’en aperçut que lorsqu’ils prirent les Français à revers et menacèrent de les couper de leur arrière-garde. Il ne restait à Gantelmi rien d’autre à faire que de battre en retraite avec ses hommes et d’abandonner le pont si intelligemment gagné. Cette retraite fut aidée et accélérée par les Allemands et leurs lances, maintenant qu’ils pouvaient reprendre l’assaut, et plus d’un chevalier provençal ne repassa pas la rivière. Cependant, sur l’autre rive, les cavaliers espagnols concentraient leurs forces sur les Français et leur assénaient des coups incessants, comme un lourd marteau. Seule une retraite précipitée put leur éviter l’encerclement.
     La plus grande partie des troupes de Konradin n’avait jusqu’à présent pas encore pris part au combat. Konradin lui-même, qui suivait la bataille de loin avec ses amis Friedrich et Donoratico, dit :
     « Voici donc ma première bataille : je pourrais presque me croire à Sienne en train de suivre les combats pour rire de l’Elmora.
     – Votre Altesse, répondit le vieux Donoratico, le milieu de la matinée n’est pas encore passé et le duc d’Anjou lui-même ne s’est pas encore montré. Ce que j’ai entendu dire de lui m’indique qu’il est rusé comme un renard et impitoyable comme un loup. La bataille, je le crains, est encore loin d’être gagnée.
     – Si mes yeux ne m’abusent pas, voici justement le duc Charles qui s’approche, à la tête de troupes fraîches, ajouta le duc Friedrich. J’espère seulement que le prince Enrico est sur ses gardes et qu’il ne se laissera pas surprendre par derrière.
     – Nous n’avons aucune raison de craindre pour le prince Enrico, qui semble à lui tout seul glaner aujourd’hui les victoires l’une après l’autre ! » dit Friedrich von Hürnheim d’un ton morose, car il ne se consolait pas du rôle inactif et sans gloire, à l’arrière-garde, qui avait été assigné à ses chevaliers.
     Mais le prince Enrico faisait déjà sonner le signal d’un nouveau rassemblement et ses cavaliers, que le combat homme à homme avait éparpillés sur le champ de bataille, s’en revinrent immédiatement et se regroupèrent autour de leur chef.
     « L’heure est venue : ce sera lui ou moi ! s’écria le prince de Castille. Mort à l’homme qui a voulu me prendre la vie et en faire une monnaie d’échange. Si Dieu est vraiment avec moi, je veux remplir cette mission de ma main, et qu’un seul de nous deux reparte d’ici vivant. »
     Les premiers groupes de Français et les Italiens de Gantelmi, maintenant totalement écrasés, ne luttaient plus que pour leur survie. Leur extermination fut laissée au soin des Allemands et des Romains, que Kroff von Flüglingen vint seulement contenir pour les empêcher, dans leur élan à la poursuite des fuyards, de trop s’éloigner de leurs drapeaux. Qu’importait-il que l’un ou l’autre des ennemis s’enfuie ? Il n’irait de toute façon pas loin, car les habitants d’Alba et des villages voisins rôdaient déjà sur les chemins, pour prendre leur part des combats (et du butin).
     On changea selon les besoins les chevaux tués ou blessés, les lances brisées ou perdues, et l’« escadron de la mort » du prince Enrico se retrouva en ordre de combat et plein d’énergie, comme au matin avant la bataille. Pareil à une flèche d’acier étincelante qui attendrait d’être lancée par un arc bandé avec une énergie gigantesque, l’escadron attendait le signal de l’assaut.
     La cavalerie légère mais redoutable d’Estendard menait l’attaque française. Ce n’était toutefois pas vers elle que tendait le dessein d’Enrico, mais sur le chef suprême posté dans les arrières, sur la poitrine, le bouclier et le tapis de selle duquel on apercevait les lis français. De ce fait, il laissa les premières lignes françaises s’approcher si près qu’on pouvait sentir l’élan de leur assaut comme l’haleine brûlante d’une bête sauvage qui charge. Il savait que l’ennemi ne se mesurerait pas aux rangs de ses cavaliers regroupés, mais tenterait de les contourner pour les attaquer par le flanc, plus vulnérable. C’est seulement lorsqu’Estendard fut sur la même ligne que les premiers rangs de ses cavaliers, qu’il fit signe au sonneur.
     Les dernières notes de la charge se perdirent dans le hurlement guerrier des Espagnols, qui retentit comme si l’enfer lui-même s’était entr’ouvert dans la plaine du Salto. Laissant aux chevaliers allemands de Kroff von Flüglingen le soin de prendre Estendard à revers, Enrico porta son attaque directement au cœur de l’armée principale des Français, se taillant un chemin parmi les rangs ennemis aussi brutalement que la hache d’un géant dans une jeune forêt. Aucun cavalier ne déviait ni ne se laissait distancer par ses compagnons, chacun savait, sans tourner la tête, qui se trouvait à ses côtés, car ce n’était pas la première fois qu’ainsi ordonnés ils semaient la mort et la désolation chez l’ennemi. C’est ainsi qu’ils avaient été victorieux, conduits par leur chef, sous le soleil ardent de Tunisie, et c’est pourquoi ils n’étaient pas plus gênés par le soleil d’Italie qui rendait brûlantes leurs armures. C’était une devise habituelle chez eux, qu’il valait mieux sentir, vivant, la chaleur de l’enfer, que mort la fraîcheur du paradis.
     Estendard était déjà engagé dans le combat contre les Allemands, tandis que les unités guelfes italiennes de Giovanni Di Crari entraient en collision avec les Romains, à l’aide de qui les Siciliens s’étaient maintenant portés. La troupe du premier, regroupée, tentait maintenant d’appliquer la tactique des cavaliers d’Enrico et d’enfoncer un coin dans les lignes ennemies, mais sa force n’était pas suffisante pour parvenir jusqu’au drapeau à l’emblème de l’aigle, qu’Estendard avait fixé comme objectif. Comme un clou qui rencontre dans le bois une veine dure comme la pierre et dévie de son tracé, l’assaut d’Estendard se détourna de son but et aboutit entre les Allemands et les Italiens. Mais en chef avisé, le maréchal du duc d’Anjou évita de s’enfoncer trop profondément dans les lignes ennemies, d’autant plus que celles-ci avaient maintenant atteint le ruisseau aux berges abruptes. Les Italiens de Di Crari, leur colère excitée par la rencontre avec des compatriotes, s’étaient quant à eux jetés dans le combat corps à corps, où les épées avaient pris la relève des lances et où, dans la confusion générale, on ne savait plus distinguer entre ami et ennemi.
     Le soleil était déjà situé au-dessus d’Alba, mais du sein du nuage de poussière qui s’élevait au-dessus du champ de bataille, il ressemblait à un disque ardent et rougeoyant. Pour cette raison, Konradin avait du mal à suivre précisément ce qui se passait. Seul le déplacement des drapeaux pouvait décrire, dans les grandes lignes, le sort des troupes. Il en voyait toutefois assez pour savoir que les étendards à l’aigle et à la croix se dressaient inébranlablement au milieu du terrain, au même emplacement depuis le matin, et ce fait remplissait son âme d’une joyeuse confiance.
     « Quelqu’un voit-il le duc d’Anjou ? demanda-t-il.
     – Je ne vois ni le duc ni son étendard, dit Friedrich d’Autriche. De deux choses l’une : il est tombé, ou il a préféré la fuite honteuse à une mort honteuse.
     – Enfin, c’est son tour d’être pourchassé comme une bête sauvage dans les montagnes ! s’écria Konrad d’Antioche. Mais je ne pense pas que les montagnes des Abruzzes lui ouvrent un sein accueillant. En vérité, son sort est en cela bien pire que le mien et celui de mes amis. »
     Seul Friedrich von Hürnheim était désappointé.
     « Lorsque nous sommes venus en Italie, notre dessein était de rendre leur éclat à nos épées rouillées. Pour la chasse au renard, les montagnes de Souabe convenaient aussi bien que celles-ci.
     – J’ai peur que cette bataille ne nous donne pas la victoire définitive, dit prudemment le vieux Donoratico. Je ne pense pas que les armées d’Anjou se limitent à ce que nous avons vu jusqu’ici. Croyez-moi, chevaliers au cœur ardent, le vieux Kroff sait certainement ce qu’il fait lorsqu’il garde en réserve ses meilleurs chevaliers. »
     Sur le champ de bataille, le prince Enrico posait la même question : « Quelqu’un voit-il le duc d’Anjou ? » Il l’avait perdu des yeux dans l’ardeur du combat, et maintenant son adversaire principal s’était évanoui, comme si la terre l’avait avalé. Sa troupe avait déjà transpercé l’armée principale des Français en long et en large, et coupé sa retraite par la vallée de Fucino. Mais personne ne voyait plus le drapeau orné de fleurs de lis du chef suprême français.
     Pas à pas, les armées d’Anjou étaient maintenant forcées de reculer vers le nord et, comme elles paraissaient avoir perdu leur chef, leurs lignes furent bientôt dans la plus grande confusion. Cernées sur trois côtés, il ne leur restait plus qu’une direction pour fuir, que les uns empruntèrent bien, tandis que les autres essayaient aveuglément de franchir les lignes ennemies, sans même savoir où ils aboutiraient s’ils y parvenaient. Mais tous combattaient avec l’énergie du désespoir et ne songèrent pas une fois à se rendre, tant les effrayait le destin qui attendait, disait-on, les prisonniers des Gibelins.
     C’est alors qu’un cri de joie se propagea à travers le champ de bataille comme le feu dans les herbes sèches :
     « Le duc Charles est mort ! »
     Quelqu’un avait vu de ses yeux le chef français tomber, mais personne ne savait qui lui avait porté le coup mortel. Personne n’avait non plus le temps de chercher son cadavre, mais la monture du prince Enrico lui-même enjamba le cadavre de son cheval, dont le tapis de selle orné de lis d’or gisait dans la poussière, souillé de sang et de boue.
     « Le duc Charles est mort ! » Le cri de victoire se propagea depuis les combattants jusqu’aux armées de Toscane et de Lombardie, toujours inactives et en attente, et parvint bientôt jusqu’au camp de Konradin.
     Aucune exhortation de leurs chefs ne put alors tenir en place les hommes, qui avaient attendu impatiemment sous le soleil accablant. L’annonce de la victoire causa considérablement plus de désordre que ne l’aurait fait une charge inopinée de l’ennemi. Les cavaliers jetaient leur lance dans les airs, s’embrassaient et poussaient des couplets moqueurs aux dépens de leurs adversaires. Les hommes à pied dansaient, comme soûls, mesuraient leur force l’un contre l’autre en l’absence d’ennemi, et les écuyers faisaient des culbutes. D’autres pensaient davantage au butin et se précipitèrent en direction du champ de bataille, malgré l’interdiction de leurs chefs, de sorte que l’armée jusqu’ici rangée dans un ordre impeccable ressemblait désormais à une fourmilière surexcitée. Kroff von Flüglingen ordonnait en vain aux hommes enivrés par la victoire de rester à leur place et de ne pas perdre de vue leur drapeau. Dans la cohue générale, ses messagers ne purent même pas franchir le ruisseau della Squagliata, car les Italiens avides de butin les repoussaient sans cesse.
     Estendard et Di Crari mirent à profit cette confusion pour sauver leurs troupes. Comme les hommes du prince Enrico poursuivaient les Français vers le nord, le long de la rivière, le chemin de retraite par la vallée de Fucino s’était libéré. Les Allemands et les Romains ne combattant plus avec la même ardeur, personne ne s’opposa aux Français lorsqu’ils prirent soudain la fuite et disparurent rapidement à l’abri des collines et de la forêt.
     Un homme, toutefois, ne se satisfaisait pas de la rumeur de la mort du duc d’Anjou. C’était le prince Enrico, qui avait pourtant vu son cheval mort. Mais tant qu’il n’aurait pas vu de ses propres yeux le cadavre de son ennemi, il ne serait pas sûr de la victoire. Le duc Charles avait pu, n’importe quand, trouver un nouveau cheval et se dissimuler au milieu de ses hommes. Pour cette raison, Enrico et sa troupe poursuivaient les Français sans relâche, sourds aux appels du maréchal. Qu’était cette bataille à ses yeux, sinon une bataille contre un homme, dont il avait juré la mort par deux serments, l’un fait aux puissances de la lumière et l’autre à celles des ténèbres ?
     Une partie des fuyards avait tenté de franchir la colline d’Alba, où les attendaient déjà les habitants du village, comme un rassemblement d’oiseaux de proie. Les autres avaient continué à fuir le long du cours d’eau della Squagliata, et il aurait été facile de leur couper la route, si seulement un des commandants des lignes arrière s’en était aperçu et avait réussi à se faire obéir de ses hommes. Les lourds cavaliers du prince Enrico ne pouvaient pas devancer les Provençaux, plus légers, et c’est à peine s’ils parvenaient à les poursuivre.
     Kroff von Flüglingen parvint enfin à se frayer un chemin jusqu’à Konradin. Le guerrier chenu salua son roi et lui déclara, les larmes aux yeux :
     « Je remercierai toujours le Seigneur de m’avoir laissé vivre assez longtemps pour voir cette journée, dont les générations chanteront la gloire.
     – Je remercie quant à moi le héros de ce jour, et le père de ma première victoire, répondit Konradin en embrassant le vieux maréchal.
     – Votre Altesse, dit Kroff, ce n’est pas moi qui ai remporté cette victoire, mais l’enthousiasme que votre présence a éveillé dans le cœur de tous les soldats. Cependant, je vous supplie d’être longanime vis-à-vis de ceux qui maintenant, dans l’ivresse du succès, sèment le désordre et enfreignent les ordres de leurs chefs. Nous avons une longue route derrière nous, et cette victoire difficile a coûté la vie à nombre de nos hommes. Qu’il leur soit donc permis de laisser éclater leur joie, de reprendre des forces en mangeant et en buvant, et de souffler un peu avant que nous ne les rappelions sous les drapeaux.
     – Moi aussi, dit le duc Friedrich, je voudrais vous remercier, mon ami qui êtes comme un père pour moi, et mon compagnon de victoire, bien que je n’y aie personnellement aucune part. Mais nous aurons d’autres combats à mener, car même s’il est vrai que le duc d’Anjou est mort, ses hommes rôdent encore en nombre sur la route du roi Konrad vers Palerme. Le pape Clément, lui aussi, siège toujours dans son palais de Viterbe, et avec la meilleure volonté je ne puis pas l’appeler autrement que notre ennemi. Je suis certain qu’il n’abandonnera pas ses complots, même s’il tremble de peur en ce moment. »
     Mais Konradin déclara :
     « Le spectacle des hommes valeureux au combat nous transporte, et la victoire est douce à savourer. Pourtant, quand je pense aux mères allemandes et italiennes qui attendront en vain le retour de leur fils à la maison, combien préférerais-je que cette première bataille soit aussi la dernière, et que nous puissions entrer dans Palerme des palmes à la main, au lieu des lances et des épées. Mais peut-être est-ce ma jeunesse, ou l’ardeur du soleil, qui rendent mon cœur si faible en cette heure.– Votre Altesse devrait elle aussi se restaurer, comme ses hommes, dit le maréchal. Pour dire la vérité, mon cœur chancelle lui aussi, et ma langue se colle à mon palais. De la sorte, aucun d’entre nous n’est plus capable de chanter la louange du Tout-Puissant, dont les mains, nous ne devons pas l’oublier, pèsent victoires et défaites. »


XV

LA CROIX


     Bien des années après la bataille de Tagliacozzo, le nom qu’elle portait alors déjà, il se forma une légende selon laquelle Konradin, le matin du combat, aurait aperçu une croix noire dans le ciel au-dessus du village d’Alba. Il s’en serait effrayé, mais le vicaire général Bonifazio l’aurait rassuré avec les paroles même qui furent dites jadis au premier empereur chrétien : « Sous ce signe, tu vaincras. » S’il en fut ainsi, il est remarquable qu’aucun des présents n’y ait fait par la suite la moindre allusion. On a écrit en revanche sur la croix que le duc d’Anjou vit dans son sommeil, mais nous en parlerons quand le moment sera venu.
     En effet, tous le savent maintenant, le duc Charles n’était pas au nombre des tués, et personne ne risquait donc de trouver son cadavre. Une recherche soigneuse aurait en revanche livré le corps disloqué d’Henri de Constance, le maréchal des mercenaires français, portant les vêtements et l’écusson du duc.
     Quelles pouvaient être les pensées du duc Charles, tandis qu’il envoyait son fidèle mais peu retors second au combat ? Il savait bien que plus d’un en voulait à sa vie, et que ses chances d’en sortir vivant étaient minces. Mais Charles était certain d’agir selon la volonté de Dieu, qui coïncidait toujours avec la sienne, et ses guides spirituels le confortaient dans cette opinion. Selon certains, cette idée venait du chevalier de Valery, qui venait de rentrer de Terre sainte et avait appris là-bas ce stratagème des Sarrazins. Le maréchal de Constance, dans sa vanité, ne ressentait que fierté à remplir une tâche qui l’honorait et qu’il comptait bien, dans ses vieux jours, raconter à ses petits-enfants.
     Le duc lui-même était caché par-delà la forêt, dans le village de Capelle, en compagnie de huit cents chevaliers soigneusement triés. Il attendit là-bas que Konradin eût exterminé ses deux premiers bataillons. C’était un sacrifice prévu dans son plan de bataille, qui pour cette raison ne lui causait aucun souci. Frère Benedictus, le saint homme d’Arezzo, avait vu en songe que Dieu réservait la victoire à Charles. Les armées étaient faites pour être sacrifiées et leur chef pour recevoir les lauriers. Mais si rusé qu’ait été le plan de bataille du duc d’Anjou, ce fut un succès tout à fait inespéré qu’une partie des troupes réussisse à fuir et éloigne du champ de bataille la redoutable cavalerie du prince Enrico.
     Et maintenant, alors que l’armée de Konradin se voyait déjà victorieuse et avait oublié toute prudence, Charles se rua hors de sa cachette avec ses chevaliers. Estendard et Di Crari, rescapés de la première bataille, leur emboîtèrent le pas.
     La surprise fut si totale qu’aucun des bataillons de Konradin ne réussit à se mettre en ordre de combat, alors que l’ennemi était déjà au milieu d’eux. La supériorité numérique ne signifiait plus rien. Beaucoup n’eurent même pas le temps de saisir leur arme, sans parler de monter à cheval, et il eût été plus juste de parler d’abattoir que de champ de bataille.
     Le duc Charles avait ordonné de viser avant tout les porte-étendards, afin de « décapiter la vipère ». Douze chevaliers, dédaigneux de la mort, foncèrent droit sur l’ennemi, mais seuls deux d’entre eux atteignirent leur but. Des deux côtés à la fois ils assaillirent le porteur de l’aigle-étendard, qui avait à peine eu le temps de monter à cheval. Le bruit du combat était encore si éloigné qu’il n’avait toujours pas conscience du danger, lorsque les lances de ses deux ennemis le transpercèrent simultanément. Il tomba avec l’étendard, et le cri de douleur ne sortit pas de sa bouche, mais de celle des chevaliers allemands qui l’entouraient. Le porte-étendard était mort sans comprendre ce qui lui arrivait. Son nom était Rupert von Schwalbenhöh, il était connu sous le nom de Schmerzburg.
     La stupéfaction des guerriers de Konradin était si grande qu’aucun d’eux ne parvint à arrêter les Français lorsqu’ils foulèrent le drapeau tombé à terre. Puis une horde de chevaliers français fit irruption au milieu d’eux, et celui qui réussit à infliger une blessure à l’un ou à l’autre avant de tomber lui-même put s’estimer satisfait.
     Mais où était l’étendard à la croix ? Dans le lointain, à l’avant des soldats en fuite, on le voyait vaciller comme un roseau dans la tempête. Le jeune porte-étendard, éperdu de douleur et de frayeur, n’avait plus qu’une idée en tête : fuir le plus vite possible cette vallée de la mort. Sauver le drapeau ou sauver sa vie – qui avait le loisir de se poser pareille question ? Aussi peu que le héros fonçant aveuglément en avant, aussi peu le fuyard en proie à la panique se comprend-il lui-même. Héros ou poltron, aucun de nous, qui racontons cette histoire à l’ombre paisible des vertes frondaisons, n’a le droit de juger qui que ce soit.
     Pâle comme un mort, le souffle coupé, Konradin se tenait au milieu de ses amis. Lui-même ne paraissait pas comprendre ce qui venait de se passer. Il lui semblait que ses ennemis morts étaient subitement revenus à la vie pour assaillir ses troupes, et que le fer n’avait plus de prise sur ceux qui avaient déjà connu la mort. Il remarqua à peine que l’aigle-étendard était tombé et ne regardait que la fuite de la croix. La honte faisait plus mal que la mort ; il aurait été prêt à se précipiter en personne sur le champ de bataille pour retenir le porte-étendard en fuite.
     Apaisant, le vieux Donoratico lui dit :
     « Aussi longtemps que notre roi est en vie, rien n’est perdu.
     – Que représente ma vie ? Celui qui sauvera mon honneur me sauvera la vie plus de cent fois ! »
     C’est alors que le jeune Sarrazin, qui ne s’était jamais éloigné de son maître, sauta à cheval et traversa le champ de bataille à la vitesse de l’éclair pour couper la route du porte-étendard en fuite. Ce dernier, comme aveuglé, avait maintenant changé de direction et fonçait droit sur ses poursuivants français. Lorsqu’il réalisa son erreur, il s’arrêta brusquement : son cheval se cabra, trébucha et tomba. Le jeune chevalier se releva promptement et il lui resta tout de même assez de fermeté d’esprit pour ressaisir son drapeau. Mais tandis qu’il se tenait ainsi debout et regardait autour de lui, sans paraître comprendre où il se trouvait ni ce qui venait d’arriver, une lance bien dirigée siffla dans les airs et transperça le jeune homme en pénétrant par l’interstice non protégé entre son cou et sa poitrine. Au moment où il s’affaissait, il lança le drapeau dans les airs, et ceux qui virent cela eurent l’impression que la croix-étendard, mue par sa propre force, s’était dressée et avait disparu dans les airs.
     C’est ainsi que Benvenuto Tordini mourut en faisant face à ses ennemis, tandis qu’il tentait de les fuir.
     Mais avant que le drapeau ne soit de nouveau à terre, le jeune Sarrazin réussit à s’en saisir. Les hurlements de colère et les lances des Français sifflaient à ses oreilles tandis qu’il dirigeait son cheval vers le champ de bataille, à la rencontre de l’armée en fuite désordonnée. Tenant l’étendard d’une main, il faisait de l’autre des moulinets avec son épée, prêt à abattre quiconque se trouverait sur son chemin, ami ou ennemi.
     « Allah est grand ! » s’écria-t-il, mais sa voix disparaissait sous les hurlements des mourants et de ceux qui leur donnaient la mort, et personne ne se souciait de l’incongruité d’un tel cri dans la bouche du porteur de l’étendard du Christ.
     La vue du drapeau rendit courage à beaucoup, qui tentèrent de faire demi-tour, mais se heurtèrent alors à leurs frères d’armes en retraite. Ceux-ci, dans la panique et la confusion, donnaient des coups d’épée à tort et à travers sans se demander sur qui ils frappaient. Chevaliers allemands et mercenaires, fiers Romains, Gibelins de Toscane, tous fuyaient en désordre et sans discipline, maintenant qu’ils avaient perdu leurs chefs. Seuls les Siciliens résistaient encore valeureusement, préférant la mort sur le champ de bataille au déshonneur de la fuite. Comme il fut dit plus tard, ceux-là auraient été dignes des chevaliers de Charlemagne.
     Le jeune Sarrazin fonçait toujours en avant et ne remarqua pas qu’il était désormais entouré d’ennemis de tous côtés. Mais aucun Français n’osait se dresser face à lui, car – comme ils le dirent après coup pour s’excuser – il leur semblait n’avoir pas affaire à un homme mais à quelque esprit de l’enfer, jailli des profondeurs de l’abîme.
     « Honte à vous, chevaliers français ! criait maintenant le chevalier de Montépervier. Êtes-vous donc superstitieux, pour avoir peur en plein jour d’un petit garçon maure ? » Chevauchant lui-même à la rencontre du porte-étendard, il le chargea par le côté. On pouvait maintenant voir pourquoi celui-ci avançait toujours tout droit : jaillissant d’une blessure à la tête, le sang lui coulait dans les yeux et l’aveuglait. Montépervier se tint à sa hauteur, et l’épée du Sarrazin tournoyant au hasard alla donner contre le casque du Français et s’échappa de sa main. Le chevalier frappa alors et décapita le garçon d’un seul coup d’épée.
     Ainsi mourut Hassan, fils de Nur, portant un drapeau auquel il ne croyait pas lui-même, mais que ses pères avaient juré de servir fidèlement.
     Mais les chevaliers chrétiens de France, dont le Saint Père avait en personne béni les armes, se saisirent du drapeau tombé, l’insultèrent et le déchirèrent en lambeaux.
     Celles des troupes de Konradin qui, tout à l’arrière, assuraient sa protection, étaient encore intactes. Le jeune souverain voulait maintenant plonger lui-même dans la bataille, à leur tête. Mais sa vie était si précieuse que ses amis et ses conseillers ne voulaient pas entendre parler de cela.
     « Ce serait exactement ce qu’attend le duc d’Anjou, dit Donoratico. Il serait prêt à sacrifier son armée entière pour que le dernier Hohenstaufen tombe entre ses mains.
     – Me faut-il donc rester ici immobile et regarder mes fidèles soldats se faire abattre comme du bétail ?
     – Aucun soldat ne meurt en vain, tant qu’est vivant le roi pour qui il offre sa vie. »
     Mais les chevaliers allemands eux-mêmes, Friedrich von Hürnheim le premier, brûlaient de prendre part au combat. Friedrich d’Autriche s’était proposé à plusieurs reprises pour prendre leur tête. Les hommes plus âgés, comme Donoratico ou Galvano Lancia, s’y étaient opposés, car ils voyaient le désordre qui régnait sur le champ de bataille qui imposait de se frayer un chemin parmi ses propres troupes en déroute avant de parvenir jusqu’aux ennemis. De plus, personne ne pouvait assurer que le duc Charles n’avait pas quelque autre ruse en réserve, pour prendre au piège toute l’armée avec ses chefs. Tous les contacts avec Kroff von Flüglingen et les autres commandants présents sur le champ de bataille étaient rompus, et il n’y avait pas moyen de savoir qui d’entre eux était encore en vie. Personne non plus ne savait le sort du prince Enrico, qui dans l’ivresse de la victoire avait disparu derrière les collines, à la poursuite des Français.
     Il était de toute façon trop tard maintenant, car la débandade était devenue générale. Comme une vague géante ayant rompu une digue, les armées en reflux submergèrent le campement de Konradin, emportant tout sur leur passage. Ses amis durent presque employer la force pour emmener Konradin avec eux et lui éviter d’être piétiné par ses hommes en fuite. S’il n’y avait plus aucun espoir de résistance, ils tentèrent au moins de sauver de l’assaut des Français le petit nombre de soldats qui avaient réussi à conserver et la vie, et leurs armes. Il fallait malheureusement compter comme perdue la majeure partie de l’armée, car ceux qui n’étaient pas morts et qui n’avaient pas été faits prisonniers (ceux-là n’étaient guère nombreux) s’enfuyaient maintenant aux quatre points cardinaux.
     Le long de la vallée du Salto, sur le chemin-même par lequel ils étaient arrivés, ils s’en retournaient maintenant, à peine huit cents chevaliers et non plus huit mille. Il est difficile de dire combien d’entre eux auraient survécu si les Français avaient sérieusement tenté de les prendre.
     Mais le duc d’Anjou renonça à la poursuite, car il connaissait mieux que personne sa propre faiblesse. De son côté aussi les survivants étaient peu nombreux, ses soldats étaient morts de fatigue ; malgré cela, il leur interdit sous peine de mort de descendre de cheval, et plus encore de se mettre à dépouiller les cadavres. Il gardait sans cesse à l’esprit que son ennemi mortel, le prince Enrico, se trouvait encore quelque part dans les parages, et il ne voulait pas tomber dans un piège semblable à celui qu’il avait tendu à ses ennemis. Il était certes contrarié que Konradin eût réussi à fuir, mais la capture du prince de Castille lui importait encore davantage car, comme il le disait lui-même, la main gauche de ce dernier était plus redoutable que sept garçonnets souabes.
     L’armée d’Anjou avait à peine pu reprendre son souffle et étancher sa soif lorsque apparurent, sur les collines d’Alba, les premiers cavaliers espagnols.
     Le prince Enrico avait fini par renoncer à sa poursuite sans espoir et il revenait maintenant vers le champ de bataille pour fêter la victoire avec ses compagnons d’armes. Lorsqu’il se rendit compte de son erreur il était trop tard pour reculer, et il est permis de se demander s’il l’aurait seulement souhaité. Le destin le mettait enfin face à face avec le duc Charles en personne.
     Mais en cet instant même il n’agit pas au hasard et, au lieu de charger aussitôt sur les chevaliers d’Anjou, il porta son premier assaut vers le champ de bataille, où ne se trouvaient plus que des fantassins et des écuyers. Comme le blé tendre sous la faux, ceux-ci tombèrent sous les coups d’épée des Espagnols, et Enrico eut assez de sang froid pour attendre que ses hommes épuisés et assoiffés aient étanché leur soif aux réserves laissées là par Anjou. Puis il les dirigea vers le bas de la colline, droit sur l’ennemi qui les attendait.
     Alors commença le troisième – et le plus âpre – combat de la journée. Les cavaliers du prince Enrico étaient moins nombreux, mais ils faisaient corps, et leur troupe compacte pénétra les rangs ennemis comme le tranchant d’une hache. Leurs lourdes armures ne faisaient pas plus cas des coups des Français que s’il se fût agi des morsures d’un jeune chiot. Ce n’est que lorsque ces derniers trouvèrent le stratagème de tirer les Espagnols à bas de leur cheval qu’ils prirent le dessus, car leurs armures raides faisaient des cavaliers des fantassins maladroits et impuissants.
     Si le prince Enrico avait cherché le duc Charles lors de la bataille précédente, c’était maintenant ce dernier qui pressait ses hommes de capturer le prince de Castille. Lui-même se tenait à l’écart du combat, car bien que son rêve lui eût promis la victoire, il convenait d’être éveillé pour l’accueillir. Mais aussi longtemps que les Espagnols se tenaient groupés, aucun Français ne pouvait se frayer un chemin jusqu’à leur chef.
     C’est alors qu’Erard de Valery vint avec une nouvelle ruse et, en compagnie de trente chevaliers, fit mine de prendre la fuite, incitant ainsi une partie des Espagnols à s’éloigner des autres. Au même moment, l’âpreté de l’affrontement disloqua le groupe de ceux qui restaient ; la lutte se changea alors en combat homme à homme, ce que les Français souhaitaient depuis le début.
     Un des Français les plus valeureux était, maintenant encore, le chevalier de Montépervier, le chevalier insensé, comme les chants l’appelèrent plus tard. Il avait réussi à tuer de nombreux ennemis lorsque, pour finir, un violent coup porté sur son casque par un Espagnol fit glisser celui-ci devant ses yeux. Aveuglé, il continua à gesticuler, de sorte que personne n’osait s’approcher de lui pour lui venir en aide. De la sorte, il fut bientôt rendu à l’écart des combats, quand soudain son cheval glissa sur la pente imbibée de sang et tomba. Lorsque le chevalier se fut remis sur pied en se maudissant, il sentit des mains saisir son casque et l’ôter de sa tête en le tirant brutalement. Un peu calmé, il se laissa faire tranquillement, pensant avoir affaire à un ami, d’autant plus que celui-ci lui parlait en français.
     « Je ne veux pas que tu meures comme un chien, bien que ce soit le destin que tu mérites. Mais il vaut mieux que tu voies quelle main tient l’épée qui te mesurera ta juste récompense. »
     La surprise était si grande que Montépervier en laissa tomber sa propre épée. Mais il laissa aussitôt éclater sa colère, plus terrible que jamais auparavant.
     « Guillaume, poltron et traître ! Maudit soit le jour où je t’ai engendré. Ce n’est que justice, si je tranche de ma main ta misérable vie !
     – Approche donc et frappe – mais tu ne me frapperas plus jamais dans le dos ! Tue-moi, comme tu as tué ma mère, et que ta main se dessèche, comme a fait ton cœur depuis longtemps ! »
     Jurant effroyablement, le chevalier de Montépervier leva son épée et se rua sur son fils, mais celui-ci était plus rapide et plus souple, et il parvenait à éviter les coups violents. De son côté, il ne se hâtait pas de donner l’assaut, mais laissait à dessein le vieux chevalier s’épuiser davantage et se tenait à l’affût du meilleur moment, comme il avait attendu et guetté tout ce temps, se séparant volontairement, dans ce but, de la troupe avec laquelle il combattait.
     Brusquement il frappa un coup rapide et atteignit l’avant-bras de son père, qui lâcha alors son épée. Soufflant lourdement, les yeux injectés de sang, le chevalier de Montépervier se tenait debout, pareil à un taureau farouche, et attendait le coup de grâce.
     « Frappe, si tu l’oses, et que la malédiction éternelle punisse la main qui se lève contre son père !
     – Je ne frappe pas un homme désarmé, dit Guillaume. Prends ton épée et meurs en homme, qu’en cela au moins je ne déshonore pas ton nom. »
     Usant de ses dernières forces, le vieux chevalier saisit son épée, reprit le combat de la main gauche et réussit à toucher son fils à l’épaule. Mais comme si ce coup lui avait demandé toute son énergie, il laissa de nouveau tomber l’épée, et tous deux se baissèrent en même temps pour la ramasser. Puis, avant qu’il ne se soit complètement redressé, il reçut le coup fatal. Râlant, il tomba à la renverse et ne vit pas son fils s’agenouiller en jetant son épée.
     « Seigneur, c’était ta volonté ! s’écria Guillaume de Montépervier. Je n’ai été que ton simple instrument, fais maintenant de moi ce que tu veux. Plus jamais je ne veux porter l’épée par laquelle j’ai pris la vie de celui qui me l’avait donnée. »
     Telles furent les dernières paroles qu’il prononça avec toute sa raison, car lorsqu’il se releva ses yeux étaient vides, comme s’il ne comprenait rien de ce qui se passait autour de lui.
     Tard le soir, il fut trouvé par des soldats français qui ramassaient du butin sur le champ de bataille, et comme il parlait français (mais ses pensées étaient si dérangées que personne ne comprenait ce qu’il voulait dire), ceux-ci l’emmenèrent avec eux. Un des chevaliers le reconnut comme de fils de Montépervier.
     « Quoi d’étonnant à ce qu’il ait perdu la raison après une journée pareille, au cours de laquelle il a de surcroît perdu son père. Je me souviens qu’il avait un cœur débile, et que son père l’avait châtié plus d’une fois pour cela. »
     Guillaume de Montépervier se mit alors à rire violemment, et ce rire était si affreux que les soldats se signèrent et n’osèrent plus retourner sur le champ de bataille.
     C’était maintenant le soir et la bataille était terminée.
     Lorsque le duc d’Anjou apprit que l’on avait capturé le cheval du prince Enrico, sans son maître, il fit sonner la fin des combats. Bien qu’il ne fût pas assez naïf pour espérer que son adversaire était lui aussi au nombre des tués, il était maintenant trop tard pour poursuivre les derniers cavaliers espagnols. Il fut même effrayé, en voyant quelle faible portion de son armée était restée debout. Mais il avait vaincu. Il ordonna alors à ses hommes de s’agenouiller pour remercier Dieu de la victoire. Puis il fit venir un secrétaire, pour envoyer un message au pape.
     « Venez, Saint Père, venez festoyer avec votre fils après la chasse fructueuse. Rendons grâce au Tout-Puissant, dont la volonté a été faite aujourd’hui sur la terre comme au Ciel… Et réjouis-toi, ma mère, la sainte Église, aux pieds de qui ton fils très humble dépose sa victoire. »
     Puis il fit partir un courrier rapide pour porter ce message. On dit toutefois que le pape Clément ne conçut aucune joie à cette nouvelle, mais dit tristement :
     « J’entends bien la voix de mon fils Jacob, mais ce sont les bras d’Ésaü. »
     On dit encore que les chefs des armées du duc d’Anjou, pour plaire à leur seigneur, lui dirent ce soir-là que la couronne d’empereur romain ornerait bientôt son front, ce à quoi il aurait répondu :
     « Que m’importe Rome, cette vieille prostituée ! Cette couronne n’est qu’un jouet insignifiant pour les enfants idiots. La vraie couronne impériale, depuis mille ans déjà, est à Constantinople, et la conquérir est le vrai but de ma vie. »
     Il ne tenait pas non plus sa victoire pour complète, car non seulement Konradin lui avait échappé, mais le prince de Castille était probablement toujours vivant lui aussi. De plus, son armée était presque anéantie, tandis que la révolte éclatait dans tout le royaume. Il n’avait même plus assez d’hommes pour se lancer à la poursuite de Konradin, et encore moins pour le capturer.
     Des milliers de cadavres jonchaient le champ de bataille et attirèrent rapidement tout le voisinage en quête de butin, en particulier des gens venus de Tagliacozzo (ce fut le principal lien de ce lieu et de son nom avec la bataille). Ceux-ci apportaient au duc un présent de choix sous forme de prisonniers, qu’ils avaient bassement capturés alors que ceux-ci cherchaient refuge chez eux. Mais il était vain d’espérer que le peuple qui, le matin même, faisait des préparatifs pour accueillir solennellement le roi Konrad, serait du même avis le soir. Parmi les prisonniers se trouvaient quelques personnages importants comme Kroff von Flüglingen, Konrad d’Antioche (qui avait combattu avec l’armée de Sicile pendant la troisième bataille), et le grand camérier de Konradin, sans parler d’une multitude de chefs et de chevaliers moins connus, qui n’avaient pas eu le bonheur de tomber sur le champ de bataille. La prison de Tagliacozzo était déjà pleine, ce qui obligea à répartir les prisonniers dans les étables et les granges, d’où plus d’un réussit à s’échapper grâce à la légèreté de la garde. Le duc d’Anjou n’avait pas assez d’hommes pour surveiller toutes les prisons, et tous étaient trop fatigués pour mettre à exécution ce soir une seule condamnation à mort, bien que le duc ait déjà publiquement annoncé qu’il n’entendait pas traiter ses adversaires comme des prisonniers de guerre, mais comme des voleurs.
     Malgré la fatigue, le duc Charles ordonna cependant qu’on lui fît voir tous les prisonniers, car il gardait encore l’espoir que l’un d’entre eux serait peut-être Konradin ou le prince Enrico. Ce n’est que tard après minuit, alors que l’épuisement faisait tituber ses hommes, qu’il se chercha lui-même un lieu pour dormir.
     Cette nuit-là, le duc d’Anjou fit un rêve que nous connaissons par son confesseur, car celui-ci, le tenant pour riche de significations, décida de le coucher par écrit.
     Le duc rêva que, pour finir, Konradin avait tout de même été capturé, et qu’on l’amenait devant lui. Le jeune Hohenstaufen dissimulait son visage sous le capuchon de son manteau, et il refusait farouchement de répondre à ses questions. Le duc Charles se leva alors et tira de sa main la capuche qui lui couvrait la tête. Il vit alors que ce n’était pas Konradin, mais le roi Manfred.
     « Tu me croyais mort, mais comme tu le vois je suis toujours en vie. Et aussi longtemps que tu vivras, je veux vivre moi aussi, car tu m’as refusé une sépulture chrétienne, et je ne puis entrer dans le royaume des morts.
     – Ce n’est pas mon affaire de prononcer sur quelqu’un la malédiction de l’Église ou de l’en libérer, dit le duc en cherchant à se justifier. Seul le Saint Père peut faire cela. Ce que je peux faire, moi, c’est te condamner à mort de nouveau, et veiller cette fois-ci moi-même à ce que tu n’en réchappes pas. »
     Puis il donna l’ordre de conduire le prisonnier à l’échafaud. De sa place, il le vit gravir la colline entre les deux acolytes du bourreau. Mais brusquement ceux-ci s’écartèrent, effrayés, et Manfred se trouva seul au pied de la colline. Furieux, le duc ordonna à ses soldats de rattraper les acolytes, mais ceux-ci, comme enracinés, ne bougeaient ne fût-ce que d’un pas. Quand Manfred se retourna, c’est le Christ que vit le duc Charles.
     « Vous ne comprenez donc pas que c’est un tour de magie des Sarrazins ! hurla le duc à ses hommes. Il ne peut pas me tromper, moi, et j’aurai raison de lui, quel que soit le visage qu’il prend.
     – Oh ! non, Charles, toi aussi, tu es faible, et tout ce que tu fais, c’est avec mon aide. Mais contre moi tu ne peux rien, aussi loin que tu tires ton épée. Cette colline, au pied de laquelle je me trouve maintenant, est aux mains des infidèles, et cela même ne s’est pas produit sans que je ne le veuille. Toi, tu ne peux la voir qu’en rêve, et même ton frère, qui est pieux et juste, n’arrivera jamais jusqu’ici. »
     Charles, écrit son confesseur, aurait alors répondu :
     « Seigneur, que veux-tu que je fasse ?
     – Poursuis la route que tu as prise jusqu’ici. Car rien de bien ni de mal ne se passe sans ma volonté.
     – Alors tu n’as pas non plus le droit de me traduire en jugement pour cela », dit le duc avec révolte.
     Le Christ (ou l’Antéchrist, car il avait revêtu les traits des Hohenstaufen) dit alors :
     « Tu comprends mon jugement aussi peu que les autres hommes. Mais souviens-toi que si tu peux allumer un incendie, il ne sera jamais en ton pouvoir de l’éteindre. »
     Ayant dit cela, il désigna de la main le sommet de la colline, où le duc Charles aperçut une grande croix noire qui prit brusquement feu. La lueur répandue par cet incendie était si violente que le duc s’éveilla.
     Il apprit alors qu’un vieux bâtiment vide, dans lequel on avait gardé des prisonniers, avait pris feu, par accident ou par la faute de quelque insensé. Lorsqu’on lui dit que plusieurs nobles romains se trouvaient parmi les prisonniers, il envoya aussitôt ses hommes avec l’ordre d’écarter la populace de l’incendie, afin que personne n’essaye de l’éteindre ou de sauver les prisonniers.
     « Les traîtres romains ont eux-mêmes allumé cet incendie, ils peuvent y flamber, maintenant », dit-il. Puis il ajouta pour lui-même, et personne sur le coup ne comprit ce qu’il voulait dire : « Ma mission n’est pas d’éteindre les incendies. »
     C’est ainsi que plusieurs centaines d’hommes périrent cette nuit-là par le feu, sans que personne ne pût ensuite les reconnaître. Mais les gens qui assistaient à ce spectacle effroyable affirmèrent plus tard qu’au plus fort de l’incendie, le brasier avait pris la forme d’une croix enflammée.


XVI

LE GANT


     Bien que l’étendard dont nos yeux et nos cœurs ont suivi le périple gise maintenant à terre, notre histoire n’est pas terminée, car l’anneau des Staufen, sur lequel elle s’est ouverte, est toujours au doigt de Konradin. Et même si beaucoup ont déjà raconté longuement et en détail ce qui va suivre, nous voulons cependant y employer nos faibles forces. Nous ne voulons pas donner l’impression d’avoir fui nous aussi avec les poltrons et les traîtres et disparu dans les ténèbres de l’oubli.
     Cinq jours après la bataille de Tagliacozzo, Konradin arriva à Rome avec cinq cents chevaliers et pénétra à cheval dans la ville par la porte Saint-Laurent, qu’il avait passée dix jours plus tôt en partant à la tête de son immense armée. Cette fois-ci, personne n’était là pour l’accueillir, et les citoyens romains, apprenant son arrivée, se hâtèrent de fermer leurs portes et leurs fenêtres. Les cloches des églises retentissaient bien, mais c’était à l’autre bout de la ville, où on sonnait le tocsin pour le combat contre les Guelfes, qui venaient d’attaquer la ville sous la conduite de Bertoldo Orsini (Orsini le Rouge, comme on le nommait encore, car ici comme en Toscane, le blanc était la couleur de l’empereur et le rouge celle du pape).
     La prudence du peuple était compréhensible, mais il était plus fâcheux que le vicaire du sénateur, Guido Di Montefeltro, ne soit pas venu accueillir Konradin. C’est entre les mains de cet homme, qui était naguère venu porter à Konradin les salutations du prince Enrico, qu’avait reposé ces derniers jours le gouvernement de Rome. Maintenant qu’Enrico lui-même avait disparu, Montefeltro se considérait comme le véritable maître de la ville. Il envoya simplement ses représentants dire que Konradin n’était, sous aucun prétexte, autorisé à se rendre au Capitole.
     D’autres prétendent que Konradin, vexé par l’impolitesse de Montefeltro, lui aurait fait parvenir son gant et, de ce fait, aurait fait éclater la colère du fier Romain. Cette légende est visiblement tardive, car à cette époque le gant ne symbolisait pas un soufflet mais une main tendue en signe de salutation, et l’on pouvait en le voyant savoir qui avait envoyé le porteur. Si Montefeltro n’accepta pas le gant, c’est plutôt parce qu’il avait alors déjà entamé des pourparlers avec les Guelfes afin – comme il le disait – de sauver de la ruine la ville historique de Rome.
     Alors les nobles romains qui étaient restés fidèles à Konradin commencèrent eux-mêmes à l’adjurer de quitter la ville, car ils craignaient pour sa vie. Amer, Konradin leur répondit :
     « Il est triste que plusieurs centaines de chevaliers ne suffisent pas à protéger ma vie. Je vois maintenant que la raison était du côté de ce jeune Sarrazin dont tous se moquaient, car lui seul, visiblement, en était capable. »
     Et il reprit nuitamment le même chemin, passant maintenant la porte Saint-Laurent pour la troisième fois, mais cette fois-ci avec seulement quelques dizaines de compagnons sûrs. Il trouva finalement refuge à Saracinesco, le château de son cousin Konrad d’Antioche, et Béatrice, l’épouse de celui-ci, l’accueillit comme un enfant orphelin et non comme un roi.
     Gerardo Donoratico, qui était resté jusqu’ici aux côtés de Konradin, lui conseillait avec une insistance grandissante de regagner la Toscane. Le comportement des Romains montrait bien qu’il n’y avait aucun espoir de rassembler ici une nouvelle armée. Plusieurs chevaliers allemands approuvaient ce conseil, estimant même préférable encore de pousser plus loin et de rentrer en Allemagne. Que la situation fût ici désespérée, l’annonce de la captivité du prince Enrico le confirmait.
     Cependant, Galvano Lancia avait de tout autres plans, beaucoup plus hardis, car il avait appris que la flotte de Pise venait de remporter une grande victoire près de Milezzo. Ce n’était pas en Toscane ou en Allemagne que Konradin était attendu, mais dans son royaume, en Sicile. Et il y avait encore suffisamment d’hommes de confiance dans Rome et ses environs, pour qu’on puisse au moins trouver et armer un navire qui le conduirait là-bas.
     Konradin fut enthousiasmé par cette dernière proposition. Qu’importait qu’il lui fallût maintenant, comme un voleur ou un brigand, chevaucher nuitamment à travers la campagne où trompettes et étendards annonçaient auparavant de loin sa venue ? N’était-ce pas enfin le rôle qu’il avait toujours souhaité au fond de son cœur : triompher des obstacles par sa seule force, sentir le souffle du danger et défendre lui-même sa vie ? Il avait rarement été aussi heureux que cette nuit où il quitta Saracinesco au milieu de ses amis fidèles, et ce fut lui qui dit à dame Béatrice des paroles de consolation, et non plus l’inverse.
     Lorsqu’il se tint à nouveau sur la rive de la Méditerranée, près d’Astura, ce n’était plus une flotte ornée de drapeaux qui l’attendait, mais une seule petite embarcation, dont la vue le réjouit toutefois bien davantage. De plus, la mer n’était pas cette fois-ci grise et menaçante, mais réellement bleue, souriante et amicale.
     Ils étaient maintenant suffisamment loin de la côte pour que les marins osent se mettre à chanter. Tous les regards étaient tournés vers l’avant avec tant d’ardeur, que personne ne remarqua qu’un autre navire avait quitté la côte et les suivait. Ou peut-être ne voyaient-ils là aucun péril particulier, car la mer était toujours sillonnée de bateaux, et aucun d’eux ne voguait sous les couleurs du duc d’Anjou. De plus, le seigneur d’Astura était Giovanni Frangipani, qui, certes, s’était tenu à l’écart des combats, mais dont la famille avait rendu en son temps de nombreux services à l’empereur Frédéric.
     Qui peut lire dans le cœur des hommes, et plus encore dans le cœur des traîtres ? Nous ne pouvons que répéter ce que Frangipani déclara lui-même lorsqu’il se lava les mains de cette affaire :
     « La paix de l’Italie m’est plus chère que tous les hauts-faits de mes ancêtres. Et ce n’est pas seulement celle de l’Italie, mais la paix de tout le monde chrétien qui est en péril, tant que le dernier Hohenstaufen est en liberté. Alors le paysan ne sera pas en sûreté dans son champ ni le marin sur la mer ou le marchand sur les routes, ni même le religieux dans son église. Il vaut mieux sacrifier un homme que forcer des milliers à donner leur vie. »
     Il ne se lassait pas d’assurer qu’il était toujours resté neutre et n’avait jamais pris parti pour l’un ou l’autre des princes. Il remplissait seulement son devoir, car il avait pris la responsabilité de garder la côte pour défendre la paix et la vie des innocents. Il nous est difficile de le contredire, car aujourd’hui comme hier, nombreux sont ceux qui donnent raison à Frangipani.
     Mais nous avons maintenant largement devancé les événements, et nous n’avons pas de raison de retourner à cette heure difficile. Disons seulement que lorsque Konradin et ses amis comprirent le dessin des poursuivants, il était déjà trop tard. C’est pourquoi le jeune Hohenstaufen se rendit sans un coup d’épée à ses ennemis (dont il ne connaissait pas, toutefois, les véritables intentions).
     « Le sang a assez coulé, dit-il à ceux qui avaient déjà tiré leur arme. Pourquoi sacrifier en vain la vie de mes derniers amis ? »
     Tous ceux qui virent Konradin pendant sa captivité et purent ensuite le raconter – nous pouvons être sûrs que ce n’étaient pas ses partisans – ne purent s’empêcher d’admirer combien il était paisible, et même joyeux. Si quelque chose le tracassait, c’était le sort de ses amis, et pas le sien. Le duc Friedrich et le jeune Donoratico étaient souvent avec lui, ce dont Konradin était reconnaissant au duc Charles, comme s’il avait eu confiance en l’esprit chevaleresque de son ennemi, bien qu’il eût beaucoup entendu parler de son impitoyable rigueur. C’est ce que montre la lettre à sa mère, dans laquelle exhorte celle-ci à ne pas s’inquiéter outre mesure. « Je n’ai rien fait dont je devrais concevoir de la honte ou du regret, et j’ai confiance en la justice de Dieu. »
     Peut-être les murs de la prison lui furent-ils finalement un rempart contre les coups les plus douloureux, en lui donnant si peu à entendre de ce qui se passait à l’extérieur. Il n’apprit que beaucoup plus tard comment, dès le premier jour, Galvano Lancia et son fils avaient comparu devant le duc d’Anjou et avaient été exécutés. Tous deux furent décapités sous les yeux du duc, le fils en premier, puis son père, et ce n’est qu’après cela que Charles s’estima le cœur assez soulagé pour prendre son déjeuner. La tête grisonnante de Gerardo Donoratico, elle, tomba à Rome, lorsque le duc d’Anjou se rendit dans la ville et tandis que le peuple l’accueillait comme son nouveau sénateur. De même, Konradin ignora que la flotte de Pise avait fini par essuyer un revers cuisant et avait dû fuir la Sicile, où les chefs des villes avaient commencé à négocier leur réconciliation avec le duc.
     Il mettait tout son espoir dans le fait que le duc Charles lui avait promis, ainsi qu’à ses plus proches compagnons, un procès public. Certain qu’il aurait la possibilité de se défendre au grand jour devant le tribunal, il avait déjà commencé à préparer sa plaidoirie. Lorsqu’il la lut à ses amis, ceux-ci eurent peine à retenir leurs larmes. Seul Friedrich von Hürnheim s’écria :
     « Quel droit le duc d’Anjou a-t-il de nous traîner devant un tribunal, comme des malfaiteurs ? Dans ce cas il est lui-même un bandit, puisqu’il a levé l’épée contre le roi Manfred ! »
     D’autres posaient la même question, même parmi les vassaux et les proches conseillers du duc. En effet, même les Sarrazins capturés avaient jusqu’à présent été traités comme des prisonniers de guerre et non comme des malfaiteurs, et quelle que soit la façon dont vainqueur traitait les vaincus, on n’avait encore jamais entendu dire qu’il les eût fait juger. Mais le duc d’Anjou prétendait que Konradin et ses amis étaient frappés d’excommunication et qu’étant, de ce fait, déchus de leurs droits de chevaliers, ils devaient être traités comme de vulgaires mutins. Ce qu’il ne confiait toutefois qu’à ses amis les plus proches, c’était que Konradin, même emprisonné, représentait pour lui un péril mortel, puisque son seul nom suffisait déjà à attiser la révolte. Un procès public était nécessaire pour éviter l’apparition de quelque pseudo-Konradin qui pourrait abuser le peuple, comme cela s’était déjà produit une ou deux fois pour Manfred, sans parler des faux empereurs Friedrich, qui avaient semé le trouble non seulement en Allemagne, mais aussi en Italie.
     Konradin resta un mois emprisonné à Palestrina, près de Rome. Le duc Charles avait tout d’abord pensé organiser le procès sur le Capitole, mais le pape Clément, qui approuvait de moins en moins, ces derniers temps, les actes de son protégé, s’y était opposé. Le duc trouva alors, lui aussi, que Naples, la capitale réelle de son royaume, était un emplacement préférable, et cela d’autant plus qu’il connaissait déjà le verdict, à condition d’être sûr des juges. Il ne pourrait jamais faire confiance au peuple de Rome, tandis qu’il était sûr que les Napolitains étaient de son côté, ou au moins que leur vieille rancœur contre les Hohenstaufen était encore vivace.
     Le duc Charles avait passé ce mois à châtier ses ennemis, et il paraissait avoir oublié ses prisonniers de Palestrina. Innombrables étaient ceux, parmi les sujets de son royaume, qu’il avait le droit de punir comme simples mutins, sans autre forme de procès. Après la bataille de Bénévent, déjà, il avait châtié impitoyablement ses adversaires, mais son bras s’abattit maintenant avec plus de force encore. Estimant la mort insuffisante, il faisait humilier et torturer publiquement ses victimes avant que la hache ou la corde du bourreau ne mette un terme à leur existence. Le châtiment des coupables ne lui suffisait pas, et leurs parents, leurs femmes et leurs enfants partageaient leur sort. Plusieurs villes révoltées furent détruites, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus pierre sur pierre. Les Sarrazins de Lucera, jusqu’aux nourrissons, furent exterminés. Ses hommes agirent en Sicile avec aussi peu de pitié, sans toutefois réussir à extirper l’esprit de résistance des forêts et des vallées de cette île farouche.
     Puis, lorsqu’après ce temps de terreur la paix des cimetières s’étendit sur le pays, le temps vint enfin d’ouvrir le dernier grand procès. En cortège solennel, Charles se rendit de Rome à Naples en passant par Palestrina pour y prendre ses prisonniers, qu’il fit transporter, chargés de chaînes, à la suite de son char triomphal. C’est alors que Konradin revit le prince Enrico pour la première fois après le désastre, mais ils n’échangèrent pas une parole, et le prince de Castille s’abstint de poser le moindre regard sur celui qui avait été jusqu’ici son ami, bien qu’ils partageassent le même sort.
     À l’entrée du port de Naples, sur un petit îlot rocheux, se trouve une sinistre forteresse qui portait, comme par moquerie, le nom de Castel del Salvatore, et que l’on connaît maintenant déjà depuis longtemps comme le Castel del Ovo. C’est la résidence qui fut assignée aux prisonniers, le temps que les juges statuent sur leur sort.
     Le tribunal se composait des meilleurs juristes du moment, que l’on avait rassemblés de France et d’Italie. Ils passèrent des semaines à siéger et à discuter et, comme jadis le gouverneur romain, ils aboutissaient chaque soir à la même conclusion : je ne trouve aucune faute chez cet homme. Comment, dans ces conditions, le duc Charles aurait-il pu organiser un procès public et permettre au peuple d’y assister ? Pour finir il abandonna cette idée et décida que seul l’acte d’accusation serait lu publiquement. Il le fit d’ailleurs établir lui-même, lorsqu’il vit que les savants docteurs n’arrivaient à rien, et qu’au lieu de travailler utilement ils perdaient leur temps en arguties interminables sur un seul mot, voire une seule lettre. Il avait fort à faire en particulier avec les juristes français, parce que ceux-ci le craignaient moins que les italiens, et plus d’une fois il se demanda pourquoi il les avait fait venir. Nombre d’entre eux campèrent jusqu’à la fin sur leur position, affirmant que l’exécution de Konradin de ses compagnons serait contraire au droit. Le seul d’entre eux que l’on pouvait qualifier de traître était le prince Enrico, puisqu’il avait jadis prêté serment d’allégeance au duc Charles. Mais il avait, à la différence des autres, de puissants partisans, au premiers rangs desquels son frère le roi de Castille, qui montra une fois de plus sa grandeur d’âme et se rendit lui-même auprès du pape et du roi de France. Dans le même temps, aucune voix ne s’élevait en Allemagne pour prendre la défense de Konradin, hormis celle de sa pauvre mère, dont les prières ne rencontraient toutefois que des oreilles sourdes, en-deçà comme au-delà des Alpes.
     Ni Konradin ni aucun de ceux qui étaient accusés en même temps que lui n’eut la possibilité de se défendre devant le tribunal. Personne d’autre que ses compagnons d’infortune ne put donc entendre sa plaidoirie. Ce n’aurait d’ailleurs été que peine perdue, car aucune parole n’aurait pu fléchir celui qui en voulait à sa vie, et pas davantage influencer les âmes des couards, qui n’osaient pas dire un mot pour s’opposer au duc.
     Certains s’en excusèrent en prétendant que le verdict des juges ne signifiait rien, puisque le duc Charles mettrait de toute façon sa volonté à exécution. Et avec cette excuse, ils signèrent la condamnation à mort. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, trois juges français restèrent jusqu’au bout convaincus qu’étant sous la protection du roi Louis, ils pouvaient défier le duc et garder leur nom intact des souillures du sang.
     Konradin von Hohenstaufen fut ainsi condamné à mort comme mutin et traître. Le duc Friedrich, Donoratico et tous les chevaliers allemands reçurent également une sentence de mort. Seul le prince Enrico fut condamné à l’emprisonnement perpétuel.
     Lorsque la sentence fut annoncée aux accusés, Konradin était en train de jouer aux échecs avec le duc Friedrich. Ce dernier aurait voulu interrompre la partie, mais Konradin déclara :
     « Il est trop tard pour commencer maintenant à penser à la mort, si nous ne l’avons déjà fait, et il me reste si peu de choses que rédiger mon testament ne me prendra que peu de temps. Terminons donc cette partie, et que le prix du vainqueur soit le privilège de se livrer en premier au bras du bourreau. »
     Ils avaient déjà disputé sur ce point, car aucun d’eux ne voulait assister à la mort de son ami. Friedrich était un joueur beaucoup plus fort, mais cette fois-ci ses pensées étaient si dispersées et ses yeux si pleins de larmes qu’il ne voyait plus quels coups il jouait. Il fut bientôt contraint à l’abandon, et Konradin lui dit :
     « C’était là ma dernière victoire, et le duc d’Anjou lui-même ne pourra me l’enlever. »
     Il avait déjà rédigé un testament en quittant l’Allemagne, par lequel il s’estimait lié, bien que son oncle Ludwig lui refusât maintenant toute aide ; il n’avait donc pas à se tracasser cela. Hormis quelques menus legs à ses fidèles serviteurs, il laissait toutes ses possessions de Souabe au duc de Bavière. N’ayant officiellement aucun droit à régler la succession de son royaume de Sicile, il ne fit rien inscrire à ce sujet, d’autant que le testament devait être certifié par le connétable du duc d’Anjou. Il dit seulement à ses amis :
     « Un seul des enfants de mon oncle Manfred a échappé aux griffes du duc d’Anjou, c’est en lui que je mets toutes mes espérances. Je regrette de ne pouvoir lui envoyer un message, mais j’espère que le peuple de Sicile saura maintenant vers qui tourner son regard et son cœur. »
     Il pensait alors à la fille de Manfred, qui selon la coutume du temps avait été fiancée au prince d’Aragon alors qu’elle était encore enfant, et avait grâce à cela conservé sa liberté.
     Lorsque la sentence de mort fut annoncée au peuple de Naples, cela ne suscita aucune réjouissance, contrairement à ce que le duc Charles avait espéré. Contrairement à son attente, le sort du jeune prisonnier avait pris, au fil des semaines, une place de plus en plus grande dans le cœur de chacun, et au moment où l’on rendit public le jugement, tous espéraient déjà qu’il ne serait condamné qu’à l’emprisonnement. La peine de mort résonna comme un coup inattendu, et bientôt le peuple se rassembla devant le château du duc, pour implorer sa clémence. Lorsqu’il ordonna à ses soldats de sortir pour disperser la foule, le duc remarqua que même ses hommes trouvaient la condamnation trop sévère, et qu’ils exécutaient ses ordres à contrecœur. Il entra alors dans une violente colère et s’écria :
     « Faudra-t-il que j’abatte ces chiens de mes propres mains, puisque même mes vassaux et mes soldats s’y refusent ?
     – Rien ne serait plus juste, répondit le comte de Flandre, Robert, qui était le gendre du duc. Nombreux sont ceux qui sauveraient leur vie, si les juges devaient aussi faire fonction de bourreaux ! »
     La duchesse dit alors :
     « Réjouis-toi que le roi n’ait pas entendu tes paroles. Où sommes-nous donc arrivés, si les jeunes ne respectent plus leurs parents et leurs supérieurs !
     – Madame, répondit le comte Robert en s’inclinant profondément, non par respect, mais pour dissimuler les traits de son visage, mon épée sert le roi conformément à mon serment de vassal, mais ma conscience reste toujours mon bien propre. »
     C’est alors que se répandit dans Naples une nouvelle qui suscita beaucoup d’espoir. On avait aperçu un courrier du pape, qui était venu de Viterbe en chevauchant jour et nuit et qui, après une brève halte au château du duc, s’était précipité à Castel del Salvatore. Seul fait preuve d’une telle hâte celui qui porte un ordre de vie ou de mort. Et si quelqu’un pouvait encore sauver la vie de Konradin, c’était le Saint Père, et nul autre.
     Mais comme il arrive si souvent, les cœurs avaient une fois encore trompé les yeux. Pas seulement les yeux d’ailleurs, car un courrier urgent du pape était bien arrivé, porteur d’une nouvelle que le Saint Père estimait capitale et à laquelle cette fois-ci le duc Charles, dans sa magnanimité, ne s’opposa pas. Toutefois le messager ne se hâtait pas pour la vie de Konradin, mais pour le salut de son âme. Le pape Clément avait finalement décidé de lever l’excommunication qu’il avait prononcée, de sorte que le condamné pourrait se confesser, obtenir le pardon de ses fautes et être enterré chrétiennement.
     Charles poussa la complaisance jusqu’à autoriser qu’un requiem fût chanté dans la chapelle de la prison pendant que Konradin et Friedrich se confessaient à des moines. C’étaient des frères de l’ordre de saint François, dont le patron avait un jour appelé les bêtes féroces ses frères : pourquoi auraient-ils refusé l’absolution au descendant des Staufen ?
     Au même moment, les coups de hache retentissaient déjà sur la place du marché de la ville, car on édifiait l’échafaud.
     Bien que le duc Charles n’ait pas eu assez confiance pour organiser un procès public, il voulait qu’au moins l’exécution de la sentence fût suivie par le plus grand nombre, pour que personne ne doute ensuite que la tête de la vipère avait bel et bien été arrachée. Des représentants de toutes les villes avaient été convoqués, mais il leur fut difficile de trouver un endroit où s’installer, car le peuple de Naples avait déjà rempli la place du marché depuis le matin. Il y avait cependant des gens qui étaient restés chez eux en disant qu’ils ne voulaient pas être témoins d’un spectacle aussi honteux, qui souillerait à jamais le nom de Naples.
     C’était alors le vingt-neuvième jour du mois d’octobre, mille deux cent soixante-huit ans après l’Incarnation de Notre-Seigneur.
     Ce n’était pas seulement la place du marché, mais aussi toute la route menant du Castel del Salvatore à l’échafaud, qui étaient noires de monde, à tel point que les cavaliers durent frayer un chemin aux prisonniers quand on les conduisit sous les roulements de tambours. Le peuple s’était tenu debout en silence, comme au passage d’un convoi funéraire. Mais subitement, une voix enfantine cria : « Corradino ! » Ce fut alors comme une tempête avait brusquement éclaté, et des milliers de bouches lancèrent des vivats, comme si le jeune prisonnier s’était rendu à son couronnement et non à son exécution.
     Au même moment, de tout autres cris retentirent sur la place du marché, où le duc d’Anjou venait d’arriver avec sa suite. Il y eut même des gens pour le traiter ouvertement de meurtrier. Bien qu’il eût placé là de nombreux soldats, il n’osa pas pour finir se montrer trop ouvertement, mais fit lire la sentence de mort par le protonotaire de Bari, Roberto. Puis, non sans perfidie, il se fit remplacer par Robert, le comte de Flandre, et il se retira discrètement en arrière au moment où les regards du peuple se tournèrent vers les prisonniers qui arrivaient.
     Le protonotaire Roberto voulait lire l’acte d’accusation en entier, mais le comte Robert tira son épée et s’écria :
     « Comment oses-tu invoquer le nom de Dieu pour lire tous ces mensonges ? Il suffit bien que le bourreau accomplisse sa basse besogne ! »
     Le protonotaire effrayé se tut, mais alors, se tournant vers le comte Robert, Konradin déclara :
     « Noble comte, pourquoi menacez-vous cet homme, qui ne fait que répéter les mots qu’on lui a mis dans la bouche ? Cela ne m’est plus d’aucune aide. Mais si vous voulez faire quelque chose pour mon bien, veillez à ce que ma dernière prière soit exaucée : je désire que ce gant soit porté, avec mes salutations, au roi Pedro d’Aragon. »
     Près du comte de Flandre se tenait un jeune noble français. C’était Guillaume de Montépervier, que le comte Robert avait pris sous sa protection après que le jeune homme eût été trouvé errant, privé de raison, sur le champ de bataille de Tagliacozzo. Il avait été gravement malade, et maintenant encore son teint était très pâle. Ce fut lui qui attrapa le gant de Konradin, et lorsque leurs regards se rencontrèrent, ce fut comme s’ils avaient échangé un sourire de complicité.
     Cependant que le protonotaire poursuivait la lecture de la sentence, Guillaume se retira prudemment et disparut au milieu de la foule. Il avait tout de suite senti que le gant n’était pas vide, et en regardant plus attentivement il y trouva l’anneau à trois lions des Staufen. Soudain, deux moines dominicains l’entourèrent, le capuchon tiré presque jusqu’à leur nez. L’un d’eux lui dit : « Chevalier, si vous avez besoin de guides pour Saragosse, sachez que nous sommes nous-même en route pour cette destination. »
     Puis la lecture de la sentence prit fin et Konradin ôta son manteau, que le soleil d’Italie avait décoloré et que la bataille, la fuite et la captivité avaient, chacune à sa façon, marqué. S’agenouillant, il dit une dernière prière, fit trois fois le signe de croix et se tourna vers le bourreau : « Je te pardonne ce que tu es forcé de faire. Que mon sang ne fasse pas croître de nouvelles haines et de nouveaux massacres ! »
     Il avait réussi jusque-là à garder sa dignité, mais subitement ses yeux se remplirent de larmes et il s’écria : « Oh ! ma mère, pourquoi est-ce au moment de mourir que je dois te causer la plus grande douleur ! »
     Il ne trembla toutefois pas en posant la tête sur le billot, et le bourreau n’employa que la moitié de sa force pour abattre sa hache, car il n’était pas besoin de plus pour trancher le cou frêle du jeune garçon.
     Ainsi mourut Konradin, dernier des Hohenstaufen, abandonné par les Allemands, trahi par les Italiens, assassiné par les Français. Il n’est personne qui puisse se lever et clamer : « Je suis innocent ! »
     Friedrich, le duc d’Autriche, fut la victime suivante. Puis vinrent Kroff von Flüglingen, Donoratico, le comte Wolfrad von Veringen, Friedrich von Hürnheim et d’autres encore. Le sang de beaucoup d’hommes valeureux coula ce jour-là, mais la mort d’un seul avait envahi tous les esprits, et presque personne ne prêta attention à ce qui suivit.
     Aussitôt après l’exécution de Konradin, dans un coin éloigné de la place du marché, le peuple tomba à genoux autour de moines qui se mirent à chanter : « Agnus Dei, miserere pro nobis… » Ils pensaient moins au jeune homme qu’on venait de tuer qu’à eux-mêmes, et si le duc d’Anjou avait cherché à susciter la terreur par sa décision, il y était parvenu. Ce n’était cependant pas la crainte de sa main de fer, mais celle de la colère céleste, qui jetait le peuple à genoux, y compris de nombreux soldats français.
     « Miserere pro nobis… Que son sang ne retombe pas sur nous ni sur nos enfants ! »
     Le tribunal divin peut patienter sept ans, ou même deux fois sept ans…
     Avant le soir, tout était terminé et la place du marché était déserte, comme si tous avaient fui loin de ce lieu. Seuls quelques hommes, sur le visage desquels on ne trouvait ni honte ni culpabilité, se tenaient là et disaient une courte prière au terme de laquelle, se regardant les uns les autres, ils semblèrent se faire mutuellement une promesse muette.
     Les cloches de Santa Maria del Carmine se mirent à sonner, invitant les gens à venir prier aux vêpres.
     « Y allons-nous ? », demanda un de ces anonymes.
     Mais son compagnon secoua la tête.
     « Non, pas aujourd’hui, mieux vaut nous mettre en route tout de suite. Attendons d’avoir atteint Palerme. »