Leträp

     Vers l’âge de sept ans, je découvris qu’il y avait en moi une pièce. Je l’aperçus soudainement, mais je ne savais pas précisément où elle se trouvait. Peut-être dans mon ventre, ou dans l’un de mes poumons, ou dans mon cerveau, mais peut-être aussi dans mon gros orteil. Cela n’a aucune importance. L’essentiel, c’est que je découvris dans le mur de cette pièce un œil, par lequel je la voyais.
     C’était une pièce presque vide et tout à fait banale, couverte d’une épaisse couche de poussière. Sur le rebord de la fenêtre se trouvait une plante flétrie et dans le coin gauche traînait un vieux gramophone avec un pavillon torsadé. Il y avait là aussi une chaise.
     Au début, cela m’intéressa : je pouvais passer de longues heures à observer les jeux d’ombre et de lumière sur les murs ou à m’imaginer assis sur la chaise, réfléchissant à quelque chose de très important. J’étais même fier de cette étrange pièce. Mais peu à peu je m’habituai à elle et commençai à la porter avec moi comme un membre supplémentaire.
     Quelque temps plus tard, je remarquai que lorsque il faisait jour au dehors, il faisait nuit dans la pièce. Et inversement, lorsque c’était le soir dehors, c’était le matin à l’intérieur. Comme je craignais de briller pendant la nuit, ce qui pouvait avoir des conséquences indésirables, je m’examinai en cachette dans le miroir de l’entrée plongée dans la pénombre, pendant que les autres dormaient. Heureusement aucun rayon lumineux ne s’échappait de moi.
     Peut-être cette pièce se trouvait-elle quelque part en Amérique ou en Nouvelle-Zélande. Mais il se pouvait aussi que mon heure locale interne soit en avance de douze heures sur le temps extérieur.
     Après mon quinzième anniversaire, je commençai à remarquer en moi quelques changements. Cette alternance continuelle entre une surexposition et une sous-exposition à la lumière provoqua sans doute un déséquilibre psychique. J’eus bientôt l’impression que toute la ville connaissait l’existence de ma pièce, mais faisait semblant de rien. J’en vins à éprouver de la méfiance à l’égard de mes parents et amis, et même de ma propre personne. Plus mon interlocuteur était amical, plus il me paraissait sournois, et je finissais souvent par lui mettre mon poing dans la figure ou quelque chose dans ce genre.
     Alors on me conduisit à l’hôpital et l’on m’enferma dans une chambre à l’écart, où l’on me soigna avec des comprimés, jusqu’à ce que l’œil niché dans le mur se ferme peu à peu. Je constatai soudain que la pièce en moi avait disparu. C’était un sentiment des plus étranges.
     Je fus pendant quelque temps très triste et très faible.
     Mais là où se trouvait autrefois la pièce, des talents littéraires se mirent à pousser. Comme des champignons qui sortent de terre dans un jardin abandonné. Ils ne devinrent certes pas aussi savoureux que des girolles, des cèpes ou des pholiotes, car le sol n’était pas particulièrement fertile. Leurs propriétés gustatives les situaient plutôt quelque part entre les tricholomes et les agarics. Mais une fois blanchis, ceux-ci sont tout à fait comestibles.
     Je commençai à écrire des histoires vraies.
     Le plus souvent, celles-ci parlaient des marins et de leur vie difficile. Lorsque je n’eus plus rien à raconter à leur sujet, je m’intéressai à la terre ferme et aux peuples qui y vivent. Mes livres connurent une certaine popularité auprès des lecteurs et plusieurs d’entre eux furent réédités sous forme d’albums illustrés. Ainsi devins-je un écrivain apprécié et, grâce à ma renommée littéraire, une jolie aveugle tomba amoureuse de moi. Elle avait bon cœur et était par ailleurs fort sympathique.
     Nous nous installâmes ensemble dans un quartier résidentiel, dans une maison avec vue sur la mer (laquelle se trouvait toutefois au-delà d’un bois). Sous la fenêtre nous plantâmes des gerberas et des tournesols. J’aurais eu du mal à croire que quelqu’un puisse être plus satisfait de son sort que je l’étais alors.
     Ce furent les années les plus heureuses de ma vie et c’est pourquoi elles passèrent très vite.
     Une nuit, un grincement désagréable me réveilla. Quelqu’un tournait une clé dans la serrure de la porte d’entrée. Tout en me demandant qui pouvait avoir l’idée de nous rendre visite à cette heure tardive, je m’approchai doucement de la porte. Je collai mon œil contre le judas, mais il n’y avait personne dans le couloir. Pourtant j’entendais toujours la clé tourner dans la serrure. Alors la porte s’ouvrit. Effrayé, je fis un bond en arrière, avant de comprendre que c’était en réalité une autre porte que l’on ouvrait. Quelque part à l’intérieur de moi. Je baissai lentement les yeux vers mon ventre. La tête penchée, attentif, j’entendis la clé sortir de la serrure et quelqu’un qui, en respirant bruyamment, commençait à s’affairer en moi.
     Alors je compris qu’à la place de mes talents littéraires, ma pièce intérieure était réapparue. Peut-être se trouvait-elle quelque part dans mon ventre, dans mon âme ou dans ma carotide, mais elle pouvait tout aussi bien se dissimuler dans le pouce de ma main droite. Il y avait maintenant quelqu’un dans cette pièce. Qui pouvait bien être cette personne? D’où venait-elle?
     Je ne pus résister à la curiosité et, en sifflant, je réveillai brusquement l’œil qui somnolait dans le mur. Je regrettai aussitôt mon geste et voulus le refermer, mais je n’y réussis pas. Une fois ouvert, cet œil était impossible à fermer. C’est ainsi que je dus m’accommoder d’un spectacle qui ne me plaisait pas du tout. Une vieille femme crasseuse, vêtue comme une paysanne, s’affairait dans la pièce. Elle tripota de ses doigts repoussants le gramophone qui traînait dans le coin gauche, saisit ensuite la chaise et la tira sous la fenêtre.
     Là, elle sortit de son filet à provisions une bouteille remplie d’un liquide trouble, la déboucha et s’en enfila une bonne lampée. Après quoi elle cessa de s’agiter et commença à se curer le nez en reniflant.
     Tout cela me dérangeait beaucoup. Je retournai me coucher et essayai de m’endormir, mais je n’y parvins pas. Mon œil intérieur restait éveillé et observait la vieille femme. Que faire ? Je posai la main sur la poitrine de ma belle aveugle, qui dormait à mes côtés comme une bienheureuse, mais cela ne me calma pas.
     À partir de cette nuit, ma vie ne fut plus qu’une longue déchéance. Je devins plus sombre et plus instable de jour en jour. Mes talents littéraires se réduisirent presque à néant, ce qui détériora mes relations avec les éditeurs, mais je ne pouvais tout de même pas leur en expliquer la raison.
     La vieille venait presque tous les jours marcher dans ma pièce intérieure. Elle l’explorait de ses longues mains osseuses, en marmonnant dans sa barbe. Elle palpait et grattait les murs, trébuchait tantôt sur la chaise, tantôt sur le gramophone et buvait de temps en temps un peu de liquide trouble au goulot de sa bouteille.
     Elle cherchait quelque chose. Un jour, je compris ce que c’était et cela me donna la chair de poule, même si l’œil dans le mur me semblait tout de même difficile à trouver.
     Plus le temps passait, plus les visites de la vieille se prolongeaient. À la fin, elle ne quittait plus la pièce que pour aller se procurer une nouvelle bouteille, car elle devait toujours avoir quelque chose à boire. Quand elle était fatiguée de chercher, elle s’asseyait sur la chaise en grognant et restait totalement immobile. Mais lorsque quelqu’un passait devant la fenêtre, elle se précipitait pour regarder. Mon troisième œil ne pouvait distinguer ce qu’il y avait de l’autre côté. « Quel temps pouvait-il faire là-bas et quelle sorte de gens pouvait-il y avoir ? » me surprenais-je parfois à penser. Peu à peu, je pris moi aussi cette habitude stupide : dès que la vieille s’approchait de la fenêtre, je faisais de même dans la pièce où je me trouvais. Mais la plupart du temps, il n’y avait personne.
     À cause de ma pièce intérieure, je ne pouvais plus faire l’amour avec ma belle aveugle. Dès que je commençais à l’embrasser, cette vieille femme répugnante apparaissait devant mes yeux et je perdais tous mes moyens. Parfois, en plein acte sexuel, je me précipitais à la fenêtre pour voir si quelqu’un passait. Cela n’était évidemment plus une vie normale, et la belle aveugle, qui m’avait jusqu’alors admiré, moi et mes talents littéraires, le comprit également. C’est pourquoi je ne pus lui en vouloir le jour où elle fit ses valises et me quitta. Deux ou trois mois plus tard, elle épousa un médecin et ne tarda pas à tomber enceinte.
     Je devins quant à moi un vagabond et un ivrogne au visage mangé par la barbe. Je fus bientôt incapable de rédiger la moindre ligne de prose documentaire sérieuse. Quant aux histoires inventées, je ne voulais pas en écrire. Ma morosité ne cessait de s’aggraver et seule la vodka parvenait à la soulager. Mais la vieille qui habitait en moi devenait de plus en plus joyeuse. Elle ne quittait plus la pièce, car son liquide trouble lui était désormais apporté par un homme triste nommé Leträp, qui avait par ailleurs un certain sens de l’humour. Lui-même ne buvait pas, mais il remplissait sans cesse le verre de la vieille en lui racontant des histoires drôles. Elles étaient si amusantes que, malgré ma profonde dépression, j’éclatais parfois de rire moi aussi. Les gens devaient trouver étrange qu’un homme se mette à rire tout seul dans la rue, mais cela m’était indifférent. De toute façon, ma vie entière était dans une impasse.
     Un jour, la vieille mourut brusquement, pendant qu’elle était en train de boire. Elle eut juste un hoquet et ce fut fini. Curieuse histoire. Comme par hasard, Leträp ne revint plus. Au bout de cinq jours, la vieille commença à sentir assez mauvais, ce qui m’obligea à doubler ma dose journalière de vodka (250 ml), afin de ne pas vomir. L’odeur devint bientôt absolument insupportable. La pièce était pleine de grosses mouches. Ce qui rendait la chose encore plus difficile, c’était qu’en apparence je ne sentais pas le cadavre, aucune odeur de charogne ne sortait de ma bouche, et pourtant tout en moi était crispé.
     Trois semaines plus tard, lorsque le corps fut déjà livré tout entier à la putréfaction, je m’effondrai sous l’effet du désespoir et de l’excès d’alcool. Mais l’œil niché dans le mur de ma pièce intérieure ne se ferma pas. Il observa avec intérêt la décomposition de la vieille femme, pendant que mon corps gisait, inanimé, dans un caniveau. La curiosité de l’œil n’était même pas troublée par les mouches ignobles qui se posaient de temps en temps à sa surface pour l’explorer.
     Alors Leträp revint. Il ouvrit la porte avec une clé de secours, hocha un moment la tête et se mit au travail. Il souleva au moins quatre lattes du plancher, creusa un peu le sol au-dessous et traîna les restes de la vieille dans ce trou. Après quoi il recloua les planches, ouvrit la fenêtre et chassa les mouches. Il prit même un chiffon humide et essuya la poussière sur le gramophone et sur la chaise. Il referma ensuite la fenêtre et resta debout, songeur, au centre de la pièce.
     Un instant plus tard, l’œil dans le mur comprit que Leträp dirigeait droit sur lui son regard bleu clair. Il ne restait plus rien de son humour. On voyait maintenant dans ses yeux une limpidité et une miséricorde infinies.
     « Tu as beaucoup souffert à cause de moi, dit-il alors. C’est pourquoi je veux à présent t’emmener là-haut près de moi. » Puis il ouvrit la porte. Ensuite, je ne me souviens que d’une immense clarté, avant que tout s’éteigne.
     Quand je me suis réveillé, il n’y avait plus en moi ni pièce ni œil ni Leträp. Plus de détresse, ni d’espoir, ni de talents littéraires. Il n’y avait plus rien.
     Se peut-il que l’on m’ait enfin laissé tranquille ? me demandai-je. Je me relevai du caniveau, secouai mon manteau de nylon pour le débarrasser de la boue encore humide et des feuilles mortes, puis je commençai à rentrer chez moi. C’était à l’aube d’une journée de septembre.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin