Lettre de province

      Salut à toi, ma grande, vieille et sage !
      Pourquoi ne m’écris-tu plus ? Penses-tu donc être devenue une authentique mamy universitaire qui n’a plus de temps à perdre avec une gamine comme moi ? Mais peu importe, c’est toujours la même province à mille kilomètres à la ronde, et tu n’y échapperas pas si facilement. N’oublie pas que là où tu es, on ne sait pas la moitié de ce qui se fait chez nous, et il se fait à présent ici de ces choses dont tu n’aurais pas même été capable de rêver en ton temps. Mais je préfère ne pas t’en parler. Ce serait dangereux pour toi : tu pourrais avoir envie d’essayer. Ma chère grande experte ès coléoptères ! C’est que là-bas, dans ton foyer universitaire, tu ne dois pas fréquenter grand monde à part des mouches et des grillons. Vous mangez du fromage blanc et lisez des bouquins pornos sous vos couvertures. Des trucs dans le genre du Laitier de Mäeküla. Un de mes copains m’a expliqué que vous vous ratatinez là-bas comme du pain rassis et qu’il faudra vous laisser tremper un certain temps dans l’eau chaude avant de pouvoir vous croquer. Tu apprends à reconnaître les empreintes de bousier, voilà toute ta science. Mais qui va nourrir ton gamin, le triste jour où tu auras dû t’incliner devant cette grande saloperie de monde ? On commence déjà, ici, à poser ce genre de questions. Ce n’est pas en te morfondant là-bas que tu apprendras un métier, qu’ils disent. Au fait, est-ce que tu fais encore de la broderie ou pas ? Ce serait tellement mignon, une entomologiste en train de broder. Fais gaffe de ne pas te piquer le doigt avec un aiguille, il y a déjà des andouilles qui en sont mortes. Si tu continues à ne pas m’écrire, je t’expédierai quelques copains à moi pour te faire peur, et tu ne leur échapperas pas. Hop, à la casserole ! Si tu n’as pas encore complètement perdu la raison tu comprends bien de quoi je veux parler. Raconte-moi au moins quelque chose sur un de ces nigauds de professeurs, il paraît qu’un jour sur deux on se marre bien avec eux. Brode-moi quelque chose avec tes aiguilles, sœurette. Tic, tic, tic. Comme une horloge.
      Je ne sais pas quoi t’écrire. Il y a tellement de problèmes ici en ce moment. Je commence à souffrir de maux de tête. Ça vient peut-être des clopes, je me croyais pourtant plus résistante. Lill m’affirme que c’est une gueule de bois éternelle, comme on parle d’un amour éternel ou d’un éternel été. Ou d’un éternel emmerdeur. Mais sais-tu seulement ce que c’est qu’une gueule de bois ? As-tu eu le temps, en deux ans, de t’humaniser un peu ? Où est-ce que tu as oublié toutes les bonnes vieilles expressions au fond des temples ? De toute façon, ce n’est pas une gueule de bois. Je crois plutôt que ça vient des clopes, parce que ça, on ne me l’a pas encore interdit. Ça m’épuise, voilà tout. C’est la vieillesse. Je deviendrais bien, moi aussi, entomologiste, quand j’aurai fini l’école. Ça finit par devenir écœurant, à la longue, de rester toujours dans la même ville. Le ventre gonfle, comme celui des petits Africains. Sans parler du reste. Si tu savais le mal de crâne que je me traîne en ce moment. Mais tu ne peux pas comprendre ça. Tu as toujours été notre petite poupée sage. Tu as pourtant tellement de sex-appeal. J’aimerais d’ailleurs bien savoir quel tour cet étrange animal finira par te jouer un beau jour, parce que tu ne crois tout de même pas que tu y échapperas si facilement. Moi, je suis rousse, je n’ai rien à craindre. Je n’ai pas trop d’occasions de pleurer. Et le mal de crâne, on peut le surmonter si on veut. La clope, je n’ai pas du tout l’intention d’arrêter. Je vais peut-être simplement essayer de boire plus de lait. Ce serait rigolo. Où plutôt d’expérimenter une poudre quelconque. Ou le massage chinois. Un vieux mot de passe. Les Apollons sont travaillés par des envies de tripotages. Il y en a même qui t’en parlent le plus sérieusement du monde, en dansant par exemple. Ils essayent de te convaincre qu’ils ont appris ça pendant un stage. C’est un truc vieux comme le monde. Viens, qu’ils disent, on va te faire passer tes soucis. Les imbéciles comme ça, je ne peux plus les encaisser. Ils se croient dans les années cinquante. Ils pensent qu’avant de te mettre la main où je pense ils doivent jouer à papa-maman, avec leur bonne voix pleine de chaleur provinciale.
      Tu sais comment il est, en réalité, ce mal de tête ? Comme un ver. Il se déplace : vers le haut ou vers le bas, à droite, à gauche. Quand il arrive tout à fait en bas, il commence à me donner des nausées. Le reste du temps il me ronge et m’oblige à dire des gros mots. Jurer, c’est le meilleur remède contre le mal de tête. Je voudrais trouver un homme qui sache me guérir en m’injuriant. Ça, ce serait le grand amour. Peut-être même pour la vie. Mais des mecs comme ça, il n’y en a pas beaucoup. Ils savent manger de la bouse de vache avec un couteau et une fourchette, ils peuvent même brailler très fort quand la trouille les prend au ventre, mais de vraies bonnes injures balancées avec amour, on n’en entend jamais. C’est comme ça. Maintenant tu connais la vérité. Mais moi, pendant ce temps, j’ai toujours mal à la tête. On nous oblige à lire Le laitier de Mäeküla. Ça peut aller. Sauf que le titre est un peu cucul la praline, du genre qui plairait davantage à une petite mémère.  Un truc avec un titre pareil, il n’y a qu’une vierge préhistorique qui pourrait le prendre en main sans y être obligée. Mais une fois qu’on est dedans, ça peut aller. Pardon pour la répétition. Il y a même une bonne femme relativement supportable dans ce roman. Imagine un peu : ni pute ni sainte, ni tout à fait comme ci, ni tout à fait comme ça — capable de faire la morte si besoin est. Je suis incapable d’ouvrir la bouche en cours — enfin une occasion de me taire honnêtement. Je veux les entendre quand ils vont se mettre à analyser ça. Je rirai en douce, tu peux me croire. Si on m’interroge, je dirai qu’une première nuit n’a jamais bousillé aucune femme estonienne. Et qu’après tout, c’était un des rares plaisirs de ce pauvre vieux — parce qu’il faut voir aussi les choses sous cet angle. Mais ça suffit comme ça pour la culture. De toute façon, c’est obligatoire et c’est pareil pour tout le monde.
      Si tu m’écris, raconte-moi quelque chose sur les professeurs, par exemple comment ils viennent faire leur cours avec une seule chaussure ou comment ils essayent de vous draguer. Est-ce que c’est vrai qu’avec certains d’entre eux, avant les examens, on peut… mh mh, pour être sûr de réussir quand on n’a pas vraiment envie de travailler? Je suppose qu’il doit y avoir toutes sortes de gens là-bas, même si tout cela n’est en fin de compte qu’une seule et même province, mais ça fait du bien d’imaginer. Est-ce que tu me conseilles de venir aussi ? Le problème, c’est que je ne sais pas ce que je veux devenir. Les jeunes d’aujourd’hui ne savent pas ce qu’ils veulent. C’est écrit partout, impossible de ne pas être au courant. Vraiment, je ne sais pas ce que je veux. Mais qu’est-ce qu’il faudrait vouloir ? De toute façon, il ne se passe jamais rien. Mais bon, je ne suis pas complètement idiote, je veux quand même quelque chose. Tu me crois, bas-bleu ? Je veux quelque chose. Et je t’ai déjà dit ce que c’était. Un grand mec qui saurait m’injurier. C’est surtout ça que je voudrais. Sinon, parmi les choses qui restent, je ne sais vraiment plus quoi vouloir. Nos petites mères voulaient toutes devenir poétesse ou docteur, est-ce que c’était vraiment plus distingué ? Le résultat, c’est qu’aujourd’hui il y a peu de mères et beaucoup de bas-bleus, toute notre petite vie n’est qu’un bouillonnement de bleu indigo. Tu ne sens donc pas comment on a développé en toi une âme de bas-bleu ? Moi, je le sens. Et si tu n’en a pas conscience, alors prends garde. Parce que cette âme-là, tu l’as de toute façon. Je crois que nos petites mères avaient simplement un sens de l’humour moins développé. Quand j’imagine que je veux, moi aussi, devenir poétesse ou docteur, il me vient, pardon de l’expression, une énorme envie de dégueuler. Et pourtant, je crois que je pourrais être un docteur tout à fait convenable. Si seulement je finissais par trouver ma Volonté. J’espère que tu ne veux pas devenir entomologiste, même si je sais bien que tu le deviendras de toute façon, je te connais. Si vraiment tu ne veux pas, alors je peux encore t’écrire. Dis que tu ne veux pas. Dis-le. Je finirai par te convaincre, parce que je suis plus rousse, plus lucide et plus jeune. Dis que tu ne veux pas. Quoi qu’il arrive, nous deviendrons ce que nous deviendrons. Est-ce que ce n’est pas une jolie philosophie ?
      Ici, nous passons beaucoup de temps entre filles. Beaucoup plus que nécessaire. Je ne sais pas ce que vous faites, vous, dans votre petite chambre du foyer universitaire. Vous jouez probablement aux dames. Nous, on boit. Province. Grisaille. L’alcool est clair et nécessaire. Ne va surtout pas t’imaginer que je plagie quelque grand écrivain. Pas besoin. Tout est réellement ainsi. C’est nous que le poète a décrit. Vieilles maisons de maître vides, vieux et ennuyeux visages de maîtres, vieux sang de maîtres, race pure d’une province reculée, intellectuels si peu cosmopolites. Ce sont des paroles de papa, que je te rapporte pour ton plaisir. N’es-tu pas une fervente de l’institution paternelle ? Ah, et puis encore : les bas-bleus n’ont le sang bleu qu’au dessous du cul. Souviens-toi bien de cela. Certains hommes sont incapables de regarder ailleurs que là-dessous. Alors ne te laisse pas bêtement prendre à l’hameçon. Écoute donc ta petite sœur. Bref, nous buvons. Pas de la vodka, non, aucun danger, ça ne veut pas descendre. Nous ne versons pas non plus du cognac dans nos tasses à café. Nous buvons du vin blanc, en faisant tout ce que permet de faire une société de filles. Et comme tu le sais, cela permet tout. Ce n’est pas qu’on ait quelque chose contre les garçons, mais essaye d’en trouver ! Tu auras beau chercher ! Rien que des sportifs et des intellectuels. Des Monsieur Muscle et des godiches buveurs de lait ! Il en faudrait, comment te faire comprendre, qui ne cherchent pas autant à t’explorer. Qui ne fassent pas autant attention à ce que tu es, tu vois ce que je veux dire ? Peut-être des bossus ou des manchots — chez ceux-là il y aurait peut-être quelque chose. Mais rien à faire. Nous sommes un groupe aux idées extrémistes.
      J’aime le vin. Un homme comme un alcool — ce serait déjà quelque chose. Ce serait déjà plus précis. Ça élèverait de façon presque intolérable le sentiment de responsabilité. Un petit coup de vin, une gueule de bois, un petit coup de vin, une gueule de bois : rythme divin, et pas la moindre place pour cette impression stupide que le md est un jardin des merveilles, ou au contraire une vallée de larmes qu’une fille a un mal fou à traverser. J’ai toujours essayé de me convaincre que le md n’est rien d’autre qu’action et vengeance, mais je n’y suis jamais arrivée. Imagine-toi un homme dont on pourrait s’enivrer jusqu’à en mourir ! Mais maintenant c’est interdit, barré d’un trait, souligné et barré d’un trait. 
      Ainsi donc, nous avons fait des bêtises, comme d’habitude. Nous avons fait tourner une assiette et essayé la danse à poil. C’est comme ça que toute cette foutue histoire a commencé. Je ne sais pas ce que ta petite caboche remplie d’insectes pense de tout cela, mais en ce qui me concerne, personnellement et en tant que représentante du bloc extrémiste, je trouve qu’une femme dispose en la matière d’une liberté ab-so-lue. Je ne connais rien de plus naturel pour des filles que la danse à poil. C’est le fondement moral de toute la société, figure-toi. Cette idée est tellement extraordinaire que je ne sais pas si elle rentrera dans la petite boîte bleue de la poste, mais si par hasard elle y rentre, tu pourras en prendre connaissance. Rassure-toi, sage étudiante, nous ne nous livrons à aucun excès, nous sommes simplement des filles terriblement féminines. Je finirai par te convaincre de toute façon. Je soutiens que c’est terriblement et radicalement féminin de s’exhiber de par le md le cul à l’air, et je trouve foutrement dommage qu’il faille le faire en comité restreint dans une pièce sans fenêtre et derrière des portes verrouillées à triple tour. Je sens bien comment elles disparaissent alors, toutes ces exténuantes volontés de devenir poétesse ou premier ministre — quand je danse, ma chérie, parce qu’alors je suis tout cela à la fois, et sans aucun vouloir. Je ne suis plus une âme poétique corrompue par le sexe ou par le port des pantalons et qui voue une véritable adoration à cette sacrée lettre x, cette sacrée lettre sexe, au point d’avoir une envie extrême d’en fourrer dans tous les mots que j’écris. Nous somme la génération du x, ma cochonne. Mais cela ne nous fait pas peur. Nous surmonterons tout cela, nous somme à l’avant-garde. Nous n’avons pas peur du x.
      Quand je danse, mon poussin, j’ai le sentiment que la sève qui circule dans mon corps est comme un remède, plus efficace que la bave de chien ou l’acide formique, et que chaque goutte de ma sueur est une larme d’or, mais ça, seulement quand j’ai pu me remuer un peu en compagnie des autres. Parfois, nous devons nous montrer solidaires et admirer mutuellement nos corps, j’ai le sentiment que c’est nécessaire, peut-être parce que notre jalousie envers le md commence justement avec le corps des autres filles. Nous avons dansé la valse, et le khopak, et le tango, et le cha-cha, et même le menuet. Et notre peau, à la lumière des chandelles, jetait de ces reflets ! Nous ondulions comme des serpents, impitoyablement belles, une beauté vénéneuse au fond des yeux. J’aurais pu avoir un enfant lors d’une de ces soirées, je regorgeais de potentialités créatrices ! J’étais bonne, belle, aimante et satisfaite. Infiniment plus nécessaire à ce pays que n’importe quelle aspirante poétesse jaunie et desséchée. Une nuit surtout a été particulièrement extraordinaire. C’était une des premières.
      Les garçons avaient réussi à savoir que nous nous étions installées dans le garage du père de Lill. Au début ils se sont contentés de frapper à la porte et de glisser des brins d’herbe par la fente, puis ils ont commencé à faire les fous. À taper des pieds sur le toit et à planter de grands clous à travers le plafond. Ensuite, ils ont essayé de glisser des brandons enflammés sous la porte. Nous leur avons crié de ne pas jouer avec le feu, bien que ce ne soit pas à proprement parler interdit. Mais alors ils ont exigé que l’une d’entre nous les rejoigne pour tenir lieu de victime expiatoire, oh, les charmants garçons ! Ils ne pouvaient évidemment pas deviner dans quel état nous étions, nues comme des serpents et bien loin au-dessus de ces petites mauviettes assoiffées de sang. Nous attendions qu’ils s’en aillent d’eux-mêmes, les sportifs. Mais ils étaient têtus et ce petit jeu avec le feu a commencé a devenir franchement infantile. Nous avons arrêté notre électrophone et caché aussi loin que possible notre unique petite bouteille de vin. Pour qu’ils ne puissent pas s’y attaquer. Nous avons éteint les chandelles et allumé les trois ampoules de deux cents watts qui pendaient au plafond. Lill et Rebecca ont ouvert le portail, pendant que nous nous tenions disposées en deux files au milieu du garage, les mains sur les hanches et les jambes écartées, en nage comme des diablesses. Oh, quel tableau cela devait faire lorsque les battants du portail se sont ouverts ! Ils nous ont regardées bouche bée, et cette douzaine de parties intimes ainsi exposées leur a ôté tout ce qui leur restait de superbe. Ils se sont tassés, ont courbé le dos et se sont serrés comme des moutons les uns contre les autres. Alors Lill a commencé a s’esclaffer bruyamment, et nous de même. Ils ne disaient plus rien, nos petits camarades de classe, nos beaux copains d’école, tous ces messieurs à la grande gueule.
      Nous avions gagné. Et nous gagnerons encore. Ils ne prononçaient plus un mot, c’était extraordinaire. Cela nous a même un peu tourneboulé la tête. Leur stupeur ne nous suffisait plus. Lill nous a incitées à les poursuivre. Nous avons commencé à sortir du garage en sifflant avec ostentation. Il n’est venu à l’idée d’aucune de nous qu’outre ces garçons il y avait aussi dans le md d’autres individus, pour la plupart dénonciateurs en puissance. Les garçons ont accéléré le pas en regardant derrière eux, puis ils ont essayé de s’esquiver sans se faire remarquer, mais ils n’ont pas réussi à se cacher. Tout cela commençait à devenir une partie salement cochonne, dans les rues d’une ville qui n’est pas spécialement la plus petite d’Estonie. Nous étions douze, douze nonnes à poil, tu imagines un peu ! La police n’a même pas essayé de nous arrêter, ils manquent terriblement d’habitude de ce genre de choses, les pauvres garçons ! Et puis nous n’enfreignions aucune loi, nous ne cassions ni ne dégradions rien, contrairement à une pratique assez répandue de nos jours. Ce n’était même pas une atteinte à la décence, parce que nous étions tellement jolies qu’il aurait été complètement absurde de parler d’indécence à notre propos. Qu’aurait-il donc fallu faire avec des filles comme nous ? Rien. D’ailleurs, nous ne savions pas non plus que faire avec nous-mêmes, tout ce qu’il était possible de faire, nous l’avions déjà fait. Je crois bien que le md entier était désemparé devant nous. Mais tant pis pour lui. Si une douzaine de filles sans culotte suffisent à mettre le md sens dessus dessous, c’est que c’est vraiment un md bien misérable. Comment cela a-t-il pu arriver ? nous a-t-on demandé plus tard. Mais rien ne pouvait arriver. Tout avait simplement eu lieu, avait suivi son cours. Les choses qui arrivent, ça relève de la cinquième dimension, c’est le XIXe siècle. Ainsi donc, je pense qu’il ne s’était rien passé, sans doute parce que je ne parviens pas à croire que quelque chose puisse tout d’un coup se produire. Dans ma vie, il ne s’est jamais rien produit, pas même cela. Les choses n’ont fait que se développer, comme il est apparu par la suite. Pas la moindre explosion, sœurette, non. On a pu avoir l’impression que quelque chose, peut-être, pouvait arriver. Mais non, rien. La journée  suivante s’est  simplement  extirpée du vagin de la précédente, le temps a suivi son cours. Comment cela a-t-il pu arriver ? ont-ils demandé. Je leur ai dit, moi, qu’il n’était rien arrivé, et ce n’était pourtant pas faute d’avoir attendu. Peut-être  que  le  temps  s’était  mis  à  bâiller,  pour  se distraire.
      Je me suis récolté un zéro de conduite, plus un entretien avec le dirlo et autres sommités. Nous étions toutes si foutûment normales qu’ils se sont assez vite retrouvés dans leur bon vieux petit md où rien, mais alors vraiment rien ne s’était passé. Ce n’est pas ça qui va empêcher la Terre de tourner, a dit un prof, Kamychkine. Et en effet, elle tourne. N’empêche qu’il y a eu une époque où elle ne tournait pas. Je n’arrive absolument pas à le comprendre, même si je sais que c’est tout ce qu’il y a de plus vrai. Mais toi, petite chose universitaire, pareille nostalgie n’est probablement pas à ta portée.
      Toute cette bamboche n’était pourtant pas complètement terminée. Nous nous sommes à nouveau enfermées dans le garage, même si nous savions que des petites croix avaient déjà été faites quelque part en face de nos noms. Je crains, sœurette, que ton nom ne soit encore orné sur aucune liste de ce signe d’une importance capitale. Cela donne à peu près ça : x. Et on nous a en effet cueillies un peu plus tard au bout d’un crochet. Les garçons, évidemment, étaient propres comme des ratons-laveurs. On ne les a pas reconnu coupables d’être venus tripoter des filles. On leur a simplement reproché de n’avoir rien dit. Mais pour la plupart, cinq sur cinq en conduite. Il fut un temps, et même — j’en suis sûre — il arriva un temps, où on se faisait lapider pour moins que ça. À moins que cela aussi soit un bobard ? J’ai parfois envie d’être un caillou, un de ceux qui traînent en ce moment devant tes pieds, ou un calcul biliaire dans notre foie malade, ou une pierre dans le mur d’une maison. Pour voir, et attendre, et me convaincre que quelque chose un jour arrivera. Ou encore d’être une tortue et de vivre trois cents ans, pour voir véritablement ne serait-ce qu’un infime fragment de quelque chose qui arrive. Mais bon. Les garçons n’ont pas eu d’ennuis, et d’ailleurs nous n’en avons pas eu non plus, du moins pas directement pour avoir batifolé à poil dans les rues. Nous avons réussi à les convaincre que c’était de la légitime défense. Je dis évidemment n’importe quoi. En réalité, nous n’avons pas pu les convaincre de quoi que ce soit, parce qu’ils n’ont pas encore appris à écouter. Je t’ai déjà dit de quoi il retournait : ils ne pouvaient pas considérer ce qu’ils avaient vu comme un délit, tout simplement parce qu’ils nous admiraient. On nous a reconnues coupables d’avoir organisé des orgies dans le garage du père de Lill. Voilà où était le hic. Parce qu’ils avaient tout de même fini par découvrir notre unique bouteille de bibine à moitié vide. Mais c’étaient eux qui étaient saouls. Saouls de leurs lois et de leurs interdits. Nous, nous n’étions pas ivres. Simplement un peu grisées par ce md qui s’éternise à la manière d’une femme et où jamais rien ne se passe. Même s’il y avait eu dans nos veines quelques soupçons d’alcool véritable, il y avait longtemps que tout cela avait été expulsé avec notre sueur, parce que nous transpirions comme des diablesses. Mais tu comprends, ils avaient peur. Et le pire, c’est qu’il ne savaient pas de quoi. Ils étaient même presque paniqués de ne pas savoir. Ils avaient simplement peur qu’il arrive quelque chose. Qu’il arrive soudain quelque chose. La liberté par exemple. Car la liberté arrive toujours. Oui, la liberté au moins arrive. Mais bon dieu, ce genre de phrase sonne vraiment comme un mauvais présage !
      Lill a dit ensuite : On continue. Nous nous sommes donc retrouvées dans le garage, tels des anges déchus. Portes fermées. Nues comme des carottes, une clope au bec pour la plupart. Nous n’avions pas la moindre envie de nous rhabiller et de nous traîner jusque chez nous. La vie était détraquée. Le père de Lill ne savait encore rien et c’est pour ça que nous avons d’abord eu la paix pendant un certain temps. Mais maintenant, il y a une barre au portail. Nous étions donc assises dans le garage, personne n’avait encore rien dit de méchant à notre propos, mais nous n’avions plus tellement envie de faire les folles. Nous nous sommes raconté des histoires drôles. En tous genres. Celles notamment qui mettent en scène trois ou quatre types de nationalité différente. Ce sont les meilleures. Elles m’ont appris davantage que les quelques livres savants que j’ai pu lire sans le faire exprès. C’est bizarre, ces histoires drôles. Qui les invente ? D’où viennent-elles ? Personne. De nulle part. Et pourtant, il faudrait tout un club de Rome pour inventer quelque chose de plus spirituel ! Elles naissent vraiment comme la poussière, à partir de toute cette saloperie de vie, s’accumulent simplement avec le temps. Qu’en penses-tu, ô parangon de sagesse ? Qu’en pensent messieurs les professeurs ? Est-ce donc vrai que même les histoires drôles ne sont inventées par personne, qu’elles naissent toutes seules, se développent ? Il doit pourtant bien y avoir un type quelque part, tu ne crois pas ? Si je rencontre un jour l’homme qui invente les histoires drôles, alors je crois que je ne désirerai plus rien d’autre. 
      Bientôt, nous avons commencé à avoir un peu froid. Mais pas la moindre envie de nous rhabiller. Nous attendions qu’on nous mette en prison ou quelque chose dans ce genre-là. Mais personne ne s’intéressait à nous, on n’entendait nulle part cliqueter les fers. Cette nuit-là du moins. Sans doute parce que personne n’avait de formulaire de procès-verbal à portée de main. Mais le jour suivant a été rempli de paperasse. Sur toutes les feuilles où l’on pouvait mettre un tampon, on a écrit quelque chose contre nous. Cette nuit-là, nous avons raconté beaucoup de blagues, cela nous a donné de la force. Je ne sais pas pourquoi nos parents respectifs ne nous ont pas cherchées. Mais peut-être l’ont-ils fait ? C’était la première nuit libre de ma vie, il n’y avait rien d’urgent à faire, nous n’étions pas pressées d’aller dormir. Ça a juste commencé à devenir un peu sinistre au bout d’un moment. Nous avons remis l’électrophone en marche. Mais la musique nous avait quittées. Nous étions devenues des femmes complètement inutiles. C’est comme ça que je me suis mise à réciter mes poèmes. Ça a même assez bien marché, parce que, comme tu le sais, je ne produis par principe que des poèmes simples et idiots.
            Les jours sont des bateaux,
            s’en vont au fil de l’eau,
            se noient dans le brouillard :
            il est déjà trop tard !
      Nous avons répété plusieurs fois cette strophe toutes ensemble. Quelqu’un, dehors, nous a peut-être écoutées et a peut-être même compris, s’il a écouté suffisamment longtemps. À la fin, nous avions toutes envie de pleurer. Je ne sais pas ce qui nous manquait encore. Car nous avions tout. Tout, tout, tout. Schwüle Tage, a dit alors Rebecca. Oui, c’étaient tout simplement des chvules thagues, qui étaient venus, s’étaient développés ; les chvules thagues d’une vie sans but. Et peut-être était-il en effet plus juste de se limiter à cela. A compris qui le pouvait. Je ne sais pas, quant à moi, si j’ai ou non compris. Mais il y avait quelque chose là-dedans. Le md était à nous, malgré les notes de conduite.
      Nous avons tout de même fini par enfiler nos fringues et par ouvrir le portail. Une nouvelle journée d’école commençait, petite sœur. La nuit était pleine d’encre bleue. Quelque part, très loin, sonnait déjà la cloche de l’école. Nous n’avons pas même essayé d’ignorer cette journée. Mais avant cela, la nuit s’est prolongée encore un peu. Elle nous appartenait. L’obscurité de cette nuit, personne ne pouvait nous la prendre. Nous sommes allées au bord du lac. C’est là que depuis toujours se jettent les gens de notre espèce. Notre terre est noble et ancienne, chaque motte s’est formée sur du sang et tous les lacs y sont ceux de la mort. Je n’ai pas recueilli pour toi, cette nuit-là, le moindre ver luisant, mais le ciel était plein de puces blanches et l’âme nous démangeait. La première et la plus exquise idée qui nous est venue était d’entrer dans l’eau avec nos vêtements — éternel été. Peut-être ne parviens-tu vraiment pas à comprendre pourquoi tout doit être à rebours. Peut-être crois-tu que dans notre province nous lisons de petites brochures déversées pendant la nuit par quelque mystérieux avion. Eh bien non. Nous sommes les nègres du Nord, nous, KKK — ah ce cher patois allemand. Si tu ne te voiles pas la face dans certains domaines, alors tu sais ce que signifient ces chvules thagues. Il y a beaucoup de thagues dans notre vie. J’ai appris en observant notre chère petite mère que presque chaque jour est une sorte de thague. Pour notre petit papa, il n’y a que le travail et les dates. Nous savons parfaitement que nous sommes un peu bêtes, mais cela nous importe peu, car nous avons des chvules thagues. Panyatna ? Les exhortations n’y changeront rien. Notre vie est pleine de thagues et la moitié du md nous vitupère pour cela, et nous vitupérons aussi lorsque survient un jour semblable. C’est pourquoi nous voulions nous jeter à l’eau toutes habillées. Mais on nous avait probablement trop effrayées. Nous voulions probablement toutes aller faire notre petite révérence à la cérémonie de fin d’année. Tu peux sans doute compter sur les doigts de la main le nombre de fois où tu as fait la révérence depuis que tu as reçu ton passeport. Ce plaisir-là, on ne peut pas le laisser aux autres. Nous nous sommes mises à chanter. Le matin était presque là. C’était toujours cet éternel presque. Cette éternelle lenteur. Ce quelque chose qui se développe. Nous nous sommes agglutinées les unes aux autres, comme de jeunes araignées. Il aurait même pu se mettre à neiger, le climat ne nous troublait plus. Pour vaincre cette éternelle lenteur, nous avons commencé par le commencement. D’une heure à dix heures, nous sommes restées sur le qui-vive. Il nous semblait qu’à tout instant le premier rayon pouvait surgir du lac. Comme une explosion. Un commencement. Mais nous sommes de belles âmes bourgeoises, ma chérie. Nous nous endormons en lisant. Le jour nous fatigue. Nous ne résistons pas. Il n’y a rien de plus terrible. Qui donc veille sur nous ? Au moins, c’est moi qui me suis réveillée la première. Elles dormaient comme des nonnes lorsque j’ai ouvert les yeux. On avait l’impression qu’il s’était passé quelque chose. Il n’y avait plus ni ciel ni terre, rien d’autre que la lumière. Un essaim d’abeilles m’est tombé dessus en vibrionnant, et leur bourdonnement s’est infiltré par tous les orifices de mon corps. Un million, un milliard. C’était antique, sœurette. Abracadabra. Cela aurait pu ne pas être. De toute façon, nous ne supportons pas cela. Il disparut aussitôt, comme s’il n’avait jamais existé. Alors tout fut partagé en deux, la lumière et l’ombre, le ciel et l’eau. Un groupe de filles avant une journée d’école. La sonnerie exquise et le goût de la craie. Je leur ai imité la cloche de l’école. Cela les a réveillées immédiatement, d’un coup. Le soleil progressait dans le ciel, l’eau était extraordinairement rafraîchissante et notre humeur était celle qu’ont toujours les filles lorsqu’elles sont entre elles — le sentiment d’être sauvées. Nous sommes arrivées ensemble à l’école. Avant le grand jugement, nous avons même eu le temps de récolter quelques bonnes notes. Nos possibilités sont illimitées, Eneken Raidreet, même dans la pire des situations nous arrivons à décrocher des cinq ! À la prochaine ! À d’autres lettres et d’autres confessions !
            ar.
      P.S. : Travaille.
      P.P.S. : Ah, et puis travaille. Nous vaincrons. Venceremos.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin