L’histoire d’Oliver Helves

   Bonjour, je m’appelle Aleksander Ploom. Il faut que je vous raconte un sombre épisode de ma vie qui me tourmente aujourd’hui encore. Outre moi-même, cette histoire concerne en grande partie l’écrivain Oliver Helves, qui est mort il y a quelques mois des suites d’un abus de vodka et que l’on a présenté, dans le discours prononcé lors de son enterrement, comme l’un des plus grand nouvellistes de notre siècle.
   Je reconnais que les récits parus sous le nom d’Oliver Helves justifient vraiment un tel hommage, même s’il n’a publié qu’un seul livre de son vivant, et même si celui-ci n’est en réalité… mais n’anticipons pas. On peut trouver des textes d’Oliver Helves dans des manuels scolaires et une anthologie. À ma connaissance, ses nouvelles ont déjà été traduites en quinze langues, et les professeurs de littérature citent par cœur leurs chutes savoureuses.
   On discute même de l’opportunité de lui dresser une statue en bronze.
   Tout ce qui précède devrait me rappeler à la raison et me forcer à interrompre immédiatement cette confession. Mais je sais que mon âme ne trouvera jamais le repos. Ce grand classique revient déjà me hanter dans mon sommeil. Voilà pourquoi, chers lecteurs, je vous laisse le soin de juger par vous-mêmes.
   Revenons maintenant une vingtaine d’années en arrière, à l’époque où Oliver Helves était encore un inconnu dans le monde littéraire et où je transpirais quant à moi sur mon troisième roman, L’Œil du Faucon, en commençant à comprendre que je m’acheminais peu à peu vers une impasse, comme avec les deux précédents.
   À cette époque, Oliver travaillait comme veilleur de nuit. Pendant son temps libre, il écoutait en permanence les Rolling Stones, rêvant, tout comme moi, de devenir un génie. La seule différence entre nous était qu’il n’avait pas encore couché la moindre ligne sur le papier. Il pensait tout simplement qu’il se mettrait un jour, de façon impromptue, à écrire les meilleures histoires du monde — c’est exactement ainsi qu’il s’exprimait. 
   Nous habitions tous les deux à Supilinn, lui rue du Melon et moi rue de la Pomme-de-Terre, et nous nous rendions assez souvent visite. Il avait l’appartement le plus accueillant que je connusse. Il y avait toujours du thé fumant sur la table, quelle que fût l’heure à laquelle on y allait. Au plafond étaient accrochés de vieux filets de pêche. Un électrophone jouait dans un coin. Deux canapés occupaient le centre de la pièce. Oliver était allongé sur l’un d’eux, et sur l’autre se trouvait un chat gris rayé qu’il avait recueilli dans un caniveau.
   J’en viens maintenant aux événements que je voulais raconter.
   Un soir, Oliver Helves me montra, l’air de rien, un récit qu’il disait avoir écrit en quelques heures la nuit précédente. Je dois dire que celui-ci me laissa sans voix. Quand je lisais les meilleures nouvelles de Tuglas, Borges ou Hemingway, je ressentais toujours une sensation particulière et agréable au niveau du diaphragme. En lisant la première tentative littéraire d’Oliver, j’éprouvai aussitôt la même chose. Cela dépassait mon entendement. Chaque phrase semblait parfaitement calibrée. Construction irréprochable. Alliance harmonieuse du lyrique et du grotesque. Chute époustouflante. Comment Oliver, avec son regard éteint, avait-il réussi un tel tour de force ?
   Je parvins à grand-peine à donner l’impression que ce récit me laissait relativement indifférent.
   « Pour un début, ce n’est pas mal du tout », lui dis-je d’un ton paternel, ce qui fit naître sur son visage un sourire énigmatique.
   Je me consolai tout d’abord en me disant qu’il s’agissait d’un pur hasard, d’un simple coup de chance — ce sont des choses qui arrivent. Mais cinq jours plus tard, Oliver Helves me fourra sous le nez un nouveau récit en me demandant mon avis. Je fus tout aussi surpris que la première fois. L’intrigue me plaisait énormément : un chercheur en littérature hérite de façon inattendue d’un vieux manoir, se réjouissant de pouvoir enfin travailler en paix à une théorie particulièrement complexe. Mais il s’avère bientôt qu’il n’est pas seul dans la maison : de temps en temps, il voit dans le couloir une femme élégante qui lui fait signe d’approcher, puis disparaît mystérieusement quand il arrive à son niveau. Ou bien quelqu’un se verse un verre de vin derrière son dos et porte un toast à la santé de la future théorie, mais quand il se retourne il ne voit personne. Une fois, un monsieur distingué s’approche du personnage principal et lui demande d’écouter la brève histoire de sa vie, mais celle-ci se révèle être un flot de paroles incohérentes qui se prolonge pendant des jours et des nuits. Petit à petit, le chercheur devient fou, se muant finalement en une figure aussi fantomatique que ses colocataires. À la fin de la nouvelle, il apparaît que ce manoir reçu en héritage n’est en réalité qu’une projection objective de l’univers intérieur névrotique du chercheur, un pur produit de son imagination, et que les colocataires sont les démons qui peuplent son subconscient.
   Le récit, écrit dans un style recherché, était psychologiquement crédible. Je considérai Oliver d’un regard étonné, sans dire un mot. « Serait-il vraiment un génie ? » me demandai-je avec tristesse.
   Pendant environ un an, nous ne nous rendîmes plus visite. Je me débattais avec mon roman inachevable, L’Œil du Faucon, mais ne parvenais qu’à accroître le chaos dans le manuscrit comme dans mon esprit. De temps en temps, lorsque je croisais dans la rue du Pois Oliver Helves tenant son chat gris tigré entre les bras, j’échangeais avec lui un rapide bonjour et j’accélérais le pas. Pendant cette période, la notoriété d’Oliver Helves s’accrut. On commença à publier ses récits dans les revues Looming et Noorus. On l’invita à se produire dans la grande salle de l’Union des écrivains, où on le présenta comme un jeune écrivain brillant. Beaucoup voyaient en lui le prochain lauréat du prix Tuglas de la nouvelle. Personne ne doutait de son génie — sauf moi.
   Un an plus tard, par un soir d’octobre, comme j’étais exceptionnellement de bonne humeur, je décidai de rendre à nouveau visite à mon vieil ami. J’achetai deux bouteilles de vin et marchai nonchalamment jusqu’à la rue du Melon. Je frappai, mais personne ne vint m’ouvrir. Je collai l’oreille contre la porte et écoutai. On entendait un étrange flot de paroles, comme si un enfant à la voix nasillarde eût été en train de parler. « Mais que fait chez Oliver un enfant qui parle du nez ! » me demandai-je. La curiosité me tenaillait. J’ouvris la porte tout doucement et regardai à l’intérieur. Quelle surprise ! Le chat rayé gris était assis sur le canapé, les pattes croisées, un verre de vin entre les griffes, et dictait à son maître une nouvelle histoire, dans un estonien prononcé d’une voix de ventriloque. Oliver, tout nu, était affalé sur l’autre canapé, la tête appuyée sur une main, tapant à la machine de sa main libre.
   « Mais c’est impossible ! », m’écriai-je intérieurement. Je me pinçai et me frottai consciencieusement les yeux, mais la scène resta la même : le chat dictait, Oliver tapait. J’avais la gorge serrée d’écœurement. Toute ma vision du monde s’écroula d’un coup. Je m’éloignai de la porte en titubant, m’arrêtai dans le couloir pour vider une bouteille de vin, afin d’éviter un arrêt cardiaque. Après quoi je rentrai chez moi, où je passai trois jours et trois nuits à me retourner dans mon lit sans trouver le sommeil, délirant de fièvre. 
   Je ne pouvais pas, je ne voulais pas, je me refusais à croire à cette scène absurde, mais à chaque fois elle n’en revenait que plus nette devant mes yeux. Je me sentais moralement obligé de dénoncer sur-le-champ Oliver et son chat stupide, car ce qu’ils faisaient là, c’était se moquer de l’art. J’étais quelque peu réconforté par l’idée que Helves n’était finalement pas un génie : à tout prendre, il valait mieux que ce fût le chat plutôt qu’Oliver, pensais-je avec lassitude.
   Oui, aussi étrange que cela puisse paraître, l’être humain est capable de s’habituer à tout, y compris aux choses les plus absurdes. De ce point de vue, il est resté un animal, conclus-je de mon expérience. Car un matin, en me réveillant, je commençai à voir les choses sous un autre angle. En fin de compte, me dis-je, peu importe la manière dont une œuvre géniale naît, l’essentiel c’est qu’elle naisse et qu’elle existe. Ainsi eus-je l’idée de dérober à Oliver Helves son idiot de chat et de le faire travailler à mon profit, pour changer. De quel droit Helves avait-il mérité un meilleur destin que moi ? N’avais-je pas souffert au moins deux fois plus que lui du mal de vivre ?
   Je dois avouer que cet enlèvement de chat n’était pas des plus simples à organiser. Ils allaient en effet presque partout ensemble. Oliver emmenait Kurr même au café : ils étaient comme deux amoureux. J’avais déjà eu le vague soupçon qu’il y avait entre eux quelque chose de plus qu’une simple amitié entre un homme et un animal, mais que ce chat fût doué de parole — et de quelle parole ! —, cela je ne parvenais pas à l’admettre.
   Je rôdai pendant plusieurs jours autour de leur maison, jusqu’au moment où je vis Oliver sortir seul. Je crochetai la serrure et entrai. Kurr dormait, roulé en boule sur le canapé. Autour de lui traînaient de nombreuses bouteilles de vin vides, d’origine moldave pour la plupart. Un sac à pommes de terre ouvert entre les mains, je m’approchai du chat à pas feutrés et lui touchai prudemment le dos — il ne réagit pas. Manifestement, il dormait d’un profond sommeil d’ivrogne. Sans le réveiller, je le fourrai dans le sac et sortis discrètement de la maison. J’avais l’impression de porter des lingots d’or sur mon dos. Le génie d’Oliver dans mon sac à patates : que désirer de plus ? Ce fut le moment le plus heureux de ma vie, car les choses ne se passèrent pas aussi bien par la suite.
   Entre temps, le chat s’était réveillé. Une fois sorti du sac, dans mon appartement de la rue de la Pomme-de-Terre, l’animal, pas encore remis de sa cuite, commença désespérément à chercher la sortie, causant le plus grand désordre dans la pièce à force de courir partout. En voyant qu’il ne pouvait pas s’échapper, Kurr se blottit apeuré dans un coin, d’où il me fixa d’un regard idiot. L’espace d’un instant, l’idée me vint que je m’étais peut-être trompé de chat, tant son expression était stupide.
   Non, ne croyez pas que je sois un sadique. Au début j’essayai de le prendre par les bons sentiments. Je savais que les génies sont des êtres capricieux et qu’il faut se montrer patient avec eux. Je lui proposai du lait et de la viande hachée. Il ne daigna pas s’y intéresser. Je préparai ensuite une délicieuse bouillie d’avoine, dans laquelle j’ajoutai des rondelles de boudin. Le chat se contenta de grogner. Je me grattai la tête et réfléchis à la manière de le faire parler.
   Soudain j’eus une idée : le vin ! Les bouteilles de vin vides, aux étiquettes colorées, que j’avais vues amoncelées chez Oliver. L’essence du génie ne pouvait résider qu’en cela. J’en déduisis qu’entre le vin et le cerveau de Kurr devait se produire quelque réaction chimique miraculeuse, qui libérait subitement chez le chat un talent de conteur digne de nos grands auteurs. Puisque l’univers consistait essentiellement en processus chimiques, il pouvait s’agir là aussi d’un pur effet du hasard, d’un étrange caprice de la nature. Il aurait fallu être complètement fou pour ne pas exploiter cette possibilité. J’étais donc là debout à réfléchir, tout mon corps tremblant d’excitation.
   L’instant d’après, je me ruais chez le marchand de vin, un sac en plastique au bout des doigts. Je déposai toutes mes économies sur le comptoir et indiquai à la vendeuse : « Je voudrais trois bouteilles d’Agdam, quatre de Riesling, deux de ce vin moldave avec l’étiquette verte, et une bouteille de Murfatlar. » 
   La vendeuse me fixa d’un air étrange, mais plaça tout de même les articles demandés dans mon sac. Il me manquait trois roubles, dont elle me fit crédit.
   Tout se passa comme je l’avais prévu. Dès que je sortis la marchandise, les yeux du chat se mirent à briller de convoitise. Je lui versai d’abord un petit verre d’Agdam, qu’il engloutit aussitôt en quelques gorgées avides. Je lui en versai un autre. Il fit de nouveau cul sec. Une lueur d’intelligence apparut dans ses yeux. Il se dressa sur ses pattes arrière en se lissant les moustaches avec dignité.
   « Verse-m’en un de chaque marque », dit soudain Kurr dans un estonien nasillard, avant de s’affaler sur le canapé. Je m’exécutai. Quand il eut vidé les verres, il me fixa d’un regard où l’on percevait presque du génie.
   « Alors, mon salaud, me dit-il. Tu m’as volé à Oliver et tu imagines que je vais maintenant travailler pour toi — tu peux toujours courir ! »
   Pour être franc, je ne m’attendais pas à un tel début. Pourtant j’essayai de ne pas me laisser affecter par cet injure et de rester poli.
   « Monsieur Kurr, permettez-moi de vous indiquer les conditions selon lesquelles… ». Mais je ne pus aller plus loin, car l’animal capricieux m’interrompit en criant d’une voix éraillée :
   « Les conditions ! siffla-t-il. Misérable ! Tu oses parler de conditions ! Ramène-moi immédiatement chez Oliver, si tu ne veux pas que je te crève les yeux ! »
   Sur ce, il sauta du canapé et but encore une gorgée de chaque bouteille. Il ne me laissa même pas reprendre le dialogue.
   « Est-ce toi qui m’as recueilli dans le caniveau lorsque j’étais encore un pauvre chat tout crotté et couvert de croûtes ? grinça-t-il d’un ton plaintif. Est-ce toi qui m’as nourri et soigné sans rien attendre en retour ? Non, c’est Oliver. Il prenait soin de moi et me donnait à manger. Il était si doux et si tendre quand il jouait avec moi. Personne n’aurait été capable d’en faire autant. Et pourtant il était si triste, si solitaire et hors du monde. Il paraît assez évident que nous étions faits l’un pour l’autre. »
   Le discours du chat s’accéléra et se changea soudain en un incompréhensible babillage d’enfant. L’animal marchait nerveusement en long et en large dans la pièce et débitait des explications incessantes, faisant de grands gestes agressifs avec ses pattes et buvant de temps à autre une gorgée de vin.
   Je commençai à comprendre que j’y étais allé un peu fort avec l’alcool. Oliver devait avoir un vin particulier qui, absorbé dans une certaine quantité, transformait le chat en un animal magique. La chimie demande de la précision. Peut-être l’organisme de cette bestiole a-t-il besoin de vin muscat, me dis-je nerveusement.
   Le comportement de Kurr devint de plus en plus étrange : il prit un chiffon et essuya le miroir, joua du tambour sur la marmite et lança le fer à repasser dans ma direction, ce qui faillit me briser le crâne. Terrorisé, je songeais déjà à m’enfuir, lorsque l’animal commença soudain à me parler d’une voix douce.
   « Ne t’enfuis pas, joli garçon. En fait tu me plais beaucoup, et je veux donc te raconter une histoire : on n’en a jamais entendu de meilleure en nos contrées, ni nulle part ailleurs. »
   Je me précipitai derrière ma machine à écrire, tout excité, espérant que les choses s’étaient enfin arrangées.
   « Bon, je commence… Par un matin froid et ensoleillé de cet hiver inhabituellement rigoureux, l’artiste Vennet trouva dans sa boîte aux lettres, à côté des journaux, une enveloppe envoyée par Trapeež. Elle contenait un extrait d’une nouvelle d’Arthur Valdes, qui — comme l’indiquait la référence incomplète — avait été publiée en 1908 aux éditions Istandik… »
   Je ne sais pourquoi, je fronçai les sourcils : l’histoire me semblait vaguement familière, mais comme le chat dictait d’une voix si expressive, tout content, je continuai à taper.
   « … Vennet restait assis pendant des heures au coin de son bureau, contemplant tantôt le soleil jaune terne qui semblait l’épier à travers la couche de givre, tantôt les lignes dactylographiées sur la feuille. S’éveillant enfin de ses rêveries ou de ses méditations, il décrocha le téléphone et appela le docteur Poslawski, l’un des bibliophiles les plus renommés de notre ville… »
   Je jetai un coup d’œil soupçonneux en direction de Kurr, mais l’animal avait une expression absolument sincère et rayonnante. Je continuai donc à taper.
   « … Après lui avoir lu l’extrait, Vennet s’empressa d’ajouter qu’il avait de sérieux doutes sur cette nouvelle et pensait qu’il s’agissait d’un faux. Le docteur Poslawski déclara qu’attribuer un style aussi peu valdesien à Valdes était une plaisanterie assez lamentable, mais il ajouta d’un ton hésitant… » 
   « Mais c’est de Vint ! » m’écriai-je subitement, presque malgré moi. Indigné, j’arrachai la feuille de la machine et la déchirai en petits morceaux.
   J’étais fou de rage.
   Je me tournai vers Kurr avec la ferme intention de faire disparaître cette créature diabolique de la surface de la terre : aucun animal n’a le droit de se moquer ainsi d’un être humain. Aujourd’hui encore, je suis persuadé que tout homme doué de raison aurait ressenti la même chose que moi.
   Mais l’animal perfide sembla flairer le danger. Il sauta en miaulant sur le lustre, me regarda avec des yeux innocents et commença d’un ton aimable à raconter une nouvelle histoire :
   « Il était une fois un beau garçon appelé Sheridan, qui rapporta chez lui la chatte la plus admirable du monde, dont le nom était Siu-Siu. Le beau garçon demanda alors en mariage cet animal si admirable. Siu-Siu lui répondit en ronronnant : « J’accepterai avec plaisir, cher Sheridan, avec grand plaisir, mais seulement une fois que je t’aurai mangé… » »
   Sur ces mots, l’animal fou se jeta sur ma tête, arrachant aussitôt — plop ! — mon œil gauche. Avec un intérêt involontaire, je le regardai s’élever en tournoyant jusqu’au plafond, puis tomber avec un plouf sonore dans un seau d’eau — j’avais l’impression que tout cela se déroulait au ralenti. (Je garde encore cet œil à la cave dans un bocal d’alcool, comme témoin silencieux des événements, et tout au long de ces vingt années il a conservé son regard interloqué de ce moment — étrange, n’est-ce pas ?) L’instant d’après Kurr était accroché à moi, à la hauteur de ma gorge, avec la claire intention de planter ses crocs dans ma jugulaire. Je ne pouvais pas me laisser faire ! Je parvins in extremis à lui attraper la queue. Je le fis tournoyer une dizaine de fois dans les airs puis je le lâchai : l’animal heurta de la tête le bouchoir du fourneau et tomba au sol, ensanglanté. (C’était clairement un accident, je jure que je n’ai pas fait exprès de le tuer.)
   Épuisé et tenant mon orbite qui se vidait, je m’écroulai, en songeant avec résignation que cela aurait pu être pire. C’est alors que quelqu’un frappa à la porte. Je me précipitai pour la verrouiller, mais déjà elle s’ouvrait. Dans l’encadrement apparut la vieille de l’étage du dessus.
   « Alors ! on ne peut plus dormir dans cette maison ! grinça-t-elle en examinant la pièce d’un œil inquisiteur. Et qu’est-ce que c’est que ce chat qui traîne dans le coin ? Vous tuez des chats ici ou quoi ? Seigneur Dieu !
   — Non non, ne vous méprenez pas, lui répondis-je à grand-peine. Cet horrible animal s’est introduit chez moi par la fenêtre pendant mon absence et a mangé les vingt-cinq poussins que j’avais élevés amoureusement. Ces petits oiseaux étaient mes seuls amis !
   — Les chats comme ça, il faut les noyer dans la rivière, et non les lancer à travers les pièces, répliqua la vieille qui n’était toujours pas satisfaite. La prochaine fois je viendrai avec l’administration. »
   Je lui claquai la porte au nez. Mon orbite me faisait horriblement mal. La vieille m’avait tout de même donné un conseil judicieux.
   Je fourrai un chiffon dans mon orbite et Kurr dans le sac à pommes de terre lesté de quelques briques, puis j’allai rapidement au bord de la rivière. J’avoue qu’au moment où je jetai ma victime à l’eau, j’eus soudain le sentiment d’être un véritable salaud. J’entendais bourdonner dans ma tête : « L’homme qui tua le génie le plus exceptionnel du monde ». Cet horrible sentiment de culpabilité me hanta encore pendant de longs mois, et quoique le temps ait peu à peu guéri mes blessures morales, je l’éprouve encore parfois aujourd’hui.
   Quant à Oliver Helves, après la disparition de son chat, il sombra complètement, se livrant à la boisson et à la nostalgie, indifférent aux lauriers que les histoires parues sous son nom commencèrent bientôt à récolter.
   Pendant toutes ces années, j’essayai de soutenir mon pauvre ami autant que je le pus. Je lui apportais à manger et à boire. Parfois, je faisais même la lessive et le ménage. Je peux dire, pour me réconforter, qu’Oliver me considéra jusqu’à sa mort comme son meilleur ami — après Kurr, bien sûr. Quel étrange amour avait été le leur !
   La recette qui permettait de libérer les talents de conteur de Kurr resta à jamais un secret. « Tu ne comprendrais pas, disait Oliver pour couper court à toutes mes questions précautionneuses au sujet de ses nouvelles. Même si je te le disais, tu ne comprendrais pas. Buvons plutôt. » Et peut-être était-ce mieux ainsi.
   Et ma vie à moi ? Je dois vous avouer que, pour quelqu’un qui est le méchant de l’histoire, je vais plutôt bien. Un an après l’affaire du chat énigmatique, j’entrai à l’université pour étudier la biologie, et aujourd’hui cela fait quinze ans que je travaille au lycée de Karlova comme professeur de sciences naturelles dans le premier cycle. On m’y tient en assez haute estime. J’ai fait poser dans mon orbite gauche un œil de verre avec un iris vert en diamant, grâce auquel je suis devenu bien plus mystérieux. En tout cas, ce gadget continue d’exciter ma charmante épouse, Anne-Mai. Nous avons deux enfants formidables, Mihkel et Mari-Liis.
   Je n’ai donc pas à me plaindre.
   Simplement, parfois, quand je me promène le soir sur les rives de l’Emajõgi, je m’arrête soudain, pris d’un sentiment étrange, et je souris ou je me perds dans mes pensées. Les gens qui me dépassent n’y font pas attention. Eux aussi ont des secrets à porter.

Traduit de l’estonien par Martin Carayol, Antoine Chalvin, Stefan Engels et Anne-Laure Serin.