L’homme qui était né trop tôt

        Madis creusait un fossé. Son patron, Mäe Andres, l’avait voulu ainsi et un ouvrier devait obéir aux ordres. Pourquoi pas, on ne s’épuisait pas à la tâche après tout. C’était un travail comme un autre. Le principal était qu’il y eût du pain sur la table et qu’on lui permît d’habiter la cabane jusqu’à sa mort. Et puis, le fossé avait son utilité : les vaches pourraient paître plus au sec et l’on se déplacerait plus aisément. Sur un terrain marécageux comme celui-là, on ne pouvait s’en passer.
        Creuser un fossé était pour Madis une tâche si familière qu’il aurait pu s’en acquitter les yeux fermés. Il creusait souvent dans son sommeil et agitait les membres comme un chien qui pourchasse les lapins dans ses rêves. La petite vieille lui donnait des coups de coude et pestait :
        « Bon sang ! Qu’est-ce que tu as à remuer comme ça ? Tu vas me faire tomber du lit bientôt ! »
        Même la nuit, son fossé et sa pelle ne lui laissaient aucun répit et ce n’était pas sa faute: il leur était tellement lié ! Lorsqu’il rentrait chez lui, il examinait parfois longuement son bras avec étonnement quand il rangeait la pelle dans la remise. Dans ces moments-là, il lui semblait que l’instrument s’était brisé : le bas restait bien à sa place, contre le mur, tandis que le manche pendait du haut de son épaule. Madis ne distinguait plus très bien la pelle de son propre bras, tant ces deux outils indispensables pour creuser ne formaient qu’un.
        Même à table, son travail le taraudait. Le flot de paroles soporifiques de la vieille le plongeait dans ses pensées et il traçait sans s’en apercevoir un petit canal dans sa bouillie au moyen de sa cuillère jusqu’à ce que la vieille finisse par crier :
         « Bon dieu, qu’est ce que tu fabriques ! Arrête de trifouiller cette bouillie ! Mange, enfin ! »
        Il marmonnait en hochant la tête et s’empressait de vider son écuelle pour retourner ensuite, pelle sur l’épaule, agrandir le fossé de Mäe.
        Madis ne craignait pas que le travail vienne un jour à manquer car Andres désirait à Vargamäe un fossé si long que trois vies n’auraient pas suffi à l’achever. Alors comment un seul homme viendrait-il à bout de ce labeur colossal ! Mètre après mètre, Madis ne cessait de creuser et évoluait dans les eaux brunes du marais avec autant d’aisance qu’une grenouille. 
Seuls les mètres de fossé déjà creusés derrière lui le contrariaient et ce n’était qu’à contrecoeur qu’il se retournait. Quand il regagnait sa cabane après le travail, il n’avait d’autre choix que de longer le fossé. Il considérait alors son ouvrage avec un dédain teinté d’embarras. Au fond de lui-même, il avait la sensation bizarre que son imposant travail n’était qu’une ébauche ; à tort, car personne dans les fermes environnantes n’était capable de creuser un si joli fossé : pas un seul ouvrier ou autre garçon de ferme, sans parler des patrons. Madis était le maître en la matière et tous lui reconnaissaient ce savoir-faire. Même Kassiaru Jaska, le riche marchand de chevaux, lui avait proposé du travail, mais Madis était déjà au service d’Andres et n’avait pas le temps d’aller creuser tous les fossés du village. Les autres propriétaires devaient se débrouiller seuls. Madis n’exerçait ses talents qu’à Vargamäe, ce qui faisait la fierté d’Andres et nourrissait la jalousie des autres ouvriers.
        Devant son chef-d’œuvre, il se sentait pourtant comme face à une construction inachevée, à une maison sans toit, et il était pris d’un étrange regret. Il avait précisément le sentiment que lui, Madis, n’était qu’un ouvrier paresseux, incapable de finir un travail et qui, plutôt que d’en terminer un seul convenablement pour avoir le cœur en paix, n’en entamait que de nouveaux. Il ne voyait pas trop ce qu’il aurait pu ajouter à ce fossé pour se délivrer de ce sentiment désagréable. Tout était à première vue parfait. Andres était très souvent venu en personne observer le fossé et féliciter son ouvrier, mais ces éloges n’avaient pas réussi à lui ôter ses soucis de la tête. Le fossé pouvait bien être beau pour Andres, Madis, lui, savait que quelque chose d’essentiel faisait défaut. Mais quoi exactement ? Il sautait parfois de tout son poids dans le fossé, de sorte que l’eau boueuse giclait entre ses orteils nus, et tentait une nouvelle fois de parfaire son œuvre en aplatissant les mottes de terre. En vain. Bien que le fossé fût parfait, il ne pouvait se débarrasser de l’idée que le plus gros du travail était encore à venir, qu’absolument rien n’était fait !
        Un jour qu’il rentrait chez lui après une journée entière à creuser, il trouva sa femme alitée avec un terrible mal de ventre. La vieille était souffrante depuis un certain temps déjà mais aujourd’hui, la maladie la rongeait. Sa douleur était si vive qu’elle n’avait même pas pu préparer le repas pour Madis. Elle gémissait dans son lit et le pria de se trouver lui-même de quoi manger car elle, elle ne pouvait pas bouger : on lui avait allumé comme un feu infernal qui lui consumait les entrailles. Madis s’attarda dans le garde-manger, à la recherche de quelque chose d’appétissant, jeta un regard plein d’espoir dans un grand bol en argile, mais s’aperçut que celui-ci était vide. Il voulait chercher ailleurs, mais resta là à fixer le bol. Vide ! Oui, le bol était vide, il n’y avait rien dedans. Le bol était vide comme son fossé.
        Sans prêter attention aux plaintes de la vieille, Madis mit son bonnet et sortit en trombe de la cabane.
        Il se précipita à son fossé et réfléchit en faisant les cent pas. Lorsqu’il avait observé le bol, ses yeux s’étaient comme retournés : il avait pu regarder en lui-même et y avait aperçu quelque chose… une chose qu’il ne pouvait pas nommer. Il avait vu une scène, ou plutôt des bribes de scène, comme lorsque l’on entrevoit dans une forêt un oiseau filer entre les branches des arbres. Était-ce une mésange, un merle ou un autre oiseau ? Va savoir ! De la même manière, Madis ne savait pas précisément ce qu’il avait vu lors de cette vision fugace ; par contre, il savait à présent ce qui jurait dans son chef-d’œuvre. Le fossé était vide !
        « Bon, c’est bien beau tout ça, considéra Madis. Il est vide, ça c’est certain, mais qu’est-ce que je pourrais bien y mettre ? Je ne peux quand même pas le reboucher, sinon je me serais donné tout ce mal pour rien. Andres va penser que je suis devenu fou et il va me chasser de la cabane. Non, je ne peux décemment pas reboucher le fossé que j’ai creusé de mes propres mains ! »
        Et ce n’était pas la peine. Ses yeux ne lui avaient pas montré un fossé rempli de mottes de terre au moment étrange où ils s’étaient retournés. Non, non ! Il y avait quelque chose d’autre, quelque chose de tout à fait différent. Pendant quelques heures, Madis continua à aller et venir le long du fossé. Jusqu’à la tombée de la nuit où, contrarié, il rentra péniblement chez lui. Il ne se souvenait de rien.
        La vieille était assise dans le lit. Elle gémissait encore, mais le plus dur était sûrement passé. Quand Madis entra dans la pièce, elle le fixa tristement et lui demanda : 
        « Alors, tu as mangé quelque chose ?
        — J’avais pas faim, répondit Madis.
        — Ce fossé t’a vraiment épuisé, soupira la vieille. Ça fait déjà un moment que tu n’es plus le même. Tu as une drôle de mine… Et cet Andres, il exagère aussi ! Il faut le servir comme une bête de somme !
        — Tais-toi donc, bonne femme ! rétorqua Madis. Tu n’ comprends rien. »
        Elle continuait à jacasser et geignait de temps à autre en massant légèrement son ventre malade. Lui ne l’écoutait pas. La vieille n’avait pas idée de ses soucis. Et avec une femme comme ça, tu laisses échapper deux mots et le lendemain elle a tôt fait de tout te raconter à droite et à gauche. Dans quelques jours, pas un berger n’ignorerait l’affaire et tous diraient en riant que Madis est devenu fou, qu’il déambule le soir comme un héron au bord de son fossé en échafaudant des plans sur ce qu’il pourrait bien y mettre. Un vieil homme comme lui n’avait pas besoin de s’attirer une honte pareille avant de mourir ! Non, il ne devait rien laisser entrevoir de son tourment, n’en souffler mot à personne !
        En même temps, Madis avait bien envie de demander conseil à un homme plus intelligent, de trouver quelqu’un qui pourrait lui expliquer pourquoi ce fossé vide lui causait tant de tracas. Mais avec qui parler ici ? Avec Andres ? C’était un bon patron oui, mais il ne comprendrait pas ce genre de préoccupations : il lui ordonnerait de penser davantage à son travail, de ne pas s’embarrasser de peccadilles et il ferait peut-être même référence à la Bible… Mais qu’est-ce que la Bible venait faire là-dedans ? Non, Andres n’était pas le genre d’homme à qui Madis aurait confié ses problèmes. S’il avait été question de rhumatismes ou d’un souci d’argent, de ces problèmes de la vie de tous les jours, il aurait osé déranger Andres. Ça, l’homme l’aurait compris et lui aurait apporté son aide. Mais pour une chose aussi étrange que celle qui le tourmentait en ce moment, il se fâcherait et penserait que Madis est saoul et veut se moquer de lui.
        Madis réfléchissait encore et encore. Il creusa toute une semaine durant et observait, chagriné, les endroits où le fossé était terminé et où coulait l’eau du marais. La nuit, allongé à côté de sa femme qui ronflait, il fixait le plafond, espérant que cette vision éphémère lui reviendrait. Mais lorsque le dimanche arriva, il était tellement fatigué de tout ça qu’après la messe, il se rendit à la taverne et se saoula.
        L’alcool lui étant monté à la tête, il se mit à expliquer ses malheurs aux autres ouvriers et garçons de ferme, lesquels tournaient la chose en ridicule avec des blagues idiotes.
         « Pourquoi tu chies pas d’dans, si ça t’gêne tellement qu’il soit vide ton fossé ! », lança le garçon de ferme de Hundipalu et tous éclatèrent de rire.
        Vexé, Madis se leva, se dirigea en titubant vers le comptoir où se tenait Pearu de la ferme d’Oru qui commandait une vodka, et se lamenta de plus belle.
        Mais Pearu, tout aussi ivre que lui, agita le bras comme un oiseau bat des ailes pour repousser ses paroles et cria :
         « Alléluia ! Que Dieu soit clément avec nous et tout le tralala ! T’es un brave homme, Madis, tu seras récompensé !
        — Patron d’Oru, écoute-moi enfin ! balbutia Madis. Un fossé vide ! Complètement vide, tu m’entends ! Ça va pas, ça !
        — Que le Seigneur te bénisse, Madis ! » lui répondit Pearu, qui était soudainement devenu sentimental et cherchait à embrasser l’ouvrier.
        Madis repoussa l’homme et sortit de la taverne en titubant. Il ne rentra pas chez lui, mais dirigea ses pas vers le marais, près de son fossé. La vodka lui faisait tourner la tête et il trébucha sur des souches d’arbres et sur des pierres. À peine arrivé, il dégringola la tête la première dans le fossé.
        Il se mit à renâcler, à cracher et se retourna. L’eau froide du marais imbibait ses cheveux et son veston. Les étoiles scintillaient dans le ciel. 
         « Je suis là couché comme dans une tombe », pensa Madis, et tout à coup, il se débattit sauvagement.
        La vision lui était réapparue ! Il se roula hors du fossé, se releva et ses yeux, gonflés par la boisson, fixèrent le lieu de sa chute. Cette fois encore, l’apparition avait été brève, mais Madis avait retenu un mot : « tombe ». 
         « Oui, oui », marmonna-t-il pour lui-même en fixant le fossé d’un regard hébété. Il était vide, il y manquait quelque chose et désormais, il savait exactement quoi. Il y manquait un cadavre !
        Mais ce n’était pas tout. Il sentait que beaucoup de choses encore devaient être éclaircies. Il était comme un chien qui a flairé la piste de son maître mais qui ne le retrouverait qu’à grand-peine.
        Madis regagna sa cabane d’un pas chancelant. La vieille était couchée, les bras croisés sur la poitrine. Elle était morte.
        Le patron aida Madis à préparer les funérailles. Il lui promit qu’au cimetière, on ferait même sonner pour elle les deux cloches comme c’était la coutume pour un patron ou sa femme. Madis en fut ému jusqu’aux larmes et le remercia de cette faveur en bredouillant. Il avait aimé la gentille petite vieille et souhaitait que son dernier voyage soit beau et digne. Au cimetière, Madis oublia pourtant les cloches et la vieille. La tombe ouverte lui rappela son fossé. Elle était tout aussi vide : une bouche béante et avide qui réclamait à manger, là, tout de suite. On y descendit le cercueil. Voilà, la tombe était pleine…
        Mais la solution n’était pas là, absolument pas, Madis le comprit d’emblée. Impassible, désarmé, il se tenait près de l’ultime demeure de son épouse. Il jeta trois poignées de terre comme le pasteur l’avait ordonné et avec une pelle, aida à remblayer la tombe. Non, ce n’était décidément pas ça. Beaucoup de choses n’allaient pas en fait. Après les funérailles, Madis se rendit immédiatement près du marais. Plongé en lui-même, il se remit à creuser le fossé d’Andres, les habits du dimanche encore sur le dos.
        Mais qu’est-ce qui clochait ? Un fossé vide, un mort : tout ça collait. Et pourtant, tout dans sa vision était différent. Mais différent comment ?
        Madis ne s’en souvenait pas. Désabusé, il laissait la pelle creuser toute seule.
        Tout à coup, il jeta l’outil et fit un bond en arrière comme s’il avait marché sur un nid de vipère ou qu’un énorme serpent sifflait à ses pieds. Il n’y avait pourtant aucun serpent, simplement trois gros vers de terre, dont le tranchant de la pelle avait malencontreusement sectionné les corps, et cette boule de petites saucisses roses se tortillaient, se contorsionnaient pêle-mêle sur le sol. Madis reconnut ces corps entortillés : ils faisaient partie de sa vision ! Sauf qu’il y en avait bien plus. Tout le fossé en était rempli et lui, vêtu de beaux habits, se tenait sur le bord, un fusil à la main. Oui, c’était ça ! La scène lui revenait maintenant très clairement ainsi que la satisfaction avec laquelle il avait contemplé son fossé parce qu’il était bien creusé et rempli à ras bord. Il se rappela ce moment de joie en observant les vers de terre couverts de boue qui se tortillaient et parvint même à en revivre les émotions. Mais soudain, un grand nuage noir cacha le soleil, les vers réussirent à se faufiler dans la terre et Madis ne comprit plus ce qui, quelques instants auparavant, avait provoqué en lui une joie si intense. Il s’assit sur une motte de terre et alluma une cigarette.
        C’était donc ça : un fossé plein de corps roses et vrillés. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Bon sang, qu’est-ce que c’était que cette vision ? Comment lui, le vieux Madis de la cabane, calme et posé, pouvait-il tout à coup avoir de telles visions ? Et c’étaient plus que de simples visions : l’idée du fossé vide le torturait depuis longtemps, l’empêchait de ressentir une quelconque satisfaction pour son travail, un travail simple certes, mais bien fait. Tout lui semblait incomplet, mais il n’allait pas combler le fossé d’Andres de vers de terre pour se soulager. Et d’abord, comment les rassemblerait-il en aussi grande quantité, en quantité suffisante pour remplir tous les fossés de Vargamäe ? Ici, le bon Dieu n’avait pas été si généreux que ça en vers de terre.
        Madis était assis et fumait. Plus il considérait la chose, plus il lui apparaissait que dans sa vision, il n’était pas question de moitiés de vers de terre. Des corps roses oui, mais ceux… d’êtres humains.
        Il se faisait horreur. Si le pasteur ou encore son patron venaient à apprendre ça, ils croiraient tous les deux que le vieux Madis est pris de folie avant de mourir, que le diable le possède et qu’il voit en rêve l’enfer et les affreux supplices qu’il va subir pour ses péchés. Car où, ailleurs qu’en enfer, pouvait-on trouver un pareil fossé rempli de corps humains, qui se tordent comme des vers ? Et Madis qui était encore sur le bord et qui ne tendait pas la main pour aider les malheureux à en sortir. Pire, il tenait un fusil ! C’était peut-être même lui qui les y avait poussés. Quelle horrible vision !
        Madis lut le Notre Père et se signa pour éloigner le Mal. Mais au tréfonds de son cœur, une voix lui répétait : « Voilà qui serait bien, c’est ce que tu devrais faire, ainsi tu remplirais enfin ton fossé. »
         « Mais où est-ce que je vais trouver autant de gens à tuer ? » s’interrogea Madis, terrifié. Il allait vraiment devenir fou. Il fallait qu’il s’éloigne de ce maudit fossé avant de commettre l’irréparable ! 
        Il mit sa pelle sur son épaule et rentra chez lui à toute vitesse. Il était essoufflé. 
        Arrivé dans la cabane, épuisé, il s’assit sur chaise. À la manière dont il tenait sa pelle, on aurait dit qu’il avait l’intention s’en servir pour chasser quelqu’un. Pour chasser ses horribles pensées en réalité. Mais elles, elles ne craignaient pas la pelle, cette alliée secrète. C’était elle qui avait creusé ce long fossé que les pensées de Madis souhaitaient remplir de ce contenu immonde. Et lui ne pouvaient pas lutter contre cette vision récurrente : ce grand fossé plein de corps roses distordus, lui sur le bord, ce fusil à la main, dans ces beaux habits… N’était-ce pas un uniforme qu’il portait même ?
         « C’est le diable qui me torture ! » pensa Madis. « Je ne peux pas faire une chose pareille, c’est impossible. C’est abominable ! Malheureusement, c’est impossible ! » et il saisit sa tête entre ses mains comme pour en extirper cette idée infâme qui y était logée. « Malheureusement », avait-il pensé. « Malheureusement, c’est impossible ! »
        Il se mit au lit, tira la couverture sur ses épaules et ferma les yeux.
        Toujours cette même image. Effroyable. Séduisante.
        Il finit par s’endormir et rêva que son âme se détachait de son corps pour s’envoler telle une mouche vers le plafond bas de la chambre et que de là-haut, celle-ci l’observait qui ronflait dans son sommeil agité. Puis la porte s’ouvrit, et Juss, qui était mort depuis longtemps, pénétra dans la pièce. Madis se réveilla et se frotta les yeux.
         « C’est toi, Juss ? demanda-t-il. Pourquoi es-tu sorti de ta tombe ?
        — Je suis venu te voir, Madis.
        Juss s’était rempli une grande louche d’eau et buvait, mais une ficelle, nouée autour de sa gorge comme autour d’un sac plastique, empêchait l’eau de s’écouler. Il secoua la tête, exaspéré, recracha l’eau et prit place sur lit à côté de Madis.
         « Je voulais te parler, Madis. Tu vois des choses étranges, mon vieux, hein ?
        — Comment tu l’ sais ? » s’étonna Madis. 
        Il réalisa, quand Juss afficha un air de supériorité, que le revenant devait être au courant de ce genre de choses et ajouta en s’excusant :
         « Satan me tourmente, il me montre des horreurs invraisemblables.
        — Pas si invraisemblables que ça, répliqua Juss. Tu n’es pas né à la bonne époque, c’est tout ! Tu es en avance sur ton temps ! Crois-moi, si tu étais né cinquante ans plus tard, tu aurais pu vivre comme bon te semble, exactement comme tu en rêves aujourd’hui ! 
        — Sans blague ! répondit-il en jouant l’indifférence, mais il ne put retenir le sourire qui se dessinait sur son visage. Juss le regarda et acquiesça.
        — Eh oui, Madis. Là, tu n’as le droit que de creuser ce fossé pour Andres, mais cinquante ans plus tard, tu aurais pu être au service d’un patron, qui t’aurait permis de bien le remplir. Les hommes comme toi seraient appréciés. Pas comme maintenant, où tu dois supporter ces conditions de vie médiocres et finir tes jours dans une cabane. Tu aurais un appartement en ville et tu n’aurais pas besoin d’aller tirer l’eau au puits : elle sortirait du mur, tellement bouillante qu’elle te brûlerait la tête. On te décernerait une décoration et on enseignerait même ton nom aux enfants dans les écoles. »
        Madis se mit à rougir comme une jeune fille, dont la beauté est flattée par le séducteur du village. Juss donna une tape amicale sur l’épaule du vieillard.
         « Mais il n’y a rien à faire, tu es sorti trop tôt du ventre de ta mère, mon petit vieux. Que veux-tu, c’est la vie ! Il y en a qui ne peuvent pas attendre et d’autres qui viennent au monde trop tard… Il faut se résigner ! On vit une sale époque pour l’instant. Les gens comme toi n’ont pas vraiment de droits. Il faut obéir à des dizaines d’ordres et tout le reste. Oh oui, Madis, cinquante ans plus tard, tu aurais pu remplir ton fameux fossé avec Andres et avec mon ancienne femme Mari après leur avoir mis une balle dans la tête et tu les aurais regardé flotter comme deux vers de terre dans l’eau du marais. »
        Madis voulut poser une question, hésita tout d’abord et finalement, demanda :
         « Mais le pasteur ?
        — Tu lui aurais fait sauter la cervelle, tout simplement, et tu aurais transpercé son cadavre à la baïonnette », expliqua Juss.
        Madis hocha la tête, reconnaissant.
         « Merci de m’avoir raconté tout ça, Juss. Je peux mourir le cœur léger parce que maintenant, je sais que remplir des fossés ne sera pas impossible pour tout le monde ! »
        Sur ces mots, Madis ferma les yeux et mourut. Juss secoua la tête et dit :
         « Dieu soit loué d’avoir fait naître et mourir cet homme au bon moment. Cinquante ans plus tard, quelqu’un comme lui aurait fait beaucoup de mal ! Dieu s’y entend bien pour nourrir les vers. »
        Juss prononça encore quelques mots, mais la petite âme de Madis ne les entendait plus. Elle était sortie en tournoyant par la porte ouverte et s’élevait à présent haut dans le ciel, tout droit vers le paradis.

         « Quel homme juste et honnête, ce Madis ! Paix à ses cendres ! » disait quelques jours plus tard Mäe Andres, lorsque Madis fut enterré comme il se doit aux côtés de son épouse et que l’on sonna pour lui les deux cloches comme pour tout patron.
         « Oui, il ne faisait pas de mal à une mouche ! soupira Mari. Il était bon et pieux ! »
        Au loin, on entendit la voix ivre de Pearu crier joyeusement :
        « Alléluia. »
 

Traduit de l’estonien par Cédric Farez