L’imprévue

    Tout mon corps était sensible, comme égratigné, ma peau brûlante, mes lèvres fendillées. C’était le matin très tôt.
    Sur le marché, qui jouxtait la gare routière, il semblait y avoir en ce début de journée davantage de vendeurs que d’acheteurs. Encore hésitante, je comptai une fois de plus mon argent. Maintenant qu’il était clair que je ne pouvais pas partir en bus avant le soir et que la seule solution, pour être rendue chez moi avant sept heures, était d’aller attendre une auto sur la route, il me restait assez pour acheter des poires. J’avais toute la journée devant moi, et le soir était si loin que ma déconvenue à la gare ne m’inquiétait pas outre mesure.
    J’avais pris de bonne heure le chemin du retour, après deux nuits sans sommeil, me levant dans l’aube brumeuse pour attraper le premier bus en direction de Tartu. Je ne sentais même pas la fatigue, tout comme le jeûneur ne ressent plus la faim lorsque son abstinence dure depuis assez longtemps, mais j’avais l’impression que la frontière entre sommeil et éveil s’était estompée. Durant ces deux nuits je n’avais dormi que par intermittence, en de brefs moments d’inconscience profonde dont je me réveillais aussitôt, craignant de laisser échapper le moindre instant de ce court week-end. Même pendant qu’il dormait j’avais tâché, étendue, de le sentir avec tout mon corps à la fois. La nuit était tombée tout à fait et je n’arrivais pratiquement plus à le distinguer, mais la lune s’était mise presque aussitôt à briller entre les planches mal jointes de la cloison, et les moindres recoins s’étaient bientôt trouvés baignés d’une lueur vacillante et fragile. Durant son sommeil, je m’étais dit que je le préférais ainsi, endormi, mais lorsqu’il s’était réveillé et avait posé sur moi, lentement, un regard de plus en plus intense, m’attirant à lui et effleurant mes lèvres brûlantes, j’avais senti de petites étincelles qui partaient de ma tête et se répandaient dans tout mon corps, crépitantes, incandescentes. La petite mort, oui, vraiment ! J’avais cessé d’être ; plus rien d’autre n’existait que cette non-existence, puis de nouveau il y avait eu cette grange étrangère, remplie de foin odorant dont notre peau en sueur était couverte, et qui nous piquait.
    Vers la fin de l’hiver nous avions été sur le point de nous séparer. Je crois qu’il comprenait, lui aussi, combien nous étions en réalité étrangers l’un à l’autre, portant sur tout des opinions opposées, éprouvant des sensations différentes ; je me figurais qu’il n’arrivait tout simplement pas à mon niveau, jusqu’aux hauteurs où je planais, environnée par les objets qu’avait engendrés mon imagination. La médiocrité du quotidien nous épuisait tous deux. La cuisine, la lessive, les maladies de l’enfant, la chambre froide et humide que nous louions, le manque chronique d’argent, le fait de devoir toujours repousser à plus tard tous nos espoirs.
    Lorsqu’il partit pour tout l’été à l’autre bout de l’Estonie, je me sentis soulagée, libre. Des centaines de choses me semblèrent redevenir possibles – mais au bout de deux semaines je ne pensais plus qu’à lui. Il m’écrivait des lettres amusantes, très concrètes, où par endroits perçait soudain une sensibilité enfantine et maladroite. Son écriture était effroyable, précipitée. Je portais toujours ses lettres sur moi, où que j’aille, et jusque dans la rue je m’arrêtais parfois pour en relire quelques phrases. Une des lettres était accompagnée de photos, floues et mal cadrées, qui le montraient maigre, barbu, les cheveux décolorés, posant sur un chemin de campagne inconnu. J’aurais voulu le rejoindre, mais je devais travailler et je n’avais personne à qui confier l’enfant, encore trop petit pour m’accompagner, pendant le week-end. Cette fois-ci seulement, ma mère avait accepté de le garder, en cette fin de semaine à l’exact milieu de l’été, du vendredi midi au dimanche soir à sept heures. C’était sept heures précises, pas une minute de plus : elle avait ensuite quelque chose de très important à faire, et avant que je parte de chez elle j’entendis une dizaine de fois au moins son « sept heures précises ».
    C’est en pensant à cette heure fatidique que je m’étais mise en route dimanche de si bon matin.
    Qu’il avait été oppressant de rester couchée en regardant la nuit s’éclaircir graduellement ! La séparation, l’arrachement m’avaient paru, dans les premiers instants, une délivrance. Mieux valait partir ainsi, dans la nuit encore fraîche de rosée, qu’au beau milieu d’une journée tiède, au terme de longs adieux, tandis qu’il commencerait déjà à penser à sa semaine de travail.
    J’étais donc plantée là, mon argent à la main, et je scrutais le marché. En fait c’était encore un peu tôt pour les poires, mais le printemps avait été précoce, et l’été chaud et généreux avait tout fait mûrir avant terme. J’avais une telle envie de ces poires… Je les désirais justement un peu fermes, d’un jaune encore verdâtre. Je pouvais même les sentir, dans l’air matinal limpide mais déjà tiédi.
    Un bus passa et je regardai les visages derrière les vitres. Je ne comprenais pas qu’il y eût dans cette ville endormie tant de gens en route pour Tallinn, et nulle part une place pour moi. Sans l’obsession de ces fatidiques « sept heures précises », j’aurais pu flâner, mener par tant d’endroits familiers mon corps à la peau sensible et aux lèvres endolories, faire halte ici ou là, regarder le fleuve au courant paresseux, déambuler au long des rues. Au lieu de cela, je me dirigeai vers le marché et je passai parmi les commerçants. Il me sembla qu’ils m’observaient avec une attention soutenue et étonnée.
    Écorchée, pensai-je. Je suis toute entière écorchée vive, après ces deux nuits et cette journée. Ça doit se voir de loin, peut-être même se sentir, comme des poires, ou des fraises trop mûres.
    Moi-même je le sentais, lorsque je m’arrêtais. Élevant la main vers mon visage, je vis le duvet doré, brillant, dressé sur mon avant-bras, et la peau était fraîche contre ma joue.
    Un homme qui vendait des pommes de terre nouvelles s’était penché vers moi. Il s’appuyait ce faisant si lourdement sur son grand sac plein à ras bord que celui-ci se renversa et laissa échapper son contenu. Les pommes de terre rebondirent dans toutes les directions ; poursuivant mon chemin, je posai le pied sur l’une d’elles, qui s’écrasa avec un bruit humide. De part et d’autre de l’allée on vendait des fleurs, et cet entassement, cet amoncellement de beauté, me poussait à presser le pas. Je commençais à craindre qu’il n’y ait pas une seule poire à vendre sur tout le marché, et qu’au mieux je puisse trouver des pommes vertes, pas mûres ; mais lorsque je me retournai pour m’en aller, je les aperçus de loin.
    Je m’arrêtai devant l’étalage et m’enquis de leur prix, qui pourtant m’était désormais indifférent. Ce que je voulais maintenant, c’était les avoir le plus vite possible et me mettre à les manger sur-le-champ, bien qu’à les regarder je visse déjà qu’elles n’étaient pas mûres, mais dures et peu goûteuses. Elles n’avaient même pas d’arôme, mais l’idée de les croquer suffisait à me combler. En les mangeant, il me revint en mémoire un poème sur les fruits verts que l’on doit manger au clair de lune, quand les horloges mentent et qu’apparaissent des chemins sans issue. Je me dirigeai vers l’arrêt de bus en tâchant de m’en rappeler la mélodie. La rudesse du matin faisait place, petit à petit, à la chaleur d’une journée d’été.
    J’attendais déjà depuis plusieurs heures au bord de la route, en lisière de la ville, et je regardais de l’autre côté de la chaussée les ombres se raccourcir tout doucement au pied des grands arbres. Presque aucune voiture ne circulait, tout le monde devait faire ce dimanche la grasse matinée. Il était passé une ou deux autos familiales remplies d’enfants, une Volga noire, plusieurs voitures à remorques de kolkhozes qui circulaient dans le voisinage, puis de nouveau plus rien. Mais c’était encore le matin – d’ici sept heures du soir, j’avais bien le temps. J’aurais aimé marcher au bord de la route, m’éloigner de la ville, mais lorsque les autos roulent à pleine vitesse on est beaucoup plus difficilement pris. Je faisais les cent pas, m’éloignant du sac que j’avais laissé tomber sur le talus, puis revenant vers lui. Il me restait quelques poires. Je les gardais pour l’enfant. J’avais faim.
    Puis j’entendis, de loin déjà, le grondement grave d’un gros camion. Il arrivait à toute vitesse, sûrement plus vite que la limite permise. Il était d’un orange éclatant, avec une cabine spacieuse et une remorque imposante. Le vent me fouetta le visage lorsqu’il me dépassa, puis il ralentit dans un grincement de freins et s’arrêta au bord de la route. J’empoignai mon sac, courus à sa hauteur, montai sur le plus haut degré du marchepied en m’agrippant d’une main ; j’ouvris enfin la portière avec effort et je dus basculer en arrière pour permettre son passage.
    « Vous allez à Tallinn ? demandai-je.
    – Oui. »
    Mon sourire, réservé tandis que je posais la question, s’épanouit et je grimpai sur le siège. Le moteur rugit, le camion se mit en route, lentement tout d’abord, puis plus vite, le long de la route qui se chauffait au soleil.
    Des deux côtés, nous fûmes bientôt environnés de forêts de pins aux hauts troncs lisses, et comme toujours je me réjouis du spectacle de la lumière claire que l’on voit dans ces forêts. Je n’avais regardé le conducteur en face que pour lui poser ma question, et pendant les premiers kilomètres je ressentis l’hésitation que l’on a toujours vis-à-vis d’un étranger à qui l’on va être redevable pendant les prochaines heures. Certains conducteurs parlent avec leur « imprévu » du pays, du temps, et alors il faut écouter et répondre à bon escient. D’autres – et c’est le cas favorable – restent silencieux, sifflotent dans leur coin, regardent la route et ne font pas attention à vous.
    Il roulait à toute vitesse, taciturne, et en regardant les bornes kilométriques je calculais l’heure à laquelle je serais rendue. Perchée dans cette haute cabine, je voyais la route bien au-dessous de moi et lorsque l’énorme engin dépassait une automobile ordinaire, il semblait que celle-ci n’atteignait même pas la hauteur des larges roues. La vitesse m’avait réveillée, je réfléchissais à ce que je ferais, une fois en ville, de mes dernières heures de liberté, lorsque je remarquai que nous avancions de plus en plus lentement. Les arbres sur le bord de la route, qui tout à l’heure avaient filé si vite, étaient maintenant presque immobiles. Plusieurs autos nous doublèrent. Je jetai un coup d’œil en direction du compteur, mais il était trop loin. Le conducteur s’appuya paresseusement contre le dossier et dit :
    « Tu es pressée ? Moi pas du tout : j’ai des tonnes de temps. »
    Il avait la trentaine, ou un peu moins. Ses manches retroussées découvraient des avant-bras musculeux et couverts de poils frisés. Me jaugeant du regard, il répéta : « Des tonnes… »
    Il tourna la tête vers moi et je vis ses yeux, qu’il avait d’une couleur indéfinie, grisâtres, jaunâtres. Son regard était plus lourd encore que ses « tonnes de temps », et le dessin de sa bouche mêlait mépris et appétit de jouissances. Il savourait l’idée que j’avais compris son dessein, que la peur me mettait intérieurement sens dessus dessous et que j’allais appeler à l’aide. Un monstre. C’était si clair que je cherchai, tout en le regardant, les mots les moins susceptibles de le provoquer :
    « Mon temps à moi se mesure différemment… et ça m’arrangerait que vous accélériez.
    – Ton temps m’appartient, depuis que tu es montée à bord. »
    Ma robe courte laissait voir mes jambes nues ; ma peau, marquée des griffures de l’amour, se couvrait lentement de sueur. J’avais la nuque raide et douloureuse, comme si quelqu’un l’eût serrée déjà entre ses doigts.
    « Si notre temps passe de manière si différente, laissez-moi descendre tout de suite, j’attendrai une autre auto. »
    Parler me faisait mal aux lèvres, mais je n’osais pas y passer ma langue pour les humecter.
    Il se mit à rire.
    « Oh non ! Tu fais le voyage avec moi, sauf si tu préfères aller tout de suite faire un tour dans la forêt. Regarde, voilà justement un chemin. »
    Il freina un instant et regarda vers moi :
    « Tu veux ? Tout de suite ?
    – Non ! », dis-je en sentant la pression s’accentuer sur ma nuque. J’essayai d’envisager la suite sans me la représenter vraiment, sans m’imaginer luttant jusqu’au moment où ce poing, pour l’heure encore posé sur le volant, s’abattrait sur ma tempe. Je vis mon corps déchiqueté gisant dans l’herbe, les mouches. Je serais un festin pour les insectes ; l’hiver venu, il ne resterait peut-être plus grand-chose de moi.
    Non, pensai-je. Je me rends folle, à imaginer des choses pareilles. Il n’a même pas besoin de me frapper…
    Mon sac glissait ; je le serrai fortement contre moi et sentis les formes rondes des poires qui restaient. Je pensai à leur goût : fermes, pas mûres… bonnes. Je plongeai la main dans le sac et en saisis une.
    « Avec cette chaleur ça va être une journée pénible, et longue. À toi de choisir : est-ce que je tourne tout de suite… »
    Il conduisait maintenant bien appuyé contre le dossier de son siège, et il y avait dans sa voix une assurance satisfaite.
    « Non merci », répondis-je en serrant la main autour de la poire. Avant, je voyageais toujours avec un couteau dans mon sac, un véritable poignard finlandais, et tout en sachant que je ne m’en servirais jamais contre quelqu’un, j’en retirais un sentiment de sécurité.
    « Tu ne m’as pas l’air bien inquiète. Tu ne crois peut-être pas que je peux faire de toi tout ce que je veux ? Tout ! »
    Je gardais un œil sur la chaussée, qui défilait sous le véhicule avec une lenteur exaspérante. Notre vitesse était cependant juste suffisante pour que je me rompe tous les os si je tentais de sauter en marche. La route était déserte, il pourrait tranquillement s’arrêter et venir voir ce qui restait de moi. Je l’imaginais se penchant, je voyais sur son visage cette curiosité animale qui s’empare des gens lorsqu’ils se rassemblent, bruissants, sur le lieu d’un accident. Un essaim de mouches.
    Il jouit déjà, rien qu’à me faire peur, le salaud, pensai-je ; il n’a même pas besoin de tourner quelque part.
    « Ce ne sera pas si facile de me sortir de la cabine… » Je me forçai à regarder vers lui, à croiser ce regard. « Pour me pousser – je jaugeai l’espace qui nous séparait – je suis trop loin, et pour me tirer depuis l’extérieur, ça demandera beaucoup d’efforts ! »
    J’aurais voulu hurler : « Je vais te péter la gueule ! » ; j’espérais au moins qu’il pouvait le lire sur mon visage. Ou alors me donner une allure sûre de moi et courroucée, tout d’abord pour me tromper moi-même, puis lui, jusqu’à ce que nous finissions par y croire tous les deux.
    « Oh ! oh ! dit-il. On s’excite ! C’est charmant, mais n’espère pas m’embrouiller. Tu ne sais pas pleurer, et tu es trop fière pour supplier. On va avoir du bon temps, tous les deux… »
    Ses paroles étaient entrecoupées de petits rires brefs, comme des jappements.
    « Ma femme, au début, elle s’imaginait que si elle avait besoin de quelque chose il suffisait de pleurer. Plus tard, elle s’est contentée de siffloter en se mettant du rouge sur les ongles, et de les affûter tous les soirs sous mon nez. Regarde, j’ai même quelques cicatrices, par-ci par-là. »
    Il écarta le col de sa chemise et me fit voir, près de sa clavicule, des cicatrices de coups de couteau, bleuissantes.
    « Ce ne sont pas des ongles.
    – Si tu avais vu comment elle les aiguisait, tu me croirais. »
    Il sortit sa chemise de son pantalon et l’ouvrit complètement.
    « Quelle chaleur, bon sang ! Tu veux savoir où je les ai eues, ces cicatrices ? »
    Je répondis oui. Je voulais le faire parler, parler le plus possible.
    « En prison.
    – Pourquoi ?
    – Pourquoi la prison ou pourquoi le couteau ?
    – Pourquoi le couteau ?
    – J’étais désobéissant. Ça répond d’ailleurs aux deux questions, ma petite ! Tu sais comment je me suis fait prendre, la première fois ? Tu imagines que j’ai piqué quelque chose, ou que j’ai tabassé quelqu’un un peu trop brutalement ? Pas du tout ! J’allais prendre le tram et j’était devant un type. Quelqu’un s’est mis à courir, y’en avait un autre qui s’agitait, et puis des petits morveux dans un coin, qui racontaient des sottises, et au moment de monter dans le tram j’ai reçu un coup de matraque. Alors j’ai attrapé la matraque, et sans réfléchir j’en ai rendu un bon coup à ce salaud. »
    Tout en parlant le chauffeur avait redonné des gaz. Le courant d’air bruyant faisait flotter les pans de sa chemise ; l’énorme engin avait presque retrouvé sa vitesse d’avant, sur cette route de dimanche, tranquille et déserte. De soulagement, mes mains, mes jambes, mon dos crispés se détendaient.
    « Et puis ? demandai-je.
    – Et puis… » Il regarda la route, remarqua la vitesse et ralentit aussitôt. « Et puis ce connard s’est agrippé à moi et s’est écroulé en hurlant ; les miliciens me sont tombés dessus et la bagarre a commencé. Ce fumier-là n’avait pas son uniforme ! Moi je comprenais pas grand-chose, j’étais pas au courant, je sortais à peine du lycée professionnel. On prétendait que j’étais le meneur de je ne sais quelle affaire, d’une histoire de gamins ! Une révolte de chiards aux yeux bleus… Moi ! Ça m’a fait éclater de rire, et j’ai encore pris sur la gueule. J’ai vraiment tout vu, des choses qui te feraient tomber à la renverse de peur, mais c’était la première fois que j’entendais un truc pareil. Toi et moi, ma chérie, on est rien que des Estoniens : ils me l’ont bien fait comprendre ! »
    Il eut de nouveau son rire aboyé. Je n’avais encore jamais entendu un rire haineux comme celui-là. Cette manifestation de joie, de plaisir, se changeait dans sa bouche en une expression de mépris, envers tout et tout le monde. Un tel rire venait sûrement de l’enfer qu’avait dû être son enfance. Dans ma tête passaient toutes sortes d’histoires horribles. Je n’avais plus peur.
    Il tourna et emprunta une portion de route plus ancienne, qui serpentait dans le bois avant de rejoindre la route principale. Le camion se rangea lentement sur le bord du chemin et s’arrêta. Subitement, tout était très silencieux, on entendait le bourdonnement des insectes et, au loin, des bruits de machines. Un tracteur roulait entre des champs. De mon côté de la route poussaient des broussailles épaisses dont les branches venaient frotter contre le camion. J’avais la main sur la poignée de la portière et je me demandais quoi faire. Si je sautais, il me rattraperait sur le bord du chemin. La cabine était trop large pour qu’il puisse m’atteindre en étendant le bras. Des fleurs en plastique dans un gobelet, qui avaient trembloté pendant tout le voyage, étaient maintenant inertes. Le silence était de plus en plus pesant.
    Il s’étira, à moitié affalé, se gratta la poitrine, l’aisselle. Il était deux heures et nous n’avions fait que la moitié du trajet. Je pensai à tout le temps que j’avais perdu, à ce morne début d’année durant lequel j’avais détesté mon amour et le piège dans lequel celui-ci m’avait entraînée. Tous mes grands rêves s’étaient effondrés comme du sable, j’avais l’impression de me rabougrir, de me vider ; je commençais à trouver que la vie ne me donnait pas ce qu’elle me devait.
    « J’ai fait un sacré chemin », dit-il. Je regardai de son côté et vis qu’il avait fermé les yeux. « Je vais faire un petit somme. »
    Il y avait un bout de terrain sur lequel je devrais courir pour atteindre la grand-route. Il n’était évidemment pas endormi. Il attendait.
    « D’où tu viens ? », me demanda-t-il.
    Ma réponse ne venant pas, il ouvrit les yeux.
    « Allez, dépêche ! dit-il brutalement. Accouche !
    – J’étais chez des parents à Otepää. Je dois être rentrée chez moi ce soir pour m’occuper de mon enfant. Je n’ai pas pu avoir de place dans le bus, même pas dans un taxi collectif… »
    Je ne lui dis pas que dans le temps, quand je n’avais pas assez d’argent, je voyageais partout en auto-stop. Parfois à deux ou à trois, parfois aussi toute seule. Puis, après que le conducteur d’un camion-citerne de lait eut conduit une de mes amies en pleine forêt et l’eut violée, j’avais arrêté. Le bonhomme, bedonnant et d’âge moyen, paraissait si sûr, si paisible, qu’au moment où il s’était engouffré dans la forêt ma camarade de classe ne comprenait pas encore ce qui se passait. Elle me dit qu’elle avait ensuite vomi pendant des jours et, après avoir raconté cela, elle s’était levée et avait gagné les toilettes en titubant.
    « Tu mens ! Tu ne viens sûrement pas de chez une tante quelconque, même un aveugle verrait ça tout de suite. Chez qui tu étais ? Est-ce que tu as seulement un enfant ?… Tu crois que tu vas m’attendrir avec ces salades… J’ai tout mon temps… »
    Oui, vraiment des tonnes, pensai-je. Si lourdes…
    « En prison, j’ai compris que le temps, on en a à la tonne. Il n’y a pas besoin d’en faire provision, il suffit d’avoir la force d’attendre le moment exact, alors tout arrive dans le creux de ta main si tu ne te précipites pas, si tu fais le bon geste au bon moment. »
    Il replia ses doigts comme des griffes, puis ferma le poing.
    « Je ne suis jamais fait pincer sur mes gros coups, mais je suis tombé pour des bêtises. Tu veux savoir ce que je faisais vraiment ? Si je te le racontais, après je serais obligé de te faire taire. »
    Il rit à nouveau.
    « Oui, répondis-je.
    – C’est ce que je pensais. Ça te ressemble, tu joues le banco. Toi, ce qu’il faut, c’est pas te violer tranquillement dans la forêt ; toi, il faudrait te faire la peau. »
    Assis, il regardait ses mains posées sur le volant. Par la fenêtre ouverte étaient entrées quelques mouches. Elles tournoyaient autour de nous, volaient contre la vitre et restaient là à bourdonner.
    « Bon Dieu ! dit-il, je supporte pas quand elles me tournent autour pendant que je roule et qu’elles passent dans mon col. Ouvre la fenêtre de ton côté, pour qu’elles s’en aillent quand on roulera. »
    Il démarra et nous suivîmes le vieux chemin cahoteux jusqu’à la grand-route. Nous avancions, mais lentement, nous nous traînions le long de ce dimanche plein de verdure vive et que réchauffaient les rayons du soleil. Quand nous approchions d’un bourg, il accélérait un petit peu. Une ou deux fois déjà, à l’approche des maisons, j’avais été sur le point d’ouvrir la portière pour sauter ; sans se tourner vers moi, il me dit : « N’essaye pas, ou je te roule dessus, tu restes sous les roues arrière et même ta mère ne pourra pas te reconnaître. »
    Lorsque nous arrivâmes à la hauteur de l’église d’Anna, une odeur de goudron fondu entra par les fenêtres. Au-dessus de la route, la chaleur faisait vibrer l’air. L’église, le cimetière derrière son muret de pierres, le magasin fermé, les maisons dans les bosquets : tout était si familier, chaque chose à sa place, et pourtant rien n’était plus comme avant. J’étais maintenant complètement calmée, je ne me demandais plus comment le faire parler, comment être plus rusée que lui, comment sympathiser. J’étais si fatiguée que j’aurais seulement voulu appuyer à fond sur l’accélérateur, envoyer l’énorme engin, à pleine vitesse et dans un vacarme épouvantable, contre n’importe quoi qui l’arrête et le réduise en miettes. Cette lenteur, étirant chaque heure qui passait, tandis qu’il se demandait à l’approche de chaque bosquet ce qu’il allait pouvoir y faire de moi, et entre temps son rire, son silence… Des tonnes de temps.
    Le soir tombait déjà lorsque nous passâmes Vaida. Le soleil déclinant commençait à éblouir les yeux des voyageurs se dirigeant vers Tallinn. Je ne voyais pratiquement pas la route ; lui, ça ne paraissait pas le gêner. Le flot de la circulation était devenu plus rapide. Des autos toujours plus nombreuses nous doublaient. Je me faisais mal aux yeux à regarder leurs feux arrière rouges. Serait-il jamais possible d’appeler au secours ? N’en aurais-je jamais fini avec ce vacarme, cette vitesse, ce scintillement de feux arrière ?
    « Tu sais bien te taire et écouter, dit-il. Ma femme, c’est une idiote, mais j’ai aussi un gamin de huit ans, et puis elle fait la cuisine à peu près proprement. »
    Il s’arrêta sur le bord de la route, descendit du camion, fit le tour par devant et saisit la poignée de la portière de mon côté. Je la fermai de l’intérieur, et il eut encore son rire bref. Puis il se retourna et pissa longuement dans le fossé, en faisant un jet courbe. Il montrait une tranquillité de père de famille et je songeai subitement que si j’ouvrais la porte brusquement, je pourrais le frapper dans le dos ou à l’épaule, et que j’aurais une chance de me sauver. Si une auto s’était trouvée à notre hauteur, je l’aurais tenté. Plus par peur maintenant, mais excédée par la lenteur exaspérante de ce voyage.
    Il sembla deviner mes pensées. En regagnant sa place, il me dit :
    « On faisait ses petits plans ? Ne crie pas avant d’avoir mal !… Tu aimerais bien m’égorger d’un coup de dents, hein ?
    – Non », répondis-je.
    Il rit, aboyant, hoquetant de plaisir.
    Quand Tallinn commença à se profiler à l’horizon, je ne parvins pas à me sentir soulagée. Je vis un avion prendre son vol, ses lumières s’élever dans le ciel, s’éloigner…
    « Tu penses que tu es arrivée, dit-il en tournant le long du lac Ülemiste, en direction de Järve. Il est presque six heures et demie. Je vais au dépôt à Hiiu ; il est désert, et je t’emmène avec moi. Un dimanche soir, personne ne viendra nous déranger. Tu ne me crois pas ? Tu imagines que je vais te laisser partir comme ça ?
    – Quel jeu minable ! lui dis-je.
    – Quel jeu ! Tu crois que tout ça c’était du flan ? Je t’ai parlé de moi, plus que je n’en ai jamais dit à ma femme ! Je t’ai conduite jusque ici, alors que j’aurais pu t’abandonner derrière le premier buisson, et même les chiens n’auraient rien dit… Allez, descends ! Tout de suite ! Fous le camp ! Qu’est-ce que t’attends ? »
    Son visage avait revêtu un masque de colère. S’il avait pu allonger le bras jusqu’à moi, il m’aurait frappée. Malgré le coup de frein, le camion roula encore quelques mètres. J’ouvris la portière.
    « Attends ! dit-il. Je me demande pourquoi je te laisse partir… »
    Je le regardai dans les yeux et il eut encore une fois son rire nerveux.
    « Si tu t’étais mise à crier ou à pleurer… Mais tu es restée là, assise, comme une sorcière… Attends !… »
    Je sautai à terre et claquai la portière, puis je m’éloignai, marchant vers le passage à niveau que j’apercevais au loin. Il passa à ma hauteur avant que je n’y arrive. Je regardai ma montre et je pressai le pas, courant à moitié. Si le bus arrivait tout de suite, je serais peut-être à la maison à sept heures.
    Dans mon sac, j’avais trois poires à moitié mûres pour l’enfant.

    Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry