L’Œil

(Extraits)

[1]

(Début de la nouvelle)

    I. et moi étions de la même promotion, mais je n’aurais jamais fait sa connaissance sans cette campagne d’automne au kolkhoze, où il s’enivra et se mit soudain à parler. À l’université il restait silencieux et ne parlait que lorsque les professeurs l’interrogeaient, demeurant d’ordinaire assis dans son coin, en cours ou à la bibliothèque, et remplissant avec soin de grands cahiers de brouillon d’une écriture enfantine.
    Au kolkhoze donc, nous avions passé toute la journée à trimballer des sacs de céréales, et le responsable était venu le soir au séchoir à grains pour convier notre groupe de garçons au sauna. Il y avait là-bas de la bière, et d’autres boissons plus fortes. I. n’en avait sans doute jamais bu de sa vie, c’est pourquoi il fut si vite parti. Son visage s’étira en un large sourire ; il ne prit aucune part à la conversation, fredonnant seulement, de temps à autre, quelque rengaine. Puis il disparut. Au moment du départ, nous l’appelâmes et le cherchâmes à gauche et à droite, sans succès. Le temps était chaud, il ne pleuvait pas ; pensant qu’il se débrouillerait bien tout seul, nous grimpâmes dans le camion qui devait nous ramener à la Maison du peuple, où nous nous étions installés dans une salle annexe. Le camion sortit de la cour, tourna à gauche après avoir franchi la haie de lilas et freina alors si brusquement que nous tombâmes les uns sur les autres dans la benne. I. était couché au beau milieu du chemin. Il ne dormait pas mais était simplement étendu là, remuant bras et jambes comme un scarabée renversé sur le dos. Nous le hissâmes dans la benne du camion et roulâmes jusqu’à notre casernement. Silencieux, I. ne répondait ni à nos questions ni à nos horions.
    Le lendemain il y avait moins de travail, et on nous libéra plus tôt. En sortant de la cantine, qui était située dans une des ailes de la Maison du peuple, I. parut soudain à côté de moi et me demanda si je croyais en Dieu. Une telle question me prit un peu par surprise et je fis une réponse banale, disant en gros que je ne savais pas trop, mais qu’il était bien possible que quelque force supérieure, puissance suprême ou connaissance universelle, existât quelque part. Le voltairisme naïf de mon explication le fit sourire et il dit qu’il souhaitait parler avec moi, mais pas ici : ne voulais-je pas marcher un peu en sa compagnie ?
    Nous prîmes le chemin qui mène à la forêt et, à travers elle, conduit jusqu’au lac où les garçons pêchaient poissons et écrevisses. Et il parla, parla, davantage peut-être en un soir que pendant les deux années qu’il venait de passer à l’université. Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas noté par écrit ce qu’il me dit ce soir-là. Ainsi sommes-nous dans la jeunesse, trop confiants en notre mémoire, trop insoucieux des autres personnes. Je ne crains pas tant d’avoir oublié l’histoire qu’il me raconta, que de n’être plus capable aujourd’hui de distinguer ses idées des miennes, tant j’y suis continuellement revenu, tant je les ai encore et toujours retournées et approfondies.
    Il me dit que Dieu était dans sa vie une réalité, mais une réalité qui ne lui inspirait aucune joie. Il se sentait comme un cobaye, que quelqu’un surveillait de son Œil inquisiteur. Cet Œil observait apparemment tout le monde, mais la plupart d’entre nous ne s’en rendaient pas compte. Pourquoi s’en apercevait-il, lui, et pas les autres ? Il n’en savait rien, mais il avait imaginé que les gens sont peut-être dans une sorte d’état hypnotique, qu’ils sont d’une certaine manière conditionnés pour rester inconscients, qu’on les étudie, qu’ils sont l’objet d’une expérience.
    Je voulus, bien sûr, savoir comment il avait conscience de cet œil inquisiteur de Dieu. Il répondit que c’était difficile à expliquer, qu’on ne voit pas l’œil de Dieu – on en a conscience, on le ressent. Cet Œil est-il matériel, ou non ? Qu’entendais-je par là ? Est-il visible, palpable, a-t-il une masse ? Non, rien de tout cela, mais il est partie intégrante de la réalité et, comme tout ce qui est réel, il jouit de matérialité, en un sens plus large. Peut-être sommes-nous étrangers à une portion de la matière – appelons-la matière subtile, ou hyper-matière – dont nous ne pouvons pas avoir conscience ? Peut-être cet Œil indiscret se dissimule-t-il derrière un écran qui ne laisse passer l’information que dans un seul sens : il nous voit, nous ne le voyons pas. Comment cela est physiquement possible, I. n’était pas capable de le dire, bien qu’il eût cherché la réponse dans des livres de physique. Il avait même imaginé que Dieu pourrait bien nous avoir créés, fabriqués, ou du moins conçus, de telle sorte qu’il nous manque certains organes sensoriels, certaines facultés. Peut-être étions-nous au fond, par construction, des cobayes ?
    Soit, pensai-je, mais quel serait alors le but de l’expérience ? Cherche-t-on à améliorer notre race en vue de quelque chose ? Le mobile de la création divine est-il la curiosité, et Dieu lui-même une sorte de super-savant ? I. s’était également posé toutes ces questions, mais il n’avait aucune réponse à proposer. Il avait toutefois le sentiment qu’on le surveillait, lui comme tous les autres, qu’un certain Œil existait et nous regardait intensément. Pensait-il que cet Œil intervient parfois dans nos affaires, qu’il règle nos destinées et notre histoire selon ses propres plans ? Cela aussi, I. se l’était demandé, mais là encore il ne savait quoi répondre. Son instinct lui disait qu’en général l’Œil s’abstient d’intervenir et se borne à observer, aussi longtemps que dure l’expérience. Il n’en était cependant pas tout à fait sûr, et certaines choses étaient peut-être plus faciles à expliquer en supposant l’expérience dirigée, en imaginant que des conditions initiales sont créées, après quoi on regarde les gens se débrouiller. Les gens seulement, ou toutes les créatures ? Il estimait que nous en savons trop peu sur notre propre compte, pour nous occuper encore des animaux. Peut-être jouent-ils eux aussi un rôle dans la grande expérience de l’Œil, peut-être non. L’Œil était-il bienveillant, était-ce l’Œil du Père céleste, bon et miséricordieux ? D’après I., ce n’était pas le cas : l’Œil lui semblait froid et indifférent, parfois même malveillant. Attendait-il quelque chose de nous ? Si oui, quoi ? I. se torturait avec des questions similaires, il avait déjà pensé depuis des années à tout ce que je lui demandai ce soir-là. Mais il n’avait aucune réponse. Incapable de supporter cette situation, il avait la conviction de plus en plus claire qu’il lui fallait sortir du cercle des questions insolubles, le dépasser, faute de quoi il ne trouverait jamais la paix. En même temps, il reconnaissait qu’il avait peur. Par moments, l’Œil l’effrayait. Il rêvait d’échapper à son regard, sans savoir si c’était seulement possible. Il avait cependant l’impression que chacun (peut-être aussi les oiseaux et les autres bêtes) possède un recoin secret, quelque profondeur cachée, où l’Œil ne peut rien voir.
    Je lui demandai s’il croyait que l’œil lût aussi les pensées. I. me répondit qu’il ne savait plus ce que c’est que des pensées. Cette sensation d’être surveillé par l’Œil n’était pas vraiment une pensée, du moins pas de celles que l’Œil pourrait lire. Mais quelques unes de celles qu’on peut exprimer par des mots lui sont peut-être accessibles – il peut les voir et les lire. C’était là une des principales raisons pour lesquelles I. se tenait à l’écart des autres et n’avait jusqu’à présent parlé de toutes ces choses à personne. J’étais le premier. Comment avais-je gagné sa confiance ? Il dit qu’il y avait chez moi quelque chose qu’il n’était pas capable d’expliquer, qu’il avait l’impression que je pensais à une plus grande profondeur que les autres, que ma conscience était mieux dissimulée à l’Œil, et qu’il était davantage en sécurité avec moi. Bien qu’il eût senti cela depuis longtemps, il avait hésité à m’approcher. Jamais, en vérité, il ne s’était ouvert à quiconque avec un tel sérieux, une telle confiance depuis que, petit enfant, il avait essayé de parler de l’Œil à sa mère (le père était mort à la guerre) et que celle-ci s’était affolée, croyant que quelque chose ne tournait pas rond chez son fils. Il avait alors commencé à comprendre qu’il avait conscience de quelque chose que les autres ne soupçonnaient pas, et qu’il était préférable de garder le silence sur ce sujet. Il imaginait qu’il se trouvait peut-être sur terre d’autres gens semblables à lui, mais il ne voyait pas du tout comment les rechercher. Ses visions (il soulignait bien qu’il ne voyait pas l’Œil au sens usuel du mot, mais d’une manière différente, pour ainsi dire avec les yeux de l’esprit) avaient commencé déjà dans sa plus tendre enfance ; à vrai dire, il n’était pas capable de dire très précisément quand et comment cela avait débuté. Aussi loin que remontait son souvenir, l’Œil avait toujours été là et l’avait surveillé, lui comme les autres.
    Pensait-il que l’Œil ne voulait pas être vu, ni qu’on décelât sa surveillance ? I. était à peu près sûr que l’Œil redoutait cela. L’homme est comme privé de toute aptitude à voir son expérimentateur. C’est d’ailleurs logique : si le cobaye se savait cobaye, cela modifierait son comportement et l’expérience donnerait des résultats faussés. Les autres créatures n’ont guère la faculté de comprendre qu’elles sont des cobayes ; l’homme, pour son bonheur ou son malheur, en est capable. Voici peut-être ce qui pousse l’Œil à se dissimuler de la sorte. Mais chez I., une anomalie s’était produite, et il savait quelque chose qu’il aurait dû ignorer.
    L’Œil savait-il que I. se savait surveillé ? I. se risquait à affirmer que non. Peut-être ne l’avait-il pas remarqué, tout simplement. Cela voudrait dire que l’Œil n’est pas omniscient, que certaines choses lui échappent, ou peuvent être cachées à des profondeurs – pour lui – inaccessibles. Mais un beau jour l’Œil peut s’en apercevoir, comprendre qu’il est vu. Qu’est-ce qui se passe alors ? Rien de bon, craignait I. Il n’excluait pas que l’Œil mette carrément fin à toute l’expérience et aille même jusqu’à détruire les cobayes. L’extermination des Arméniens, celle des Juifs, ne pourraient-elles pas avoir été causées par l’un d’entre eux, qui serait devenu conscient de l’existence de l’Œil ? Étaient-ils si nombreux à s’en être aperçus ? Pas forcément, mais par précaution l’Œil avait préféré massacrer la population entière au sein de laquelle ce dangereux individu avait pu naître. S’il s’avérait maintenant que le peuple estonien abritait lui aussi pareil péril, le même destin, la même Endlösung, l’attendaient peut-être.
    Nous étions arrivés au bord du lac. L’eau était sombre et reflétait le ciel vespéral, avec ses premières et pâles étoiles. Un feu brûlait sur l’autre rive, sans doute celui de pêcheurs de poissons ou d’écrevisses. Nous restâmes debout, silencieux. Subitement, I. tressaillit. Il saisit mon bras, le serra brutalement, comme avec des tenailles, et dit avec une insouciance forcée : « Il commence à faire frais, il faudrait peut-être songer à rentrer. » Son comportement était très étrange : je devinais qu’il cherchait à camoufler sa frayeur, à donner le change. Nous fîmes demi-tour et prîmes la direction de la maison. Son effroi était-il en rapport avec cet Œil ? Probablement. Je sentis qu’il était plus sage de ne pas poser la question et de me comporter avec lui comme si nous étions simplement deux garçons rentrant de promenade par un beau soir d’automne.
    Je me dis qu’il serait bon de trouver un sujet de conversation plus neutre. Mon regard s’arrêta sur la Voie Lactée, qui était déjà bien visible. Je demandai à I. s’il connaissait les constellations. La respiration plus légère, il me dit qu’il les connaissait un peu, mais qu’avec sa myopie il avait du mal à les trouver et à les observer. Sur tout le chemin du retour je me fis enseigner leur disposition – il les connaissait en réalité fort bien –, sans que nous prononcions le moindre mot sur l’Œil.
    Le lendemain nous étions dans des brigades différentes, moi au ramassage de la paille d’orge et lui, en gars costaud de la campagne, de nouveau au transport des sacs. Nous ne nous retrouvâmes qu’après le dîner. J’eus l’impression qu’il désirait me dire quelque chose. C’était exact. Au bord du lac, il avait eu subitement la sensation que l’Œil le regardait en face. Il ne savait pas s’il en avait été réellement ainsi, mais c’était en tout cas une sensation effrayante, un peu comme s’il s’était retrouvé devant l’Inquisition. Il pensait qu’il ne fallait plus parler ainsi de l’Œil avec qui que ce soit. Peut-être l’Œil était-il capable de lire une pensée formulée et énoncée, peut-être avait-il aussi bonne Oreille ? Il me pria de ne pas chercher moi-même après lui, et de ne pas aborder cette question. Sans doute en reparlerions-nous un jour, mais ce n’était apparemment pas le bon moment. (…)

[2]

(Fin de la nouvelle)

    Sur la table autour de laquelle ils avaient été assis se trouvaient encore une théière et deux tasses. Il tâta la théière : elle était tiède. Aussitôt lui revint en mémoire une légende chinoise qu’il avait lue, enfant, à l’école. Ils se rassirent, un serveur vêtu de blanc vint prendre la théière et les tasses, le vieillard demanda de nouveau du thé.
    — J’allais te demander combien de temps s’est réellement écoulé depuis le moment où nous nous sommes assis ici, avant de sortir – du moins dans l’une des variantes de mon passé. Puis je me suis rappelé une histoire chinoise, celle de cet étudiant qui a échoué aux examens et qui, sur le chemin du retour, s’endort dans une auberge, voit en rêve toute son existence jusqu’à sa mort, puis se réveille. Je crois qu’il a dû éprouver quelque chose de comparable à ce que j’ai ressenti en touchant cette théière.
    — Qu’as-tu ressenti ? demanda le Chinois.
    — J’aimerais pouvoir le décrire.
    — Tu l’as déjà décrit, en racontant cette histoire que tout le monde connaît en Chine. Il serait difficile de faire mieux.
    Le serveur s’approcha, posa sur la table une théière et des tasses, leur versa un thé aux senteurs exotiques, s’inclina et s’éloigna.
    — Il me semble que j’aurais tant de choses à demander, mais brusquement je ne sais plus comment m’y prendre.
    — Ton cas est plus compliqué que celui de cet étudiant. Tu crois – ou tu croyais – beaucoup plus aux explications des choses qu’aux choses elles-mêmes. Et pourtant, les explications sont encore moins réelles. Lui au moins, il n’y avait pas besoin de lui faire comprendre tout cela.
    — Tu l’as connu ? demanda-t-il, ne s’étonnant plus de rien.
    — Bien sûr, j’ai même un petit rôle dans cette histoire, si tu te souviens bien.
    Il se souvint :
    — Le vieux moine qui restait assis dans un coin sans dire un mot ? Toi aussi, tu es donc multiple !
    — Ni un ni multiple, si on veut être précis, répondit-il en buvant une gorgée de thé.
    — Mais qu’est-ce qui est réel, finalement ? Qui es-tu ? Et moi, qui suis-je ? Et tout ça ? – Il criait presque.
    — Qu’est-ce que tu cherches, des explications, ou la vérité elle-même ? demanda le vieil homme.
    — Assez d’explications, dit-il. Je veux la vérité, ou appelle ça comme tu voudras.
    — Je t’ai fait voir beaucoup de choses qui n’étaient pas vraies. Tu l’as peut-être compris, maintenant. La vérité, c’est plus compliqué. Je ne peux pas te l’enseigner ici et maintenant, dit le vieillard.
    — Où et quand, alors ? demanda-t-il, tout en prenant soudain conscience d’un étrange changement. Le foyer de l’hôtel avait fait place à une pièce obscure, au plafond bas et sombre, remplie de gens parlant une langue qu’il ne comprenait pas. Au-dehors, un coq chantait, des chiens aboyaient. Un homme vêtu d’une longue cape était en train de suspendre une marmite à un crochet au-dessus du feu. Lui-même était allongé sur une paillasse, la tête appuyée sur un rondin de bois ; assis près de lui, un vieil homme au visage familier, vêtu de sombre, tenait un bâton à la main et souriait d’un air entendu. Puis le tableau se brouilla, et il était de nouveau dans le foyer de l’hôtel, portant la tasse de thé à ses lèvres.
    — Tu connais déjà la réponse, déclara le vieillard. Si tu te sens prêt, nous pouvons y aller.
    — Je suis prêt, dit-il avec une assurance qui le surprit lui-même. Seulement, on va me rechercher, les policiers de deux États sont sur mes traces. Je ne voudrais pas qu’ils me rattrapent.
    — Ne t’inquiète pas, ils ne te trouveront pas.
    — Que dois-je emporter ?
    — Ce que tu veux. Ça ne représente pas grand chose, j’imagine. Il vaut mieux que nous partions d’ici sans valises. Et nous n’allons quand même pas emprunter un tapis volant, ajouta-t-il en souriant.
    Le thé avait un parfum étrangement entêtant. Ils finirent leurs tasses en silence, puis le vieillard dit :
    — Va chercher tes affaires et rejoins-moi dans ma chambre – il indiqua un numéro, au troisième étage –. Il serait préférable de partir avant la nuit. Et n’oublie pas de me rendre le crucifix.
    Il acquiesça. Ils se levèrent. Brièvement, il vit une fois encore, à la place du foyer de l’hôtel, une salle obscure située en un autre endroit, à une autre époque. L’escalier vers lequel ils se dirigèrent, cependant, était toujours le même ; à côté de la porte de l’ascenseur brillait une petite lumière verte.

Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry