Marguerites

      Un beau jour, des carrioles et des cuisines militaires roulèrent dans la cour. En un instant la maison entière fut fouillée, de la cage de l’étourneau jusqu’aux celliers, les baïonnettes avaient percé les coussins et les matelas, avec les crosses des fusils on avait abattu les pommes. Des étables fut sorti le plus gros des moutons pour le déjeuner. Parce qu’ils juraient en russe et venaient de l’est, je les pris pour des Rouges. Mais j’appris bien vite qu’ils faisaient partie de l’armée blanche de l’ouest, en retraite.
      Quand tout fut fouillé, tout jeté sens dessus dessous, le chef des héros arrêta son cheval devant mon escalier. Il s’excusa du dérangement, fit à son tour l’inspection des garde-manger, des caves et des pièces, comme s’il avait voulu s’orienter dans le nouveau logement.
      Il flairait partout, et dans la salle à manger, il demanda :
      – On a tué quelqu’un ici ?
      – Non, seulement pansé des blessés, amputé une jambe.
      Il flaira encore :
      – Oui, oui, je le sens. Je reste ici ! Planton !
      Son ordonnance parut sur le seuil.
      – Mes effets ! Le lit de camp ! Le samovar !
      – À vos ordres, Excellence !
      Volte-face, claquement sec des talons. Puis l’officier s’adressa à moi :
      – Fille du propriétaire ?
      – Non, répondis-je.
      – Ah bon, restée comme intendante ? Vous pouvez vous en aller, pour le moment.
      Devais-je, moi aussi, faire claquer les talons ?
      Dans ma chambre, un type était en train de fouiller ma commode, un autre se traînait sur mon lit avec des chaussures boueuses et se roulait une cigarette. Leurs uniformes kaki ne les dérobaient pas à mes regards. Mais, comme je n’étais pas leur chef direct, ils se moquèrent de moi, me soufflèrent la fumée au visage, me dirent des plaisanteries équivoques.
      L’officier, à qui j’allais me plaindre, me regarda alors pour la première fois en face et dit :
      – Cela ne fait rien, nous tâcherons de nous arranger. Vous pouvez donc bien aussi rester ici, dans la salle ; voici un divan. Quant à moi, j’ai mon lit de camp. C’est la guerre, il faut s’en accommoder.
      Alors, je le regardai pour la première fois, moi aussi. Le col très haut séparait le long corps, soudé dans l’uniforme, de la tête petite. Des deux côtés de la bouche, il avait des creux profonds, ses joues en paraissaient ridées. Ses yeux étaient petits, avec des cils et des sourcils très clairs, et je croyais y lire quelque chose de cruel et de pervers.
      Il continua :
      – Les hommes sont fatigués. L’épreuve la plus dure les attend. Vous comprenez, avant l’attaque, ils doivent se reposer…
      – Comment, vous avez l’intention d’attaquer ? Mais qui donc ? Puisque vous venez de l’est…
      – Ah ! On voit bien que Mademoiselle n’est pas stratège… Une retraite provisoire n’est qu’une ruse de guerre. Nous nous retirons afin de les envelopper.
      Il tira son siège plus en arrière, étendit sa main autour de la table, d’une façon enveloppante, de mon côté.
      – Regardez ! Se retirer ainsi, puis glisser autour du coin, et crac ! saisir l’ennemi ! Des ruses, Mademoiselle, rien que des ruses !
      Je devins plus attentive. Je craignais cette retraite, ce glissement autour du coin, et cette brusque saisie. Je suivais des yeux tous les mouvements de cet homme. Il se domptait encore, mais qui connaissait ses griffes ? Il semblait préoccupé de choses tout innocentes. En causant, il mit sa main dans sa poitrine, sous son aisselle, la sortit et flaira ses doigts, ensuite il gratta une de ses dents du bout de l’ongle et renifla de nouveau ses doigts.
      Plus tard, dans le jardin, il ramassa une pomme pourrie et la garda longtemps dans sa main. Il s’arrêta près du pommier sous lequel la jambe était enfouie, et je commençais à craindre qu’il ne la flairât tout d’un coup et qu’il n’allât la déterrer, pareil à un chien. Mais il gratta seulement un peu de mousse humide de l’écorce et la fourra sous son nez. Comme il s’aperçut que je l’observais, il sourit un peu :
      – Cela ne vous plaît pas ? L’automne, les feuilles pourries, les champignons ? Oh, parfois on pourrait rester des jours entiers dans la tranchée, parce qu’il y a tout près une fosse à tremper le lin, ou un arbre en putréfaction.
      Et il raconta que pendant la grande guerre, il ne fut point dégoûté par la puanteur d’un champ de bataille le second, le troisième jour après le combat. Il n’avait pas bouché son nez avec de la ouate, en Pologne, quand il fallait tirer étendu entre des charognes de chevaux. S’il lui fallait tuer sa Miralda, i1 ne l’en aimerait pas moins.
      Il continua ses réflexions. La guerre, par exemple : est-ce quelque chose pour la vie ? Ce n’est bon que pour les cadavres. Tuer le plus possible, c’est là l’idée la plus profonde de la guerre. C’est la seule époque où, pour avoir tué, on ne vous entraîne pas devant le juge ou devant Dieu, mais où vous recevez des promotions pour avoir bien su toucher des cibles mouvantes. Détruire l’ennemi, fusiller ses prisonniers et les blessés, disons sous prétexte d’espionnage ! On en trouve toujours, des prétextes. On ne peut jamais se confier à des vivants, ils trahissent, ils vous tueraient vous-mêmes. Le cadavre est dépourvu de paroles, il ne trahit pas, n’oppose pas de résistance. Le plus possible de cadavres obéissants, c’est là l’idéal de la guerre.
      – Vous voyez, termina-t-il, d’autres parlent de défendre leur pays et la liberté, hein ? Moi, je n’ai pas de patrie. Ma patrie est un grand cadavre. Ou bien exigez vous que je me batte pour votre pays à vous ? Eh bien, je le libérerai et je vous donnerai votre liberté !
      Nous étions près d’une plate-bande ; il se pencha vers une marguerite, la cueillit, la renifla voluptueusement et me la donna, comme si elle lui avait appartenu, de même que cette patrie et cette liberté qu’il voulait créer et donner.
      Je lui rendis la fleur. Il la fixa sur sa poitrine, à côté d’autres décorations et de médailles imaginaires. Il fit claquer ses talons et me remercia. Il jeta subitement d’un geste large la main hors de sa manche, consulta sa montre en argent, munie d’une grille.
      – Excusez, Mademoiselle, c’est l’heure des exercices.
      Il engueula ses hommes. Ne pas devenir paresseux, s’inculquer l’obéissance, savoir bien tirer, ne pas se traîner le long de la route, comme un troupeau de moutons, mais bien rythmer leur marche.
      Enfin, toute cette chair humaine dressée s’était alignée. Son commandant la dirigea avec bonne humeur dans toutes les directions. Peu importait que l’accoutrement fût bariolé, à commencer par les képis qui servaient d’oreillers, et pour finir par les chaussures que l’eau des fossés avait détrempées et que la bourbe des routes avait crottées. Un soldat portait comme bandes molletières des lambeaux d’un tapis. Un autre avait pour manteau une pièce de peau de mouton. Peu importait ! L’officier examina la tension des courroies, invectiva les sous-officiers qui n’avaient pas fait astiquer les boucles des ceintures des hommes, appliqua des claques sur le ventre de quelques-uns, mit les pieds à leur juste place, flaira les canons des fusils.
      Toutes les marches et les honneurs, saluts et exercices de revue de troupe terminés ainsi qu’il le fallait, l’officier tortilla les bouts de sa moustache blonde et s’écria :
      – Bien, les gars !
      On lui répondit d’une voix tonnante, comme il l’exigeait, mais l’ensemble ne réussit pas. Pour cela, il fallait encore de l’exercice. Au loin grondaient les canons, sourdement, comme un orage. L’officier disparut dans la maison.
      Moi, je ne savais où aller. La maison était encombrée d’étrangers, on me défendait l’entrée de ma chambre. Je n’osais guère aller dans la grande salle, j’avais lefrisson près de cet officier. Les rides de son visage décourageaient le regard, dans sa conversation et dans ses idées, il y avait quelque chose de décomposé, de pourri.
      Il m’invita à prendre le thé avec lui, m’offrit du vin. Je renonçai à ses largesses. Sur la table étaient étendues des cartes militaires, il avait perdu de vue la ferme et me pria de l’aider à la situer. Je me baissai de l’autre côté de la table et je tâchai delire les noms. Je sentais qu’il se penchait sur ma nuque et flairait mes cheveux. J’eus la chair de poule à la nuque : allait-il y planter ses dents ?
      – Ici, m’écriai-je, le doigt sur le point découvert et je me redressai. Alors, il se pencha à son tour :
      – Voyez où il nous faut aller ; ici, nous les entourerons, – ainsi il m’invita à me pencher de nouveau. Ici nous les tiendrons dans un cul-de-sac. Personne n’en échappera vivant.
      C’était tellement simple d’entourer l’ennemi, de le jeter,de le noyer dans un lac, de l’ensevelir dans un marais. Puis c’étaient les vastes plaines, largement accueillantes. La Russie, c’était un cadavre – mon corbeau avait tenté sa chance de toutes parts : à Arkhangelsk, en Ukraine, en Sibérie, jamais il n’avait pu l’approcher. Maintenant, il la tenait enfin, ce n’était plus qu’une question de jours. L’eau lui en venait à la bouche, il en oublia même de sucrer son thé.
      Il retourna la carte de la Russie, gâteau immense, sans savoir de quel côté l’entamer. Les dents lui démangeaient, car il les cura avec ses ongles qu’il renifla ensuite.
      La seule chose qui laissait à désirer : le service de liaison ne travaillait pas bien. Pas de nouvelles depuis quelques heures. Le téléphone était en panne. Parfois l’absence de liaison fait échouer les plus beaux projets. Parfois, on est attaqué par ses propres gens. Il buvait du vin avec le thé et s’emballa dans ses explications. Il m’étala ses connaissances sur la guerre d’attaque, la tactique, la fortification, la grandeur normale des tranchées.
      Tout le temps ses petits yeux fuyaient les miens. Il y avait en eux du crime. Le soir tombant, je n’osai plus rester dans la pièce, je le craignais comme un loup-cervier regardant la chair qu’il va dévorer une fois la nuit tombée.
      Je sortis de la pièce. Au dehors, on démolissait la palissade du jardin pour le souper.
      Bientôt des courriers essoufflés arrivèrent, on jurait, on préparait le départ. J’étais joyeuse.
      Les voitures furent chargées, les hommes s’alignèrent, on se bourra les poches de pommes. La couverture de mon lit avait disparu, les tiroirs baillaient, les portes de l’armoire étaient ouvertes.
      – Le cheval est sellé, annonça-t-on dans la salle.
      L’officier sortit un instant, donna quelques ordres, envoya les hommes, promit de les rattraper tout à l’heure. Puis il s’approcha de l’escalier où j’étais, me regarda en face et dit d’une voix ferme :
      – Rentrons ! Terminons nos comptes !
      Il voulait probablement être correct et payer le foin, la paille, les pommes et les couvertures.
      – Oh, ce n’est rien, dis-je, c’est une bagatelle, elle ne vaut pas la peine d’un panier.
      Mais il avait d’autres comptes à régler avec moi.
      – Je vous en prie, et l’officier ouvrit la porte devant moi.
      Nous entrâmes. La porte fut fermée à clef. Je restais immobile. Deux bougies brûlaient sur la table, dans le courant d’air leur flamme vacillait, et dans cette lueur le visage de l’officier parut si dégénéré, que j’eus peur de le regarder en face.
      – Que désirez-vous ? demandai-je tranquillement.
      Il jeta son képi sur la table, s’assit lui-même sur une chaise et commença à enlever ses gants, comme pour me fouiller les mains nues.
      – Faire les comptes avec vous, – il chantonna cela ironiquement.
      Dans les plis de sa joue je vis du désir, les narines tremblaient perversement, comme si elles sentaient la puanteur d’un cadavre. D’un mouvement lent, il mit son revolver sur la table, continua à me regarder.
      – Diable, dit-il comme ivre, on dirait que je m’apitoie… Bien que je ne m’en sois jamais préoccupé. Qui me disait de vous expliquer tout ? Vous savez donc d’où je viens, où je vais ? Jene laisse pas derrière moi de témoins vivants… Vous comprenez ?
      Dans les instants dangereux, je deviens lucide et dure comme du cristal. Je ne craignais pas l’arme sur la table. Les lèvres de l’officier s’étiraient un peu désagréablement et les yeux semblaient me tâter, me dévêtir. Qu’avait-il l’intention de faire ? Et moi : m’évader ? Par la porte, impossible, et je n’atteindrais pas la fenêtre. Crier au secours ? Qui m’entendrait ? Voulait-il simplement me tuer ? Jeconnaissais donc ses projets d’encerclement, ses échappées, il m’avait récité par cœur des chapitres de la tactique, des règles de la guerre, de fortifications. Je connaissais la profondeur normale des tranchées, et la rangée des feux d’artillerie… Voulait-il me violer ? Nous étions seuls dans la salle vide ; deux êtres humains face à face, pas de loi, pas de morale, pas de Dieu. Était-il un animal, qui étanchait sa soif et procédait sans se retourner ? Ou bien effaçait-il des traces en m’envoyant dans l’autre monde ? C’était tellement facile, rien qu’une petite pression sur la gâchette. Ou bien allait-il me tuer pour violer ensuite mon corps ? Il aimait les cadavres, les cadavres n’opposaient pas de résistance. Il pouvait faire tout ce qu’il désirait. Mais contre cette dernière possibilité se révoltait tout mon être.
      – J’ai pitié de vous, que diable ! répétait-il et il remit le revolver dans sa gaine. Quel âge ?
      – Dix-huit !
      – Vierge ?
      – Cela ne vous regarde pas. Tâchez de rattraper vos hommes. Ça c’est votre affaire.
      – Ah ! voyons, tu attends donc des troupes, gredine.
      – J’attends seulement votre départ, vous serez en retard.
      – C’est mon affaire !
      Je m’aperçus qu’une ivresse s’emparait de lui. Ses petits yeux se mouillaient étrangement, sa bouche s’étirait dans un sourire, ses mains tâtonnaient la table, indécises. Probablement l’ordre brusque de retraite avait provoqué en lui comme une réaction des instincts d’attaque. Ce qu’il ne réalisait pas sur le champ de bataille devait réussir avec une jeune fille. Au lieu de s’habiller et de s’en aller, il commença peu à peu à se déshabiller, jeta sa capote sur le dossier d’une chaise, déboutonna sa tunique.
      – Et maintenant, voulez-vous vous donner de bon gré ou bien…
      – Un héros ne demande pas, Il prend.
      Il ne s’attendait pas à cela. Un vide étrange surgit entre mon consentement et son attaque. Il ne savait pas où commencer, il se sentait mal à son aise. Il se leva et m’attira vers le divan. J’étais comme inerte et cela l’excitait. Il saisit mon poignet et le baisa comme un fauve lèche sa proie avant de la dévorer. C’était écœurant et je sentais des pustules s’élever sur les traces de ses attouchements. Pendant qu’il montait en limace le long de mon bras, j’inventai des moyens de secours. Je décidai de me tenir immobile comme une poupée, de ne pas résister, d’être un morceau de matière, froid et indifférent, d’observer ironiquement chaque mouvement qu’il ferait. Cela au moins devait le paralyser.
      Mais ma résistance passive lui importait peu. Même il semblait attendre, alors qu’il m’avait baisé la joue droite, que je lui offrisse aussi la joue gauche. Je le fis, mais mon initiative sembla lui déplaire. Il voulait que je restasse immobile, chaque mouvement que je faisais l’irritait. Je remarquais même que c’étaient justement mes avances qui le paralysaient.
      Plus je devenais active, moins il pouvait agir. Il ne pouvait le souffrir, il jurait, je devais me tenir tranquille, je ne devais pas me débattre, ne pas le chatouiller. Ses bras se desserrèrent. Je réussis à glisser sans qu’il s’en aperçût son revolver sous un coussin du divan. Comme Judith, j’aurais pu le tuer en un clin d’œil.
      Mais je me levai brusquement. Les cheveux en désordre, la tunique entr’ouverte, les mains dans les poches, il me poursuivit. Sa langue devint encore plus molle, tout son être était vacillant et dégoûtant. Il bafouilla quelques flatteries et m’implora d’obéir et d’être aussi calme qu’un cadavre, car autrement il ferait de moi un cadavre. Une vie d’homme lui importait peu, une vie de femme moins encore. Il les avait laissées derrière lui au bord des routes, il les avait perdues aux cartes, et même expédiées dans l’autre monde, ces trompeuses, ces gueuses, ces espionnes. Et moi, étais-je une exception ? Il n’avait pas de temps à perdre. Et, pour arranger ses comptes,il mit la main à son côté droit, mais l’étui était vide.
      La détonation retentit de mon poing.
      Au même instant, on entendit au dehors, de différents côtés, des coups de revolver, comme si la nuit y répondait.
      Mon voisin se redressa et devint grave. Des yeux et des mains, il m’implora de le laisser partir. Le chemin était libre. Il ramassa ses papiers épars sur la table et se glissa furtivement vers la porte. Il n’osa pas aller plus loin que la cuisine, car une balle siffla à travers la fenêtre. Il tomba sur ses mains et découvrit la trappe de la cave. Je l’aidai à la soulever et la fis retomber dès qu’il eut disparu dans le trou noir. Dans le compartiment gauche, il y avait des pommes de terre, il pouvait s’y terrer selon toutes les règles de l’art des fortifications, et se couvrir la tête avec des sacs vides.
      Je me préparai à recevoir les nouveaux arrivants. Dehors, il faisait une nuit d’automne. Près de l’escalier, Miralda me salua en hennissant. Je l’emmenai à travers la cour dans l’étable, dans le coin le plus reculé, caché par des vaches ; je jetai la selle sur le fumier. Une génisse manquait. Elle avait été mangée. Ces hommes ne se contentaient donc pas de s’ensanglanter les uns les autres, ils traitaient les animaux de la même manière.
      Peu après, de nouveaux maîtres arrivèrent à la ferme ; selon les règles de l’art militaire, ils s’en approchèrent comme d’un village : en l’encerclant. La paille n’était point encore enlevée, les gîtes tout prêts.
      Comme on m’ennuyait avec les vieilles questions auxquelles j’avais pris l’habitude de répondre sans réfléchir, j’oubliai l’officier blanc dans la cave. Je dus ouvrir les granges, les greniers. La maison fut de nouveau mise sens dessus dessous. On alla bien dans, la cave, on n’y trouva qu’une cuve à cornichons, on la monta et on oublia le reste. Comme en un tourbillon, les chambres furent envahies, les rideaux furent mis en lambeaux pour confectionner des bandes molletières, les matelas retournés, la vieille lampe à suspension fut jetée par terre, le vase et l’abat-jour en porcelaine de la lampe enlevés comme des terrines, avec la baïonnette, les murs furent percés en quelques endroits, et l’on en fit tomber le plâtre. Les coussins et les draps disparurent ; les soldats eux-mêmes n’eurent pas la permission de coucher dans la ferme. Dans mon voisinage s’installa l’état-major.
      Au début, je ne compris pas si j’avais affaire à des Blancs ou à des Rouges. On parlait estonien. Dans l’obscurité, il était impossible de distinguer la couleur de leurs principes. Les cigarettes que les officiers blancs avaient laissées furent fumées, l’eau-de-vie était de la même force…
      Une carte de la même échelle fut déployée sur la table.
      On me laissa tranquille, je pus me coucher. Mais ce fut un va-et-vient continuel, il n’y avait pas de repos. Les yeux ouverts, j’étais étendue et je réfléchissais à la durée du séjour de mes nouveaux hôtes dans cette ferme. Ici régnait apparemment une logique des plus contradictoires. Ceux qui, en arrivant, détruisaient cadres et glaces, perçaient les murs, éparpillaient au vent les duvets, abattaient les pommiers pour atteindre les pommes, ceux-là restaient à la ferme pour longtemps. D’autres, qui découvraient la farine à la grange et se mettaient à faire du pain pour trois jours, filaient avant la première levée de la pâte. J’entendis, à travers le mur, donner l’ordre de chauffer à l’instant le four, j’espérai donc recevoir de nouveaux hôtes dès le matin ; mais en même temps, je les entendais qui cassaient les chaises et les mettaient dans le poêle. Il fallait donc attendre, pourtant. Ils étaient à la cuisine : probablement, ils coupaient le tabac avec la machine à hacher la viande et goûtaient le savon de ménage en guise de fromage.
      À l’aube, je m’empressai de traire les vaches afin de devancer les soldats ; ils auraient pu prendre Miralda pour une vache, et sur cet outrage, le maître de la jument serait infailliblement sorti de la cave.
      Tout le temps, le fugitif du sous-sol tournoya dans mon subconscient. Je demandai distraitement à l’officier que je rencontrai s’il n’avait pas vu de Chinois ; je m’effrayai de ma question. Il me répliqua en me demandant si je n’avais rien entendu dire des sous-marins anglais.
      C’étaient donc des Rouges. La couleur en soi n’était pas visible, ils avaient les mêmes coutumes que les Blancs : ils mangèrent mes réserves de beurre et mes concombres, et égorgèrent mes poules.
      La journée était grise et morne. Une pluie fine tombait de temps en temps ; dans le lointain, on percevait une fusillade, et parfois le feu de l’artillerie s’y mêlait.
      La plupart de mes nouveaux hôtes étaient déjà partis ; à la tombée du jour, il n’en restait qu’une dizaine à la ferme. Au crépuscule, quelques blessés vinrent se faire panser. À la maison, il ne resta qu’un seul officier rouge. Avec l’obscurité s’accrut ma frayeur.
      Je cherchais l’occasion de descendre dans la cave sans y être empêchée. Ce fugitif qui s’y trouvait me tracassait, il me pesait sur l’âme. Serait-il tranquille sous ses sacs à pommes de terre ou bien oserait-il donner signe de vie ? Avait-il soif ? Avait-il faim ? Ou bien goûtait-il mes confitures ? Il y avait aussi des champignons salés ; ou peut-être essayait-il de se faire mince comme un ver solitaire, afin de se faufiler par la fenêtre à ras du sol ?
      À plusieurs reprises, au commencement de cette journée, dans la cuisine, je retins mon souffle en écoutant : tout était calme.
      Vers le soir, on amena un Blanc pour l’interroger. J’écoutai, et j’entendis la voix extrêmement calme de l’officier rouge. Il prononça rapidement la condamnation à mort et renvoya les hommes. C’était aussi simple que d’éplucher des pommes de terre.
      Juste en même temps, je perçus un ronflement étouffé qui montait de la cave. Je frappai contre la trappe, le ronflement cessa, pour reprendre de plus belle. Je portai une brassée de bois de sapin dans la cuisine, je la jetai avec fracas sur le plancher. L’officier rouge parut à la porte. Je le renvoyai, je voulais moi-même faire le feu, parce que la nuit allait être froide. Il me vint en aide, par force, m’aida à fourrer le bois dans le poêle et l’alluma. Désespérant, je parlais à haute voix, riais d’un rire nerveux, jusqu’à ce que le bois commençât à craquer dans le poêle.
      Nous nous rendîmes dans la salle. La carte de la veille au soir était étalée sur la table, et comme hier je me penchai afin de chercher des routes et des fermes connues. L’officier rouge ne se penchait pas sur ma tête, ne flairait pas mes cheveux ; moi, j’étais plus énervée que la veille. Il était calme et objectif. Derrière la table, je ne vis ni les griffes du fauve, ni ses yeux. Mais comment avait-il décidé tout à l’heure la condamnation à mort ?
      Je l’observais, il me semblait même sourire plein d’une bienveillance étrange. Le juge regarde probablement avec une bienveillance pareille le condamné : vous l’apprenez, il n’y a rien à changer, encore s’il dépendait de moi, mais non, c’est la loi…
      Je n’osais lui tourner le dos : subitement, peut-être par hasard, le revolver se déchargerait. Je regardais cet instrument : il gisait si innocemment sur la table, je pouvais le prendre en main, toucher les balles qui, s’il le fallait, pouvaient s’enfoncer ici même dans mon corps, j’étais à même de comparer sa construction avec celle d’un autre revolver…
      Je suivais imperceptiblement du regard l’officier rouge qui marchait dans la chambre. Je doutais de son amabilité.
      Je lui parlai du sang versé, des blessés, des innocents tombés ; lui me parlait de la révolution mondiale, de la liberté, de problèmes d’une portée historique sans précédent. Il était heureux de pouvoir échanger des pensées avec moi, vers le soir, ici ; seul, il se serait ennuyé à attendre.
      Il prit dans le vase à la fenêtre une marguerite et me l’offrit. Était-ce un emblème de liberté ? Je la pris en hésitant, comme si ses doigts avaient été des baïonnettes. La fleur était de mon jardin, je la lui rendis, comme de droit.
      Il prit ce geste pour une marque d’honneur touchante.
      – Si vous pouviez propager votre liberté avec des fleurs au lieu de balles, je serais peut-être votre élève, lui dis-je. Il fixa la marguerite sur sa poitrine.
      – Les idées ont plus d’importance que les hommes insignifiants, répondit-il.
      – Vous croyez donc au poncif de l’idée ?
      Mais non ! J’avais de nouveau oublié que la guerre embrouille la logique humaine. Les syllogismes appris au collège ne valaient rien pour la vie. Il fallait réapprendre : ceux qui niaient Dieu, c’étaient ceux qui le servaient. La terre paternelle était défendue par ceux qui n’avaient ni père ni terre. Les matérialistes étaient les idéalistes suprêmes. Les apôtres de l’humanité abattaient l’homme, les lâches se glorifiaient de prouesses. Dès que je sentais le vent du sud, je pouvais parier que les nuages venaient du nord…
      Je craignais des assurances de bienveillance et d’amour : elles m’auraient tenu lieu d’oraison funèbre.
      J’étais si superstitieuse que je cherchais de l’encouragement dans les cartes ; j’en avais trouvé un paquet sur une étagère. Devais-je prendre les réussites elles aussi à rebours : si les cartes annonçaient une bataille nocturne, pouvais-je me coucher tranquillement ? Si elles parlaient de mort, devais-je m’attendre à une déclaration d’amour ?
      Nous étalâmes sur la table toutes les réussites que nous connaissions. L’avenir me resta toujours obscur, comme cette nuit pluvieuse derrière la fenêtre. Mais la fée des cartes donnait des réponses ambiguës. Mon partenaire vigoureux, avec des moustaches en brosse et une barbe de huit jours, ne regardait plus que les cartes. Les dames de carreau et de cœur l’intéressaient apparemment plus que moi. Si j’avais eu le temps, j’aurai pu devenir jalouse. Il battait les cartes de haut en bas, moi en long et de face. Ses doigts étaient courts, les miens longs. Mon secret devait-il être de longue durée lui aussi ? Non, répondaient les cartes, et j’écoutais si je pouvais discerner le ronflement. Je sortis pour remettre du bois dans le feu.
      Plus la nuit avançait, moins je pouvais toucher aux cartes : l’officier rouge les étalait avec ferveur, comme dans un état de demi-lucidité. Je m’ennuyais de regarder tout le temps, nous commençâmes à jouer à deux, à de petits jeux innocents. Nous étions sérieux, comme si la vie était en gage. Mon partenaire était un joueur passionné ; dans la passion du jeu, il oubliait le monde entier, il tapait du poing sur la table, se fâchait dès qu’il perdait, riait naïvement s’il gagnait. Je regrettais de n’avoir pas d’ami ; la nuit aurait été si joyeuse, on aurait pu jouer à des jeux sérieux.
      – Voulez-vous que je vous amène un bon partenaire ? dis-je subitement. Je ne saisis que quelques instants après la folie de mon projet. Mais je me sentais soulagée, j’avais ouvert les volets de ma conscience, un courant d’air frais y entrait. Arrive qui voudra ! Je ne pouvais plus attendre, je ne pouvais plus mettre du bois dans le feu, la chambre était déjà surchauffée, j’avais craint ce ronflement plus qu’un obus éclatant au-dessus de ma tête.
      Je pris sa parole d’honneur et le revolver en gage, et je disparus de la pièce.
      Il ne fut pas facile de sortir le fugitif de la cave. Il était encore endormi et muet, je fus obligée de le tirer par la manche comme on tire une vache de l’étable lors d’un incendie.
      – Voici le troisième partenaire pour notre jeu, dis-je.
      Le long bonhomme qui sentait les pommes de terre s’arrêta sur le seuil. Le décor devait lui être familier : la même table, la carte, les bougies, de même une partie des assistants ; pourtant, il était gêné, il semblait mal à son aise.
      – Excusez, je viens avec des mains tellement sales, excusez-moi !
      Il y avait tant d’humilité, tant d’affliction dans sa voix, cela était très gênant pour nous. L’officier rouge cessa de battre ses cartes, lui passa la bouteille d’eau-de-vie à moitié vidée.
      – Tenez, versez-vous de ça.
      Je lui passai mon mouchoir pour s’essuyer. Et puis nous nous mîmes à jouer. Je traçais les compartiments nécessaires sur le revers de la carte et afin de ne pas compliquer l’affaire inutilement en demandant les noms, je notais mes compagnons par X et Y, comme des axes de coordonnées en géométrie. Nous étions pareils à trois montres suspendues dans une horlogerie : le rythme du cœur était différent chez chacun de nous, mais les aiguilles indiquaient la même heure. Notre jeu était discipliné en tout ; nous en suivions fidèlement les règles. En sortirait vainqueur celui qui possédait les nerfs les plus calmes.
      Mais malgré toute la résistance, la vitesse des jeux s’accrut et la fin se fit attendre. Dans cette vitesse, nous perdions toute idée de l’espace et du temps. Seulement, le temps de battre les cartes nous paraissait étrangement vide, comme si nous avions perdu le sol sous nos pieds, ou comme si nous allions tomber subitement dans un précipice. Celui à qui c’était le tour de battre les cartes le faisait vite. En coupant, nous sentions de nouveau le sol sous nos pieds, et en distribuant les cartes on pouvait amicalement continuer le jeu.
      Il se fit une pause suspecte, mais on la surmonta aisément sans échanger un regard. La chambre était si surchauffée, mes deux hôtes s’excusèrent et enlevèrent leurs tuniques. Les bougies brûlées jusqu’au bout, j’en allumais d’autres. Au dehors, quelqu’un faisait du tapage, tous deux s’effrayèrent visiblement, mais personne ne regarda l’autre, le jeu continuait.
      Je demandai à l’officier rouge :
      – Tout est en ordre ? La ferme défendue ? Qu’il n’y ait pas de surprise…
      Il me rapporta comme à son chef :
      – Tout est en ordre. Postes et hommes de service en place. Personne ne nous dérangera.
      L’officier blanc respira avec soulagement. Nous étions ici comme dans une forteresse. Tous perdaient égaiement et cela nous mit même de bonne humeur. C’était drôle comme ces quelques centimètres carrés de carton, distribués à tous également, pouvaient créer l’entente entre trois humains, dont chacun était étranger à l’autre.
      On avait soif. J’apportai des verres à chacun et leur versai à boire d’une bouteille qui était sur la table. Chacun des deux vida son verre sans trinquer, sans regarder l’autre, en silence.
      Il était déjà minuit passé. Les bougies étaient en train de s’éteindre, et je n’en avais pas d’autres pour les remplacer.
      Nous étions au plus fort de notre jeu, personne ne songeait à y mettre fin. Personne n’osait se lever, sortir, aller dans l’autre maison, car entre temps notre triple alliance se serait écroulée comme un château de cartes.
      Quelque chose de peu souhaitable, de fatal, quelque chose que tous fuyaient instinctivement pouvait arriver.
      Notre jeu fut sauvé cette fois-ci par une petite lanterne de poche. De cette façon, on pouvait continuer jusqu’à l’aube. Mais sa lueur projetée d’une cartouche d’obus vide renversée était plus froide que celle, douce, des bougies. Il y avait de l’inquiétude dans les doigts distribuant les cartes, on commit une petite faute et il se produisit un malentendu pour le compte. L’état d’esprit amical et confortable qui, tout à l’heure, avait été si fort que nous aurions pu nous coucher ici, sans que l’un eût touché à l’autre, se brisa subitement.
      Le Rouge qui transpirait, s’essuya et trouva qu’il faisait trop chaud dans la pièce, il se leva et ouvrit la fenêtre. Le Blanc craignait le, courant d’air, il avait froid, il tremblait et prit sa tunique sur ses épaules.
      À cet instant le regard du Rouge se porta sur la marguerite qui ornait la poitrine de son partenaire. Je remarquai qu’il en fut consterné et devina subitement quelque chose. Ses yeux glissèrent, furieux, vers moi et sur l’officier blanc qu’il voyait maintenant pour la première fois. Le jeu continuait d’une manière inerte. Le Rouge perdait, jouant sans faire attention et avec indifférence. Le Blanc rit avec une joie maligne et se leva pour fermer la fenêtre.
      – Mademoiselle a froid, s’excusa-t-il.
      – Laissez, cela ne vous regarde pas, répondit le Rouge froidement.
      – Vous non plus, répliqua le Blanc de même et il ferma la fenêtre avec fracas.
      – Qui êtes-vous ? demanda subitement le Rouge, et il se leva. Puis il se tourna vers moi et comme s’il venait seulement de constater le lien qui existait entre l’officier blanc et moi, il siffla :
      – Ah ! vous cachez des Blancs ! Traîtresse !
      Il s’approcha de moi de telle façon que je sentais l’odeur de l’eau-de-vie. Puis il alla vers la fenêtre pour l’ouvrir, peut-être pour appeler ses hommes à l’aide. Le Blanc lui barra la route, mais il reçut un tel coup à la poitrine qu’il perdit presque l’équilibre et que la tunique lui tomba des épaules. Cela commençait donc maintenant. Comme des coqs de bruyère au printemps, ils se houspillaient, ils se frappaient avec leurs mains, se poussaient des poings, ruaient des pieds. Étaient-ce deux couleurs, deux conceptions du monde, deux points cardinaux ? ou bien des hommes en lutte pour une femme ! Mes essais pour les séparer échouèrent. Mes appels furent étouffés. J’éteignis la lanterne afin de calmer les adversaires par une douche d’obscurité. J’entendis alors une chaise qui volait contre le mur. J’éclairai un temps les deux adversaires. Les deux hommes étaient tout en sueur, l’un avait mordu le bras de l’autre, celui-là saignait. Cela ne pouvait pas continuer ainsi. Je me souvins des revolvers : ils étaient tous les deux dans mes mains à cet instant. Je fis résonner leurs canons contre la cartouche d’obus vide. Ce signal fut efficace. Fatigués et haletants, les deux combattants se séparèrent. L’un et l’autre remirent lentement leur tunique, comme pour sortir. Maintenant, c’était à moi d’agir. Maintenant, c’était à moi d’être écoutée.
      – Vous êtes tous les deux des soldats, vous vous chamaillez comme des gamins ! Vous n’avez pas honte ? Je les rabrouai ainsi et mesurai la distance d’un mur à l’autre. Les deux me regardèrent, muets.
      – Onze pas, cela suffit. Je compte jusqu’à trois.
      Je leur donnai les revolvers. Comme hypnotisés, ils restèrent aux deux bouts de la chambre pour attendre mon ordre. La lampe commençait déjà à s’éteindre, mais il faisait encore assez clair pour distinguer dans l’obscurité les deux cibles blanches, les deux marguerites.
      – Un…
      La chambre était muette comme une tombe. Il semblait que tous deux retenaient leur souffle. Je croyais que j’entendrais les coups partir trop tôt, mais les deux parties étaient d’une loyauté surprenante. Après un long laps de temps, pour que « trois » ne suivît pas de trop près, j’ajoutai :
      – Deux !
      Et pour les devancer, je criais tout de suite :
      – Trois !
      D’un bond, je fus derrière la porte. J’entendis beaucoup de détonations. J’entendis encore la chute des chaises, des tables, des vitres brisées.
      Puis, pour un instant, tout fut calme.
      Alors, la cour commença à vivre. On supposait probablement une attaque de l’ennemi. Subitement, les hommes furent en éveil. Des coups de feu isolés retentirent. Dans une fuite précipitée, tous s’en allèrent par les mêmes chemins d’où ils étaient arrivés. Au bout de quelques instants, la ferme fut vide.
      Plus tard, j’ouvris la porte, il n’y avait ni Blanc ni Rouge. Dans la fuite, ils avaient perdu leurs marguerites : une des fleurs était sur le sol, près de la fenêtre, l’autre, je la trouvai dans ma chambre, sous mon lit.
      L’un des deux avait pris sur la table le jeu de cartes, peut-être allaient-ils se rencontrer quelque part et continuer leur partie.
      Mais sans moi, cette fois !

Traduit de l’estonien par R. Birck