Miniatures extraites du recueil «Moi moi moi»

     

     Un jour, j’ai dessiné un animal.
     Je ne savais pas ce que c’était.
     Les amis à qui j’ai montré ce dessin ne le savaient pas non plus.
     Nous étions tous un peu préoccupés par cet animal.
     Un jour, il a eu pitié de moi et il s’est mis à vivre.
     Je lui ai passé une laisse autour du cou et nous sommes sortis nous promener.
     Les gens s’écriaient en le voyant : « Ouh ! », et quelques-uns faisaient : « Ah ! », manifestement parce qu’ils ne connaissaient pas cet animal.
     Je me suis rendu avec lui chez un spécialiste. Celui-ci a chaussé ses lunettes et s’est absorbé dans un livre, puis il a simplement hoché la tête sans rien dire.
     J’ai proposé mon énigme au jardin zoologique. On l’a refusée, car on ne savait pas quoi écrire sur la porte de la cage.
     Je suis rentré chez moi en me disant que j’étais un bien piètre dessinateur.
    
    
    



    
    
     L’écriture n’est pas une activité tout à fait sans danger.
     Récemment, dans mon village, un homme bâti comme une armoire à glace est venu me voir pour me réclamer une compensation financière. Il prétendait que j’avais diffamé son père dans un roman publié vingt ans auparavant, en le décrivant ivre, traversant le village sur son chariot de supermarché.
     En entendant cette exigence, j’ai éclaté de rire, mais cela n’a fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Il m’a dit que nous n’étions plus à l’époque où l’on pouvait tourner les gens en ridicule. Selon lui, l’affaire ne pouvait être réglée que par des billets de banque du nouveau régime.
     Je me souvenais de ce garçon. Il n’avait pas été très gentil avec son père, et voilà qu’il venait défendre l’honneur de cet homme mort depuis longtemps.
     Il n’aurait servi à rien de lui faire un cours de théorie littéraire sur la recherche de l’universel, la liberté du créateur et le caractère relatif des prototypes.
     Comme je n’étais pas d’accord pour partager avec lui des droits d’auteur perçus longtemps auparavant dans une monnaie qui n’existait plus, il a déclaré qu’il ferait sauter ma maison.
     Je suis en train d’écrire un nouveau roman et j’attends le moment où la bombe va exploser.
    
    
    



    
    
     Avant ma naissance, j’étais peut-être un bourgeon sur un arbre. Cela expliquerait mon affinité avec les arbres et mon amour de la forêt.
     Je le sais depuis longtemps : les enfants sont issus de la rencontre de deux cellules, l’œuf se fixe dans le ventre de la mère et y séjourne quelque temps comme un adorable parasite, puis il devient enfin indépendant et quitte sa bienfaitrice.
     Pourtant, cela ne m’empêche pas d’avoir l’impression que j’étais aussi, en un certain sens, un bourgeon sur un grand arbre confortable, un arbre agrippé aux fentes d’un rocher par ses racines ramifiées, qui se penchait vers la mer du haut d’une falaise et qui, de temps en temps, au clair de lune, admirait son reflet sur l’eau.
    
    
    



    
    
     Un de mes amis portait souvent un casque en acier. Quand je lui demandais pourquoi, il se contentait de sourire.
     Je supposais qu’il était obsédé par la peur qu’une tuile tombe d’un toit ou qu’une balle perdue siffle à ses oreilles.
     J’imaginais aussi qu’il se protégeait la tête contre les idées étrangères, lesquelles étaient parfois tranchantes et vives. Mais en réalité, c’était peut-être l’inverse : il mettait son casque lorsque son esprit débordait d’idées, pour qu’elles ne partent pas à l’aventure, pour que personne ne s’en empare ni ne se les approprie.
     Le fait même qu’il ne disait rien et se contentait de sourire me conduisit à ces hypothèses erronées.
     Toujours est-il que je me procurai moi aussi un vieux casque militaire. Je le portais les jours où me venaient les meilleures idées. Qu’est-ce qu’il me serrait, le bougre !
    
    
    


   

     J’ai un téléphone qui me permet d’être en même temps aux deux bouts de la ligne : c’est moi qui pose les questions et c’est moi qui y réponds.
     Vous me direz : à quoi peut bien servir un tel appareil ?
     Mais y a-t-il quelqu’un qui sache mieux que moi répondre à mes propres questions ? Qui ait une connaissance plus précise de leur sujet ?
     « Est-ce que tu as froid ? »
     Que veut dire « froid » ? Quelqu’un d’autre pourrait-il éprouver ma sensation de froid ? Je réponds en vrai connaisseur :
     « Oui, j’ai froid. »
     Bonne réponse ! Si je n’avais pas froid, je ne répondrais pas ainsi. Je n’irais pas me mentir à moi-même.
     « Où se trouve le Nicaragua ? »
     Toute personne qui connaît sa géographie ou qui a séjourné dans ce pays pourrait répondre à cette question.
     Moi-même je n’y répondrais pas plus mal qu’un autre, alors pourquoi devrais-je déranger les gens pour des broutilles?
     Voilà l’histoire de mon téléphone.
    

    



   
 
     Les mythes occupent une position centrale dans la culture, que ce soit l’histoire d’Abraham qui allait sacrifier Isaac, ou celle d’Aphrodite créée à partir de l’écume, ou encore celle des forgerons finnois façonnant le Sampo. On a brodé à profusion sur ces sujets, aussi bien en littérature que dans les arts figuratifs ou en musique.
     Dans ma vie et dans celle de mes amis, il s’est produit des événements à partir desquels on pourrait peut-être, moyennant quelques petits ajouts, élaborer des légendes de même valeur, mais aucun d’eux n’est passé dans notre culture.
     Nous avons discuté de ce qu’il faudrait faire pour cela – même si, à vrai dire, aucun de nous ne tient particulièrement à ce que les autres ressassent nos histoires pendant des milliers d’années.
     Faudrait-il que ces événements renferment un message particulier ? Mais quel message y a-t-il dans les trois exemples cités plus haut ?
     Ou bien devrions-nous conquérir le monde par les armes ou par des moyens économiques et répéter partout que ce sont nos légendes qui sont les plus importantes ?
     Nous avons décidé que le jeu n’en valait pas la chandelle. Nous pouvons très bien nous en passer.
    

    



    

     Quand j’étais petit, j’ai connu une fille qui croyait que les chats poussaient sur les arbres. Elle avait vu de ses yeux des chatons mûrs se détacher des branches et tomber lourdement sur le sol.
     Comme la plupart des enfants, j’étais attaché à la vérité et j’essayais de lui expliquer comment les chats se reproduisent en réalité.
     Elle croyait volontiers qu’un gros fruit pouvait se former à partir d’un petit bourgeon, mais pas qu’une cellule invisible à l’œil nu puisse se transformer en un être vivant qui fait des saletés et qui lacère les rideaux.
     Chez les enfants, la moquerie est un moyen efficace de persuasion, mais je ne voulais pas en arriver là, car j’avais jadis souffert moi-même de ce procédé.
     Bien des années plus tard, ce que croyait ma petite voisine a commencé à me plaire. Je ne l’ai pas revue adulte. Ce serait bien qu’elle ait continué à y croire.
    

 



    

     J’ai passé ma vie à me battre avec moi-même à cause d’une mauvaise habitude.
     J’avais en effet tendance à dire oui à tout.
     Quand on m’ordonnait de faire quelque chose, je répondais oui, même si je n’avais pas envie de le faire. D’ailleurs, le plus souvent, je ne le faisais pas.
     Quand on m’affirmait que le vert était jaune, je disais : oui, cela dépend sous quelle lumière et sous quel angle on le regarde.
     Quand on me mettait une fois de plus des entraves et qu’on me demandait si je me sentais bien, je répondais oui et j’essayais de trouver comment me libérer.
     Quand on me demandait si je voulais une gorgée de poison, je répondais oui sans réfléchir, et lorsque je comprenais enfin, je commençais à chercher un moyen de jeter discrètement le contenu de la coupe.
     C’était comme cela avec tout. J’avais fort à faire pour remédier aux conséquences de mes « oui ».
     Depuis quelques jours, je m’entraîne à dire non. Quelqu’un me l’a conseillé et évidemment je lui ai répondu oui.

Traduit de l’estonien par Yvonne Bailly, Antoine Chalvin et Jean Nagy