Mon histoire d’amour

        C’est au bal masqué, avant Noël, que j’ai fait la connaissance de Maria. Elle n’était pas déguisée, juste un minuscule loup de satin noir autour des yeux, bien incapable de mas­quer le charme de ses traits. Parfois les femmes gagnent à dissimuler leurs yeux, car ils peuvent trahir une âme obtuse et la pauvreté d’une vie intérieure ; mais ce n’était pas le cas de Maria. Lorsqu’au vestiaire, au moment du départ, elle retira son masque, et que son regard ado­rable, un peu gauche et qui semblait implorer une protection, m’apparut dans sa divine splendeur, je me sentis irrémédiablement pris au piège.
        Noël passa, inconsolable. Je ne tenais pas en place, ni assis, ni couché ; sans cesse l’image de Maria surgissait à mes yeux et le désir d’elle me brûlait les entrailles — une flamme qui ne s’apaisait que lorsque je dansais autour d’un sapin, que je courais, que je fen­dais du bois ou que je m’occupais les muscles de quelque autre manière. La sueur semblait apaiser l’ardeur de l’incendie qui m’embrasait l’âme. Mais dès que j’étais oisif, l’image de ma bien-aimée réapparaissait, et mon désir enflait à nouveau en une torture insupportable.
        Après les fêtes, je la revis : je tombai sur elle en pleine rue. Ce fut comme un choc élec­trique. Aussitôt, surmontant mon éternelle timidité avec une aisance inattendue, je lui pro­po­sai de l’accompagner, et nous traînames en ville : nous fîmes la tournée des cafés en bavar­dant et en riant. J’étais au comble du bonheur, mais lorsque je l’eus raccom­pagnée chez elle, le claquement de la porte qui se refermait sur mon ange réveilla ma tris­tesse et je passai la nuit dans la cour de son immeuble, dans le bac à sable.
        Je ne connaissais qu’un seul remède : la voir aussi souvent que possible. À ma grande joie, ou plutôt, moins banalement, à mon extase, elle semblait apprécier ma com­pagnie. Nous étions souvent ensemble. Un jour, je pris mon courage à deux mains et lui passai le bras autour de la taille. Elle rougit, se fit muette comme une carpe, mais sans se dégager. Nous res­tâmes ainsi durant deux heures. De quoi Dieu pouvait-il bien me récom­penser par un pareil bonheur, voilà qui m’échappait.
        Le lendemain, elle m’invita chez elle. J’achetai le plus gros bouquet de roses que je pus trouver et me mis à trembler devant sa porte comme si j’étais sur le seuil d’un temple.
        Elle n’était pas seule. Ce jour-là, je fis la connaissance de son père.
        C’était un petit monsieur corpulent qui portait une longue barbe. Sa poignée de main était vigoureuse. Je me demandais ce que sa fille avait bien pu lui raconter à notre propos, mais il aborda le sujet avec une rare franchise :
        « Maria m’a tout dit de vous. Je l’élève seul, aussi je me sens doublement responsable de son avenir. Je ne voudrais pas qu’elle fasse un mariage malheureux. »
        « Un mariage ! » mécriai-je, sans parvenir à croire à mon bonheur. « Elle vous a parlé de mariage ? »
        « Cela vous surprend-il ? Ou peut-être que cela vous effraie ? » s’enquit-il, sévère.
        « Bien au contraire, vous me voyez au comble de la joie ! Proprement ivre de bon­heur ! J’aime votre fille à la folie, mais je n’ai pas encore osé lui confesser aussi ouvertement mes senti­ments, encore moins lui faire ma demande en mariage. Mais bien sûr que je suis d’ac­cord ! Quel bonheur de passer ma vie auprès d’elle ! ». Je voulus baiser la main de mon bienfaiteur.
        « J’aime votre enthousiasme », approuva celui-ci. « On y sent de la pas­sion. Mais la bougie aussi brûle d’une flamme claire, et lorsque le suif s’épuise, elle s’éteint. »
        « Mon suif ne s’épuisera jamais ! » promis-je. « Oh, je vous en prie, approuvez notre mariage ! »
        Il me dévisagea d’un air pensif.
        « Soit, je n’ai rien contre. Demain, huit heures du matin, à l’église Saint-Georges. Soyez à l’heure. »
        Cela me laissa bouche bée. Demain, déjà ! Il me rac­compagna tendrement et je restai planté là dans la cour, tête nue sous la neige, mon pardessus ouvert, trem­blant d’excitation comme une feuille. Demain, déjà ! Une seule nuit me séparait du plus grand bonheur de ma vie !
        Je restai planté là jusqu’au matin. Il neigeait, la neige fondait, il reneigeait. Au premier chant du coq, je courus au sanctuaire.
        Maria était déjà devant l’autel, resplendissante de beauté. Un prêtre âgé m’attendait, sa mine solennelle soulignait la gravité du moment. Il parla peu, mais juste et noblement. Nous échangeâmes les alliances : nous étions désormais mari et femme.
        Au sortir de l’église, nous prîmes un fiacre et partîmes en voyage de noces.
        Le Colisée, les canaux de Venise, le Palais des Doges, Rome et le Vatican, le pape et les babouins, le mausolée d’Halicarnasse et le vieux Tibre tout envahi de carpes et de nénu­phars, les cendres de Pompéi et les diamants de la Sicile, la maffia, la guerre de Troie et les Jeux Olympiques : nous parcourûmes la Méditerranée de long en large, sans omettre le moindre pied de terre. Nous ne nous quittions pas d’une semelle. Maria était telle un cygne, toute de modestie et de tendresse — on eût dit un nuage qui se dissout dans l’azur. Je veillais sur elle comme sur un vase de porcelaine, lui portais son café au lit tous les matins et l’habil­lais de mes propres mains comme une poupée. Elle se laissait faire en souriant et nous étions le couple le plus heureux du monde. Jusqu’à ce jour où, alors que nous étions en train de prendre notre petit déjeuner et que je lui découpais son omelette, elle me posa ten­drement la main sur l’épaule.
        « Ecoute… »
        « Tu es enceinte, n’est-ce pas ? » m’écriai-je, ravi. « Oh, ma chérie ! Est-ce un garçon ou une fille ? »
        « Entre les deux », répondit-elle en riant. « Tu es un garçon sérieux et sans doute es-tu vraiment l’homme qui convient à ma fille. Je ne vois plus de raison particulière de m’opposer à votre union, même si, bien entendu, il te reste encore une ou deux épreuves à affronter. Tu es tendre et attentionné, mais es-tu capable de faire face au danger ? »
        Je la dévisageai, abasourdi, et, ô surprise, je reconnus… son père ! J’avais épousé le père et non la fille ! Quelle affreuse découverte !
        « N’aie pas peur », enchaîna mon épouse-garou pour me consoler. « Je voulais juste éprouver dans ma chair tes capacités à prendre soin de ma fille. Tu es un bon garçon. Dix sur dix. »
        « Mais comment ai-je fait pour ne pas vous reconnaître à l’église ? » me désolai-je. « Maria, Maria, mon amour ! Où es-tu ? »
        « Elle est chez elle, sous la garde de personnes fiables et de bons chiens. Et c’est tout à fait naturel que tu ne m’aies pas reconnu. C’est vrai que je mesure un mètre de moins qu’elle et que je porte la barbe, mais nous nous ressemblons un petit peu, comme il est naturel entre parents. Et puis j’ai été acteur, entre autres j’ai joué Ibsen au Théâtre Populaire, le rôle d’Os­vald. L’amour est aveugle, c’est bien connu. Tout va bien, il ne s’est rien passé. Tu ne veux pas terminer ton déjeuner ? »
        Je me mis à genoux et le suppliai de me laisser regagner ma patrie et me marier avec sa fille. Il m’écouta attentivement.
        « Je te l’ai dit, sur le principe je n’ai rien contre. Mais il te reste une épreuve à passer. Il s’agit de tuer l’hydre de Lerne. Alors tu seras mûr pour ma fille. »
        J’étais prêt à tout pour la retrouver. Penser, me vint-il à l’esprit, que je ne l’avais pas vue depuis six mois ! Six mois que je passais ma lune de miel avec un inconnnu. Le désir d’elle me crucifiait.
        Je louai une bicyclette à un juif et me mis en route pour Lerne. Trois jours et trois nuits durant, je pédalai. Finalement j’aperçus les lumières de la ville et le clocher de l’église se des­sina sur fond de ciel étoilé. Encore deux kilomètres et j’y étais.
        L’hydre ne s’attendait pas à ma venue, elle était au bord du lac, en train de boire. Sans crier gare, je l’attaquai par-derrière et lui plantai mon poignard dans le dos.
        Elle rugit et se jeta sur moi en grimaçant de douleur ; à ce spectacle, bien étrangement, je sentis une vague de plaisir inattendue me parcourir de la tête aux pieds tandis que je rou­gissais sans savoir pourquoi, comme si une jolie femme s’était deshabillée devant moi. L’hydre se roulait par terre, râlant et hurlant ; elle ne faisait qu’enfoncer encore plus profon­dément le poignard dans sa chair. J’étais comme ensorcelé. Elle finit par crever, je lui coupai la langue et regagnai ma ville natale avec mon trophée.
        Et qui donc m’attendait à la fenêtre, qui donc m’attendait ? Maria ! Mon rêve, mon amour, ma vie ! Elle était plus charmante que jamais, allait-elle enfin être mienne ?
        « Voici la langue de l’hydre », dis-je. « J’ai répondu aux exigences de ton père. »
        Mon tendre oisillon détourna la tête : la langue l’effrayait par sa laideur. Je me débar­rassai de cette horreur dans les buissons. Maria eut un soupir de soulagement et me tendit ses blanches mains. Je la serrai sur ma poitrine ; en comparaison de la grossière langue de l’hydre, elle était légère comme un duvet. Moi, je l’aimais tant, je la trouvais la plus belle, ô ma blonde ! Il avait suffi d’un seul baiser pour que mon cœur fût prisonnier.
        Notre union fut bénie dans la même église, mais cette fois-ci, pas de voyage de noces. Elle ne le souhaitait pas. Nous nous achetâmes une maison, petite mais con­for­table ; autour, il poussait en quantités folles des hyacinthes, des roses et des  treilles. Maria était comme une fée qui eût apporté le bonheur à mon existence jusque-là si grise. Mon amour gran­dissait chaque jour, comme en hiver grandit une boule de neige que des enfants font rouler. Le jour, je vaquais à mon office, et dés que je m’en étais libéré je me précipitais chez moi comme si j’avais le Diable à mes trousses, non sans lui cueillir en chemin des fleurs et des fraises. Elle m’attendait sous la véranda, assise dans un siège-balançoire que je lui avais tissé. Je tressais les fleurs en couronne pour lui en orner la tête, les mains et les pieds, parfois je la couvrais entièrement de minuscules anémones de bois et de soucis des marais. Le jour anni­versaire de notre voyage de noces, elle dit :
        « Tu as été un brave garçon. Oui, je crois que je n’ai rien contre le fait que tu épouses ma fille. »
        Je faillis tomber à la renverse. C’est alors seulement que je le reconnus ! Ce n’était toujours pas elle, mais, encore une fois, son gros barbu de papa. Toute une année durant je l’avais idolâtré, couvert de fleurs sylvestres ! Oh mon Dieu ! Et où était donc mon adorée ? Mon cœur menaçait de se briser.
        Mais il continua :
        « Un voyage de noces est un chose, la vraie vie en est une autre. Beaucoup de jeunes gens sont si attentionnés durant la lune de miel, ils fondent comme de la cire devant leur épouse. Et puis ils sombrent dans la boisson, ils se lassent de la vie conjugale et vont rendre visite à des femmes déchues. Je me permettrai jamais que ma fille unique subisse une telle humiliation, et en bon père, j’ai tout testé moi-même. Rien à dire, tu es un mari fidèle. »
        « Où est Maria ? » m’écriai-je. « Maudit ! »
        « Du calme ! » m’exhorta le père de ma fiancée, deux fois uni à moi par les liens du mariage. « Ne gâche pas l’impression positive que j’ai conçue de toi ! Je ne veux pas d’un gendre qui jure. Peut-être une ou deux épreuves de plus sont-elles nécessaires pour que je soie sûr. Et puis je ne sais pas si tu es un bon père. Il faut tout contrôler, prudence est mère de sûreté. »
        Je le frappai à la tête d’un coup de pelle. Il tomba et se mit à saigner de la nuque. De nouveau, je me sentis tembler divinement de la tête aux pieds sous l’effet d’une vague de plaisir. Je lui piétinai pensivement les dix doigts, l’un après l’autre. Ils craquaient sous mes bottes, le vieux gémissait. Chacune de ses plaintes m’excitait davantage. En écrasant le der­nier doigt, j’étais mûr. Jamais je ne m’étais senti aussi bien.
        Ayant repris mes esprits, je le ramenai à l’intérieur et l’enchaînai au radiateur. Je ne pensais plus à Maria. Mon amour s’était éventé, comme éclate une bulle de savon. Je compris que j’étais fait pour une autre sorte de passion. J’avais un nouveau bien-aimé — par chance, il n’était autre que mon époux devant l’Église. Pas besoin d’aller chercher une victime au loin. 
        Parfois je le fouette, parfois je lui brûle les orteils au fer à souder, parfois je le coiffe d’un sac à pommes de terre et je le laisse pratiquement s’asphyxier. Ce sont mes nuits de pas­sion. Il faut voir comme il crie, comme il implore ma pitié, comme il me refile carrément sa fille. Mais je n’en veux pas. Je l’ai quasiment oubliée. Une seule fois, j’ai rêvé d’elle. Elle caressait un hérisson, et puis elle levait la main en criant tandis que le sang coulait à gros bouillons. Je me réveillai au comble de l’excitation et, pour un moment, mon ancienne pas­sion me revint. Mais des gémissements me détournère­ment immédia­tement de ces pensées volages. Le voilà, mon seul amour ! Là-bas, attaché au radiateur ! Je n’ai besoin de per­sonne d’autre !
        Je suis allé chercher un hérisson dans la forêt et je le lui ai mis dans la bouche. Quelle nuit !
        Qu’est-ce que je suis heureux.

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier