Objets de consommation et crise identitaire dans le roman “Piiririik” (Pays frontière) d’Emil Tode

Piiririik (Pays frontière) est le premier roman d’Emil Tode, un auteur estonien qui s’était jusque-là consacré au genre de la poésie1. Ce roman, publié en 1993, a connu un succès immédiat en Estonie, peut-être parce que, peu après l’accession du pays à l’indépendance, en 1991, à la suite de quarante ans d’occupation soviétique, il posait avec acuité la question de la place de cet État tout neuf dans la vieille Europe. En effet, si Pays frontière n’évoque que rarement de manière frontale le passé soviétique, il s’interroge cependant sur l’héritage laissé par les années d’occupation et sur la possibilité, sur fond de cet héritage, de reconstruire une identité nouvelle.

Le narrateur autodiégétique de Pays frontière, un jeune traducteur originaire d’un pays d’Europe de l’Est qui n’est pas nommé, mais dont les caractéristiques concordent en tout point avec celles de l’Estonie, entreprend de recomposer les étapes d’un séjour effectué à Paris dans les années 1990. Le récit prend la forme d’un roman autobiographique ou plus exactement d’un roman épistolaire à caractère autobiographique : il s’agit d’une correspondance incomplète et fictive (puisque seules les lettres du narrateur-expéditeur nous sont présentées et qu’elles ne seront finalement jamais envoyées).

Au cœur du récit se trouve l’aveu d’un meurtre commis par le narrateur, celui de Franz, son riche amant franco-allemand. Mais le lecteur comprend vite que le véritable crime du narrateur se situe au-delà de cet acte. Son crime véritable pourrait être désigné comme un crime identitaire puisqu’il tient à l’origine du narrateur, qualifiée d’obscure et de « sauvage », à son altérité, à son incapacité à s’intégrer dans la société occidentale. Le narrateur lui-même rassemble ces caractéristiques dans une catégorie générale, celle d’Européen de l’Est. La confrontation à cette catégorie identitaire, catégorie unitaire définie par opposition aux Occidentaux et constituée des stéréotypes que ces derniers projettent sur le narrateur, devient en effet l’enjeu principal du récit. C’est l’incapacité d’en sortir et de trouver d’autres modèles auxquels s’identifier qui conduit le narrateur au crime et à une volonté plus générale de destruction.

Or, on peut remarquer que la volonté de destruction devient particulièrement aiguë lorsque le narrateur est confronté aux objets quotidiens qui semblent désigner, par métonymie, la société occidentale comme une société de consommation. C’est cette relation du narrateur aux objets de consommation que j’aimerais interroger tout particulièrement. Il s’agit en effet de comprendre pourquoi ces objets prennent une telle importance dans le roman.

Il me semble que le problème des objets renvoie d’abord à la question identitaire évoquée plus haut, question qui sera traitée dans la première partie de cette étude. Ces objets, nous dit le narrateur, jouent un rôle essentiel dans la construction de l’image de soi, car ils permettent d’établir ce que le sociologue français Jean Baudrillard nomme une « différenciation statutaire2 » entre les individus. Or, Pays frontière met littéralement en scène ce processus de différenciation : dans le récit, il est en effet clairement établi que c’est la possession d’un certain nombre d’objets socialement qualifiants qui définit l’Européen de l’Ouest (au demeurant toujours distingué par sa natio­nalité comme Français, Allemand ou Hollandais, etc.). Au contraire, l’Européen de l’Est est une catégorie définie par l’absence de possession. L’Européen de l’Est apparaît à l’Occidental comme un pauvre et, partant, comme un individu toujours suspect puisqu’il pourrait vouloir s’approprier par le vol ou le crime cc qui ne lui appartient pas. L’un des buts du narrateur sera précisément de ressembler à l’Européen de l’Ouest en se procurant les objets qui définissent l’Occidental. Cependant, il s’avère que, contrairement à l’espoir caressé un moment par le narrateur, la possession de ces objets ne lui permet pas d’acquérir une nouvelle identité. Au contraire, une fois qu’il les possède, les objets renvoient le narrateur non pas à un nouveau modèle identitaire, mais à l’impossibilité, dans la société de consommation, d’avoir une identité stable, de même qu’il y est impossible de construire autour de soi un environnement stable, puisque chaque objet est voué à être périodiquement remplacé par d’autres, plus neufs, plus efficaces, etc.

La confrontation à ces objets désirés éveille finalement une inquiétude profonde chez le narrateur car celui-ci réalise que, pour fonctionner, la société de consommation (cette société qui est également en train de se développer en Europe de l’Est) peut parfaitement se passer de l’homme dans la mesure où sa finalité est désormais réduite à la production et à la destruction des objets. Cette intuition d’une société d’où l’homme serait déjà en train de disparaître agit non seulement sur le contenu, mais aussi sur la forme du récit. Elle nous invite ainsi à dépasser la question d’une éventuelle perte d’identité de l’Européen de l’Est après la chute du Mur et à nous interroger dans un second temps sur la perte d’humanité consécutive à la prolifération des objets de consommation dans les sociétés régies par l’économie de marché. Enfin, elle nous invite également à nous demander quel sens il convient de donner dans ce contexte à la forme du roman autobiographique, conduit sous une forme morcelée et dont, de surcroît, les fragments se contredisent d’un chapitre à l’autre.

L’Européen de l’Est : une identité par défaut et par opposition

Européen de l’Est. C’est la définition que donne de lui-même le narrateur de Pays frontière. Ce n’est donc ni par son nom, ni par l’évocation d’une origine géographique précise qu’il se présente au lecteur, mais en se rangeant d’emblée dans une catégorie identitaire beaucoup plus large. Nous apprenons également d’emblée que cette caractérisation comme Européen de l’Est n’a pas été choisie par le narrateur, mais qu’elle lui est imposée par les Occidentaux. Or, cette dénomination fonctionne comme une image, au sens que donne à ce mot E. W. Saïd dans L’Orientalisme, ouvrage qui étudie la représentation de l’Orient par l’Occident et les rapports de pouvoir sous-jacents à cette représentation.

Lorsque Saïd parle de l’Orient, il ne pense pas à l’Europe de l’Est, mais à un ensemble de pays allant de l’Afrique du Nord au Japon. Cependant, nous retrouvons dans Pays frontière la description d’un rapport de forces qui présente de multiples analogies avec celui que décrit Saïd. En effet, dans Pays frontière, les Occidentaux forgent des représentations univoques des ressortissants d’Europe de l’Est, des représentations qu’on peut définir comme des images « en ce sens qu’elles représentent ou tiennent lieu d’une très vaste entité, trop diffuse sans cela, qu’elles permettent de saisir ou de voir3 » Ces représentations sont donc d’autant plus efficaces qu’elles manquent de précision. Elles sont nécessairement inclusives. L’image de l’Européen de l’Est est en soi ressentie par le narrateur du récit comme violente parce qu’elle conduit les Occidentaux à nier sa singularité pour le ramener à une catégorie qui, au demeurant, lui paraît contestable puisqu’elle rassemble un ensemble de pays qui, en dehors de l’histoire récente remontant à la Seconde Guerre mondiale, n’ont selon lui guère de points communs.

Le narrateur condense l’amalgame produit par cette représentation de l’Europe de l’Est comme espace unitaire lorsqu’il se présente au destinataire de ses lettres comme un être

surgi de n’importe où, du fond de l’eau, de sous la terre, de Bosnie-Herzégovine, d’une petite ville au bord d’une rivière, d’un appartement, dans cette petite ville, où l’odeur nauséabonde des latrines empêche de respirer ; de l’Europe orientale ; de derrière le tas de bois4.

Cette énumération exprime d’abord ironiquement la méconnaissance de la géographie de l’Est dont font preuve les Occidentaux : le narrateur ne vient bien entendu pas de Bosnie-Herzégovine, mais il constate qu’aux yeux d’un Européen de l’Ouest, il n’y a guère de différence entre l’Estonie et la Bosnie, ou plutôt que la distinction ne revêt pour lui aucune importance, bien que ces pays se trouvent l’un tout à fait au nord, l’autre au sud du continent européen. Cette absence de distinction est alors subsumée par l’expression « Europe orientale » qui semble renvoyer à un espace situé hors de la civilisation, dans un monde sauvage, caractérisé par les éléments naturels (l’eau, la terre), l’état de violence (puisque la Bosnie-Herzégovine est une région en guerre au début des années 1990) et l’absence des éléments de confort omniprésents à l’Ouest que sont les chasses d’eau et le chauffage électrique. On constate donc qu’« Européen de l’Est » est une dénomination qui ne véhicule pas uniquement l’idée d’une appartenance géographique, mais également celle de l’appartenance à une certaine catégorie de population. Autrement dit, il s’agit d’une dénomination porteuse d’un jugement de valeur.

Sur quels critères se fonde ce jugement de valeur ? D’abord sur la relation aux objets de consommation, car ce qui caractérise l’Européen de l’Est dans Pays frontière, c’est le fait qu’il ne possède pas les objets de consommation possédés par les Occidentaux. Or, il s’avère que dans la société occidentale, la possession de ces objets constitue un outil essentiel de hiérarchisation sociale. On retrouve ici le « processus de classification et de différenciation » du sociologue Jean Baudrillard. Selon Baudrillard, en effet, la consommation des objets ne doit pas être analysée à partir des besoins et des satisfactions des individus pris comme entités autonomes. Au contraire, la consommation de chacun ne peut être comprise qu’à condition d’être inscrite dans une organisation sociale globale. Baudrillard écrit ainsi :

on ne consomme jamais l’objet en soi (dans sa valeur d’usage) — on manipule toujours les objets (au sens le plus large) comme signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur5.

C’est bien dans ce contexte collectif que les objets sont placés dans Pays frontière. Mais le narrateur du roman évoque très peu les hiérarchies qui structurent la société occidentale elle-même. Ce qui frappe le narrateur, c’est la manière dont l’abondance des objets permet à la société occidentale de se présenter comme supérieure à d’autres sociétés, et notamment aux sociétés d’Europe orientale. Il est ainsi admis que l’Européen de l’Est est inférieur à n’importe quel Européen de l’Ouest car il ne possède rien. Pour cette raison, le narrateur suppose, par exemple, que les prostituées parisiennes elles-mêmes, pourtant en bas de la hiérarchie sociale, ne l’accepteraient pas parmi elles6.

En fait, le problème ne vient pas vraiment de ce que l’Européen de l’Est ne possède pas, mais plutôt du fait qu’il n’a même pas le droit à la propriété. Peut-être faut-il voir là un renvoi au passé proche, c’est-à-dire à l’époque de la société soviétique et de l’abolition de la propriété privée, passé dont le narrateur du roman tente justement de s’extraire tant bien que mal. Or, dans Pays frontière, la propriété va de pair avec la légitimité. En tant qu’Européen de l’Est, le narrateur du roman est illégitime. Quel que soit l’endroit où il va, il craint de ne pas être à sa place. C’est pourquoi, lorsqu’il va acheter un billet de train à la gare du Nord, il scrute longtemps les inscriptions au-dessus des guichets pour ne pas se tromper de file :

Je crains toujours de me retrouver dans la mauvaise file ou de façon générale là où il ne faut pas. Même quand je suis où il faut, je ne me sens jamais très en confiance : comment être sûr qu’on a vraiment le droit d’être là ?7

À l’opposé de cette attitude qui témoigne d’un sentiment d’illégitimité, les consommateurs occidentaux sont, eux, au contraire persuadés d’être toujours dans leur bon droit :

Ici, beaucoup sont habitués à avoir raison et je ne peux m’empêcher de trouver cela étrange. Je n’aurais pourtant rien contre le fait d’appartenir moi aussi à cette catégorie de gens qui sont dans leur droit, qui vont faire leurs courses à Auchan une fois par semaine, entassent dans leur chariot une montagne de bouteilles d’eau, de rouleaux de papier toilette, de paquets de lessive, de pâtés, de fromages, de pains sous cellophane8.

Or, le sentiment d’illégitimité qu’exprime le narrateur témoigne du fait que ce dernier a assimilé les caractéristiques que les Occidentaux projettent sur lui. Il s’est malgré lui identifié à l’image de l’Européen de l’Est, il est devenu un Européen de l’Est. Ainsi, le voilà prêt à commettre des actes qui viendraient confirmer cette identité. Par exemple, lors d’un dîner dans un restaurant d’Amsterdam, le narrateur projette un instant de pousser son riche amant Franz dans le canal pour lui voler son portefeuille, posé sur la table, et partir avec le serveur du restaurant. À propos du portefeuille, il précise cependant : « Cet argent ne m’intéressait guère […] Si je le convoitais, c’était surtout par devoir, pour me conformer à l’image des vrais Européens de l’Est9 ». Son crime final, l’empoisonnement de Franz, n’a peut-être lui-même pour origine que cette nécessité imposée par la société occidentale de se conformer à l’image qu’on a de lui, celle d’un criminel en puissance.

La valse des objets et la faillite d’un modèle identitaire

Au cours de son séjour en France, le narrateur traverse cependant des moments de révolte durant lesquels il s’efforce d’échapper à cette identité d’Européen de l’Est qui lui est imposée. Il faut remarquer qu’il n’essaie jamais véritablement de faire éclater cette catégorie. Il admet, par exemple, que les touristes venus d’Europe de l’Est appartiennent à une population dont la seule apparence extérieure manifeste l’indigence. Il souhaite simplement se différencier de ces touristes :

Ce que je veux éviter à tout prix, c’est de ressembler à ces Européens de l’Est que je vois ici, qui se sont acheté des horreurs sur le boulevard Saint-Michel et se pavanent avec elles comme s’ils étaient arrivés au septième ciel10.

Cette tentative de différenciation du narrateur par rapport à son « groupe d’origine » va passer par la transformation de ses habitudes de consommation. En effet, puisque, dans la nouvelle métaphysique de la société de consommation, l’identité n’est plus définie par l’être (c’est-à-dire par les caractéristiques les plus stables, les plus durables de l’individu), mais par l’avoir (c’est-à-dire par ses caractéristiques les plus accidentelles), on peut supposer que changer ce qu’on possède ou posséder davantage suffira à transformer radicalement l’identité d’un individu. Il ne s’agirait au fond que de s’habiller différemment et de faire des choix de consommation qui puissent témoigner d’une rupture radicale avec le passé. De fait, lorsque le narrateur commande un verre de lait à quinze francs dans un café parisien, il en jouit comme d’une perversion suprême ; tout se passe comme si le prix de ce verre changeait totalement la nature du lait et le différenciait de tous les verres de lait de l’enfance :

Porter à ses lèvres un grand verre de lait à quinze francs, c’est échapper définitivement à tous ces verres de lait répugnants que l’on m’obligeait à boire dans mon enfance, en particulier le lait chaud à peine tiré que je buvais à la campagne […]11.

Celui qui consomme des verres de lait à quinze francs dans les cafés chics de Paris ne peut avoir la même identité que ce pauvre garçon citadin d’Europe de l’Est qui se rend une fois par an à la campagne et auquel on offre avec condescendance du lait de vache tout chaud.

Cependant, le narrateur constate que, malgré tous ses efforts, cette tentative de changer d’identité est vouée à l’échec. D’abord, parce que le narrateur suppose que l’appropriation des objets à elle seule ne suffit pas, mais qu’il faut encore savoir utiliser les objets comme un Occidental, sans quoi ces objets vous trahissent (il y aurait en somme un savoir-consommer qui serait ignoré des Européens de l’Est)12. Ensuite, plus fondamentalement, à cause de la nature même des objets de consommation. En effet, ce qui définit ces objets dans Pays frontière, c’est leur caractère éphémère : il s’agit soit d’objets voués à être immédiatement engloutis, comme les denrées alimentaires, soit d’objets destinés à n’avoir qu’une durée de vie limitée, comme les vêtements à la mode. On remarque que — à l’exception de quelques œuvres d’art — le narrateur se réfère peu à des objets anciens, c’est-à-dire à des objets qui auraient fait la preuve de leur durabilité. Ainsi, dans Pays frontière, la société de consommation se définit-elle comme une société d’objets périssables. Pour reprendre encore une fois les termes de Jean Baudrillard, cette société est devenue le lieu d’un

gaspillage fonctionnel et bureaucratique, produit par la production en même temps que les biens matériels, incorporé à eux et donc obligatoirement consommé comme une des qualités et des dimensions de l’objet de consommation : leur fragilité, leur obsolescence calculée, leur condamnation à l’éphémérité13.

En quoi cette labilité des objets interfère-t-elle avec le problème de l’identité ? Je souhaiterais, pour développer ce point, faire un détour par les analyses de la philosophe Hanna Arendt. Dans Condition de l’homme moderne, un ouvrage de 1958 où elle analyse les transformations sociales entraînées par le développement de la production industrielle et de la consommation de masse, Hanna Arendt s’arrête sur les objets fabriqués par l’homme, ce qu’elle appelle l’œuvre de l’ homo .faber. Elle avance alors l’hypothèse selon laquelle ces objets ne seraient pas de simples éléments soumis à l’usage de l’homme, mais que, par leur durabilité, ils joueraient également un rôle dans la construction identitaire des individus. Les objets auraient pour fonction de « stabiliser la vie humaine » en permettant aux hommes de « recouvrer leur identité dans leurs rapports avec la même chaise, la même table », et cela grâce à la « durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s’en servent »14. En somme, parce que les objets sont fabriqués pour durer, et pour durer souvent plus longtemps que l’homme lui-même, ils offrent à ce dernier une sorte d’appui matériel qui doit le consoler de la labilité de la vie humaine.

Or, qu’en sera-t-il dans une société où les objets ne sont pas fabriqués pour durer, mais avant tout pour être rapidement détruits de manière à ce que le consommateur puisse toujours avoir de nouveaux objets à acheter et continue ainsi à justifier leur production incessante ? Le narrateur de Pays frontière propose une réponse à cette interrogation à travers le motif du fantôme. Dans le récit, fantômes et spectres traversent en effet sans cesse les couloirs du métro et les rues de Paris. Les relations humaines semblent rendues impossibles et les pays et les villes sont eux-mêmes qualifiés de fantomatiques. Franz par exemple, qui fut pourtant bel et bien l’amant du narrateur est décrit comme « une créature aérienne engendrée par l’air conditionné du palais de l’Europe15 »Relié à la question des objets et de l’identité, ce motif du fantôme pourrait bien suggérer que, dans un monde dominé par la valse des objets, l’homme lui-même n’a plus guère d’identité stable. Puisque les objets n’existent que pour disparaître, l’homme est lui aussi voué à la disparition.

Fragmentation autobiographique, obsolescence de l’homme

Mais si, dans le monde des objets éphémères, l’homme tend à devenir un fantôme, ce n’est pas seulement parce que son environnement matériel ne lui offre plus de repères stables qui lui permettraient de s’assurer de son identité. En fait, la société de consommation décrite dans Pays frontière n’a tout simplement plus besoin de l’homme. La finalité de cette société, c’est uniquement de permettre la production des déchets, et cette production, nous dit le narrateur, ne nécessite plus l’intervention de l’homme :

Pour produire des ordures, on n’aura bientôt plus besoin de l’homme, le système s’en chargera tout seul. Les marchandises dormiront dans la lumière artificielle et alléchante des devantures, en rêvant aux poubelles qui les accueilleront. Les distributeurs de billets ronronneront doucement. L’argent circulera. Les lumières dans les bureaux s’éteindront pour la pause de midi. Plus rien ne rappellera l’homme, de même que rien ne rappelle les ordures de la veille16.

C’est donc un véritable renversement des rôles du sujet et de l’objet qui se produit ici. En effet, depuis Descartes, dans la philosophie occidentale, le sujet se posait face à l’objet inerte. Il était sujet précisément parce que, par sa capacité à produire des actions volontaires déterminées par une finalité, il s’opposait à l’objet toujours totalement passif et ne trouvant sa finalité que dans le sujet qui s’en servait. Dans Pays frontière, la production des objets n’a plus pour but de satisfaire l’appétit de consommation de l’homme. Cette production se justifie par elle-même, comme si la machine de la production s’était emballée et qu’on ne parvenait plus à l’arrêter. L’homme, qui ne contrôle plus la machine, devient alors étranger au monde dans lequel il vit.

Dans un essai de 1956 intitulé L’Obsolescence de l’homme, le philosophe Günter Anders explique ce sentiment d’étrangeté par le fait que l’homme ordinaire ne participe plus en réalité à la production des objets qui constituent son environnement quotidien. Les objets lui apparaissent dès lors comme s’ils n’étaient pas fabriqués par l’homme, mais surgissaient par magie dans les centres commerciaux :

Nous, c’est-à-dire 99 % des contemporains, nous n’avons pas « fabriqué » les machines (les machines cybernétiques par exemple) ; nous ne les percevons pas comme « notre » œuvre mais comme des objets insolites, alors que ce que nous produisons nous-mêmes ne nous semble jamais insolite17.

Surtout, pour Günter Anders, cette impression d’être étranger au monde des objets est corrélée à ce qu’il nomme l’obsolescence de l’homme : face à des objets toujours plus parfaits (quoique destinés à être rapidement détruits), dont il ne préside plus à la production, l’homme, bien loin d’affirmer son identité, n’a que le sentiment de son imperfection. Il se trouve moins parfait que l’objet qui, bien qu’éphémère, est toujours susceptible d’être remplacé par un nouvel objet, exactement similaire. Alors que les objets périssables peuvent paradoxalement être reproduits éternellement, l’homme seul est promu à une mort que rien ne peut empêcher. Le narrateur de Pays frontière a lui aussi l’intuition d’une telle obsolescence de l’homme. Dans le récit, ce dernier est régulièrement réduit au statut d’élément imparfait venant gâcher le fonctionnement parfait du monde des objets. Le narrateur se réfère par exemple à l’autoroute qui, dit-il, est un espace où « l’être humain n’a plus sa place » ou encore aux meubles en verre de l’appartement de Franz. Il est d’abord enthou­siasmé par ces meubles, mais, lorsqu’il y découvre des traces de doigts, il est pris par une véritable rage de propreté : les traces doivent disparaître, car la perfection et la raison d’être même des meubles en verre résident dans leur transparence. Le narrateur comprend alors que « ce verre ne serait jamais propre parce qu’il se salissait à nouveau dès qu’on le touchait ou qu’on posait sur lui une assiette18 » et il en conclut que « Une maison avec des meubles en verre n’est pas faite pour être habitée par des hommes19 ».

Enfin, la décision de tuer Franz naît précisément au moment où le narrateur ouvre le réfrigérateur de l’appartement, comparé à un autel, rempli de « la perfection des paquets, de la plénitude des saveurs ». La vision de ce réfrigérateur éveille en lui des sentiments qui semblent disproportionnés si l’on se rappelle qu’ils naissent de la contemplation d’un simple objet. Il s’agit d’« un respect sans limites en même temps que de la terreur devant ce fonctionnement parfait, cette propreté clinique20 ». Des sentiments véritablement religieux. Tout se passe comme si, en regardant ce réfrigérateur, le narrateur était renvoyé à sa propre imperfection. La seule solution qui lui reste est alors de rompre la perfection de cet univers d’objets, ce qu’il fait en assassinant Franz. Ainsi, le cadavre de Franz fait revenir la matérialité du corps humain dans ce monde d’où l’homme est en train de s’effacer. Dans le même ordre d’idées, on peut également relever le plaisir masochiste avec lequel le narrateur adhère, à certains moments du récit, au stéréotype de l’Européen de l’Est, présenté comme un être primitif, barbare. Cette adhésion révèle tout le caractère ambivalent de sa relation à la société occidentale car la position marginale du narrateur, bien que subie, lui permet aussi de mieux se rendre compte des rouages de cette société désincarnée, de les dénoncer et de leur opposer son propre caractère organique, matériel.

La forme même que prend le roman me paraît sur ce point significative. Il s’agit en effet d’un récit composé de courts fragments juxtaposés, des fragments qui se présentent comme des lettres, mais des lettres qui ont perdu la caractéristique principale de la correspondance puisqu’elles ne seront jamais envoyées. Ces lettres écrites pour ne jamais être lues par leur destinataire disent peut-être à leur manière l’impossibilité de la relation humaine dans un monde entièrement objectalisé. Quant à la forme fragmentaire, elle fait peut-être écho à l’incapacité du narrateur à rassembler les différentes facettes de sa personnalité, c’est-à-dire à construire une image de soi satisfaisante. Günter Anders se référait à cette impossibilité de la synthèse de soi dans le monde moderne par le terme de « dividu », personnalité éclatée s’opposant à l’« individu ».

Pour conclure, il nous faut souligner un dernier point concernant la forme de Pays frontière. En effet, dans l’avant-dernier fragment du récit, une surprise attend le lecteur. Le narrateur y fait une révélation inattendue : tout ce qu’il a raconté jusque-là, son voyage en France, son travail de traducteur, l’assassinat de Franz,… il ne l’aurait en réalité pas vécu. Il prétend soudain avoir simplement recopié cette histoire à partir d’une disquette que la main d’un mystérieux noyé, surgissant de la Seine, lui aurait tendue in extremis21Cette révélation, qui s’inscrit bien sûr dans une tradition littéraire, celle du manuscrit anonyme trouvé par un tiers, me semble significative dans le contexte de notre roman. N’est-ce pas la meilleure manière pour le narrateur de suggérer la disparition du sujet dans un monde d’objets ? Soudain, nous ne savons plus quel est le sujet qui a vécu les événements décrits. Le « JE » que nous avons côtoyé tout au long du récit perd brusquement toute sa consistance puisque les émotions, les actes que nous lui avions attribués, il ne les a finalement pas vécus. Le véritable sujet, c’est l’auteur du récit enregistré sur la disquette, mais sur son identité à lui, nous ne saurons jamais rien. À la limite, ce « JE » se réduit là encore à un objet, la disquette, seule trace qui soit restée de lui après la noyade. Par une dernière pirouette, le récit nous renvoie ainsi à la question de la perte d’identité, et bien plus largement encore, à celle de la perte d’humanité dans le contexte de la société de consommation, symbolisée ici par l’Europe de l’Ouest, mais qui, comme nous le rappelle d’ailleurs le narrateur, connaissait déjà au début des années 1990 ses tout premiers balbutiements en Europe de l’Est.

Ouvrages cités

Günter ANDERS, Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, C. H. Bech Verlag, Munich, 1956 ; L’Obsolescence de l’homme, « sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle », traduit de l’allemand par C. David, Paris, Ivrea, 2002.

Hanna ARENDT, The Human Condition, 1958 ; Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par G. Fradier, Calmann-Lévy, 1961, réédition Pocket, 1983.

Jean BAUDRILLARD, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, réédition Folio essais, 1986.

E. W. SAÏD, Orientalism, 1978, Vintage Books, NY ; L’Orientalisme, traduit de l’anglais (américain) par C. Malamoun, Paris, Seuil, 1980.

Emil TODE, Piiririik, Tallinn, Éditions Tuum, 1993 ; Pays frontière, traduit de l’estonien par A. Chalvin, Paris, Gallimard, 1997.

Notes
  1. Emil TODE, Piiririik, Tallinn, Éditions Tuum, 1993 ; traduction française d’Antoine CHALVIN : Pays frontière, Paris, Gallimard, 1997. ↩︎
  2. Jean BAUDRILLARD, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, réédition Folio essais, 1986, p. 79. ↩︎
  3. E. W. SAÏD, Orientalism, 1978, New York, Vintage Books ; L’Orientalisme, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 83. ↩︎
  4. Pays frontière, p. 8 ; «Sest sinu jaoks, omakorda, olen ma ilmunud ükskõik kust, vee põhjast, maa alt, ühest jõeäärse väikelinna korterist, kus kuivkempsu hais matab hinge ; Ida-Euroopast ; puuriida tagant». Piiririik, p. 6. ↩︎
  5. Jean BAUDRILLARD, ibid., p. 79. ↩︎
  6. «Oh, ma olen nendega, ma olen ju üks nende seast, kuigi nad ei võtaks mind endi hulka, isegi nemad mitte» (Oh, je suis parmi elles, je suis l’une d’entre elles, même si elles non plus ne voudraient pas de moi), Piiririik, p. 127, Pays frontière, p. 113. ↩︎
  7. Pays frontière, p. 30 ; «ma kardan sattuda valesse sappa või muidu valesse kohta. Õigeski kohas ei tunne ma ennast kuigi kindlalt: kunagi ei või ju kindel olla, et sa ikka tõepoolest tohid seal seista», Piiririik, p. 31. ↩︎
  8. Ibid., pp. 30-31 ; «Siin on paljud lihtsalt sellega harjunud, et neil on õigus ja ma ei saa midagi parata, et see tundub mulle imelik. […] Kuigi ega mul poleks midagi selle vastu, kui ma ka ise nende õigete hulka kuuluksin ja laoksin kord nädalas “Auchan’i” ostukeskuses oma kärusse terve mäe mineraalveepudelipakke ja peldikurullide pakke ja pesupulbrit ja pasteete ja juuste ja kileleibu», Piiririik, pp. 30-31. ↩︎
  9. Ibid., p. 37 ; «Suurt himu mul selle raha järele küll polnud […] raha himustasin ma rohkem kohusetundest: et olla ehtne ja õige idaeurooplane», Piiririik, p. 38. ↩︎
  10. Ibid., p. 51 ; «Kõige vähem tahan ma sarnaneda nende idaeurooplastega, keda ma siin näen ja kes on endale Saint-Micheli bulvarilt mingid jubedused selga ostnud ja patseerivad nendega ringi, nagu seitsmendas taevas!», Piiririik, p. 55. ↩︎
  11. Ibid., p. 77 ; « see oli lõplik ärapääsemine kõigist neist vastikutest lehmapiimaklaasidest, mida mind lapsepõlves jooma sunniti…», Piiririik, p. 84. ↩︎
  12. «Isegi kui nad saaksid kätte mõne araabia naftaprintsi või vana rikka vene emigrandist juudimuti, kes nad pealaest jalatallani Versace või Rabanne’i juures riidesse paneksid, ikkagi tunneksin ma nad ära, sest nad ei oskaks neid riideid kanda, miski reedaks neid, igavesti! Nagu mindki.» (Même s’ils attrapaient un prince du pétrole arabe ou une vieille Juive émigrée de Russie, qui les habillerait des pieds à la tête chez Versace ou Rabanne, même dans ce cas, je les reconnaîtrais, car ils ne sauraient pas porter ces vêtements, quelque chose les trahirait, à jamais ! Tout comme moi.), Piiririik, p. 55 ; Pays frontière, p. 51. ↩︎
  13. Jean BAUDRILLARD, op. cit., p. 54. ↩︎
  14. Hanna ARENDT, The Human Condition, 1958 ; Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, réédition Pocket, 1983, p. 188. ↩︎
  15. Pays frontière, p. 48 ; «pigem oli ta õhuolend, sündinud Euroopa Palee konditsioneeritud õhust», Piiririik, p. 51. ↩︎
  16.  Ibid., p. 132 ; «Lihtsalt, inimest pole prügi tootmiseks enam vaja, masinavärk töötab niigi. Kaubad tukuvad lettide peibutavas tehisvalguses, unistades prügikastist. Pangaautomaadid surisevad vaikselt, raha ringleb, tuled büroodes kustuvad lõunatunniks. Inimest ei meenuta enam miski, nii nagu miski ei meenuta eilset prügikotti », Piiririik, p. 150. ↩︎
  17. Günter ANDERS, Über die Seele im Zeitaller der zweiten industriellen Revolution, Munich, C. H. Bech Verlag, 1956 ; L’Obsolescence de l’homme, « sur l’âme à l‘époque de la deuxième révolution industrielle », Paris, Ivrea, 2002. ↩︎
  18. Pays frontière, p. 102 ; «seda klaasi ei saagi puhtaks, õigemini ta määrdub kohe jälle, niipea kui sa teda puudutad või paned sinna söögitaldriku», Piiririik. p. 114. ↩︎
  19. Ibid., p. 102 ; «Majas, kus on klaasist mööbel ei tohigi elada inimesi», Piiririik, p. 114. ↩︎
  20. Ibid., p. 19 ; Piiririik, p. 19. ↩︎
  21. «Tõde on see, et ma leidsin need kirjad, selle arvutidisketi hoopis Seine’ist», Piiririik, p. 175 (Ce qui est vrai, c’est que j’ai trouvé ces lettres, cette disquette, dans la Seine), Pays frontière, p. 153. ↩︎