Paap et l’homme-chaussure

     Chaque fois que je passe à Häädemeeste, j’entends une histoire au sujet de Paap Mõrumeel, le facteur du village, et d’un mystérieux homme-chaussure. Et chaque fois, elle m’est racontée d’une façon différente, selon le talent du conteur et son humeur du moment. Le pompier Vilski, par exemple, m’a affirmé que cette étrange histoire avait eu lieu vers le milieu du siècle dernier et que le bienheureux facteur dormait déjà depuis longtemps sous la terre. Liisbet, la cuisinière du restaurant de la plage, a prétendu que Paap Mõrumeel était encore en vie et en parfaite santé et qu’il faisait une fois par mois une promenade solennelle à travers le village, en tenant à la main une grosse théière. Elle n’avait jamais entendu parler d’un homme-chaussure. Le pasteur Vaeras, quant à lui, a déclaré qu’il connaissait très bien cette histoire et qu’elle s’était déroulée quelques années après l’indépendance de l’Estonie. Allez donc savoir où est la vérité. Au sujet de l’homme-chaussure, les avis divergent. Certains en parlent avec des tremblements dans la voix comme d’un dangereux sorcier. Les autres se contentent de hausser les épaules. D’autres encore s’en souviennent comme d’un homme bon et juste. Jusqu’au mois d’août de l’année dernière, j’avais entendu de cette histoire trente-six versions différentes et aucune d’elles ne m’avait permis d’avoir une vision claire des événements. Jusqu’au jour où, à l’occasion d’une de mes promenades de fin d’été au bord de la mer, la chance me sourit : je rencontrai Ilmar, le fils du garde-chasse Priidik, un garçon maigrichon de sept ans, au visage rêveur, qui était en train de faire voguer de petits bateaux de bois. En échange d’un sac de gâteaux, il accepta de me raconter la véritable histoire de Paap et de l’homme-chaussure. La voici donc.
     
     Paap Mõrumeel était facteur à Häädemeeste depuis déjà trente ans et s’acquittait de son travail avec conscience et dévouement. Quel que soit le temps, il distribuait sans faillir les lettres et les journaux, n’hésitant jamais à braver les tempêtes et les neiges tourbillonnantes.
     Sa maison était située à l’écart du village, sur la bordure nord de la vaste prairie côtière. Elle ne comportait qu’une seule pièce, mais avait à chaque point cardinal une grande fenêtre résistante au vent. La pièce était remplie de toutes sortes d’étranges plantes en pot, que Paap étudiait et entretenait à longueur d’année. Elles lui étaient plus chères que les humains, qu’il avait tendance à éviter en dehors de l’exercice de ses fonctions.
     « Je n’ai rien à leur dire, se justifiait-il. Si c’est pour maudire le monde d’aujourd’hui ou la bêtise du gouvernement, je peux tout aussi bien m’adresser au vent de la mer ou à mes plantes. D’autant plus qu’avec eux, il n’y a pas de risque de créer des malentendus ni de s’attirer leur hostilité. »
     On pouvait voir également chez lui un gramophone avec un grand pavillon torsadé (Paap l’avait trouvé un matin sur le rivage, après une tempête, en train de beugler un air d’opéra), une petite table avec plusieurs théières, et un hamac accroché au plafond. La pièce n’aurait pas pu accueillir davantage d’objets.
     Le dimanche matin, quand les autres habitants du village se rassemblaient à l’église ou au café, le vieux facteur se promenait sur le rivage désert, les pans de son manteau flottant dans le vent. Il examinait les plantes de la prairie, observait les chamailleries des oiseaux, écoutait la rumeur des vagues, ou tout simplement, les yeux plissés, contemplait les nuages et l’horizon. Quand il faisait beau, il prenait avec lui une théière d’infusion fumante et, perché sur une pierre ou sur un petit monticule de terre, sirotant du matin au soir sa tisane de tilleul, il regardait briller et scintiller la lande.
     Un dimanche après-midi d’octobre où le paysage jauni et lugubre n’était plus survolé que par un unique vol de cigognes, l’œil de Paap Mõrumeel tomba sur une chaussure abandonnée entre les mottes. Une unique chaussure noire. Elle semblait assez élégante et coûteuse. Avec son cuir verni et son bout pointu, elle aurait pu convenir au pied d’un président. Paap l’essaya : elle lui allait parfaitement. Dommage qu’il n’y en eût qu’une seule.
     « Peut-être a-t-elle été perdue par l’un des invités d’un mariage ou par quelqu’un de la ville », se dit le facteur en se grattant la nuque. « Mais cela pourrait être aussi la chaussure d’un noyé danois, ou même celle d’un lord anglais ! Pourquoi pas ? Eh bien, elle n’a qu’à rester là. Peut-être que la mer apportera la deuxième au printemps, et j’aurai de belles chaussures cet été pour aller en ville. » Tout excité par son judicieux raisonnement, Paap fut très content de lui pour le reste de la journée.
     Dès lors, la promenade dominicale du facteur le conduisit régulièrement jusqu’à la chaussure. Il voulait vérifier que le précieux objet était toujours à sa place. La chaussure devint ainsi comme une borne secrète dans ses promenades erratiques. Parvenu à la bordure sud de la prairie, il s’imaginait que sa petite maison, de l’autre côté, le voyait comme un minuscule point noir et qu’elle se lamentait : « Oh mon Dieu ! Paap est en train de disparaître ! » Alors, dans l’après-midi, le facteur rentrait chez lui, tapotait les murs de sa demeure couverts de mousse grise et lui disait : « Ma chère, si tu n’arrêtes pas de chouiner, je vais finir par emballer mes affaires et par m’installer ailleurs. »
     Cette année-là, dans la région de Häädemeeste, l’hiver fut particulièrement rigoureux. Les aurores boréales s’agitaient dans le ciel, les piquets de la clôture éclataient, des congères se dressaient jusqu’au rebord du toit. Nul ne se risquait à sortir de chez soi sans raison valable. Paap, lui aussi, après avoir distribué le courrier du jour, se dépêchait de rentrer. Il buvait de la tisane de framboisier, s’occupait de ses plantes et contemplait par la fenêtre l’horizon blanc. Pendant trois mois, la prairie se reposa sous une épaisse couche de neige.
     Puis le mois de mars arriva. Dans le vent humide du bord de mer, la neige qui fondait laissa paraître les genévriers et les hautes touffes d’herbe, et l’on vit bientôt sortir de terre des milliers de pousses vertes. Paap était excité nuit et jour. Il courait comme un fou dans la prairie, examinant chaque bourgeon, chaque pierre, chaque insecte. Puis il se souvint de la chaussure et se rendit à l’endroit où il l’avait laissée à l’automne.
     Elle n’avait pas bougé. Plus étonnant encore : elle paraissait toujours aussi neuve, comme si elle venait juste d’être achetée au magasin et soigneusement cirée. Paap voulut aussitôt l’essayer, pour voir si elle n’avait pas rétréci pendant l’hiver. De façon étonnante, la chaussure résista : elle avait enfoncé dans la terre de solides racines.
     « Eh bien ! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ! » s’écria Paap, restant planté, les mains sur les hanches, à fixer la chaussure d’un air bourru. « Je n’ai encore jamais vu un tel sans-gêne ! » Il était sur le point de lui donner un bon coup de pied, lorsqu’il se ravisa et se replongea dans ses pensées.
     « Si cette chose a le même genre de racines que tout ce qui se trouve ici, cela veut dire que c’est une plante comme les autres et qu’elle est destinée à pousser. Il faut donc attendre. » Paap retourna tristement chez lui. Il aurait tellement voulu avoir cette chaussure ! Le soir, en buvant sa tisane devant le poêle, il se demanda quelle sorte de plante elle pourrait bien donner. Et il s’imagina soudain un immense arbre à chaussures, qui ressemblait un peu à un érable, tout en rappelant aussi un pommier. À l’automne, ses branches seraient chargées de centaines de paires de chaussures, qu’il cueillerait une à une et irait vendre au marché de Pärnu, à mille couronnes la paire. Ainsi, il deviendrait bientôt l’homme le plus riche de Häademeeste.
     Paap s’imaginait tout cela de façon si vivante qu’il dut faire trente fois le tour de sa maison pour parvenir à se calmer et à trouver le sommeil, car les facteurs doivent se lever très tôt.
     Cette nuit-là, il rêva d’une possibilité tout à fait différente : la chaussure pousserait et atteindrait à l’automne une taille gigantesque, qui en ferait une barque idéale. Des rames ne seraient pas nécessaires : elle irait toute seule à l’endroit ou Paap voudrait pêcher. Il serait très fier de sa nouvelle barque. Toute la commune serait terriblement jalouse, ce qui ajouterait encore à son plaisir. Puis, au début de l’hiver, une jeune géante traverserait la lande à grand fracas, s’arrêterait au-dessus de la maison du facteur et lui crierait : « Hé, Paap ! Si tu ne me rends pas tout de suite ma chaussure, je t’avale tout cru avec ta maison. Réfléchis bien. » Alors le vieil homme lèverait les yeux vers l’endroit où devrait se trouver la tête de la  jolie géante, mais elle serait dissimulée par les nuages.
     Après cela, pendant un certain temps, Paap n’osa plus s’approcher de la chaussure : il déambulait dans les environs, recensait les plantes et les oiseaux migrateurs, mais évitait soigneusement cet endroit. Ce fut seulement vers la fin du mois d’avril qu’il osa retourner examiner la chose de plus près. Il regarda d’abord à quelque distance si la chaussure n’avait pas déjà poussé à la hauteur d’un genévrier, mais ce n’était pas le cas.
     Elle était aussi petite et aussi jolie qu’avant. Mais en la voyant, le visage de Paap Mõrumeel prit une expression étrange. En effet, de la précieuse chaussure émergeait à présent une jambe couverte d’une chaussette à rayures et qui s’interrompait au niveau du genou. Autour d’elle flottait, comme une sorte de nuage, la jambe d’un pantalon à pli.
     Paap ferma et rouvrit plusieurs fois les yeux, mais la chose était toujours là. Il essaya de trouver un mot qui puisse la désigner, mais son esprit déclara forfait.
     Heureusement, il se souvint subitement qu’il avait oublié la bouilloire sur le feu. Cela le sauva de son embarras et il rentra chez lui à toutes jambes à travers la prairie.
     Le soir, assis devant son poêle, il aboutit à la conclusion qu’une plante ne pouvait pas pousser d’une autre manière. Cette jambe de pantalon flottante n’en était pas moins intrigante.
     Quelques jours plus tard, Paap retourna voir la chaussure. En lui s’était brusquement éveillé un intérêt proprement scientifique pour cette étrange plante. Malgré le sol sablonneux, la jambe-chaussure avait entre-temps poussé jusqu’à la hanche. Dans la partie supérieure de la jambe du pantalon était apparue une poche profonde et légèrement renflée. Le tissu semblait en laine et s’harmonisait parfaitement avec la couleur de la chaussure. Paap compara la longueur de la jambe-chaussure avec celle de sa propre jambe : la première était un peu plus haute, d’environ trois centimètres. Il nota toutes ces informations dans son calepin.
     Dans l’après-midi, il apporta au pied de la jambe, avec sa brouette, un gros tas de fientes d’oiseaux, qu’il mélangea soigneusement avec du sable. À tout hasard, il construisit une petite clôture, afin que les renards et autres animaux gourmands ne viennent pas dévorer cette plante rare. Il termina son travail seulement tard dans la soirée, alors que les oiseaux s’étaient déjà tu et que la pleine lune trônait au-dessus de la mer.
     En deux ou trois semaines, la jambe-chaussure doubla sa taille, de sorte qu’un promeneur arrivant du nord pouvait voir de loin un homme vêtu d’un beau costume, à qui il manquait seulement la tête. Mais en arrivant près de lui, il devait constater avec tristesse que toute cette élégance se limitait au côté gauche, car cette créature n’avait pas de côté droit. Un promeneur venant du sud, en revanche, découvrait un tableau des plus étranges : jusqu’à l’aine, une jambe se dressait, certes unique, mais correctement vêtue d’un pantalon à pli. Plus haut cependant, on ne voyait que l’artère poplitée, l’artère fémorale, l’artère iliaque externe, l’aorte abdominale, l’artère splénique, le cœur battant, la carotide, l’artère faciale, ainsi que la moitié du sternum et de la colonne vertébrale. Tout cela pouvait paraître assez répugnant. De fait, aucun habitant du village n’osait plus venir cueillir des fleurs ni faire paître ses moutons sur la lande, car la rumeur au sujet de l’étrange être-chaussure avait pris des proportions dix fois plus terribles que la réalité. À tel point que l’on préférait même éviter Paap Mõrumeel, parce qu’il s’occupait de cette « chose ».
     Paap ne pouvait que se réjouir d’une telle attitude, car il ne recherchait guère la compagnie des humains et la prairie odorante était désormais tout entière à sa disposition, ainsi qu’à celle des oiseaux et du demi-corps-chaussure.
     
     Un jour, vers la mi-juin, alors que la foire des oiseaux et la fête des fleurs commençaient déjà à se terminer et qu’arrivaient à leur place de paisibles et chaudes journées d’été, Paap découvrit en venant voir la plante-chaussure, que la moitié d’un harmonieux visage le regardait de son œil unique, un chapeau haut-de-forme posé de travers sur la tête. Oui, un œil brillant d’un bleu profond considérait le facteur avec un étonnement effrayé. On voyait aussi la moitié d’un nez un peu camus, une pommette saillante comme celle d’un Eskimo et des cheveux aux mèches emmêlées qui tombaient jusqu’à l’épaule. La demi-bouche s’avançait en cul-de-poule, comme si le demi-corps-chaussure s’apprêtait à souffler sur le vieil homme pour le renverser.
     De profil, le facteur pouvait voir la masse gélatineuse du cerveau qui palpitait dans la boîte crânienne. Son sang-froid scientifique laissa pour un instant la place à un sentiment de malaise. Comment des pensées pouvaient-elles naître dans une telle chose ? se demanda-t-il malgré lui.
     Mais plus encore que cette moitié de visage, le chapeau haut-de-forme sur la tête de la créature étonna profondément Paap, car c’était un chapeau entier et rond, et non un demi-chapeau. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : l’autre moitié de la plante-chaussure n’allait pas tarder à pousser…
     C’est effectivement ce qui se produisit, mais en sens inverse. L’autre moitié de la tête poussa la première, au-dessous du chapeau, l’œil droit scrutant le monde avec un étonnement plus grand encore que celui de l’œil gauche, puis vint le haut du corps dans sa veste en laine, avec un parapluie démodé accroché au bras, et enfin la jambe dans son pantalon à pli, et tout au bout, à l’époque des foins, se forma enfin la deuxième chaussure, aussi magnifique et brillante que celle de la jambe gauche.
     
     Au milieu de l’été, un océan d’orties et de reines-des-prés ondoyait autour de cet homme étrange. Il oscillait dans le vent en fredonnant doucement et semblait avoir tout son temps. Parfois, un goéland ou un sterne se posait sur son épaule, poussait un cri et reprenait son envol. Les épaules et le chapeau de l’homme étaient déjà couverts de fientes blanches, mais cela ne semblait pas le déranger. Il dirigeait son regard toujours étonné tantôt vers la terre tantôt vers la mer, comme s’il voyait naître des miracles dans le lointain.
     Vers le soir, le facteur venait le rejoindre avec une théière et des tasses, faisait deux ou trois petits tours d’inspection autour de lui, puis s’asseyait sur une pierre et, tout en buvant sa tisane, se lançait dans quelque discours futile. Par exemple celui-ci :
     « C’est vraiment agréable de parler avec quelqu’un qui ne passe pas son temps à te contredire ni à te bombarder de questions, mais qui écoute d’abord ce que tu as à lui dire, et ensuite seulement donne son avis. C’est justement pour ça que je t’apprécie, homme-chaussure. Au village, il n’y a rien d’intéressant : ils parlent continuellement, tous en même temps, comme des meules qui ne s’arrêtent jamais de tourner. Il n’y a plus de place pour la pensée. Et si l’un d’eux a par hasard une bonne idée, il ne s’en rend même pas compte : il continue à parler de la pluie et du beau temps, jusqu’au moment où la bonne idée se vexe et s’en va. Et tu peux me croire qu’elle ne reviendra pas ! » Il pouvait parler ainsi pendant des heures, et l’homme-chaussure l’écoutait inlassablement, la tête un peu penchée, un sourire enfantin sur les lèvres.
     Parfois, pour se distraire, Paap essayait de lui apprendre à prononcer un mot, mais sans grand succès. L’homme-chaussure pouvait imiter le cri du courlis ou de l’alouette, mais la langue des humains lui resta à jamais étrangère.
     Dans d’autres domaines en revanche, il se révéla très doué. Il apprit vite à jongler avec trois pierres, à soulever son chapeau pour saluer les oiseaux et à ouvrir et fermer son parapluie, bien qu’il ne l’ouvrît jamais par temps de pluie.
     Cela faisait bientôt trois mois que Paap s’occupait de l’éducation de l’homme-chaussure. Il s’était attaché à lui, mais comprenait de moins en moins qui il était au juste. D’après son apparence, on pouvait le prendre pour un être humain tout ce qu’il y avait de plus normal et sympathique, bien qu’il ne se lavât jamais et qu’il fût vêtu de façon un peu trop démodée. Mais ses yeux semblaient appartenir à quelqu’un d’autre. Et il restait toujours à la même place, sans jamais faire le moindre pas, poussant là comme un genévrier au milieu des vents.
     
     Le facteur n’était cependant pas au bout de ses découvertes. Un soir d’août en effet, il constata que les poches de son ami étaient pleines de toutes sortes d’objets. Il y trouva par exemple une photographie prise à Saint-Pétersbourg en 1905 par un certain A. Filippov. Elle représentait une malheureuse fille au cou très long, avec de jolies bottines aux pieds et une fleur dans les cheveux. Il sortit ensuite des poches de la veste un vieux paquet de cartes graisseux, une poignée de billets de banque anciens, des graines de tournesol, un dé, un trousseau de passe-partout, un nid de guêpes, des trombones, une ampoule électrique en parfait état, une Bible de poche ornée de clous en cuivre, de la cannelle en poudre et, pour finir, une petite montre de gousset en or, dont la vue fit naître une lueur étrange dans les yeux du vieux facteur et lui noua la gorge.
     L’homme-chaussure n’avait manifestement pas la moindre idée des trésors contenus dans ses poches, car à chaque objet que Paap en extrayait, que ce soit une graine de tournesol ou la montre en or, il s’écriait joyeusement : « Lirela-klurmps ! »
     Après les avoir examinés, Paap replaça soigneusement tous ces objets dans la poche de leur propriétaire, à l’exception de la montre, pour laquelle les choses ne se passèrent pas aussi simplement. En dépit de toutes ses qualités, il faut bien reconnaître que le vieux facteur avait aussi quelques faiblesses. « Écoute, mon vieux, tu ne feras de toute façon jamais rien avec ce truc, expliqua-t-il avec beaucoup de précautions. Mais moi, je pourrais l’apporter au marché de Pärnu. J’en tirerais un bon prix et j’achèterais pour l’hiver deux manteaux de fourrure bien chauds, un pour toi et un pour moi. Qu’est-ce que tu en dis ? »
     « Lirela-klurmps ! » répondit l’homme-chaussure.
     « Eh bien tu vois ! J’ai tout de suite su que tu serais d’accord. »
     Bien que sa conscience lui dise qu’il ne fallait pas voler un ami, la main du facteur dans laquelle se trouvait la montre finit sa course dans une tout autre poche. Ce geste mécontenta tellement sa conscience qu’elle tourna carrément le dos au vieil homme, qui se sentit pendant plusieurs jours comme un chien abandonné. Heureusement (ou malheureusement), une semaine plus tard, la montre en or disparut mystérieusement de la poche de Paap, et celui-ci retrouva peu à peu sa tranquillité morale.
     Alors vinrent des vents violents et des pluies persistantes. La lande se couvrit uniformément d’une rouille verdâtre et d’un voile de brume permanent, de sorte que, depuis l’autre bout, la maison du facteur n’était plus visible. On sentait dans l’air une odeur d’algues et de pourriture. De grands vols d’oiseaux, de plus en plus nombreux, survolaient la lande en direction de la mer, se posant seulement pour quelques heures sur le rivage, pour reprendre souffle et se nourrir. Jour après jour, l’homme-chaussure devenait de plus en plus agité. Il gesticulait parfois du matin au soir avec ses longs bras, ou les tenait étrangement écartés, comme pour indiquer le chemin aux oiseaux. Certains soirs plus calmes et plus chauds que d’habitude, on entendait dans la prairie et jusqu’au village sa plainte sourde et basse : « Kaêêm ! Kaêêm ! Kaêêm ! », comme si une vingtaine de butors étoilés réunissaient leurs voix. Les gens interrompaient leurs activités domestiques et écoutaient avec stupeur. Ce cri rappelait à certains le souvenir d’une belle journée de leur lointain passé, et ils se mettaient à sourire tout seuls. D’autres en revanche étaient saisis au plus profond d’eux-mêmes par un sentiment de terreur. Les enfants se serraient contre leurs parents. Le gardien de phare aveugle, Joo-ra-Raa, vit soudain très distinctement des centaines d’oiseaux s’écraser contre le projecteur clignotant de son phare, et ses yeux se remplirent de larmes. Un vieux couple fut si excité par ce cri que, sans la moindre honte, ils se donnèrent aussitôt l’un à l’autre et en éprouvèrent un plaisir physique d’une violence inconnue. Sur chacun, ce cri avait un effet différent.
     Paap, quant à lui, devait faire pour se calmer une vingtaine de tours autour de sa maison. « Mais qu’est-ce qu’il lui prend, à cet homme-chaussure ! » se demandait-il avec humeur.
     Cet étrange appel cessa après le départ des oiseaux. Tout le restant de l’automne, l’homme-chaussure dormit d’un sommeil profond comme celui d’un vieillard. Son visage était jauni et fripé, ses cheveux étaient devenus gris. Son beau costume en laine avait été déformé et déchiré par les pluies incessantes. Son chapeau et son parapluie, emportés par les rafales des tempêtes. Parfois, quand Paap s’ennuyait, il essayait de secouer son ami pour le réveiller, mais celui-ci ne réagissait qu’en se raclant la gorge et en toussant, n’ouvrant ses yeux pleins de chassie que pour les refermer aussitôt et replonger dans un sommeil encore plus profond.
     
     Par un clair matin d’octobre où la lande gelée étincelait au soleil, Paap eut envie d’aller boire sa tisane sur une pierre. Il s’habilla chaudement, prit avec lui sa théière fumante et se mit à marcher en fredonnant.
     Le facteur remarqua de loin que l’homme-chaussure ne se dressait plus dans la prairie, et cela le mit sur ses gardes. En arrivant sur les lieux, il découvrit que les chaussures étaient toujours là – belles, intactes et brillantes –, comme si personne ne les avait jamais portées. Paap réfléchit en se grattant la tête. Il donna un petit coup de pied dans l’une des chaussures, qui se détacha assez facilement de sa racine. Il donna un coup dans l’autre, et elle se détacha également.
     « Elles sont bien mûres », pensa-t-il.
     Il regarda à droite et à gauche pour vérifier que personne ne l’espionnait et essaya les chaussures. Elles lui allaient à merveille, bien que l’une d’elles fît une demi-pointure de plus que l’autre. Mais il pourrait remédier à cela en portant une chaussette en laine. En marchant un peu pour essayer ses nouvelles chaussures, il tomba soudain sur des traces de pas qui se dirigeaient vers le nord en zigzaguant étrangement le long du rivage, mais elles disparaissaient assez vite. Plissant les yeux, il regarda devant lui pour voir s’il apercevait au loin un petit point mobile, mais il ne vit rien d’autre qu’un vol d’oiseaux migrateurs attardés. Il resta là un long moment sans rien faire, jusqu’à ce que le froid le contraigne à rentrer chez lui.
     
     J’ai demandé plus tard à Ilmar si ces chaussures avaient quelque chose de particulier ou de différent, mais le garçon a secoué la tête catégoriquement :
     « Certains prétendent que Paap, à la suite d’un pari, a couru de Häädemeeste à Pärnu et retour en une heure, et gagné ainsi une grosse somme d’argent, mais ce sont là de purs balivernes. C’étaient simplement de très bonnes chaussures, rien de plus. Elles ont résisté cinq ans et puis il a fallu en acheter d’autres. »

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin