Poèmes

Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin

                     AUTOPORTRAIT

Je suis une aile de poule dorée par la tempête
je suis la chemise de nuit d’un iceberg et les sanglots d’un funambule
je suis un moteur de voiture qui dévore des fourmis
je suis un drapeau noir brandi par un singe

Je suis un chariot qui bégaie dans un fossé de la voie lactée
je suis une grenade à main doublée d’un chien d’appartement
je suis une horloge qui remonte comme une bulle d’air du fond du lac Peipsi
mes aiguilles sont un brochet et un éperlan qui le poursuit armé d’un poignard

Je suis la danse obscène d’une mère en deuil
je suis le manche scié en rondelles du printemps
j’ai une barbe postiche faite d’une vapeur froide, je suis
une mite reflétée par l’éclair, je suis…

Minuit sort de sa poche un revolver de neige
au dessus des flots tournoient des soleils pétomanes
je suis une grande confusion dans un défilé
je suis la suie je suis la vertu je suis le vent

Je suis la colonne vertébrale mystique des escargots.



LE BOUT DE LA CHAÎNE DE L’ANCRE EST LE DÉBUT DU CHANT

C’était l’intelligence neigeuse de l’enfance

Sur les branches des étoiles et dans les horloges des pierres
parmi les bulles de savon de l’orage et de l’autre côté d’un rideau
où transparaissaient des traces de mains
les grains de sable jouaient
leur jeu rapide et sombre
comme si le vent avait soufflé doucement sur la table mise
comme si l’or des oiseaux s’était changé en eau

Les poissons montaient et descendaient les escaliers
dormaient sous les meules de foin
ils naissaient des moments d’oubli du soleil
leur mort était un vent léger
ébouriffant les cheveux des cristaux
dans les ténèbres creuses d’un puits de sourires

La majesté des éclairs trônait en silence
sur la feuille de la mer couverte de poèmes
les rêves allaient encore tout nus
le marbre avait encore le goût du lait
et des oiseaux transparents naissaient encore
sous les attouchements fugitifs des années

Ce fut la fenêtre de la jeunesse couverte de gouttes de sang

Les rangées de trembles s’animèrent au bord des fleuves d’acier
la conque terrifiante du firmament ouvrit ses valves
les tambours enfouis dans le sel s’éveillèrent et le plâtre tomba d’une bouche
qui bâillait dans un mur blafard
langue flottante et dents carbonisées

Ô aigle qui volais avec la pierre de l’épilepsie sur la nuque
ô foin coupant au fond du gouffre de l’amour
les oreilles se fêlèrent comme des boucliers
en écoutant la bave d’un squelette de chien
bruisser dans les racines des arbres nus et sous les sabots des chevaux cendrés
qui observaient depuis la rive la guerre des poissons

et rêvaient de chaux vive
tombant des aisselles et de la vulve des vierges de nuages
comme un hiver clément longuement désiré
rêvaient et souriaient pendant qu’une colonne de vide
tournait de plus en plus vite au cœur d’une grande ville surpeuplée
comme une clef noire dans la serrure de la pleine lune
comme la vengeance de tous les mots étouffés

C’est la source d’azur salée de l’âge d’homme

Le vent souffle et les lourdes clefs des nuages
pendent aux branches légères des arbres
algèbre lumineuse de midi, mer solennelle
sous les étoffes claquantes de la joie
souvenir de la mort appétissante et fraîche
le cerf brame et sur les rochers scintillent les feux
humides au bout des tiges des fleurs

Qui a fondu les restes de l’incendie
avec le ciel ? au cœur de quelle nuit
l’huile de graissage du néant s’est-elle transfigurée
en une eau lourde rouge comme un baiser ? qui donc est resté muet
pendant si longtemps que la neige des crimes
s’est mise à luire d’un éclat trouble sur les ailes des oiseaux
comme si le ciel dénudait sa main gantée ?

Le bout de la chaîne de l’ancre est le début du chant
trop profonde est la faille au milieu du rocher
pour que la ville pavoisée
puisse encore comprendre son sang obscur
autrement qu’en jouant avec les lettres de l’oubli
et ailleurs que sur le glacier du revers de la médaille
dans l’apparence de la mort

Le bout de la chaîne de l’ancre est le début du chant
lorsque les doigts se désassembleront
et deviendront eux-mêmes de minces mains sans doigts
lorsqu’autour des nuages disparaîtra la poignée de l’azur
on verra se dresser sur le pré le pieu de la liberté
et se former dans la vérité de la suie et de l’orage
le plus grand le plus implacable prisme de l’amour
sur fond de puits vertigineux

Le bout de la chaîne de l’ancre est le début du chant
le bout du rayon de lumière est le début de la danse
de l’autre côté du feu de l’autre côté de l’eau
attend le pain immense de l’aurore boréale