Poèmes

                HÔTEL

Hôtel
    ville des nuits
           ville des lits
                ville des endormis
ville des touristes et des commis voyageurs
villes des mariés et des briseurs de mariages
ville des financiers et des filles de joie

ville des servants et des servis

Tournesols des néons sur l’asphalte mouillé par la pluie
pieds chaussés de caoutchoucs de souliers vernis de bottes déchirées
pas qui sonnent résonnent se hâtent
ombres sur l’asphalte mouillé par la pluie étrangères familières

Ombre noire du portier au parapluie noir
tournesols des néons sur l’asphalte mouillé par la pluie
intérieur inversé d’une porte tournante qui bâille sur la nuit
les pas dans le couloir résonnent avec un bruit mat

*

On ne peut pas s’enfuir à l’intérieur d’un sorbier.
Il n’y a que le pic qui creuse un nid pour ses petits.
La terre est fermée.
Le gravier bossu coule comme une eau douloureuse.

Dans l’espace des champs béants
le seigle forme ses épis dans l’exiguïté de sa croissance.

*

Sur le drap blanc le buisson large de tes mains
l’ombre de tes cils contre mes doigts douloureuse
le reflet d’un homme de verre sur ta poitrine
                                                    sur le bout de tes seins
un Grand Canyon rouge se fissure
                    jusqu’au cœur dans le reflet

L’homme de verre se reflète à travers le miroir
et derrière le miroir il y a les rues
                le soir
                        le matin
                                    et demain

Le bouleau perd déjà ses dernières feuilles jaunes
mon cœur gît sur l’asphalte
                        une boîte de cigarettes Elba vide jetée

les nuages s’effritent se changent en marbre

*

Les eaux meurent. La pluie a cessé.
La terre et les pierres sont couleur de feu.
Celui qui bravement s’est mis en route
ira prendre du feu au buisson ardent.

Les rivages se lèvent fièrement.
Les vagues mortes ne battent plus.
Et la nuit bientôt fermera
le couvercle du cercueil blanc.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


            FUNÉRAILLES

Les sapins sont morts tout à fait par hasard.
Passants paisibles assassinés
dans un combat de rue entre malfrats.

Les sapins sont morts.

Les corps reposent dans des cercueils couleur de soufre.
Leurs branches sans aiguilles croisées sur leur poitrine avec solennité.

Les gens en habit noir
suivent les corbillards en Cadillac.

Les sapins sont morts.

Les ministres de l’Environnement se tiennent tête nue sur le bord de la fosse
dans leurs manteaux de popeline. Sur leurs manches : des brassards de deuil
en papier crépon.

Entre leurs doigts qui tremblent d’émotion : des hauts-de-forme,
semblables à des sébiles de bedeau
où les trains de nuages bas tachés de suie
crachent fielleusement leurs déchets polluants.

Les sapins sont morts.

La voix de gorge du pasteur résonne
comme une cloche fêlée — juste assez pathétique et juste assez chétive.

Reposez en paix.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


        OÙ EST MON PAYS ?

Où sont passées les poulies tristes
                des puits de nos villages ?

Où sont les villes disparues
                et le mont du Golgotha ?

Où sont les baigneurs estivaux ?
                Que sont devenues nos eaux propres ?

Où sont-ils ceux qui sont partis
                sur les chemins de Sibérie ?

Où est le pays des airelles
                et des baies rouges de sorbier ?

Où est la main de la mort
                que nul ne peut arrêter ?

Où est la tombe du barde ?
                Est-elle au fond de notre cœur ?

Où est donc mon pays ?
                Est-il à l’est, à l’ouest, au sud ou bien au nord ?

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


CEUX-LÀ ONT SUPPORTÉ LE SOLEIL

La potence est taillée en bois.
La corde est tressée, mais pas en bois.

La corde a crû ;
elle ne croît plus.

Ceux-là ont supporté le soleil.
Pour le soleil maintenant
ils portent des chaînes.

Ils témoignent :
La corde ne croît plus.
Elle s’est bouclée, la corde.

Adaptation française d’Ilmar Laaban.


            LA FORÊT

Forêt, sapinière, ne lance pas
de tes pommes sur moi qui suis l’aulnaie*.
Tends-moi ta main hérissée d’aiguilles.

Voici le soleil qui se faufile
au travers de ta verte fourrure,
fait l’arbre fourchu sur les fougères.
Toi tu grondes tout bas de bien-être.

Moi je gronde tout bas de bien-être,
et les corneilles
me cornent des jurons aux oreilles.

__________
* Lepik, en estonien, signifie « aulnaie » (N. d. t.)

Adaptation française d’Ilmar Laaban