Poèmes

Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin

 
                    ITHAQUE

L’eau est transparente,
transparent est l’air.
Dans l’eau se reflète l’air
et dans l’air se reflète l’eau.

Dans les profondeurs, le reflet devient vert.
Là-bas, tout est vert, sombre et brillant :
plantes, poissons et regard.

Dans le lointain, le reflet se transforme en lueur.
Là-bas naissent des îles,
surgissent leurs images ; des archipels émergent
du halo de la mer.

Notre bateau a mis les voiles au petit matin,
à l’heure trouble d’avant l’aurore, il y a longtemps
que nous sommes en route, déjà longtemps
que nous ne savons plus
distinguer le reflet
du reflet du reflet
dans l’air.

Nos yeux ont la couleur claire de la mer
et les vagues glissent sans trêve
à travers eux.

Nos bouches sont muettes. Les uns après les autres
nos mots sont tombés dans l’eau verte,
s’y sont changés en étranges êtres aquatiques
et remuent à présent dans la pénombre.

Nos oreilles sont semblables à des conques
pleines d’une rumeur continuelle.
Lorsqu’un bruit s’y faufile,
grain de sable dans l’eau du silence,
il devient une perle. Peu à peu
il amasse autour de lui une rumeur d’opale,
oui, peu à peu il devient une perle.

Nos narines savourent les pluies,
et pressentent les orages qui naissent derrière la courbe de l’horizon
avant même que le tonnerre
n’annonce leur venue.

Nos corps sentent le vent.
Lisses, humides,
étincelants de sel,
ils sentent
chacun de ses attouchements.

Nos corps
appartiennent au vent.
Il les aime,
joue avec eux.

Et le voyage se poursuit,
les voiles se gonflent toujours,
les jours se lèvent encore de la mer derrière nous,
nous changeant en silhouettes bordées d’argent,
les jours se couchent encore dans la mer devant nous,
colorant nos regards.

Non, il n’est pas trop tard,
notre bateau glisse à belle allure
sur l’eau
vers de nouveaux mirages, de nouveaux mondes aériens,
vers de nouvelles îles, de nouveaux reflets verts
glisse notre bateau.

Toutes ces îles sont encore
devant nous,
et toutes surgiront un jour de la mer
pour venir se noyer dans nos yeux.

Traduit avec le concours de l’auteur


1er SEPTEMBRE 1986

À la radio, on parle du début de la deuxième guerre mondiale. Nous sommes assis autour de la table de la cuisine. Nous nettoyons des groseilles. À Berlin, les cache-fenêtres étaient prêts depuis longtemps. La radio grésille. Aux armes citoyens ! Nous avons voyagé dans le coin d’un wagon de marchandises. À la frontière, on nous a fait sortir. Vraiment, comme il est drôle d’être vivant. Les groseilles rouges brillent à la lumière de la lampe. L’été a été chaud et ensoleillé. Les groseilles sont très sucrées cette année, et celles-ci sont déjà bien mûres. Mais les écraser contre le palais procure un plaisir acide. La Pologne était très fière de sa cavalerie. J’imagine des chevaux blancs, seulement des chevaux blancs. Ça devrait suffire pour le sucre. Tjomnaïa notch, tolko pouli svistjat po stepi. La radio estonienne s’entend mal ici. Je tourne le bouton. Polonais, letton, russe, finnois. L’Estonie, c’est ici. Et aussi à l’est, au delà de la mer. À l’ouest, de l’autre côté, c’est la Suède, et l’île de Farö où habite Ingmar Bergman. Sur l’île d’Åland, il y a des villas où l’on écoute peut-être la même musique en ce moment. Ce craquement me dérange. J’éteins la radio. Les papillons de nuit se cognent contre la vitre. L’ampoule de cent watts dans la cuisine les attire de loin. La nuit est si chaude aujourd’hui, si douce, si paisible. Tout est calme dans les grands arbres. Calme dans les champs obscurs.

Traduit avec le concours de l’auteur


Dans la cour aujourd’hui il y a la pluie et les oiseaux.
Les oiseaux volent sous la pluie et crient
d’une autre manière que la pluie
et d’une autre manière qu’au printemps.
Octobre est là. Les vols d’oiseaux arrivent —
les rolliers et les merles —, ils sortent des sapins,
s’en détachent comme une apparition
et descendent sur les pommiers
— noirs, trempés —
ils picorent les pommes, vont bientôt repartir.
L’herbe verdoie encore, viendront encore des jours
hauts, des jours d’argent.
Puis tout deviendra gris
et silencieux comme la mort,
même les pins,
avec leurs cimes qui bougent dans la nuit,
leurs cimes à qui mon âme aime à se comparer.
Ô mon âme faite d’espoir,
laisse donc tout cela. Les pins sont immuables.
Ils sont comme la mer qui ne se tait jamais.
Ils ne sont pas comme toi,
herbe qui pousse et resplendit
et que l’on jettera demain au feu.
Tu regardes la pluie et les pommiers
et les oiseaux qui vont partir.
Tu les regardes, mon âme,
et tu ne les vois pas.
Parce que ton lot est d’espérer.

Traduit avec le concours de l’auteur


Ici, sur cette terre qui n’est pas la nôtre
n’est pas à nous, car nous l’aimons
sur cette terre maudite
nous devons tout abandonner de ce que nous étions
de ce que nous avions
car elle ne nous aime pas
car nous lui appartenons
et nous serons à elle
elle accueillera en silence
nos prières
    Elle ne nous rendra rien
(et jamais nous ne reviendrons ici)
nous serons à ce bois ce champ cette colline
nous les sommes déjà, provisoires comme eux
même les pierres ici sont provisoires
même les grandes églises froides
qui surgissent de terre
comme des tombeaux vides
    Et d’autres tombes attendent autour de ces églises
creusées dans le sable fin l’argile épaisse
ou sous les lourdes pierres
tombes creusées entre les tombes
tombes creusées
à l’intérieur des tombes
terre tassée qui retourne à la terre
croix qui penchent vers elle
sous la pluie et la nuit
sous la lune et la neige
dans le crépuscule et l’herbe odorante du printemps
tout cela finira, finira
sur cette terre qui n’est pas à nous
n’est à personne
mais à qui nous serons
et peu importe quand :
tout est déjà joué
    Non
cette terre ne connaît
ni vainqueur ni victoire
aucune armée n’a jamais gagné ici
— est-ce donc un sang de vainqueur
dont la vapeur s’élève le soir du fond des vallées
et rampe en hésitant au pied de la colline
où le village repose
— est-ce donc un glaive de vainqueur
dont la rouille se répand dans les marais
irisant l’eau dans les empreintes de pas
— est-ce donc une voix de vainqueur
qui ondule au-dessus des blés
au mitan du jour endormi
ou s’égare dans les forêts
en quelque heure tardive
    Dans les forêts silencieuses
que cette terre engendre
en enfermant en elle les pluies
les mots qui aiment et qui maudissent
les vaincus
et tous ceux qui ont surgi d’elle
ont respiré sur elle
et ont aimé la vie sur cette terre
qui ne renonce qu’aux eaux de ses rivières
et comme rongée par le regret
lance ses caps à leur poursuite
loin dans la mer
    Mais il ne s’agit pas de regret
car la terre ne regrette rien
ne se souvient de rien
aveugle gorgée de désirs
obscurité toujours ouverte
prête à se refermer derrière nous qui avons des yeux pour voir
prête à accueillir en elle le grain de blé
pour que se lève dans la lumière
la fleur de la défaite

Traduit avec le concours de l’auteur


Quelque part à un tournant du destin
les mains de Dieu sont pleines
de tulipes et de narcisses
cireux charnus rebelles
qui se balancent dans le vent du Nord-Ouest.

Mon âme deviendra-t-elle la fumure
sur laquelle poussera quelque chose de neuf
de moins incertain
de moins instable
qui serait comme un arbre à sept branches ?
Ou bien se noiera-t-elle un jour
semblable à aujourd’hui
dans ce lac
où dérive la Terre
dans ce regard là-haut
dans cet œil bleu et froid de prophète ?

Traduit avec le concours de l’auteur


Ciel vide, boîte aux lettres vide, chemin vide.
Tout est vide !
Lande printanière prête à s’enflammer,
paroles et paraboles mortes dans le sable tourbeux.
Comme la vie est loin !
Comme je suis heureux !

(Il a aimé et à présent il est aveugle.
Il a embrassé l’ange sur la bouche,
et à présent ses lèvres et sa langue sont brûlées.
Pleure, fille de Sion ! Tout Israël vit dans la cendre et dans les sacs
et fabrique en un an cinq virgule huit
croix de cèdre du Liban première qualité
pour mille habitants.)

La boîte aux lettres est vide !
Pourquoi cherchiez-vous un vivant parmi les morts ?
Regardez, je suis aveugle et je crie mon allégresse !
Ne pleurez pas !
La forêt brûlera, la pensée sera anéantie.
Dans le journal qu’on n’a pas apporté
il y a un blanc au-dessus de l’avis de décès !

Traduit avec le concours de l’auteur


Singe indécis
se balançant sur le tremplin
de cette fin de siècle,
seul, un parmi cinq
milliards (ou dieu sait combien), je fais des grimaces
pour être plus nombreux, moi : le public,
moi, moi et encore moi,
avec mon moteur à combustion interne,
ma mémoire puissante mais peu fiable
et mes besoins en pétrole, moi, éphémère et éternel,
éternellement indécis,
je me chante une berceuse :
Coccinelle envole-toi
ta maison est en feu
tes enfants sont dedans !
tout en me balançant, mais sans prendre mon envol, sans croire
à cette vision mythologique et totale du monde.
Il n’y a ni maison ni enfants,
ni sept petits points sur le dos,
ni sept astres dans la Pléïade.

Traduit avec le concours de l’auteur