Poèmes

Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin


            CONCESSIONS

                      I

La langue est la mémoire de la pensée.
La bouche est le perroquet du cœur.
La raison est l’outil du chagrin.
La salive est l’huile de la parole.

Le chagrin est l’ivresse.
L’humour est la sobriété.
Le geste est l’explication de la vie.
La solitude est la liberté en monnaie convertible.

L’inventeur est un paresseux.

La création est un horion.
La culture est un pacte.
La civilisation est une pollution.
La personne est le nœud des relations.

Le vide est le plein.
La vérité est la mesure de la méthode.
La vie est l’histoire de l’intelligence.
Le monde est le pluriel du singulier.


                      II

Aller est venir.
Courir est buter.
Pleurer est sourire.
Toucher est aimer.

Recevoir est promettre.
Demander est répondre.
Dire est croire.
Regretter est châtier.

Les enfants sont la nature.

Le simple est complexe.
La culture est usure.
La production est espoir.
Le bonheur est la valeur ajoutée du destin.

La science est le vide.
L’art est la forme.
Je suis le vrai.
Avant moi je n’existe pas.
 




                 ÊTRE EUROPÉENS

Les Estoniens, jadis, désiraient être européens.
À raffiner leur pas ils travaillaient avec ardeur.
Aujourd’hui comme alors, tous leurs efforts sont restés vains.
Bien qu’ils ne manquent point d’esprit, de force ni de cœur,
ce pas d’Européen, non, jamais ils ne l’apprendront.

Le pas sans doute est bon, le défaut est dans la cadence.
Leurs pieds sont entravés sans fin par mille petits riens
que l’Europe franchit d’un bond sur un rythme de danse,
Car rien là-bas ne lie vraiment, aucun pacte, aucun point.
L’Estonien, justement, voulait la cadence et le ton.

Où donc trouver ce que l’Europe ne possède pas ?
Envolées liberté, égalité, fraternité !
Entendras-tu la voix de la nature au fond de toi ?
Surveille et crains le mal dissimulé dans la bonté
Qui vient de loin sur tes cheveux, comme un vol de frelons.




UN PEUPLE TRÈS ANCIEN

Un peuple très ancien et sage,
d’une sagesse au goût terreux,
nous salua du fond des âges
et dit que nous n’étions pas vieux,
et dit que nous étions vivants,
que tous nos jours étaient devant.
En apprenant notre bonheur,
Nos yeux s’inondèrent de pleurs.