Poèmes

CHALEUR

Plus dense encore, ô ciel, tu te coagules
Et nous surmontes, tel un mur.
Voici que se brise toute résistance
Quand le trèfle apporte son parfum.

L’été s’est fendu comme une cuve ;
À chaque fente paraît la morsure du hâle.
On dirait une étuve
Qui baigne le feuillage des bouleaux.

La terre béante est lasse de désirs,
Et le ciel épuisé dans sa lutte.
Mais déjà la mouche viole la mouche
Et sur ma plume se pose, charogne !

La tête du pissenlit tombe en ruine ;
Que sait-il de sa tâche ?
Maintenant que le vent sommeille doucement,
Ma parole restera-t-elle encore debout ?

Non ! Elle peut se dissoudre,
Ses roues font route sans frein.
Mais quel rythme est resté dans ses jambes
et la retient d’une main raidie ?

Est-ce ainsi que tu fais sortir tes pensées
Du grenier au seuil trop étroit
Où toutes elles sont tassées,
Craintives comme des hérissons ?

Celles qui s’envolent ont des reflets de glu
Et restent attachées au piège.
Afin de se partager leur bonheur
Les rimes se poursuivent deux à deux.

Le mur s’étend infiniment.
Parfois il se déchire comme une bouche.
Alors, derrière les dents, tu entends une grosse caisse
Et la pluie laisse tomber sa chevelure.

Quand les rives sont envahies
Et que les éclairs bleuâtres serpentent,
Il ne reste de mes pensées
Que paratonnerres et fils.

Dans la lutte, mes pensées pêle-mêle,
Mes pensées mélancoliques et abattues.
Mais il en est encore debout, alertes
Et toujours prêtes telles des éclaireuses.

Quand l’assassin rentre son poignard dans sa gaine
Et se rend, ainsi que fit la mouche,
Le poussin noir retire des cavernes humides
Le ver de terre rose.

Mes sens ont la curiosité du reporter !
À chaque pas s’ouvrent les sources des faits divers !
C’est ainsi qu’en moi pénètre l’été,
Et je pars en flottant tel un navire chargé.

Traduit par l’auteur”


                 LE PRINTEMPS NU

Premier jour de dégel.
Dans les zigzags des toits demeure un peu de neige.
Les serviettes du soleil ont desséché la tête des érables.
Les ruisseaux ont revêtu la jacquette bleue du ciel.

On dirait que l’âme s’est dénudée quelque part.
On veut des paroles simples,
Transparentes comme les vérités quotidiennes,
Pudiques et à peine couvertes d’une chemise.

Mais la nuit, quand monte la lune dans les arbres,
Quand se glissent les silhouettes des chats en rut,
Les mots se tordent dans ma bouche
Et tout ce qui s’élève en moi devient étrange :

Un éclair dans mes sens, comme si j’avais quitté la terre.
Je cherche pour appui Orion,
Sous mes pieds s’évade le sol,
Ma tête parmi les étoiles, mon corps errant dans le vide.

Traduit par l’auteur”


AURAIS-TU VÉCU ?

Si tu n’avais pas eu l’ami fidèle
pour te soutenir aux heures d’angoisse,
devant l’abîme, bouche d’ombre,
quand il fallait aide et conseil,
aurais-tu vécu ?

S’il t’avait manqué la présence
de la si chère et si aimante,
s’il t’avait fallu traîner des jours blêmes
sans deux bras noués à ton cou
et cette tendresse éclairant ta route,
s’il t’avait manqué cette coupe
dont on partageait chaque goutte
pour le meilleur et pour le pire,
aurais-tu vécu ?

Si tu avais craint que le monde
croule sous l’horreur de la guerre,
si tu n’avais pas cru
au travail, au bonheur,
mais regardé à ras de terre
sans chercher à percer la brume,
si ton cœur était resté sourd
à la voix du peuple, à l’appel du large,
aurais-tu vécu ?

1957

Traduit de l’estonien par Jean Cathala