Poèmes

Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin

Je suis un poète : mon âme est délacée dans le creux de mes mains.
Je suis un poète : mes fesses sont dans mon pantalon, mais nues.
Je suis le fruit bizarroïde d’une étrange éducation,
j’ai des richesses dans ma bourse, mais la tristesse au fond du cœur,
je suis un poète.

Un loser dont les actions sont en hausse chaque nuit.
Un nigaud qui travaille pendant la journée et reste éveillé tard le soir.
Poète : un point-virgule dans la phrase de la littérature.
Poète comme un symbole d’alinéa. Mais cette loi n’existe pas.
Je suis un poète : le blanc pour moi est un noir rouge.

Un terrifieur : de qui, quand, d’où est venue la frayeur,
traduction inattendue d’un esprit idiot dans notre
désespoir monolingue, joyeusement.
Oh, vaches, trayons autant qu’il en rentre dans le tuyau et qu’il en sort des pis
toujours gonflés.
Oui, Vanemuine, prête-moi simplement
un peu de blé, je te rembourserai un jour.
Je t’ai mené par le bout du lé, mardi gras, réunion d’anciens élèves, jeudi.
J’ai construit avec des bouteilles de bière une muraille haute comme un homme, et
elle ne s’est pas effondrée. J’ai fait cela librement, compas d’épaisseur.

Poète.
Le monde est un bestiau.


TOWNTOWN
Harcèlement

la porte du bureau
fermée
ouverte

les phares des taxis
s’allument dans la neige du soir
au travail jusqu’au matin

à midi
un homme retire avec sa carte de l’argent
qu’il n’a pas

la fenêtre
à triple vitrage
à double fermeture
pourvue d’innombrables rainures
montre le printemps
chose déjà vue

les écrans puent d’une autre manière
le premier moustique bourdonne
l’automne est encore loin

(mois de mai absolu)

la porte est de nouveau ouverte
la porte est toujours ouverte
il ne sert à rien de la fermer

la rue adjacente tourne derrière le coin
en espérant qu’un jour tomberont
de longues pluies

le portail est toujours ouvert
la rue est toujours ouverte
les yeux sont toujours ouverts
qui donc les fermerait

le craquement des blattes sous les semelles
la nuit dans la cuisine obscure
en face du balcon clignote une lanterne
les autres ne font même pas cela

une cravate sage
un enfant triste
traversent la chaussée en diagonale

les pierres du trottoir sont fatiguées
d’être poussées par des semelles hargneuses
mais les semelles comme les pierres
ne peuvent rien y faire

touche la cendre et vois si tu la reconnais
puis touche un arbre

le nerf
est enfoncé si profond dans la pierre
que dans les poils grésille un sable méchant

chaque jour on plante dans la ville un nouveau clou
il est douteux que cela la réjouisse
des milliers de Christs tendus sur les toits
prenant pour la vie quelque chose
qui ne l’est évidemment pas
tenant le compte
de tout le reste

de l’eau asperge la mer
quel gaspillage

les cloches en métal merdique
achetées l’an dernier
indiquent une ivresse passée
comme ça
sur de moelleux escaliers mécaniques

dans l’entrée il met son chapeau sur la tête
non
le laisse à la maison

on ne plaint ni ses reins ni son foie
on boit pourtant de l’eau très chère
du cerveau on ne sait que penser 
tant que le volume seul stridule derrière les yeux
tant que les doigts arrivent à taper les codes
les nombres dévorent les nombres et vivent
leur vie de nombres
on ne sait pas bien sûr
vivre une vie de nombre
mais il serait sans doute sage de commencer à savoir
il faut bien commencer à vivre
on ne plaint pas ses reins
ni son foie

le vendredi on rentre chez soi
on y arrive le vendredi précédent
et c’est encore une bonne performance

novembre novembre novembre
novembre novembre novembre
novembre novembre novembre
novembre novembre novembre

on applaudit ce qu’on applaudit
parfois on prend aussi le tram n’est-ce pas
mais non

les murs défoncés de salles sans plafond
un bal dément
un rythme de sphères trouées

patauger jusqu’aux genoux dans de l’or insouciant
sans bottes en caoutchouc
jusqu’aux sifflets du matin
qui mettent les cravates au garde-à-vous
et tiennent la saison à l’écart

dans le maintien des squelettes on devine
la conscience de leur dignité

les chemises se mouillent
les hommes dans les chemises se renfrognent
le soir en secret
ils font les foins

toit noir
antenne antenne antenne
et ce qui tombe du ciel sans discontinuer

à l’intérieur de la terre un moteur bat
et fait tourner la boule
les nuages sont en place
la boule tourne

la neige est partie c’était l’hiver
l’été est venu
c’est la pluie

soi-même
dans des objets de pierre
objets de pierre à l’intérieur d’eux-mêmes

chaque jour passer devant
des centaines de gonds identiques

dans la poche
six cent quatorze couronnes
mais c’est kif kif 

le jour et tête nue
sans comprendre ni nuit ni bonnet

bonne structure
belle apparence
ça se vend bien

semaines de feuilles mortes
la fenêtre montre une partie tardive
du même programme

un investisseur stratégique
glisse sur le gazon mouillé
et se demande un instant
où peuvent bien loger les mésanges en été

entrez le numéro caché
vous aurez la confirmation
dans deux mois au plus tard

la secrétaire lui donne un nouveau bâton de colle
et des trombones
il sait que bientôt c’est vraiment Noël
(dépenses supplémentaires)

deux jours de congé
trois nuits de congé
c’est ainsi que nous cuisons
comme des pommes cardiaques

le chemin de la neige à la campagne
la trace de l’eau dans la mousse
la marque du serpent dans le bitume
un sourire dans le tiroir du bas

un bonhomme de neige noir
infécile bini
dans le réseau planétaire

moderne
nouveau
avantageux
ultra-simple

pas de contrat
pas de facture
pas de problème

grâce à dieu

les pistaches
volent aussi plus haut que
moi-même

pour gagner un dollar
il faut dépenser douze couronnes plus un dimanche
pour gagner un million de dollars
il faut dépenser tout le peuple estonien
jusqu’à la veille du jugement dernier

un hérisson évacué
est dans une situation relativement enviable
comparé à un jeune bourgeois embanqué
le hérisson comprend sa relation avec le monde
il a quelque chose avec quoi comprendre sa relation

un être humain doté d’un tant soit peu de raison
ne suivra pas le même chemin
que ces nuages qui passent 
pardon million d’adorables rustres


Arcadie, si rouge est la rose
Et si commun son simple nom.
Pourtant, qu’elles sont belles ensemble !
Arcadie, si rouge est la rose.

Le vin vivote dans la cuve, le bourbier bout dans la tourbière
haussement de sourcils, la hache aveugle trouve la pierre
Arcadie ! Si commune est la rose
et si rouge son ivre nom.


Oh rencontrer à nouveau cette sacrée joie
dont les hommes et les choses ont de folles réserves
mais que nul ne laisse sortir de soi
et que nous réclamons en pleurant
pendant la nuit
c’est pour elle que les enfants cassent des objets
que les parents s’entredéchirent
même dans les familles les plus harmonieuses
(quel signe cacophonique !)
et que nous pouvons être vivants
même quand rien ne le justifie
que nous saluons le jour d’un œil clair
avant  que les fichiers du quotidien ne sédimentent
dans le volume de travail de notre disque personnel
que nous nous enivrons un peu
et que nous épousons la vie des autres
que nous sommes parfois bons
même envers ceux qui ne le méritent pas
que nous ne sommes pas méchants envers ceux
qui l’ont mille fois mérité
que nous touchons avec respect même les barques cassées
que nous regardons d’un œil de connaisseur comment on ferre
un cheval par une nuit froide et brumeuse de novembre
que nous nous regardons nous-mêmes
mais pas dans un miroir
que nous éteignons notre téléphone sous les prétextes
les plus idiots
que nous voyons parfois au moment le plus inattendu
en plein milieu de la journée l’homme dans un collègue
que nous voulons fumer là où l’on ne peut pas
même quand nous n’avons pas fumé
depuis des semaines des mois
que nous nous inquiétons pour notre pays notre peuple
nous inquiétons-nous d’ailleurs et pour qui ?
que nous ne réclamons pas à un ami à la première occasion
l’argent qu’il nous a emprunté
et que nous lui en donnons au contraire aussitôt
que nous nous sentons parfois si foutrement mal
et que nous continuons à vivre avec conviction
pour autant que nous vivions

et pour quoi
sinon toujours pour la joie pure


Raimond Koppel ferme son agenda et soupire.
Il ferme les yeux, s’étire et sort de son bureau.
Ce n’est le bureau de personne.
C’est une pièce idiote.
Pourquoi Raimond Koppel passe-t-il autant de temps dans cette pièce ?
Il y travaille. Oh, putain, mais pourquoi ?
Impossible de se souvenir de quelqu’un
qui serait reconnaissant à Raimond Koppel
pour tout ce qu’il a fait au cours des quatre dernières années.
Impossible même de se souvenir de ceux qui ne lui sont pas reconnaissants.
Et je ne me souviendrais pas non plus de Raimond Koppel si je n’étais pas
en train de lui virer son salaire.
Jeux d’agent comptable.
Jeux innocents et insouciants d’agent comptable.


Cataclop cataclop les chevaux arrivent par le bord de la baie
à travers la neige fondue boueuse.
On aperçoit de loin le haut de leur corps,
car dans la neige poussent de hautes herbes.
On voit aussi les cavaliers, cataclop cataclop, cachés derrière les crinières.
À l’abri le vent ne souffle pas, à l’abri des ruines.
La bière est vraiment devenue chaude, et je n’arrive même plus
à monter correctement sur un cheval.
Le sable s’infiltre dans mes chaussures, le chien s’agite comme un fou, mais pas la mer.
Je me fiche de la mer, et de l’herbe, et du sable en dehors de mes chaussures.
Je suis déjà bien assez joyeux,
ballotté dans le fourgon parmi la paille d’une paroi à l’autre,
ballotté dans le fourgon parmi la paille de la porte à la fenêtre.
Je suis sur un chemin, et bien qu’il soit court je l’étire et l’allonge.
Le rend exactement aussi long que je veux.
Les chevaux ne se fatigueront jamais plus.