Poèmes

                    POÈME PAR TÉLEX
                             (Extraits)

… La ville est grande et claire comme un souvenir d’amour,
là où je veux aller, aucun tramway ne mène ;
l’arrêt est en moi.
Tu surgis d’un jeu de lumière et d’ombres, terrestre, joyeuse,
et je n’ai rien à te dire encore :
les mots cuisent au grand chaudron du printemps ;
il est trop tôt.
 
Du haut des remparts, nous regardons les légendes mortes
où chaque fumée, comme une vague, chasse l’autre.
Tes yeux ont le gris de la mer, ton regard est un éclat de lune.
Choir sur ces tuiles rouges, tel un boulet de pierre ?
Crever ces plafonds de caves historiques ?
Je le puis ; ça ne m’intéresse plus.
Mars pleure aux carreaux, et tes yeux restent gris
comme la baie, au loin, derrière les bateaux.
 
… J’ai une bardane accrochée au cœur ;
même ta main ne l’arracherait pas.
Je le sais : il faut prendre la vie comme elle est,
et la traiter de loterie serait bien déplacé.
 
Le cœur a son calendrier, et tu le sais de reste.
Ne me demande pas en quel mois on est,
ni le saint du jour, ni ce qu’il advint, il y a dix ans,
ou cent, dans l’Oural ou bien en Égypte.
Si des mois viennent à manquer, on s’en forgera,
comme on se forge une foi, faute d’en avoir assez.
 
… Je tisserai une escarcelle en hachures de pluie,
que je bourrerai de fantaisie avec ces jolis mots bêtes
qui n’ont de sens que tête à tête.
Sans rien dire, je t’accompagnerai à la gare d’où les trains partent pour le réel.
 
Le mot tue le mot, la vague tue la vague.
À l’instant des adieux, si l’on n’est pas ému, c’est qu’on a le cœur aussi vide
qu’un bock sur le marbre d’une table de parc.
Donc, pas de mots historiques.
Tu n’as pas oublié ton morceau d’arc-en-ciel ?
Non ? Parfait !
Bonne nuit, gouttes de pluie aux lampes somnolentes.
Bonne nuit, espoirs à l’œil rieur.
Bonne nuit, tout ce qui est bon.

Traduit de l’estonien par Jean Cathala


                    CURRICULUM VITAE

Tu vis au bord d’un lac aux eaux claires. Tu n’as pas d’enfant.
Tu lis Gustav Suits et Erich Fromm. Tu pêches, tu regardes dans l’eau.
Plus les jours raccourcissent et plus les mots s’allongent.
Les pensées appartiennent à la nuit, semblent y prendre naissance.
Tous les gestes appris t’aident à surmonter
l’abîme au fond de toi — au nom de l’éternel.
À la fin de ta vie, tu échappes aux spasmes et aux remords.
Toi, récipient vide d’où la sève des tourments s’est écoulée,
tu es enfin propre et luisant, attendant la récolte,
tu te tiens prêt pour la venue du soleil. Car tu n’as pas de lampe.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


LE VOYAGEUR QUI N’A PAS LE CHOIX

La veille de Noël je lis Fichte
J’essaie de me définir en tant qu’homme

une chose est le vent qui joue avec le sable
une autre les cinquante dernières années
en Estonie

Toute ma vie y tient

La veille de Noël je lis Fichte
voyageur qui n’a pas eu le choix
je regarde la flamme vacillante d’une bougie

Comme il était blanc ce chemin
que je prenais enfant pour aller à l’école
Le gravier crissait sous mes pas
au dessus de moi chantait l’alouette
Je savais que la pierre ne remonte pas la pente
et que le sang bat aussi dans les ailes des oiseaux

Je voulais malgré tout être un oiseau
me glisser dans une grosse pierre
et y rester

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


                    AUTODAFÉ

Ai-je toujours quelque importance en ce monde,
où l’on en sait suffisamment sur l’eau, l’air,
et le corps humain, qui à nouveau se changera
en poussière, malgré l’ampleur de sa magie ?

La flamme, dans le vieux poêle, attend qu’on l’entretienne.
Avec le temps, l’argent finit par se ternir.
Disparaître sans parfum, sans visage,
être sans qualités ? Mais comment
atteindre cela sans souffrir ?

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


            PETITE NOCTURNE

Le soir venteux couleur de terre
procure des pensées faciles et conciliantes.
Les souvenirs sont jaune d’or,
la mer et la forêt se fondent dans l’air.
L’obscurité prépare un onguent de sauge.
Prends-moi par la main, silence,
guide-moi dans la nuit par le sentier sans lune.
Dans la forêt, les fées dansent déjà.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


            LYRISME DU SOIR

Dans l’impasse coule
l’encre bleue du soir.
Des feuilles jaunes tombent de la mémoire.
Les cheveux se font rares, les souvenirs se troublent.
Est-ce bien là ce mal du siècle,
mille fois raillé,
tempête au fond d’un verre d’eau ?

Le toit vit de sa vie d’été,
l’eau s’écoule vers la nature.
Le mouvement ne réside qu’en cela :
chacun cherche sa place,
sa poignée de main —

au dessus de la tête : une épée de Damoclès,
tout près : une hache,
et la langue se rompt sous la tension.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


                        SOIR VIDE

Les arbres dans la pénombre : silencieux comme des jouets vernis.
On ne sait pas ce qui s’écoule en eux.
Comme il est difficile d’imaginer leurs vies !
Le hibou lance ses cris irréfléchis, pleurant sinistrement dans le passé.

Tout paraît si vide. Le soir
ne se remplira pas sous le doigt de la nuit.
Soir sans lune, montant sur le jardin mouillé,
comme un énorme oiseau s’élevant dans les airs, les pattes repliées.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


LES SENTIMENTS PLOIENT LE PENDULE DU TEMPS

Deux cents millions d’années,
c’est l’âge de ton espèce, libellule,
étrange insecte dont le corps
n’est orienté que pour le vol.
Je pense à cela, mais je sens :
si hautes et sombres sont les forêts du souvenir,
que je n’aperçois plus ma ferme natale derrière les arbres.
Je suis perdu. Est-ce une fée qui entraîne
mes oreilles dans un rêve — ou la voix de la forêt
où chante la trace des disparus ?
Les nuages là-haut sont ton testament,
mon père, les nuages incandescents…
Le soir exhale un silence inquiet :
il y a quelque chose de plus haut que la vie.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


            VISITE À LA FERME

Je ne cherche point ce qui n’a pas été.
Je me rappelle simplement les années
où je gardais ici les bêtes.

Au bord du chemin, dans la gravière
où frémissent à présent de grands arbres,
serpentaient des racines de sapin.
Je réparais avec elles les paniers à pommes de terre.

À la lumière de la lampe à pétrole,
ma mère ravaudait ses mocassins,
moi, je lisais
« Don Quichotte »
et un vieux volume relié du « Journal des écoliers ».
À travers le blizzard qui faisait rage à l’extérieur,
verdoyait, surgie de l’avant-guerre,
la porte de l’étable peinte en jaune miel.

L’été, la cour sentait la cire et la camomille
et les prairies comme la forêt
me réchauffent le cœur par-delà les années !

Mais devant la fenêtre, un jour, le patron,
ivre de mauvaise gnôle,
brandissant dans sa main une hache étincelante
avait beuglé :
je vais te tuer !

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


        RÊVE D’UN SOIR D’ÉTÉ

Tu riais dans le rêve.
Ta jupe flottait, libre, espiègle,
comme jamais dans la réalité.

Par la fenêtre, le soir pénètre dans la pièce,
le soir arrive d’un autre monde.
L’ombre ne veut pas me frapper,
les chênes n’ont pas l’intention de me tuer.
Le soir entre seulement dans la pièce et feuillette
des souvenirs dans ma mémoire.

Le jour est un navire en partance. Vers personne.
Vers rien. On ne voit pas le port.
On ne peut que sentir ces heures
qui entrent dans la pièce, venues on ne sait d’où,
dans un ordre admirable et sans pitié.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin