Poèmes

Traduits de l’estonien par Michel Dequeker
 

TEMPÊTE D’AUTOMNE

Vous entendez la tempête, comme elle fait rage et déferle,
mugit dans les forêts et siffle dans les cimes,
et cruelle elle effraie les oiseaux apeurés dans leur nid,
hérisse la tête crépue du genévrier et les buissons jaunis,
griffe des pâtures la face raboteuse et tourmentée,
arrache encore et déchire les dernières fleurs transies,
s’ébat et se déchaîne et danse et hurle comme un loup par les champs.

Des bosquets et des bois montent comme des pleurs secrets,
les sapins, les bouleaux et les pins bruissent et gémissent:
plus d’un craque et succombe, dans sa lutte contre elle.
Mais elle, hautaine, elle chevauche par-dessus ses victimes,
sourit, méchante, et fait tinter ses orgueilleux éperons,
propage sa rumeur parmi les souches et fait siffler les cimes:
la reine aux mains de fer… la tempête d’automne.


LE JOUR

Je navigue sous une voile bleue :
à tous, partout, je porte et je lance
les brûlants sacrifices de mon effroi, de ma surprise,
et je prodigue, comme on prodiguerait de l’or, mon cœur trop rouge.

Oh, toi, jour de nacre et de verre !
Du vase généreux du jardin montent
les rayons des senteurs, l’impatience des désirs,
des arbres coulent les ruisseaux des fleurs,
autour du buisson le rideau métallique du vol des mouches…
je crois qu’ils en ont peur, les bourgeons nouveau-nés.
Les massifs en taches de sang rougeoient :
floraison cruelle des pavots vers la mort.
L’air est lourd de miel, et les résines collantes
dégouttent des troncs, l’arbre pleure
une griserie dorée. La fleur s’est donnée sans mesure :
des étreintes répétées des abeilles elle meurt.
Le ciel est plein des sifflets des alouettes :
l’essaim des nuages, effarouché,
se disperse et s’en va dérivant au-delà des forêts,
abandonnant des plumes blanches…


RENOUVEAU

Quand le ruisseau dévale la colline avec des cris de joie,
la neige alors se déchire comme du papier :
les eaux s’envolent, oiseaux échappés aux lacets.

L’arbre nu semble tout honteux
et s’habille d’un gilet de bourgeons
et des chatons de l’aulne s’effiloche

une laine brun rouge, quand du jeune soleil
à la mamelle d’or coule un lait nourrissant,
et que la terre se fend, comme sous les coups de la foudre.

Dans l’azur en feu, le vent, du haut des cimes,
rabat dans l’herbe verte le sifflement d’un merle,
et l’herbe, l’oreille tendue, dans l’aurore

déjà écoute et attend, attend… des fleurs.


FACE À FACE

Sans vergogne se presse contre la fenêtre
le spectre de la nuit, la nuit nue et sans lune,

et de nouveau je me retrouve seule,
laissée face à face avec mon cœur.

Ah ah, c’est toi ! mais la blancheur de tes ailes
est tachée de fange, dans tes yeux il y a le froid du glaive.

Ton écharpe est arrachée de ton sein,
tes pieds sont pleins de boue et de sang.

Ta robe immaculée est salie :
et c’est ma faute, c’est ma faute.

Mon ennemie, mon amie, pardon :
tu fus pour moi, je fus pour toi une malédiction.

La pitié me saisit, douloureuse, de toi et de moi-même :
tu es la vérité, et je suis… le mensonge fardé !


NOSTALGIE

Lorsque le soir m’enlève au jour,
arrache la main à la main, les pieds au sable du sentier,
les yeux au livre, tous les membres à l’heure triste,
et fait rentrer comme un petit garçon le soleil à la maison,

je m’attarde — la pièce est finie —, je suis devant une rampe vide :
la lumière s’est émiettée, le verre multicolore du jour s’est brisé ;
mon œil en se fermant, outre la lampe,
éteint aussi la lune et les étoiles — le monde gît dans la poussière.

À la patère s’est affaissée la dépouille du manteau vide,
la chaussure qu’animait le pied vient de mourir,
la table et la chaise et la pièce se sont effondrées,
et sur les débris seule fleurit l’âme immortelle :

dégagée de l’indolence des membres,
elle se dresse sur la berge, heureuse et triste,
échappée à l’entrave du temporel :
dans le verdoiement de l’éternel s’ouvre — un bouton blanc.


MANIFESTE DES FLOTS AU RIVAGE

Faut-il qu’il s’achève ici, notre élan, notre effort orgueilleux,
faut-il que sur ces draps de sable blanc il s’émiette en fleurs d’écume ?
Ce roseau vacillant sera-t-il de notre révolte le joug avilissant,
ce clapotis paresseux sera-t-il notre terme ?

Le feu d’artifice irisé de nos emportements et de nos bousculades,
faut-il qu’il se brise dans la bouche tiède de ce golfe fleuri ?
Faut-il qu’elle s’évapore ici, notre colère qui lèche les cieux, qu’aucun pont n’a domptée ?
Quand dans ce trou s’ankylosent nos hanches que caressaient les tempêtes ?

Sans fin se sont succédés nos frissonnements,
notre passion n’a connu ni fin apaisante ni réveils timides.
Comment notre détente viendrait-elle mourir sur ce bouquet de saules,
comment pourrait-elle nous entraver, nous absorber, cette mare ?

Les méduses mourraient, oh, toutes les étoiles de mer s’éteindraient,
et des siphonophores s’éparpilleraient les bouquets de cristal !
Le chemin devant nous est barré ! Nous sommes ligotés ! Halte ! Terre, glèbe où nous n’allons jamais !
Et ce serait le baiser éternel de cette dune blonde !

Devant nous se sont écartés les tourbillons du vent…
Faut-il qu’elle se repose ici, notre échine verte ?
Les rivages tropicaux n’ont su enchaîner nos hanches puissantes,
ni le sacrifice douloureux d’un amant malheureux apaiser nos passions.

Nous griffons les épaules du rocher et fouettons le ventre du nuage.
Les cieux descendent tous boire en nous, dans notre lit se roule la lune aux yeux d’argent.
À nous d’ouvrir les portes de sang de l’aurore, et le soir pacificateur,
pour la rafraîchir, presse sur notre bouche la bouche en feu du soleil.

L’éclair au croc de feu n’a jamais eu prise sur notre corps :
faut-il que maintenant nous morde la clochette ennuyeuse, l’agneau bondissant et la trompette jalouse du pâtre ?
Toujours nous avons glissé, jamais n’ont cessé notre hâte et notre roulis,
jamais n’aura de borne le nombre des enfants de nos enfants.

Notre sein est béni. Jamais ne reste stérile le sein qu’a fécondé la tempête,
la terre est venue en rampant, elle a fleuri en îles dans notre giron.
Les vents immenses ont enfoui en nous leurs assauts et leurs bonds.
Comment le seau à traire de ce rivage herbeux pourrait-il contenir l’écume de nos mamelles ?

Nos faux bleues ont fauché l’oiseau ;
la vrille de nos cyclones a percé le ciel.
Les griffes antiques du temps n’ont pas déraciné notre démon ;
en nous le calme des profondeurs, le vol du bel oiseau.

Autour de notre doigt nous enroulons les ouragans,
notre incessant balancement ébranle jusqu’aux dieux.
Pour les ensanglanter, la bourrasque ronge nos horizons.
Notre empire est rempli de merveilles sans nom :

qui pourrait oublier Scylla et Charybde aux six têtes ?
Notre poitrine est pleine de légende : pour vous simple vision
la grande écrevisse au flambeau, le poisson porte-lampe éclipsant l’animal terrestre.
Jamais le grand Triton ne posera sur ce rivage son talon aux écailles étincelantes !

Si parfois nous faisons halte et par dérision nous pressons entre les roseaux morts,
il reste les débris roses des coquillages marins.
Mais repartons vers l’océan ! Demi-tour ! Rivage, joie des fatigués,
nous, les Huns éternels, nous te crachons au visage !


L’ÉPREUVE

Voici que tu m’as faite, Dieu, porteuse de Ton signe ;
les traces de Tes doigts dans la cire de mon âme
sont douloureuses : dans les éclisses de Ta volonté
Tu m’as par l’épreuve donné la raison
comme l’empreinte à une monnaie.

Tu m’as vidée de tout le superflu.
Comme un fruit choisi, à coup sûr Tu me cueilles.
Les épines de mon défi ne Te rebutent pas :
Ta main a su de pierres plus dures tirer l’étincelle !
Voici que dans ma bouche Tu cries d’autres mots.

Ton monologue résonne de partout,
il n’y a pas de pitié dans le fond de Ta gorge —,
un brutal coup de tonnerre m’ébranle :
à Tes pieds je reste étendue comme un andain,
sur moi les faux de Ta colère sont rassemblées.


MORTEL

Tu veux échapper à ce que tu veux, échapper à ce que tu dois,
car c’est rigueur et c’est douleur, c’est ce que parfois tu maudis tant.

La pierre de l’orgueil à tes lèvres, ton esprit encore fermé aux autres,
mais ton cœur comme un lièvre tremble et les questions percent ta langue.

Quelque part, avant cette terre, avant cette vie, ne nous a-t-on pas arraché à quelque chose
qui nous était plus cher que nous-mêmes ? Oui, sûrement notre cœur fut déchiré.

Sinon, y aurait-il comme un écho dans l’âme du mortel ? Et tout le temporel
serait-il seulement ce désir si lourd, cet appel aussi long que la vie ?

La nuit souffre de l’obscurité, midi souffre de la lumière,
et l’homme, à la fois nuit et midi, souffre de la fin et du commencement.

Tu t’arrêtes : on dirait que l’infini tournoie devant tes yeux comme une boule étincelante…
Tu brûles encore un peu. Déjà tu t’éteins. Tu n’es plus bientôt que l’urne de ta propre cendre.


LE SOIR

Soir : on ferme les barrières, on verrouille les maisons
où s’alourdit alors l’âme de tous ceux qui souffrent.

Le jour a relevé tous ses ponts-levis : que la rampe se dérobe
et la main, inutile, comme un gant retombe dans le giron.

Avec les vêtements s’affaisse notre colonne, notre audace :
plus d’un dans sa maison est tel un vagabond, inquiet et sans foyer.

L’heure est venue de se dépouiller de tant de choses :
de se libérer du jour, de ce rocher blanc du temporel.

Même notre nom glisse, comme une ceinture qui nous liait,
et le sommeil finit par vaincre aussi cet anonymat :

Dehors les saules entrechoquent le fer-blanc rouillé des feuilles d’automne :
plus tu t’anéantis, et plus la nuit grandit.

Dans le tout, tu es nu : plus rien qu’un cœur, petit dans l’infini,
et c’est dans ces ténèbres la seule lueur, le seul orient brûlant.

Une blessure, une blessure ancienne y ouvre son œil rouge :
et c’est une apparition comme si nous étions démunis de tout — de nous-mêmes.


TRANSITION

Soudain tout est comme disloqué :
la nuit sous les pieds écrase la rue,
les maisons blanchies de neige titubent sous les coups de vent,
recroquevillée, une porte semble se tapir contre le mur,
les barrières, vides, s’appuient aux maisons,
où tous les lits sont lourds de dormeurs.
À cette heure désemparée,
ces poteaux et ces murs — le jour, ils doivent pourtant bien servir à quelque chose —
se dressent, devant toi, étranges et inutiles.
La neige s’élève comme une église. Tes pas ont l’écho du verre.
Un souffle. Tu t’effraies de rien. Tu as failli crier.
Tu te plains comme d’un enfant perdu.
Dans ton ardeur une fissure rougeoie.
Froide rémission de tes dettes :
le sang trop blanc de la neige coule,
reste comme l’innocence sur tes épaules.
Tu écoutes le silence comme une mer qui déferle.
Tu t’alourdis comme un épi — tu disparais dans la nuit.


DEUX CŒURS

Le jour s’est mis en boule comme un chien,
la vie soudain se dresse comme une colonne.
La fenêtre éteinte se remplit d’étoiles.
Déjà la nuit monte jusqu’à mon cœur.

Le dos bossu de la lune isabelle avance dans le ciel
et je sens frissonner
mon vêtement sur ma poitrine : toute
la peine soudain fleurit comme le printemps.

Les soucis ont fait leur nid
sous l’aisselle de la nuit :
dans la pièce voisine un cœur de mère est ouvert
et s’attarde à prier.

Mes prières à moi sont comme lions en cage,
ô mon souffle impuissant à élever ce rugissement !
Le défi gronde. La poitrine brûle comme de la paille.
Par ma faute, mère, plus longtemps se joindront tes mains, plus longtemps s’ouvrira ton cœur !


À LA FENÊTRE

Quand dans les branches la pleine lune était éclose,
je t’ai accompagné sur le chemin du départ,
sous cette lune énorme
et les étoiles si petites.

Mais de la fenêtre, je ne peux me détourner :
ta bouche triste apparaît encore
lorsque tu te retournes, et autre chose
qu’au visage on ne voit pas tous les jours.

Comme le fouet du vent a dépouillé nos tilleuls !
À tes pieds l’andain de feuilles a noirci,
où tu cherches en vain à déchiffrer
nos traces, depuis longtemps effacées.

Notre champ de campanules
qui l’été jusqu’au cou nous cachait,
tu y repasses seul, ne laissant qu’une trace,
et le brouillard l’ensevelit.

Notre prairie de fétuques,
il me faut y penser…
Et le départ et la mort —
je connais leur refrain semblable.

La lune, en silence, se gonfle de lumière,
et soudain tu aperçois la porte,
d’où t’aboie après ce drôle
de caniche noir. Mais je crois…

mais oui, tu fais demi-tour !
Mais non : tu t’éloignes, diminué, tout simplement !
Comme ils sont grands, entre nous, ces saules !
Et voilà… tu as déjà passé la rivière.

Maintenant tu es tout à fait flou :
est-ce toi — ce point qui sautille ?
Oh, déjà la griffe fatale du tournant
t’efface de la surface de la terre !


AU JARDIN DU LUXEMBOURG

Les murs s’écartent ! Il y avait encore de la verdure sur terre !
Comme Moïse l’eau, quelqu’un a fait surgir un jardin du rocher.
Il y a de la terre ! Le jardinier a ouvert la bouche de la terre : de la vallée de la vie
par un long tuyau il conduit l’eau sur le gazon.

Par tout le parc, les platanes portent le ciel,
et quelques-uns, dans leur cime, l’oiseau espiègle du soleil.
Pigeons gris et bruns, gorge jaune renflée :
l’un tend le bec vers le bassin, l’autre frappe une pomme de pin.

Et des taches claires fuient, suivies de leurs ombres,
par l’ouverture de l’allée, sur le gravier humide.
Devant, par-delà une étincelante robe d’eau,
on voit des naïades la hanche qui s’étire.

Autour de la vasque de la fontaine, un million de fleurs,
plus de couleurs et de nuances que l’arc-en-ciel.
Là, les enfants attendent des bateaux qui dans l’île
sont allés, au milieu du lac plein de rires :

au-dessus vibrent les arcs des rayons d’eau.
Déjà, là-haut, des feuilles sèches se déchirent,
plus bas s’ouvre une fleur, tandis que les autres tombent :
c’est le duel vie-mort… automne-printemps.

Et les massifs de fuchsias : les flacons des fleurs
versent encore un breuvage bleu et rose.
Là, les artistes et leurs modèles
rompent le pain d’un nouvel amour.

Déjà par endroits a pâli le drap vert du gazon,
mais le jet d’eau, clair, écume :
blanc de haut en bas comme un cerisier…
Les statues sont seules : la bouche qui chantait est fermée.

Mais les moustaches tombantes de Flaubert parlent d’ascétisme,
Verlaine est amer comme s’il buvait de l’absinthe ;
George Sand, si féminine : les plis de pierre de la manche
ne laissent pas deviner l’encre sur ses doigts.

Les murs s’écartent et il y a encore de la verdure sur terre !
Comme Moïse l’eau, quelqu’un a fait surgir un jardin du rocher.
Il y a de la terre ! Le jardinier a ouvert la bouche de la terre : de la vallée de la vie
par un long tuyau il conduit l’eau sur le gazon.