Poèmes

Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin
 

j’attends la guérison pendant des semaines
je ne fais d’ailleurs rien d’autre
bon je travaille aussi et sans arrêt
je vais à des fêtes je prends le bus pour aller en ville
où je nage tard le soir
parfois je passe l’aspirateur
et je m’autorise une petite rêverie

je regarde tallinn ces derniers temps
avec bonté et reconnaissance
même les mauvaises herbes sur le terrain vague espèrent
que quelqu’un se souviendra d’elles dans le vent
même le temps mort entre deux vies
dont on ne peut rien dire de plus
a besoin de soins et de lenteur

cet hiver prendra fin un jour
cette douleur finira par guérir
et toi par revenir

il me faut simplement vivre jusque là


du côté de ma mère nous sommes tallinnois depuis dix générations
il est donc difficile de dire d’où je viens
je viens des files d’attente pour le pain dans les années quatre-vingt-dix
des paquets envoyés par nos parents du Canada
je viens du jour où j’ai enfilé
ma première veste de nylon à boutons pression colorés
je viens d’un sac plastique avec une image rapporté de finlande
qu’on lavait et pliait après être allé au marché
jusqu’à ce qu’on ne comprenne plus
si cette tache rouge était un père noël ou une fraise

je viens des bons conseils de ma mère
mettre un mouchoir à sécher sur le radiateur
pendant que je me mouche avec l’autre et avant de m’endormir
prendre dans ma bouche un sucre dont le bon goût durera jusqu’au matin
je viens de l’économie et de la précaution perpétuelles
à tel point que moi aussi de mes mains d’enfant
j’ai stocké des croûtes de pain derrière la table de la cuisine
au cas où viendrait une nouvelle guerre
mais au lieu de la guerre ce sont des fourmis pharaons qui sont venues

toutes sortes de livres nous expliquent
ce que signifient pour les estoniens leur forêt et leur terre
mais ma forêt à moi ce sont les merveilles de l’architecture soviétique
les cités de la banlieue de tallinn où vivait l’ensemble de ma famille et 
tous les gens que je connaissais et
où le monde entier commençait et finissait les trolleybus
qui ne sentaient pas encore l’urine et
dans lesquels ne dormait aucun toxicomane
où j’ai vu mon premier exhibitionniste
et où j’ai conquis grâce à ma carte de transport ma première indépendance
les ikarus en février où mes doigts nus
restaient collés à la barre gelée quand
j’avais de nouveau perdu mes gants et
je perdais toujours mes gants
ma mère évidemment me grondait pour cela

le père d’un garçon a été abattu devant notre immeuble
un jour tout à fait ordinaire
celui d’un autre a fini par aller en prison
celui d’un troisième est un escroc qu’on voit parfois à la télé
je prenais cela comme une loterie et j’espérais je pensais
que nous devions avoir de la chance puisque
personne d’autre n’en avait dans ces cités de banlieue
notre chance était dans les chatons à la cave sous le tuyau du chauffage
dans les pensées sauvages qui fleurissaient entre les garages
dans le parfum des livres sur les étagères et dans ce jour
où mon grand-père m’a appris des chansons

ce monde d’où je viens n’existe plus
et c’est tant mieux car tous le détestaient
je croise parfois l’une de ses odeurs
quand la poubelle n’a pas été lavée ou qu’on mange du saucisson cuit
ou à la gare quand une bouteille d’eau de cologne s’est brisée
mais cela n’arrive que rarement

ceux dont l’origine et l’histoire commencent dans la forêt
peuvent toujours retourner dans la forêt car
on la protège on l’entretient
mais mes trolleybus sont partis à la casse
mes ikarus n’existent plus pas même dans un musée
je n’ai plus rien pour regarder en arrière
avancer toujours avancer toute ta vie
où cela va-t-il te mener

où va te mener ton sens de l’économie
où vas-tu aller avec tes recettes de hareng à la betterave
tu sais nettoyer un sprat en une seconde au couteau et à la fourchette
mais à quoi cela te sert-il dans le vrai monde
que peux-tu faire avec ton histoire
et qui se souvient encore de ces chansons
on devient plus exigeant les anciens sont morts
et ceux qui ne le sont pas
s’éparpillent au vent


à sept heures et demie du matin nous buvons
du coca-cola sur mon canapé
et tu me dis que tu comprends
pourquoi je plais aux hommes

c’est un froid matin d’avril
le ciel est bleu et vaste
comme s’il avait été créé spécialement pour ce jour
tout l’immeuble dort encore et la ville
a fermé ses portes aux fêtards

je te demande pourquoi et soudain
je cesse de m’aimer
mon comportement ces derniers temps est évident et prévisible
sous ma peau un océan d’acide me brûle
mon cœur dans ma poitrine est comme un vitrail
délicat et beau mais en réalité fait de petits morceaux

tu me regardes
comme si nous ne nous connaissions pas depuis l’enfance
ou comme si tu venais juste de commencer à me voir
et dans ce matin je ne supporte plus rien

je ne supporte plus mes incessantes idées noires
ni les compliments dont on ne peut rien faire
et quand je referme enfin la porte derrière toi
je n’ai plus la force d’aller voir
mais je sais que mon ciel est la seule certitude qui subsiste
loin au-dessus des vieux immeubles
et ici-même au fond de moi
puis je ne fais rien d’autre que dormir


la trentaine se profile à l’horizon
je ne suis plus une enfant pas très jeune non plus
mais c’est comme si je vivais pour la première fois

par un hiver brûlant j’apprends à me connaître et découvre ma ville
la vue depuis la suite du neuvième étage de l’hôtel hilton
que peut-on bien voir depuis là-bas
d’un côté le port de l’autre la route de tartu
le lit est entre les deux et me reste en mémoire

quel effet cela fait-il de rouler avec toi dans la rue
en parlant d’un chanteur suédois
qu’est-ce que j’éprouve
comme si je ne connaissais pas déjà par cœur chaque mètre d’asphalte
et pourtant j’ai l’impression d’être là pour la première fois

suis-je convaincante quand je te demande encore et encore
de ne plus me téléphoner
avec quelle rapidité je décroche quand tu ne m’obéis pas

tallinn est mon double de pierre nous avons tant en commun
sur les places vides on ne construit que des maisons neuves et
je suis sans doute la seule que le neuf ne dérange pas
ma propre renaissance est comme une bulle immobilière
il est probable que tout cela finira mal

mais en attendant nous avons encore un bout de chemin à faire
ma ville et moi toutes deux à la fois neuves et anciennes
de l’une comme de l’autre on sort de nouvelles versions
comme des mises à jour que le système ne permet pas de refuser
comme des changements d’avis et une certitude toute fraîche
que la raison ne peut contrôler

comme si on m’avait jeté un sort et que des siècles étaient passés
depuis ces quelques mois que je te connais
depuis ces décennies où je me démène
comme si soudain je n’étais plus uniquement moi-même
mais moi-même deux point zéro