Poèmes

Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin


         LA CHÈRE PLUIE

Le soir est obscur et chaud.
Et d’un gros nuage moelleux
tombe en bruissant
la chère pluie.
Les fenêtres claires sont gaies et mouillées.
Les arbres sombres sont gais et mouillés.
Et d’un gros nuage moelleux
tombe en bruissant la chère pluie.

Ton parfum, qui ce matin était resté
sur mes mains,
mes yeux,
ma bouche,
mon visage,
la chère pluie l’arrose
et le ravive.


Courant sur le sable des dunes,
le vent bleu de la mer vint à moi
et me dit :
L’amour véritable existe.
C’est le soleil au dessus des pins sombres.
Ton âme imaginée existe.
C’est une mouche aux ailes transparentes
sur un rejet de pin vert clair.
Mais ton cœur
est une goutte de résine
qui a perlé il y a cent milliers d’années
d’un tronc démesuré
dans l’immense forêt.
Sur cette goutte de résine est venue se poser
une mouche aux ailes transparentes,
qui est restée collée,
a été inhumée
comme dans un cercueil de verre jaune.
Puis avec toute l’immense forêt,
elle s’est affaissée dans la mer
et s’est changée en ambre,
jusqu’à ce que moi,
vent bleu de la mer, ce matin même,
je la pousse en plein soleil sur le sable du rivage.
À présent, les ailes transparentes de l’insecte frémissent
au soleil
sur un rejet de pin vert clair.




            VIENS

Viens, nous marcherons
par les rues allumant leurs feux,
dans la foule affairée
répandant autour d’elle
de petits mots
joyeux
et fortuits
dont l’idée brusquement s’étend
jusqu’aux confins du monde.

Viens, nous marcherons
dans la foule affairée.

Viens, nous écouterons
sous une fenêtre étrangère et familière
une chanson entendue il y a très longtemps —
étrangers
et chez nous.

Viens, nous observerons
comment se forme la rosée
sur les feuilles muettes des marronniers,
qui sont comme les grandes
et douces pattes
d’animaux sages.

Viens, nous partirons
pour une plage silencieuse
où l’odeur de la camomille, sur le chemin du village,
se mêle à celle de la mer sans âge
et des lointains anonymes.

Viens, nous partirons
pour une plage.

Viens, nous entrerons,
les pieds nus,
dans la grande mer vespérale
d’où surgiront, à la surface luisante et froide,
de chaudes vagues bleues.

Viens, nous entrerons
dans la mer.

Viens, nous nagerons
jusqu’aux îles du soleil levant
où l’on peut voir, dans le sable rouge et fumant,
les traces des oiseaux blancs.
Viens !




Celui qui a vu des milliers
et encore des milliers de visages
peut croiser un ami
sans le reconnaître.

Mais les étrangers,
il lui est facile
de savoir qui ils sont.




                 LA PORTE

                                  La population de la Terre s’accroît de
                                  quatre-vingt-dix individus par minute.


Une porte des plus ordinaires, badigeonnée de blanc,
un peu usée
et repeinte avec soin
un peu tachée
et lavée avec soin,
une porte au loquet de cuivre, astiqué par des milliers de mains,
       s’est refermée derrière toi.

Une porte des plus quotidiennes,
semblable à des milliers d’autres,
par où ne sortent pas
tous ceux qui sont entrés,
       s’est refermée derrière toi.

Une porte des plus étonnantes,
par où ressortent ceux qui ne sont pas entrés,
       s’est refermée derrière toi.

Et une dame en blanc tout aussi ordinaire
et lavée avec autant de soin que la porte
a dit en souriant :
       Demain matin, tout sera comme il faut !

Et j’ai pensé : avant le matin viendra la MINUTE
où tu devras porter
un quatre-vingt-dixième
de l’immortalité du genre humain.

       Comme il le faut.




       LES INSTANTS INSONDABLES

Les fleurs sont étonnantes :
elles sont ouvertes à la lumière du jour
et se ferment lorsque vient la pénombre.
Toutes les autres choses
font le contraire.

Le jour elles sont enfermées
dans les sept coffrets emboîtés
de la couleur et de la forme, du prix et de la fonction,
mais la pénombre tourne une clef silencieuse
dans les serrures des coffrets, libérant
de la couleur et de la forme, du prix et de la fonction,
les Troncs d’Arbre et les Brins d’Herbe, le Vieux Mur et les Gravats
       épars auprès de lui, le Nouveau Mur et le Seau de Chaux
       oublié sur l’échafaudage,

et à l’instant insondable où l’obscurité vient,
le cœur voit
parfois
l’essence de toutes choses.