Poèmes écrits en français

DISCOURS D’AMOUR DU BAS-HURLEUR

Rassemblés autour de la braise-radio
prismes couchés les morts
friture glaciale crépitant immobile
d’un bruit de fin fond d’un murmure marmoréen
bien rangés bien enragés
bien allongés au garde-à-vous

Ici le Bas-Hurleur ici le Bas-Hurleur
Ondes Immenses Ondes Immenses
d’éon en néon nous vibrons
votre néant nous l’éclairons de notre néon
au Jardin des Oliviers nous allumons nos Nérons
morts raides-vifs
fusez au glouglou de la mort souple et morte
pourrissez à la vitesse de l’éclair

Ici le Bas-Hurleur ici Ondes Immenses
(l’œil magique distille une larme armée)
nos barres vous sondent doucement
barres de fer barres d’amour
vos chairs se fondent en sifflements doux
sifflant les chiens des biens de l’autre monde
le noir s’irise de vos ris
des tendresses détonnent en fusées spectrales

Vapeurs en fleurs vous l’êtes tourbillons de gaz amoureux
âmes-électrons d’un grand X ionisé
roue d’Ixion le bouton tourne et roule
tournesol suivant le grand vide solaire
ondes immenses vous l’êtes êtres immondes songeant un monde
ondes sans océan bouillant de calme
tout bas vous hurlez votre joie pas encore née


À WILHELM FREDDIE

1

Le muscle pourrissant est traversé par un éclair ; une odeur de pommes se dresse à demi sur son coude et regarde autour d’elle avec des yeux qui se brident en luisant faiblement ;  un hurlement bas s’affaisse lentement sur le lit d’amour, s’enveloppe de franges mordorées qui serpentent en souriant.

Minuit d’un abysse. Un triangle s’allume, dur comme le désir, aisselle se fermant sur un entrecuisse qui, lui, se ferme sur une époque. À perte d’ouïe tonnent les vibrations de deux lèvres serrées.


2

Disques
grands trop grands tombant
ou bien moyens
petits rotatifs peuplés de petits rats

Aiguise-toi
langue
contre le disque
fais-en jaillir des étincelles
accroche-toi à lui qui t’emporte loin de la bouche
là bougonne
sur lui le disque hyper-macrosillon
tranche taillée dans le clignement d’un œil qui explose

Lézard le monde s’enfuit par une lézarde
grandes et petites lèvres chuchotent derrière les rideaux flottants de l’espace
gargouillements battants de cloches qui s’égouttent

Enfant
pesant
le démon-tomate lève son poing


                LA VALLÉE

La voilà
la vallée
obliquement
derrière l’imperceptible fissure
que l’hésitation d’un instant ouvre dans le rocher
à pas de loup on s’y met à faire les cent pas
peut-être un jour on en reviendra
calciné par le feu secret de la distraction

C’est la vallée
c’est bien elle
ses versants s’en fichent
le nuage lui pissote dessus
il n’y a qu’un peu de ténèbres
un bref son de grelots un rien de Dieu
pourtant on y entre

On y entre
obliquement
comme l’objet qui a bougé sur la photographie
un marchand fou en limousine
passe à toute vitesse
en jetant un éclat de mercure
par la portière entrebâillée
ah que l’attente éclate en vomissements de cuivres
on arrive on arrive l’arrivée n’arrive pas
un drapeau claque par-dessus des claquements de langue
Ô VALLÉE DES VALLÉES
Ô VALETS DÉVALÉS

Merde
on y entre on y entre
on se glisse dans l’angle formé par les aiguilles de l’horloge à midi
on se couche dans le berceau des cornes du taureau-Temps qui fonce
on s’y couche grand bébé sec pour un grand rêve sec
on s’y couche
obliquement
bonne nuit


PASTORALE EN CHAMBRE OBSCURE

À Ernst Cohn

Flûtes de granit flûtes de néant
je me suis levé des draps du soleil
une houle de matin négatif a noyé
dans son ombre ma figure attentive
un grouillement froid envahit les coins
crevasses cristallines dans le plancher
le plafond fait une grimace d’oiseau

Je suis le berger orné des crachats
immémoriaux de mon troupeau mort
des lianes de marbre
grimpent par mes membres frémissants
ma bouche explosion d’une étoile
dans la Voie Lactée barrée de neige
flûtes de néant flûtes tragiques

Un buisson transparent s’effeuille
dans le vent opaque de mon cœur
la chaise s’effondre sous moi
toutes les pendules se sont liquéfiées
derrière le rideau d’une tendresse ancienne
se prépare un horizon de rochers noirs

Flûtes tragiques flûtes de feu
je suis le berger mes agneaux sont de paille
incombustibles et atroces et immortels
un sexe de dragon fossile me sert de houlette
dans le mur la fenêtre inexistante bat
ainsi qu’un voile devant un visage en haut-mal

Flûtes de feu flûtes de cendre
une structure abstraite pénètre l’espace
les murs se mêlent à l’atmosphère
ma cervelle se mêle à mes cheveux
dans le miroir terni un fruit d’églantier s’allume
des grains de musique roulent de l’armoire fermée
je me souviens d’une fille aux mains de solitude
Flûtes de cendre flûtes de nuages



     VÉRITÉ VERTICALE

    Derrière moi la chimie neigeuse de la forêt, berceau de prismes enchaînés et de géants sans issue. – Feu !
    Aveugles à l’arc-en-ciel maternel, les sylphes de mon sexe construisent mon temps le long d’un fil de fer songeur. La parole y a le prestige des bêtes, tout y résonne du bruissement de la conque originelle, aux volutes d’avenir.
    Derrière moi le désespoir du guerrier. Derrière moi des nefs prises dans la glace bavarde, qu’un incendie lunaire illumine mais ne délivre pas.
    Connaîtrai-je jamais mon destin ? Le rayon errant percera-t-il la coupole décrépite de l’espace ?
    N’importe.
    De l’automne violent, de la science du délire est surgie une voix en nacre armé, dont les cercles s’élargissent en saccageant la campagne déserte.
    Derrière moi les explosions de la lâcheté ; derrière moi les lettres éparpillées de l’amant de marbre ; derrière moi ce qui bientôt sera devant moi, caché dans un brouillard de jeunesse sans miséricorde. – La mort ?
    Feu ! – Déesse austère qui dresses tes oreilles de biche, je tressaille à l’appel d’un nuage vers les innombrables marteaux enfouis dans le sol de la plaine.


CARTE POSTALE ILLUSTRÉE

à Olivier Meurice

    L’harmonie de cordes longtemps redoutée a éclaté dans la montagne. Que faire ? De sommet en vallée, de vallée en sommet serpente une suite de jurons comme un cordon de perles ; d’énormes panaches de fumée, sans aucun sens de responsabilité, montent, obscurcissent peu à peu tout le panorama.

    Sur le ciel des lignes d’argent s’allument faiblement : c’est la grande électrolyse de l’oubli qui s’annonce. Des pensées sans maître, les mouvements d’un cœur absent traversent l’atmosphère en étoiles filantes. Lentement une circulation constante de microbes, de vapeur d’eau et de feux follets s’établit.

    C’est la grande électrolyse de l’oubli qui s’opère. À gauche, la cathode scintille, angoissée, le néant de proche en proche perçant son murmure composé d’un bruissement de lauriers et des râles d’un mourant de théâtre. Des épées, des œuvres d’art, des croix, des chevaux courageux et des cerveaux glorieux se précipitent d’un fol élan contre la cathode et s’écrasent en une bouillie amorphe ; des mouches célestes s’y posent par milliers pour pondre leurs œufs, tels de minuscules joyaux un peu sots mais d’autant plus élégants. À droite il y a la noirceur taciturne de l’anode, noirceur secrètement phosphorescente comme celle d’un corbeau totémique. L’espace autour d’elle est tout rempli de forces latentes, de lignes minces et incisives, d’horreur et de beauté. Lourdement comme un sac de son — ou légèrement comme un akène de pissenlit — mais toujours avec la même inertie végétale, des gouttes de salive, des bibelots, des enfants morts-nés, des mouchoirs, des empreintes digitales et des vestiges de pieds tombent vers l’anode mais ne l’atteignent pas ; ils se mettent à flotter alentour avec une musique vive, assez piano, mais qui, de temps à autre, se cabre en sforzandi brusques.

    L’harmonie de cordes dure toujours. Maintenant elle forme un contrepoint rigoureusement équilibré avec le point d’orgue de la cathode, lequel s’est dissous en sons isolés, séparés par des silences de plus en plus longs, et avec le mouvement fugué de l’anode où, à proportion, les silences se font plus fréquents. L’espace est déjà presque vidé par l’électrolyse, il n’y a plus que quelques molécules d’air éparses dans l’atmosphère, quelques objets traînant çà et là de par le sol ; le ciel s’éclaircit de nouveau, mais d’une lumière qui n’est qu’absence d’obscurité. À peine la musique s’entend-elle encore : elle existe, certes, peut-être plus bruyante que jamais, mais non plus pour être ouïe.

    C’est la grande électrolyse de l’oubli qui s’achève : tout s’effondre. Des flammes comme des ongles, des ongles sans orteil, des orteils sans pied, des pieds sans jambe (mais donnant des crocs-en-jambe), des jambes sans corps, des corps sans existence sombrent en un ballet cosmique violemment agité, dénué de toute valeur artistique. Personne n’applaudit. Des années passent. Lentement le monde se réordonne en une hiérarchie infiniment complexe, mi-opaque et mi-translucide, mi-minérale et mi-végétale, d’où tout élément animal ou humain a été soigneusement écarté. Seul un œil cyclopéen regarde fixement à travers la lumière d’une mitrailleuse géante placée sur la crête d’une vague immobile, au centre de ce nouvel univers, sans se soucier le moins du monde des songes absurdes faits par les cumulus, qui brillent d’un éclat pathétique au soleil de midi.


AVEC UNE CLÉ EN OS

Avec une clé en os
j’ouvre la porte
je vois la salle pleine d’un feu léger et rare comme l’air
et de cascades de boue suspendues comme des draperies

Je ferme la porte à clé
je réenfonce l’os dans la chair
et de nouveau la toile d’araignée tissée de sentiers bourdonne
en son centre je me suis mis debout muet et sombre
et respire
des étincelles craquent dans mon conduit respiratoire enfumé

Le printemps l’été et l’automne rugissant
descendent en cortège vers la tourbière
mais des signes dans le ciel foncent comme des trains
les sifflements des locomotives s’accumulent en un orgue
dont le froid piétine les pédales à grand bruit de remue-ménage

Mon cœur s’enfle il s’enfle jusqu’à m’avaler
le tonnerre de ses battements plane comme un nuage
à l’horizon la ville aux mille bosses
s’agite dans le sommeil et rumine le temps

Comme un murmure
le vent apporte par à-coups les roulements de tambour de l’amour

Poème traduit de l’estonien par l’auteur (sauf les deux derniers vers, traduits par Antoine Chalvin)