Poèmes extraits du recueil «Le chemin de l’homme»

 
Nostalgie du foyer — nostalgie du lointain,
l’arbre pousse en deux rameaux,
chercheur d’ombre — chercheur de vent
à la frontière de la forêt et de la mer.
Peur de naître — peur de mourir,
fil de la vie noué aux deux extrêmes.
Existence — inexistence,
l’une est un songe,
l’autre même pas.

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier


Non, nous ne reviendrons jamais sur ce rivage.
 
L’enfant qui faisait un embarcadère de cailloux multicolores
et prenait les petits poissons à mains nues
est mort depuis longtemps déjà,
depuis longtemps et peu à peu.
Et cette plage qui un jour a été jeune,
qui a embaumé pour la première fois,
rivage du printemps attendant les vagues de l’été,
tendres nids d’oiseaux sur les pierres fraîches,
filets étincelants du fiel des dorades,
premier vent du sud-ouest
sur la terre infiniment plane —
cette plage est vieille et grise,
même les pierres sont mortes.
 
Non, nous ne reviendrons jamais sur ce rivage.
 
Mais aussi longtemps que la mer respirera
Il naîtra toujours d’autres plages.

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier 


Nos racines ne sont pas dans notre enfance,
dans le sol natal, dans un lopin de terre,
dans la prairie enclose
où jouent les enfants de la maternelle.
Nos racines sont en chaque lieu
que nous avons un jour traversé.

Ainsi, comme le gratteron, croissons-nous
en nous agrippant ici et là.
Et ces chemins qui serpentent sans fin,
et ces forêts bleuissant dans le lointain
— sans parler des montagnes de nos rêves —,
les lieux étrangers et les noms étrangers,
deviennent nôtres et de nouveau étrangers.

Ils ne nous quittent pas pour de bon.
Soudain la canne du marcheur reverdit,
et prend racine, et refleurit.

Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry


Le chemin du lézard aussi laisse une trace sur la pierre,
même si nous ne la voyons pas.
Chaque pensée qui vient et va
persiste quelque part intacte.
Ce que tu as offert avec le sourire
un jour peut-être finira,
mais le sourire demeure.
La joie que tu n’as pas su saisir
reste en attente éternellement,
Même les mots qui n’ont pas été prononcés
ont été dits en pensée
et mis quelque part en réserve.
Comment sinon le petit nombre de nos jours
peut-il remplir les greniers infinis du temps ?
Comment sinon un seul instant
peut-il déplacer une pierre ?

Celui à qui il a été peu donné
le porte sur son cœur.
Celui à qui il a été beaucoup donné
le laisse perdre entièrement.
 
Tous les chemins sont égaux en longueur dans le temps.

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier


Comment la fleur, surgie d’une branche vivante,
nourrie de terre et d’eau, fille de l’air et du soleil,
couleur de feu, couleur du cœur, lien de la vie avec la vie,
peut-elle se durcir en un rempart de pierre ?

Comment un chant, sans cesser un instant,
peut-il perdre musique et paroles, se figer en lignes de lettres ?
Comment des pieds dansants peuvent-il se réduire
à un écho de pas, sur un rythme étrange et brisé ?

Il était une fois un homme
qui savait le secret des métamorphoses.
Mais il dut s’exiler.

Nous voguerons demain vers un autre rivage,
sans chercher l’impossible — mer et murailles ne font qu’un.
La sagesse le dit : c’est en vain que l’on fuit ce qui fut.
L’ignorance elle-même le sait : l’avenir restera.
 

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


                          FOUGÈRES

                                    I

À la seule Estonie — terra mariana —, la fougère-de-Marie :
le frais éventail de la vierge,
qu’humide de rosée, dans la nuit de Saint-Jean,
elle pose contre sa joue.

Parmi les ruines, en bas de la colline,
au pied des arbres séculaires,
sa racine vénéneuse dort dans la terre sucrée :
Dryopteris filix mas.

Un tronc noueux abrite la dryade aux aguets.
La nuit a neuf fils.
Tu disposes les neuf fleurs sous ton oreiller,
mais ton rêve t’annonce : solitude !

Marie, quand vins-tu dans notre pays,
quand effleuras-tu la fougère ?
Quand lui donnas-tu ton nom ?
Oh ! Fais éclore le miracle !



                                    II

Les yeux d’Argus-le-peureux montent la garde,
jour et nuit.
Le regard d’Argus-le-couard est perçant
comme l’épingle du chasseur de papillons ;
mais il voit trop de choses, ou pas assez,
passe au travers de ce qui est proche,
et n’ose pas s’aventurer au loin.

Les yeux d’Argus sont écarquillés
par la terreur —
que quelqu’un cherche à lui dérober
ce qu’il n’a pas.



                                    III

Comme des fougères sur la fenêtre,
sur la fenêtre condamnée par le givre,
la nuit a posé son sceau.
Comme des ailes blanches, figées,
l’ombre gelée d’un oiseau disparu.

Venue d’une planète perdue, une infime lumière
atteint, après un million d’années,
ce miroir terni, et repart.

Le temps se courbe comme un papier qui flambe,
le serpent se mord la queue.
Le secret de cette pièce hermétiqement close
ne se rendra pas à Gideon Fell.



                                    IV

Sache désormais (et marche cependant tête haute,
alors) qu’aucun autre que toi ne suivra ce chemin.

Que tu ne croies plus à la fleur de fougère,
c’est peut-être ta plus grande victoire.

Tu as assez longtemps gravi cette montagne,
aie aujourd’hui le pas plus léger, tandis que tu rejettes

tout ce que tu avais amassé pour t’en faire asile.
Et, si douloureux que soit pour les yeux l’éclat de l’épée,

qui aveugle — que sa lumière réside en toi.
Tu n’as plus à aller nulle part, marche seulement.

Eh quoi, Sisyphe, tu regrettes ton travail inutile ?
Ces jours sont révolus : jouis désormais de la nuit,

où il n’y a plus de soleil, rien que la lune changeante.
Et souviens-toi — la fougère aussi a jadis été un arbre.

Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry


NON, NE T’EN VA PAS !
Reste encore un instant !
Que demeure l’espoir,
au pied de l’échafaud,
qu’un messager, peut-être,
avant le crépuscule,
sur son cheval couvert d’écume,
atteindra le sommet interdit
de la montagne de verre.

J’attends, j’attends encore,
le visage griffé par les barbelés.


Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin


LA TERRE ET LES HOMMES
 

                    I

Tous les continents ont surgi de la mer,
toutes les terres ont été des grèves,
bien que la mer ne s’en souvienne plus.

Nous sommes debout sur une île,
mais nous ne voyons pas la côte.

Arc-en-ciel, arc-en-ciel, où commences-tu ?

Chaque foulée de sol est une empreinte,
chaque poignée de terre est une main,
tombée d’une autre main.

Ailes blanches, ailes noires —
la nuit, le jour, l’été, l’hiver,
mille ans comme un unique instant.
Écoute : un oiselet qui chante !

                                Qui suis-je
pour mesurer les jours de la création ?

*

Si le soleil ne se souvient pas d’hier
et si le vent ne revient pas par le même chemin,
il doit bien y avoir quelque chose qui reste
et sur quoi peut bâtir son nid
l’oiseau des origines,

afin qu’il y ait un soir et un matin pour le troisième jour,
afin qu’il y ait une terre, une mer, un rivage.

Tout est né, a grandi,
rien n’a jamais péri,
tout est juste en repos,
en attente.
 
 

                    II

Dans la lumière des champs,
des lignes bleutées
— veines qui s’éveillent
en ce début de mars —

brisent par défi
l’obstacle de l’hiver,
et s’égarant, cherchant,
atteignent la rivière.

Tu galopes, eau mousseuse —
et quelle fierté !
Calme-toi — calme-toi —
la mer est le repos !

*

Chaque goutte de pluie est une larme versée
et la sève qui s’éveille au printemps dans les bouleaux blancs
est le sang qui a coulé sur un lointain champ de bataille.

Non, il ne s’agit pas de revenir un jour
et d’ouvrir avec une clef la porte
qui s’est fermée derrière moi.
Cette clef est dans les mains d’un autre
et c’est à lui de rechercher la porte.

Mais là où vers le soir il s’assoit, fatigué,
j’ai été assis avant lui
et cet endroit est un endroit béni
car c’est notre maison.

*

Je ne dis pas la paix, ce mot est trop grand.
Je dis le repos, le sommeil sous la tente,
car demain est encore un jour,
et le soleil ne se souvient pas d’hier.

Regarde, la mer est un miroir et le ciel s’y reflète,
mais ce n’est qu’un reflet.
Et la côte n’est qu’un port,
le terme d’un chemin et le début d’un autre.

Personne ne se souvient de demain
avant après-demain,
mais alors il est trop tard.

Comment pourrais-je dire : c’est la paix !?
 

                    III

Les moissonneurs reviennent du champ,
les pêcheurs de la mer,
et leurs pas sont lourds sous le fardeau qu’ils portent.
Tout est fardeau, même l’amour.

Les vieilles femmes reviennent de l’église,
les jeunes garçons de la foire.
Les larmes sont séchées. Mais où donc est resté le rire ?
Il y a toujours des choses qui restent en arrière,
et l’on regrette tout, même le deuil.

*

Dix mille soldats retournent chez eux,
trois cents ne reviendront jamais.
C’était il y a longtemps, sur une terre lointaine,
et il est facile de s’en souvenir.
Mais celui qui n’est pas rentré chez lui,
qui donc s’en souviendra aujourd’hui, demain, chaque jour ?
Quarante années dans le désert — un petit somme
   au pied du Mont des Oliviers.
Si mille ans ne sont qu’un unique instant
et si chante l’oiseau de l’éternité,
qu’importent ceux d’hier ou ceux qui sont sur une autre île ?
(Quoi qu’il arrive, on ne se souvient pas de demain.)

*

Quand ils se sont assis pour partager le pain,
ils ont croisé les mains
comme pour cacher qu’elles étaient vides.
Personne n’a rien emporté avec soi
et les mains vides se sont à nouveau changées en terre.

Tout nous est resté,
la terre, la mer, le rivage,
les gouttes de pluie et les larmes,
et la sève qui s’éveille au printemps dans les bouleaux blancs.

Tout nous est resté,
le chemin et le port entre deux voyages.

Mais là où nous nous asseyons le soir,
ont été assis avant nous
dix mille hommes rentrés de la guerre
et trois cents jamais revenus.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin