Poèmes extraits du recueil «Le printemps et l’été et»

Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin

 

17 avril, jeudi

Vent du nord-est, froid. Pour ne rien faire,
je me suis promené en voiture. Je suis allé à Kurgja.
L’eau était belle de l’autre côté de la digue, courant et contre-courant,
forme de l’eau. Figures. Images.
Jakobson a eu le temps de se bâtir un musée,
puis il est mort.
Le soir, Jaan est venu, une bouteille de rosé d’Anjou dans son sac.
Nous l’avons bue ensemble.
Les grenouilles coassaient dans le fossé près de la voie ferrée
quand je l’ai raccompagné sur la route d’Esna.
Il pleuvait, la lune se cachait.
Ni clair ni sombre, mélangé,
comme le blanc et le rouge dans le rosé.

*

J’ai rêvé qu’une femme, à qui je voulais plaire
je ne sais pourquoi (mais elle n’était guère intéressée),
me servait des épluchures de carotte
joliment coupées en spirale,
des carottes achetées au magasin bio « La terre ».
Pour venir chez elle, j’avais traversé des congères qui m’arrivaient jusqu’à la poitrine :
c’était au Canada. Je me suis demandé si je devais me vexer.
J’ai décidé que non. Et j’ai dit que les épluchures
étaient bonnes pour la santé. Mais elles avaient un goût amer.
Comme la bile ou le vomi.


18 avril, vendredi

Dehors, tout était froid et mouillé. Au manoir, nous avons nettoyé la salle de la Poussière.
Une foule de commencements sans fin est partie à la poubelle, le reste dans le poêle.
Poussière. Les vieilles maisons se composent principalement de poussière.
Le soir, promenade à vélo le long de la voie ferrée.
Dans les forêts flottait un bleu tendre, toujours froid et mouillé.
Deux jeunes un peu charnus couraient, les joues rouges.
Ils avaient laissé leur véhicule tout terrain au bout de la voie ferrée
et se donnaient du mal à faire leur jogging.
Les gens à la campagne n’ont plus rien à faire.

19 avril, samedi

Jour clair, jour clair.
Soleil chaud, vent froid,
soleil chaud, nuage, vent froid.
Nous avons fabriqué au village une mangeoire pour les chèvres d’Aita.
Il est bon de pouvoir réjouir aussi ses yeux en travaillant.

20 avril, dimanche

Toujours froid et très clair.
Bleu. Bleu. Bleu.
Deux étourneaux brillants sur la terre.
J’ai créé suffisamment de mirages
pour en devenir un moi-même.
J’ai suffisamment imaginé
pour devenir imaginaire.

*

La pleine lune se pavane dans le ciel.
Quelqu’un meurt et quelqu’un naît, comme toujours.
La pleine lune se pavane dans le ciel de printemps.
Les morts et les naissances ne comptent pas
pour elle et elle
ne les compte pas.

*

Dans les ruines de la ferme, au soleil,
tout est toujours si calme, il y a tant de temps.
Nul ne vient plus ici depuis longtemps. Il n’y a plus personne.
Les plafonds sont tombés, mais les murs sont encore debout.
Le pommier rongé par les élans et les chevreuils
est devenu une épaisse touffe. Mais il vit.
Il est tenace. L’homme aussi est tenace,
bien que tout le reste le soit plus que lui,
même ce qu’il a construit et planté,
et même ce qui reste pour lui un mystère.
Et pour moi.



Regardant sur l’eau les reflets fuyants,
avec les bouleaux et le ciel, au printemps,
sans rien sentir,
rien du tout.

*

Au soleil, dans les méandres oubliés de la rivière,
règne une telle paix qu’elle pourrait habiter l’âme
quand elle sera oubliée.
Une telle paix.

27 avril, dimanche

Tous ont voulu mourir plutôt que vivre.
La cantate préférée de Bach était Ich hab’ genug.
« J’en ai assez. »
Et tous ont vécu. Qu’est-ce que cela signifie au juste,
vivre ? J’ai creusé la terre.
Pour la première fois ce printemps
j’ai pu ôter ma chemise.
Qu’est-ce que cela signifie,
vivre ? Creuser de nouveau la terre printanière,
sentir son odeur, l’odeur humide des racines de mauvaises herbes,
de la profondeur, de l’hiver enterré ?
Placer une chaise de jardin au soleil, boire du thé vert ?
Ne penser à personne. Penser à ces
tournesols que je plante là.
Aux tournesols. Vivre.


18 mai, dimanche.

La pluie. La pluie enfin, qui arrose
ce printemps froid et sec. 
Pour arroser une âme froide et sèche, 
il faudrait des larmes. Mais il n’y en a pas. 
La tristesse est comme du tartre
qui se dépose peu à peu dans l’âme.
Et un beau jour cette couche devient si épaisse
que l’on comprend : il n’est plus possible de s’en débarrasser.
Mieux vaut jeter le récipient.

29 juillet, mardi.

Si l’on pouvait fermer la porte derrière soi,
comme celle d’une maison le soir. Le soleil est déjà caché par la forêt,
il est temps de rentrer. Et peu importe
que la journée ait été triste ou gaie, 
réussie ou ratée. À présent c’est le soir, 
qui vient pour tous de la même façon. 
Pour les amoureux et les isolés, 
et les amoureux isolés. 
Les isolés qui n’aiment pas. Qu’importe
ce qu’a été ce jour, maintenant il s’achève.
Tôt ou tard, tous iront se coucher. 
Et demain sera un autre jour. Mais il n’y aura peut-être pas
de nouvelle vie. 


26 novembre, mercredi.

Le paradoxe du vieillissement, c’est 
que le cœur a toujours le même âge. 
On ne s’en rend pas compte en général, 
il est comme enterré déjà,
quelque part sous le sable, les années, les déceptions,
mais il suffit d’un regard jeune,
d’une jeune voix, d’une jeune lettre,
et il ressort, il remonte, exactement
aussi bête et rouge 
qu’autrefois. 


4 décembre, jeudi.

Mort, chère mort, tu es
ce qui nous relie 
le plus solidement à la vie.
Aujourd’hui il a encore neigé. 
Les flocons étaient gros et volaient
comme si le printemps était de retour. 
Comme si le printemps était de retour : 
dans mon corps secret
tourbillonnent les eaux noires. 
Je suis heureux
d’être mortel.
En cela au moins
je suis
si pareil à toi.