Popi et Huhuu

I

    Ce matin-là, le Maître s’était levé de bonne heure.
    Les vitres rondes et ternes laissaient passer un jour gris verdâtre. La pièce était encore sombre et le Maître alluma une chandelle plantée dans un bougeoir de cuivre.
    Il passa une blouse rouge et un pantalon bleu, tout en toussant violemment. Puis il se chaussa et endossa une redingote noire qui allait jusqu’à terre. Pendant qu’il attachait les boucles de ses souliers, un accès de toux faillit l’étouffer.
    Il soupira, prit un cordon sur lequel étaient enfilés des grains ronds et noirs et commença à les faire glisser entre ses doigts, en remuant silencieusement les lèvres.
    De sa couche, Popi suivait toutes ces opérations de ses yeux humides, couleur de rouille. Il connaissait l’odeur de ces perles. Elles contenaient quelque chose de fade et de violent à la fois, et elles ne lui plaisaient pas. Le visage du Maître était toujours aussi maussade et triste quand il les égrenait.
    Le Maître s’arrêta subitement et regarda fixement la flamme de la chandelle. Sa tête, blanche comme la neige, était inclinée et ses doigts tremblants encore joints. La mèche de la chandelle s’était allongée en brûlant et commençait à fumer, mais le Maître ne s’en apercevait pas. Ces derniers temps, il était devenu très bizarre. Il rentrait tard à la maison, s’asseyait devant la chandelle, cassait un morceau de pain, le gardait dans sa main, en oubliant de le manger, et se parlait à lui-même.
    Pendant la nuit, Popi entendait le Maître soupirer douloureusement. Alors, il se levait et s’approchait du Maître. Il remuait sa queue, léchait les mains du Maître et s’efforçait de le consoler. Mais le Maître ne le reconnaissait pas.
    Il semblait, avoir des cauchemars horribles, comme Popi en avait parfois, lorsqu’il rêvait de rues inconnues pleines de méchants chiens étrangers.
    Le Maître soupira à nouveau, se leva, se coiffa d’un bonnet de fourrure avec un gros bouton au milieu, souffla la chandelle, vint s’accroupir auprès de Popi et tapota son dos.
    — Eh bien ! Eh bien ! fit-il d’une voix caressante et il passa doucement la main sur la tête veloutée du chien. Popi s’étira sous sa main, remua la queue, bâilla et sortit la langue aussi loin qu’il le pouvait.
    Comme le Maître était bon tout de même, assis là, devant lui, sa redingote noire repliée sur le plancher ! Il pouvait à peine distinguer son doux sourire dans la pénombre de l’aube naissante.
    Mais, alors, le Maître se redressa et se dirigea vers le coin où se trouvait la grande cage de Huhuu. Pourquoi allait-il toujours vers lui ? se demandait Popi envieusement en trottinant à côté du Maître, la queue toujours frétillante.
    Mais le Maître ne donna rien à Huhuu, comme Popi l’avait craint. Il le menaça seulement du doigt et lui dit d’un ton de réprimande : « Eh bien ! toi, là-bas ! »
    Huhuu venait de s’éveiller. Il était encore tout ensommeillé et semblait avoir froid. Il frottait son épaule contre les barreaux de la cage et tenait sa nuque avec une main. Il répondit à la réprimande du Maître par un grognement guttural.
    Puis le Maître se retourna. Popi le devança en courant vers un panier à provisions suspendu au mur, mais le Maître ne le remarqua pas. La tête baissée, il se dirigea vers la porte.
    Dehors, il faisait clair maintenant. Par la porte ouverte, on apercevait un mur crénelé, une tour élancée, et, au fond, on voyait un ciel verdâtre.
    Le Maître ferma la porte au nez de Popi. Celui-ci entendit encore comme il traversait lentement la cour, comme il tournait la clef de la porte cochère et la refermait de nouveau. Puis tout rentra dans le silence.
    Popi resta un moment derrière la porte fermée ; la tête penchée de côté, une oreille dressée, il écouta. Mais il n’entendit plus rien. Alors, il retourna sur ses pas.
    Il n’apportera pas de viande aujourd’hui, pensa-t-il tout déçu. Il y a déjà quelques jours qu’il n’en a pas apporté. Mais pourquoi ? Cela lui serait pourtant si facile !
    Il fit quelques tours par la chambre, sans savoir pourquoi. Ses ongles faisaient un petit bruit sec sur le carrelage du sol. Sa longue queue et son museau pointu frôlaient presque le sol.
    Il faisait encore si sombre qu’il trébuchait et heurtait de ses genoux cagneux les objets qui l’entouraient. Il percevait des odeurs de vieux cuir et de vieux meubles. Mais le souvenir sympathique du Maître se sentait à travers tout.
    Il faisait encore trop sombre, trop froid ; ce serait trop ennuyeux de rester éveillé. Popi retourna à son coussin et s’y roula en boule. C’était si bon de rester couché ainsi, de se réchauffer en sommeillant et en rêvant.
    Maintenant, le Maître marche dans les rues, pensa-t-il. Beaucoup de rues, beaucoup de maisons et de maîtres. Mais rien d’aussi bon que cette maison et ce Maître à lui.
    Il entrouvrit un œil et leva son regard. Dehors, il faisait déjà plus clair. Les deux rangées de vitres ternies paraissaient rosâtres. Sur le sol, il lui semblait voir des ombres.
    J’ai un meilleur Maître que tous les autres, continuait Popi ; sa sagesse est infinie. Il sort avec un panier vide et revient avec ce même panier rempli de viande. Qui donc pourrait faire cela, excepté le Maître !
    Popi ouvrit de nouveau les yeux. La lumière avait encore augmenté. La chambre était si claire qu’on distinguait nettement le cuir du crocodile empaillé suspendu au plafond. Il y projetait son ombre noire, les pattes écartées, les mâchoires ouvertes. Mais Popi savait qu’il était mort. Rassuré, il ferma les yeux.
    Ah, il en avait vu, des Maîtres ! pensa-t-il. Son Maître l’emmenait parfois avec lui. Alors, il voyait d’innombrables maîtres dans les rues et sur la place du marché. Mais tous étaient si méchants que le Maître devait protéger Popi contre eux en le tenant en laisse.
    Comment donc avait-il trouvé un si bon Maître ? se demanda-t-il. Il était lui-même bon, c’est pourquoi il avait un si bon Maître. Il l’avait mérité ! Les méchants chiens de rues avaient des maîtres comme eux.
    Comment était-il arrivé ici ? Il ignorait complètement son passé. Il lui semblait qu’il avait toujours existé.
    Seulement, son existence finissait comme devant quelque mur noir.
    Il n’avait pas pris garde à sa croissance. À peine se souvenait-il qu’autrefois ses pattes étaient plus douces et son échine plus flexible.
    C’était au temps où le monde était si drôle, où il ne savait pas encore distinguer les objets des êtres vivants, où il frétillait de la queue, même devant les meubles. Qu’ils étaient loin, ces temps-là, qu’ils étaient loin !
    C’était si bon de penser et de rêver. C’était presque aussi bon que la vie elle-même, ou même meilleur. Car, dans ses rêves, le Maître était toujours bon pour lui et fâché contre Huhuu, et il ne manquait jamais de nourriture.
    Il s’éveilla brusquement, car une puce l’avait mordu au milieu du dos. Furieux, il enfonça ses dents dans le poil de son dos. Puis il s’étira et bâilla.
    Il avait dormi longtemps. La pièce était illuminée par une clarté dorée. La fenêtre d’en haut, où six carreaux se trouvaient enchâssés dans du plomb, était ouverte. Dehors, on entendait des moineaux qui pépiaient.
    Popi fit quelques tours dans la pièce, flaira le sol et l’air, s’approcha ensuite de la porte et en vint à conclure que le Maître n’était pas encore rentré. Il y avait déjà longtemps qu’il était parti.
    Popi continua sa flânerie, son nez pointu effleurant presque le sol. On aurait dit que ce n’étaient pas ses pattes qui portaient sa tête, mais que c’était plutôt celle-ci qui traînait les pattes après elle. Il flaira le vieux bahut, le cendrier devant le poêle et renifla les relents flottant autour des rayons de livres.
    De vieilles senteurs, cependant toujours nouvelles chaque matin et instructives. C’était étrange que tous ces objets, extérieurement si semblables, fussent pourtant de nature si différente. À travers les parois du bahut, on pouvait sentir l’odeur de vieilles assiettes et de cruches d’étain. Près du cendrier, on sentait l’odeur d’une cornemuse, des pinces, d’un soufflet et de deux grandes cruches à bière de genre différent. Les livres sentaient le cuir, les teignes et le juif.
    Mais les parfums les plus agréables provenaient toujours de la cuisine. Et Popi y courut à la poursuite de son nez. Seule, sa longue queue apparut un instant comme un serpent par la porte restée entrouverte.
    C’était une pièce haute et étroite, au milieu de laquelle se trouvait un fourneau carré, en fer, dont la cheminée montait au plafond, large du bas, se rétrécissant de plus en plus vers le haut. Sur le fourneau, il y avait des trépieds en fer, des chaudrons et des tiges de fer noircies par la suie.
    Popi leva le museau et remua ses narines humides. Cela sentait la suie. Par le tuyau de la cheminée, on entendait même, ici, les cris des moineaux.
    Dans la cuisine, il y avait aussi beaucoup d’odeurs inutiles, qui ne promettaient aucune nourriture, et qui ne signifiaient absolument rien. Parfois, le Maître faisait fondre ici du plomb et du cuivre, ou bien, il faisait cuire des bouillies que personne ne mangeait, ni lui, ni les autres.
    On voyait là des cornues vertes, des tonnelets, des litres, des gamelles, des cruches, de petites poêles à longues queues et une foule d’autres ustensiles en fer.
    Çà et là, une odeur délicate de fromage, de graisse et de viande filtrait de dessous le couvercle d’une marmite. La table de cuisine répandait des senteurs qui faisaient vibrer les narines et palpiter le cœur de Popi.
    Mais il reconnut tout à coup des relents de terre, d’herbe et d’eau : dans un coin, empilés pêle-mêle dans un grand panier d’osier, il trouva des concombres, des melons, des choux-fleurs, des artichauts des carottes et des tomates
    Popi eut mal au cœur et il sortit de la cuisine. Il s’arrêta au milieu de la pièce, comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose qu’il avait oublié.
Soudain, Huhuu fit un mouvement et Popi se rappela ce qui s’était échappé de sa mémoire : le Maître n’était pas à la maison.
    Huhuu bougea de nouveau et une nouvelle idée surgit dans le cerveau de Popi : peut-être le Maître était-il dans la pièce du fond, peut-être dormait-il ou restait-il assis devant sa table, toujours silencieux ? Vite, il y courut.
    Les fenêtres de cette chambre étaient différentes de celles de la première pièce. C’étaient de larges châssis que remplissaient des verres multicolores, de différentes formes et grandeurs, sertis dans du plomb.
    Quand le soleil brillait d’un vif éclat, ces petits carreaux projetaient sur le sol, sur les murs et les meubles des taches violettes, vert olive ou vermillon. Dans ces taches, on pouvait reconnaître des têtes humaines, de petits agneaux, des fleurs et des étoiles.
    Popi avait pris coutume de venir se chauffer là, vers la fin de la journée. Chaque tache de couleur dégageait une couleur différente. Popi levait son museau et regardait les verres en clignotant. Il lui semblait que chaque couleur avait son odeur particulière.
    Dans un coin de cette chambre, sous un baldaquin rouge d’où pendait une frange poussiéreuse garnie de glands, se trouvait le lit du Maître. Toute la chambre était encombrée de meubles.
    Là étaient entassés tant d’objets qu’on pouvait à peine y faire un pas. Il y avait de grandes armoires avec des portes en mosaïque, des fauteuils de cuir, de vieilles horloges qui indiquaient les heures, les jours et les mois, avec des cartes de la terre et du ciel.
    On y trouvait encore des épinettes, des guitares et des pupitres à musique, des livres hébreux avec des fermoirs en fer, des casques d’acier et des épées, des glaces en verre et en métal, des tapis, des coussins et des habits d’or et de pourpre.
    Le modèle doré d’un navire était suspendu au plafond. Des hommes étaient assis en deux rangées sur le pont du navire, tandis qu’un autre homme, en fez rouge, se trouvait sur la dunette et montrait un horizon lointain. Au milieu du pont, entre ses hommes, le roi était assis sur son trône, sa couronne sur la tête, tenant dans ses mains le globe et le sceptre.
    Popi contemplait souvent ce modèle, le nez levé, le ventre aplati contre le sol. Cela lui semblait être quelque chose de réel, quelque chose qui existait et qui répandait des effluves correspondant à sa nature.
    Mais il y avait aussi, dans cette chambre, beaucoup de vaines illusions et de mensonges On aurait presque dit que cette pièce était hantée par des fantômes et des visions de rêve.
    On y trouvait des maîtres qui, cependant, n’étaient pas des maîtres, ou encore des chiens inconnus, des chevaux et des oiseaux qui n’étaient que fiction. Il y avait aussi de la nourriture qui ne provoquait l’appétit de personne. L’existence de ces choses était aussi vaine et trompeuse que des rêves. Elles se trouvaient aux murs, sur des toiles, dans des cadres dorés à moitié disloqués.
    On y voyait là des images montrant des murailles auxquelles pendaient des bêtes écorchées, des entrailles, des poumons, des langues, des têtes et des peaux d’animaux.
    Il y avait des tables surchargées d’agneaux, d’oies, de cygnes, de dindes, de brochets, de truites, de lottes, d’anguilles et de crevettes.
Et encore des corbeilles sous forme de cornes d’abondance, pleines de tomates, de persil, d’ail, d’asperges, d’artichauts, de concombres et de choux-fleurs.
    Puis il y avait des tableaux montrant des grappes de raisins, des faunes aux sabots fourchus et des nymphes fuyantes.
    Une tapisserie représentait une scène de chasse : des éphèbes avec des mandolines, des jeunes filles avec des colombes, et, dans l’air, des paons et des perroquets.
    Sur un tableau, on remarquait des églises, des moulins à vent, des bûcherons et une forêt dénudée près d’un marais gelé recouvert d’une mince couche de glace.
    Là-bas, dans un coin obscur, une toile sombre montrait un tourbillon de soufre, avec des chauve-souris, des vessies volantes, des anguilles ailées et des gnomes.
    Tous les fantômes se trouvaient à leur place, tous les maîtres aux visages de rêve souriaient sur les murs, mais le véritable Maître n’était pas ici.
    Popi s’approcha du lit. Il flaira la robe de chambre et le bonnet de nuit du Maître et les salua d’un frétillement de queue. Ils lui rappelaient son Maître à un tel point qu’en fermant les yeux il lui semblait le voir, rien que par leur odeur.
    Mais ce n’était qu’une illusion décevante. Et Popi retourna tristement dans l’antichambre.
Ici, le soleil pénétrait à travers les carreaux en forme de culs de bouteilles. Une poussière dorée flottait autour de la cage de Huhuu. Un grand silence régnait.
Les moineaux ne pépiaient plus.
    Et, soudain, Popi éprouva un malaise horrible.
    Impatient, il commença à trotter par la chambre, en gémissant comme un enfant abandonné.
    Pourquoi le Maître ne rentrait-il pas ? se demandait-il. Pourquoi donc ne venait-il pas ? Où était-il resté ? Jamais il n’avait été absent si longtemps. Où était-il ? Où était-il ?
    Puis il s’assit sur son coussin, enroula sa queue autour de ses pattes, écouta, sanglota tout doucement de temps en temps, frissonnant de tout son corps, comme s’il avait bien, bien froid.

II

    Mais le Maître ne revenait pas. Le temps fuyait, midi était déjà passé, mais il n’était pas encore rentré. Le soleil avait atteint l’autre côté de la chambre. Ses rayons effleuraient obliquement les fenêtres ternies, mais le Maître n’était toujours pas rentré.
    Huhuu tournait fougueusement dans sa cage. Visiblement, la faim le tourmentait. Il claquait des dents près des barreaux de la cage, il en sortit son bras jusqu’au coude, ramassa quelques feuilles de salade et les porta voracement à sa bouche.
    Comme il semblait étrange, accroupi là, le visage écrasé contre les barreaux, les deux bras maigres tendus en avant, semblable à une vieille femme occupée à tisser.
    La tête baissée, Popi clignota du côté de son compagnon. Son regard suivait la main de Huhuu. Qui était Huhuu, s’était-il déjà demandé plusieurs fois.
Il se connaissait bien lui-même, car il était Lui-même.
    Il connaissait aussi son Maître. Il connaissait aussi des chiens étrangers et des maîtres étrangers. Mais qui donc était ce Huhuu ?
    Il était accroupi là, une feuille de salade dans sa main. Ses doigts étaient maigres, délicats et noirs comme le charbon, comme s’il portait des gants en peau fine.
    Un poil gris-brun couvrait tout son corps. Les poils sur sa nuque étaient toujours dressés, car il y tenait sa patte, comme s’il avait mal à la tête.
    Même sa figure était couverte de poils, et c’est pourquoi on ne pouvait jamais savoir ce qu’il pensait et s’il était gai ou triste. Il restait parfois des heures entières, sans bouger, à regarder devant lui de ses yeux mélancoliques.
    Il était sûrement méchant. Autrement, le Maître ne l’aurait pas tenu enfermé dans une cage. Il ne le prenait jamais avec lui et Huhuu ignorait peut-être complètement les rues, les marchés et les autres maîtres.
    Il n’en était pas digne, conclut Popi. C’était bien fait pour lui de rester ainsi emprisonné dans sa cage. Même la nourriture qu’on lui donnait était inférieure à celle que Popi recevait : de la salade, des pommes et d’autres choses qu’on ne pouvait pas manger.
    Et, pourtant, Huhuu ressemblait au Maître : il marchait sur deux pieds et il avait des doigts. Qui était-il ? Un autre maître ? Un maître méchant et vicieux qu’il fallait tenir enfermé ?
    La faim commençait à faire souffrir Popi. Il se leva, se dirigea vers son écuelle en terre cuite et y prit un os. Il n’y avait plus de viande, mais on pouvait tout de même le ronger pour faire passer le temps.
Couché à plat ventre sur le sol, il rongea quelques instants l’os qu’il tenait entre ses pattes de devant. Mais cela lui fit seulement venir l’eau à la bouche.
    Alors, il abandonna son os, leva le nez et regarda les fenêtres. Une peur vague et un pressentiment terrible lui serrèrent le cœur.
    Soudain, le soleil se cacha derrière un nuage. La chambre devint d’abord jaune, puis gris-cendre. Le vent hurla dans la cheminée et deux ou trois grosses gouttes de pluie vinrent frapper les carreaux.
    Popi geignit plus fort et leva l’une après l’autre ses pattes de devant, en les repliant par instants, comme s’il était assis sur de la glace.
    Ce silence froid et ennuyeux dura quelques instants. On entendait seulement les gémissements doux et plaintifs de Popi.
    Huhuu était assis et écoutait. Tout à coup, il eut un sursaut de colère et sauta deux fois sur ses quatre coudes ; puis il s’arrêta, écouta, éclata d’un rire âpre et gambada de nouveau dans sa cage en entrechoquant presque ses os.
    Effrayé, Popi recroquevilla ses larges oreilles de basset. Que tout cela était horrible ! Mais où donc était le Maître ?
    Maintenant, Huhuu s’était dressé sur ses pieds et courait çà et là dans sa cage, en agrippant de ses mains, tantôt un barreau de la cage, tantôt l’autre, et en les secouant rageusement.
    Quelques rares nuages jaunâtres passaient de temps à autre devant le soleil et la lumière, dans la pièce changeait à chaque instant. Dans ce crépuscule gris, Popi ne voyait que l’ombre noire que Huhuu projetait par-ci par-là.
    Le châssis de la porte de la cage craqua subitement. Huhuu s’arrêta un moment, et on entendit le vent souffler sur les fenêtres. Puis Huhuu poussa la porte et celle-ci s’ouvrit tout doucement.
    Huhuu était épouvanté, il ne s’était pas attendu à cela et il ne savait que faire maintenant. Mais, ensuite, il s’approcha de l’ouverture, s’assit sur le seuil avec beaucoup de précautions et de modestie, en se tenant d’une main au châssis de la porte.
    Terrifié, Popi le regardait de sa couche, assis sur son train de derrière, ses pattes de derrière repliées, le dos rond et le poil hérissé
    L’étonnement de Huhuu ne dura pas longtemps. Il bomba la poitrine, baissa le menton, releva la queue et fit deux petits pas dans la direction de Popi, les mains appuyées aux hanches.
    Et soudain, il sursauta de nouveau, poussa une espèce de miaulement et bondit.
    Roulant comme une boule vivante et hurlante, Popi disparut sous le bahut.
Il y resta aplati contre le plancher, le fond du bahut étant très bas. Son cœur battait la chamade et ses ongles résonnaient sur les dalles de pierre, bien qu’il s’y tînt immobile.
    D’abord, il y eut quelques instants de silence. Ensuite, il entendit que Huhuu déambulait à travers la pièce sur ses mains douces et silencieuses ; puis il s’arrêta et le silence régna de nouveau.
    Popi s’approcha doucement du bord de l’armoire, pour voir ce qui se passait.
    Dehors, le soir était tombé, le crépuscule noyait la pièce.
    Au milieu de la pièce presque obscure, Huhuu était accroupi et mangeait une feuille de salade qu’il tenait des deux mains. Maintenant, la salade était mangée. Alors, regardant autour de lui, il aperçut un grand tapis couleur de pourpre, jeté sur la porte qui donnait dans la chambre du fond.
    Il s’approcha du tapis, tâta sa frange et la tira à lui. Le tapis tomba, recouvrant Huhuu de ses plis. Terrifié, il s’y débattit quelques instants, s’en libéra enfin et recula, tout en regardant avec méfiance le tapis gisant à terre.
    Puis il recommença à chercher quelque chose à manger. Sur une table, il trouva quelques haricots et les avala. Ensuite, il s’approcha du seuil de la cuisine et découvrit le panier plein de légumes.
    Popi l’entendit grignoter des carottes. Mais il sembla subitement changer d’avis. Il agrippa l’anse du panier, le traîna dans la pièce et le renversa. Les concombres, les melons et les tomates roulèrent sur le sol.
    Il s’assit au milieu des légumes répandus et goûta successivement aux pommes et aux choux-fleurs. Popi se trouvait seulement à quelques pas de lui, le menton sur le sol froid, ses deux pattes de devant encadrant son museau.
    La peur avait paralysé toutes ses facultés. Il contemplait Huhuu de ses yeux violets, le poil dressé sur la nuque.
Huhuu cessa bientôt de manger et commença à faire rouler un gros concombre à travers la pièce. Dans l’obscurité, on n’entendait que le bruit du concombre roulant sur le sol et le piétinement des pieds nus de Huhuu.
    Subitement, le concombre alla se loger sous la table, dans l’obscurité complète, et Huhuu ne put le retrouver. Il s’arrêta. La chambre était devenue si sombre.
    Il semblait être saisi de frayeur.
À travers les carreaux rouges de la chambre du fond, on voyait l’incandescence du soleil couchant. Cette chambre était plus claire le soir. De là, quelques rayons d’une lumière vague filtraient à travers la porte ouverte et pénétraient dans l’antichambre.
    Pris de méfiance, Huhuu s’arrêta sur le seuil de la porte. Puis il risqua quelques pas et Popi vit comme sa mince queue, dénuée de tout poil, disparut dans la chambre voisine. On entendit encore un bruissement d’étoffe froissée, une ébauche de rire de Huhuu, et puis on ne perçut plus rien.
    Popi attendit longtemps, son cœur battant de frayeur, mais tout resta silencieux. Alors, il rampa tout doucement hors de sa cachette sous le bahut et s’approcha craintivement du seuil de la chambre voisine.
    Par la fenêtre multicolore pénétrait une mince lueur crépusculaire rouge et violet sombre. Sur le lit du Maître, sous le baldaquin rouge, Huhuu était assis, vêtu de la robe de chambre du Maître et coiffé de son bonnet de nuit, il avait relevé jusqu’aux oreilles le col de la robe de chambre et il dormait.
    Popi le regarda quelques instants sans bouger, le nez levé vers le lit. Puis il recula sans bruit, alla de nouveau se réfugier sous le bahut et se blottit en tremblant dans le coin le plus éloigné.
    Son pauvre petit cerveau était tout bouleversé. Un rêve, un cauchemar confus régnait autour de lui, tandis qu’il s’aplatissait sous le bahut en frissonnant d’épouvante.
    Qu’était-il arrivé ? Il ne le savait même pas. Mais quelque chose de sinistre, quelque chose d’incompréhensible était en train de s’accomplir.
    Quand et comment était-ce arrivé ? Popi essaya de se souvenir : le Maître était sorti de la maison tandis que lui, Popi, était resté assis à attendre son retour. Puis le soleil s’était caché, le vent s’était levé, la pièce était devenue jaune, Huhuu avait sauté hors de sa cage.
    Mais qu’était-il arrivé ensuite ? Qu’est-ce qui s’était produit dans le crépuscule jaune ? Qui avait fait tomber le tapis rouge, qui avait roulé le concombre à travers la pièce ?
    Où donc était Huhuu ? Est-ce que c’était Huhuu, là-bas, sous le baldaquin, vêtu d’une robe jaune et coiffé d’un bonnet jaune ?
    La pièce était complètement sombre et la même obscurité régnait dehors. Le vent soufflait sur les fenêtres et les murs. Subitement, la pluie commença à grésiller dehors, d’abord en gouttes rares, mais bientôt plus dense, et cela dura quelques heures.
Où se trouvait le Maître maintenant ? se demandait Popi. Où était-il passé ? Où était-il resté ? Reviendrait-il ?
    Tremblant de froid et de peur, Popi veilla toute la nuit près du mur glacial. Il écoutait le bruit funèbre de la pluie et attendait son Maître. Mais le Maître ne revenait pas, il ne reviendrait plus jamais.
    À l’aube naissante, Popi s’assoupit un instant. Et il rêva :
    Le soir était tombé et il accompagnait son Maître à la maison. Le ciel était couvert de nuages bas gris cendre. Les rues étaient sombres et s’obscurcissaient à vue d’œil.
    Popi ignorait d’où ils étaient venus. Ils avaient cheminé très longtemps. Un marché succédait à une rue et une autre rue suivait le marché, mais il semblait qu’ils n’arriveraient jamais à la maison.
    Popi chancelait de fatigue et titubait sur ses pattes cagneuses en suivant ces rues fangeuses et interminables.
    Cela lui semblait étrange de voir son entourage si gris, si désert.
    Le Maître marchait devant lui, la tête basse et le dos arrondi. Il avançait d’un pas las, tenant Popi en laisse, sans se retourner, ni s’arrêter.
    Comme le Maître était devenu petit et maigre ! Sa redingote noire traînait sur le sol et on ne voyait pas sa tête sous son bonnet de fourrure.
    Popi se fatiguait de plus en plus. Il ne pouvait plus suivre le Maître. Il commençait à tirer sur sa laisse et la main du Maître cédait à ce mouvement en arrière. Mais le Maître continuait son chemin, sans s’arrêter, sans regarder derrière lui.
    Dans le crépuscule du soir, Popi voyait la main du Maître. Celle-ci était petite et velue. Ses doigts aux ongles longs étaient noirs comme du charbon. Et, soudain, Popi se sentit saisi d’effroi.
    D’où venaient-ils ? Où allaient-ils ? Qui le traînait au bout de la laisse ? Était-ce le Maître ?
    Une peur indescriptible s’empara du cœur de Popi, au milieu de la rue grise et sans vie. Il tremblait de tout son corps et ne pouvait plus avancer. Mais celui qui marchait devant lui le traîna avec effort et continua son chemin, sans se retourner, sans s’arrêter.
    Ils firent encore quelques pas ainsi. Popi faiblissait de plus en plus et finit presque par se laisser traîner. Son collier lui comprimait la gorge et son front était si plissé qu’il pouvait à peine tenir ses yeux ouverts.
    Tout à coup, il comprit, dans un sursaut d’épouvante : non, ce n’était pas le Maître ! Il raidit ses pattes et ses ongles grincèrent au contact des pavés. La laisse lui arrachait presque la tête.
    Alors, celui qui le menait se retourna et regarda en arrière ! Et Popi vit son visage…
    Avec un cri plaintif, Popi s’élança hors de sa cachette et se trouva tout tremblant au milieu de la pièce : au même moment, il aperçut le Maître, debout sur le seuil de la chambre du fond, s’appuyant de la main au châssis de la porte, vêtu de ses habits de semaine et coiffé de son bonnet de nuit.
    Quelques instants, Popi le contempla d’un air stupéfait, envahi d’une joie de courte durée.
    Mais, presque en même temps, tous ses poils se hérissèrent d’horreur et ses yeux se remplirent d’une épouvante sans bornes. C’était celui-là même qu’il avait vu dans son rêve

III

    À partir de ce jour commença leur vie commune. C’était une réalité plus hallucinante qu’un rêve et un rêve plus terrible que la réalité.
    Popi ne distinguait plus où la vie finissait et où commençait le rêve. Il se méfiait des deux maintenant et vivait au jour le jour, tremblant entre ces deux extrémités.
    Le matin, en s’éveillant, lorsque les rayons du soleil pénétraient dans la pièce et qu’il sentait renaître en lui de nouvelles forces, il espérait encore sortir une fois de ce cauchemar.
    L’ancien Maître reviendrait à la maison, pensait-il, puis il vaincrait Huhuu, le forcerait à réintégrer sa cage, et leur vie heureuse reprendrait son cours ordinaire.
    Mais ce n’était qu’un rêve vain.
    Bientôt, il entendit dans l’autre chambre l’aboiement rauque de Huhuu et, aussitôt, celui-ci apparut sur le seuil de la porte.
    Il arborait presque chaque jour un habit différent. Il ouvrait et bouleversait toutes les armoires, et tous les coffres et s’affublait de tous les vêtements qui lui plaisaient.
    Des heures durant, il se parait devant les glaces, comme un enfant en train de jouer. Il avait disposé trois miroirs dans un coin et il s’y admirait, tantôt par devant, tantôt par derrière.
    Parfois, il se versait de l’huile sur le dos ou s’en frottait les joues, comme une femme qui se farde. Puis il tournait le dos au miroir et, les yeux de travers, s’efforçait de voir sa nuque.
    Il était heureux et joyeux comme un enfant. Pendant ces moments, il était d’une humeur conciliante et Popi pouvait tranquillement flairer les déchets d’aliments répandus sur le sol. Huhuu ne se laissait pas déranger alors.
    Dans le choix de ses vêtements, le goût de Huhuu était très bizarre. Tantôt il s’emmitouflait dans trois redingotes enfilées l’une sur l’autre, tantôt il portait une pelisse sous sa chemise, parfois même, il se montrait tout nu, un chapeau sur la tête et un jabot de dentelles autour du cou.
    D’autres fois encore, il apparaissait affublé d’un pourpoint de chevalier en velours noir, aux manches plissées, au col galonné, garni de gros boutons brillants, un poignard à la ceinture.
    Tantôt il se costumait en comédien, avec une redingote rouge, sous laquelle un ventre proéminent était attaché, et coiffé d’un tricorne aux bords duquel résonnaient des grelots.
    Ou bien il se montrait paré comme le roi assis sur le pont du vaisseau-modèle, en manteau de pourpre doublé de castor, traînant sa queue après lui, un collier au cou.
    Mais, ensuite, il apparaissait subitement tel un cadavre ressuscité, habillé d’un vêtement de lin jauni, une croix noire sur la poitrine et un capuchon tiré sur le front.
    Il était cependant très négligent avec les habits qu’il portait. Il les déchirait sans pitié, les arrachait après les avoir portés pendant une heure et les oubliait sur le sol.
    Parfois, il trouvait quelques autres objets qui l’intéressaient. Il aimait surtout manger. Il ouvrait les garde-manger et en sortait ce qui lui tombait sous la main. Il grignotait des biscottes et des biscuits, jetant par terre ce qui restait. Le malheureux Popi se nourrissait de ces déchets, en rampant le long des murs avec mille précautions.
    Huhuu préférait les légumes. Il aimait aussi se remplir la bouche de tabac et d’épices. Cela lui plaisait. Sa bouche s’emplissait de salive et il crachait comme un matelot.
    La journée se passait en jeux. Il apportait sur le tapis de pourpre de petites balles luisantes, des objets d’art, de la vaisselle et des perles. Pendant des heures entières, il s’amusait à rouler ces objets entre les doigts, comme un enfant l’aurait fait avec des cailloux.
    Quelquefois, il s’asseyait devant la table pour travailler. Mais il n’avait pas la persévérance du Maître. Il brisait les verres des lunettes, il cassait le pied des globes terrestres et déchirait les livres.
    Puis il s’asseyait par terre, déroulait des parchemins, mais, au lieu de les examiner avec les yeux, il les tâtait de ses dents. Après cela, il jetait le rouleau de côté, comme un objet inutile.
    Une fois, il démolit la grande pendule. Il cassa les aiguilles et arracha le mécanisme. Abritant ses yeux avec la main, il examinait les petites roues et les autres pièces du mécanisme.
    Il brisait et détruisait. Il détériorait les tableaux, les fenêtres et les glaces. Il arrachait des murs et des tiroirs tout ce qu’il pouvait atteindre, sans jamais remettre quelque chose en place.
    Sous certains rapports, il ressemblait au Maître, et, pourtant, il était complètement différent. Il aurait pu être bon et sage, mais ne le voulait pas. Car son caractère était mauvais et méchant.
    C’était le soir qu’il se montrait le plus féroce, lorsqu’il était fatigué d’avoir joué toute la journée. Alors il commençait, à martyriser Popi et sa cruauté était infinie.
    Il le poursuivait à travers la pièce, le bombardait d’ustensiles de cuisine et le faisait sortir de dessous les meubles en le piquant avec des brochettes.
    Il lui cognait la tête avec un gourdin, lui versait des liquides sur le dos et lui perçait les oreilles. Popi ne pouvait que gémir de peur et de douleur.
    Parfois, il essayait de résister. À l’abri de son bahut, il aboyait furieusement et s’efforçait de, happer la brochette avec laquelle Huhuu le harcelait. Mais tout était vain.
    Le dessous du bahut était son seul refuge. Mais celui-ci était si bas que ses pattes en devinrent encore plus cagneuses qu’elles ne l’étaient auparavant. Et, parce qu’il devait si souvent s’y réfugier en grande hâte, le poil de sa nuque et de son dos s’usa bientôt et sa peau en devint toute écorchée.
    Il était nourri misérablement et il souffrait d’une soif terrible pendant des jours entiers. Son sommeil même était inquiet et hanté par la terreur, car ses rêves ne faisaient que compléter la réalité.
    Et son cerveau s’obscurcissait. Sa mémoire s’affaiblissait peu à peu et il ne put bientôt plus distinguer le passé du présent et la réalité de l’hallucination.
    Il perdit tout lien avec le passé. Il ne gardait plus qu’un souvenir très vague de son existence heureuse d’autrefois, de son bon Maître, de l’âge d’or de sa vie. Mais tout cela lui semblait aussi fantastique et irréel qu’un rêve ou un tableau.
    Quand donc avait-il vu le bon Maître ? Il y avait déjà si longtemps qu’il était parti. Était-ce aujourd’hui, hier, ou bien quelques mois ou quelques années auparavant ?
    La voix et le visage du bon Maître s’effaçaient de plus en plus de sa mémoire. Tout cela était devenu vague et disparaissait comme dans le lointain.
    En rêvant, il le voyait parfois plus distinctement. Il voyait ses cheveux blancs comme la neige et son doux sourire. Il se réveillait alors, comme si le Maître l’avait appelé.
    Mais, lorsqu’il était complètement éveillé, il ne voyait que la réalité autour de lui : le méchant Maître et la chambre saccagée.
    Souvent, il s’attendait à voir quelqu’un arriver. Il ne savait si ce serait le Maître ou quelqu’un d’autre. Parfois, il entendait des voix de l’autre côté du mur, ou le bruit de sabots dans la rue. Mais personne ne venait.
    Et il se résigna à l’existence du nouveau Maître. Il était tellement habitué à craindre et à respecter quelqu’un. Il était vieux, malade et faible d’esprit. Même ce Maître-là lui suffirait à présent.
    Il savait pourtant bien qu’en réalité c’était Huhuu. Même s’il ne l’avait pas compris autrement, l’odeur seule de Huhuu lui aurait suffi.
    Mais il cessa de croire aux odeurs, comme il ne croyait plus à tant d’autres choses. Son flair s’affaiblissait et il confondait les odeurs. Tout au monde était trompeur, même les odeurs !
    Il confondait maintenant ses deux Maîtres. Ou, plutôt, ces deux êtres se fondaient, pour lui, en un seul. Ce n’était plus qu’une seule personne à deux faces.
    Et comme il avait admiré autrefois la sagesse, la bonté et la beauté de son ancien Maître, il admirait aujourd’hui la méchanceté, les caprices et la laideur du nouveau.
    Le nouveau Maître faisait presque tout contrairement aux habitudes de l’ancien, mais une sagesse mystérieuse et une habileté innée se cachaient cependant en lui.
    Tandis que l’ancien Maître était accoutumé de sortir par la porte, le Maître actuel sortait par la fenêtre. Il sautait sur la table, poussait la fenêtre et disparaissait. Popi restait en admiration, assis au milieu de la pièce, à l’attendre.
    Quelquefois, il était absent pendant des heures entières. Ce qu’il faisait, Popi ne le savait pas. Mais tout cela lui semblait aussi mystérieux et aussi important que les absences périodiques de l’ancien Maître.
    Huhuu traînait parfois des vêtements, des livres et des coussins dans la cour. À leur place, il rapportait des bûches de bois, des tonnelets vides et des briques.
    Il remplissait les bahuts de paille et versait par la fenêtre des pots d’eau dans la pièce.
    Parfois, son absence durait longtemps et la chambre redevenait silencieuse. Alors, Popi éprouvait le désir ardent de le revoir. Il se sentait inquiet, courait d’une pièce à l’autre et geignait comme après son ancien Maître.
    Il aurait voulu que Huhuu rentrât, même s’il devait le battre, tant il avait peur de rester seul.
    Mais le plus extraordinaire était que le nouveau Maître paraissait aussi s’occuper de Popi. C’est vrai qu’il le faisait à sa manière, restant toujours dur et capricieux, mais Popi savait néanmoins apprécier ce peu d’attention.
    Ainsi, un jour, il lui apporta de la viande.
Il avait été absent longtemps et, lorsqu’il rentra, il avait au bras un panier étranger dans lequel se trouvaient des légumes et un morceau de viande.
    Huhuu renversa son panier, s’effraya en voyant du sang et se retira. Mais Popi se précipita sur la viande, emporta sa proie sous le bahut et la mâchonna pendant plusieurs jours.
    À partir de ce temps, le prestige de Huhuu fut rehaussé aux yeux de Popi et celui-ci comprit que Huhuu était tout de même un vrai Maître.
    Peu après, Huhuu s’échappa de nouveau par-dessus le mur. Mais il revint bien vite, les aboiements rauques des chiens des rues accompagnant sa retraite.
    Son habit était en loques, sa peau déchirée et ses pattes laissaient des traces sanglantes partout où elles passaient.
    Il se blottit dans le coin le plus solitaire qu’il put trouver. Là, il lécha ses plaies en poussant de petits gémissements plaintifs. Il fut malade pendant longtemps.
    Maintenant, Popi se sentait rapproché de lui. Chaque nuit et chaque matin, il allait à lui et lui exprimait sa pitié et sa compassion, comme il avait l’habitude de le faire autrefois à son ancien Maître.
    Les paupières du Maître, lisses, bleues, teintées de gris, étaient fermées, mais il respirait si doucement que son sommeil semblait être léger et fugitif. L’expression de ses traits était sérieuse et les creux de ses joues extraordinairement tristes.
    Et Popi eut pitié de lui. Il le soigna comme un vieux domestique l’aurait fait avec son maître retombé en enfance. Qu’ils étaient devenus vieux et misérables, tous les deux ! Qu’ils étaient seuls et abandonnés !
    Bientôt, leur vie devint encore plus triste. Les jours étaient courts et le soleil se montrait rarement. Du matin au soir, il pleuvait.
    Popi frissonnait sur son matelas. Huhuu, enveloppé dans des couvertures, ne jouait plus que gauchement et avec raideur et demeurait plutôt assis, en tremblant et en regardant devant lui, tout hébété.
    Un jour, il trouva un petit baril dans la cuisine et le roula dans la pièce.
    Il appliqua son oreille contre la paroi du baril et entendit un gargouillement à l’intérieur. Il flaira la bonde : un parfum bizarre, lourd, doux et capiteux s’en échappait. Alors, il arracha le bouchon obstruant l’ouverture.
    Dès ce jour, il commença à boire.
    Il n’avait plus d’autres joies et d’autres soucis que de se saouler.
    Il se réveillait, le matin, la tête lourde, ayant mal aux cheveux, le poil dressé sur sa maigre figure, les yeux tout rouges. Alors, il appliquait de nouveau sa bouche au baril et buvait par petites gorgées pressées, jusqu’à ce que sa bonne humeur fût revenue.
    Bientôt, il commençait à danser et à fredonner. Il sautillait et gambadait tant et si bien qu’il se sentait fatigué. Alors, il s’asseyait encore une fois par terre, soulevait le baril et buvait à même, le vin rouge coulant en deux ruisseaux le long de ses joues.
    Et, complètement ivre, il s’endormait, étreignant le tonnelet entre ses bras, le visage illuminé d’un sourire.
    Il plaisait ainsi à Popi. Il lui rappelait alors un autre, qui, lui aussi, restait autrefois assis devant le feu, levant sa chope, souriant et se parlant à lui-même.
    À présent, Popi ne craignait plus Huhuu. Ils dormaient ensemble et se réchauffaient l’un l’autre. Huhuu, ivre, épouillait la tête de Popi, tandis que celui-ci lui léchait les mains.
    Ils s’enivraient tous deux, Huhuu en buvant, et Popi en respirant l’odeur d’alcool qui, maintenant, envahissait toute la maison. Et ils ne se souvenaient plus de rien.
    Lorsqu’un baril fut vide, Huhuu en chercha un autre. Maintenant, il avait acquis un don spécial pour cela. Il devinait à l’odeur tout ce qui pouvait augmenter sa bonne humeur. Il ouvrait des bouteilles, arrachait des bouchons et buvait.
    Un jour, il commença à neiger, une neige qui tombait en gros flocons blancs tout semblables à de la laine. Une lueur pâle éclairait le plafond, changeant les couleurs. Par les carreaux brisés, le froid glacial de la neige pénétrait comme une brûlure et un léger vent apportait des flocons sur les meubles. Les deux vieux ivrognes levèrent la tête, tout était devenu si blanc !
    Mais, avant tout : l’alcool était fini. Huhuu avait à peine commencé à boire, après son réveil, et maintenant c’était déjà fini ! Et il se dirigea en chancelant vers la cuisine, pour en chercher encore.
    Il chercha longtemps, mais ne trouva plus rien. Il bouleversa tout et mit tout sens dessus dessous. Enfin, au milieu des cruches et des pots que l’ancien Maître avait remplis de ses décoctions et qui, maintenant, sentaient le poison, il découvrit un récipient.
    C’était une espèce de boîte carrée, dont les bords étaient hermétiquement soudés. De l’avis de Huhuu, elle devait contenir de l’eau-de-vie. Il lui semblait même en reconnaître l’odeur. Et il retourna dans la chambre avec sa boîte.
    Ce jour, Huhuu portait une camisole rouge ouatée. Popi était assis devant lui, le nez levé, sa longue queue allongée sur le sol.
    Huhuu s’efforça d’ouvrir la boîte. Il y travailla avec les ongles et essaya avec les dents. Alors, il leva la boîte au-dessus de sa tête et la lança sur le sol.

    Une explosion épouvantable retentit et les flammes montèrent au plafond. Huhuu fut projeté contre un mur et Popi contre un autre. La maison s’effondra avec fracas.

Traduit de l’estonien par M. Navi-Bovet