Quand Herman fleurit

     Chaque printemps, aux environs de Pâques, il arrive à Herman Vahtra une histoire des plus étranges. Cette histoire est toujours nouvelle et toujours ancienne, de sorte qu’on ne sait pas s’il faut y voir un déterminisme ou plutôt une révolte de la nature contre son propre déterminisme.
     Pendant presque une année, Herman Vahtra mène une vie grise et ordinaire. Il habite avec sa femme et son enfant à Tartu, dans un immeuble gris situé dans le quartier d’Annelinn. Il exerce le métier gris et ennuyeux d’archiviste et ne se préoccupe pas de savoir si sa vie est heureuse ou malheureuse, car son horizon intellectuel est tout aussi gris que sa vie.
     Gris est son manteau, grise sa sacoche, grise son humeur, et même la fenêtre par laquelle il regarde en buvant son thé, pendant les pauses de midi, est couverte d’une couche de poussière grise. Ses pensées sont gris clair quand il est de bonne humeur et gris foncé quand il est de mauvaise humeur.
     Il est gris des pieds à la tête. Ni beau ni laid, il a le crâne dégarni et les yeux gris comme la mer Baltique. Et son amour pour le monde, pour sa femme et pour son enfant est gris comme la laine.
     On dirait que la nature a voué Herman à vivre comme si quelqu’un avait tissé autour de son âme un cocon gris.
     Pourtant, chaque printemps, à l’approche de Pâques, il apparaît que les choses ne sont pas tout à fait telles qu’on le croit, car il se produit alors avec Herman un phénomène inattendu. Cela se déclenche au moment où ses humeurs et ses pensées sont entrées dans leur phase la plus grise, où l’on pourrait même dire que l’archiviste n’est plus qu’un immense grisonnement. À cet instant précis, en rentrant chez lui à pied à travers le parc, il perçoit soudain en lui-même un étrange changement.
     Il s’arrête au milieu de l’allée et sent que quelque chose commence à bouger au fond de lui. Comme si un grand papillon multicolore, qui aurait rassemblé peu à peu ses forces dans son âme pendant toute une année, avait entrepris de sortir à la lumière du jour en traversant le cocon gris. Et en effet, Herman se met tout doucement à éclore, comme un vulcain qui déploie lentement ses ailes dans la lumière chaude. Tout cela l’étonne au plus haut point, comme s’il le vivait pour la première fois.
     Il sent qu’au-dessus de sa lèvre supérieure se met à pousser une moustache sombre et filiforme, que ses yeux gris comme la Baltique deviennent soudain bleus comme la Méditerranée et que des profondeurs de son âme craintive surgissent les bourgeons de l’insatisfaction. L’archiviste entend éclore dans sa tête des idées audacieuses, qui lui parlent dans une langue plus raffinée que celle dont il a l’habitude.
     Il écoute, la tête penchée, en se demandant quelle peut bien être cette langue, puis il essaye de répéter quelques phrases à haute voix et comprend d’après les sonorités qu’il s’agit du français.
     « Vise la blague ! » se dit-il en riant.
     De nouveaux états d’âme apparaissent en lui, mûrissent et deviennent des fruits magnifiques et étranges.
     Herman remarque du coin de l’œil que dans sa paume gauche pousse une poignée, et au bout de celle-ci une petite valise arrondie, et dans la valise… une clarinette ! Il n’a même pas besoin d’ouvrir la valise pour le vérifier. Il le sait, tout simplement.
     En même temps que la valise, des boucles châtain apparaissent sur son crâne chauve, puis donnent naissance à un chapeau de paille jaune. Sur son costume gris fleurissent des rayures rouges et vertes, et dans son esprit commencent à germer des projets beaucoup plus intéressants que de rentrer chez lui. 
     « Langres… Je dois aller à Langres », pense-t-il nerveusement en lissant ses nouvelles moustaches et en frappant la pointe de ses souliers contre le coin d’une maison. Mû par une force irrésistible, il se met aussitôt en route pour la gare. Les gens qui voient cet homme se hâter vers son train le prennent pour un touriste bohème du Midi, peut-être même pour un affairiste, car son beau regard malicieux ne leur inspire pas du tout confiance.
     Après avoir pris le train de nuit qui relie Tartu à Riga, Herman monte dans le Riga-Berlin, et plus tard dans l’express Berlin-Düsseldorf-Luxembourg-Langres. Pendant le voyage, il fait la connaissance de toutes sortes de gens sympathiques, notamment trois Polonaises avec lesquelles, tel un méridional expansif, il bavarde de mille sujets en essayant de leur embrasser les mains. Les Polonaises le prennent pour un Grec. Le troisième jour, vers le milieu de la matinée, Herman arrive enfin à destination. Il descend du train en se lissant la moustache et découvre avec un large sourire qu’il est attendu.
     C’est le moins qu’on puisse dire ! Des centaines d’habitants de Langres sont rassemblés sur le quai, brandissant au-dessus de leur tête des banderoles sur lesquelles est écrit en français : « Bienvenue au grand artiste ! » ou : « Vive le plus grand magicien de Langres ! » ou encore : « Cher Herman, nous t’aimons tous ! »
     Herman leur sourit en s’inclinant légèrement, découvrant ses jeunes dents d’une blancheur éclatante, et leur fait comprendre en agitant la main qu’il est content d’être de retour. Pourtant, il n’est pas du tout sûr d’avoir déjà séjourné dans cette ville, ni de savoir précisément ce qu’il est supposé y faire. Mais ces gens qui l’applaudissent en lui lançant des fleurs, ainsi que ses propres pieds qui marchent d’un pas léger en direction du centre-ville, lui indiquent que quelque chose de grandiose l’attend. Il s’arrête dans le centre, à côté de la vieille et respectable église de Langres. Il monte sur l’estrade et salue le public. Celui-ci n’est pas très nombreux, car cette petite ville dans laquelle Herman vient d’arriver n’est que modérément peuplée, mais il est tout de même agréable de voir ces gens débordants de gaîté qui le regardent avec admiration. Il y a là aussi la police et les pompiers, mais ils ne manifestent à son égard aucune hostilité. Ils sont au contraire tout aussi réjouis que le reste du public.
     Le maire de Langres prend alors la parole. « Mes chers concitoyens ! Voici que le moment  merveilleux est revenu où Herman Vahtra, depuis son Nord lointain, rend visite à notre petite ville. Et comme chaque année au retour du printemps, nous espérons que M. Herman nous fera la démonstration de son talent pour marcher dans le ciel. Langrois, Langroises ! Applaudissons l’artiste ! »
     En entendant cela, Herman sursaute.
     « Marcher dans le ciel… Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? »
     Mais on ne lui laisse pas le temps d’y réfléchir. Un prêtre chauve s’approche maintenant de lui sous les vivats et lui demande de le suivre.
     Par un étroit escalier en colimaçon, ils montent ensemble au sommet du clocher, depuis lequel s’offre une vue magnifique sur toute la contrée. Avec un sourire, Herman contemple les petites maisons de pierre de Langres, les champs vert clair qui s’étendent au loin et, à environ deux cents mètres de là, une église plus petite surmontée d’un coq doré. Il remarque soudain qu’une corde est tendue entre les deux clochers.
     « Pourquoi cette corde ? » demande-t-il au prêtre. Celui-ci lui tape sur l’épaule pour l’encourager :
     « Il est temps, monseigneur Herman, il est temps ! »
     Sous les cris de la foule en liesse, le prêtre noue alors un bandeau sur les yeux de Herman et deux pompiers le placent sur la corde.
     Herman est maintenant debout sur la corde, seul au-dessus du vide béant, sans aucun appui. Il ne s’attendait vraiment pas à cela !
     En se retrouvant de façon aussi inattendue et inconfortable suspendu entre ciel et terre, ses jambes se mettent à trembler et son front se couvre de sueur. A-t-il vraiment fait tout ce chemin pour accomplir cet acte insensé ? Ces gens attendent-ils de lui qu’il se suicide de façon aussi spectaculaire ?! Non, non, non, il ne peut pas en être ainsi !
     Il fait un pas en arrière pour reprendre pied sur le clocher, mais les pompiers restent inflexibles. En riant, ils le repoussent sur la corde. Ses yeux s’emplissent de larmes. Il ne veut pas mourir. Désespéré, il est sur le point d’appeler au secours, lorsqu’il se souvient de la petite valise qu’il tient toujours à la main gauche. La bouche déformée par les pleurs, il en extrait la clarinette.
     Il porte l’instrument à ses lèvres et s’absorbe soudain dans la contemplation des nuages, des hirondelles qui tournent autour de sa tête, de la ville qui s’étend à ses pieds. Ses doigts commencent alors à jouer tout seuls des mélodies qui l’emplissent d’une joie aussi haute que le clocher et lui font oublier ses peurs.
     En haut, en bas, sur les côtés, il n’y a que de l’air. Des martinets à la recherche d’insectes frôlent ses oreilles en sifflant. Herman, la clarinette à la bouche, fait ses premiers pas au-dessus du précipice. La corde oscille et tremble. Posant avec précaution un pied devant l’autre, il joue tout doucement un air sur son instrument. Mais à chaque pas, son courage s’accroît, ses notes sont plus fortes, son esprit plus hardi. Il joue de la musique et marche. La corde danse et vibre sous ses semelles, et pourtant chacun de ses morceaux est plus gai et plus rapide que le précédent, ce qui l’encourage à avancer plus résolument.
     Il imagine alors toute la vie quotidienne de la ville de Langres : les travaux, les querelles et les amusements de ses habitants. Plus il joue, plus son imagination voit loin. Dans sa musique se dessinent déjà les champs qui entourent la ville, des renards, un paysan qui poursuit son fils paresseux avec un gourdin, une vieille femme qui pêche, des buveurs de vin dans une auberge de bord de route.
     Parvenu au milieu de la corde, il est déjà si captivé par sa musique qu’il continue d’avancer en dansant, sautillant tantôt sur un pied tantôt sur l’autre, et faisant ainsi tomber la dernière fleur de Pâques — la plus colorée — qui se trouvait encore sur lui. Une fois, son pied se pose dans le vide, mais il parvient à se raccrocher à la corde par le pli de son genou, à se remettre debout avec une pirouette et à poursuivre sa progression, donnant aux spectateurs l’impression que tout cela était parfaitement volontaire.
     Le public en contrebas siffle et applaudit. Herman, tout en jouant de la clarinette, danse et continue de marcher sur la corde qui oscille de haut en bas, jusqu’au moment où son pied atteint enfin le deuxième clocher. Là, des pompiers qui l’attendaient depuis longtemps le saisissent. Pendant que les cloches sonnent à toute volée, on lui ôte son bandeau et on le porte jusqu’au bas de la tour. La foule exulte et Herman, essuyant la sueur sur son front, éprouve une heureuse fatigue. Il a bien mérité un peu de repos et le banquet qui va suivre.
     Il bavarde gentiment avec les habitants de Langres, distribue des autographes, reçoit des baisers sur les joues et des cadeaux. À table, tout le monde lui verse du vin, les photographes le mitraillent et les journalistes l’assaillent de questions. Plusieurs femmes lui adressent des sourires langoureux. Une belle matrone rebondie aux yeux de chat, qui lui envoie des clins d’œil, lui paraît plus familière que les autres. Elle sort de la salle après lui avoir fait un geste d’invite. Il éprouve l’envie irrésistible de la suivre. Profitant d’un moment où personne ne fait attention à lui, il se cache sous la table, rampe jusqu’à la porte entre les jambes des convives et s’enfuit.
     Il est soudain transpercé par le sentiment étrange qu’il a déjà fait cela auparavant. Dans la rue obscure, il aperçoit la femme sur le trottoir d’en face et la suit. Elle ouvre la porte d’une petite maison, qu’elle laisse entrouverte derrière elle. Bientôt, Herman s’y faufile. C’est une boulangerie. Une seconde porte, au fond du magasin, est aussi restée entrouverte. Il la franchit et hume l’odeur de poussière des sacs de farine. Dans la pénombre, il ne distingue rien d’autre qu’une grande tache blanche. En se rapprochant d’elle et en la touchant, il comprend que ce sont en réalité les énormes fesses de la femme lascive. Sous l’effet d’une passion aveugle, il baisse son pantalon et enfonce sans plus attendre son sexe exalté dans la vulve brûlante de la boulangère. Quelques instants plus tard, sa semence chaude asperge d’un jet puissant les sacs de farine et le postérieur blanc de la femme.
     Après cela, il éprouve soudain une immense fatigue. L’éclat bleu clair de ses yeux se ternit, sa moustache se flétrit et ses cheveux se mettent à tomber comme des feuilles mortes. Il sent que quelque chose de gris et de terne s’écoule dans son âme, à l’endroit même où, un instant plus tôt, tout scintillait et fleurissait. Et ce sentiment l’affaiblit, le met mal à l’aise. La boulangère, qui comprend cela, l’observe maintenant d’un air compatissant, comme si elle savait que les choses devaient finir ainsi. En marmonnant des excuses, il tente de sortir furtivement de la pièce sombre, mais il se trompe de porte et, au lieu de se retrouver dans la rue, arrive dans une vaste salle de séjour où des enfants jouent. Ils sont huit. En observant leurs visages, il découvre avec stupeur que la moitié d’entre eux lui ressemblent de façon saisissante. L’aîné paraît âgé d’une dizaine d’années.
     Dix printemps déjà ?! Comme le temps passe vite !
     Herman veut caresser la tête de l’un des garçons et lui demander comment ça va, mais on ne lui en laisse pas le temps. Il entend les cris des gens qui le cherchent dans la rue. Il entend les jurons du boulanger et ses pas qui se rapprochent…
     Sortant précipitamment de la maison, il se faufile par les rues étroites et se précipite à la gare, où l’on annonce déjà le départ du train de nuit Langres-Luxembourg-Düsseldorf-Berlin. Il parvient à monter dans un wagon juste avant que le train ne s’ébranle. Il voit alors les Langrois en liesse qui le poursuivent en lançant leurs chapeaux en l’air. Il voit le boulanger qui agite son grand couteau. Mais ils ne peuvent plus l’atteindre désormais. Fatigué, épuisé et très pâle, assis dans un coin du compartiment, Herman s’enfonce dans un profond sommeil.
     
     Cinq jours plus tard, à la gare de Tartu, un petit bonhomme gris et insignifiant descend du train Valga-Tallinn au milieu des autres voyageurs, un petit homme que rien ne distingue des autres et qui ne souhaite nullement attirer l’attention.
     Regardant l’heure d’un air craintif, il se hâte de rentrer chez lui, une expression soucieuse sur son visage enrhumé, sa tête blafarde enfoncée entre les épaules. Où est-il donc allé ? Que lui est-il arrivé ? Il n’en a plus le moindre souvenir.
     Apeuré, redoutant la colère de son épouse, il se faufile par la porte d’entrée. Comme il est très tôt, il espère que sa femme dort encore, mais il se trompe. Sa femme est réveillée, comme si elle avait deviné que son vagabond de mari arriverait justement aujourd’hui. Et la voici qui vient à sa rencontre d’un air menaçant.
     « Salaud ! » dit-elle simplement en lui envoyant une gifle.
     Pourtant, elle ne le chasse pas de la maison. En lui désignant la cuisine d’un signe méprisant de la tête, elle lui fait comprendre qu’il trouvera dans le four un reste de rôti froid. On dirait que ce n’est pas la première fois qu’elle accueille ainsi son mari.
     Curieusement, Herman n’est pas non plus renvoyé de son travail. Après lui avoir adressé un avertissement verbal et avoir menacé de lui retenir trois mois de salaire, le directeur des Archives lui ordonne de reprendre ses fonctions. Herman éprouve une profonde reconnaissance, ainsi qu’un sentiment de culpabilité, mais sans se souvenir exactement en quoi consiste sa faute. Il se remet avec zèle à son petit travail gris d’archiviste, s’enfonce à nouveau dans la grisaille confortable de son monde brumeux, où les joies sont gris clair et les tristesses gris foncé. Citoyen et mari sans histoires, il redevient un modèle pour tous ses concitoyens. Jusqu’au printemps prochain.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin