Rencontre à Taagepera

     Hannes accompagna sa mère à la campagne. Cela faisait une éternité qu’il n’était plus allé à la ferme de son grand-père, et il n’y serait pas allé cette fois-ci non plus si sa mère n’avait pas insisté. Elle avait besoin de lui pour cueillir des pommes sur quelques vieux pommiers.
     À l’entrée du chemin poussaient toujours les sorbiers au sommet desquels il grimpait autrefois, et l’on apercevait toujours au loin les grands épicéas sombres. Oui, tout était comme avant. Mais Hannes sentait qu’il n’aimait plus cet endroit. Et que cette ferme ne l’aimait plus. Il se sentait ici comme un étranger, étranger y compris à lui-même. Il avait pourtant passé là tous les étés de son enfance. Il était allé dans la forêt avec son grand-père, avait fait les foins, avait volé des confitures dans le garde-manger de sa grand-mère et s’était disputé avec son cousin. Aujourd’hui, son grand-père était mort et les prairies étaient en friche. Hannes venait d’avoir dix-sept ans. Ce qui l’intéressait, c’étaient les filles, la ville et l’université.
     Après avoir fait tristement deux ou trois tours autour de la maison, il prit les paniers dans la grange et partit pour la pommeraie. C’était un vaste enclos ombragé où se trouvaient en tout trente-six pommiers. Autrefois, on coupait toujours l’herbe sous les arbres, et en été on y célébrait les anniversaires. À présent, le lieu était envahi par les arroches et les chardons. Hannes se fraya un chemin à travers les mauvaises herbes jusqu’aux pommiers les plus proches de la clôture et commença à cueillir des pommes. Après le septième panier, quand il eut cueilli tous les fruits sur les branches basses, il s’apprêtait à grimper à l’arbre lorsqu’il remarqua soudain dans le ciel un nuage tourbillonnant. Cela ne peut pas être un nuage de pluie, songea-t-il, et il observa le phénomène plus attentivement.
     Le nuage se rapprochait de lui, tantôt se désagrégeant, tantôt se regroupant à nouveau, tantôt descendant près du sol, tantôt remontant dans le ciel. Après avoir disparu un instant derrière les épicéas, l’étrange nuage réapparut et se dirigea tout droit vers la pommeraie. C’étaient des oiseaux. Un vol d’étourneaux criards et tapageurs qui se préparaient sans doute à migrer vers le sud. Ils firent encore quelques tours au-dessus du verger, puis atterrirent sur une petite place entre les arbres. Ils ne se posèrent pas les uns à côté des autres, comme le font généralement les oiseaux, mais en un tas compact. Agitant les ailes, ils s’accrochaient les uns aux autres en s’aidant de leurs griffes et de leurs becs, formant ainsi un curieux amas bruyant. Lorsque cette tour de plumes eut à peu près la taille de Hannes, les étourneaux se turent subitement et restèrent immobiles. Seuls leurs yeux ronds qui brillaient d’un éclat sombre trahissaient leur excitation et leur vigilance. Hannes, très intrigué, posa son panier et se rapprocha d’eux. Il commença à deviner, sous les étourneaux, une forme humaine, distingua d’abord des bras et des jambes, puis un corps et une tête. Observant le tas plus attentivement encore, il remarqua à l’intérieur deux yeux humains qui le regardaient et une bouche grande ouverte. Sous les oiseaux, un être humain bâillait ! Comme s’il venait de se réveiller ou comme s’il était fatigué par un long voyage. Plus la silhouette se précisait, plus les oiseaux se raréfiaient, plongeant ou se fondant dans ce corps. Certains s’engouffraient dans sa bouche ou sous ses aisselles, d’autres disparaissaient dans ses cheveux. Jusqu’au moment où Hannes vit en face de lui un être humain sans oiseaux.
     Il le regarda, puis se regarda lui-même, compara encore une fois et aboutit à la conclusion que le nouveau venu était très semblable à lui. Pour ne pas dire identique. Hannes le regarda comme son propre reflet. Il avait les mêmes yeux gris vert et les oreilles un peu décollées, les cheveux blonds, un pull-over marron et un jean sale. Et il portait des bottes en plastique lettones. La seule différence était que les cheveux de l’autre étaient un peu plus ébouriffés que les siens.
     « Tu en veux une ? » demanda Hannes d’un ton emprunté, en lui tendant une pomme. Le garçon-oiseau s’approcha et prit le fruit avec un sourire. Son visage avait encore l’air très ensommeillé. Il croqua un gros morceau de pomme et hocha la tête.
     « Elle est très bonne, dit-il.
     — Oui, ces arbres sont déjà assez vieux, et les vieux arbres donnent toujours de très bonnes pommes.
     — Ah bon. »
     Ils restèrent un moment ainsi, observant en alternance les cimes des arbres et celui qui leur faisait face.
     « Comment tu t’appelles ? demanda alors Hannes au garçon-oiseau.
     — Hannes.
     — Tiens, c’est curieux : nous nous ressemblons beaucoup et nous portons le même nom.
     — Oui, en effet, c’est un peu étrange », répondit le garçon-oiseau, et il se pencha pour ramasser au sol une nouvelle pomme.
     Hannes réfléchit un instant, posa son panier et se dirigea prudemment vers l’endroit où le garçon-oiseau était apparu. Maintenant, c’était lui qui se tenait à cet endroit. C’était un sentiment à la fois excitant et dérangeant, mais la curiosité était plus forte. Hannes regarda le garçon-oiseau : celui-ci termina sa pomme, ramassa le panier dans l’herbe et commença à grimper à l’arbre. Comme s’il ne faisait que reprendre une activité interrompue un moment plus tôt. Avec les gestes caractéristiques de Hannes, la lèvre inférieure serrée derrière les dents, les sourcils froncés, le garçon se hissa dans l’arbre et continua à cueillir des pommes. Hannes pencha la tête sur le côté et sursauta. Il comprit soudain que ce garçon qui cueillait des pommes dans l’arbre, c’était lui. Lui-même, lui-même, lui-même. « Mais moi alors, qui suis-je ? »
     Tout se mélangeait dans sa tête.
     « Tu sais, j’ai l’impression bizarre que je ne sais plus lequel de nous est Hannes et lequel est toi ! » cria-t-il au garçon au sommet de l’arbre, en éclatant aussitôt de rire. Le garçon interrompit sa cueillette et se tourna vers lui. Alors Hannes sentit une présence sur son épaule gauche. Il tourna la tête et vit des yeux ronds et noirs qui le regardaient fixement. Un étourneau. L’oiseau se nettoyait les ailes de son bec et n’avait pas du tout l’intention de s’en aller. Comme s’il attendait quelque chose. Un deuxième étourneau passa alors la tête par l’encolure de son pull-over, tandis qu’un troisième et un quatrième sortaient par les manches. Des oiseaux surgirent les uns après les autres par tous les creux de ses vêtements, et à un moment Hannes sentit qu’il grouillait tout entier de ces volatiles. Ils apparaissaient dans ses cheveux, dans ses jambes, entre ses côtes. En un instant, ils furent des dizaines, des centaines. Tout l’intérieur de son corps se mit soudain à vivre, à s’agiter, à chercher une issue. Hannes voulut crier quelque chose au garçon en haut de l’arbre, à sa mère qui mettait le linge à sécher devant la maison, mais il n’y arriva pas, car sa bouche était entièrement remplie d’oiseaux. Il finit par disparaître complètement sous les étourneaux, et ses yeux devinrent un millier d’yeux, son ouïe, un millier d’ouïes. Dans un vacarme infernal, le tas d’oiseaux s’éparpilla dans les airs, puis se regroupa de nouveau là-haut en une nuée compacte.
     
     Hannes, toujours assis au sommet du pommier, observa avec étonnement les oiseaux agités, qui firent quelques tours au-dessus de la maison, survolèrent la prairie, puis disparurent derrière la forêt. « Bizarre, pensa-t-il. Il y a un instant, j’avais l’impression qu’il y avait un garçon à leur place. » Puis il haussa les épaules et continua à cueillir des pommes.
     Quand il commença à faire nuit, sa mère l’appela, lui dit qu’il y avait suffisamment de pommes comme ça et que le repas était prêt. Hannes porta les paniers dans la grange, s’arrêta un instant dans la cour et écouta le stridulement des criquets à la cime des arbres. L’air vivifiant de l’automne emplit ses poumons de fraîcheur, et c’était bon. Il entra ensuite dans la cuisine, où sa mère mangeait déjà. Il se fit quelques tartines de beurre et prit du thé chaud dans le thermos. Puis il se souvint de quelque chose.
     « Est-ce que la faux est toujours au même endroit qu’avant ? demanda-t-il en se tournant vers sa mère. Je pense que le week-end prochain, il faudrait couper les chardons dans la pommeraie. Ils sont déjà plus grands que moi. »

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin