Retour auprès des grands rochers

    Dans un grand hôpital neuro-psychiatrique — en d’autres termes un asile de fous — se trouvait depuis déjà un an un homme à la barbe rousse. Sa maladie portait un nom latin compliqué, élégant et mystérieux, mais cela ne changeait évidemment rien à la triste réalité de la chose. Son cas était assez grave, pour ne pas dire désespéré. Il restait étendu sur son lit à longueur de journée, sans prononcer un mot, sans même tousser ni soupirer, les mains serrées convulsivement contre ses flancs, les yeux fixés sur le plafond. Il avait le nez grec, un grand front de penseur, et l’on devinait sous sa barbe les coins de sa bouche tirés par l’amertume. Le soir, alors que la plupart des malades étaient assis devant la télévision, l’homme à la barbe rousse se levait et faisait les cent pas sur la petite portion de plancher comprise entre son lit et l’étroite fenêtre. Il était bien rare qu’il sorte de son territoire. Son lit était le troisième en partant de la fenêtre. L’homme marchait à pas mesurés et se retournait brusquement comme un soldat. Vers neuf heures et demie, on donnait les médicaments. L’homme à la barbe rousse recevait une forte dose d’une préparation universelle qui était censée calmer les nerfs, relaxer et faire dormir… Il restait pourtant éveillé tard dans la nuit, regardant fixement le plafond où luisait faiblement une veilleuse. Ses yeux brillaient comme de l’émail et donnaient la chair de poule au  personnel de service…
    L’homme s’appelait Mats. C’était tout ce qu’on savait de lui. Il mangeait consciencieusement tout ce qu’on lui donnait, mais n’en redemandait jamais. Il restait couché pendant des heures, se promenait le soir dans son coin et changeait de pyjama tous les mois, comme les autres malades — c’était tout, ainsi filait la vie.
    Le chef de service, une brave femme un peu balourde sans grande qualification, écrivait de temps à autre dans le dossier médical de Mats des commentaires plutôt déprimants : « Négatif. Aucun signe d’amélioration. »
    Lorsqu’elle partit en vacances, au mois de mai, Mats fut placé provisoirement sous la responsabilité d’un autre médecin. Dans le dossier médical de Mats, le jeune remplaçant trouva un bout de papier sur lequel le chef de service avait porté, d’une écriture masculine un peu penchée, une prescription des plus ordinaires : « Aminasine 100 mg trois fois par jour. » Suivi d’une signature, claire et sèche comme un communiqué militaire.
    Le jeune médecin s’appelait Reïn Poom. Il y avait à peine un an qu’il avait terminé ses études. Dès le premier jour de son remplacement, il décida de faire une visite. Les étroites fenêtres étaient grandes ouvertes et un air frais se répandait dans les pièces. Les fenêtres étaient pourvues de solides cadres métalliques, à travers lesquels un adulte n’aurait pas pu passer  les épaules.
    Accompagné par les infirmières, le médecin déambulait dans l’immense salle commune. Il ne se sentait pas très sûr de lui et avait l’impression que quelques infirmières échangeaient des sourires dans son dos. Il arriva enfin près du lit de Mats. Raide comme un soldat de plomb, l’homme à la barbe rousse était allongé sur son lit et regardait le plafond. Il était vêtu d’un pyjama vert clair qui s’accordait à merveille avec le dessus de lit vert foncé orné de franges vert prairie.
Reïn Poom demanda à l’infirmière en chef :
    — Depuis combien de temps est-il chez nous ?
    L’infirmière répondit que cela faisait déjà quatorze mois. Reïn pensa malgré lui que quatorze mois plus tôt, il était encore étudiant à Tartu, et qu’alors, cet homme tout environné de vert se trouvait déjà allongé sur ce lit. Pourquoi justement du vert ? se demanda-t-il. Au même instant, il entendit la voix de l’infirmière en chef : « Hum, vous n’envisagez tout de même pas de le faire sortir, docteur ? »
Reïn Poom rougit et quitta rapidement la salle.
    Une fois seul dans son bureau, il se mit à griffonner machinalement sur une feuille de papier. Il avait honte de lui et se sentait un peu abattu et ridicule.
    Le lendemain, il fit une seconde visite.
    L’infirmière en chef, sévère comme une abbesse, avec sa mine vigilante et incorruptible ; les jeunes infirmières, qui essayaient elles aussi de prendre un air sérieux et supérieur vis à vis des malades ; les femmes de salle, hypocritement à cheval sur l’ordre et la propreté, — toutes se rassemblèrent autour du lit de Mats lorsque le jeune médecin, arrangeant le pli de son pantalon, s’assit à côté du patient.
Mats regardait le plafond, puissant, digne et immobile.
    — Jugar ? demanda le médecin. Jugar ? Je voudrais vous parler.
    — Il ne parle pas, dit l’infirmière en chef. Personne ne l’a jamais entendu parler.
    Reïn Poom rougit, effleura le pli de son pantalon, regarda par la fenêtre et dit aussi doucement que possible :
    — Jugar, vous ne croyez pas qu’il sera bientôt temps de vous faire sortir de l’hôpital ?
    L’homme à la barbe rousse se taisait. Reïn n’était pas certain d’avoir bien vu, mais il lui semblait que Mats, l’espace d’une seconde, l’avait regardé.
    Le lendemain, Reïn revint dans la grande salle commune.  Il ne s’occupa pas de Mats, discuta avec les autres malades, leur demanda s’ils avaient bien dormi et s’il y en avait parmi eux qui  voulaient aller travailler dehors. Il plaisanta avec un jeune Juif aux grands yeux d’enfant, qui consacrait ses journées à apprendre l’italien à l’aide d’un petit livre d’images… en letton. Tout d’un coup, l’infirmière en chef laissa échapper un petit cri de surprise ou, plus exactement, d’indignation.
    Reïn Poom savait parfaitement ce qui se passait. Et voilà, l’abbesse, voilà ! pensa-t-il. Rien d’extraordinaire ! C’était prévu ! Il se sentait tout de même un peu mal à l’aise et dut faire un effort pour ne pas se retourner trop brusquement. Mats était bien là, devant lui. Il était sorti de son territoire — c’était à peine croyable. Mais le plus incroyable restait encore à venir. Mats était grand. Reïn attendait, un peu nerveux. Il craignait que Mats ne se mette à tenir des propos incohérents ou à hurler comme un dément. Il s’était préparé à ces deux éventualités, mais ne pouvait s’empêcher d’avoir peur.
Mats s’exprima au contraire d’une voix très claire :
    — Docteur, vous avez dit hier que je pourrais bientôt rentrer chez moi. Cela serait nécessaire, en effet. J’ai mes lapins et mon ménage qui m’attendent.
    — Eh bien, vous voyez, Jugar, nous sommes du même avis, vous et moi, plaisanta Reïn.
    Sans dire un mot à ses accompagnatrices, sans leur donner la moindre instruction ni leur faire la moindre remarque, il sortit rapidement de la salle, alla s’enfermer dans son cabinet au bout du couloir et brancha la bouilloire électrique. L’eau commença bientôt à bouillir — une eau jaunâtre qui sentait le fer. Reïn se prépara une tasse de café bien fort et la but avec délice. Il se brûla la langue, mais même cela lui parut agréable. Il prit un crayon à papier, tourna quelques pages de son agenda et écrivit sur l’une d’elles :
    « Barberousse chez lui !!! »
    Quelques semaines plus tard, par un matin de juin frais et prometteur, la Volga de fonction de l’hôpital était garée devant le bâtiment du service. Elle était ce jour-là à la disposition de Reïn Poom, qui lisait son journal, debout à côté du véhicule, en jetant de temps à autre des regards impatients vers le bâtiment rougeâtre construit dans le style des casernes prussiennes.
    Une charmante collègue du service de pédiatrie s’étonna en passant devant lui :
    — Eh bien mon petit Reïn, vous êtes en vacances, mais vous venez quand même travailler ! Quel enthousiasme !
    — Non, les vacances n’ont pas encore commencé : c’est mon dernier jour aujourd’hui, répondit Reïn.
    — Ah bon !
    Jolies jambes, démarche pressée, crissements de sable, et hop ! la belle collègue avait disparu derrière les robiniers. Au même instant, la lourde porte s’ouvrit et Mats Jugar apparut en plissant les yeux, accompagné par une infirmière expérimentée. Reïn essaya de dissimuler sa stupéfaction. Il avait toujours vu Mats dans son pyjama vert clair, comme un homme propre et bien vêtu. À présent, Barberousse portait ses vieux vêtements crasseux. Pour être franc, Mats ressemblait à un véritable clochard, comme le jeune médecin n’en avait jamais vu qu’au cinéma ou au théâtre.
    — Bonjour, Jugar, dit Reïn en ouvrant la portière de la Volga. Beau temps aujourd’hui, pas vrai ?
Ils roulèrent une heure ou deux en silence. Au bord de la route, l’été commençant régnait en maître. Tout verdoyait à profusion. Aux abords d’un village, des gens faisaient déjà les foins.
    Vers une heure, Mats commença soudain à déglutir bruyamment. Des filets de salive lui coulaient dans la barbe. Reïn se souvint qu’à l’hôpital, on servait le déjeuner à une heure. Et bizarrement, il commença lui aussi à avoir faim.
    Un peu plus tard, on aperçut en bordure de la route un rocher d’une forme étrange. Rein se pencha vers le chauffeur au port de tête hautain et lui demanda timidement de ralentir. Au bord du champ se dressait un bloc erratique taillé qui ressemblait à un soc de charrue géant. Dans la pierre était gravé, en grandes lettres simples et anguleuses non dépourvues de noblesse : « HONNEUR AU LABOUREUR, MERCI À LUI QUI NOUS DONNE LE PAIN ! »
    Mats regarda dehors. Lorsqu’on eut dépassé la pierre, il marmonna, un peu à contre cœur :
    — C’est moi qui l’ai fait.
    — Vous êtes donc un artiste, Jugar ? demanda Rein malgré lui.
    Le dossier médical ne comportait pas la moindre allusion à ce sujet.
    — Non, je ne suis pas un artiste, répondit Mats d’un air indifférent. Comment pourrais-je être un artiste si je n’en suis pas un ? Je les regarde, simplement. Après j’ai une idée qui  vient.
    — Qu’est-ce que vous regardez ?
    — Les rochers, répondit Mats avec une nuance de supériorité dans la voix.
    On vit bientôt apparaître, sur un terrain dégagé au bord de la route, une école de village. À l’entrée de l’allée de gravier qui conduisait au bâtiment se dressait un bloc d’environ trois mètres de haut. Il ressemblait à une vieille femme plongée dans ses pensées, qui se serait arrêtée là pour se reposer un instant. Devant cette pierre aussi, la voiture passa au ralenti. Le chauffeur semblait avoir perdu un peu de sa superbe.
    « AIME TA MÈRE » pouvait-on lire sur la pierre.
    — Pour celle-là, on m’a donné trois sacs de farine de froment, déclara Mats avec fierté.
    — Et pour la charrue ?
    — Pour la charrue, j’ai reçu soixante roubles.
    Ils ne devaient pas tarder à arriver au soviet local. Des mouettes tournoyaient dans le ciel. L’air était plus frais. On sentait la mer toute proche.
    Reïn se doutait bien qu’au soviet local, leur arrivée n’enchanterait personne. Mats était l’idiot du village. Tant que sa mère vivait encore, cela ne posait aucun problème. Mais après la mort de la vieille femme, ils n’avaient pas trouvé d’autre solution que d’envoyer Mats à l’hôpital. C’était un adulte de quarante et un ans incapable de s’occuper de lui-même. Il ne pouvait même pas venir à bout du moindre petit travail de jardinage. Reïn savait que la maison de Mats se trouvait tout au bord de la mer et qu’elle devait être dans un état particulièrement déplorable.
    Lorsque la voiture s’engagea dans le chemin qui conduisait au soviet local, le cœur de Reïn se mit à battre plus fort, ses joues s’empourprèrent et il se sentit soudain d’humeur batailleuse. Il se souvint malgré lui qu’il était déjà passé par là en voiture, au début du printemps, en allant avec quelques amis observer le rassemblement des cygnes dans une baie protégée…
    Quelques mètres avant le sinistre bâtiment jaune du soviet local se dressait un haut rectangle gris en pierre taillée. « L’AVENIR EST ENTRE NOS MAINS » pouvait-on lire en grandes lettres austères et majestueuses.
    Le regard indifférent de Mats s’alluma.
    — Pour celle-là, on m’a proposé beaucoup d’argent, mais je n’en ai pas voulu. Je voulais autre chose.
    — Quoi donc ?
    — Vous verrez vous-même.
    Au soviet local, on se montra comme prévu particulièrement mécontent.
    — Il se laissera dépérir dans son coin, il oubliera même de manger si personne n’est là pour lui fourrer sa bouillie dans la bouche avec une cuillère.
    — Il ne peut pas vivre tout seul !
    — Vous croyez vraiment qu’en ce moment, alors qu’on commence les foins, quelqu’un ici a le temps de s’occuper de lui !
    Et ainsi de suite.
    Reïn se taisait et attendait que la mesure soit pleine. Ce qui finit par arriver.
    — Voici le dossier médical, dit-il en abattant bruyamment les papiers sur la table. Et voici le certificat d’invalidité. Je vous laisse le soin de régler les formalités concernant la pension de Jugar. Si vous pensez que c’est nécessaire, vous pouvez entreprendre des démarches pour que Jugar soit envoyé dans un foyer pour handicapés. Cela relève de votre compétence. Moi, en tout cas, je ne peux pas le garder plus longtemps à l’hôpital, son état n’est pas suffisamment grave.
    Le visage empourpré, Reïn quitta la pièce. Il retourna s’asseoir dans la voiture et dit à Mats :
    — Montrez-nous le chemin, Jugar.
    Après avoir traversé un terrain en friche et franchi en cahotant de petits fossés envahis par la végétation, la Volga arriva au bord de la mer. On apercevait au loin les champs noirâtres. Les mouettes criaient. Le vent tiraillait les vêtements. La voiture s’arrêta près de trois grands blocs erratiques, alignés côte à côte comme une famille de géants un peu patauds. Reïn ne voyait pas la maison de Mats.
    L’homme à la barbe rouge était pourtant bien chez lui. Il sortit de la voiture d’un pas décidé, jeta un regard investigateur en direction des blocs de pierre et s’immobilisa. Ses haillons flottaient dans le vent. Sa longue barbe s’envolait dans deux directions à la fois. Il se remit à marcher à pas lents. Reïn, l’infirmière et le chauffeur le suivirent. Le terrain était bosselé et couvert de débris de pierre.
    — Voilà ma maison, dit Mats d’un air grave.
    Reïn s’arrêta — ce qu’il voyait ne ressemblait en rien à une maison. C’étaient les vestiges moisis et affaissés d’un toit en bardeaux, dont la moitié était dans un état de putréfaction avancé. Dans les herbes hautes, entre les orties et les petites ciguës, traînaient des billots de bois pourris.
    Mats marchait devant, suivi par Reïn Poom, qui se faisait du souci pour son costume d’été en toile claire. Ils se faufilèrent par une brèche environnée de mauvaises herbes de la hauteur d’un homme. Cela ressemblait à l’entrée d’une caverne. C’était tout à la fois absurde, triste et fascinant. Ils faillirent perdre l’équilibre en arrivant dans ce qui, autrefois, peut-être un siècle auparavant, avait dû être une cuisine. Dans un coin traînaient des morceaux de briques. Un demi anneau métallique, vestige de quelque cuisinière, se morfondait au milieu de la pièce. Sur un mur pendait une louche en bois… Le sol était couvert d’une épaisse couche d’une substance compacte et élastique. L’atmosphère était lourde et irrespirable. Pourtant, à l’extérieur, l’air marin était frais et vivifiant… Mats promena autour de lui un regard distrait mais évaluateur. Puis, se glissant résolument par une deuxième brèche, il passa dans une autre pièce. Celle-ci aussi était vide et sans fenêtre. Mais la lumière y était suffisante ; elle pénétrait dans la pièce par de grosse fentes dans le toit.
    Ils se faufilèrent encore plus loin. La troisième pièce était assez spacieuse. On y voyait même le cadre d’une petite fenêtre. La vitre était fendue et noire de poussière.
Mats s’arrêta.
    — Voilà ma chambre, dit-il. Ma chambre à moi.
    Dans la pièce se trouvait un lit de fer rouillé, sur lequel traînait un manteau d’hiver défraîchi. Contre un mur se dressait une armoire vide sans porte. C’était tout.
    Mats se baissa et tira de dessous le lit une caisse assez grosse avec des coins en fer. Elle contenait des burins, quelques marteaux et divers autres outils.
    La vieille infirmière, qui en avait pourtant vu d’autres, paraissait un peu effrayée et respirait d’un air accablé. Reïn sentait son souffle sur sa nuque.
    Mats, pendant ce temps, examinait le sol avec attention. Il était couvert, comme dans les autres pièces, d’une couche de matière pâteuse, qui n’était ni plus ni moins que de la crotte de lapin, déposée au fil des années.
    — Tiens, je n’ai plus de lapins, constata Mats d’une voix neutre.
    Puis il enchaîna :
    — Maintenant, je vais vous montrer mon tableau.
    Il se dirigea vers l’armoire décolorée rongée par les termites et sortit d’un coin sombre un morceau de contreplaqué aux bords abîmés. Il le frotta avec sa manche et le tendit d’un geste brusque, presque rageur, à ses accompagnateurs.
    C’était une marine d’amateur, mais qui faisait une impression saisissante. Reïn essuya prudemment la poussière en quelques endroits. Par les fentes du plafond, des rayons de lumière tombèrent sur le tableau et Reïn crut véritablement en voir jaillir de l’eau de mer, animée de vagues crêpues qui avançaient vers lui en frémissant. Tout le tableau n’était qu’une seule masse d’eau parcourue de petites vagues.
    — Il y a six ans, un peintre est venu passer ses vacances au village. Je lui ai demandé de me laisser ses vieux tubes de couleurs et deux pinceaux, expliqua Mats en prenant des mains de Reïn le morceau de contreplaqué qu’il alla replacer dans sa cachette derrière l’armoire.
    Il quitta ensuite la pièce.
    Le jeune médecin et l’infirmière, qui avait pourtant trente ans de métier derrière elle, évitèrent de se regarder.
    Puis l’infirmière dit sur un ton incertain :
    — Mais il ne peut pas… Ils avaient raison, au soviet rural. Comment va-t-il faire ? Il n’a même pas de cuisinière. Il va mourir de faim.
    Reïn haussa les épaules et fit un geste en direction d’un coin obscur dans lequel était affalé un petit poêle en fonte, qui n’avait plus vraiment l’air en état d’usage.
    À son tour, l’infirmière haussa les épaules.
    Lorsqu’ils sortirent de la maison, ils découvrirent Mats debout auprès des grands rochers. La barbe jusqu’à la poitrine, une de ses vieilles chaussures posée sur le socle rocheux, il regardait fixement la surface de granit recouverte de terre et d’immondices. Pour la première fois, Reïn remarqua que Mats avait un corps robuste, svelte et bien proportionné.
    Et un grand front de penseur.
    — Qu’est-ce que vous allez faire maintenant, Jugar ? demanda-t-il.
    Mats resta un instant sans répondre. Puis un sourire malicieux apparut dans sa barbe. Il se mordit la lèvre et dit :
    — Eux, ils voulaient me donner de l’argent. Oui, de l’argent. Mais moi je n’étais pas d’accord. J’ai demandé au tractoriste qu’il m’amène ces rochers de là-bas (il fit un geste vague en direction du rivage), pour que je n’aie pas à marcher inutilement. Marcher inutilement, ce n’est pas bon pour la réflexion. Maintenant ils sont là. Les rochers je veux dire.
    La mer grondait et les mouettes poussaient des cris stridents.
    Reïn nettoya la semelle de ses souliers des excréments de lapin qui s’y étaient collés.
    — Le docteur veut savoir ce que je vais faire maintenant ? Je vais vous le dire. Sans le docteur, je ne serais pas ici. Je vais vous dire ce que je vais faire. D’abord, il faudra regarder ces pierres. Je suis resté tellement longtemps sans les voir… Je ne sais pas combien de temps ça va me prendre cette fois. Ça va parfois assez vite, deux ou trois semaines, tout au plus. Ensuite une idée vient. Et puis il faut faire le travail. Et  ça, c’est long. Évidemment. Parfois, ça m’épuise complètement.
    Les yeux de Mats, pendant qu’il expliquait cela, étaient sérieux et pensifs. Il racontait quelque chose dont il n’avait sans doute jamais parlé auparavant.
    — Mh, fit Reïn en avalant sa salive.
    Une demi-heure plus tard, il décida qu’il était temps de repartir.
    — Si vous voulez… bredouilla Reïn. Je peux vous ramener à Tallinn… Comme ça… avec des conditions de vie convenables… les repas assurés… c’est comme vous voulez…
Reïn connaissait d’avance la réponse de Mats. Il savait aussi parfaitement que Mats n’aurait pas dû rester ici.
    Mats ne répondit rien. Il examinait les pierres, touchant du doigt leurs creux et leurs bosses, les mesurant du regard. Il avait ses idées, ses pensées à lui.
    Reïn sortit de sa poche un billet de dix roubles. Presque en même temps que lui, l’infirmière se mit elle aussi à chercher de l’argent.
    — Vous en aurez peut-être besoin au début… Jusqu’à ce que votre pension…
    Mats mit le billet dans sa poche sans même y jeter un regard. Et son geste était digne et paisible. Une fois remonté dans la Volga, Reïn poussa un soupir de soulagement.
    Mats restait debout, un pied appuyé sur le rocher, la barbe pleine de vent. Ses yeux, qui pendant de longs mois avaient fixé le plafond sans bouger, se plissaient à présent avec vivacité et promenaient autour d’eux un regard avisé de maître de maison. Les trois grands rochers attendaient docilement. Pendant un instant, on eut l’impression que les choses n’étaient pas comme on croyait, que cet homme à la barbe rouge était investi de pouvoirs fabuleux, et que ces géants de pierre grise ou rouge étaient des serviteurs zélés à qui il pouvait à tout instant ordonner : fais ceci, détruis cela, va mettre le couvert…
    Ils roulèrent jusqu’à Haapsalu, où ils s’arrêtèrent pour manger au restaurant.
    Devant la nappe blanche, en attendant sa côtelette de porc et en buvant son eau minérale, Reïn faisait claquer d’un air distrait son nouveau stylo bille à six couleurs.
    Soudain, sans qu’il puisse en déterminer la cause, un sentiment d’amertume et d’anxiété lui noua la gorge et ses yeux s’embuèrent de larmes.
    — Ne cassez pas votre stylo, lui dit l’infirmière. Vous en aurez encore besoin.
    Reïn sourit d’un air crispé et lâcha son stylo en rougissant.

    Le soir, le médecin en chef lui passa un savon. Parce qu’il était resté trop longtemps absent avec la Volga de l’hôpital.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin