Tammsaare : l’Estonie mise en littérature

(Article paru en 1983 dans la revue Études finno-ougriennes, n° 17, 1982-1983.)

Anton Hansen-Tammsaare (1878-1940) est considéré comme le plus grand nom de la littérature estonienne. Le centième anniversaire de sa naissance, qui a été marqué dans le calendrier de l’UNESCO, a donné lieu à de nombreuses manifestations culturelles en son honneur dans les républiques soviétiques et ailleurs dans le monde. Et l’Estonie a réédité à cette occasion ses œuvres et publié des documents et des monographies consacrés à ce maître du roman réaliste. (…)

L’appréciation portée sur une œuvre littéraire se modifie au cours des temps. À l’époque de la première gloire de Tammsaare, qui se situe dans les années trente, le public cultivé se disait impressionné par l’analyse psychologique des personnages et l’étude en profondeur des événements que cet auteur maîtrisait souverainement. Avec Tammsaare, la littérature estonienne s’est élevée au plus haut niveau de la littérature mondiale, s’exclamèrent les critiques.

Sans doute. Mais, savoir analyser l’homme, est-ce là l’essentiel ? Est-ce là ce qui fait la valeur durable de cet écrivain et incite à le lire malgré l’avalanche d’études psychologiques en tous genres qui se répand sur nos littératures ?

Probablement pas. Car le lecteur contemporain prendra moins d’intérêt à suivre le conflit « Des Vieux et des Jeunes », les complications sentimentales du « Maître de Kõrboja » ou le drame de l’ambition déçue de « Judith ». Et ce que Tammsaare a pu écrire sur certaines questions philosophiques, sur la création littéraire, le langage poétique, les guerres, les Chinois ou Dostoïevski, n’intéresse probablement plus que l’historien ou le spécialiste des littératures nordiques.

Mais ce qui est fascinant dans l’œuvre de Tammsaare — et qui le sera encore davantage pour les temps futurs —, c’est le portrait de l’Estonie des premières décades du XXe siècle : le tableau du pays avec ses forêts, ses marécages, ses champs et ses paysans riches ou pauvres, empêtrés dans leur condition ; la description des milieux urbains, libres des contraintes de la vie à la campagne, mais enfermés dans leurs conventions ; les problèmes qui agitent l’époque, les révolutions et les guerres qui modèlent l’histoire ; les groupes nationaux, avec leurs caractères et leurs mœurs, condamnés à partager le même territoire.

Tammsaare fait son entrée littéraire en 1900 et depuis ses premières nouvelles jusqu’aux romans de la maturité, il crée une fresque cohérente, une « comédie humaine » qui supporte la comparaison avec Balzac, un monument érigé à la mémoire d’une époque déjà révolue.

Le lecteur français peut se réjouir d’avoir à sa disposition la traduction complète de l’œuvre capitale de Tammsaare, les cinq volumes du roman Tõde ja õigus (La vérité et la justice). (…)

Bien qu’il s’agisse d’une traduction indirecte, basée sur une traduction allemande — la traduction des traductions, quel sujet pour le chercheur linguiste ! —, le texte réussit à rendre assez bien non seulement la pensée de l’auteur, mais aussi son style et le lyrisme discret de ses descriptions. « J’ai rarement lu un livre plus beau que la Terre-du-Voleur », écrit Jean Giono dans la préface du premier volume. Il convient de souligner aussi que la langue de Tammsaare est simple et plus facile à traduire que la prose de la plupart des romanciers actuels. C’est l’estonien standard tel qu’il se parle.

Tammsaare tout entier revit dans ce cycle épique où il médite sur la relativité de la vérité et de la justice et sur la valeur du travail. Il n’y a rien de particulier à dire sur sa vie personnelle, aucun fait spectaculaire à signaler. Sa biographie peut se résumer en quelques points : une enfance à la campagne, des études de droit interrompues par un voyage au Caucase pour soigner ses poumons fragiles, des lectures vastes et variées, des années de journalisme, et finalement une existence moyenne à Tallinn entre les courses en ville et une banale table de travail où il s’effondre un jour de printemps 1940.

Une vie sans grandes joies, une écriture imprégnée de mélancolie, un pessimisme dont on a du mal à extraire quelques rayons de pure lumière, mais, en même temps, beaucoup d’humour — un humour en général bienveillant, un sourire un peu triste devant les faiblesses humaines — qui devient rarement grinçant et qui aide à supporter la cruauté de certaines situations.

Le premier volume, intitulé Terre-du-Voleur, en estonien Vargamäe, décrit le pays où Tammsaare a vécu son enfance. C’est une terre rude qui impose à l’homme un travail très dur. Le motif du travail acharné, mais nécessaire à toute création, de la lutte contre la terre qu’il faut maîtriser et en même temps aimer, revient souvent dans son œuvre. L’action se situe à la fin du XIXe siècle, à l’époque où ses parents étaient jeunes et où la Terre-du-Voleur n’était encore rien d’autre qu’un champ plein de pierres, entouré de marécages. Andres et Krõõt qui portent les traits du père et de la mère de l’auteur, y construisent leur existence. Le travail est pénible et la méchanceté du voisin qui s’amuse à rouler des pierres sur le chemin, à casser des clôtures et à persécuter le gardien du troupeau, contribue à empoisonner la vie. La vérité se dissout en plusieurs sous-vérités — même la Bible est pleine de contradictions — et la justice s’esquive dans les actions quotidiennes et dans les jugements des tribunaux.

Les enfants réussiront-ils mieux dans cette lutte contre la terre ? Question inutile, puisqu’ils ne veulent pas rester à Vargamäe. Le fils aîné part pour le service militaire, Indrek, le cadet, quitte la maison paternelle pour aller à l’école.

Le deuxième volume est construit sur les souvenirs du Lycée de Treffner à Tartu où Tammsaare a rencontré les préoccupations intellectuelles de sa génération. Le régime tsariste couvre de son ordre une jeunesse bouillonnante, les problèmes exposés dans le premier volume prennent de l’ampleur. Le darwinisme arrive avec ses théories révolutionnaires, salué avec enthousiasme par tous les futurs adorateurs de la science.

Du point de vue idéologique, ce volume est, à mon avis, la partie la plus intéressante du roman. Tammsaare se débat contre les convictions religieuses de son milieu, contre une Bible qui lui paraît hermétique et que la théologie luthérienne régnante ne semble connaître que confusément. Indrek finit par s’avouer athée comme Tammsaare lui-même et comme beaucoup d’autres intellectuels estoniens, tels que Friedebert Tuglas, dont les propos antichrétiens traduisent des vues simplistes sur un sujet qu’ils n’ont pas pu ou voulu étudier sérieusement. Il est évident que le savoir dans ce domaine est trop superficiel et que Tammsaare n’a probablement jamais rencontré personne pour lui expliquer l’enseignement du Christ.

Mais la charité naturelle qui rend cet écrivain si sympathique se manifeste d’une façon inattendue chez Indrek qui, malgré sa conviction qu’il n’y a « ni Dieu, ni Diable, ni Ciel, ni Enfer. Seul existe l’univers empli d’étoiles » (p. 274) accepte de consoler une pauvre enfant paralysée qui espère une guérison miraculeuse : « Tu guériras, car Dieu existe et t’enverra son ange » (p. 275). Le volume se termine sur une scène étonnante :

« Indrek restait agenouillé comme s’il avait été humblement courbé devant Celui qu’il avait renié. Une chose cependant lui était étrangement douce : il s’était vaincu lui-même pour une enfant qui pleurait. Il avait oublié sa peine et sa douleur… Il avait renoncé à la Vérité achetée du sang de son cœur, pour consoler un être misérable et malheureux. Qu’aurait-il pu faire de plus ? Dieu lui-même n’aurait pu faire davantage s’il avait existé et si quelqu’un l’avait ardemment imploré.

« Ces pensées tournaient dans la tête d’Indrek, à genoux sur le sol, près du lit où dormait une enfant qui souriait. »

Cette compassion pour les faibles, la recherche passionnée de la Justice, la conviction que l’amour et une confiance sans bornes peuvent transformer la vie d’un être humain, amènent Friedrich Scholz à penser que Tammsaare s’est trouvé tout à fait proche de la Révélation, au seuil de la découverte chrétienne « d’une vérité et d’une justice divines et de l’amour rédempteur d’un Dieu personnel » (introduction à la traduction allemande des nouvelles de Tammsaare : Die lebenden Puppen, Wilhelm Fink Verlag, München, 1979, p. 29).

Avec le troisième volume, Tammsaare nous offre un tableau de la révolution de 1905, ou plutôt une problématique des relations sociales : aspiration à la liberté que les égoïsmes peuvent rendre odieuse ; la violence et le plaisir de détruire ; la raison du plus fort qui dirige la répression. Non, la révolution n’apporte ni la vérité ni la justice. Indrek, alias Tammsaare, n’a pas compris la dialectique de la révolution, soupirèrent avec un air un peu gêné les critiques officiels de l’Estonie contemporaine…

L’histoire se termine dans un pessimisme noir : la population est punie pour avoir espéré un peu plus de liberté, le père d’Indrek est battu et humilié à cause des idées dangereusement modernes de ses enfants, et la mère va mourir.

Le mariage avec Karin conduit Indrek dans le milieu urbain. Le quatrième volume reprend les événements après la guerre de 1914. L’Estonie est devenue république indépendante. Mais c’est l’argent qui règne. Le snobisme de la société bourgeoise, la rapacité des parvenus qui dénature les relations entre les habitants, ne peuvent pas plaire à Indrek qui continue à chercher l’absolu. Mais au vide spirituel de cette société, qui a façonné aussi sa femme, Indrek ne sait opposer qu’une sorte d’hymne au travail : travailler pour créer la culture, travailler pour créer des valeurs — mais quelles valeurs au juste ? —, travailler pour faire naître l’amour.

Ce vide que Tammsaare doit sentir en lui-même, puisqu’il ne peut pas maîtriser le vide du monde qui l’entoure, l’enfonce toujours davantage dans le pessimisme. L’enthousiasme suscité par la finesse de la description qui fait de cette triste histoire un chef-d’œuvre littéraire, n’a pas empêché les critiques des années trente de compter ce quatrième volume parmi « les plus déprimants de la littérature mondiale ».

Le dernier volume de « La Vérité et la Justice » ramène Indrek à Vargamäe. N’ayant pas trouvé son chemin ailleurs, il revient à la terre natale. Il s’attaque aux travaux de drainage, commencés par son père, et il réussit à faire baisser le niveau de la rivière. Entre-temps, les vieux ont changé. L’âge les a rendus moins agressifs, les années ont calmé leurs disputes. Andres croit encore que la vérité et la justice finiront par triompher.

Indrek a trouvé la paix de l’âme dans l’amour de Tiina, la petite fille malade pour laquelle il avait accepté de mentir à sa conscience. Tiina a grandi, elle est guérie. Ensemble, ils quittent Vargamäe. Une vie se termine, une autre commence, mais Tammsaare ne nous dit pas ce qu’elle sera. Sans doute ne le sait-il pas lui-même, car le remède aux maux du monde reste à découvrir.

« La Vérité et la Justice » est une grande fresque de bataille. Tammsaare lui-même définit ces cinq volumes comme cinq aspects de la lutte de l’homme : dans le premier volume, il lutte contre la terre ; dans le second, contre Dieu ; dans le troisième, contre la société ; dans le quatrième, contre lui-même en cherchant le bonheur ; et dans le cinquième, il accepte finalement la résignation.

Après cette œuvre monumentale, qui avait demandé à Tammsaare sept années de travail, on pouvait penser qu’il avait déjà tout dit.

Mais après quelques romans de moindre importance, tel que «J’ai aimé une Allemande» (1935) — intéressant par l’évocation des tensions entre les Estoniens et les Allemands baltes —, une pièce de théâtre intitulée «Le roi a froid» (1936) où Tammsaare ironise sur les tendances totalitaires de l’époque, et quelques écrits mineurs, paraît en 1939 son dernier livre, le plus original, le plus étonnant, le plus caustique de tous ceux qu’il a écrits : Põrgupõhja uus Vanapagan (Le nouveau Vieux-Païen du Fond-de-l’Enfer).

Ici, Tammsaare fait appel à un thème particulièrement caractéristique de la littérature orale estonienne. Pour comprendre le titre, les personnages et l’action de ce roman, il faut connaître le géant légendaire, appelé Vanapagan « Vieux païen », que le christianisme transforme en diable. Il a une force physique extraordinaire qui lui permet de déplacer des montagnes, mais son intelligence n’atteint jamais le niveau satanique. Dans les contes populaires, il s’humanise et devient « le diable stupide » que l’on peut facilement tromper, le cycle de contes Vanapagan ja Kaval-Ants (le Vieux-Païen et Ants-le-Malin) met en scène ce diable naïf et vulnérable et son valet intelligent et sans scrupules, qui réussit tout ce qu’il entreprend et profite de sa supériorité intellectuelle pour escroquer et même torturer son patron. (Sur ces contes, voir F. de SIVERS : « Un diable peu diabolique ou la naïveté punie », Cahiers de littérature orale, 7, Paris, 1980, pp. 76-94.)

Pour son roman, Tammsaare a pris les personnages des contes, mais il a inversé leurs rôles : Ants devient ici un propriétaire riche et puissant, et le Vieux Païen représente la classe des plus pauvres de la campagne estonienne des années trente, ceux qui se voient obligés de servir les possédants à n’importe quel prix et dans n’importe quelles conditions.

Põrgupõhja (le Fond-de-l’Enfer) est une fermette misérable qui n’intéresse personne. Le Vieux Païen peut donc s’y installer avec sa femme. Mais pour pouvoir se nourrir, il loue ses services à Ants qui le traite comme un serf. Le problème de la justice se pose avec plus d’acuité encore que chez les habitants de Vargamäe. La vérité et le mensonge sont aux mains des puissants qui déterminent les critères de la justice. Le Vieux Païen est exploité pendant toute sa vie au nom de cette justice injuste et c’est seulement à la fin de l’histoire, lorsque Ants veut le chasser de ses terres de Põrgupõhja qu’il a défrichées et cultivées avec amour, qu’il se rend compte de la vraie nature de son « ami »… La déception du Vieux Païen est immense, et dans sa fureur il provoque un incendie de fin du monde qui dévore les deux protagonistes et tous leurs biens.

Cette histoire atroce est plus qu’une satire sociale, plus que le portrait cruel d’une bourgeoisie parvenue, représentée par Ants, avide d’argent et de pouvoir. On peut y voir aussi l’image désespérante du matérialisme qui fait vivre l’homme, qu’il soit bourreau ou victime, à ras de terre.

Tammsaare lui-même pensait faire de Põrgupõhja uus Vanapagan une sorte de « Faust ». Et comme les aventures terrestres de Méphisto ont des racines métaphysiques, il fallait donner au drame du Vieux Païen un cadre extra-terrestre.

Dès le début, le Vieux Païen se prend pour le Diable et il finit dans les flammes comme cela se doit quand on est d’origine infernale. La grande question, c’est le sens de la vie de ce Diable qui est en même temps un pauvre diable empêtré dans des situations dont la logique mène souvent à l’absurde. Il croit lui-même qu’il a été envoyé sur la terre pour se sanctifier. Mais le Diable peut-il se sanctifier ?

Pour répondre à cette question essentielle, Tammsaare rédige un prologue et un épilogue.

Dans le prologue, il envoie le Diable chez saint Pierre pour prendre la livraison habituelle des âmes destinées à l’enfer. Mais, ce jour-là, le Ciel se pose des questions au sujet des hommes qu’il condamne : pourquoi sont-ils mauvais ? Peut-être sont-ils incapables de se sanctifier au cours de leur vie terrestre ? Pour vérifier leur capacité de sanctification, on suspend les « livraisons », et saint Pierre propose au Diable de se transformer en homme : qu’il démontre ce qu’un être humain peut faire !

L’épilogue reprend la question. Le Diable a vécu et souffert dans le rôle du fermier de Põrgupõhja. A-t-il réussi à se sanctifier suffisamment ? La décision du Ciel n’est pas encore prise. Entre-temps, la vie économique de l’Enfer reste bloquée et on s’y ennuie… On ne sait pas ce qui va se passer, mais saint Pierre admet qu’il faut aider le Diable, car le Paradis ne pourrait pas exister sans l’Enfer.

Tammsaare a dû sentir la fragilité de son argumentation, car il a supprimé dans l’édition originale l’épilogue et le prologue. En puisant dans le fantastique de la poésie populaire et de la tradition chrétienne, il a réalisé une sorte de synthèse pagano-chrétienne. Mais pour créer une fable métaphysique, il faut évidemment plus que la panoplie folklorique du christianisme. Or, la foi chrétienne est restée pour Tammsaare un domaine interdit.

On a donc l’impression que Tammsaare n’a pas pu terminer son œuvre. Cet épilogue suspendu ne sous-entend-il pas une pensée qui est en train de mûrir ? Une recherche vers les profondeurs, interrompue par une mort prématurée ? Quels chemins nouveaux aurait-il pu découvrir ? Quels sujets insoupçonnés auraient pu surgir de sa richesse intérieure exceptionnelle ?

L’arrêt brutal dans l’évolution et la vie de ce romancier qui a si bien su dépeindre le visage de l’Estonie coïncide avec le changement radical du cours de l’histoire : quelques mois après la mort de Tammsaare, l’Estonie est intégrée à l’Union soviétique.