Tiluliluli


I

    Le soleil était encore haut dans le ciel lorsque Tõrama Jaak termina sa pièce de labour. Il extirpa le tranchant luisant du sol, coucha la charrue à demi sur sa large lame et, s’engageant dans la longue rue, se dirigea vers la maison. Entré dans la cour par le portail grinçant, près de l’aire de la grange, il détela le cheval de la charrue et commença à l’atteler à la herse.
    Mais le fermier cria de la grange :
    – Plus la peine d’y aller, mène le cheval dans le clos, ferme la brèche et laisse venir le samedi soir.
    Ce ne fut que maintenant que Jaak perçut l’odeur du pain frais, et, conduisant le cheval à l’enclos, remarqua le maître en train d’écorcher des chevreuils derrière la grange. Il n’avait pas même pris le temps de décrocher sa gibecière, tandis que son fusil était appuyé obliquement contre le mur de la grange.
    – Jaak, porte mon sac et mon fusil dans la chambre !
    Jaak prit le fusil, mit la gibecière du maître sur l’épaule et, traversant la cour, s’en fut à la maison. Sur le seuil, il rencontra Elts, la fille du fermier, qui, le seau à traire dans la main, demanda en plaisantant :
    – Tiens ! Jaak a été à la chasse ! Et combien de cerfs as-tu tués ?
    Mais avant que Jaak, toujours flegmatique, eût pu lui répondre, Elts avait déjà disparu derrière le coin du bâtiment, ne lui laissant dans ses membres etson dos endolori etcourbaturé qu’une étrange tiédeur douce se répandant lentement dans ses os, comme s’il venait d’avaler une gorgée d’eau-de-vie.
    Jaak suspendit le fusil par la courroie à une patère et accrocha la gibecière avec la ceinture à un bois de cerf. Quand il retourna à la grange, le fermier écorchait toujours les chevreuils, y apportant tant de zèle qu’il entendit à peine son valet qui, calmement, lui demandait quelque chose.
    Jaak parlait avec le maître comme avec son père, ayant été élevé à la ferme depuis son enfance déjà, et,outre cela, il était considéré comme l’enfant adoptif de Tõrama, bien qu’il ne le fût pas dans les registres. Mais Jaak se contentait de passer pour tel, n’étant ni exigeant, ni grognon. Depuis sa septième année, il avait consacré toute sa force aux travaux de cette ferme, sans jamais réclamer quoi que ce soit en récompense.
    – Il faut manger, eh, compagnons ! appela Elts.
    Le fermier essuya son couteau dans l’herbe, le glissa dans la gaine, et, achevant son travail de dépouillement, prit la peau fraîche et s’en alla vers la colline. Jaak et Elts se mirent à transporter la viande dans la grange.
    – Eh bien, Jaak, nous allons aussi manger ! dit Elts lorsque la viande fut transférée.
    Ce « nous » parut si amusant à Jaak qu’il en sourit malgré lui. Voyant Elts rire aussi, Jaak sourit encore une fois.
    Toute la famille était déjà en train de manger, du petit berger jusqu’au vieux fermier. Jaak mangea du pain de froment avec du beurre frais etbut du lait écrémé d’un tonnelet en bois de genévrier. Ayant fini de manger, il sortit sur le seuil de la porte et commença à déchausser ses pieds terreux. Mais le fermier y vint aussi ets’assit sur le seuil.
    – Eh bien, Jaak, as-tu achevé de labourer la parcelle au bord du pré ?
    – Pour cette fois, oui !
    – Mais la terre là-bas, près du fossé, était argileuse etdure. Est-ce que la charrue en est venue à bout sans tranchant ?
    – On ne peut pas dire que c’était plus difficile sans tranchant.
    – Bon ! Mais lundi, il faudra entreprendre le lopin de l’autre côté du pré.
    – Rien d’autre à faire, en effet !
    – Etpuis, lundi matin, tu enverras Tõnu labourer et les filles faucher. Toi, tu resteras à la maison à ma place, car je vais partir pour quelques jours. Mais n’en souffle mot à personne, nous voulons aller chasser un peu dans les forêts de Karusekose. Nous partons déjà ce soir, pour commencer de bonne heure le matin ; tu prendras les affaires en main déjà demain matin et tu veilleras à ce que tout aille bien !
    – Mais bien sûr, répliqua Jaak, etil mit à sécher pour la nuit, sur les pieux de la palissade, les bandes qu’il venait d’ôter de ses pieds.
    – Et si quelqu’un demande où est le maître, dis qu’il est allé vers les coupeurs de tourbe, à la tourbière.
    – Je le dirai.
    Etle fermier, appelant Elts à l’aide, se retira dans la chambre du fond pour verser de la poudre dans la corne et mettre de la grenaille dans un sac de cuir.
    Le fermier était bon au fond, mais brusque comme tous les hommes habitant constamment la forêt, eton était accoutumé à exécuter ses ordres immédiatement. Le seul habitant de la ferme dont il souffrait des contradictions était Jaak, etparfois le maître disait en plaisantant :
    – Tu as bien mérité cette ferme par ton application, et, si je n’avais pas de fille, je te la léguerais sans autre !
    Cependant Jaak aurait très bien pu devenir le maître de Tõrama, Elts y restant maîtresse. Les jeunes l’auraient bien voulu, certes, car ce n’est pas du vent que provenait cette tendresse qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre ; mais, Elts y ayant fait allusion une fois, en route pour la ville, le vieux fermier lui avait donné une réponse cinglante. On n’osait même plus en parler à portée de ses oreilles. À quoi pensait-on, en vérité ! Ce garçon nu comme un ver et une fille avec une ferme de soixante-dix hectares ! Et pourtant, si Jaak lui en avait parlé pendant le travail, peut-être le vieillard aurait-il franchement exprimé une résolution plus équitable. Mais ce n’est pas Jaak qui s’y serait décidé ! Jamais de la vie ! Car ici, Jaak était toujours le même : si on ne l’y forçait pas irrévocablement, ce n’est pas Jaak qui irait lui demander quelque chose !
    Le fermier nettoya son fusil pendant qu’Elts préparait son sac à provisions. Il jeta sa gibecière et son fusil sur l’épaule, empoigna son sac, et, enjambant la latte fermant la brèche, entra dans l’enclos.
    – Toi, Elts, tu regarderas à ce que le berger rapièce ses sandales, ou raccommode-les toi-même s’il n’en vient pas à bout ! On ne peut pourtant pas envoyer l’enfant nu-pieds dans la forêt où il y a des ronces et des serpents !
    Le fermier s’enfonça dans les aunaies et les taillis afin de parvenir sans être vu jusqu’aux forêts de Karusekose qui commençaient déjà à deux kilomètres de là. Jaak et Elts, au milieu de la cour, l’accompagnaient des yeux.
    – Quelle manière de s’en aller ! dit Elts.
    – Il est ainsi, il n’y a rien à faire !
    – Qu’est-ce que ça peut nous faire ! Tâchons d’aller nous coucher, dit Elts, et elle passa le seuil de la porte. Si tu n’as plus rien à faire là-dedans, je fermerai la porte.
    – Il me semble que non.
    Le crochet retomba avec un petit cliquetis, tandis que Jaak restait sur place, fixant à la porte des barres transversales.
    – Elts, Elts, ohé ! Il me faut tout de même rentrer ; j’ai oublié ma blague à tabac dans la chambre !
    La porte de la chambre craqua.
    – Quoi ?
    – J’ai laissé ma blague à tabac dans la chambre !
    – Ah !
    Et le crochet claqua contre la traverse de la porte. Jaak entra dans la chambre pour y chercher sa blague à tabac ; mais celle-ci se trouvait dans la poche de sa veste et il le savait très bien lui-même.
    En revenant, la porte extérieure demeura ouverte, mais personne ne sortit de la chambre du fond pour la fermer. Elle resta ainsi ouverte.
    Mais au milieu de la cour Jaak retourna sur ses pas et cria par la porte :
    – Elts, viens fermer la porte, un voleur peut entrer !
    La jeune maîtresse ne semblait pourtant pas craindre les voleurs, car la porte resta quand même ouverte. Le domestique s’approcha de la porte de la chambre du fond, l’entrouvrit et jeta un coup d’œil dans la chambre. Elts regardait justement par la fenêtre et n’entendit pas la porte s’ouvrir. Par la porte béante une onctuosité mystérieuse sembla frapper Jaak au visage et à la poitrine ; sans mot dire, il regarda quelques instants vers la fenêtre, d’où il entendait des gazouillis et stridulations interminables pénétrant dans la maison.
    – Elts !
    Malgré la volonté de Jaak, cela résonna ardemment. Ce ne fut que maintenant que la jeune fille à la fenêtre parut apercevoir celui qui l’épiait de la porte.
    – Jaak, qu’y a-t-il ?
    – Viens fermer la porte, un rôdeur peut entrer la nuit, qui sait de quoi ces voyous sont capables !
    En se retirant, le domestique crut entendre que quelqu’un marchait derrière lui à pieds nus, mais s’étant retourné sur le seuil de la porte, et ayant refermé celle-ci, il vit une main blanche tendue dans sa direction, cependant que près de lui quelqu’un respirait bruyamment. Jaak saisit la main : elle était chaude, large et rugueuse…
    – Bonsoir, bonsoir, Elts !
    – Bonne nuit, Jaak !
    Le garçon de ferme traversa vivement la cour pour regagner la grange.
    C’était la première fois de leur vie que ces deux êtres, le frère adoptif et la sœur adoptive, se donnaient la main en prenant congé l’un de l’autre.
    Jaak grimpa jusqu’au grenier de la grange, où en été il dormait dans le foin frais. Sans réfléchir, il ôta son veston de ses épaules et le jeta sur la solive transversale, ne s’expliquant pas cette hâte avec laquelle il agissait. Gardant son pantalon de coutil, il appuya sa joue gauche sur sa main et se mit à regarder par la lucarne ouverte. Il haletait encore de sa course précipitée et ne put d’abord rien distinguer, mais peu à peu, sa vue s’éclaircit.
    Dehors, une nuit de juin douce et crépusculaire était tombée, mais comme on pouvait voir loin à travers ce clair-obscur nocturne ! Des prairies basses et des champs s’élevait une buée humide qui restait suspendue dans l’air au-dessus des prés, horizontalement, à la manière d’une planche indistinctement transparente, légère comme une plume. Et ce gazouillement doux dans le blé, et ce pépiement dans les buissons ! Comme si quelqu’un dans un hochet avait secoué bien fort des pois secs et résonnants, secoué et gambadé en même temps ! Mais la vaste forêt de Karusekose était silencieuse comme un tombeau, et ce n’était qu’au cri de quelque oiseau de nuit que l’immense solitude boisée faisait écho, centuplant le son comme l’auraient fait soixante-dix-sept bâtiments vides.
    Jetant par hasard un coup d’œil du côté de la maison de ferme, Jaak s’aperçut qu’Elts regardait toujours par la fenêtre. Le garçon se sentit de nouveau inquiet à la vue de cette blanche silhouette à la fenêtre, il éprouva dans ses membres le même frisson qui l’avait envahi
    quand, depuis le seuil, il avait porté ses regards vers la chambre du fond. Mais lorsque le visage de la jeune fermière se leva vers Jaak, celui-ci se détourna et se mit à contempler le marais, comme s’il y avait là-bas quelque chose de très important. Ni l’un ni l’autre ne bougea pourtant, ils ne se regardaient qu’à tour de rôle, elle de sa fenêtre, lui à hauteur de poitrine, par la lucarne.
    Sur la hauteur des pâturages voisins, près de la balançoire, la fête du village battait son plein : l’accordéon jouait, les garçons clamaient et appelaient et les filles chantaient une ronde :
    » Quand fêterons-nous nos noces, ai tiluliluli !
    « Quand irons-nous courtiser, ai tiluliluli ! « 
    Mais la grande forêt du domaine, le bois de Karusekose, répétait, deux mesures après les chanteurs :
    « Quand fêterons-nous nos noces, ai tiluliluli !
    « Quand irons-nous courtiser, ai tiluliluli ! »
    Jaak et Elts écoutaient les cris, les jeux et les chants des villageois en fête auxquels venaient se mêler le babillage des cailles, et, dans les buissons, des pépiements, des gazouillis clairs, clairs, s’éparpillant comme les grains de blé mûrs d’un crible. Elts était cependant la maîtresse et devait aller se coucher plus tôt, afin de se lever le matin à temps pour réveiller le petit berger. Jaak la vit disparaître de la fenêtre pour aller dormir, mais la fenêtre demeura grande ouverte. Ceci stimula Jaak de nouveau un peu. Il calcula, chercha dans ses idées, et, au bout d’un moment, dévala de son grenier et se dirigea en ligne droite vers la fenêtre. Mais là une crainte sembla le saisir et il passa devant la fenêtre pour aller ailleurs.
    « J’essayerai plutôt par la porte », réfléchit le domestique, et, franchissant la brèche du jardin potager, il pénétra dans la cour. Mais la porte était vraiment toujours ouverte, Elts ne l’ayant pas encore fermée au crochet, quoi qu’elle fût précisément allée le faire. Et ceci encouragea Jaak à l’ouvrir. Il voulut aussitôt biaiser du côté de la chambre du fond, mais il perçut alors dans ses genoux une vacillation affaiblissante et se tourna vers la chambre de devant où il feignit chercher quelque chose, bien qu’il n’y eût là personne pour le voir.
    Mais alors le lit de la fermière craqua dans la chambre du fond, le loquet cliqueta et Elts cria dans l’antichambre :
    – Qui est là ?
    – Moi, répondit Jaak, j’avais oublié ma pipe tantôt.
    Il tâtonnait et tâtonnait, sous le lit et sous la table, la pipe étant dans sa poche où il pouvait la toucher à n’importe quel instant.
    – Fichtre, où a-t-elle bien pu aller se loger ? Ah ! tiens, la voici !
    Il fit comme s’il avait trouvé l’objet cherché quelque part sous la table.
    En passant par l’antichambre, il aperçut dans l’obscurité sa jeune maîtresse Elts debout sur le pas de la chambre. Les genoux de Jaak fléchirent, une bouffée de chaleur sembla effleurer sa peau, mais il se hâta tout de même vers la porte.
    – Jaak ! entendit-il, ce mot ayant été prononcé par une voix toute particulière derrière son dos.
    – Quoi ?
    Le domestique se retourna.
    Un bon moment s’écoula avant qu’on lui répondît.
    – As-tu trouvé ta pipe ?
    Mais cen’était plus le même ton.
    – Je l’ai, oui.
    Et Jaak se dirigea de nouveau vers la porte.
    – Jaak !
    – Quoi !
    – Peut-être as-tu encore oublié quelque chose ?
    – Je ne crois pas, il me semble que c’est tout !
    Et il sortit en remarquant qu’à présent non plus on ne fermait pas la porte au crochet. S’étant de nouveau réfugié au grenier, il alluma sa pipe et se mit à contempler les chevrons et les traverses du toit, sans toutefois pouvoir les distinguer.
    Dans sa tête que le sommeil fuyait, ses pensées commençaient à tournoyer, soit autour de la ferme, soit autour de la jeune maîtresse ou du vieux fermier.
    « Et même si je réussissais avec la fille ! Le vieux le permettra-t-il ? Sera-t-il d’accord ? La fille est jeune, la ferme est grande, les prétendants nombreux ! » réfléchissait Jaak, mais ses idées n’avaient ni persévérance, ni ordre, l’une bousculant l’autre, aucune d’elles ne prenant définitivement le dessus sur l’autre. Puis elles effleuraient de nouveau Elts.
    À plusieurs reprises déjà, Jaak avait voulu se lever, et l’avait même fait, afin d’aller résolument à son but, mais chaque fois il était revenu au bord de sa lucarne, en pensant :
    « Je resterai encore un peu couché ! Qu’elle s’endorme d’abord, profondément ; alors, j’irai tout doucement, pour qu’elle ne m’entende pas ! »
    Mais ce départ ne vint pas ; toute la nuit s’écoula en délibérations, et Jaak ne s’était pas encore mis en route lorsqu’une radieuse aube matinale commença à éclairer la lucarne. Ainsi, il n’y alla pas, quoique toute la nuit, les fenêtres et les portes fussent restées ouvertes.
    Au matin, allant à l’enclos surveiller les chevaux, il rencontra sur le sentier du pâturage la jeune fermière qui rentrait après y avoir conduit le troupeau ; Jaak se détourna pourtant et traversa le jardin pour aller regarder les champs d’avoine. En mangeant son déjeuner, il lui sembla qu’Elts n’avait pas fermé les yeux de toute la nuit.
     


    II    

    Dans le courant de la matinée du dimanche, quelque chose se passa dans la forêt de Karusekose. Elts avait envoyé le troupeau dans la forêt après le dîner, tandis que pour la troisième fois déjà, Jaak était allé voir les chevaux, quand un char étranger, à échelle, s’engagea en cahotant dans la cour de Tõrama. Sur le char, sous une large étoffe, il y avait un objet sur lequel on ne devait pas s’asseoir, car l’homme marchait à pied à côté.
    Jaak était debout près de la brèche du jardin potager et examinait le cheval : celui-ci était velu et petit, et il s’ébrouait de fatigue.
    « C’est probablement quelque pauvre paysan, pensa le domestique, il vient sûrement emprunter de la semence de blé. »
    L’étranger était déjà parvenu à la brèche, et, d’un air de mystère, il demanda à Jaak :
    – Il n’y a pas d’étrangers chez vous ?
    Jaak ne savait pas ce que cela voulait dire.
    – Et même s’il y en avait ! Mais le maître n’est pas à la maison aujourd’hui ; vous devrez revenir une autre fois si vous voulez avoir affaire à lui.
    – Je suis venu avec le maître, répliqua l’étranger.
    – Et où est-il resté, alors ?
    Mais l’étranger indiqua la voiture et souleva le bord de l’étoffe.
    – Le maître a été tué dans la forêt de Karusekose. Ce fut pour Jaak comme un coup d’assommoir.
    – Qui l’a tué ?
    – Le garde-chasse, il a voulu nous arrêter, nous nous sommes disputés, il s’est emporté et a tiré lorsque nous l’eûmes menacé de nos fusils.
    Jaak restait toujours planté sur place, sans mot dire, tandis que le braconnier étranger continuait :
    – Il a aussi reçu quelque chose lui-même, nous avons tiré tous les cinq ensemble, mais l’un de nous était déjà touché avant cela ; que faire ! Le plus important, c’est que nous puissions effacer toutes les traces ; nos hommes ont porté le cadavre du garde-chasse de l’autre côté de la forêt, à la lisière ; il n’y a plus une tache de sang à l’endroit de la fusillade, et si quelqu’un vient demander comment le maître est mort, dites qu’il a eu une attaque, la nuit. Mais si les choses allaient plus loin et si on commençait à demander qui l’a rapporté, répondez que vous ne le connaissez pas, que vous ne l’avez pas bien vu, qu’il est venu la nuit lorsqu’il faisait sombre, comment auriez-vous pu le voir ? Le maître s’en moque à présent !
    L’étranger avait déjà découvert son fardeau et arraché les couvertures et les sacs sous lesquels était étendu le fermier avec son fusil et sa gibecière. Il n’avait qu’un trou minuscule dans son veston, un peu au-dessus du sein.
    – Elts, ohé, viens ici ! héla Jaak dans la cuisine.
    – Jen’ai pas le temps, la viande brûle sur la poêle !
    – Laisse ça et viens ici !
    Elts abandonna la poêle et parut sur le seuil.
    – Qu’y a-t-il ? Le maître n’est pas à la maison et nous ne savons rien nous-mêmes !
    Elle pensait probablement que c’était quelque marchand.
    – Le maître est pourtant à la maison, le voici, et nous ne voulons rien de la maîtresse, nous lui apportons seulement quelque chose, répartit l’étranger affairé auprès du char.
    – On a tué le maître, dit Jaak.
    Elts, cependant, ne voulut d’abord pas le croire, mais, lorsqu’elle s’en fut convaincue de ses propres yeux, elle dit en s’appuyant au bord du char :
    – Eh bien, il s’est amusé avec son fusil jusqu’à ce qu’il ait reçu ce qu’il avait demandé !
    – Nous devons le porter dans la maison, ordonna l’étranger.
    Elts alla choisir un endroit approprié.
    Jaak et l’étranger transportèrent le fermier dans la maison et le déposèrent dans la chambre du fond, sur son lit.
    L’étranger s’assit sur son char et partit aussitôt. Ce ne fut que maintenant, assise devant le lit, qu’Elts se mit à pleurer et demanda :
    – Jaak, qu’allons-nous faire à présent ?
    Jaak ne put pourtant rien lui répondre, mais au bout d’un instant, il alla chercher une paysanne et lui raconta l’histoire. La vieille vint à la ferme, commença à laver le cadavre et envoya Jaak chercher un cercueil. Le soir, le cercueil était déjà là, avec le sacristain de la paroisse, et Elts avait cousu le suaire. Elle n’avait pas pleuré en le faisant, quelques rares gouttes seulement ayant coulé de ses paupières sur ses doigts. La vieille femme avait dit :
    – Cela ne t’aidera en rien de pleurer, petite Elts, cela ne te rendra personne, tu dois maintenant chercher un mari pour toi-même et un nouveau maître pour la ferme.
    La vieille avait bien raison, Elts le comprit tout de suite, car qu’allait-elle faire toute seule avec cette grande ferme !
    Le lendemain, les funérailles eurent lieu, Elts et Jaak dans une voiture accompagnant la bière jusqu’au cimetière. En rentrant du cimetière, les gens se dispersèrent pour regagner chacun leur maison. Seule la vieille paysanne et son mari, et le cheval trottant flegmatiquement, allèrent jusqu’à Tõrama.
    Le soir, en aidant Elts à soigner et traire les vaches, la vieille dit :
    – Pauvre petite Elts, comme tu serais embarrassée si tu n’avais pas Jaak dans la ferme ! Qui est-ce qui l’a tenue en ordre pendant les temps du vieux maître si ce n’est Jaak ; quand le vieux, vois-tu, courait jour et nuit à la chasse, où il a fini sa vie !
    – Qu’en penserais-tu, Epp, si vraiment je le prenais comme maître ?
    – Ah ! ma belle enfant, c’est lui qui serait un vrai maître !
    – Mais je crois qu’il ne me veut pas !
    – Jaak ?
    – Bien sûr, Jaak !
    – Et pourquoi ne te voudrait-il pas ?
    – Je ne le sais pas, je le suppose seulement.
    – Une jeune fille, une grande ferme, et Jaak te mépriserait ! Ne sois pas sotte, Elts !
    – Il est si drôle et particulier.
    – Comment est-il donc ?
    Mais Elts, le seau à traire à la main, alla rapidement vers la colline, laissant la vieille suivre seule. Elts, pourtant, rejoignit Jaak, qui réparait la latte du jardin.
    – Eh bien, Jaak, comment te plaît la vie de maître ?
    – Pas mieux que celle de serviteur.
    – C’est juste, si on est maître pour les autres, mais si on l’est pour soi-même…
    – Peut-être que c’est mieux de l’être pour soi-même, qui sait !
    – Qui ne le sait pas, plutôt !
    – Peut-être que c’est vrai, au fond !
    Mais Epp essaya de détourner la conversation de la plaisanterie à la réalité et lâcha :
    – La ferme de Tõrama n’est ni petite ni mauvaise ?
    – Mais non, les champs sont bons et les prés au bord de la rivière.
    – Et la maîtresse est jeune et célibataire, si tu essayais une fois, Jaak ?
    – Elts me voudra, moi, un garçon nu comme un ver, répliqua le domestique.
    La latte était réparée maintenant et Jaak franchit la clôture pour aller voir les chevaux dans l’enclos. Ilétait subitement si pressé qu’il ne permit pas même à la vieille determiner ses explications. Après un instant, la paysanne se tourna en souriant vers sa chaumière mi-effondrée.
    – Ils y arriveront une fois eux-mêmes, pour sûr ! répétait-elle joyeusement en marchant, comme si elle était définitivement satisfaite de son activité. Mais Elts vaquait à ses occupations comme d’habitude, tandis que Jaak labourait et commandait aux domestiques et aux servantes.
    


    III    

    Les jours de Jaak s’écoulait miraculeusement ; il passait ses nuits au grenier tantôt sans fermer les yeux, tantôt il dormait d’un sommeil de plomb, ce qui n’arrivait qu’après les époques de dur labeur. Mais les nuits du samedi, celles-ci paraissaient à Jaak comme ensorcelées. Elles n’apportaient aucun repos au corps tourmenté et fatigué du domestique ; elles le rendaient de plus en plus émacié et affaibli, comme s’il avait labouré pendant deux jours sans une bouchée de pain. Mais à Annemäe, les filles chantaient jusqu’au dimanche matin :
    « Quand fêterons-nous nos noces, ai tiluliluli !
    « Quand irons-nous courtiser, ai tiluliluli ! »
    Cela retentissait si fort dans le grenier que, quoi qu’il fît, le valet ne pouvait dormir. Parfois, il était allé à la fête et il n’en était revenu que le lendemain matin, mais il avait passé presque tout son temps à se tourmenter sur un tas de foin. Presque chaque samedi, Jaak était descendu de sa lucarne pour aller, au milieu de la nuit, causer avec Elts dans sa chambre, mais, à peine sa main avait-elle touché le loquet de la porte que ce projet s’évanouissait. Et Jaak passait devant la porte, puis il allait à la fête champêtre, ou il retournait furtivement à sa couche. Plusieurs fois, prenant son courage à deux mains, il était descendu de son grenier le matin pour tout raconter à la jeune maîtresse, mais en l’apercevant fébrilement affairée, donnant à manger aux petits cochons, menant paître les porcs ou préparant la nourriture pour toute la famille, ses fermes intentions s’anéantissaient.
    « Pas la peine de perdre son temps », pensait-il, et il allait parquer les chevaux ailleurs.
    La jeune maîtresse passait ses jours en vaquant à ses occupations, en faisant cuire les repas et les mois s’écoulaient dans l’attente. Les jours, les semaines et les mois se suivaient, mais il ne semblait pas que Jaak se décidât à courtiser Elts. Et pourtant, celle-ci, connaissant la lenteur de Jaak depuis son enfance déjà, ne désespérait pas à cause de cela, étant prête à attendre encore plus longtemps.
    Après deux ou trois mois, des épouseurs commencèrent à venir voir Elts. Il y avait parmi eux de riches fils de fermiers, qui s’engageaient fièrement dans la cour avec leurs deux chevaux ; il y en avait aussi qui n’entraient qu’avec un cheval, sans clochettes, dans la cour de Tõrama. Devant les richards, le cœur de Jaak se serrait de crainte et le valet pensait : plus rien à faire maintenant, nous sommes à la veille des noces ! Elts était cependant un brin bizarre avec ses prétendants : elle n’en faisait pas grand cas, car tant les riches fils de fermiers que les occupants des voitures plus modestes s’en retournaient mélancoliquement. Mais Elts, sortant de la chambre et apercevant Jaak assis près de la porte, le regardait d’un air si étrange que le domestique ne pouvait pas même deviner ce que cela devait signifier. Et chaque fois, après le départ des épouseurs, elle s’emportait :
    – Ils s’amènent ici comme s’il n’y avait pas de jeune maîtresse ailleurs !
    Il semblait que réellement Elts et sa ferme n’avaient pas leurs pareilles, car les prétendants arrivaient et arrivaient. Cette histoire semblait ne vouloir plus finir.
    Enfin, ceci lassa Elts et elle lançait à chacun en pleine figure :
    – Que faites-vous ici ! Filez ! Est-ce que je ne l’ai pas assez répété ! Que personne ne vienne plus ici !
    Et elle sortait de la chambre, claquant la porte et faisant trembler les vitres, tandis que les prétendants, furieux, s’installant en maugréant dans leurs voitures, donnaient des coups de fouet au roquet glapissant Muri et s’en allaient à la maison sans même se retourner une seule fois.
    Elts devint célèbre dans plusieurs communes par sa dureté envers ses prétendants.
    – Elle a beau jeu de crâner ainsi. Elle a des soupirants à les fouler aux pieds ! disaient les paysannes.
    Il y avait cependant aussi des fils de fermiers auxquels la ferme de Tõrama semblait être devenue mauvaise à cause de cela : cependant qu’auparavant on louait la qualité de ses champs, ses prés et ses bâtiments, maintenant on commença à les dénigrer méchamment :
    – Une belle ferme, ça ? des champs bas, des prés marécageux, les bâtiments vieux et pourris, pas de blé, pas de foin, rien.?.
    Mais quoi qu’il en fût et quoi que l’on dît d’Elts dans le village, on laissa Tõrama en paix désormais. Après le dernier épouseur, il n’en vint plus d’autre. On aurait dit que les garçons de la paroisse avaient complètement oublié la jeune fermière.
    Cela faisait plaisir à Elts de ne plus voir les voitures à un ou deux chevaux rouler dans la cour ; les jours s’écoulaient aussi calmement qu’auparavant, amenant des travaux et des tracas et les emmenant de même. L’automne arriva, puis l’hiver, on charria le foin et on prépara le lin, et ensuite l’été revint et la première année depuis la mort du maître fut achevée. Au village, on trouvait drôle qu’Elts ne fût pas encore mariée, la grande et riche ferme étant sans maître. L’un supposait ceci, l’autre cela, mais personne n’en sut deviner la véritable cause.
    – Elle n’a pas besoin de ce maître, le valet Jaak remplace le maître mieux que n’importe quel autre jeune homme, commentaient les vieux fermiers lorsque la conversation s’orientait de ce côté.
    La fermede Tõrama était bien mieux tenue qu’elle ne l’aurait été par quelque vieux fermier à barbe grise connaissant et discernant tous les caprices du champ et du temps. Comme maîtresse, Elts était tout à fait contente de Jaak et elle admirait le beau blé en allant dans la forêt porter au domestique et au journalier leur dîner ou leur déjeuner. Elle rentrait à la maison en chantant et d’un pas léger. Le dimanche, Jaak faisait atteler le jeune cheval et ils se rendaient à l’église tous deux, la carriole roulant avec fracas et le fier poulain hennissant. Dans la voiture, assis tout près d’Elts, Jaak concevait parfois l’idée qu’ici il pourrait bien faire allusion à son dessein. « On le pourrait, on le pourrait », méditait Jaak, mais cela ne restait qu’un beau songe. Pendant tout le chemin, Jaak méditait et délibérait : « Si je me prononçais une bonne fois, qui sait quelle figure elle ferait ; se fâcherait-elle ou rougirait-elle comme une pomme ! » Mais Jaak ne parlait ainsi qu’en lui-même ; plusieurs fois, il voulut s’exprimer en réalité, mais toujours, au dernier moment, quelque chose l’en empêchait, soit qu’une bride se cassât, soit qu’ils dussent faire monter dans la carriole la vieille Epp qu’ils avaient rencontrée, ou bien encore c’était quelque habitant de leur village qui les croisait et qui se mettait à deviser de la récolte, des foins et de l’état des blés. Un dimanche après l’autre fuyait en allant ainsi à l’église : ils soulevaient la poussière sur la route en été, la voiture crissait sur les chemins forestiers en hiver, les clochettes carillonnaient près du timon du cheval rétif ; on pataugeait à travers la bourbe profonde au printemps ; le cheval s’ébrouait d’épuisement et ne les menait à l’église du hameau qu’à grand-peine, mais Jaak n’avait pas encore parlé ; il projetait toujours, il méditait ; il songeait à la meilleure manière de le faire. « Je remettrai ça à demain ; peut-être qu’alors une bonne idée me viendra ! » terminait Jaak chaque fois.
    Une fois cependant, deux ans après la mort du vieux maître, il demanda un dimanche matin à la jeune fermière :
    – Elts veut-elle aller à l’église aujourd’hui ?
    Mais la maîtresse avait laissé sortir toutes les servantes, il n’y avait personne à la maison, et on ne pouvait pas aller à l’église ; Jaak avait déjà pensé auparavant qu’ils resteraient à la maison tous deux seuls. Et aujourd’hui, selon sa conviction, le jour était propice pour régler ses affaires. Il alla attacher le cheval à un pieu à une autre place et il grimpa ensuite à son grenier pour se recueillir. Il enfila son nouveau pantalon, endossa son veston et noua d’un grand nœud sous son menton le mouchoir à carreaux récemment acheté.
    Tel un prétendant véritable ! Bien du temps s’écoula cependant avant qu’il descendît de son grenier ! Pourtant, enjambant la latte pour passer du jardin potager dans la cour, il réfléchit : « Cela vaudrait tout de même mieux de remettre ça à demain », mais alors il se souvint que les servantes devaient rentrer le lendemain et, malgré lui, il franchit la latte. Dans la cour, il aperçut le cheval d’un épouseur. Le domestique entra dans la première chambre et s’assit sur un banc, mais au même moment, par la porte de la chambre du fond, Elts jeta un regard dans la chambre de devant, ayant probablement entendu les pas de Jaak. La porte de communication était restée ouverte comme par hasard, peut-être Elts l’avait-elle laissée ainsi à dessein, peut-être l’avait-elle oubliée dans l’excitation de la demande en mariage. Jaak entendit Elts disant à haute voix au soupirant :
    – Tu dois d’abord me donner un mois de temps, puis tu reviendras !
    Le prétendant se leva de sa chaise et donna la main à la fermière.
    – Sais-tu, Jaak, va montrer à Saarepeedi Kaarli nos champs et nos prés !
    Ce ne fut que maintenant qu’Elts remarqua que Jaak avait mis ses nouveaux habits et, qu’assis sur son banc, il s’énervait et s’agitait à tout instant.
    Le visage de la fermière sourit légèrement, sembla rayonner secrètement, et Elts, allant à la cuisine, songea : Peut-être y arriverons-nous aujourd’hui déjà !
    Les deux soupirants cependant étaient allés regarder les champs, flânant dans les prés, cueillant quelques épis, croquant les grains de blé mûrissants, mais chacun d’eux semblait avoir quelque chose sur le cœur et ils voyaient plutôt leurs doigts qu’ils ne regardaient les blés et les foins de Tõrama. La maîtresse apporta le repas et les força de se mettre à table, s’assit elle-même et mangea quelques crêpes et un peu de viande. Sans appétit, tous se forcèrent à manger et se levèrent bientôt de table, malgré l’insistance de la fermière. Jaak accompagna Kaarli, tandis qu’Elts, ayant desservi la table, alla s’asseoir dans la chambre de devant, espérant qu’en rentrant Jaak lui ouvrirait son cœur. Jaak arriva bientôt et Elts l’interrogea :
    – As-tu bien tout montré à Kaarli ?
    – Pour cette fois, oui, nous avons même été à la tourbière.
    Et Jaak ne dit rien de plus. Ils restèrent assis encore quelques instants, commentant mille riens quotidiens, puis Jaak déclara :
    – Rien à faire, depuis le milieu de la matinée, les chevaux sont toujours au même endroit, tout est sûrement déjà brouté ! Il se leva de sa chaise et sortit de la chambre. Mais Elts, le voyant traverser la cour avec ses nouveaux habits, grommelait :
    – Que le diable emporte ce Kaarli, il avait bien besoin d’amener sa carcasse ici en ce moment.
    Et toujours furieuse contre Saarepeedi Kaarli, elle s’en fut soigner le bétail.
    

 
IV    

    Les jours passaient comme d’ordinaire, sans se hâter, mais sans musarder exactement. Parfois, lorsque les pensées d’Elts s’orientaient de nouveau vers Jaak, la fermière songeait : il y a du temps, rien ne presse, et elle devenait plus conciliante à l’égard de Kaarli. Mais quand celui-ci vint un mois plus tard entendre sa décision, arrivant dans la cour en épouseur, comme quatre semaines auparavant, on lui ordonna d’attendre encore un mois. Il s’en alla poliment, promettant de revenir au bout d’un mois. Il gardait toujours bon espoir dans son cœur. Cependant, lorsqu’il arriva une seconde, une troisième et une quatrième fois, un petit soupçon germa en lui et ce fut martyrisé de plus en plus par cette méfiance qu’il reprit le chemin de la maison. Quand, pourtant, il entendit la même chanson la cinquième fois, il comprit qu’on se moquait de lui, et, sans prendre congé, il s’en fut et ne revint plus jamais.
    Jaak et Elts continuèrent à vivre à Tõrama l’un à côté de l’autre, comme d’habitude. Quand ce domestique se décidera-t-il à aller plus loin, qui le sait ! Cela, il ne le sait pas lui-même, il ne fait que projeter et méditer, parfois il tente même de courtiser Elts, mais en la rencontrant, il commence à parler de choses complètement indifférentes : du blé, des champs, des prés, des porcs, des moutons… Peut-être réussira-t-il une fois grâce à quelque hasard extraordinaire, mais il est tout aussi probable qu’il n’y arrivera point ; les jours s’envolent, les semaines, les mois, les années ; il n’y parvient pas…
    Le domestique ne fait jamais plus que contempler de son grenier la fenêtre ouverte de la ferme, les nuits du samedi, et écouter les chants des villageois en fête :
    « Quand fêterons nous nos noces, ai tiluliluli !
    « Quand irons-nous courtiser, ai tiluliluli ! »
    Le domestique écoute et s’assoupit.


    Traduit de l’estonien par M. Navi-Bovet