Tombeaux sans croix

Roman traduit de l’estonien par Aario A. Marist et Noël Drouzy

Première partie

I

     Le village sommeillait dans la paix dorée d’un après-midi d’automne. La mousse, recouvrant presque entièrement les toits de chaume, verdoyait après les récentes pluies. Les bouleaux, dans les enclos, perdaient leurs feuilles jaunies, et les érables, de place en place, découpaient leurs flammes rouges sur le fond sombre de la forêt de pins.
     C’était au début d’octobre 1944. À cette époque de l’année, jadis, dans les temps heureux, les batteuses tournaient du matin au soir ; on engrangeait le blé, et les chariots de pommes de terre se succédaient aux portes des celliers. Jours débordant de travail où tous les hommes brunis par le soleil s’affairaient heureux, la conscience en paix.
     Appuyé contre une palissade, un jeune homme regardait le village ; tout son corps ressentait la caresse de la lumière chaude à son déclin. Il apercevait les fermes, les champs et le chemin bordé de murettes qui sinuait à travers les cours, jalonné par les cimes d’arbres et les poteaux télégraphiques montant vers le ciel. Les champs fertiles de Metsaoti s’étendaient à l’infini, tandis que le village lui-même se recroquevillait contre la forêt, semblant fuir l’étendue ouverte de la plaine. Même la ferme de Võllamäe, à l’entrée du village sur l’horizon de la route, se protégeait des assauts du vent derrière un écran de sapins. Les bourrasques de la guerre avaient pénétré jusque-là, dans l’intérieur des terres, bien que rien n’en parût à ce moment même, à la lumière du soleil ; pas un seul endroit pourtant qui ne portât la marque calcinée des récents événements.
     Taavi Raudoja sauta la palissade, ramassa une fourche à trois dents qu’il balança sur son épaule, et prit la direction du village en suivant le chemin des troupeaux. Jusqu’à présent, tout avait été infiniment plus facile qu’il n’était prévu. La dernière fois qu’il était venu à Hiie, il avait pris ce même chemin pour rentrer le foin dans la grange ; mais aujourd’hui, la fenaison était passée depuis des mois déjà ; partout alentour les tiges de blé, dans les champs de Kadapiku, s’étaient brisées, le grain éparpillé, et du soi sortaient de nouvelles pousses. À gauche, déjetées par le vent, les meules de la ferme de Lepiku se couvraient aussi de blé renaissant. Les hommes avaient accompli le travail des champs dans la mesure où la guerre le leur avait permis…
     Le sentier qui traversait la cour de la ferme de Lepiku était envahi d’herbes folles poussées après la pluie, comme si plus personne n’y était passé. Un filet ténu de fumée montait nonchalamment dans l’air tranquille au-dessus de la cheminée. Pas âme qui vive. Si ! Dans les champs à flanc de coteau de Matsu, quelques silhouettes ; il est vrai que dans cette ferme il n’y avait pas d’hommes en âge de partir pour la guerre.
     La route du village n’était pas changée depuis l’automne précédent ; elle exhalait la même odeur de troupeaux, de grains mûrs et de raves, mêlée à la senteur du houblon qui poussait derrière l’étable de Hiie. Sur cette route, quelques traces de roues de voitures n’auguraient rien de bon, mais, en bordure du chemin, toute une bande paisible et rassurante de poules blanches, échappées de Matsu, picoraient en toute tranquillité. Le vieux chien clopinant de Lepiku lança un ou deux aboiements avant de se réfugier entre les piles de fagots, happant au passage quelques brins d’herbes, signe de pluie prochaine. Rien de changé vraiment dans le village de Metsaoti : pas de ruines, pas de champs dévastés par la guerre, pas de drapeau rouge annonciateur d’un nouveau régime, pas de troupes russes piétinant dans les prés. Tout était paisible comme jadis et pourtant, même de ce tableau de tranquillité émanait quelque chose d’étrange qui rendait angoissant ce chemin de village et serrait la gorge de Taavi.
     Bien que le portail ouvert de Hiie l’incitât à la prudence, Taavi s’engagea dans la cour, le cœur battant d’émotion. Quels visages allaient-ils faire en le voyant revenir ? Surtout Ilme, sa femme, et Lemb, le fiston ! Il était heureux de n’avoir encore rencontré personne dans le village avant de parler de l’avenir avec sa femme et son beau-père ; ce passé écrasant, aussi bien que les jours à venir, pleins de menaces, emplissaient Taavi d’angoisse, et ce n’était pas la vie en forêt qui avait pu favoriser les projets d’avenir !
     — En quoi puis-je vous être utile?
     Taavi se retourna, surpris ; devant la grange, se tenait une jeune fille, jambes nues, le visage tanné par le soleil, vêtue d’un large pull-over d’homme sur une jupe de coton, et flanquée d’un chien-loup aux yeux brillants.
     —Ah c’est toi ! Bonjour, Hilda !
     —Bonjour ! Comment savez-vous mon nom ?
     Taavi éclata d’un rire joyeux :
     — Qu’est-ce que tu me chantes ! Tiens, tu vois, même Pontus me reconnaît ! précisa-t-il en montrant le chien qui gambadait autour de lui en jappant de bonheur. Vraiment, tu ne me reconnais plus ? Soudain Taavi se sentit mal à l’aise ; il passa machinalement sa main sur son menton râpeux, tirailla le bas de son veston qui lui semblait maintenant ridiculement court.
     La jeune fille ouvrait tout grands ses yeux bleus, à la fois indécise, heureuse et craintive :
     — Revenu ! Vous êtes revenu ! Pourquoi ? Brusquement elle se tut et fit demi-tour.
    — Mais attends ! Où sont les autres ?
     — Dans les champs ! Ici il n’y a qu’Aadu ; il rôde quelque part aux alentours ou dans la maison. Ne bougez pas, je vais leur dire que…
    — Oui, c’est ça ! Lemb est aux champs lui aussi ?
     — Non, il n’est pas à la maison ! lança la jeune fille en s’éloignant rapidement ; puis, se ravisant tout à coup, elle pivota sur ses talons et revint en courant vers Taavi :
     — Il vaut mieux que vous montiez au grenier, quelqu’un peut…
     — Qui ? Est-ce que les Russes viennent…
     — Oui, n’importe quand. Ils se sont installés à Kalgina après avoir chassé les habitants de leurs maisons. Montez vite ! Le lit d’Aadu se trouve à côté de la trappe ; reposez-vous, je vais avertir votre mère et…
     — Ma mère est ici ? s’écria Taavi. Est-ce qu’Ilme, elle aussi, travaille aux champs ?
     — Votre femme n’est pas à la ferme ! Taavi suivit du regard la jeune fille qui se sauvait ; avait-il vu des larmes briller dans les yeux d’Hilda ? Elle pouvait courir, tête baissée, ses épaisses nattes aux couleurs de l’automne sautillant dans le dos, sans pour autant dissimuler des pleurs !
     Devenu prudent à la suite de ses nombreuses évasions récentes, Taavi grimpa rapidement dans le grenier et s’assit sur le grabat du vieil Aadu de Mustkivi pour attendre le retour de ceux qui travaillaient aux champs. La peau de mouton, jetée sur la paillasse, et la taie d’oreiller crasseuse dégageaient une forte odeur de tabac et de sueur qui se mélangeait curieusement au parfum frais du foin.
     Aadu, le sourd-muet, et Hilda, l’orpheline, avaient tous deux été généreusement recueillis à Hiie. Ignas, le propriétaire de la ferme, avait trouvé la jeune fille à demi paralysée de froid et de terreur au milieu des décombres de Tallinn, après le terrible bombardement soviétique ; il ne pouvait être question d’abandonner la pauvrette, encore folle de peur, la seule survivante de toute la famille. Taavi avait appris cela la dernière fois qu’il était venu à Hiie.
     Mais Aadu, Taavi se souvenait de lui depuis sa plus tendre enfance, lorsque le sourd-muet était encore le crétin du village, repoussé de maison en maison, harcelé sur les routes par tous les garnements. Quand Ignas était devenu maire, il n’avait pas toléré qu’on pût dire plus longtemps qu’un vieillard de sa commune continuât à mendier, et l’avait logé à la ferme.
     Taavi ne resta pas longtemps assis ; il entendit bientôt le pas traînant du sourd-muet, le martèlement de son gourdin de genièvre, et l’homme se mit à escalader l’échelle en soufflant. Taavi jeta un rapide regard autour de lui ; sans nul doute le vieillard, à la vue de son visage barbu, de ses bottes et de son pantalon militaire, allait défaillir de peur et tomber du haut de l’échelle ! Taavi décida de grimper sur le tas de foin et de se cacher sous la charpente du toit.
     Un moteur grondait du côté de Võllamäe ; avant que la chevelure blanche du sourd-muet n’émergeât de la trappe, la voiture entra dans la cour de Hiie avec un crissement de pneus. D’en bas montèrent des braillements russes ; des ordres et des cris hargneux partirent en direction du vieil Aadu, toujours occupé à se hisser le long de l’échelle, à demi engagé déjà dans la trappe. Sans se rendre compte du tumulte dont il était l’objet, le vieil homme se dirigea vers son grabat. Il avait toujours cette veste noire démesurée et ces chaussons de cuir brut malodorants que Taavi lui connaissait de toute éternité.
     Oui, les vociférations russes s’adressaient bien au pauvre Aadu qui, en disparaissant à leur approche, avait éveillé la suspicion des soldats ; ils lui hurlaient de redescendre. Mais, superbement allongé sur sa couche, Aadu était fort loin de se douter du tintamarre qu’il venait de déchaîner. Tandis que de grands coups ébranlaient les murs et que l’échelle s’agitait frénétiquement, le sourd-muet avait sorti de sa poche un vieux brûle-gueule vide qu’il suçotait tranquillement.
     Parmi les exclamations russes, Taavi reconnut soudain une voix éméchée qui parlait en estonien. Quelqu’un se mit à gravir l’échelle ; la situation devenait sérieuse ; Taavi sortit de sa poche un lourd parabellum allemand et se renfonça un peu plus profondément entre les poutres de la charpente. Il vit Aadu se lever, comme mû par un pressentiment, au moment même où le visage camus et sanguin d’un Russe s’encadrait dans la trappe. Aadu leva les mains et se mit à reculer vers le tas de foin en poussant des cris gutturaux.
     Revolver en main, le Russe appela le sourd-muet mais celui-ci, paralysé de peur, ne bougeait pas d’un millimètre, continuant à grogner en agitant ses mains osseuses.
     Taavi releva le cran de sûreté de son arme ; il vit le soldat pointer son revolver ; instinctivement, sans plus réfléchir, Taavi visa le Russe…
     Mais en bas une nouvelle discussion éclatait. Aux cris se joignaient des voix de femme : les gens de la ferme étaient sûrement revenus ! Le Russe, que Taavi tenait toujours en joue du fond de sa cachette, se mit à jurer. Une femme, que Taavi crut également reconnaître, donnait des ordres en russe. Oui, cette voix lui était familière ; les paroles lui parvenaient distinctement, il comprenait qu’elle essayait de faire partir les soldats.
     — Toi, vieux, disait-elle, tu devrais savoir qu’il n’y a pas de vin ici ; tu es plein comme une outre. C’est à peine si tu tiens debout. Tu n’as pas honte ? C’est à Matsu que vous devriez tous aller ; là-bas il reste encore de la bière, chez Juhan ; allez, je vous accompagne.
     La face rougeaude du soldat disparut de la trappe ; en bas le brouhaha continuait, toujours dominé par la voix grave de la femme parlant tantôt en russe, tantôt en estonien.
     Soudain une mitraillette crépita ; les balles sifflèrent à travers les étais de charpente, faisant sauter des éclats de bois qui retombèrent en poussière dans la pénombre du grenier. De nouveau terrifié, Aadu s’était blotti contre le tas de foin. Dans la cour, les portes de la voiture reclaquèrent, le moteur se mit à tourner et la meute hurlante s’éloigna. Aadu, pendant ce temps, avait eu la force de bondir sur son lit et de s’y pelotonner, la peau de mouton jusqu’aux yeux, tremblant des quatre membres.
     Linda, la mère de Taavi, et le journalier Osvald Roik étaient près de la maison avec le chien-loup Pontus, les oreilles dressées. Linda, muette, de grosses larmes dans les yeux, étreignit son fils qui venait de la rejoindre, tandis qu’Osvald lui arrachait presque le bras avec sa forte poigne de paysan.
     — Entre, dit la mère en poussant Taavi vers la salle de séjour. Tu vas manger un morceau ; ils ne reviendront plus aujourd’hui, Marta fera le nécessaire.
     — Les salauds ! jura le journalier en balançant du bout de sa botte un caillou dans la haie ; ils sont juste bons à canarder le plancher du grenier !
     Après avoir distribué la tâche à Osvald et Hilda, Linda suivit son fils devant la maison. Taavi laissait errer son regard du puits à la palissade fraîchement repeinte, du vieux séchoir à blé envahi de mousse jusqu’au poulailler devant lequel gisaient les roses trémières brisées par le vent.
     — Assieds-toi, mon fils, et prends un peu de repos. Tu as l’air bien fatigué, le visage défait, rien que la peau sur les os. As-tu du tabac ? Non ! Attends je vais voir si Ignas en a laissé.
     Sa mère sortie, Taavi s’assit, un peu dérouté, sur le long banc sculpté de la salle commune. Les vociférations des Russes résonnaient encore à ses oreilles ; de nouvelles angoisses venaient troubler son bien-être et dominaient sa fatigue.
     Pourquoi sa mère, au lieu d’être dans la minuscule ferme de Sooserva, régnait-elle ici, en patronne, à Hiie ? Où était la famille Ignas, où étaient Ilme et Lemb, son fils ?
     Brusquement il ressentait un vague malaise à se trouver dans cette pièce ; pourtant, tout était comme auparavant ! Devant la fenêtre ouverte, le souffle du vent balançait doucement les rideaux ; les cuivres brillaient sur le bois sombre du buffet. Dans un coin, le grand cheval en bois de Lemb attendait un nouveau propriétaire, le jeune garçon ayant passé l’âge de ce jeu. Tiens ! même le Président de la République souriait dans son cadre ; rien de changé, mais la vie avait disparu !
     Taavi se leva et se mit à arpenter les tapis bariolés ; il retrouvait dans la pièce des objets familiers, apportés par sa femme quand ils avaient déménagé de la capitale ; même ces bibelots semblaient le considérer comme un étranger. Linda entra, portant un paquet de tabac.
     — Es-tu seul ?
     — Non, nous sommes cinq ! répondit Taavi. Les autres sont restés dans la grange de Hiie, à l’orée de la forêt.
     — Hilda pourra les appeler quand elle ira rentrer les bêtes.
     — Bien, Seulement il y a un blessé ; oh ! rien de grave, une simple égratignure ; bien bandée, ça guérira vite ! Nous étions dans le coin : où trouver de l’aide ailleurs ? L’un d’entre nous est de Penise.
     — Qui ça ? Oh, attends, je sais ! Ce doit être Martin, le fils de Johannes de Liiskaku ! Est-ce que tu es allé me chercher à la maison ?
     — Non, je suis venu tout droit ici. J’avais bien pensé aller chez nous, dans notre petite maison de la forêt, parce qu’on y est plus en sûreté, mais je me suis attardé à contempler le village et suis venu directement.
     — Tu vois, malgré mon âge, me voici devenue la patronne de deux fermes ! Un sourire éclairait son maigre visage. Elle avait bien vieilli ces derniers temps et ses yeux cernés trahissaient la fatigue. Elle se rapprocha de son fils : Tu sais, ils sont partis, Ilme et… tous les autres…
     — Ah bien ! répondit Taavi d’une voix sourde. Il se mit à rouler une cigarette pour dissimuler son trouble. Ils allaient en Allemagne ?
    — Ignas voulait gagner la Suède, mais c’était trop tard ! Dieu sait où ils vont atterrir ! Ils auraient dû partir en même temps que Leho et sa famille, mais il n’en était pas question, Ignas refusait d’écouter son fils, et Reet, sa pauvre femme, ne pouvait qu’essuyer ses larmes…
     — Quelle direction ont-ils prise ?
     — Celle de Pärnu, Ignas hésitait, Ilme ne voulait pas partir sans toi, mais le patron était persuadé que tu ne resterais pas longtemps à moisir dans le pays, à moins qu’il ne t’arrive un pépin. Lemb, en pleurant, ne cessait de réclamer après toi, blotti dans mes jupes. Reet n’osait partir avec ses pieds enflés : on allait tous devenir des mendiants à l’étranger… Puis, tout à coup, Tom a décidé de s’en aller seul, alors les autres l’ont suivi. Depuis je m’occupe des animaux ; j’ai même ramené mes brebis et ma vache…
     Dans la cuisine, tandis que sa mère s’affairait autour des casseroles, Taavi s’était assis devant une grande table, qui brillait de propreté, tout en fumant d’un air songeur.
     — À ce qu’il paraît, Osvald est revenu !
     — Oui, depuis une semaine environ, répondit Linda. Il est même allé chez lui mais, que veux-tu, le temps de changer de vêtements, il était déjà revenu ; ici, d’après lui, il y a plus de forêts. Mais oui ! Qui peut savoir ce qui va se passer ? Chez nous, à Haru, il n’y a pas eu de sang versé, mais ils sont venus tirer des coups de feu et saccager le village. À Ilmaotsa, ils ont brûlé et tué des gens. À Kalgina, ils ont descendu le vieux Tooma de Kuuse en plein milieu de son champ ; à Ahtama, ils ont brisé tous les carreaux et sauté sur les femmes. Çà et là il y a encore des escarmouches et, chaque soir, on entend aboyer les armes ; pas plus tard que la nuit d’hier, une lueur d’incendie embrasait le sud-ouest. Comment tout ça va-t-il se terminer ?
     — Ce sont les événements de 41 qui continuent !
     — Mon Dieu ! On dit pourtant que les Angliches sont à Tallinn !
     — C’est pas vrai ? ! Qui te l’a dit ? Que font-ils à Tallinn ? demanda Taavi, soudain intéressé.
     — Ce sont les gens qui le racontent ; sans doute veulent-ils empêcher les Russes d’aller trop loin ! Même le vieil August de Roosi…
     — Ah ! cette espèce de poivrot ! Tout à l’heure encore il braillait avec les Russes sous le grenier.
     — Il prétend que nous aurons de nouveau un État libre !
     — Des bobards ! Aussi longtemps que les Russes seront là, il ne nous restera rien à espérer.
     — Pourtant, dimanche, on a lu la Bible comme d’habitude, dans la vieille maison de prière de Haru. Ce n’était plus interdit ; bien sûr, les soldats russes ont dansé et hurlé après la cérémonie, mais durant l’heure de piété, personne n’est venu déranger les fidèles.
     Linda apportait à manger sur la table. Taavi sourit en lui-même : avec quelle facilité les hommes arrivaient à se tranquilliser eux-mêmes !
     — Mange maintenant ; tiens, Osvald et Linda sont de retour. Il faut que je me dépêche ; je ferai prévenir tes compagnons par Hilda.
     Taavi mangeait comme un ogre, sans même penser à ce qu’il faisait ; il s’aperçut tout à coup avec stupeur que son assiette était déjà vide ; depuis des années il n’avait dévoré pareil festin ! Il se tailla une épaisse tartine de pain bis qu’il recouvrit d’une couche de beurre et de fromage blanc au cumin et vida une demi-cruche de lait crémeux.
     Le repas terminé, Taavi ne put rester en place pour digérer tranquillement. Il se mit à marcher de long en large, navré de voir cette ferme vide. Son retour n’était en rien comparable à ce qu’il avait imaginé ! Dans cette ferme, commencée avec rien, des générations avaient bâti de leur sueur un domaine prospère. Tout était maintenant abandonné : les champs, le cheptel, les ruches, le verger, les greniers débordant de grain, les blés mûrs. Et voilà, il fallait partir, assis dans un chariot, les mains vides et le cœur serré !
     Se promenant de pièce en pièce dans la faible lumière du crépuscule, à la vue de cette cour, de ces jardins, de ces sentiers, Taavi avait soudain l’impression d’être arrivé trop tard. Que c’était stupide de ne pas avoir suivi ses amis partis une belle nuit ! On l’avait pourtant invité à venir : la barque attendait ; mais Taavi en avait assez des batailles, et le souvenir de sa famille le retenait ici. Autre chose aussi l’avait empêché de partir — pourquoi le nier ? — La foi en un miracle ! Maintenant il se retrouvait dans une maison abandonnée, en tête à tête avec le cheval de bois de son fils dans un recoin obscur. Pas un message, pas un mot d’adieu, on ne lui avait rien laissé ! Comme si lui, Taavi Raudoja, avec ses bottes de soldat, était déjà un personnage du passé.
     Taavi s’arrêta devant le portrait du président. Non ! il n’était pas encore perdant !
     Sortant de la maison, Taavi reconnut l’odeur caractéristique du sauna ; l’effluve aigre des pierres chauffées et la senteur plus douce du bois de bouleau lui faisaient autant de bien que s’il venait réellement de se baigner.
     La main dans la poche, Taavi étreignait la crosse de son pistolet. Il lui semblait que son père, assassiné en 1941 par les brutes du bataillon de choc, se tenait encore devant lui et lui posait la main sur l’épaule : « Regarde, mon fils ! Je ne t’appelle pas encore ; tu as beaucoup à faire ; tu es encore jeune et fort ; sois tranquille, je serai là quand tu seras fatigué. »
     Derrière l’enclos, les contours sombres des sapinières de Sooserva s’allongeaient jusqu’à Penise, Verisoo et Ilmaotsa. Le soleil couchant déchiquetait les cimes des arbres en longues traînées de sang qui se glissaient dans l’épaisseur de la forêt.
     
     * * *
     
     Les compagnons de Taavi, après s’être restaurés de pain beurré et de lait frais, se dirigèrent vers le sauna. Le vieil Aadu, qui l’avait allumé, se tenait à la porte et serrait cérémonieusement la main de chaque arrivant.
     — Eh eh ! nous voilà dignes d’entrer ! s’esclaffa Osvald. C’était un géant au visage rougeaud, les épaules carrées et musclées. Il dépassait tout le monde de la tête, à l’exception d’un seul : un certain blond, haut comme une perche, aux yeux clairs et innocents, qui portait fièrement quelques poils au menton. On l’avait surnommé Eedi de Piibu. Le blessé, Ferdinand Uba, avait par contre la taille d’un jeune berger ; pourtant il semblait le plus âgé de tous, on lui aurait donné près de quarante ans. Ses épaules étroites, son dos voûté, ses lunettes, son visage blême lui donnaient l’apparence d’un rat de bibliothèque, presque bossu. Les autres parurent à Osvald de vrais bagarreurs, couverts de plaies et de bosses et ne demandant pas mieux que d’en recevoir davantage.
     Le sauna, dont la porte avait été ouverte pour chasser la fumée, était brûlant.
     — Aadu veut nous offrir le grand jeu ! plaisanta Osvald. Parfait, rasons-nous les poils et chassons les vermines !
     — Si on pouvait après se tremper dans quelque coin frais… suggéra Ferdinand.
     — La rivière est à cent mètres à peine en passant par le clos !
     — Ben mon cochon ! Moi et ma patte folle ! gémit le bossu. À peine si je peux arquer avec une béquille. Tandis que les autres se flagellaient à bras raccourcis, il resta dans l’antichambre pour nettoyer, à la lueur d’une bougie, ses jambes enveloppées de pansements.
     Taavi contemplait les pierres brûlantes : si elles pouvaient réduire aussi en vapeurs toutes ses sombres pensées d’avenir ! Dans l’entrée, au fond de chaque poche de veston, les hommes avaient laissé un revolver, qui semblait bien inoffensif, mais qui déjà avait fait ses preuves ! Les vraies armes de guerre étaient restées dans la forêt.
     Les branches de bouleau, coupées avant la Saint-Jean, bruissaient, dans la vapeur brûlante, sur le dos des hommes qui s’ébrouaient en crachant de plaisir. Osvald, tenant un baquet au bout d’une longue perche, balançait de l’eau de temps à autre sur les pierres qui éclataient.
     — Un chouette sauna que nous a légué Ignas ! Ça brûle autant que sous Leningrad !
     — Que – quelle ri-rigolade si les Ru-ruski se poin-poin-pointaient m-maintenant, bégaya Eedi.
     — Sois tranquille, répondit Osvald, Hilda n’a pas les yeux dans sa poche : dès qu’elle entendra le moindre bruit, elle nous donnera l’alarme. C’est une brave fille ! J’ai promis de la marier si elle monte bien la garde ! mais quand ses tétons seront un peu poussés ! Tu penses, les Russes n’oseront jamais se balader la nuit jusqu’ici, entre ces forêts !
     — Je me rappelle, au temps des partisans, commença Martin, un grand gaillard poilu au long nez pointu, c’était un samedi soir, dans le sauna près de Kohila ; on buvait de la bière de Saku tout en se fustigeant ; pour se rafraîchir on est allé plonger dans la rivière, ensuite on a dansé avec les filles jusqu’au matin. C’est seulement le lendemain qu’on a appris que ces maudits Ruski, effrayés par notre boucan, avaient nettoyé le village voisin de ses hommes. Notre vacarme nous avait sauvé la peau, ils n’avaient pas cru que l’on puisse oser faire la foire sur le pré du village !
     Leonard Kibuviir, un garçon aux lèvres épaisses, aux yeux malins, leva son crâne luisant entouré d’une maigre couronne de cheveux noirs.
     — Oh ! Oh ! l’interrompit-il, mais s’ils étaient… Martin ne daignait pas répondre. Le jeune homme au crâne déplumé continua :
     — À propos, je voulais vous dire : ces laissez-passer. Ces fameux laissez-passer, comment peut-on les obtenir ? Si on n’a pas dans la poche des papiers surchargés de tampons, on vous larde de plomb, même les hyènes ne voudraient plus de votre charogne et le plus bête c’est que, dans un tel état, on n’a plus aucune chance auprès des blondes…
     — Le voi-voilà encore a-a-avec ses f…femmes !
     — Je suis ma-ma-majeur et va-va-vacciné ! pasticha Leonard furieux.
     — Oui, mais ça n’éclairera pas vos lanternes ! coupa Osvald. Se procurer des cartes d’identité est très simple ; moi, en tout cas, j’en ai obtenu une de la mairie avec nom, date de naissance, adresse, vieux cachet de mairie et tout et tout. J’ai laissé entendre au chef du Comité Exécutif que personne ne serait assez idiot pour se laisser impressionner par ce morceau de papier : les Russes veulent des monceaux de signatures et des gigantesques tampons, mais il a éclaté de rire : papiers provisoires !
     — Tu ne penses tout de même pas qu’on va refiler un passeport soviétique à un coureur de bois ? ricana Leonard.
     — Ce chef du Comité, quel genre de bête féroce est-ce ? demanda Taavi.
     — Oh, un bon bougre ! un Estonien de l’autre côté du lac Peipsi, un homme pas mal fatigué, peu loquace, une étoile soviétique à cinq branches sur la poitrine, mais qui m’a fait meilleure impression que prévu.
     — Il faut bien flatter le peuple !
     — Comme si le peuple avait besoin d’être flatté ! Un gaillard de ton espèce serait juste bon pour boucher la dent creuse de Staline ! Tu y passerais, poils et intestins ! rétorqua Osvald. Dites donc, si on balançait encore quelques seaux d’eau sur les pierres ?
     — J’vais en cre-cre-crever ! pleurnicha Eedi.
     — De quoi te plains-tu ? se moqua Leonard recroquevillé dans son coin comme un grillon dans l’âtre, je t’ai raconté comment ça se passait en Finlande !
     — Oui, mais, mais moi je suis ha-habitué à d’au-…autres genres de sauna ! Si vous étiez al-allés à l’Est, vous… vous auriez pu pu voir !
     — Oh ! Oh ! Il fallait venir à Syväri, je te l’avais dit, mais toi tu avais encore du lait derrière les oreilles que je faisais déjà partie des patrouilles de reconnaissance. N’oublie pas que je suis un vétéran de la guerre d’Hiver, et j’étais dans le groupe d’Erna !
     — Oui, mon grand, tu es tout à fait un homme ! s’émerveilla Osvald. Moi je n’ai fait que moisir au bataillon de l’Est, mais, même là-bas, on n’était pas exempt de se faire bousiller par les salauds d’en face.
     — Bataillon de l’Est, légion, peuhh ! Pourquoi n’as-tu pas fait un saut en Finlande ?
     Osvald vida un nouveau seau sur les pierres.
     — Je suis gros et gras, je n’ai rien d’une puce sauteuse ; par la suite, j’ai eu un groupe de types qui, eux non plus, n’étaient pas des sauteurs !
     Les hommes maintenant entraient dans l’antichambre pour se laver,
     — Le temps de passer en Finlande est terminé ! conclut Taavi. Finis les légionnaires, les groupes de défense de frontière, les gardes nationaux. Il n’y a plus que le soldat estonien, vaincu, mais qui ne reconnaît pas sa défaite, car son patriotisme et son amour de la liberté n’ont pas, eux, été battus.
     — Et ils ne le seront jamais ! surenchérit Osvald. Ils peuvent nous couper la tête mais notre âme restera. Et puis, nous avons encore la caboche sur les épaules pour un bout de temps ! Il accrocha une lanterne au milieu de la pièce. Allons-y, c’est le moment de barboter ! En riant il s’aspergeait d’eau froide.
     — Et la rivière ? cria Taavi. Sans attendre de réponse, il poussa la porte et courut à travers le clos, suivi de tous les autres, pieds nus. Leurs yeux s’habituaient rapidement à l’obscurité sous le ciel étoilé imperceptiblement éclairci d’un reste de crépuscule.
     Grimpant sur un tas de pierres, Taavi plongea le premier dans le creux du « Trou de brochets ». Il lui fallut nager longtemps avant que son corps brûlant commençât à sentir la fraîcheur de l’eau.
     Comme une bande de gamins en récréation, se dépassant, se bousculant, ils coururent à nouveau vers le sauna. Osvald inonda les pierres chaudes.
     Ferdinand, ou Värdi comme on avait l’habitude de l’appeler, ouvrit la porte ; son visage n’avait pas la gaieté de celui des autres ; il se séchait les cheveux dans une serviette avec de brusques mouvements furieux.
     — La patronne est venue — le dîner attend ! ronchonna-t-il. Pendant que les autres le suivaient, il reniflait ses vieilles loques, hésitant à se rhabiller.
     — Attends ! lui dit Taavi, voilà une chemise propre que nous a donnée ma mère ; pour chacun elle a déniché quelque chose !
     Tout le monde le remercia, sauf Värdi qui prit la chemise avec la même expression dégoûtée, après avoir enlevé ses sous-vêtements militaires crasseux.
     — Est-ce que ton pied te fait mal ? s’inquiéta Taavi.
     — Bah ! Ce n’est rien, bougonna son ami ; le bandage tient bon et je l’ai préservé de l’eau. Il mâchait ses mots, le menton étroit avançant en galoche.
     — Veux-tu que je t’aide ? proposa Osvald. C’est pas de la rigolade, ton pied, il faut le soigner ; ça commence par une jambe et puis, tu ne sais pas où ça s’arrête !…
     — Laisse ! j’y arriverai bien tout seul ! répondit Värdi cramponné au baquet, en lui tournant le dos. Il se démena jusqu’à ce qu’il eût enfilé son pantalon et ses bottes, et, le veston sous le bras, après avoir empoigné sa canne dans un coin, partit en clopinant.
     — Pas marrant le frère ! chuchota Osvald à Taavi. D’où est-il ?
     — On ne sait pas au juste ! On l’a ramassé dans un fossé, la cuisse percée d’une balle ; je me souviens de l’avoir déjà vu en Finlande, dans les tranchées. Nous nous sommes retrouvés devant Tartu. Attends-moi, je vais l’accompagner jusqu’à la maison, on n’y voit pas grand-chose.
     À deux pas du sauna, Värdi s’était assis sur une racine de bouleau.
     — J’avais peur que tu ne trouves pas le chemin de la maison, commença Taavi, avec ta blessure…
     — Bah !
     — Veux-tu que je t’accompagne ?
     — Zut ! Je ne suis pas un enfant ! répondit le blessé. Va voir plutôt si les hommes se pressent un peu, ces rigolos qui n’arrêtent pas de papoter. As-tu du tabac ? Ben mon cochon, t’es nu comme un ver, tu ne peux pas en avoir ! Ne prends pas froid ; moi je ne suis pas malade au point d’avoir besoin d’une nourrice. Dis-moi plutôt ce que nous allons faire demain.
     — On va voir ! Tu resteras ici comme prévu ; j’en ai parlé à ma mère, elle s’occupera de toi. 
     — Ça m’est bien égal sous quel taillis j’irai pourrir ; mais les autres !… les autres !
     — Qu’est-ce que tu t’inquiètes pour eux ?
     — Ce sont tous des hommes mûrs, mais ils se conduisent comme des gosses dans un jardin d’enfants. Allez expliquer ça ! Ils ne comprennent même pas ce qui nous est arrivé ; toi non plus, d’ailleurs !
     En retournant au sauna, Taavi retrouva ses compagnons qui se lavaient silencieusement. Värdi, en les voyant, n’aurait pu leur faire de reproches ! Repliés sur eux-mêmes, ils cherchaient un moyen de s’en sortir. Leur retour dans ce monde nouveau était encore trop récent, trop précaire ; cette étroite marge de liberté laissée par le régime ne leur permettait pas de trouver une issue. Le pays avait-il encore une porte ouverte sur le monde libre ? Pourrait-on encore traverser la mer, avec la complicité de la nuit ? Ils étaient tous inquiets, oppressés, brusquement arrachés de leur sommeil pour retrouver un nouveau cauchemar.
     
     * * *
     
     Le vieil Aadu, assis sur un banc, mangeait sa soupe dans un bol en terre cuite. Il plongeait sa cuillère de bois avec une tranquillité imperturbable, pompant sa soupe entre ses poils de barbe. De temps en temps, il brisait un quignon de pain avec sa main gauche ou essuyait son front ridé en rejetant en arrière ses cheveux blancs.
     Linda, la fermière de Sooserva, avait mis le couvert dans la cuisine de Hiie en attendant le retour des hommes. Les vaches étaient traites, rentrées dans l’étable, et Hilda s’occupait des seaux et des bidons. Sans doute avait-elle déjà terminé et, depuis longtemps, était-elle dehors à guetter les bruits de la nuit. Elle rendait bien des services maintenant à Hiie ; sans elle, Linda n’aurait pu venir à bout de toutes ces tâches. Au moins, grâce à elle et à Osvald, les animaux étaient-ils correctement soignés ; mais ils ne pouvaient suffire à tous les travaux des champs.
     C’était le sort commun à toutes les fermes ; aussi dur qu’on ait trimé, les journées raccourcissaient, dévorées par les nuits d’automne. Tout le monde faisait son possible pour essayer de sauver une partie des récoltes, mais plus personne n’avait de cœur au travail ; on remplissait sa tâche par routine. Mais cette vie, il fallait la vivre, bien que personne ne sût combien de boisseaux de blé il leur faudrait avant de mourir, ni pour qui sortiraient du sol les pousses du blé d’hiver.
     Inexplicablement Linda n’éprouvait plus le bonheur de jadis à retrouver son fils. À le voir vivant, en bonne santé, ses yeux s’humectaient de larmes de joie, mais, d’ici peu, ces pleurs allaient peut-être devenir des larmes de douleur ; qui pouvait le dire ? Qu’allait devenir son fils ?
     Aadu termina son repas ; il lécha consciencieusement la cuillère et baissa la tête, les mains croisées, pour prier. C’était aussi, pour la patronne, signe que l’homme était rassasié ; s’il avait eu encore faim, il aurait secoué son bol en poussant des petits cris. En se levant avec une lenteur de patriarche, Aadu alla reposer sa cuillère sur le buffet et sortit en clopinant, les jambes tout engourdies par l’immobilité.
     Pourquoi ne pas garder son fils auprès d’elle, comme elle allait le faire pour son ami blessé ? Pourquoi ne pas le cacher dans la grange ou dans un coin du grenier ? À moins qu’il n’aille à la mairie parlementer ? Le chef du Comité passait pour un homme abordable et bienveillant. Ou alors, elle pourrait y aller elle-même et plaider la cause de son fils ! Taavi s’était sauvé devant les Allemands en Finlande, ce n’était donc ni un criminel, ni un fasciste ! C’était bien dur pour elle de le retrouver ainsi amaigri, épuisé. Il avait une tout autre allure en revenant de Finlande : des vêtements propres, la mine haute, fier comme un chef d’armée ; ses grands rires emplissaient les chambres et la cour ; et maintenant ! Des loques récupérées on ne sait où, les cheveux en broussaille, des bottes boueuses, un vrai terrassier ! Oui ! Elle devrait aller à !a mairie ; elle parlerait de manière détournée, écouterait… Le pardon doit bien exister pour tout le monde ! À Kalgina, en plein jour, au milieu de ses champs de blé, on avait pourtant fusillé le vieux Tooma de Kuuse ; pas de pardon à espérer !… Y aller serait une nouvelle humiliation.
     Hilda entra dans la cuisine ; depuis que Taavi était revenu, elle était devenue timide ; ses yeux brillaient d’inquiétude.
     — Je leur ai monté des couvertures au grenier !
     — C’est très bien, répondit Linda. J’espère qu’ils ne vont plus tarder à rentrer.
     — Peut-être pourraient-ils dormir dans le grenier du sauna, il se trouve plus près de la forêt, ajouta rapidement la jeune fille. Si moi-même je dormais dans le cellier je pourrais entendre…
     Quelqu’un frappa à la porte.
     Les deux femmes sursautèrent comme si l’on venait les prendre en flagrant délit ; pourtant les coups avaient été discrets.
     
     Quand la porte s’ouvrit, une femme se dressa dans l’encadrement, les mains dans les poches, un fichu bariolé sur ses cheveux noirs.
     — Toi, Marta ! Que se passe-t-il ?
     — Puis-je, puis-je parler à Taavi ? demanda la femme tout énervée.
     — Entre donc ! Ils sont au sauna, Taavi et Osvald, je vais aller leur dire que…
     — Non, inutile ; je vais attendre ; je n’entre même pas. Il n’est rien arrivé à Taavi ? demanda-t-elle avec inquiétude.
     — Dieu merci, il est encore entier ! Linda dévisagea la femme restée sur le seuil : sa poitrine montait et descendait comme si elle venait de faire un long trajet en courant. Qu’est-ce qui lui prend à cette Marta ? se demandait-elle. Que veut-elle à Taavi, le mari d’une autre femme, elle-même mariée ? Est-ce que l’ancien manège recommençait ? Tout le village chuchotait que Marta de Roosi courait après Taavi de Sooserva depuis qu’elle était nubile.
     — Non, je vais aller chercher Taavi ! déclara Linda. En traversant le clos, elle ralentit le pas : on avait raconté bien des choses sur Marta et sur son mariage avec le vieux Laane, arrêté en 1941. Dieu sait ce que cette fille venait encore chercher dans le pays ! Pendant toute l’occupation allemande elle avait dilapidé la fortune de son mari, et, qui plus est, était toujours fourrée avec les officiers hitlériens. Linda rencontra les hommes.
     — Qu’est-ce qui se passe ? s’étonna Taavi. Par sa chemise ouverte, tout son corps dégageait encore la chaleur du sauna et la senteur des feuilles de bouleau.
     — Je suis venue te dire que Marta veut te parler. Elle est là, à l’entrée de la salle. Il vaut mieux que les hommes ne se montrent pas. Elle travaille à la mairie ; elle était juste là cet après-midi quand tu es arrivé et… c’est peut-être à cause des Russes !
     — Celle-là, elle flaire toujours les hommes de loin ! remarqua Osvald. Il faut bien dire que, physiquement, il ne lui manque rien ! Elle porte des fourrures, des bijoux et sent tellement bon que…
     — … Ça te fiche mal au cœur, après le sauna, enchaîna Leonard.
     Taavi ne prêtait guère attention aux propos d’Osvald ; il savait que les sentiments du journalier à l’égard de Marta étaient tout autres. Peut-être rôdait-il encore maintenant autour de Roosi comme par le passé !
     Contrairement aux prévisions de sa mère, la venue de Marta lui faisait plaisir. La femme lui serra longuement la main, ils sortirent tous deux par le grand portail vers Roosi et Võllamäe.
     — Tu es donc de retour ? lui demandait Taavi. Pour longtemps ?
     — Qui sait ? J’ai besoin de me calmer les nerfs.
     — Oui, tu en as bien besoin, remarqua Taavi d’un air ambigu.
     — Ce n’était pas très drôle tous ces derniers temps à Tallinn.
     Marta lui raconta comment la ville avait été prise, comment elle était revenue à Kalgina ; ils marchèrent à nouveau en silence mais ce silence trahissait une gêne.
     — Belle soirée ! articula enfin Taavi.
     Marta éclata de rire, rompant ainsi ce malaise qui existait entre eux depuis des années.
     — Oui, belle soirée ! Marta continuait à rire, d’un rire joyeux et sonore. Vraiment très belle ! répétait-elle avec une pointe de regret et de mélancolie. Ils s’assirent tous deux sur une murette recouverte d’herbes, elle ajouta : Écoute, dis-moi franchement ce que tu comptes faire ? Tu n’as pas trouvé de bien joyeuses surprises en sortant des forêts.
     En silence, Taavi cherchait du tabac au fond de sa poche.
     —Tiens, j’ai des cigarettes, l’arrêta Marta en tendant un étui et des allumettes. Mais tu trembles, à peine sorti du sauna ? Tiens, prends mon manteau, prends ! Sans attendre la réponse elle troqua son manteau contre le veston de Taavi, L’homme sentit sur ses épaules la chaleur de cette femme et son parfum ; il en fut troublé.
     — J’ai pensé à toi toute la journée, confessa Marta. C’est étrange, on aurait dit que j’avais deviné ; je me promenais à Hiie, sans raison précise, cet après-midi, et voilà : tu es arrivé !
     Elle avait du mal à respirer, sa voix devenait tendre. Derrière eux les champs exhalaient l’odeur de la terre et des blés mûrs : devant, l’aigre senteur de chaux de la route ; ils étaient enfermés, encerclés d’odeur.
     — Tu sais, continua Marta en prenant le bras de Taavi, ne crois pas que je sois une idiote ; je n’ai plus rien de l’écolière, mais ton retour m’a causé tant de joie que je me suis élancée à travers bois comme une folle, jusqu’à Võllamäe, jusqu’au pied des collines de Koolu. Tu te rappelles, là-bas où un jour d’hiver nous nous sommes assis ! T’en souviens-tu ? Taavi eut un mouvement de recul et Marta retira sa main.
     — C’était beau cet hiver-là, n’est-ce pas ? J’y pense souvent ; ce fut le jour le plus heureux de ma vie…
     — Mais non ! ce n’était rien ! Je veux dire : il ne s’est rien passé… Taavi rejeta sa cigarette d’un mouvement brusque ; la femme s’était penchée en avant, le veston sur les épaules ; elle continua :
     — Toute la journée nous sommes restés assis dans la neige ; toi, tu me recouvrais de branches de sapin, de peur que je n’aie froid ! Quelle bêtise ! Je brûlais entre tes bras.
     Taavi se leva et fit quelques pas.
     — C’est étrange que ce souvenir me revienne maintenant ! Nous étions des enfants qui ne savions pas encore jouer, mais ce passé m’est cher ! Elle se redressa brusquement en faisant rouler une pierre. Oui, et maintenant te voilà de retour, abandonné comme un enfant, le visage durci par les vagabondages en forêt, épuisé par les combats… un vrai bandit ! Elle éclata de rire. Qu’est-ce que nous allons faire de toi maintenant ? Moi je n’en sais trop rien et toi tu n’as pas l’air de t’y intéresser fort ! Tu es heureux que ton fils soit hors de danger et que ta femme t’ait abandonné !
     — Marta !!!
     — Ne te fâche pas ! C’est ainsi que je le ressens ; je ne peux pas comprendre : une femme qui aime son mari… Le mien, je ne l’ai pas aimé, je ne pouvais même pas supporter sa présence, mais lorsqu’on l’a arrêté il m’a semblé que je devenais folle : j’ai couru de bureau en bureau, je ne dormais plus, je lui portais des colis en prison jusqu’à ce qu’on me les refuse. J’ai même supplié les Russes de me déporter avec lui !
     — C’était une situation très particulière…
     — Soit ! Maintenant c’est fini. Dis : as-tu l’intention de partir à Tallinn ou de rester à la campagne ?
     — J’irai peut-être sur la côte…
     Marta baissa la tête, fouillant le sol de son talon.
     — Ah bon ! Tu vas les suivre !
     — Je ne peux plus partir pour l’Allemagne, mais…
     — Alors tu crois pouvoir aller ailleurs ? ironisa Marta. Écoute ! Elle saisit à nouveau le bras de Taavi. Nous étions amis, n’est-ce pas ? Au moins ça ? Je voudrais t’aider.
     — C’est gentil de ta part, dit Taavi d’une voix indifférente, sans grand espoir.
     — J’ai trouvé dans les greniers de la mairie une caisse pleine de vieux passeports soviétiques, ceux que les Allemands avaient confisqués à la population. Peut-être seraient-ils maintenant utiles à des gens en difficulté ?…
     Taavi ne répondit rien. Oui, bien sûr, c’était juste ce qu’il lui fallait, à lui et à ses hommes.
     Ils avancèrent vers Võllamäe et Roosi. Le vent faisait bruire les cimes bordant la route ; du fond des marais de Verisoo montait la brume. Au loin, par-dessus Kalgina, de longues traînées roses s’estompaient dans le ciel ; le chant monotone des soldats russes parvenait jusqu’à eux.
     — Changeons maintenant nos vêtements, proposa Taavi.
     — Mon manteau ne te convient pas ?
     — Si, trop bien ; c’est ce qui me gêne ! Pour un fauve sorti à peine du bois, sentir tout à coup la chaleur des hommes, et surtout celle d’une femme, ça le grise !… railla Taavi.
     — On ne le dirait pas ! répondit-elle avec un rien de provocation. En échangeant leurs vêtements, Marta serra furtivement le poignet de Taavi.
     « Elle n’a pas changé », se disait-il ; ils marchèrent sans un mot jusqu’à la cour de Roosi. De l’autre côté de la route, le chien de Võllamäe se mit à hurler ; ils durent se sauver comme des voleurs jusqu’au fond du jardin, entre les bosquets de lilas. C’était plutôt Marta qui le tirait par la main, haletante, presque collée à lui.
     — Où sont les passeports ? demanda Taavi.
     — Chut !
     — Ce clebs n’arrêtera pas de sitôt ! Il vaut mieux que tu ailles chercher les passeports et que nous partions.
     Marta s’éloigna. Taavi la suivit du regard ; la porte grinça ; il se redressa, adossé aux poutres de la grange. Le chien aboyait toujours, d’autres se mettaient à lui répondre. Tiens ! même Pontus se joignait au concert ! Il entendit soudain des pas dans la cour de Võllamäe, quelqu’un parlait ; il se pencha pour regarder : non, ce n’étaient pas des Russes ! il reconnaissait la grosse voix toussotante de Jaak :
     — Qu’est-ce, aujourd’hui ? La fille ou le vieux ?
     — Pas de Russes à l’horizon, répondit une autre voix, c’est sûrement la fille ! Elle a dû se dénicher un nouvel oiseau rare !
     — C’est peut-être un Allemand de Tallinn ?
     La voix des hommes s’éloigna, le chien se calma. Taavi se sentait empli de dégoût : qui aurait pu croire une telle chose !… Marta revenait un paquet à la main.
     — Tiens, tu trouveras peut-être ce qu’il te faut !
     — Sûrement !…
     — Alors… tu passes la mer ?
     — Si possible, naturellement ! Pour le moment la lutte est finie.
     — Méfie-toi ! les routes sont surveillées et chaque suspect est arrêté. Sur le visage de Marta glissait un sourire triste et fatigué. Peut-être nous reverrons-nous un jour ? Je serai de tout cœur avec toi, au revoir !
     — Au revoir et merci mille fois !
     — Tu n’as pas besoin de me remercier, murmura la femme en retournant vers la maison. Elle marchait lentement, le dos voûté.
     Par contre, Taavi retourna vers Hiie le cœur bondissant de joie ; les cailloux crissaient sous ses bottes, les chiens se remettaient à hurler ; il s’en souciait bien ! Il balançait son paquet en sifflotant. Au-dessus des forêts accueillantes, les étoiles lui clignaient de l’œil ; les souffles du vent venaient taquiner ses cheveux. Eh bien, sacré Taavi ! tu es encore en vie ! Devant toi les forêts te tendent les bras ! Il se sentait apaisé et fort.
     Une étoile filante disparut derrière Ilmaotsa.


II

     Le second soir arrivèrent à Hiie des visiteurs que l’on n’attendait plus. Tout le monde était en train de dîner lorsqu’un chariot entra en grinçant dans la cour, au milieu des aboiements de joie de Pontus.
     — Ça par exemple ! Osvald bondit de sa chaise. Les autres le suivirent sauf Aadu qui, de son coin de table, les regardait faire avec inquiétude. On entendait un cheval s’ébrouer, des bruits de voix, les nouveaux venus étaient à la porte.
     — Mon Dieu ! s’écria Linda, les gens de Hiie sont de retour. Hilda ! Hilda ! allume vite la lanterne, on ne voit rien dans la cour !
     — Mais si ! Nos yeux sont accoutumés à l’obscurité, répondit Reet. Dieu soit loué ! vous êtes encore vivants.
     — Oui, oui ! Attendez, je vais aider le patron, bafouilla Osvald.
     — C’est ça, et envoie-moi Ignas ; répondit Reet. Mes vieux os ont été tellement secoués dans ce chariot de malheur que je ne peux plus me traîner. Elle serrait un gros bâton d’aulne vert, ce qui n’empêchait pas Ilme de la soutenir. Derrière eux venait Lemb, enveloppé dans son manteau d’hiver, la visière noire de sa casquette jusqu’aux yeux.
     Tous semblaient, à leur vue, devenus muets, sauf Värdi qui mâchonnait quelques vagues salutations lorsque les arrivants se mirent à enlever leurs manteaux. Hilda ne pouvait quitter Ilme des yeux. Elle revoyait Taavi franchir le matin même le portail, partir vers Tallinn ; elle se mit à pleurer en mettant le couvert. Lemb se faufila dehors et revint, chargé de paquets.
     — Travaille, fiston, travaille ! l’encouragea Reet en tombant assise sur une chaise près du fourneau, commençant à masser ses jambes enflées. Comment vont les bêtes ?
     C’était une femme de taille moyenne, beaucoup plus forte que Linda, les yeux foncés, les cheveux bruns à peine parsemés de fils blancs. Ce n’était plus cette jeune femme débordante de vitalité et de jeunesse que Linda avait vue au bras d’Ignas dans l’allégresse de la noce ! Le temps l’avait bien marquée ; elle était devenue exigeante, silencieuse, pondérée, Ilme, sa fille, pourtant mère d’un robuste garçon, était demeurée par contre aussi fraîche, aussi délicate que lorsqu’elle était jeune fille.
     Bientôt Ignas et Tom entrèrent : deux gaillards solides, de haute taille, mais qui ne semblaient pas être le père et le fils. Tom avait hérité la stature de son père et les traits et le caractère de sa mère. Lorsqu’il paraissait, il apportait la vie autour de lui.
     Aujourd’hui tous deux étaient sombres et silencieux, les yeux creusés. Devant le fourneau, Ignas alluma sa pipe avec un charbon ardent ; Tom se jeta de tout son long sur le banc, à côté de Värdi.
     — Vous n’êtes pas du coin ? lui demanda-t-il.
     — Non, je suis de plus loin.
     — Ah bon ! De la forêt peut-être ?
     — Oui, de la forêt.
     La pièce retomba dans le silence. Les arrivants se sentaient étrangers dans leur propre maison. Même la voix de Lemb, en parlant à sa mère, n’arrivait pas à retrouver sa gaieté et son éclat habituel. Une bougie à la main, il explorait les pièces, Pontus sur les talons, pour redécouvrir tous ces objets qui lui avaient tant manqué. Les jouets et les livres, même le couteau à manche d’os, tout était en place ; les Russes n’étaient pas encore passés comme l’avait craint son grand-père pendant la route.
     Aadu marmotta ses prières ; ses yeux brillaient encore de la joie enfantine d’avoir retrouvé ses patrons ; il posa délicatement sur la tête de Lemb sa grosse main rugueuse et caressa les boucles blondes du jeune garçon. Ce geste inattendu surprit tout le monde, Lemb le premier ; tout étonné, il le regarda disparaître dans la cour.
     — Alors, quoi de neuf dans le pays ? demanda Ignas.
     — Ma foi !… Linda cherchait ses mots. Ses gestes maladroits trahissaient son inquiétude ; la même nervosité faisait aller et venir Hilda de la cuisine à la salle à manger. Vous en êtes tout de même sortis vivants !…
     — Eh oui ! On a pu se traîner jusqu’ici ! Mais combien de temps nous laissera-t-on en vie ? murmura Ignas en suçant sa pipe. Maintenant on vous descend sur la route, pour un oui pour un non ; heureusement que nous étions plusieurs !
     — Ah ! Ils deviennent si méchants que ça ? gronda Värdi. Je croyais qu’ils n’osaient vous liquider qu’en forêt ?
     — À côté de Pärnu, tous les moyens ont été bons pour envoyer les gens « ad patres » ! renchérit Tom. Il n’est resté qu’un océan de flammes ; toute une semaine nous nous sommes planqués chez l’oncle.
     Le silence retomba, enveloppant leurs pensées. À quoi bon gaspiller des paroles lorsqu’on n’a rien de très agréable à dire ! Les yeux brillants, Hilda ouvrit la bouche pour parler mais s’arrêta. Lemb, assis sur le tas de bois devant le feu, enlaçait le cou de Pontus. Ilme refaisait les lits dans les chambres et déballait les colis. Osvald entra, le visage sombre, les yeux au plancher, au lieu de son sourire habituel.
     — Les sacrés bâtards ! Quelle rosse ils vous ont fourrée entre les brancards ! Une bestiole qui tient à peine sur ses pattes, toute couverte de cicatrices ; elle ne vaut même pas le prix de la peau !
     —Tu parles du cheval, mais la carriole vaut encore moins cher ! s’écria Tom. Ils ont pris tout le lot : cheval, voiture… Il se leva brusquement, les yeux étincelants de rage. Si j’avais eu un pavé, moi je vous le dis, ils en auraient pris plein les gencives !
     — Tom ! intervint Reet pour le calmer.
     — Allons, allons, plus besoin de nous inquiéter ! sourit le père ; on a la vie sauve et c’est déjà pas mal pour l’instant !
     — Oui, bien sûr, on a la vie sauve ! continua Tom en haussant les épaules ; la belle affaire ! Il y a longtemps que nous devrions être en Suède et comme des imbéciles on en est toujours au même point ! Et ils nous tiennent maintenant ! On est fait comme des rats ! Mais je vous préviens, ils ne me mettront pas le grappin dessus !
     — Tu feras ce que tu voudras ! répondit Ignas soudain las. Tu es un homme, la tête solide sur les épaules, personne ne s’inquiétera de ce que tu feras. Mais fais marcher tes méninges avant de gesticuler ; inutile d’enfoncer des portes ouvertes !
     — On a perdu notre temps ici à réfléchir, à peser le pour et le contre et puis, bernique, c’était trop tard. Si vous m’aviez écouté au début, nous serions maintenant en Suède !
     — Oui, on le sait, inutile de rabâcher toujours la même chose ! supplia Ilme ; écoute plutôt ton père…
     — Je ne fais que ça ! explosa Tom, les yeux brillants comme s’il allait pleurer. Tu vois où ça nous a menés ! Même vers l’Allemagne les routes sont coupées ! On n’est pas tellement mal ici ! plaisanta Osvald avec son exubérance de jeune homme. La maison regorge de bras !…
     — … Juste bons pour aller travailler dans les camps de Sibérie.
     La conversation cessa aussi brusquement qu’elle était venue ; chacun se mit à manger. Derrière Ilme, Hilda qui ne pouvait se contenir plus longtemps rompit le silence :
     — Taavi est ici.
     — Taavi ? La fourchette retomba des mains d’Ilme.
     — Où est papa ? cria Lemb en se levant.
     — Oui, Taavi est venu, dit à son tour Linda.
     Les arrivants se regardèrent interloqués : que s’était-il passé durant leur absence ? Hilda pleurait sans pouvoir ajouter un mot.
     — Mais parlez, expliquez-vous ! Que s’est-il passé avec Taavi ? demanda Ilme avec inquiétude. Que lui est-il arrivé, où est-il parti, quand était-il là ?
     — Grand-mère, où est papa ?
     Linda eut la force de sourire :
     — Il ne lui est rien arrivé, toujours solide comme un roc ! Il s’est juste déguisé de façon burlesque dans la forêt ; tiens, son ami blessé est encore là ! Taavi avait l’intention de vous suivre. Tout était dit.
     — À Pärnu ? demanda Ilme.
     —  Non. Il est d’abord parti à Tallinn afin de voir s’il peut traverser le golfe. 
     — Oui, il connaît toutes les combines ! dit Osvald avec admiration. 
     — Imbécile ! rétorqua Tom. Où peut-on se sauver encore ?
     — Qui sait ? proclama Ignas avec orgueil ; ce ne serait pas la première fois qu’il quitterait le pays !
     — Pauvre Taavi ! gémit Reet. Il est venu sans trouver personne à la maison.
     — Oui, il était bien déçu ! dit Linda. Je n’osais pas le lui avouer tout de suite. Il n’a fait que passer. Arrivés hier soir, ils étaient déjà tous repartis ce matin !
     — Ce matin ! cria Ilme. Ses pommettes s’enflammaient ; ce matin ! Elle répétait les deux mots, les yeux perdus dans les boucles de son garçonnet qui écoutait gravement la conversation.
     — Ça alors ! Si les Russes n’étaient pas… grommela Tom.
     — … Nous serions arrivés hier soir ! acheva tranquillement Reet. Mais nous n’y pouvons rien ; plus rien maintenant ne dépend de nous ! On ne peut que suivre la route qu’on nous désigne…
     — Mais comment… Que fait-il… Quels sont ses projets ? insista Ilme. Personne ne mangeait plus.
     — Il était heureux de pouvoir partir, que voulez-vous d’autre ! répondit la mère de Taavi.
     — Ainsi la guerre n’a donc servi à rien ! soupira Ilme. C’est tout de même injuste, n’est-ce pas, père ? Et vous qui connaissez bien Taavi, continua-t-elle en se tournant vers Värdi, que disent les maquisards ?
     Värdi haussa ses épaules étroites, les sourcils froncés :
     — Ce que je dis ? Les clochards n’ont plus droit à la parole ; on est revenu dans notre patrie comme l’oiseau vers son nid, sans trop réfléchir ; maintenant on commence à comprendre que ce n’était peut-être pas la meilleure solution ; avec un peu plus de jugeote, on ne serait pas dans la situation actuelle. C’est tout ce que je peux dire.
     — Ça, votre arrivée ici, c’était le bouquet ! affirma Osvald.
     — On fait ce qu’on peut ; on avait bien le droit de venir et personne n’a à nous juger ! répliqua Värdi.
     — En tout cas, il faut rendre à ces hommes ce qui leur est dû, décréta Ignas. Personne n’a le droit de critiquer nos gars, où qu’ils soient ! Qu’ils soient heureux au-delà des mers ou qu’ils souffrent ici, si on ne les avait pas eus devant Narva ou ailleurs, en première ligne, les autres seraient déjà sur notre dos depuis l’hiver dernier.
     — À quoi bon ? demanda Ilme impatiemment. Taavi, s’il n’y avait pas eu toutes ces luttes, serait aujourd’hui en Finlande.
     — Qui peut le dire ? Nul n’est prophète. On a vu les massacres de Pärnu ; notre vie ici ne vaut guère plus cher ! Occupons-nous seulement de ce qui peut nous sauver. Nous sommes tous en vie ; il n’est pas trop tard pour ramasser les récoltes ; si tout va bien, on pourra continuer à vivre entre les forêts à condition d’ouvrir l’œil. Au pis-aller, on se réfugiera dans les sous-bois.
     — Tu nous parles de forêt, mais voici l’hiver qui approche ! soupira la mère.
     — Et on vous fusillera, comme on a fusillé mon pauvre mari ! pleura Linda.
     — Où est papa ? répéta Lemb. Je ne veux plus rester loin de papa ! Tous les Russes et les Kirghiz et le reste, qu’est-ce qu’ils vont faire à mon papa ?
     — Ne t’inquiète pas, Lemb ! dit Osvald pour le rassurer. Ton père ne craint rien ! C’est un malin ! Il en prendra dix dans chaque main et les éparpillera comme du foin. Tu te rappelles, l’été dernier à la fenaison, connue on le retournait ?…
     — Bien sûr que je m’en souviens ! Il en riait encore, mais sa joie fut brève :
     — Viens, grand voyageur, ta grand-mère va te mettre au lit ! décréta Linda.
     — Mais non, je veux attendre papa ; et s’il revenait ?
     — Peut-être, espérons-le, sourit Ilme.
     — Vous tous, vous ne faites qu’espérer mais vous ne croyez pas ! Tandis que moi, je crois fermement que papa reviendra ; il sera là demain matin.
     Le ton catégorique du gamin surprit tout le monde : Lemb avait en lui une force qu’eux avaient perdue ; ils s’en rendaient compte avec stupeur et tristesse. En silence tout le monde se prépara à aller dormir.
     — Mon ami a un gosse épatant ! murmura pour lui Värdi, en baissant la tête sur la table. Oui, ma propre fille serait déjà grande aujourd’hui…
     — Alors tu te couches ? demanda Osvald brusquement.
     — Oui, oui… bien sûr, et il se leva.
     
     * * *
     
     Vers midi, Linda de Sooserva quittait la ferme en emmenant sa vache et ses brebis.
     — Tu n’as pas peur de te trouver toute seule dans les bois ? s’étonna Reet.
     — Avoir peur ? Chez moi ? répondit Linda avec un sourire triste. Qui devait-elle craindre ? Son cœur se serrait lorsqu’elle pensait à son fils ; elle alla tout droit là où était tombé son compagnon de vie, là-bas, dans l’ombre paisible des sapins séculaires ; il était si doux de converser avec le vieil Andres, son mari !
     Lemb avait retrouvé mille occupations, dans la cour, le jardin, les champs, les prés. Il les avait abandonnés si longtemps ! Quelle joie de courir avec Pontus qui ne le quittait plus ; tête penchée, l’animal regardait jouer le garçon ou lui posait, en sautant, les pattes sur les épaules, et tous deux roulaient à terre avec des cris et des gambades. Aux yeux de Lemb, rien n’avait changé dans la ferme : ni le vieil Aadu, ni le petit agneau noir, qui pourtant avait bien grandi entre-temps et se battait maintenant comme un bélier. Il n’y avait que sa mère, Ilme, qui semblât le matin aussi triste que la veille. Ah oui ! C’était à cause de son père ! Un instant cette idée calma l’exubérance de Lemb, emplit son cœur de tendresse et de peine. Depuis qu’il était capable de se souvenir de son enfance, il avait eu tellement peu l’occasion d’être avec son père qu’il ne pouvait en garder que des réminiscences fugitives, embellies par son imagination. Pour lui son père était devenu un véritable personnage de légende. Tous les héros qu’il avait pu connaître par les récits de sa grand-mère ou de sa mère avaient les traits et les qualités de son père.
     Pour Ilme, la vie n’était pas facile ; plus le jour avançait et plus elle regrettait de n’être pas allée aux champs. Son père lui avait conseillé de s’occuper un peu de la maison, de se reposer des fatigues du voyage ; mais elle n’était plus tellement fatiguée, elle aurait aimé respirer le grand air des champs ! Était-elle déçue de ce voyage manqué ? Qui sait ! En revenant de Pärnu, elle avait presque éprouvé un soulagement de n’avoir pu prendre le large : Taavi se trouvait peut-être encore en Estonie ! Elle en avait eu le pressentiment et elle ne s’était pas trompée !
     Elle lavait le linge, sans pouvoir abattre beaucoup d’ouvrage ; l’après-midi était arrivé sans qu’elle eût réussi à reprendre pied dans le présent. Sans cesse son regard glissait vers la route de Võllamäe, où elle espérait voir surgir quelqu’un. Elle surveillait les gambades de son fils, elle ne voulait pas le perdre de vue. Regarder jouer Lemb lui serrait le cœur : quel serait le destin de son fils ? Combien de temps dureraient ses jeux insouciants ? Oui, Lemb aurait dû passer la mer ! Il lui faudrait bientôt aller à l’école, dans une école où toutes les vérités sont faussées, où le foyer et la famille sont méprisés, l’histoire du peuple défigurée : « Écoute bien ce que disent tes parents à la maison ! Tu dois nous le répéter car tu es l’enfant de l’Union Soviétique. Tout ce que ta mère et ta grand-mère disent de Dieu, ce sont des mensonges. » Et puis, une nuit, on emmènera tes parents, tes proches disparaîtront, tu n’auras plus personne…
     Ilme sentait son cœur battre à grands coups ; elle manquait d’air, ainsi penchée sur la planche à laver. Taavi était parti pour Tallinn ; elle l’avait manqué de bien peu. Est-ce que ces quelques heures n’allaient pas les séparer pour toute une vie, jusqu’à la mort ? Parviendrait-elle à rejoindre Taavi avant qu’il n’ait franchi la mer ? Mais pourquoi ne pas aller à Tallinn le chercher ? — Enfin une pensée sensée ! — Certainement il s’arrêterait chez des amis ou même dans leur ancien appartement qu’ils avaient cédé à un copain d’école.
     Était-elle à ce point bouleversée pour ne pas y avoir pensé plus tôt ?
     Elle se redressa, brusquement envahie d’un accès de fièvre. Son sang lui martelait les tempes. Il serait stupide de perdre plus de temps ! D’un élan elle se précipita dans la cour et appela Lemb.
     Le garçon sortit de l’enclos avec Pontus ; il avait déjà réussi à se salir convenablement. Pour un rude travailleur comme lui, ses genoux et ses mains maculés de terre ne pouvaient rester aussi propres que le dimanche ! Quelques égratignures venaient embellir le tout.
     — Maman, oncle Värdi m’a promis de me faire un arc ! Tu sais — sa voix devenait confidentielle — je crois qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans le pied d’oncle Värdi ; il prétend se l’être foulé en tombant ; moi, je crois que c’était des Russes ! C’est tout simplement une balle qui lui a traversé le pied !
     — Ou peut-être les Allemands ? suggéra sa mère.
     — Ah oui ! les Allemands ! Lemb réfléchissait. Non, moi je pense que c’était quand même les Russes !
     Ilme se pencha vers son fils.
     —Lemb, si nous allions à Tallinn ? Oui, tout de suite, demain matin, pour chercher papa. Tu veux bien n’est-ce pas ?
     — Oh oui, maman ! s’écria-t-il joyeusement en jetant ses bras autour du cou de sa mère.
     Brusquement, Ilme et Lemb ne purent tenir plus longtemps en place ; bientôt tout le monde fut au courant de leur projet dans la ferme. Les autres en discutaient avec plus de lucidité, supputant leurs chances de réussite, Reet n’était guère enthousiasmée ; n’était-ce pas un projet insensé ? S’éloigner encore de chez soi serait une cause supplémentaire de soucis. Ce n’était guère le moment de voyager pour une jeune femme avec toutes ces brutalités, ces attentats sur les routes. La patronne de Hiie ne pouvait se résoudre à donner son accord. Parcourir le monde avec un enfant pour rechercher Taavi lui semblait périlleux ; et qui pouvait savoir si Taavi était bien parti pour la capitale ? Peut-être était-il allé directement sur la côte ou était-il retourné dans les forêts ! Que pouvait-il espérer trouver à Tallinn au milieu des Russes ?
     Tom, également, trouvait ce projet fort risqué, mais Osvald et Hilda prirent fait et cause pour Ilme et leur joie n’était pas inférieure à celle de Lemb. Pourtant lorsque Ilme proposa à Hilda de les suivre dans sa ville natale, elle pâlit, les lèvres tremblantes : « Oh non ! Non ! Je ne veux pas retourner là-bas ! »
     À la tombée de la nuit, Ignas revint, le front soucieux, de la mairie où il était allé prendre des renseignements ; mais, en franchissant le portail, il s’imposa un comportement jovial :
     — Non ! Rien de spécial là-bas, sinon que chacun doit se présenter lui-même et se faire inscrire sur les listes. Surtout ne soufflez mot à personne qu’on a eu l’intention de quitter le pays ! Il faut dire que les Allemands nous ont entraînés de force et qu’à la dernière minute on a pu s’échapper !… Il ajouta en s’adressant à Osvald : ils ont l’intention de nous serrer le nœud autour du cou ; c’était prévisible ! Comment veux-tu que tout soit brusquement devenu aussi rose et qu’on nous pardonne ? « Oh non ! On ne fera de mal à personne ! » Et on nous rabâche à la radio l’hymne estonien et toutes nos chansons populaires. Bougrement rusé ! Mais leur première question c’est : « Qu’avez-vous fait au temps des Allemands ? » Moi, un vieux bonhomme, je ne tomberai pas dans le panneau ! Ça non ! Tout sourires, c’est leur façon d’agir et…
     — Alors, vous croyez, patron, que ça va aller mal une fois de plus ?
     — Si rien ne les en empêche, ce sera pire qu’avant. En ce moment c’est l’armée seule qui pille et saccage, mais ce que je crains, c’est la suite…
     — Je n’ai guère envie de me passer la corde au cou ! Osvald serrait les dents en regardant la forêt.
     — On verra bien ! Nous ne sommes pas des moutons !
     Contrairement à ce que redoutait Ilme, son père approuva le projet de départ. Tard dans la soirée ils discutaient encore :
     — J’y avais déjà pensé ! déclara Ignas.
     — C’est vrai ! Je ne sais pas ce qu’il en adviendra, mais je dois tout tenter et avoir la conscience en paix.
     — Oui ! Seulement ce ne sera pas facile d’y arriver. La gare est loin — on affirme qu’il y a des trains militaires qui circulent. Mais ce sont surtout les abords des routes qui sont à craindre. Ils vont te harceler ; à moins qu’en plein jour… Et puis il y a la question d’argent ! La Mairie ramasse l’argent allemand de la population sans rien donner en contrepartie. Si tu parviens à retrouver Taavi, c’est vers la mer que vous devrez aller…
     — C’est ce que Taavi voulait faire.
     — Eh oui ! Je ne serais même pas autrement surpris qu’il soit déjà en train de naviguer ! Avec son culot, il est capable d’enlever le morceau ; ce que les autres n’osent même pus rêver, pour lui c’est simple comme bonjour. À moins qu’il ne se trouve dans une impasse…
     — Qu’est-ce que tu…
     — Non ! Ce ne sont que des mots ! Mais avec lui je m’attends à tout ! Il est jeune, un peu trop aventureux… Qui sait ? C’est peut-être un bien par le temps qui court ! Avec de la chance il réussira à partir ; celui qui n’attend rien n’a rien. Ce serait déjà bien que tu puisses le retrouver, je n’ose en espérer plus.
     Ilme poussa un soupir. Bien sûr, son père qui avait toujours vécu ici, selon les traditions ancestrales, ne pouvait avoir autant de foi et d’espérance que Taavi dont le père, Andres, avait bourlingué sur toutes les mers. À Pärnu, Ignas s’était rendu compte comme il était difficile de s’arracher à sa terre. En son for intérieur, Ilme l’avait senti déchiré, mal à l’aise ; et maintenant il parlait d’espoir ! « Vous tous vous ne faites qu’espérer, mais vous ne croyez pas ! » Ilme se souvenait encore des paroles de son fils. Lemb avait dû entendre cette phrase quelque part ! Qui la lui avait dite ? Comment le savoir ?
     Brusquement elle sentait qu’elle aussi voulait non seulement espérer, mais croire.


III

     — Alors, tu retournes quand même au pays ? demanda Taavi à son compagnon, comme pour se rassurer lui-même.
     — Oui, je retourne, répondit Martin d’une voix ferme mais oppressée. Ils étaient au croisement, près de la mairie de Kalgina qu’ils avaient atteint deux par deux pour éviter de se faire remarquer. Pourtant les colonnes de soldats les dévisageaient ; la plupart des Russes avaient un regard hostile et soupçonneux, surtout les officiers, en voyant leurs bottes allemandes ou finlandaises. Inutile de discuter. Mieux valait filer le plus vite possible.
     — Alors, porte-toi bien ! dit Taavi en serrant la main de Martin. Du cran et… bonne chance ! On se reverra !
     — Bonne route, mon lieutenant ! Au revoir !
     — N’oublie pas ! Si tu es dans le pétrin, casse-leur la figure comme un vrai gars de Finlande ! lui conseilla Leonard.
     Tous trois le regardèrent s’éloigner le long d’un convoi russe ; au tournant, ils le virent se hisser dans un camion couvert de boue ; entre les silhouettes grises des soldats, Martin leur envoya un dernier adieu de la main et il disparut derrière un bosquet de pins.
     — On, on di-dirait qu’ils l’ont ra-ra-ramassé ! s’étonna Eedi de Piibu.
     — Non ! Ils veulent juste l’amadouer, rien d’autre !
     Ils marchèrent tous trois vers la gare ; Taavi, connaissant le chemin, les guidait. Le matin même il était allé à Sooserva chercher du linge et troquer ses hardes d’homme des bois contre un costume décent. Il éprouvait une curieuse sensation de se retrouver en civil ; il lui semblait avoir perdu quelque chose, être déguisé. Et ces souliers bas ! Ce n’était pas fait pour un homme !
     La route était peu animée ; il n’y avait que les camions russes qui roulaient. Dans les champs, les paysans s’affairaient, mais combien de fermes, de cours, de jardins vides et abandonnés. Ici la guerre n’était pourtant pas passée, mais son empreinte avait marqué toutes choses. Il suffisait de regarder pour le voir.
     Taavi se revoyait, trois ans plus tôt, marchant sur cette même route, avec les Allemands, en direction des îles. Le flot des soldats avançait en chantant ; de vrais gosses jouant à la petite guerre ! Mais maintenant…
     Peu à peu Taavi se rassura. Il s’habituait à la présence des Russes, il ne se hérissait plus en croisant un soldat. Cette odeur de cheptel, qui avait tant choqué la population lors de l’arrivée des troupes en automne 1939, lui devenait familière. Les événements survenus entre temps ne semblaient guère avoir rassuré le peuple. Il se tenait toujours morne et silencieux ; seule la crainte et la violence pouvaient le sortir de sa torpeur.
     Avant le pont, un contrôle barrait la route. Des soldats armés réclamaient les papiers. Malgré leur allure blasée et indifférente, on les sentait méfiants, Taavi leur tendit le vieux passeport soviétique que Marta lui avait donné la veille. Le soldat qui avait le plus de quincaillerie sur la poitrine vérifia le document page par page, le visage sérieux, tandis que l’autre surveillait le moindre mouvement de Taavi. Avec une lenteur calculée, Taavi fouilla la poche de son pantalon. D’où lui venait cette idée ridicule ? Il avait confié son arme, bien huilée, à Osvald, avant de quitter Hiie. En saluant, le soldat lui rendit son passeport ; il pouvait continuer son chemin.
     — Spasibo ! Merci ! lui répondit Taavi. Un excellent exercice de contrôle de soi-même ! Mais ce que les Russes pouvaient être stupides ! Les alentours du manoir, les meules, les buissons, tout grouillait de soldats gris-vert. Les partisans n’allaient tout de même pas les descendre en plein jour au beau milieu des convois militaires !
     De l’autre côté du pont, les sentinelles se contentèrent de dévisager Taavi avec le même air soupçonneux ; le paquet de provisions qu’il tenait à la main semblait tout particulièrement les intéresser.
     Charmant ! Sur le chemin vicinal conduisant à la gare, devant le bourg de petites villas entourées de jardins, un troisième contrôle ! On ne lui demanda pourtant rien ; au bord du chemin stationnait une limousine noire dont les occupants discutaient bruyamment avec les soldats. 
     L’officier eut un geste seigneurial de refus lorsque Taavi lui tendit son passeport.
     Arrivé à la gare, Taavi s’assit avec ses compagnons sur un banc. L’esprit critique, il regardait tous ces gens entassés depuis de longues heures dans l’attente d’un train problématique. Beaucoup lui ressemblaient : des gueux sans feu ni lieu, sortis de la forêt comme des sauvages effrayés par la lumière du jour, apeurés par les soldats de l’Armée Rouge qui déchargeaient des caisses de munitions. Le train devait arriver dans une heure, ou deux au plus ; le chef de gare n’en savait trop rien ; il n’y avait plus d’horaire, on ne vendait même pas de billets. Les trains circulaient uniquement en fonction des besoins militaires et sur ordre.
     Leonard et Eedi avaient réussi à trouver de nouvelles raisons de se chamailler. Ils étaient assis à quelques pas de lui, mais il pouvait entendre leurs grognements. Naturellement Leonard vantait l’armée finlandaise, d’après lui la seule efficace ; Eedi renchérissait sur les vantardises du premier ; il n’avait rien d’un orateur mais connaissait à fond le vocabulaire militaire !
     Le train arriva. C’était un long convoi de wagons hétéroclites avec quelques voitures de voyageurs bondées à craquer. Ils se dirigèrent vers la queue du train, espérant trouver des places dans les wagons de marchandise.
     — Pas-pas-pas possible ! C’est un tr-train de prisonniers ! Oui ! La réflexion était juste : toute la fin de ce long convoi se composait de vieilles voitures dont les ouvertures étroites étaient obstruées par des fils de fer barbelé. Derrière, on apercevait des figures blêmes, mangées de barbe. 
     — Peuh ! Des Allemands ! fit dédaigneusement Leonard.
     — Ce sont au-aussi des… des hommes ! On é-était dans le mê-même bain ! Nous et eux, c’est du pa-pareil au même !
     — N’approchez pas ! Sinon on va vous embarquer aussi !
     — Ma parole ! Ce sont des gars de chez nous ! s’exclama Leonard.
     Ils restèrent tous trois médusés, brusquement étonnés de leur propre liberté qui leur semblait maintenant anormale. Ici même, à quelques pas d’eux, derrière les gardiens russes au masque de Mongols, derrière les barbelés et les portes verrouillées, se trouvaient leurs frères de sang qui commençaient un long voyage.
     — Allons voir s’il n’y a pas des amis ! décida Taavi, le visage glacé. Ils longèrent le train.
     — N’allons pas trop loin, le train va partir ! conseilla Leonard.
     — T’es, t’es pré-pressé de pa-pa-partir ! Et pou-pour aller où ?
     On avait ouvert quelques wagons ; derrière les larges portes coulissantes s’entassaient des hommes de tous âges, habillés de toutes les façons. Dans l’air suffocant et empuanti des wagons montaient des voix estoniennes, allemandes. Les hommes faisaient circuler entre eux une cigarette de tabac de campagne roulée dans du papier journal. Il y avait même des blessés, la chemise crasseuse et déchirée.
     — Où vous a-t-on arrêtés ? leur demanda Taavi.
     — Autour d’Haapsalu. Il y en a pas mal qui sont de Suursoo. Ces garces de femmes soldats sont venues nous cueillir comme des fleurs dans le marais. Mais on a laissé sur place pas mal de leurs charognes qui se dessèchent au soleil de Staline ! ironisa férocement un prisonnier trapu.
     — Quoi de neuf dehors ? demanda une voix tombant du plafond. Est-ce que ça barde toujours à Saaremaa ?
     — Y a-t-il parmi vous des gars de Finlande ? questionna à son tour Leonard.
     — Pergele ! Le juron venait d’un autre wagon.
     — Vous entendez ? En voilà un qui parle finlandais ! Les sentinelles firent circuler les trois hommes. On referma violemment la porte.
     Taavi se passa la main sur la figure, il croyait rêver : ce visage maigre et sale derrière les barbelés !
     — Alors, on ne reconnaît plus ses copains ! lança une voix familière.
     — Pas possible ! Que le diable m’emporte, c’est toi, Uuno, s’écria joyeusement Taavi. Mais son visage se rembrunit ; leur dernière rencontre était encore toute récente. Il l’avait vu parmi les rescapés d’une section de gardes-frontière. Uuno, fatigué, usé, lui avait alors conseillé de quitter le pays à temps avec les Allemands ; et maintenant il se trouvait là !
     — Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment t’es-tu laissé prendre ?
     — Une sacrée déveine ! Quelle poisse ! Juste après la bagarre j’ai roupillé une nuit entière ; je me suis alors foutu en boule et j’ai tourné les talons. Je me suis fait épingler et voilà… Pas de doute, on va me coller an moins dix ans de paradis sibérien ! Dis-le à mes parents si tu les vois !
     Oui, bien sûr ! Taavi baissa la tête. Fallait-il apprendre à Uuno que son père, entre-temps, avait été fusillé par les Russes ? Non, non ! Il valait mieux le laisser partir avec le souvenir d’une famille intacte, heureuse. Oui ! Je le leur dirai ! Je viens justement de chez nous ! J’irai voir ta sœur à Tallinn.
     — Oui, s’il te plaît. Je me porte comme un charme et j’ai le moral au beau fixe ; j’essayerai de glisser entre leurs pattes, ça ne fera pas long feu !
     — Pergele ! Tu es gonflé ! approuva Leonard.
     Uuno fut happé vers le fond du wagon et d’autres visages barbus s’encadrèrent à la fenêtre, posant mille questions. Les trois hommes trouvèrent place dans un wagon de marchandises au milieu duquel on avait installé un poêle. Assis dans un coin, ils se taisaient, regardant le paysage automnal défiler lugubrement. Il était de plus en plus évident qu’ils vivaient une époque entièrement bouleversée, que le rythme des événements échappait à leur volonté comme ces wagons tirés par la locomotive, dans ce train où tous, même ceux qui se croyaient encore libres, étaient prisonniers. La lutte et la défaite d’hier, c’était ça leur unique bien, leur propriété inaliénable, leur vie. Ils ne pouvaient l’abandonner en changeant de costume ; ils n’avaient fait que se déguiser sans pouvoir endosser l’âme de leurs nouveaux personnages.
     Tout le monde se taisait autour d’eux. Des paysans, des citadins revenaient déçus de la côte. D’autres, d’anciens soldats comme eux, semblaient déjà interroger l’avenir avec angoisse. Même les visages les moins expressifs témoignaient de ce qui s’était passé. Une consternation muette… Sous une apparente résignation, l’esprit restait sourdement tendu, menaçant. Le pire était arrivé, quelle en serait la suite ? Le premier contact avec le nouveau régime avait eu lieu ; dans cette vaste pagaille quelques-uns gardaient encore un espoir : découvrir le trou d’aiguille par lequel se faufiler.
     — Essayons de passer la nuit à Valamu, suggéra Taavi. Mieux vaut ne pas arriver de nuit à Tallinn.
     — Et pourquoi donc ? demanda Leonard. J’étais déjà en train de répertorier toutes mes petites amies ; et puis Valamu n’est pas un endroit rêvé pour toi ! On peut te reconnaître… Il n’y a pas si longtemps que tu y faisais le coup de feu !
     — Bast !… J’étais alors en uniforme ! Mais surtout j’ai une commission à y faire : porter aux parents de mon ami la nouvelle de sa mort. Il vaut mieux qu’ils sachent que ce n’est plus la peine de l’attendre. Vous irez passer la nuit quelque part, on se retrouvera demain matin. Arrivés en gare, on s’éclipsera discrètement. Rappelez-vous : il y a lieu de se méfier plus que jamais ! Il faut continuer l’aventure ; c’est un jeu dangereux ! Dès que le train stoppe, on décampe en vitesse.
     Taavi retrouvait cet ancien goût de lutte qui l’avait animé ici même, deux ans auparavant, lorsqu’il organisait la résistance ; ses muscles se tendaient à nouveau ; le soldat reprenait son poste de combat.
     La gare était bondée. Les groupes de soldats, les habituels flâneurs pour qui l’arrivée d’un train était un événement dans ce village ; c’était eux qu’il fallait surtout éviter. Taavi disparut au coin du bâtiment.
     — Vite ! Vite ! Dépêchez-vous !
     — Écou-coutez ! Ils, ils chan-antent !
     Ils s’arrêtèrent. Plus besoin de se précipiter ; tout le monde écoutait avec un frisson de surprise le chant qui s’élevait des wagons à bestiaux, en queue du train.
     
     Bleu est ton ciel
     Terre aimée d’Estonie.

     
     — Ils ont du cran les gars ! murmura Leonard.
     — Non ! On ne se laissera pas faire !
     Les Russes s’agitaient, affolés ; ils se regroupaient inconsciemment comme un troupeau de moutons à l’approche du danger. Les gardes couraient fébrilement le long du train. Les voyageurs, qui attendaient ce convoi depuis des heures, ne songeaient même plus à monter dans les voitures ; ils restaient immobiles sur le quai, essuyant leurs yeux. Deux vieux paysans s’étaient raidis au garde-à-vous, maladroits comme s’ils recevaient la communion à l’église ; machinalement ils découvraient leurs têtes blanches.
     Un sifflement, le train repartait vers Tallinn. Mais le grondement des roues, les jets de vapeur ne parvenaient pas à étouffer le chant puissant de la liberté lancé par les prisonniers à travers les barbelés. Ils tendaient les mains par les ouvertures, agitaient leurs mouchoirs en signe d’adieu. Leur chant montait à l’assaut du ciel, envahissant, invincible comme un défi à l’avenir et à la mort. C’était à la fois un témoignage, une prière, un serment qui s’élevaient dans le crépuscule.
     
     Embellissons nos demeures
     Des trois couleurs de la patrie.

     
     Un frisson parcourut les épaules de Taavi. Il regrettait de ne pas se trouver au milieu des prisonniers. Il se sentait abandonné de tous, seul dans une plaine envahie par la nuit.
     La petite ville se souvenait-elle encore du train bondé de jeunes gens exubérants, enthousiastes, qui était passé là quelques mois plus tôt ? Oui ! Dans tous les jardins, les fleurs fanées, brisées par l’automne, semblaient se le rappeler. Que ces deux trains étaient différents ! Pourtant c’était dans chacun la même volonté de résistance, le même héroïsme.
     
     * * *
     
     Taavi marchait dans l’obscurité vers la ferme de son ami ; il avait l’impression de revenir de très loin, après de longues années d’absence, tellement le monde avait changé durant son séjour dans la forêt. Chaque pas le rapprochait maintenant de son récent passé ; il n’avait pas eu le temps de s’accoutumer à un événement que déjà il se trouvait précipité dans un autre plus terrible encore ; cette immense confusion, il n’avait pu l’ordonner durant ses sombres heures de réflexion passées dans les bois.
     Même actuellement, il n’arrivait pas à donner à la situation son importance exacte. On l’avait averti du danger des patrouilles, le couvre-feu commençant dès la tombée de la nuit : malgré ces mises en garde, il se promenait tranquillement sur le gazon bordant les routes, la pensée ailleurs. Se fiait-il à sa bonne étoile ou était-il simplement poussé par le goût de l’aventure, par la curiosité ?… Qu’allait-il en résulter et qu’adviendrait-il de lui-même ? Non, il ne pouvait prendre la situation au sérieux car il ignorait ce qu’était la peur.
     Combien de fois s’était-il traîné déjà devant la mort, les ongles crispés au sol sous le feu ennemi, sans imaginer pourtant l’épouvantail de la mort dressé derrière son dos ! Il comprenait seulement que le cercle se resserrait, mais, avec une sereine philosophie, croyait toujours aux paroles de son père : « Si ton heure n’est pas venue, même la mort ne pourrait t’empêcher de vivre ! » Andres Raudoja était mort sous les sapins de Sooserva, assassiné, car tel devait être son destin ; là se trouvait la limite de sa vie qu’il n’avait pas le droit de franchir.
     Bien sûr, résoudre ses propres problèmes était relativement aisé, mais au fur et à mesure que Taavi s’approchait de la ferme où il devait porter son message, son cœur se serrait. Pourquoi avait-il fallu que ce soit Aarne qui restât au bord du fossé alors que quelques secondes de sursis auraient pu le sauver. C’était un fils unique, le seul survivant de tous les autres enfants. Taavi avait vu mourir tant de soldats qu’il considérait la mort comme une chose normale, une fatalité. Aarne s’était précipité au secours de son meilleur ami, Endel ; tous deux étaient restés sur le sable du fossé, sous les saules, cramponnés l’un à l’autre. Comment dire aux parents qu’on n’avait pas pu enterrer leur fils, que son corps avait été piétiné, insulté par les Russes ?
     Taavi tourna dans la cour de la petite ferme ; les bâtiments étaient neufs, les arbres jeunes, récemment plantés. Ici la vie commençait à peine et lui apportait le message que tout était fini. Il s’arrêta pour rebrousser chemin. Le chant des prisonniers résonnait encore à ses oreilles dans le vacarme des roues. Un chien courut à sa rencontre, on ouvrit la porte. Sur le seuil se tenait la mère d’Aarne, petite et mince. Elle rappela le chien qui venait de retrouver en Taavi une vieille connaissance. Le père apparut et se dirigea vers le visiteur.
     Taavi lui tendit la main, le vieux la serra longuement.
     — Bienvenue ! Mais on s’est déjà vu ?
     — Bien sûr ! Je suis Taavi !
     — Ah en effet ! D’où arrives-tu ? La voix n’osait poser une franche interrogation.
     — J’ai voulu voir ce qui se passait dans le coin.
     — Évidemment, j’ai compris tout de suite à l’aboiement du chien que c’était quelqu’un de connaissance ! expliqua la mère d’Aarne ; à leur façon d’aboyer, on sait tout de suite à qui on a affaire. Entre ! Entre donc, tu passeras la nuit ici ; tu nous donneras des nouvelles de tout le monde.
     Ils entrèrent dans la cuisine ; la vieille s’affaira autour de ses fourneaux.
     — Ne faites rien pour moi ! J’arrive directement de la maison.
     — Ce n’est pas la porte à côté ! Je suis sûre que depuis ce matin lu n’as rien eu à te mettre sous la dent. Nous, on vient juste de terminer, les patates sont encore chaudes ; je vais te faire cuire des œufs.
     Le vieux s’était assis au bout de la table et tendit à Taavi sa blague à tabac.
     — Si je me souviens bien, tu fumes pas mal ! Assieds-toi là, tu seras mieux contre le mur chaud. Alors, la guerre s’est bien terminée ?
     — Oh non ! De la façon la plus désastreuse ! Taavi se sentait mal à l’aise ; chaque mouvement, chaque regard du vieux trahissait une anxiété cachée ; sûrement il devinait qu’il était arrivé quelque chose à son fils Aarne, pour que Taavi, son ami, soit là.
     — Eh oui ! Tout ne finit pas toujours comme on veut. Mais tu es resté entier, c’est le principal. Tu as eu le temps d’aller chez toi ?
     — Juste une nuit. La ferme est vide, à quoi bon rester plus longtemps. Tout le monde est parti de l’autre côté du golfe.
     — Mon Dieu ! Tu restes tout seul !
     — Tous nos gars sont-ils restés dans la souricière ? Que vont-ils devenir ? Y en a-t-il encore dans la forêt ? demanda fébrilement la femme.
     — Oui, pas mal… En réalité je suis venu vous parler, vous apporter des nouvelles. Je partais par Tallinn alors je suis passé car…
     Figés, les deux vieux le regardaient. Taavi baissa la tête en dessinant machinalement avec son doigt sur le banc de chêne.
     — Est-ce qu’il est arrivé quelque chose au fiston ? Le vieux parlait calmement, la voix sourde.
     — Oui ; nous étions ensemble ; ensemble nous sommes partis en Finlande, ensemble nous sommes rentrés et… il ne reviendra plus.
     Un cruchon glissa de la main de la vieille femme et se brisa sur les dalles.
     Elle se pencha rapidement pour arranger le feu, comme si elle n’avait pas entendu ce que venait de dire Taavi, mais ses mains tremblaient si fort que quelques tisons roulèrent au sol. Dans ses rides coulaient de grosses larmes.
     — Où est-il tombé ? demanda le père, tout blême, le regard embué.
     —Dans le clos d’une ferme, près de Tartu.
     — Il y a longtemps déjà ?
     — Tout à fait au début.
     — Alors, il est mort près des chrétiens, enterré avec des paroles de Dieu ?…
     — Oui… on l’a enseveli dignement.
     — On ne verra jamais sa tombe, dit pesamment le vieil homme ; sa femme se pencha à nouveau sur le feu. Au moins, il repose dans notre terre… Combien nous reste-t-il à vivre ? On l’avait attendu, c’était le dernier et…
     Il posa sa pipe et croisa ses lourdes mains de travailleur pour prier. La mère fit comme lui, le visage inondé de larmes.
     — Merci de nous l’avoir dit. Bien sûr, ce ne devait pas être commode pour toi !… mais… c’est mieux ainsi. Le cœur est tranquille, il ne nous reste plus rien à espérer en ce monde. Donne quelque chose à manger à Taavi, allons, la mère ! Il aura encore de longs chemins à parcourir. Que le ciel lui donne la force et le bonheur.
     Après le dîner, la femme proposa à Taavi de coucher dans le lit de son fils. Taavi protesta, le grenier lui suffisait, mais les deux vieux insistaient, voulaient ainsi l’honorer, en la mémoire de leur fils. La petite chambre n’avait pas changé depuis qu’Aarne l’avait quittée ; les livres étaient toujours sur les étagères, les vêtements pendus dans l’armoire, la guitare sur le mur. Taavi, le cœur lourd, éteignit la lampe à pétrole et se coucha.
     Il y avait si peu de temps qu’Aarne, par cette fenêtre, regardait au-dessus des blés mûrs le flamboiement du crépuscule ! Il chantait en s’accompagnant de sa guitare, le visage tendre et énergique, les yeux encore emplis des rêves de l’adolescence. Taavi et Endel, ses amis, ses copains de classe, ses frères, étaient bien souvent venus le voir ; beaucoup de jeunes venaient ici, quelquefois des dizaines. Ensemble ils allaient aux fêtes de village, mangeant les friandises confectionnées par la mère d’Aarne. Que de chants, que de joie et d’insouciance en ce temps heureux !
     Et maintenant, combien en restait-il de vivants ? La plupart étaient tombés en terre étrangère ou sur le sol de la patrie ; bien peu vivaient encore, on ne savait même pas où ils étaient, En quelques mois, les bombardements avaient fauché la moitié de la jeunesse du pays, et sans cesse de nouvelles lames de fond emportaient d’autres victimes.
     Ici même s’étaient déroulés de récents combats, la dernière résistance contre l’envahisseur. Des champs de bataille tout proches revenaient ce soir Aarne, Endel, Uuno et tous les autres pour demander à Taavi Raudoja ce qu’il allait entreprendre maintenant…
     Oui, voilà Sulev toujours hilare sous ses cheveux roux ; voilà Kaukanpää, le comédien au grand cœur qui déclamait sur les scènes d’Hamina et de Niinisoo au temps de l’école de guerre. Sulev était tombé à deux pas, en même temps qu’Elmo dont la tignasse blonde ne voulait jamais se courber ; il redressait la tête devant les pires difficultés ; c’était un jeune instituteur fougueux comme les rennes de son pays, aux yeux bleus toujours rieurs. Tout le monde trouvait qu’il ressemblait à Taavi, mais les yeux de ce dernier étaient plus gris et plus glacés dans un visage plus renfermé ; peut-être était-ce la raison pour laquelle Taavi, lui, était encore en vie ; il n’avait pas l’enthousiasme enfantin de son compagnon s’il avait plus de force et d’endurance. Qui sait ? Elmo avait été fait prisonnier avec son unité ; il n’avait jamais connu le recul, la fuite, alors que Taavi, avec sa lucidité plus grande, les aurait sans doute connus !
     Que sont-ils tous devenus ? Où est Mart qui s’était précipité devant les tanks en balançant ses grenades ? Où est Vambo qui, en pleine bataille, avait jeté dans un buisson le casque qui gênait ses cheveux en désordre ? Cette même question, on aurait pu la poser pour des dizaines, des centaines de compagnons du front de l’Est.
     Taavi sentait dans sa bouche le goût amer des larmes. Il aurait voulu crier des injures à pleine gorge ! marcher dans la campagne durcie de gel en hurlant pour appeler ses compagnons ! les réunir à nouveau et frapper sans pitié, tête haute comme l’avait fait Elmo ! Pourquoi pleurer dans un coin ? Le temps des batailles est passé ; il faut se résigner, se terrer dans les forêts ou, si on ose marcher sur une route, trembler devant ces loqueteux de Russes. Non !!! Tu n’as plus de maison, plus de famille, tu es toi-même comme une poule décapitée qui cherche encore à s’envoler. Non !!! Tu dois réagir ! Écoute, tout le train chante ! Criant de joie, couvert de fleurs, un régiment entier se précipite vers son destin inconnu. Mais écoute donc, les prisonniers chantent malgré la soif et la faim ; dans leurs wagons à bestiaux ils vont vers l’esclavage et vers la mort. C’est l’âme de ton peuple ! Elle continue à vivre ! Toi-même, tu vis encore ! Tous tes compagnons, ton ami Aarne, sont-ils à jamais tombés ? Non, leur âme vit, c’est la seule chose importante. On n’a pas pu briser en eux cette vaillance qui leur fait redresser le front. Ils sont habités par l’esprit de leurs pères ; même en mourant ils ont la tête haute, car l’âme ancestrale vit toujours en eux !
     La ville était telle que Taavi l’avait laissée. Tallinn, après les bouleversements de l’arrivée russe et la paralysie de l’occupation, revivait à nouveau. Les habitants vaquaient à leurs besognes habituelles, mais leurs pas manquaient d’enthousiasme ; dans leurs regards se lisait une résignation sans espoir.
     Après être convenu avec ses compagnons d’un lieu de rendez-vous, Taavi se dirigea vers la demeure de la sœur d’Uuno.
     Selma, en robe de chambre, lui ouvrit la porte.
     — Quelle chance de te trouver chez toi !
     — Taavi ! s’écria la jeune femme surprise, d’où viens-tu ? Elle saisit les mains de Taavi, ne parvenant pas à croire qu’il était bien là. Entre, entre ! Je t’en prie ! Comme tu le sais sans doute je suis chef de bureau ; mon travail ne commence qu’à neuf heures. Assieds-toi, je vais téléphoner au directeur pour le prévenir de mon retard. Là-bas nous avons encore l’ancien personnel et nos vieilles méthodes de travail. Excuse-moi une minute ; assieds-toi là, personne ne viendra te déranger ; ma tante va partir à la banque, fais comme chez toi !
     Taavi s’allongea confortablement sur le divan. Eh ! Quelle belle vie certains menaient encore ! Bien sûr la tante possédait encore pas mal de son ancienne richesse et Selma, elle-même, avait une bonne place. Taavi la connaissait depuis de longues années, depuis son enfance ; ils s’étaient toujours comportés en frère et sœur ! Il ne connaissait pas une fille, exception faite d’Ilme, avec laquelle il aurait pu s’entendre aussi bien. Selma avait un an de plus que lui mais était toujours aussi vive, aussi malicieuse ; un garçon manqué !
     Selma revenait avec du café ; elle était déjà habillée d’une robe toute simple ; elle n’était pas jolie mais séduisante, accueillante.
     — Comme tout est rapide avec toi ! s’émerveilla Taavi.
     — Il y a le plan quinquennal à remplir, dit Selma dans un éclat de rire, en lui versant du café. Elle s’assit sur un haut tabouret. Sinon je ne serais pas à ta hauteur ! Raconte-moi vite. Comment as-tu fait pour échapper aux massacres ! Ça fait deux ans que je ne t’ai vu, tu as bien maigri et vieilli !
     — Par contre, toi tu es toujours la même ! Tu ne vieilliras jamais !
     — Sans doute parce que je ne me suis pas mariée ! Mange maintenant, c’est moi qui ai tout préparé et tu raffolais toujours de mes petits pains !
     — Mais dis donc, pourquoi ne t’es-tu pas mariée ? Tu aurais été une merveilleuse femme d’intérieur !
     — Tu t’en rends compte trop tard ! sourit Selma.
     — Oh ! Oh ! Si je comprends bien, tu es donc mariée ?
     — Non, pas moi ! Mais toi ! Allons, raconte-moi maintenant, je meurs d’impatience ; quelles sont les nouvelles à la maison ? Tu viens de là-bas ! Je ne sais par quel bout commencer ! Deux ans déjà… Entre-temps tu as traversé la moitié du monde, d’une armée à l’autre. J’ai même entendu dire que tu étais devenu officier ; quels sont tes projets maintenant ?
     — Maintenant ? Il faut se taire et tout oublier. En quelques mots, Taavi égrena ses souvenirs.
     — J’étais folle de joie lorsque vous êtes tous revenus de Finlande, et maintenant, tout est fini…
     — Pas tout, mais beaucoup.
     — Tu vas suivre Ilme et ton fils ?
     — Oui, je vais essayer.
     — C’est une chance que toute ta famille ait pu se sauver ! Tu as maintenant les mains libres ; il est plus facile de traverser seul qu’à plusieurs. Quelle tristesse que tant de vos gars soient restés coincés dans la souricière…
     — Oui, beaucoup… Est-ce qu’on vous fait la chasse à Tallinn ?
     — Oui, chaque nuit. À propos, est-ce que ton passeport est en règle ? Taavi le lui montra. Où as-tu déniché ça ? Il n’est pas à toi ?
     — La photo n’est pas tout à fait ressemblante, le nom a un peu changé, mais il faut bien se débrouiller ! C’est un passeport soviétique, que demander de plus ! Je l’ai eu par Marta.
     — Marta de Roosi ? demanda Selma, le regard soudain durci. Elle se mêle de tout !…
     — Elle ne te plaît pas beaucoup, hein ?
     — Me plaire ? Je n’ai rien à voir avec cette femme-là ! Mais je te le dis, en toute amitié : méfie-toi ! Tu as été longtemps parti d’Estonie, tu n’as pu être au courant de ce qu’elle a fait ici entre-temps ; bien sûr, ce n’est pas à moi de te raconter tout ça ; que fait-elle en ce moment pour que tu l’aies rencontrée ?
     — Elle travaille à la mairie de Kalgina, 
     Selma éclata de rire mais s’arrêta brusquement.
     — Marta est plus intelligente qu’on ne le croit. Elle sait y faire pour nager entre deux eaux ! Elle faisait peut-être même de l’espionnage pour le compte des Russes lorsqu’elle bambochait avec les hommes de Litzmann ou des autres. Oui, elle est plus intelligente et plus habile que beaucoup, car elle sait ce qu’elle veut ! Je l’ai bien connue à l’école. Depuis son second mariage…
     — Son second ?…
     — Oui, très peu de gens connaissent le deuxième mari, c’était un Allemand. Selma vit Taavi sursauter. Ça te fait rudement d’effet !… ajouta-t-elle en souriant.
     — À moi ? Pas le moins du monde… Je pensais seulement que cette femme était une vraie vipère…
     — Ça ne fait pas de doute.
     — Qu’est devenu le deuxième mari ?
     — Il a suivi les traces du premier !
     — Arrêté ? Maintenant ?
     — Non ; depuis bien longtemps déjà Marta voulait s’en débarrasser. Elle l’a livré aux Allemands eux-mêmes.
     — Je l’ignorais.
     — C’est sûrement la raison pour laquelle Marta s’est mise au vert à Kalgina.
     — Eh bien, tu m’en apprends de belles ! Un vrai démon que cette femme ; merci de m’avoir prévenu.
     — Je pensais qu’il valait mieux que tu le saches ; mais il y a peu de chance que tu la rencontres à nouveau… Encore un peu de café ?
     Taavi la remercia et alluma sa pipe. Il avait volontairement laissé pour la fin les mauvaises nouvelles ; mais l’heure avançait, et c’était de moins en moins facile de les annoncer.
     — Reste encore un peu ! insista Selma en surprenant dans son regard une lueur inquiète. Nous avons bien le temps, et j’ai encore tant de questions à te poser ! Qui sait maintenant quand je te reverrai !… Vas-tu directement sur la côte ?
     — Je vais réfléchir ; les rivages sont déserts, personne ne m’y attend.
     — Ah ! Je ne suis guère au courant de ces questions-là, mais j’ai l’impression que les côtes ne sont plus aussi désertes que tu le prétends ; elles sont sans doute truffées de Russes, autrement tout le pays se viderait ! Plus personne ne peut partir ; j’ai rencontré beaucoup d’amis qui en revenaient ; plus moyen !
     — Oui, le temps des grands voyages est passé ! Sur le bord des routes, j’ai vu bien des fermes abandonnées, bien des chiens affamés.
     — Quel triste sort réservé au pays ! J’attends des nouvelles d’Uuno, mais peut-être n’y a-t-il plus rien à attendre ! Sais-tu ce qu’est devenu le régiment des gardes-frontières ?
     Taavi souffla lentement la fumée ; il fallait parler.
     — Oui, j’ai même rencontré Uuno, commença-t-il calmement : deux fois depuis mon retour.
     — Pas possible ! Et tu me le dis seulement maintenant ? Alors, ou est-il ? Elle s’était levée, appuyée contre la table, redoutant le pire.
     — C’est la raison pour laquelle je suis venu te voir dès mon arrivée à Tallinn.
     — Parle ! Il est… mort ?
     — Non, Selma ; il n’est même pas blessé ; en pleine forme. Je l’ai vu hier soir… dans un train de prisonniers.
     — Donc… il est tombé dans leurs mains, poursuivit calmement Selma.
     — Oui, aux environs de Haapsalu. Le train est arrivé hier à la gare de commerce de Tallinn et devait continuer vers Kiviõli. Peut-être ne quitteront-ils pas tout de suite l’Estonie. Uuno m’a dit de t’embrasser et de ne pas t’inquiéter pour lui.
     — Il est formidable ! Écoute, ne crois-tu pas que je devrais courir pour essayer de le revoir.
     — Oui, c’est bien mon avis ; prends avec toi quelques boîtes de conserve, des vêtements chauds, peut-être parviendras-tu à les lui passer ! Nous devons nous préparer maintenant à ce genre de séparation… Ce n’est pas la dernière !…
     — Tu as raison, approuva doucement Selma, ce n’est pas la dernière…
     Taavi se leva en serrant tendrement les mains fiévreuses de la jeune femme.
     — Il faut que je t’annonce encore une mauvaise nouvelle ; n’en dis rien à Uuno, il vaut mieux qu’il l’ignore…
     — Quelque chose est arrivé à mes parents ?
     — À ton père !
     — Il est mort ? suffoqua Selma.
     — Oui, les Russes l’ont fusillé.
     Selma se raccrocha aux poignets de Taavi ; les dents serrées elle regardait le sol.
     — Comment est-ce arrivé ?
     — Au milieu des champs de blé ; ils sont passés en voiture et… On l’a enterré il y a huit jours.
     — Les salauds ! murmura-t-elle. Sa voix grave vibrait de colère, de haine, de douleur. Taavi s’étonnait d’une telle maîtrise de la part d’une jeune femme.
     — Je vais aller quelque temps chez moi ; comment ma mère et ma sœur peuvent-elles s’en sortir ?… Excuse-moi. Taavi, il faut que j’aille chercher tout ce qu’il faut pour Uuno. Tu m’as apporté de mauvaises nouvelles, vieux frère, mais elles auraient pu être pires ! Je suis contente que toi, tu te portes bien ; merci pour tout ! Je ne te retiens plus, nous sommes tous les deux pressés ; mais à n’importe quel moment, tâche de passer ; au moins pour me dire quand tu partiras… Si je peux t’aider en quoi que ce soit… Ah oui, au fait, as-tu de l’argent ?
     — Quel argent ?
     — Eh bien ! de l’argent, des roubles !
     — Non ! Où veux-tu que je les prenne, que je les gagne ? Ma mère m’en a donné un peu, je m’arrangerai…
     — Tiens, prends ça !
     — Ah non, il n’en est pas question !
     — Je t’en prie ! Je n’ai pas encore touché mon mois, c’est juste une avance. Mais jusqu’à présent on distribue le pain gratuitement alors… Allons, prends, ne fais pas l’idiot !…
     Taavi mit l’argent dans sa poche avec la désagréable sensation d’être payé pour les nouvelles qu’il venait d’apporter.


IV

     En sortant de l’appartement de Selma, Taavi rencontra sur l’Allée d’Estonia un de ses anciens amis de l’École Militaire de Finlande, Heino Roode, un étudiant en médecine, qui le salua du plus loin qu’il l’aperçut avec de grands gestes de bras. Ils se serrèrent chaleureusement la main :
     — Tu es drôlement bien fringué ! J’hésitais presque à te reconnaître !…
     — Eh oui ! Toi tu portes toujours tes vieilles bottes de soldat, c’est plutôt compromettant !
     — Ça me donne l’allure martiale, d’ailleurs presque tout le monde en porte ici ; quand on est estonien, tu sais, on serait suspect de toute façon, même si on se baladait avec une auréole ! Et toi, que fais-tu ? Tu cherches aussi un passage ? La voix de Roode était quelque peu ironique.
     — Je suis à Tallinn depuis deux heures à peine.
     — Tu es donc un bleu ! Eh oui, ici tout le monde cherche un moyen de s’en aller ; chacun a des tas de combines dans sa poche et le mouchoir par-dessus ; le seul ennui c’est que tous ces gens débrouillards sont encore là !
     — Et pourquoi ?
     — Ils se font tous des illusions ! En fait, la mer est fermée.
     — Allons, qu’est-ce que tu racontes ! La mer n’est pas une grille que l’on peut tirer le soir et verrouiller ; c’est plutôt vaste, il y a toujours la possibilité de passer sans être pris !
     — Méfie-toi ! il doit y avoir pas mal de mouchards qui ont mis leur nez dans cette affaire. C’est pourquoi rien ne bouge : tout le monde se tient à carreau ! As-tu cherché du travail ? Oui, c’est vrai, tu n’as pas pu avoir le temps ; le plus important ensuite c’est d’avoir des papiers ; quand tu les auras en poche, tu pourras alors chercher à te débrouiller. Pour ma part, avec l’Université, je ne crains pas de me faire enrôler de force.
     — Est-ce que tes combines ne sont pas dangereuses ?
     — Dangereuses ? Mais tout est dangereux ; j’en sais quelque chose, moi qui me suis sauvé en Finlande quand les Allemands allaient m’arrêter…
     — Es-tu certain de pouvoir partir? Roode haussa les épaules.
     — Il est encore trop tôt pour en parler ; toute la ville actuellement ne vit que pour ce genre d’histoire.
     — Et que font les copains ? En as-tu rencontré beaucoup ?
     — Oh, environ une vingtaine de l’École Militaire, sans parler des autres. Ils se retrouvent rue Kuninga où ils ont fondé une sorte de Cercle clandestin dont Jaan Meos et le lieutenant Pihu sont les grands pontes,
     — Je ne pense pas que nos compagnons vont mordre aux appâts des Russes !
     — Hélas si ! Certains même l’avalent jusqu’au trognon ! Il est facile comme tout d’avoir un passeport pour trois mois ; le vrai nettoyage ne se fera que plus tard, ils prennent leur temps ! Voss, par exemple, a déjà été convoqué deux fois par la NKVD. La première fois, paraît-il, on l’a reçu avec d’incroyables égards, il avait l’impression d’être en visite chez des amis : des cigarettes, des mondanités, même le café et les liqueurs. Voss a reconnu être allé en Finlande, ses interlocuteurs faisaient assaut de compréhension : « Mais oui ! Vous n’avez pas eu le choix !… »
     — Pas fous !
     — Ah ! La NKVD est une institution très raffinée ! Après la seconde visite. Voss n’avait plus grand-chose à dire…
     — Et à la troisième ?
     — Il deviendra silencieux comme un tombeau. Voilà ! Nous nous reverrons certainement bientôt au « Cercle ». Regarde autour de toi, respire l’air de ce Monde Nouveau apporté par les Russes ; il n’est pas très salubre, mais il ne te tuera pas tout de suite ! conclut Roode avec un sourire amer.
     Quand il l’eut quitté, Taavi se dirigea vers le Cercle de la rue Kuninga. L’aspect général de la ville n’avait pas changé ; les photos et les slogans dans les vitrines n’étaient certes pas les mêmes qu’au temps de l’occupation allemande, mais la toile de fond rouge, elle, n’avait pas bougé ! La propagande soviétique s’installait dans le même calicot sanglant que la propagande hitlérienne. Ce qui était nouveau, c’étaient les haut-parleurs, à chaque coin de rue, qui débitaient des chants russes entrecoupés de slogans communistes. L’Armée Rouge avançait à pas de géant vers l’Ouest, ce qui inspirait aux speakers de grandes flambées enthousiastes d’héroïsme et de gloire. Les passants étaient visiblement indifférents à ces débordements de lyrisme et de verbiage grandiloquent. Les Estoniens circulaient, silencieux et sombres comme des automates.
     Les soldats soviétiques étaient plus animés ; quelques femmes russes en guenilles s’extasiaient bruyamment devant les vitrines que deux occupations successives avaient pourtant laissées presque vides. Des femmes soldats défilaient, le fusil en bandoulière, leurs traits presque virils éclatant d’assurance et d’insolence.
     Jaan Meos ouvrit la porte à Taavi. La pièce était emplie de fumée ; deux hommes assis à une table jouaient aux échecs.
     Le lieutenant Pihu se leva et secoua la main de Taavi.
     — Salut ! Salut ! Heureux de voir un nouveau visage de temps en temps !
     L’autre joueur, Jüri Paarkukk, à peine âgé de vingt ans, avait une tête solide, énergique. Il dévisagea Taavi de ses yeux de myope et lui donna une forte poignée de main. Jüri et Taavi s’étaient battus côte à côte lors de la terrible bataille de Valamu ; dans le feu de l’action, Jüri avait d’ailleurs perdu ses lunettes. C’est sa myopie qui le rendait méfiant et peu bavard. Il se concentrait sur les pièces de l’échiquier, les sourcils froncés.
     Par contre, le lieutenant Manivald Pihu ne cessait de bavarder avec force gestes explicatifs et détaillés. Il aimait faire plusieurs choses en même temps et lorsqu’il ne savait plus comment s’occuper, tirait les poils de sa moustache. Quand il était en service, son étui à cartes dissimulait toujours, sous les plans d’opération, une multitude de photos de pin-up en tenue légère ; même lorsqu’il donnait ses ordres sur le champ de bataille, il aimait avoir à portée d’œil quelques jambes de star bien galbées. C’était sa grande faiblesse : les photos de femmes, et les femmes elles-mêmes, bien sûr ! Le principal travail de son ordonnance en Finlande avait été de découper des photos de nus dans des magazines pour en tapisser les murs de ses divers postes de commandement.
     Tout en continuant sa partie, le lieutenant discutait ferme avec Taavi :
     — Ce que je pense faire ?… Échec ! Encore ? Attends une minute, ce n’est pas possible de jouer comme ça ! Depuis bien longtemps je n’avais pas connu une existence aussi douce que celle que je mène, entouré de femmes agréables et compréhensives qui me font passer le temps ; c’est une vie si fascinante que je n’ai nullement l’intention de sauter la barrière et de gagner la côte comme vous voulez tous le faire. Ici, j’ai la « planque » la plus sûre ! Où serais-je mieux caché, et plus douillettement, que derrière le dos satiné des femmes ?
     — Les Russes vont bientôt donner un bon coup de balai dans ces dos-là ! grogna Jüri.
     — Et toi, Jüri, que comptes-tu faire ? demanda Taavi.
     — Moi ?… Moi ? fit Jüri, l’œil toujours fixé sur les rois, les reines et les cavaliers, mes parents et ma sœur sont partis en Allemagne, en laissant un mot sur la table ; j’ai un travail régulier et mes papiers sont en règle ; j’ai même déjà eu des vacances payées ! Je continue pourtant à regarder un peu partout ; on ne sait jamais, il peut se trouver un coin de mer par où se sauver ; alors je ne dis pas…
     — Je pense, moi aussi, qu’il faudra arriver à se sortir de là ! trancha Jaan, se mêlant soudain à la conversation. Mais pour le moment, nous n’avons attrapé que du vent !
     Jüri hocha la tête.
     Vello Kasar et Pihu se retirèrent les premiers ; Jaan les accompagnait et devait revenir rapidement. Mais son absence se prolongea et, à la surprise de Jüri et de Taavi, les trois hommes revinrent ensemble, ramenant un autre compagnon qui visiblement était bouleversé.
     — Nous l’avons trouvé dans la rue ; il allait et venait sans oser entrer. Il va vous apprendre une nouvelle renversante…
     — C’est toi, Riks ! s’écria Taavi. Richard Kullerkann était l’étudiant perpétuel, le joyeux farceur qui ne se départait jamais de son humour, même dans les circonstances les plus tristes. Il tendit à Taavi une main moite avec une grimace de souffrance. S’écroulant sur une chaise, il essuya ses lunettes et passa le doigt sous son col, comme si sa chemise le gênait. Les autres firent cercle :
     — Voss a été arrêté ce matin…
     Riks se mit à rouler une cigarette, les doigts tremblants.
     — La mère de Voss est venue en larmes le dire à ma femme ; on a également arrêté, dans la nuit, Mats Luukas.
     Tous demeurèrent silencieux ; la pièce semblait s’être obscurcie.
     Riks alluma sa cigarette tout en continuant à nettoyer ses lunettes ; tous aperçurent le mouchoir taché de sang.
     Après tout, il n’y avait rien là d’alarmant ; le sang pouvait provenir d’une simple coupure ou d’un saignement de nez. Mais on le remarquait d’autant plus que Riks, sans doute ému, cherchait à le dissimuler.
     — Oui, Mats a été embarqué par une patrouille ; je ne sais pas pourquoi !…
     — Peut-être ses papiers n’étaient-ils pas en règle ? suggéra Pihu.
     — Non ! Ils ont minutieusement perquisitionné chez lui.
     — Quelqu’un l’aura vendu ! fit sourdement Jüri.
     — Possible ! répondit Riks, le menton tremblant. S’ils ont la liste de l’École Militaire Finlandaise, nous allons tous y passer !
     — Ils l’ont depuis longtemps déjà ! affirma Taavi.
     — Qu’en sais-tu ? demanda Riks les yeux brillants.
     — C’est probable ! Des hommes sont morts ou ont été faits prisonniers sous l’uniforme d’officier finlandais. Je n’ai pas l’impression qu’un seul d’entre eux ait pris la précaution de détruire ses documents avant de monter à l’assaut. La NKVD doit connaître le nom de tous les élèves de l’École depuis ses débuts ; d’ailleurs, elle sait faire parler les gens…
     Les épaules de Richard Kullerkann se voûtèrent, tout son corps trembla comme s’il était en proie à un violent accès de fièvre. Comment un homme pouvait-il changer en si peu de temps ! Évidemment Riks avait toujours eu un tempérament nerveux, mais jamais il n’avait à ce point perdu son sang-froid, même au plus fort de la bataille. Ce n’était plus que l’ombre de Riks !
     — Si la chance tourne, nous pourrons peut-être te faire prendre un bateau, affirma Vello Kasar à Riks, exprimant, sans le savoir, la pensée qui venait de traverser l’esprit de Taavi.
     — Moi ? fit Riks en les dévisageant tour à tour. Où et comment ? Ma femme est malade et mes enfants sont bien trop jeunes. Vous êtes très gentils, mais c’est inutile ; tout ira bien.
     — Ne perds pas les pédales ! gronda Pihu. Ne fais pas de bêtises ! Les pièges ne sont pas encore au point et les souris ont encore le temps de danser !
     — L’étau se resserre ! affirma Riks en tirant sur son col. Hier Mats, aujourd’hui Voss et demain, qui ?… Dites-moi, à qui le tour demain ? Et ce soir ? Et cette nuit ?
     Riks leva ses yeux cernés, ses yeux sans sommeil.
     — Réagis ! conseilla Taavi. Ce n’est qu’un début ; nous devons tenir jusqu’au bout !
     — Un début ! Un début ! Riks se leva. Il est joli votre début ! Le début, c’était à l’automne 39. Maintenant c’est la fin ! La fin !
     
     * * *
     
     Taavi sonna à la porte familière qui récemment portait encore sa propre carte de visite. Liisa vint ouvrir la porte.
     — Nous t’attendions ! Elle lui serra chaleureusement les mains. C’était une femme exubérante, de deux ans son aînée, ayant une nette tendance à prendre de l’embonpoint. J’ai tant de fois réchauffé ton dîner qu’en désespoir de cause je l’ai servi à Arno.
     — Eh oui ! Les femmes sont comme ça ! plaisanta Arno dans le dos de son épouse, ce qui risque d’être perdu elles le détournent habilement de la poubelle pour en nourrir le mari ! Dis donc, vieille cloche ! il examinait Taavi de la tête aux pieds, je ne sais pas trop de quoi tu as l’air, mais j’ai bigrement l’impression que tu vas me rattraper en âge !
     — Eh ! Dix années ne sont pas difficiles à gagner, lui répondit Taavi. Après deux mois passés à courir à travers bois, la différence a tôt fait de disparaître.
     — C’est terminé vos papotages ? demanda la femme. Allez, viens, Taavi. Elle se dirigea vers la cuisine.
     — Non, Liisa…
     Mais la femme lui fit une grimace comique en fronçant le nez et disparut en riant vers ses casseroles.
     — Où sont Eedi et Leonard ? demanda Taavi en entrant dans la salle de séjour.
     — Ils n’avaient pas le temps de rester ici, répondit Arno. Aussitôt arrivés, aussitôt partis, je n’ai même pas eu le plaisir de les voir ! Ils se sont éclipsés après avoir dit à Liisa que tu viendrais déjeuner.
     — J’étais avec eux dans la forêt ; l’un est un combattant de Finlande, l’autre vient de la Légion ; comme je n’avais pas le temps de venir ici ce matin, je les ai envoyés te prévenir ; Leonard voulait rendre visite à ses petites amies, il doit en avoir un régiment pour en faire profiter tous ses copains ; et vous deux ? Vous vous êtes bien installés ! Ma parole on serait jaloux de vous voir roucouler dans un aussi joli nid !
     — Ah ! Liisa est une femme d’intérieur parfaite ! La maîtresse de maison arrivait avec le dîner.
     — Je me suis dépêchée au maximum car je me doutais que tu allais raconter à Arno tes multiples aventures sans que je sois là pour les entendre ! C’est déjà fait ? Oh, Bonne Mère !
     — Eh oui ! Tu as raté toute l’histoire !
     Taavi mangeait et parlait, mêlant à son récit des pointes d’humour qui le surprenaient tout le premier ; la bonne humeur communicative de Liisa, le confort qui l’entourait, l’avaient pour un temps éloigné de ses préoccupations ; il racontait ses aventures comme il aurait résumé un roman.
     Lorsqu’il se mit à parler de sa famille, il redevint sérieux. Liisa lui caressa la main maternellement :
     — Pauvre Ilme ! Partir ainsi avec son enfant ! Quel monde barbare et quelle affreuse chose que de tout quitter ! Tu n’as plus qu’une solution : la retrouver ; elle a besoin de l’aide et du soutien de son mari. Et toi, que vas-tu devenir sans ta femme et ton fils ?
     Après le dîner, Liisa ordonna à Taavi de prendre un peu de repos sur le divan. Taavi ne discuta pas, il enleva son veston et ses chaussures.
     — Je vais juste m’étendre un instant ; il ne faut pas que je m’endorme ! Mais lentement le sommeil l’envahit pendant qu’il prononçait ces mots.
     — Il s’est endormi comme une souche ! s’exclama Arno.


V

     Je ne me trompe pas ? Veuillez m’excuser ! Taavi considéra l’inconnu qui venait de surgir brusquement devant lui au coin du boulevard Pärnu, et son cœur se mit à battre. C’était un jeune homme revêtu de l’uniforme de l’Armée Rouge. Il ne parvenait pas à le reconnaître.
     — Tu ne me remets pas ? Le visage maigre, aux orbites enfoncées, grimaçait un sourire.
     — Sacrebleu ! Mais c’est toi, Mihkel de Lepiku ?
     Taavi venait de rencontrer un de ses voisins, un jeune fermier mobilisé dans l’Armée soviétique en 1941.
     — D’où viens-tu ? Tu es en permission ?
     — En permission, moi ? L’homme se mit à tousser ; ses épaules maigres s’affaissaient ; Taavi le vit cracher du sang.
     — Mais dis donc, ça n’a pas l’air d’aller fort !
     — Tu connais quelqu’un qui soit revenu en bonne santé d’un pareil enfer ? Dis-moi, mes parents sont-ils encore vivants ?
     — Ils l’étaient encore il y a quelques jours ; je suis passé devant chez eux.
     — Tu es passé devant notre portail ?
     — Oui !
     — Quelle chance tu as d’être libre ! Si seulement cette maudite guerre pouvait finir et que je rentre chez moi ! Voilà trois ans que je me bats contre la mort, la faim et la vermine ! Et voilà que m’arrive le parfum même de ma ferme.
     — Où vas-tu ?
     — Demain on part pour Sõrve. Aujourd’hui les infirmiers m’ont chatouillé la glotte, badigeonné les omoplates. Me voilà bon pour le front !
     — Tu as été blessé ?
     —  Quelques égratignures… pas faciles à guérir ! J’en ai marre, tu comprends ! Plus que marre de votre saloperie de guerre et du reste ! À Sõrve je suis bien décidé à jouer ma dernière carte ! Après, j’aurai la paix !
     — Mais s’il faut que tu ailles en Allemagne ? Tout le pays est mobilisé !
     — Allons, qu’est-ce que tu me racontes là ! répondit Mihkel. Le lieutenant-colonel Pärn en personne a déclaré qu’on ne franchirait pas la frontière estonienne. Dis voir? Tu ne serais pas devenu communiste par hasard ? Non, bien sûr ! Mais ne va pas croire que moi j’en sois devenu un ! Je ne suis qu’une loque ! Une loque trempée dans le fumier soviétique ! Pas étonnant que tu ne m’aies pas reconnu ; pour peu que tu sois un peu observateur tu dois t’apercevoir de pas mal de choses ! Je ne me reconnais plus moi-même ! Celui que tu as connu dans le passé est définitivement mort !
     — Ça te dirait de t’enfuir d’Estonie ?
     Mihkel sembla bouleversé ; un instant ses yeux brillèrent, vite ternis par la peur ; se remettant à tousser, il tendit à Taavi une main fiévreuse, soudain pressé de partir.
     — Au revoir ! Si tu retournes au pays, dis bonjour de ma part à mes parents ! Sa voix était toute changée ; voûté, il s’éloigna lentement et disparut. Taavi le suivit des yeux, ne sachant que penser. Voilà ce qu’il restait de son jeune condisciple, quelques années plus tôt le boute-en-train de toutes les fêtes. Taavi en eut le cœur serré.
     
     * * *
     
     Taavi se dirigea vers le centre de la Milice pour avoir un passeport, qu’il obtint aussi facilement que ses compagnons du « combina ». On ne lui posa aucune question délicate, on ne lui demanda même pas ce qu’il avait fait durant l’occupation allemande. On se pressait en foule derrière les guichets.
     — S’il vous plaît, vos derniers documents ?
     Taavi tendit à la jeune fille le passeport soviétique que Marta lui avait procuré, donnant une adresse au hasard.
     — Je ne sais pas combien de temps je resterai là !…
     — En cas de changement de domicile, vous n’avez qu’à prévenir le commissariat le plus proche. De toute façon, ce document n’a qu’un caractère provisoire ; c’est une chance que vous ayez pu conserver votre passeport soviétique !
     Ayant obtenu un papier d’identité, Taavi s’en alla. On ne s’était pas trop attardé sur la photo — pourtant elle n’était pas tellement ressemblante ! À partir de maintenant il s’appelait Elmar Remmelgas et était rajeuni d’un an. Fort de ce succès, il se rendit tout droit au bureau des Transports, en quête de travail.
     — Renseignez-vous à la section des Cadres, troisième porte à droite ! lui indiqua un jeune employé en uniforme.
     Après avoir frappé à la porte, Taavi entra. Ce qu’il vit le stupéfia : de chaque côté du bureau se trouvaient assises deux jeunes filles ; la première ravaudait son linge, les pieds allongés sur la table.
     — Oh pardon !
     — Entrez, mais entrez donc ! minauda la deuxième jeune fille, tout sourires. Elle se tourna gracieusement vers Taavi, tandis que l’autre s’empressait de retirer ses jambes de la table. Taavi restait bouche bée. Celle qui lui avait adressé la parole, une fille corpulente avec des cheveux clairs coupés court, habillée à la diable, continuait, sans la moindre gêne, à se barbouiller les ongles, tandis que l’autre, en rougissant, mettait un peu d’ordre dans sa toilette et plongeait le nez dans un amas de papiers.
     — Je voudrais parler au chef des Cadres.
     — Qu’est-ce que toi désires-tu ? Moi, chef des Cadres !
     Se rongeant l’ongle du pouce, elle toisait son interlocuteur des pieds à la tête.
     — Je voulais savoir s’il me serait possible de trouver du travail aux Chemins de Fer,
     — Quel âge, toi avoir, camarade ? Vingt-huit ! Bien vrai ? Toi marié, oui ? Nous beaucoup de places libres ! Le camarade il voudrait travailler dans la gare de Tallinn ?
     — Oui, n’importe quel emploi, j’habite ici.
     — Dites, vous, à cette camarade votre nom et habitation. Ensuite, vous partir en gare pour chercher place ; puis vous revenir ici et nous donner à vous documents.
     — Mais ces documents, ne pouvez-vous pas me les remettre dès maintenant ?
     — Nous pas savoir quel travail vous obtenir !
     — Poseur de rails par exemple ? À vrai dire, toute cette semaine je ne pourrai pas travailler, il va falloir que je m’installe !
     — Alors vous revenir dans fin de semaine !
     — Oui, mais ces papiers je vais en avoir besoin ! À chaque contrôle on va me demander où je travaille, c’est alors que j’aurai des embêtements. En bon citoyen soviétique, je ne voudrais pas infliger un surcroît de besogne aux autorités ! Ma chère camarade, ne pourriez-vous pas vous arranger pour me délivrer ce papier ? Voici mon passeport soviétique, ma carte d’identité provisoire…
     La fille s’empara des documents sans pour autant cesser de se ronger les ongles ; elle leva sur Taavi un regard interrogateur, qu’elle voila pudiquement devant le sourire qu’il lui décochait. Elle se mit alors à discuter en russe avec sa compagne. Elle parlait avec une telle vélocité que Taavi ne pouvait tout comprendre, étant donné le peu de russe qu’il connaissait. Il avait pourtant l’impression qu’elle cherchait à lui donner satisfaction ; c’était juste une histoire de bureaucratie à résoudre.
     — Mon sort est entre vos mains ! plaida Taavi d’une voix persuasive. Je viendrai travailler la semaine prochaine. Vous pouvez me faire confiance… Vous êtes une dame très compréhensive à n’en pas douter ! ajouta-t-il avec un sourire enjôleur. Le mot « dame » eut sur la jeune fille un effet inattendu.
     — Homme estonien, bon éduqué… plein culture !… Taavi quitta le bureau, son papier en poche dûment signé et cacheté. Elmar Remmelgas était devenu un authentique citoyen, soviétique, poseur de rails dans la gare Baltique de Tallinn.
     Taavi retourna chez Selma qui commençait à mettre le couvert.
     — Tu arrives au bon moment ! Malheureusement mon repas est bien maigre ; on ne trouve plus grand-chose au marché et, quand je quitte mon travail, je n’ai guère le cœur à m’occuper de cuisine ! Mais je vais bien te trouver quelques petits suppléments ; ma mère le disait : pour éviter toute mésentente à la maison, nourris bien tes hommes !
     — Surtout ne te mets pas en quatre pour moi ! Dis-moi plutôt si tu as pu voir Uuno.
     — Sans aucune difficulté ! On ne nous a même pas dérangés pendant que nous causions. Pourquoi s’inquiéteraient-ils ? Ne sommes-nous pas entre leurs mains !
     — Du moins, c’est ce qu’ils croient !
     — Je lui ai donné des vêtements de laine, la nourriture que j’avais pu me procurer. Leur train repartait le soir même.
     — Pour où ? Tu le sais ?
     — Hélas non ! Je l’ai demandé aux gardes, mais ils l’ignoraient eux-mêmes. Il est également arrivé un autre train hier, bourré de prisonniers allemands, mais aussi de partisans… Et toi, est-ce que ça s’arrange ? Je suis très inquiète !
     — Ne t’en fais pas ! J’ai tous mes membres et je n’ai pas encore entendu parler de voyage prochain pour la Sibérie !
     — Aucun espoir pour la Finlande ?
     — Ces espoirs ? J’en ai eu chaque jour ; on n’entend parler que de passage dans les rues de Tallinn. Un espoir de perdu, dix de retrouvés !
     — Surtout, Taavi, ne me donne pas trop de détails ! Il vaut mieux que je les ignore ; en 41 je me trouvais dans les mains de la NKVD, je la connais bien : c’est seulement maintenant que mes ongles reprennent forme ; il leur a fallu un an pour repousser, brûlés comme ils l’étaient !… Selma se tut, le regard ailleurs.
     — Tu as été très courageuse de ne rien avouer après de pareilles tortures !
     — Courageuse ? Selma éclata de rire. Je ne suis que trop vulnérable ! Si je le pouvais je m’enfuirais, mais le devoir est là qui me retient. Que je regrette de n’avoir pu quitter Tallinn sur les bateaux de guerre allemands ! Je suis revenue en ville en même temps que l’armée russe. Non, je n’ai même pas été courageuse. Bien loin de là ! je n’ai rien avoué, c’est vrai, mais c’est parce que je n’avais rien à avouer qui puisse les intéresser. C’est d’ailleurs pourquoi ils ne m’ont pas fusillée la nuit même ; je leur disais tout, tout ce que je savais ; si quelqu’un m’avait soufflé à l’oreille ce qu’il fallait dire et que j’ignorais, eh bien ! j’aurais tout révélé ! Plus de dignité, plus de raison ; les mots je les aurais hurlés ; et l’on me brûlait seulement les ongles ! Oh ! Taavi, la douleur physique est quelque chose d’atroce : j’ai honte de te l’avouer ; elle me ravale au rang des bêtes !
     — Qui sait ? Je n’ai jamais encore été torturé ! Mais je n’ai pas tremblé devant leurs tueurs !
     — La mort est peut-être plus supportable que la souffrance. Sous la torture, je ne suis pas sûre de ne pas te livrer — et ma mère avec ! Aussi, méfie-toi même de moi ! Bon, changeons de conversation avant de passer à table, sinon ça va me couper l’appétit !
     Taavi passa la nuit sur le large divan, sans même faire de cauchemar. Il s’était accoutumé aux bruits nocturnes qui l’avaient tant effrayé les premiers temps : brusques arrêts de camions dans la rue, crépitement des mitraillettes dans les ruines. Dans les bois, dans les granges, tout n’était pas silencieux, le vent faisait bruire les taillis ou la cime des arbres, mais c’était quand même plus rassurant !


VI

     Un après-midi, Taavi se trouvait dans la chambre verte du « combina ».
     — Bonnes et mauvaises nouvelles ! annonça Jaan Meos.
     — Que se passe-t-il ?
     — Voss est en liberté ; je l’ai rencontré ce matin, c’est à peine s’il m’a dit bonjour avant de s’éloigner en vitesse ; et c’est ça la mauvaise nouvelle ; nous devons l’éviter à partir d’aujourd’hui ; il a une jeune femme et je crains que la NKVD, d’ici peu, en fasse ce qu’elle veut !…
     — Quelqu’un a-t-il revu Mats Luukas ? demanda Jüri. Il paraît qu’on l’a aussi relâché !
     — Riks doit bientôt venir, comme c’est son grand ami, il doit être au courant, fit Jaan.
     — Et Vello ? s’informa Taavi.
     — Aucune nouvelle des côtes ; quitter Tallinn c’est disparaître !
     On sonna ; c’était Richard Kullerkann ; il avait la même figure d’enterrement que la dernière fois. Il s’effondra sur une chaise.
     — Qu’est-ce que vous… Vous jouez encore aux échecs ?
     — As-tu vu Mats ?
     — Non ! Riks se releva en sursaut ; je ne l’ai pas vu ni ne veux le voir.
     — Ah bon ! C’était juste pour avoir des détails !
     — On sait trop bien ce qui se passe ! trancha Riks. Je suis venu vous dire de ne plus m’inviter ici ! Je ne viendrai plus, entendez-vous ? Sa voix montait. Toujours le nez dans les échecs ! Mais vous déciderez-vous à agir à la fin ? Regardez autour de vous ; êtes-vous tombés sur la tête ? Vous êtes encore libres et vous restez là, à ne rien faire !…
     Il se tut brusquement, les yeux fixés sur un point du mur ; Il s’épongeait le front en reculant peu à peu vers la porte, le regard toujours dans la même direction. Tous les autres regardèrent : sauf un gros clou, le mur était vide.
     — Qu’est-ce que tu lorgnes ? demanda Pihu.
     — Allez à tous les diables ! hurla Riks en se sauvant. Taavi, qui se trouvait près de la porte, l’arrêta par le bras.
     — Qu’est-ce qui te prend ?
     Riks se dégagea de l’étreinte, prêt à cogner : ses yeux étaient devenus hagards, son visage blême.
     — Riks ! s’écria Taavi.
     En chancelant l’homme retomba sur sa chaise.
     — Mes pauvres amis, murmura-t-il, le regard implorant, j’ai bien peur de devenir fou !
     — Ça m’en a tout l’air ! lança Manivald Pihu.
     Riks bondit, le poing levé ; se ruant vers la table, il fit basculer l’échiquier.
     Calmement Jüri se leva et l’empoigna par le revers.
     — Toi aussi, fumier ! hurla Riks en lui balançant à la figure une poignée de pièces.
     Jüri le secouait comme un prunier.
     — Ne touche à aucun de nous ! lui conseilla-t-il.
     Tout avait été si rapide que personne n’avait pu intervenir ; Taavi était le seul à se rendre compte que l’état de Riks était alarmant. Il se rappelait le mouchoir ensanglanté aperçu une fois entre les mains de Riks ; peut-être existait-il un rapport entre ce mouchoir et la conduite actuelle de son ami ? À moins que la peur n’eût seule inspiré sa conduite ! Riks haletait, prêt à fondre en larmes, mais ses yeux injectés de sang brillaient de rage.
     — Allons, dis-nous ce qui t’arrive ! essaya de le calmer Taavi, en lui posant la main sur l’épaule.
     Riks s’écarta comme si cette main le brûlait.
     — Je n’ai rien à dire !
     — Allons ! entre nous… On pourrait t’aider !…
     — Personne ne peut m’aider ! Que pourriez-vous faire pour moi alors que vous n’arrivez même pas à vous aider vous-mêmes ? Vous feriez mieux de partir d’ici, d’aller n’importe où, là où nul ne pourra vous mettre la main dessus ! Maintenant, si ça vous chante de vous trahir mutuellement, si ça vous plaît d’avoir les os brisés, alors restez ! Mais soyez tranquilles, votre mort manquera d’allure ! On ne vous laissera pas mourir en braves, comme vous semblez tous le croire ! Vos dernières heures sur terre, on les rendra ignominieuses au-delà même de ce que vous pouvez imaginer! Moi je n’en peux plus ; je n’ai plus votre âge !
     — Dans quel cauchemar es-tu en train de te débattre ? par rapport à 1941 la situation a bien changé ; maintenant on peut affirmer à coup sûr que les alliés vont nous venir en aide ! Inutile donc de céder à des rêves fantaisistes tant qu’on n’aura pas une idée nette de la situation. Quand bien même le pire arriverait, des gars comme nous réussiront toujours à sortir du pays. Prenons les choses posément.
     Riks considéra Taavi d’un air ironique ; sans mot dire il ôta péniblement son veston.
     — Oh ! Oh ! Il veut nous attaquer à nouveau ! railla Pihu. Mais les hommes n’avaient plus le cœur à plaisanter. Rien qu’à la vue de sa chemise, ils avaient compris, et lorsque Richard Kullerkann se releva devant eux, torse nu, un vaste silence se fit dans la pièce. Tout son buste était couvert d’ecchymoses bleuâtres, sur son dos s’entrecroisaient de profondes cicatrices.
     — Prenons les choses posément ! railla à son tour Riks, les dents serrées.
     — Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria Pihu.
     — Une simple bastonnade ! Taavi donne-moi un coup de main pour me rhabiller. Qui sait dans quel état vous serez vous-mêmes d’ici peu ? La vie est belle !!!
     — La NKVD ! murmura Taavi, en l’aidant à s’habiller comme il l’aurait fait avec un enfant. Tous avaient l’impression que le bruit des camions militaires dans la rue se rapprochait.
     — Raconte ! Comment est-ce arrivé ? As-tu trahi quelqu’un ? demanda Taavi.
     — Il n’y a rien à raconter ; je suis tombé dans leurs pattes, voilà le résultat ! Tout le reste n’est que littérature ! Ce sera bientôt ton tour, et plus vite que tu ne le crois ! En ce moment, ils me battent pour mes anciennes fautes ; espérons qu’ils n’iront pas jusqu’à soulever la question de Finlande. C’est un Estonien, maintenant à la NKVD, qui m’a donné. Les Russes sont encore mal organisés, ils n’ont pas encore tous les renseignements ; qui sait si, cette nuit-même, je n’irai pas relever vos noms et vos adresses ? si demain je ne partirai pas en rasant les murs à la recherche de tous ceux dont je n’ai pas encore retrouvé la trace ? Aussi je vous le répète : disparaissez !!! Moi je dois rester ici ; ma femme est malade, j’ai des enfants en bas âge ; vous m’avez invité ici, vous m’avez confié vos plans, vos projets, et j’étais un lépreux ! Peut-être allez-vous me liquider, c’est votre droit le plus strict, ce ne serait même pas une crime. Il faut en sacrifier un pour sauver tous les autres.
     — Sais-tu à quel point la NKVD est au courant de nos affaires ?
     — Pour l’instant je crois qu’elle l’est très peu ; mais je ne suis pas le seul et je ne peux savoir ce que les autres ont déjà avoué ni pour quelle raison on les a torturés. Mon nom se trouvait sur leurs listes depuis bien des années…
     — Ces anciennes listes, ils les possèdent donc encore ?
     — Je le crois. Je vous l’ai dit, leur organisation n’est qu’à ses débuts. À présent, je dois vous quitter… Dis, Jaan, as-tu du papier ? J’ai deux lettres à écrire…
     — Maintenant ? Tout de suite ?
     — Oui, il se fait tard.
     — Entre dans le bureau, il n’y a personne pour l’instant.
     — Eh bien, mes amis, mes compagnons, je vais vous dire au revoir ; après, je n’aurai guère plus le temps !…
     Avec une étrange gravité, il serra la main de chacun et s’en fut dans le bureau.
     Lorsque, en partant, Jaan voulut aller chercher Riks, ce dernier n’était déjà plus là. Il avait laissé deux enveloppes sur le bureau ; l’une était ouverte, l’autre cachetée à l’adresse de la femme de Riks. Jaan sortit la première lettre de son enveloppe ; au bout de quelques lignes, il se rua hors du bureau en appelant Riks ; il dégringola l’escalier, dépassa les arcades, traversa la rue d’un bond jusqu’à la place de la Mairie. Pas trace de Riks. Il revint sur ses pas, le cœur lourd, furieux : il aurait lancé son poing à la tête du premier venu.
     — Riks est parti ! Jamais plus il ne reviendra ; nous venons de perdre l’un des nôtres ! murmura Jaan aux hommes qui, interloqués, attendaient son retour.
     — Tu es fou ?
     Sans répondre, Jaan Meos se mit à lire l’écriture fine et hâtive de Richard Kullerkann.
     « Mes chers compagnons d’armes, 
     « Je vous dis à tous adieu. Vous devez continuer le combat avec un courage surhumain ; me voilà vieux, usé, et j’ai peur de détruire votre foi en voulant sauver ma famille. Aussi je disparais quand il en est temps encore. C’est en ami, en compagnon, que je vous remercie pour tout, mais il m’est impossible de consentir à cette traversée en abandonnant ma femme malade et mes deux enfants dans les mains de la NKVD. Mon foyer est espionné et je ne veux pas vous trahir. Non ! Je connais trop bien les procédés de la NKVD pour ignorer qu’une trahison ne laisserait la vie sauve à personne. « Je vous demande de faire parvenir l’autre lettre à ma femme ; je sais qu’elle lui brisera le cœur mais je n’ai pas d’autre issue. Du moins lui restera-t-il ses enfants.
     « Que Dieu me vienne en aide pour accomplir cet acte, car telle est ma seule voie.
     « Que Dieu bénisse mon peuple et ma patrie !
     « Courage, mes frères d’armes. »
     Taavi sentit ses oreilles bourdonner, son regard tomba sur le clou que Riks avait tout à l’heure fixé ; puis ses yeux glissèrent sur Jüri qui, de ses grosses mains, venait de brutaliser leur ami. Manivald Pihu regardait sa montre comme pour se souvenir à jamais de cet instant fatidique.
     — Il faut le rattraper !
     — J’ai couru de tous côtés !… Où le trouver ?… Il peut être allé n’importe où pour se… Pihu regrettait ses sarcasmes de tout à l’heure.
     — C’était un homme d’honneur ! On aurait envie de lui tirer son chapeau !
     
     * * *
     
     Taavi s’en retourna chez Arno et Liisa.
     — On est venu te demander plusieurs fois ! lui glissa Liisa à l’oreille.
     — Moi ? Et qui donc ?
     — Une femme !… Elle prétend te connaître et veut absolument te parler. Vas-y pendant que je fais les courses ; Arno n’est pas encore rentré !
     Liisa lui posa doucement la main sur la bouche :
     — Elle t’attend dans la pièce à côté !
     — Mais qui ?…
     Inquiet, Taavi entra dans la chambre ; sur le divan était assise Marta de Roosi.
     — Taavi ! s’écria-t-elle en s’élançant vers lui.
     — Toi ! D’où viens-tu ?
     — Eh bien quoi, me voilà ! se mit à rire Marta. J’ai pris mes vacances et je suis à Tallinn depuis trois jours ; tu es introuvable ! J’ai passé mon temps à te chercher dans toute la ville ; je commençais à croire que tu étais parti sur la côte.
     — Qu’est-ce que tu me veux ?
     — Je veux faire la traversée avec toi.
     — Quelle bonne idée ! railla Taavi. Et le moyen ? Tu en as un ?
     — Quel moyen ?
     — Tu n’y as même pas pensé ! Bravo ! Comment peux-tu alors espérer réussir à traverser ?
     — Toujours d’aussi charmante humeur !
     — Il n’y a vraiment pas de quoi faire de l’humour ! Des idées comme la tienne, on en trouve à chaque coin de rue ; on en a les oreilles cassées.
     — Trop aimable ! Si tu me disais maintenant où tu couches la nuit.
     — Moi ? Nulle part, c’est-à-dire un peu partout !
     — Pourquoi ne viendrais-tu pas loger chez moi ? J’ai un grand appartement entièrement vide. De toute façon il sera occupé par les Russes, ils l’ont déjà visité. Tu y serais plus en sûreté que nulle part ailleurs.
     Taavi la regardait avec méfiance, sans pourtant refuser son offre.
     — Pour une nuit ou deux je veux bien ; d’ailleurs il faudra que je quitte bientôt le pays. Mais, c’est l’appartement d’une femme ?…
     — Allons, ne fais pas l’enfant de chœur ! rétorqua Marta en riant. Aurais-tu peur de moi par hasard ? Viens, je me suis procuré pas mal de vivres. J’aimerais bien m’occuper un peu de toi, ne fût-ce qu’au nom de notre ancienne amitié…
     
     * * *
     
     En arrivant devant la porte de Marta, Taavi hésita un instant. N’était-ce pas imprudent d’entrer dans un lieu où tant d’Allemands étaient déjà venus ? Les habitants de la maison devaient, sans nul doute, être au courant du genre de vie que menait Marta. 
     — Nous y voilà ! annonça-t-elle en l’entraînant dans la pénombre de l’entrée. C’est un appartement très agréable ; malheureusement on n’en profitera pas bien longtemps ! Je me suis installée ici après l’arrestation de mon mari. Je n’avais pas le cœur de rester là-bas ; pourtant j’aurais pu y terminer mes vieux jours rien qu’avec le revenu des loyers ! La maison appartient maintenant à l’État. 
     Elle invita Taavi à s’asseoir dans un profond fauteuil de la salle de séjour. La pièce n’était pas grande mais très confortable, intime, conservant encore les richesses de naguère : un lustre un peu trop important pour les dimensions de la salle, une gigantesque peinture dans son cadre d’or aussi déplacée dans l’ensemble que la bibliothèque vitrée encombrée de livres reliés jetés pêle-mêle.
     — J’ai fait le tri ! La littérature séditieuse est à la cave avec le poste de radio. J’ai même été surprise de tout retrouver dans l’état où je l’avais laissé. Le ministère du Logement a fait demander au concierge qui occupait l’appartement ; il paraît que la loi sur la surface d’habitation fixée à neuf mètres carrés entre en vigueur ! Tiens ! Voilà des cigarettes, je vais préparer le café.
     Marta disparut dans la cuisine, Taavi se mit à fumer béatement. Le crépuscule d’automne obscurcissait rapidement la chambre ; Taavi baissa les rideaux de défense passive et alluma. Une chance qu’il y eût encore de l’électricité ! On avait pu éviter le sabotage de la centrale par les Allemands.
     Marta l’appela dans la salle à manger où le couvert était dressé à la lueur des bougies. Elle remplit des verres de cognac.
     — Du cognac français ?
     — Oui ! et du vrai ! À ta santé !
     — À la tienne ! répondit Taavi légèrement mal à l’aise. Il vida son verre. On ne peut pas le nier, il est fameux ! Non merci ! ajouta-t-il, voyant que Marta voulait à nouveau remplir son verre. Elle se mit à rire. C’est assez ! Je viens de te le dire.
     Marta reposa la bouteille avec un haussement d’épaule.
     — Comme tu veux !… Si tu en as envie, redemandes-en ! Taavi évoquait tous les Allemands qui avaient dû s’asseoir à la place même où il se trouvait, devant ces chandeliers dont Marta appréciait tant la lumière intime. Elle était bien séduisante cette Marta, la poitrine généreuse et ferme, les lèvres sensuelles, les yeux mi-clos derrière la flamme des bougies…
     Quelque part, dans l’obscurité, parmi les ruines, se trouvait Riks, son compagnon d’armes… Sans doute la face contre terre, un trou béant dans la tempe ; à défaut de revolver, peut-être s’était-il tranché la gorge, ou pendu… Taavi avala un deuxième verre.
     — Je vais me coucher quelque part, j’ai tant à faire demain.
     — Comme tu veux. Il n’est pas encore tard…
     — Ah ! Tu crois ?
     — Bon ! Fume tranquillement pendant que je t’apporte des couvertures. Tu seras bien sur le divan ?
     — Si ça ne me plaît pas, j’irai te rejoindre dans ton lit…
     — Tu le peux !…
     Marta était visiblement vexée ; elle partit dans la chambre à coucher. Par la porte entrouverte on entendait un froissement d’étoffe. Taavi se mit à marcher de long en large dans la pièce. Marta revint avec des couvertures. Elle était en robe de chambre. Sans prêter attention à Taavi, elle commença à faire le lit. Par l’échancrure de son déshabillé, on pouvait apercevoir sa chemise de nuit transparente.
     — Voilà, bébé ! fit-elle d’une voix assurée, le sourire revenu.
     — Croise ton déshabillé ! Tout ce qui s’est passé entre nous…
     Il s’arrêta tout à coup, l’oreille tendue.
     — Qu’est-ce que c’est ?
     Des coups ébranlaient la porte d’entrée de l’immeuble ; on sonna.
     — Des Russes ! Aucun doute à cette heure-là, c’est déjà le couvre-feu !
     — Tu m’as fait tomber dans un piège !
     — Inutile de crier ! s’impatienta Marta. Elle rajusta son décolleté et fit bouffer ses cheveux comme si elle se préparait à une réception mondaine.
     — Arrête ! Tu vas te casser le cou ! Nous sommes au troisième ! cria-t-elle en voyant Taavi se précipiter vers la fenêtre,
     — Où veux-tu que j’aille ?
     En toute hâte, Marta ramassait les couvertures et les reportait dans la chambre à coucher, faisant disparaître au passage la bouteille de cognac et les deux verres.
     — C’est probablement un simple contrôle d’identité !… Quelqu’un était allé ouvrir en bas. On entendait des pas, des voix russes. Marta parcourut la pièce du regard :
     — Viens dans la chambre à coucher !
     — Sous le lit ?
     — Oui et en vitesse : je les recevrai ! Tiens, prends tout ça !
     Elle arrachait ses bagues, le bracelet d’or qui encerclait son poignet.
     Éteignant la lumière, elle laissa la porte de la chambre à coucher entrebâillée. Taavi, au milieu de la pièce, hésitait, les bijoux à la main. Il entendait Marta souffler les bougies et allumer l’électricité. Les pas des Russes étaient dans le corridor. On frappait de porte en porte mais il ne pouvait entendre les questions posées. Il s’était mis dans de beaux draps ! Il ouvrit une armoire : pleine de vêlements.
     Où se cacher ? La fenêtre ! Pourquoi ne pas se mettre sur le rebord, peut-être même y avait-il une corniche entourant tout l’étage. Oui ! Elle était assez large pour y poser le bout du pied. En cas de péril, il sauterait dans le vide. Malheureusement il n’y avait aucune saillie à laquelle ses doigts puissent s’agripper. Il tâtonna fébrilement le mur rugueux. Rien ! Il ne pouvait s’accrocher qu’au rebord supérieur de la fenêtre qui s’ouvrait vers l’extérieur. Mais elle allait attirer l’attention des Russes ! En déséquilibre, ne tenant plus que par les pointes des chaussures sur l’étroite corniche, il essaya de la refermer. Voilà ! Il pouvait encore se cramponner à la baguette au-dessus de la fenêtre, mais ce n’était pas de tout repos ; Taavi sentait des crampes nouer ses membres, tout son corps tremblait, transi de froid sous la pluie et le vent.
     Il se rappela brusquement que son passeport, son certificat de travail, tous ses papiers étaient en règle. Quelle idiotie d’avoir ainsi pris peur ! Il avait encore des réflexes de maquisard ! Si les Russes le trouvaient là, quelle explication leur donner ? Une autre crainte lui traversa l’esprit : avec ses membres déjà ankylosés, aurait-il la force de regagner l’intérieur de la chambre ? S’il appelait Marta à son secours, elle pourrait bien, en ouvrant la fenêtre, le faire basculer dans le vide !
     On alluma à l’intérieur de la pièce. Pendant plusieurs minutes on parla en russe, puis tout s’éteignit. Une interminable attente qui semblait à Taavi durer des heures. Enfin Marta l’appela de la chambre.
     Avançant prudemment le pied droit, Taavi, du bout de sa chaussure, essaya d’ouvrir la fenêtre. Malédiction ! Elle était coincée. Il se mit à tambouriner. Marta l’entendit.
     — Taavi !
     — Attention, prends garde ! essayait-il de faire comprendre à Marta derrière le carreau.
     Elle vit dans quelle situation dangereuse il se trouvait et ouvrit doucement, se penchant au-dehors pour le soutenir.
     Taavi projeta ses mains sur le montant et, le corps à demi paralysé, réussit à retomber à l’intérieur de la pièce.
     — Qu’est-ce qu’ils voulaient ?
     — Ils recherchent des fascistes.
     — Ils ont fouillé tout l’appartement ?
     — Oui, à peu près. Le premier endroit qu’ils ont inspecté, c’était sous le lit. J’ai cru défaillir. Oh, Taavi ! La femme se jetait dans ses bras.
     — Ah ! laisse-moi ! répondit-il en se libérant avec lassitude. Ils ne sont pas encore partis ?
     — Ils sont au grenier.
     — Veux-tu me donner encore un peu de cognac ?
     Marta revint avec la bouteille et un gros manteau.
     — Enfile ça ! Ôte ton veston, tu es tout trempé !
     Ils entendirent les Russes redescendre. La porte claqua. Rassurée, elle le fit asseoir sur le lit.
     — Tiens, bois ! Vide la bouteille ! Ça te réchauffera ! Qu’est-ce que je ferais de toi si demain tu grelottais de fièvre ?
     Taavi s’allongea sur le lit, la bouteille à la main. Mais le parfum féminin qui flottait dans la pièce le fit se relever. Il retourna dans la salle de séjour.


VII

     Ilme avait abandonné son projet de partir à la recherche de Taavi. Son mari n’était sûrement pas à Tallinn ! Il avait clairement exprimé à sa mère son intention de quitter le pays. Pourtant Ilme ne cessait de se tourmenter. Son travail n’avançait pas ; elle ne pouvait dormir que tard dans la nuit ; souvent, le matin, elle avait mal à la tête, envie de vomir. À table, la nourriture ne passait pas.
     — Qu’est-ce que tu as ? lui demanda Reet. Tu n’es tout de même pas…
     — Je crains que si ! répondit Ilme, avec un faible sourire. J’attends un enfant.
     — C’est donc lorsque tu as passé deux jours à Tallinn avec ton mari ?
     — Oui. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai renoncé à partir. Je craignais pour ma santé.
     — Cet enfant, tu le désirais vraiment ?
     — Oui et non. Mais maintenant qu’il est là, je ne tiens pas à avoir un accident…
     Reet était mécontente, sans vouloir le laisser paraître. En une telle période troublée, avec un mari Dieu sait où, ce n’était guère le moment !… Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, Ilme remarqua :
     — Ça ne te fait guère plaisir ?
     — Si… mais ce sera dur pour toi ! Allons, ne te fais pas de soucis, ajouta-t-elle tendrement, voyant les larmes briller dans les yeux de sa fille ; puisque Dieu l’a fait naître, il saura le nourrir. Hiie est une grande ferme, on a besoin de bras…
     — Non, je n’empêcherai rien ! Tu redoutes ces temps difficiles, tu penses qu’il aurait mieux valu ne pas en avoir en ce moment, mais je ne ferai rien pour l’empêcher de naître. Ça non ! Si je devais perdre Taavi, il me resterait au moins mes enfants !
     Reet ne répondit rien ; sa fille avait autant de cœur qu’elle-même, lorsqu’elle avait son âge. D’ailleurs elle savait qu’elle choierait le nouveau-né tout comme elle avait gâté Lemb. Ignas prétendait même que Reet l’avait tellement pourri qu’on ne pourrait jamais en faire quelqu’un de bien ! Mais le gamin se prenait déjà pour un homme, se promenant dans la ferme, sérieux comme un pape, lâchant d’affreux jurons dont il ignorait le sens.
     Lemb était stupéfait de voir les grandes personnes changer si rapidement d’idée. Alors on n’allait plus à Tallinn ? C’était pareil durant le voyage en Suède. On part, on avance, on avance et brusquement : STOP, on fait demi-tour et on revient. Si seulement son père était encore en Estonie ! Chaque soir il entendait les grandes personnes parler d’affaires sérieuses, répétant à qui mieux mieux : ce n’est pas possible ! Au moment le plus passionnant de ces discussions, Lemb s’endormait, non sans avoir eu le temps de murmurer : « Si papa était là, tout serait possible !… »
     Il avait appris à lire pendant que son père était en Finlande. C’est lui qui avait été étonné ! Lemb s’en souvenait. Son père l’avait complimenté, l’asseyant sur ses genoux : comme tu as grandi ! Et tu sais lire comme un poisson sait nager ! Lemb souhaitait grandir encore pour aider son père dans les jours difficiles. Que signifiait : « jours difficiles » ? Ça, Lemb n’en savait rien. Une chose était certaine : une fois qu’il serait avec son père, il n’y aurait plus de problème ! Son père ignorait le mot impossible. Même oncle Värdi et Osvald le disaient.
     
     * * *
     
     Un soir, Anton de Lepiku vint à Hiie. Ignas s’en étonna car le vieil homme ne sortait de chez lui qu’en cas d’extrême nécessité. Anton était le plus âgé des fermiers de Metsaoti.
     — Quoi de nouveau chez vous ? demanda Reet. Comment va Luise ? Ces temps derniers elle se plaignait de maux de reins.
     — C’est l’âge ! répondit Anton en se mettant à bourrer sa pipe à couvercle d’argent.
     — Est-ce que Mihkel a donné de ses nouvelles ? Tous les Estoniens sont de retour, à ce qu’il paraît.
     Anton tressaillit imperceptiblement et se mit à tirer sur sa pipe comme si elle allait s’éteindre.
     — Non !… Aucune !… J’ai entendu dire qu’on t’a pris ton cheval ?
     — Oui, et la charrette et les harnais et tout ! Sur les routes on te prend maintenant tout ce qui est bon à prendre.
     Anton se tut un instant comme s’il se préparait à dire quelque chose d’important. Ignas se rendait compte que son voisin n’était pas dans son état normal.
     — Tu as quelque chose sur le cœur ?…
     — Oui, c’est-à-dire…
     Ignas fit signe à Reet et à Ilme de s’en aller discrètement. Anton mit encore un certain temps avant de se décider à dire :
     — Mon fiston est rentré.
     — Mihkel ?
     — Oui. Je n’ai que lui !…
     — Il est en bonne santé ?
     — Il a tous ses membres, pour le reste…
     — Il a terminé son temps ou il est en permission ?
     — Il s’est enfui. C’est pourquoi je suis venu ; je ne sais plus où donner de la tête.
     — Il s’est enfui ! Eh bien !…
     — Oui, mais il voudrait rejoindre son corps ; il a peur d’être fusillé.
     — Quand est-il revenu ?
     — Avant-hier soir. À Tallinn, il a rencontré Taavi.
     — Alors Taavi est encore dans la capitale ?
     — Il y était la semaine dernière. Mihkel ne va pas bien du tout ; il crache le sang.
     — La tuberculose ?
     — J’en ai peur.
     — En Russie, ça a dû être dur pour lui.
     — Encore heureux qu’il soit rentré vivant ; il veut rejoindre le front à Saaremaa, mais je ne veux pas qu’il meure ailleurs qu’ici.
     — Chez toi, tu pourrais le guérir.
     — Ce ne serait pas impossible. Il a été blessé en pleine poitrine. Son état n’a fait qu’empirer. Les cicatrices se sont bien refermées, mais allez voir ce qui se passe derrière ! J’ai pensé qu’Osvald pourrait venir lui parler ; ils sont copains depuis toujours ; à nous les vieux, ils nous rient au nez. Je ne tiens pas à ce qu’on vienne le fusiller sous mes yeux ; je passerais pour le propre meurtrier de mon fils.
     — Entendu, je viendrai avec Osvald. On verra ce qu’on pourra faire.
     — En s’y mettant à plusieurs, on arrivera peut-être à le convaincre, ou à trouver une solution.
     
     * * *
     
     Depuis des heures Osvald et Mihkel discutaient à Lepiku, autour du grand feu de bois.
     — Je me demande bien ce qui te tracasse à ce point ! Tu n’es pas devenu communiste, c’est le principal. En 41, à la première invasion russe, je me suis caché dans les forêts et je ne m’en porte pas plus mal ! Bien sûr, il y avait des moments pénibles, mais ma santé a été moins ébranlée que la tienne. J’ai la ferme intention de continuer à vivre en résistant dans la forêt.
     Mihkel eut un petit rire :
     — Où cela te mènera-t-il ?
     — Au moins je mourrai sur le sol de ma patrie. Tu ne vas tout de même pas croire que rien ne va changer ici ?
     — Mais tout est déjà changé ! Nous sommes les alliés des Anglais et des Américains, mais ça ne durera pas longtemps.
     — Qu’en sais-tu ? La patrie est engagée trop loin pour qu’on puisse reculer. Le communisme tiendra jusqu’au bout, mais le monde est encore trop grand pour tomber dans les mains d’un seul. Entre l’enfer des camps de concentration d’où tu sors, les millions de tombeaux sans croix, et la masse infinie des êtres qui souffrent, quel sera ton choix ?
     — Il faut que je réfléchisse ; il n’est pas aisé de franchir un pas aussi décisif.
     
     * * *
     
     Bouleversée en apprenant que Taavi se trouvait encore à Tallinn, Ilme décida de le rejoindre avec Lemb sans plus tarder. Advienne que pourra ! Elle aurait déjà dû le faire depuis longtemps ; si elle ne parvenait pas à le rejoindre, jamais elle ne se le pardonnerait.
     En quittant Hiie, Ilme fut particulièrement étonnée de l’étrange attitude d’Hilda qui, sans un mot, était allée se cacher dans la maison, sanglotant hystériquement. Quelle curieuse fille avec ses prémonitions, ses croyances à la signification des rêves !
     Le voyage se déroula sans encombre ; Osvald les accompagna à la gare. Ilme n’éprouva que quelques malaises. Arrivée à Tallinn, elle sonna à la porte de son ancien appartement. Liisa lui ouvrit.
     — Mon Dieu ! C’est toi, Ilme ?
     — Bonjour, Liisa ; oui, j’arrive de la campagne.
     — Entre vite ! Comme Lemb a grandi ! Que se passe-t-il ?
     — Taavi nous a raconté que vous aviez traversé la mer !
     Taavi était donc encore en ville !
     — Il nous a fallu rebrousser chemin : l’accès de la mer était impossible, toutes les routes coupées ; et maintenant, me voilà.
     — Débarrassez-vous de vos affaires, installez-vous ! Ainsi toute la côte est bloquée ; une bien mauvaise nouvelle !…
     Lemb était déjà en train d’explorer l’appartement, pièce après pièce.
     — Dis, tante Liisa, papa n’est pas là ?
     Liisa s’arrêta de parler et jeta vers Ilme un regard désolé !
     — Il doit être parti, j’en ai grand-peur !
     Ilme s’assit ; ses craintes se réalisaient. C’était sa faute ! Quelle idiote d’être restée si longtemps à Hiie ! Pourquoi n’avoir pas écouté cette voix intérieure qui lui commandait de suivre Taavi le plus vite possible !
     — Quand est-il parti ?
     — Aujourd’hui, très probablement. Je l’ai vu encore hier soir. Il avait passé quelques nuits chez nous, mais une femme est venue le voir, sans me préciser son nom, et j’ai distinctement entendu Taavi lui dire dans l’entrée : c’est demain que je pars — donc aujourd’hui ! Ils sont repartis ensemble hier soir, c’est tout ce que je sais. La femme est revenue ce matin pour prendre une lettre destinée à Taavi et qu’un de ses amis avait déposée ici, en mentionnant bien que c’était confidentiel. Mais la femme, en voyant la lettre, s’en est emparée presque de force et l’a ouverte. À peine fini de lire elle s’est précipitée dehors ; le soir, Arno, en rentrant, n’avait pas l’air du tout content !…
     — De quoi avait-elle l’air ?
     — Une brune assez racée, un peu plus grande que moi, très bien habillée, assez pimbêche !…
     Ilme ne voyait pas qui, dans l’entourage de Taavi, pouvait répondre à ce signalement.
     — Et nous ? Est-ce qu’on ne va pas aussi partir pour la côte ? demanda Lemb.
     — Non, mon chéri, il faut attendre le retour de papa.
     — Mais je ne veux pas ! S’il reste aussi longtemps absent que lorsqu’il était en Finlande, alors à quoi ça me sert d’avoir un papa !
     De grosses larmes roulaient sur ses joues malgré tous ses efforts de petit homme pour les retenir.
     — Cette fois-ci, il se peut qu’il reste absent encore plus longtemps ! murmura Ilme, la voix blanche.
     
     * * *
     
     Cette nouvelle journée ne s’avérait guère brillante ! Taavi Raudoja en faisait le triste bilan : Leonard était parti pour Vääna, bien décidé à traverser le golfe sur un petit kayak, comme il avait déjà réussi à le faire ; mais la mer était alors tranquille comme un miroir tandis qu’en ce moment, avec les vents d’automne, les flots étaient passablement agités et l’aventure était fort risquée.
     De mauvaise humeur, Taavi retourna chez Marta ; en réalité il ne voulait plus la voir, mais à la réflexion, c’était encore chez elle qu’il serait le plus à l’abri. Elle était absente. Taavi ouvrit la porte avec la clef qu’elle lui avait confiée. Il lui semblait apercevoir encore les traces du passage des officiers allemands.
     Assis sur le divan, Taavi, une fois de plus, faisait des projets d’avenir. Aucune issue ne se présentait encore. La situation ne pouvait s’éterniser, sinon il perdrait toute confiance en lui-même. Il se versa un grand verre de cognac. « Nous survivrons à notre mort », déclarait Richard Kullerkann. Pauvre vieux Riks ! Il n’avait pas eu de chance ! On venait de lui apprendre, au « combina », sa fin tragique : pendu au-dessus des buissons le long des bassins de Schnell : non loin on avait découvert le corps d’un Russe, un couteau planté dans le dos. Y avait-il un rapport entre ces deux crimes ? Peut-être ; Riks était capable d’avoir commis l’un et l’autre.
     Marta arriva toute souriante, sautant au cou de Taavi.
     — Oh, Taavi ! enfin nous allons pouvoir passer le golfe ! Taavi se dégagea brutalement ; sa conduite de la veille était suffisamment claire ; « elle est folle ! folle à lier, cette femme ! »
     — J’ai tout ce qu’il faut pour la traversée ! exultait Marta. Trinquons d’abord, ensuite, on prend le large !… À la tienne, Taavi ! Nous partons ensemble, oui, tous les deux ! C’est sérieux ! Adieu Kalgina et compagnie ! Nous allons commencer une vie merveilleuse !…
     — Allons parle, au lieu de faire du lyrisme !
     — Pourquoi fais-tu la tête ? Tiens ! Ce papier t’expliquera tout !
     — Où as-tu pris ça ?
     — Dans ton ancien appartement.
     — Et… l’enveloppe était ouverte ?
     — Ne t’inquiète pas…
     — Pourquoi l’as-tu ouverte ?
     — Entre nous, il ne doit pas y avoir de secret ! Et je pensais… oui j’avais peur que…
     Taavi la fit taire d’un geste de la main. Il se pencha sur la lettre où étaient dessinés la ligne des côtes et le sentier conduisant à une maison forestière : Kruusiaugu Siim ; le papier était signé : Jüri. Jüri Paarkukk !!! D’un bond, Taavi fut à la porte, enfila son pardessus.
     — Tu t’en vas ?
     — Oui, je vais me renseigner près des gars pour savoir ce que veut dire ce plan.
     — Reviens-tu pour la nuit ? Tu ne vas pas m’abandonner ?
     — Si d’ici quelques heures je ne suis pas revenu, c’est que j’aurai gagné la côte. À moins qu’il ne s’agisse encore d’un mirage !
     — Mais si tu pars, qu’est-ce que je vais devenir ? Je parle russe, je pourrais t’être utile en chemin, dis ?…
     — Tu n’as aucune raison de partir ; ce n’est pas un voyage d’agrément.
     — Taavi, ne parle pas ainsi ! Je ne peux pas rester loin de toi ! Taavi, mon chéri, je veux te suivre, prendre soin de toi, je veux…
     — Inutile d’insister. C’est clair, non ?
     — Si tu ne reviens pas, je partirai toute seule vers la côte.
     — Sans plan ?
     — Je le sais par cœur !…
     
     * * *
     
     Comme d’habitude, le « combina » était occupé à jouer aux échecs. Vello Kasar était revenu de la côte.
     — Es-tu de ceux qui partent ? demanda Jaan Meos à Taavi.
     — Sois plus clair !…
     — As-tu reçu mon papier ? questionna Jüri.
     — Oui. Peut-on avoir des détails?
     — Nous sommes aujourd’hui mardi ; vendredi soir, nous devons tous être arrivés. J’en reviens ; j’ai l’impression que tout va marcher.
     — Pas moi en tous cas, fit le lieutenant Pihu. Ce n’est sûrement pas le dernier bateau et la vie ici s’annonce passionnante !…
     — Oui, hein ? On voit déjà des cadavres ! ironisa Taavi. Et les autres ?
     — Ils partent pour la plupart, sauf Ugur, toujours à la recherche de son amiral.
     — Personne ne devrait attendre ! remarqua Taavi ; qui peut savoir lequel d’entre nous sera le second Riks ! Combien de places y a-t-il dans le bateau ?
     — Aucune idée ! Il s’agit d’un petit voilier.
     — Tu connais son propriétaire ?
     — Oui, et je ne suis pas le seul ! Durant l’occupation allemande, il faisait la navette entre les côtes jusqu’au jour où on l’a arrêté. Un gars formidable ! Les Russes ont mis sa tête à prix, mais il s’en moque bien ! Il s’est juré d’évacuer tous les gens traqués du pays et ensuite, s’il le faut, de vider l’Estonie de sa population ! Et tout cela, gratis !
     Le projet s’annonçait sérieux. On mit au point les détails. Ceux qui avaient déserté de l’armée russe, étant les plus menacés, partiraient sur-le-champ. Les autres s’en iraient deux par deux. Taavi partirait en même temps que Vello. Une fois dans la rue, Taavi ajouta :
     — Il faut mettre le plus d’atouts possible dans notre jeu. On devrait se procurer un ordre de mission rédigé en russe, attestant que nous allons contrôler les pêcheries ou les fabriques de conserves de Kuusalu. Aujourd’hui, c’est trop tard pour le faire, mais il faudrait essayer demain, à la première heure et à midi ; on décroche ! Rendez-vous chez toi. La nuit tombait. Taavi trouva la porte de Marta fermée et il avait laissé sa clef à l’intérieur. Marta était donc déjà partie pour la côte ! Quelle femme ! Il avait tout juste le temps, avant le couvre-feu, d’arriver chez Liisa. Un brouillard malsain montait des ruines, une vague odeur de cendre et de pourriture.
     Lorsque la porte de Liisa s’ouvrit, Taavi senti son cœur battre à rompre : Ilme était déjà dans ses bras.
     — Papa ! Papa ! s’écria Lemb, bouleversé, en essayant de lui sauter au cou.
     — Taavi ! Mon Taavi !
     — Ilme ! Ce n’est pas possible ! Que fais-tu là ?
     — Dieu soit loué ! Enfin je te retrouve !


VIII

     Si grande que fût sa joie d’avoir retrouvé sa femme et son fils, Taavi ne pouvait s’empêcher de penser que les difficultés pour traverser s’en trouvaient singulièrement accrues. Il devait maintenant lutter pour toute sa famille ! Mais comment ne pas se réjouir d’un tel miracle ? Être à nouveau l’un près de l’autre après tant de mois de séparation ! Comme sa femme avait dû souffrir ! Oui, Taavi surmonterait toutes les difficultés !
     Le lendemain ils prenaient la route, accompagnés de Vello Kasar qui parlait bien le russe.
     — Alors, mon grand, tu te sens capable de faire la route ? Lemb regardait Vello d’un air furieux comme s’il se moquait de lui ; en fait, ils s’entendaient à merveille tous les deux : Vello lui racontait des histoires drôles, l’appelait « mon grand » à tour de bras, ce qui faisait se rengorger le petit.
     Arrivé aux faubourgs de la ville, le groupe se scinda en deux : Taavi et Vello en tête, Ilme et Lemb derrière. C’est qu’il fallait à tout prix éviter les contrôles, Ilme n’ayant pas d’ordre de mission.
     La colline de Lasna dominait toute la ville ; les vallées avaient pris la couleur des arbres d’automne. Au loin, les clochers et les tours de Tallinn se découpaient sur le couchant ; à droite, à travers une brume légère, scintillait doucement la mer. Ilme ne pouvait détacher ses yeux de la capitale ; elle n’y était pas née, pourtant Tallinn était son berceau. L’arrière-pays de Metsaoti n’était qu’un refuge contre la méchanceté du monde, mais la ville palpitait de vie aux pieds mêmes de ses vieilles tours, à l’ombre de son histoire. Ses jardins, ses collines en fleurs se reflétaient dans la mer ; les clochers se dressaient vers le ciel parmi les marronniers, tandis que les carillons faisaient vibrer les hautes murailles de la forteresse médiévale de Toompea.
     Ilme se revoyait marcher le cœur en fête au milieu de cette foule heureuse et libre, faisant danser sa jupe, les mèches folles. Puis la vision changeait : il neigeait sur Tallinn ; les flocons brillaient entre les vitrines éclairées ; les clochettes tintaient sur le poitrail des chevaux : la tour argentée de Toompea se blottissait sous le ciel bleu sombre, doux comme le velours, froid comme la nuit ; les étoiles semaient leur poussière d’or sur les sapins de Noël, se balançaient sur la ville, s’accrochaient à la cime des arbres, déposant à la faveur de l’ombre des touches de neige sur les lèvres des amoureux. Ô Tallinn ! Que j’aime tes tuiles rouges sur le fond d’azur de nos matins dorés ! Tes hauts murs dans le brouillard de novembre ! Ô ma ville fière, âpre et malheureuse !
     Taavi y était plus attaché encore. Il y avait vécu la plus grande partie de sa vie. Il avait lutté pour elle ; il l’avait libérée, et de nouveau perdue. Mais elle l’attendrait ! Oui, malgré ses ruines, elle l’attendrait avec encore plus d’orgueil. On pouvait changer les drapeaux sur Toompea, on pouvait détruire les tours à coups de canons. La ville, elle, subsisterait, accrochée sur son roc.
     Il leur fallut renoncer à contourner les collines de Lasna qui grouillaient de Russes. Après un quart d’heure de marche, Taavi s’arrêta : un contrôle ! La route était barrée par une grosse poutre derrière laquelle se tenaient deux soldats.
     En tendant ses papiers, Taavi tremblait de peur pour sa femme et son fils qui arrivaient juste derrière lui. Vello s’était mis à bavarder avec la sentinelle, lui offrant des cigarettes que le soldat accepta avec une mine ravie. Généreux, ces Estoniens ! Il en mit une dans sa bouche, une deuxième sur l’oreille gauche, une troisième sur l’oreille droite et devint tout sourires. La deuxième sentinelle parut hésitante à la vue d’Ilme.
     — Puis-je vous aider ? fit Vello en s’approchant, le paquet de cigarettes toujours à la main.
     — Où va-t-elle ? demanda le soldat.
     Vello s’empara du document et, le visage sévère s’adressa en estonien à Ilme, faisant semblant de l’interroger :
     — Ne vous tracassez pas ! Le tabac va tout arranger ! Elle acquiesça. Se tournant alors vers la sentinelle :
     — La camarade rentre chez elle avec son petit garçon.
     — Ali oui ? Et son ordre de mission ?
     La mère de la camarade est tombée brusquement malade, elle n’a pas eu le temps de se procurer les papiers nécessaires. Supposez, camarade, que votre mère tombe malade, tout à coup ! Qu’elle soit mourante ! Penseriez-vous à autre chose ?
     Le regard méfiant, le soldat rendit les papiers à Ilme en lui faisant signe d’avancer. Vello lui avait délicatement glissé le restant de son paquet de cigarettes. Subitement empressée, la sentinelle fit signe à un camionneur, qui s’était arrêté, de prendre en charge les quatre piétons qui ne se le firent pas dire deux fois ! Le véhicule allait dans leur direction, c’était l’essentiel. Ça tombait à pic !
     Taavi prit son fils sur ses genoux pour le protéger du vent, Ilme se blottit contre son mari, Vello déploya derrière eux une toile de tente et en route !
     
     * * *
     
     La chance continuait à leur sourire. Lorsque le camion s’arrêta sous la pluie devant l’auberge de Koogi, une jeune fille les invita à entrer : on ne pouvait pas laisser un petit garçon sous la pluie battante, sans compter que c’était dangereux de circuler la nuit ! La bonne hôtesse mit le couvert et fit coucher Ilme et Lemb dans son propre lit.
     Le lendemain matin, ils repartirent bien reposés ; vers midi ils atteignaient l’endroit marqué sur le plan par une croix noire et rouge. Ilme était bouleversée par les traces de batailles bordant les routes : carcasses de voitures, tanks dressés contre une palissade, le canon pointé vers le ciel. Le versant des falaises était creusé de tombes toutes récentes, amas de terre sans nulle croix. Ils ne rencontrèrent que peu de gens dans les chemins forestiers. De temps à autre, un soldat russe les croisait, assis sur un chariot. Même dans ces sentiers écartés on voyait encore les vestiges de la guerre. Ils s’arrêtèrent dans la forêt, derrière la maison de Kruusiaugu Siim.
     — À toi de jouer maintenant ! décida Vello. Renseigne-toi où nous devons aller. Moi, ce Siim, je ne le connais pas et j’en ai soupé de tous ces gens-là ; on ne sait quelle langue leur parler, ils vous écoutent sans ouvrir le bec, à peine s’ils daignent vous répondre : j’sais pas ! Ah ça, ils ne savent rien de rien ! Tu verras que celui-ci est tout comme les autres ! Ils n’ont jamais vu, jamais entendu parler d’une barque ; c’est à peine s’ils savent ce que c’est, à voir la tête qu’ils font !
     — Bon ! On essaiera de le rendre loquace ! soupira Taavi Dans dix minutes je serai de retour.
     — Si tu reviens dans une heure, on s’estimera heureux ! cria Vello en s’allongeant confortablement sur la mousse.
     Taavi prit un sentier qui serpentait vers la maisonnette du garde forestier, enfouie dans les pommiers, tout près d’une étable et d’une grange. Un chien à poil roux se mit à aboyer ; sur le seuil se tenait un vieillard décharné, les mains dans les poches d’un vieux pantalon de velours vert, emmitouflé d’une veste en cuir.
     — Bonjour !
     Le vieux fit une grimace et de ses yeux mi-clos l’observa avec méfiance.
     — Vous êtes bien Kruusiaugu Siim ?
     — On m’appelle parfois comme ça !
     D’un signe de tête il invita Taavi à entrer et à s’asseoir, faisant en même temps comprendre à sa femme qu’il voulait rester seul.
     — J’ai l’impression d’être bien tombé ! commença Taavi. Je vais vous expliquer mes malheurs en peu de mots. Vous avez devant vous un ancien de Finlande qui cherche le moyen de traverser. J’ai des amis qui ont réussi à le faire de ce côté…
     Le vieux ne semblait pas l’entendre.
     — Comment peut-on réussir ?
     — Réussir quoi ? Comprends pas !
     — Vous pouvez avoir confiance en moi. Regardez ce plan : c’est grâce à lui que j’ai pu venir jusqu’ici ; Joonap Lahe, le propriétaire du bateau, me l’a envoyé. Vous le connaissez ! Voudriez-vous me conduire chez lui ?
     — Chez qui avez-vous dit ? Comment s’appelle-t-il ?
     — Joonap Lahe.
     — Jamais entendu parler !
     — La côte est-elle loin d’ici ?
     — Quelques kilomètres.
     — Ainsi vous n’avez jamais eu vent de passages ?
     — Oh si ! Du temps des Allemands ! Alors les oiseaux chantaient dans la forêt, mais à présent !.. Le vieux éclata de rire : ça fait des années que je n’ai pas mis le pied sur la côte.
     Ce genre de conversation dura plus d’une heure ; Taavi essayait de se maîtriser, mais par moment il ne pouvait s’empêcher de jurer comme un charretier. C’est à peine si le vieux haussait les épaules. Enfin il se décida à comprendre.
     — Êtes-vous nombreux ?
     — Ma femme, mon fils, un ami… Mais d’autres vont nous rejoindre.
     — Combien ?
     — Pas facile à dire ; cinq, six peut-être !
     — Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de tout ça ! Vous croyez que c’est facile pour moi ? Les gens me tombent dessus comme des mouches sur un étron ! Où les fourrer, pouvez-vous me le dire ! Croyez-moi, j’ai autant de problèmes que notre malheureuse République estonienne.
     — Ce Joonap, il habite loin ?
     — Un peu plus de dix kilomètres ; venez, je vais vous conduire jusqu’à la grange.
     Tout en coupant à travers la sapinière, Siim continuait :
     — J’espère que vous avez de quoi manger jusqu’à demain. Par la suite ma vieille vous apportera quelques petites bricoles ; faudra vous en contenter, nous-mêmes on n’a pas grand-chose ! Et puis, ce ne sera pas la peine de tourner comme un fauve en cage, vous aurez sûrement pas mal de jours à attendre. Sur le voilier qui doit prendre la mer demain ou après-demain, il ne reste plus une seule place. Si seulement on pouvait pour l’autre bateau…
     — Parce qu’il en existe un autre ?…
     — Oui, mais le propriétaire réclame de l’argent ; c’est le seul moyen qui lui reste pour nourrir sa femme et ses enfants.
     — Ce serait à envisager !…
     Le vieux s’arrêta derrière la sapinière, à proximité d’une petite grange à foin.
     — Bon, maintenant faut que je m’en retourne ; s’il en venait d’autres, ma femme serait bien en peine ; mais on la tuerait plutôt que de lui faire desserrer les dents, elle est encore pire que moi !
     Eedi de Piibu était en train de lire sur le seuil de la grange. À peine Taavi apparut-il que Marta courut vers lui, les bras ouverts :
     — Taavi, mon chéri !
     Mais ses bras retombèrent lorsqu’elle aperçut Ilme et Lemb. Elle pâlit, les yeux écarquillés.
     — Qu’est-ce que tu as ? Tu ne les reconnais plus ?
     — Mais?… Madame Raudoja… On m’avait dit que vous étiez partie !…
     — Non, nous sommes arrivés trop tard !
     Ilme ne s’étonnait nullement de retrouver ici son ancienne condisciple ; Taavi lui avait raconté toute l’histoire. Son instinct de femme l’avertissait cependant qu’il eût mieux valu que Marta ne fût pas là.
     — Ah bon !… déclara Marta en battant en retraite. L’arrivée de Leonard sauva la situation.
     — Tu es là, toi ? Je te croyais à Vanna ! fit Taavi, interloqué.
     — Ça n’a pas tourné comme prévu, répondit Leonard. D’un bond, Lemb se précipita dans le foin ; sa fougue fut de courte durée : voilà que le tas de foin se soulevait en jurant, emportant du même coup le gamin effrayé.
     — Sacré moustique ! Il vous pisserait dessus !
     Tout le foin de la grange se mettait en mouvement : à gauche, à droite, surgissaient de partout les têtes ensommeillées des compagnons de Taavi.
     — La nuit il fait un froid de canard, on se les gèle ! Entrez donc, mon cher, et faites comme chez vous !
     Taavi ne put s’empêcher de rire en voyant la tête que faisait Ilme au milieu de ce régiment de mâles.
     — Eh eh ! C’est une bonne initiation à la vie de soldat ! Les granges sont des endroits sûrs, mais il ne faut les utiliser qu’à bon escient !… Dis, Eedi, qu’est-ce que tu es en train de lire ?
     — Moi ? J’ap-j’apprends le su-su-suédois !
     La même nuit, le garde forestier amenait trois nouveaux : Jüri, Ruudi Ugur et Vaptas Vootele. Le vieux tendit à Ilme une couverture de laine :
     — C’est pour le petit ! Les nuits sont fraîches ! Puis, se tournant vers les hommes : le temps est favorable, le voilier va lever l’ancre cette nuit. D’ici quelques jours il faudra vous rassembler sur la côte pour guetter son retour, car personne ne peut savoir l’heure exacte. Si le départ se faisait attendre, si vous êtes en peine de nourriture, je vous apporterai demain du poisson salé et des patates que vous pourrez cuire sous la cendre. C’est que le ravitaillement se fait rare ; les pêcheurs ne peuvent plus aller en mer… Et puis, pensez à l’histoire du deuxième bateau !…
     Dans la couverture de Lemb, Ilme découvrit quelques morceaux de pain et du poisson fumé que la femme du garde avait envoyés. L’enfant mangeait de bon cœur, voulant tout partager avec ses parents, mais ils acceptèrent juste un morceau pour ne pas le vexer.
     — Demain j’irai à Tallinn, déclara Ruudi Ugur. S’il faut de l’argent pour obtenir le deuxième bateau, j’arriverai bien à en trouver. 
     La tempête s’était calmée ; depuis une semaine les hommes guettaient, chaque nuit, le retour du bateau.
     Ils s’étaient abrités dans une autre grange à proximité du rivage, parmi des soldats et des officiers, dont certains même étaient blessés, et qui mouraient presque de faim et de froid. Par une jeune fille du village qui, de temps à autre, parvenait à apporter aux fugitifs quelques victuailles, Taavi avait appris que les Russes bivouaquaient tout à côté, ce qui ne faisait qu’aggraver la nervosité de tous. C’était terriblement dangereux de rester, nombreux comme ils l’étaient, aussi près de la mer.
     Leur petit groupe retourna dans la grange du garde forestier. Ils avaient l’impression de tourner le dos au danger.
     Que faire à présent ? Certains voulaient retourner à Tallinn, Ilme interrogeait son mari du regard ; elle lui avait annoncé, les larmes aux yeux, qu’elle attendait un enfant. Lemb s’était mis à tousser ; Taavi essayait bien de le couvrir avec sa légère gabardine, mais c’était insuffisant. Marta faisait la tête. Ruudi Ugur, parti depuis plusieurs jours à Tallinn, ne revenait toujours pas ; bref, tout allait de mal en pis.
     — Je vais aller voir le garde forestier ! décida Taavi. Il existe bien un second bateau ; on le prendra de force, au besoin !
     Le vieux bourrait sa pipe.
     — Tiens, vous êtes revenus dans la grange ?
     — Où voulez-vous qu’on aille ! Le voilier n’a pas l’air de revenir ; et s’il avait sombré ?
     — C’est à craindre ! À vous de décider pour le deuxième bateau. Je vous avais prévenu : le rivage est noir de monde. Voyons ! Comme je vous l’ai dit, le propriétaire exige de l’argent ou de l’or, n’importe quoi. De combien pourriez-vous disposer à vous tous ?
     — Pas un sou ! C’est de l’or qu’il veut ? De l’or, contre des vies humaines ? S’il ne veut pas nous donner le bateau, je saurai bien l’y forcer !…
     — Ce n’est pas avec des criailleries qu’on obtiendra quelque chose de lui. Radin comme il est, pas question de marchander. Pas de picaillons, pas de bateau, et il a la loi de son côté !
     — La loi ! La loi ! Je vais la lui apprendre, la loi, à coups de crosse ! C’est la seule loi qui nous reste dans le pays. Il y va de nos vies, à nous tous ! Où habite-t-il ce salaud ?
     — Je vais essayer de le faire venir ici, car le village est infesté de Russes. Mais il est coriace comme une vieille semelle !
     — A-t-il l’intention d’emmener son or avec lui jusqu’en Sibérie ? Combien demande-t-il ?
     — La valeur de cent roubles, en or.
     — Ce soir, je le descends !
     Revenu dans la grange, Taavi ne parvenait pas à se calmer. En entrant il jeta devant la porte le sac de pommes de terre que lui avait donné le vieux.
     — As-tu amené du ta-ta-ta-tabac ?
     — Fume ton dictionnaire, ça t’apprendra le suédois ! Tiens, attrape ça ! ajouta-t-il, en lui lançant sa blague à tabac. Cent roubles d’or ! Voilà ce qu’il nous faut pour payer le bateau, et rien ne prouve que ce ne soit pas le double, demain ! Les pommes de terre sont dehors, mettez-les à cuire. En mangeant on fera l’inventaire de notre fortune. Ça ne sera pas le Pérou ! Quelques bagues, une ou deux montres sans valeur.
     Marta avait laissé tous ses bijoux à Tallinn.
     — Tu ne les a pas amenés avec toi ? s’écria Taavi. Pourquoi ?
     — Va les chercher si tu veux !… Mais, j’y songe… C’est vrai ! Ils valent largement plus que le prix du bateau ! Tiens, voilà la clef, tu les trouveras facilement.
     — C’est bien, j’irai.
     — Taavi ! s’écria Ilme.
     Après avoir eu tant de mal à se retrouver, il fallait donc se séparer à nouveau ! Toutes ces longues et dures journées sur la côte étaient passées en un clin d’œil et elle avait encore tant de choses à raconter à son mari. Qui sait maintenant si elle les lui dirait jamais !
     — En partant cet après-midi, j’arriverai demain matin à Tallinn ; je serai donc sûrement de retour après-demain vers midi, ou même demain soir pour peu que j’aie la chance d’attraper une voiture en route.
     — Mais tu peux passer la nuit chez moi !
     — Non merci ! Je n’ai pas envie de rester suspendu à ta fenêtre une deuxième fois !
     Il vit passer dans le regard de Marta une lueur dont le sens lui échappa.


IX

     Avant de se mettre en route, Taavi Raudoja avait consulté le garde forestier sur les chemins qui pourraient le mener, en pleine nuit, à Tallinn. Comme il pleuvait à verse, il échangea sa gabardine contre l’imperméable de Jüri ; il ressemblait ainsi à un officier allemand, mais c’était tellement plus confortable !
     Il avançait rapidement dans les sentiers, de son pas de soldat bien entraîné. À chaque carrefour, il faisait attention de se conformer aux indications données par le vieux Siim. Il pouvait être environ dix heures du soir quand, brusquement, une voix cria :
     — Ruki verh !
     En un instant, il se trouvait entouré de deux Russes qui lui enfonçaient le canon de leur mitraillette dans les côtes.
     — Que me voulez-vous ?
     — Ruki verh !
     Taavi leva lentement les mains. Comme il aurait aimé leur envoyer son poing dans la figure ! Les soldats le bousculaient, le faisaient avancer, mains levées. Si seulement il pouvait les repousser dans le fossé, il aurait une chance de pouvoir s’éclipser dans le noir. Une seconde après, c’était trop tard ; déjà ses gardes donnaient le mot de passe. Tiens ! N’était-ce pas le bruit de la mer ? Il se serait donc trompé de route ?
     On venait de le faire entrer dans une pièce éclairée par une lampe à pétrole ; on lui demanda ses papiers. Au peu de russe qu’il comprenait, Taavi se rendit compte qu’on le prenait pour un parachutiste allemand.
     — Ne soyez pas stupides ! Tout va s’éclaircir. J’ai là la preuve que…
     Il mit la main dans sa poche, mais un frisson l’envahit de la tête aux pieds. Il chercha fébrilement : pas de papiers ; il les avait tous laissés dans sa gabardine. Tout ce qu’il put découvrir dans son veston, ce fut une carte d’identité estonienne, mais à son nom véritable.
     On le fouilla ; les Russes découvrirent sur lui le bout de papier sur lequel le vieux Siim avait fait le tracé des chemins à emprunter. L’officier examina le plan, son visage s’assombrit ; il eut un sursaut et se mit à jurer, faisant comprendre à Taavi que, dans ce papier, il y en avait assez pour envoyer au peloton d’exécution un fasciste de son espèce ! On lui rendit son porte-monnaie, ses clefs, et on le poussa brutalement dans un cellier servant de débarras ; la clef tourna dans la serrure et Taavi Raudoja se trouva prisonnier.
     Il tâtonna dans le noir ; des deux côtés du mur s’étageaient des rayons encombrés de casseroles, de poêles, de pots ; il se heurta à une caisse de bouteilles vides. Taavi se laissa tomber dessus en s’arrachant les cheveux. Nom de Dieu ! Il devait tout de même bien y avoir dans cette bicoque un Estonien qui parlât russe et auquel il pourrait expliquer sa situation, prouver qu’il était bien un Estonien pur sang et non un parachutiste allemand ! Se mettant debout, il commença à cogner la porte à grands coups de poing. Distinguant des voix russes, il redoubla. Quelqu’un lui ordonna de rester tranquille ; coûte que coûte il devait sortir d’ici, regagner Tallinn et revenir au plus tôt, les poches remplies d’or. À chaque coup de poing, sa colère augmentait et il cognait de plus en plus fort.
     Avec fracas, la porte s’ouvrit. Taavi n’eut pas le temps d’esquisser un mouvement de sortie qu’il recevait, en pleine figure, un effroyable coup ; il chancela, donna de la tête contre une étagère. Un rire, ou plutôt un hennissement, et la porte se referma. Taavi sentait les larmes lui monter aux yeux sous la violence du choc. De nouveau assis sur la caisse, il se tâta le nez : il ruisselait de sang.
     La situation avait pris une tournure autrement plus sérieuse qu’il ne l’avait imaginée ? Quel imbécile de ne pas s’être enfui au moment de son arrestation ! Il aurait réussi, sans nul doute ! Avait-il perdu tout réflexe, tout esprit d’initiative ?
     Avec une vigueur nouvelle, il redoubla ses assauts contre la porte qu’il martelait de ses bottes, s’interrompant de temps à autre pour écouter. Un bon quart d’heure s’écoula avant que la porte ne s’ouvrît de nouveau. Cette fois, il se tenait sur ses gardes, à la main une bouteille qu’il avait empoignée par le goulot. Mais, au lieu des coups attendus, il reçut l’ordre de sortir. Taavi jeta la bouteille derrière lui : trop de Russes pour pouvoir leur tenir tête !
     — Les autres parachutistes, où sont-ils ? questionna un officier au visage poupin.
     Taavi haussa les épaules.
     — Ôtez votre imperméable.
     Taavi se déshabilla lentement. L’officier examina le vêtement de long en large pour voir s’il pourrait lui aller. La montre-bracelet de Taavi brillait à son poignet.
     — Rendez-la-moi ! hurla Taavi en s’avançant, furieux, vers l’officier. Cette montre m’appartient !
     Comme les soldats voulaient le maîtriser, Taavi les devança et frappa le premier, de toutes ses forces, si bien que son adversaire culbuta sur les autres. C’est tout ce que Taavi eut le temps d’entrevoir ; il tomba comme une masse, assommé par un coup de crosse sur la nuque.
     Lorsqu’il commença à revenir à lui, il entendit un bruit assourdissant de rouleau compresseur. Il se sentait broyé, malaxé ; l’instant d’après, des stalactites lui transperçaient le visage, on lui arrachait la mâchoire ; le souffle coupé, Taavi essaya de soulever ses paupières mais un jet d’eau glacée l’aveugla à nouveau. Ses tortionnaires étaient toujours là. Reprenant enfin connaissance, il se rendit compte qu’on l’avait battu comme plâtre durant son inconscience ; son visage devait être enfoncé à coups de talon, et les Russes continuaient à lui frapper les jambes.
     Il réussit à se mettre à genoux, non pour supplier ses bourreaux, loin de là ! À travers ses yeux gonflés il pouvait distinguer une rangée de fusils, baïonnette au canon. Une force irrésistible le poussa à bondir en avant pour saisir un fusil, bien que sa raison lui signalât que c’était pure folie. Les coups recommencèrent à pleuvoir sur son crâne ; dans le peu de lucidité qui lui restait, il sentait les bottes lui labourer les joues. Il s’efforça de se protéger les yeux, les dents, mais un coup de crosse reçu derrière l’oreille lui fit perdre une fois encore connaissance.
     
     * * *
     
     On l’interrogea toute la nuit. Taavi Raudoja parvint à comprendre qu’il avait été arrêté par une patrouille frontalière de la NKVD qui voyait en lui un personnage dangereux. On voulait éclaircir son identité ; tantôt on le prenait pour un parachutiste allemand, tantôt pour un espion finlandais, tantôt pour un vulgaire bandit. On le laissa toute la matinée étendu sur les dalles glacées du cellier, recroquevillé, ankylosé par l’étroitesse du local. Vers midi, on lui apporta une gamelle de soupe tiède qu’il but avidement, mais, dans sa fierté, il ne réclama pas de pain. Un peu plus tard, deux sentinelles en armes l’emmenèrent dans la cour pour qu’il puisse laver dans une cuvette son visage en sang. Taavi guettait toujours une possibilité de fuite, mais laquelle ?
     La maison et les dépendances, presque neuves, étaient construites en rondins de chêne ; le jardin fruitier, aux arbres encore jeunes, attestait que cette propriété avait été récemment redistribuée. Au-delà du chemin on apercevait des toits : sans doute un village de pêcheurs et, plus loin, la mer !
     Taavi, durant ces quelques minutes passées dans la cour, n’avait pas vu un seul habitant du pays ; il s’agissait sûrement d’une de ces nombreuses fermes vidées par le raz de marée des événements. Devant la grange, traînaient les entrailles sanguinolentes d’un animal que l’on venait de dépecer ; tout à côté, au fond de son trou, était accroupi un soldat, près de sa mitrailleuse, les yeux lourds de sommeil.
     L’air frais et l’eau froide avaient réveillé Taavi, lui avaient fait récupérer des forces. Ainsi toute fuite était sans espoir ! Qu’allait-il devenir ? Il songea à sa femme, à son fils, restés au bord de la mer ; sans lui que pouvaient-ils faire ? Allait-on le garder longtemps prisonnier ici, ou bien le jetterait-on au fond d’un cachot, à moins qu’on ne le déporte en Sibérie, et pour combien de temps ? Et Ilme et Lemb qui l’attendaient sous ce froid, affaiblis par la faim. Si Ruudi Ugur les rejoignait et qu’ils puissent trouver une possibilité d’évasion — oui, ils allaient en trouver une ! — Ilme allait-elle partir aussi ? Non, Taavi connaissait bien sa femme ; elle laisserait s’en aller le bateau pour attendre son mari. Il fallait faire quelque chose, réussir à s’enfuir !
     La colère et la douleur redoublaient son énergie ; à nouveau Taavi martelait la porte ; il entendait, au rythme de ses poings, une voix intérieure crier : lâches ! Vous battez un homme étendu sans connaissance, à demi mort ! Fou furieux, Taavi se rua sur les ustensiles et les bouteilles qui l’entouraient, les brisant au sol. Il défoncerait le mur si l’on ne venait pas lui ouvrir !
     Cette fois-ci on le laissa se déchaîner tant qu’il le voulut ; lorsque la porte s’ouvrit, il était assis au milieu des caisses brisées et des éclats de verre. On le conduisit de nouveau à l’interrogatoire. Un avorton au visage de singe lui administra quelques coups de crosse, et les questions se succédèrent une bonne partie de la nuit. Le lieutenant poupin, lui aussi, assistait à la séance. On continuait à exiger de lui les noms des autres parachutistes. Les mines graves des Russes et leurs grands airs de « juges » importants firent sourire Taavi ; ce rictus sarcastique le réconfortait, lui communiquant des velléités de défense. Il n’était pas encore perdant ! Il se cabrait, il espérait.
     À deux heures du matin, on lui annonça sa condamnation à mort.
     Il ne se rendit pas compte immédiatement de ce dont il s’agissait. Il suivit du regard l’officier qui présidait le tribunal, déjà levé pour partir. On le poussa jusqu’au cellier, il était épuisé de fatigue. Il entendit le bruit des voitures qui s’éloignaient, vite étouffé par la lointaine rumeur de la mer. Taavi s’assit. On l’avait condamné à mort ! Lui, Taavi Raudoja, en chair et en os, bien vivant ! Non, il ne se laisserait pas faire ! Il saurait regarder en face le visage de ses tueurs.
     Il considérait son propre destin comme s’il s’agissait de celui d’un autre. Dans les moments critiques, il s’était toujours demandé : que va-t-il se passer maintenant ? Et tout s’arrangeait. Comment ne pas continuer à se fier à sa bonne étoile ? Et maintenant, brusquement : condamné à mort !
     Comment se passe la dernière nuit d’un condamné à mort ? Quelles sont ses dernières heures ? Bien peu peuvent y répondre ; ceux que la chance a sauvés ! Et encore ne peuvent-ils l’expliquer. Je vais dormir tranquillement ! se promit Taavi, dans un sursaut d’orgueil ; mais il se trompait. Il ne put fermer l’œil, assis par terre, les membres engourdis par une douleur sourde qui le laissait sans volonté. Le temps n’existait plus. Parfois seulement, la morsure du froid ou le lancinement de ses blessures le ramenait à la triste vérité. C’était un condamné qui ne pouvait croire en sa mort, mais que le désespoir venait harceler. Le cœur serré, il pensait à sa femme et à son fils ; il les revoyait encore sous le soleil d’été, dans les champs de Hiie et, maintenant, tout près d’ici, l’attendant dans une grange battue par les vents. Toute distance était abolie, Ilme surgissait en larmes devant lui : Viens, Taavi, reviens vite ! Oui, il allait revenir ! Il était toujours revenu auprès de sa femme, elle devait le savoir. Il était revenu des forêts, de Russie, de Finlande, alors maintenant, de Tallinn ! C’était si près !
     Sans doute était-ce parce qu’il était affaibli par la torture et les sévices que Taavi ne pouvait prendre conscience de l’horreur de sa situation. Ses lèvres murmuraient : « Je m’enfuirai d’ici, je sortirai de ce guêpier ! Je me suis débrouillé dans de bien pires circonstances ! Ces va-nu-pieds de Russes n’auront pas encore ma peau. » Il entendait le murmure de la mer ; il serrait dans son poing un tesson de bouteille, ne sentant même pas que le tranchant pénétrait dans sa paume. Le grondement des vagues ! La liberté ! Le rugissement des espaces libres où surgissent, au lever du soleil, les rivages étincelants et les villes toutes blanches ! Là-bas, des hommes heureux partaient en chantant au travail ; là-bas, nul ne connaissait la hantise de la mort ; les portes restaient grandes ouvertes alors que dans son pauvre pays, derrière les portes barricadées des maison où ils étaient tapis, les hommes avilis, meurtris, réduits à l’esclavage, attendaient l’aurore blême et le bal des bourreaux.
     Taavi luttait maintenant contre cette hantise de la mort qu’il n’avait encore jamais ressentie si violente. C’était une lutte horrible et déprimante contre un reptile insaisissable, odieux, qui rampait au sol, l’enveloppait, encerclait sa poitrine et ses tempes brûlantes. S’il était ainsi abattu par la simple idée de la mort, que deviendrait-il alors devant les canons des fusils ? Que naisse en lui la colère ! Cette fureur démentielle qui rend l’homme sauvage au point de ne plus rien ressentir ! Animé d’une telle furie on peut écraser la peur comme une vulgaire limace !
     Taavi remua ses membres raidis ; il serrait les dents, la sueur froide perlait sur son front. Il fallait… Au moins il ne mourrait pas à genoux, égorgé comme un mouton ! Il se jetterait sur eux ! Mais alors il fallait se sentir vivre, remuer les mains et les pieds ; il fallait vouloir vivre avec chaque fibre de son corps ! Bêtise ! Il vivait ! On verrait bien !…
     La porte s’ouvrit : deux soldats armés de fusils et le jeune officier, pistolet au poing…
     C’était un matin d’automne mordant et humide. L’obscurité de la nuit n’avait pas encore été entièrement balayée du ciel gris. Les mains de Taavi étaient moites de fièvre, ses pensées s’éparpillaient en une foule d’idées fugaces que rien ne liait. Traversant la cour, il marchait entre les soldats, réglant son pas sur le leur, car les devancer l’eût exposé à recevoir une balle dans la nuque. Tiens, on dépassait la grange et les entrailles puantes ; on allait donc vers la forêt…
     Non, le groupe s’arrêta derrière la grange. L’officier prononça quelques mots et, narquois, frappa sur l’épaule de Taavi ; le temps d’un éclair celui-ci reconnut au poignet de l’homme son propre bracelet-montre. Pas à pas le peloton recula ; c’était donc là, à proximité d’une charogne décomposée…
     Plus tard, Taavi ne fut jamais capable de s’expliquer nettement comment tout s’était passé. Il ne se rappelait pas quand, exactement, il avait brusquement tendu la main vers le ciel avec un cri de surprise. Ce geste et ce cri devaient être si convaincants, si effrayés, que les soldats tournèrent leurs regards dans la direction indiquée. D’un bond, Taavi avait gagné le coin de la grange, sans rien voir ni rien entendre, comme un automate bien réglé, sans même penser à ce qu’il faisait. Devant lui émergeait à ras du sol le visage médusé du guetteur, derrière sa mitraillette. D’un coup de pied, au passage, Taavi aveugla l’homme d’un jet de sable et renversa l’arme, passant sur la tête du Russe.
     Quand retentirent les premiers coups de feu, le fugitif se jeta sous un réseau de barbelés et roula dans un large fossé boueux où il courut une cinquantaine de mètres avant de bondir dans un buisson. Pas le temps d’écouter les clameurs des Russes ; de nouvelles rafales venaient déchiqueter les troncs d’arbres ; il courait, courait, toujours poursuivi par les salves de mitraillettes ; il pouvait enfin respirer à fond, profondément : on ne le suivait plus en forêt.
     
     * * *
     
     Quelques heures plus tard, Taavi lavait dans une flaque son visage couvert de sang et de sueur. Il devait être hideux à voir ! Une profonde balafre traversait sa joue, une de ses oreilles était déchirée, enflée ; son nez boursouflé lui faisait toujours mal et il pouvait à peine entrouvrir la bouche. Il enleva son veston pour le brosser un peu : peine perdue ; le sang, mêlé de poussière, avait fait de larges taches brunâtres. Une manche et le devant du vêtement étaient déchirés, ainsi qu’une jambe de pantalon, découvrant son genou blessé. Comment son corps avait-il pu réagir avec tant de force et d’agilité dans l’état lamentable qui était le sien ? Comment avait-il pu fuir jusqu’ici ? Il se sentait sur le point de s’écrouler, brisé, affamé ; sa bouche tuméfiée pouvait à peine saliver.
     Il devait se dépêcher pour arriver à Tallinn. ! Deux jours et deux nuits perdus ! Mais comment parvenir jusqu’à la ville, sans papiers, et avec cet aspect si lamentable ?
     Il se décida à entrer dans une ferme, au bord de la route, en coupant à travers un pré. Dans le village, aucune trace de l’ennemi. Au milieu de la cour, le fermier le regarda en laissant tomber sa fourche. Ah bon ! Un rescapé des Russes ! Le vieil homme le conduisit à l’intérieur, ordonnant à sa fille de préparer à manger, se mettant lui-même à nettoyer les plaies avec de l’alcool.
     Taavi s’aperçut dans la glace ; il était devenu méconnaissable ! L’enflure augmentait encore l’horreur des plaies noircies. Comment se montrer ainsi au grand jour ? Le vieillard soigna Taavi avec les attentions dont on entoure un fils prodigue. C’était un homme de petite taille, avare de paroles, mais ses yeux étincelaient d’indignation et il ne relâcha pas ses bons soins avant d’avoir mis Taavi au lit, après le repas. La pièce était chaude ; des murs, irradiait la chaleur de la vaste cheminée ; pourtant, plus empressées l’une que l’autre, la fermière et sa fille rajoutaient couverture sur couverture sur le lit de Taavi, comme s’il régnait une température polaire.
     — J’aurai l’œil ! le rassura le vieux fermier. On ne les a pas vus souvent au village, ils le traversent seulement de temps en temps, mais si on les aperçoit, on te fourrera à la cave en dessous de la cuisine. Une bonne cachette ! Une trappe sous la table, qui peut l’apercevoir ?
     Taavi s’endormit profondément, un long sommeil sans rêves. Lorsqu’il se réveilla il voulut sauter du lit, comme un homme en retard, mais retomba sur l’oreiller, les membres raides et douloureux, en poussant un gémissement.
     — Il va falloir te masser ! diagnostiqua le vieillard. Comment te sens-tu ? Tu as dormi une bonne tirée ! Maintenant on va te faire avaler un peu de nourriture.
     — Quelle heure est-il ? gémit Taavi en tâtant sa mâchoire douloureuse.
     — Huit heures.
     Huit heures ? Mais il aurait dû faire nuit dehors ! Au contraire, le soleil brillait et inondait de lumière automnale les rideaux des fenêtres ! Huit heures du matin ! Taavi essaya de se lever une fois encore. Tout de même ! Ce n’était pas possible qu’il fût demeuré insensible dans son sommeil, comme mort, toute une journée et une nuit ! On l’avait même déshabillé sans qu’il s’en fût rendu compte !
     — J’ai tâté le terrain hier soir, dit le fermier. Pas l’ombre d’un Russe ! Je t’ai apporté le vieux passeport soviétique de mon neveu ; il pourra peut-être te servir ? Le garçon a été enterré au printemps dernier ; la tuberculose ! Personne ici n’aura plus besoin de ce papier !
     Une bonne aubaine et qui lui serait bien utile pour rentrer à Tallinn. Mais son visage tuméfié, ses vêtements en lambeaux attireraient sûrement l’attention ! Tant pis, il fallait courir le risque.
     — Il faut que je parte ! décida-t-il en se redressant sur son séant. Non ! il n’y avait plus de temps à perdre ! Trois jours de retard ! Et serait-il à Tallinn avant la tombée de la nuit ?
     
     * * *
     
     Il arriva à la porte de l’appartement de Marta avant le couvre-feu. Un large chapeau enfoncé sur son front et le col du pardessus relevé dissimulaient, en partie, sa figure. Il était parvenu à traverser les banlieues de Kose et Pirita, à entrer dans la ville, sans tomber sur une patrouille. Il avait bien croisé quelques Russes méfiants, mais aucun ne s’était intéressé de près à sa personne. Seulement, que de temps perdu !
     Demain, pensait-il, il lui faudrait repartir au plus vite. Que devaient penser sa femme et son fils !
     Il ouvrit la porte de l’appartement et la referma à clef derrière lui. La salle de séjour était obscure ; Taavi descendit le rideau de défense passive et alluma. Il devrait passer la nuit ici, c’était trop tard pour repartir maintenant. Vite, trouver l’or qu’il était venu chercher au péril de sa vie. Tout devait être dans la chambre à coucher, enfermé dans un coffret placé dans le tiroir de gauche de l’armoire à glace. Il se précipita — comme un voleur ! pensa-t-il avec un sourire amusé. Tirons les rideaux, un tour de clé et… Ah ça ! Que signifie !… Mais alors où se trouve cette cassette de cuir ? Il éparpilla du linge ; toujours pas de boîte. Peut-être Marta s’était-elle trompée de cachette ? Tiens, bien sûr ! Regardons dans le tiroir de droite. Des boîtes de parfums. Cette cassette jaune clair probablement ? Mais elle est ouverte ! Taavi s’assit sur le tapis, tenant la boîte dans ses mains. Une sueur brûlante lui coula dans le dos : le coffret était vide.
     Comment était-ce possible ? C’était pourtant bien la boîte dont lui avait parlé Marta, et qui contenait la photo dédicacée de son premier mari ? Fébrilement il explora les autres coffrets, renversant de la poudre de riz, brisant, dans sa hâte, un flacon d’eau de Cologne. Minutieusement il fouilla tous les tiroirs, de plus en plus nerveux ; avec un gros couteau de cuisine il fractura ceux dont il ne possédait pas les clés. Aucun bijou de valeur ! Furieux, il lança à travers la pièce une poignée de verroterie clinquante qui lui tomba sous la main.
     Il se mit alors à scruter méthodiquement toute la chambre. Pourquoi Marta l’avait-elle fait venir ici ? Les joyaux devaient bien se trouver quelque part entre ces murs, au moins les bagues et les bracelets qu’elle portait quelques jours plus tôt, et qui valaient la moitié du prix de la barque. Mais il ne trouva rien, ni dans la penderie, ni dans les cartons à chapeau, ni dans les valises, ni dans les poches de vêtements. Il chercha sous le matelas, derrière les miroirs et les tableaux, déplaça les candélabres, en examina les cavités. Il tâta le rembourrage du fauteuil, passa sa main dans les chaussures, farfouilla dans les bas et les piles de linge. Toujours rien ! Dans le buffet de la salle à manger, Taavi découvrit la photo dédicacée d’un major allemand : « À ma chère femme, Erich. »
     Taavi se servit un verre de cognac et alluma une cigarette pour essayer, mais en vain, de penser calmement.
     Vers minuit, désespéré, il se jeta tout habillé sur le lit. Que faire demain ? À tout prix il fallait trouver de l’or ! Il irait chez Arno et Liisa, eux lui donneraient leurs bagues. Et Selma ? Dans les circonstances actuelles, la jeune fille ne refuserait pas de l’aider ! Et puis la tante de Selma était encore riche ! Sinon, voler ! Il ne pouvait laisser Ilme et Lemb dans ce pays, surtout qu’Ilme était enceinte ! Que deviendrait-elle s’il était arrêté ? Le régime ne connaît pas la pitié.
     Bien sûr, hier matin, il avait pu s’échapper juste devant le peloton d’exécution… Mais Voss était entre les griffes de la NKVD. Au bord des douves de Schnell, Riks s’était pendu, tout près de là râlait un Russe, un couteau planté dans le dos ! Tiens, un coup de feu dans les ruines ! Sûrement quelqu’un est-il tombé, le visage contre les gravats calcinés ; le sang tiède s’infiltre entre les cailloux, des doigts convulsés grattent la boue. Quelque part, devant la grange, traînent les restes puants d’une bête, dans l’automne humide. Personne ne peut savoir combien d’hommes tombent ainsi chaque nuit et qui, quelques heures auparavant, aimaient, vivaient, espéraient.
     
     * * *
     
     Au matin, quelqu’un secoua Taavi pour le réveiller. Péniblement, il ouvrit ses yeux gonflés.
     — Grand Dieu ! Qu’est-il arrivé ? demanda une voix de femme.
     Devant le lit se tenait Marta ; elle n’avait pas encore quitté son manteau. Taavi se redressa avec difficulté, regardant la femme d’un air hagard.
     — D’où viens-tu ? questionna-t-il agressivement. Il remarqua que le visage amaigri de Marta était bouleversé.
     — Je suis revenue parce que je me suis soudain rappelé que j’avais emmené la plupart de mes bijoux à la campagne. Mais, que t’est-il arrivé ?
     — Bougre d’idiote ! hurla Taavi. C’est maintenant que tu viens me le dire ?
     Marta, effrayée, recula de quelques pas. D’une voix changée elle balbutia :
     — Je voulais te dire qu’ils sont partis.
     — Quoi ? Qui, ils ? Parle clairement !
     — Eux, tout le monde — Ilme, ton fils et… Taavi la regarda hébété : Ilme partie, en Finlande !
     — Mais vas-tu te décider à parler !
     — Ne crie pas ! conseilla Marta. La barque attendue est arrivée la nuit même de ton départ. À tout hasard, quelques fugitifs étaient allés jusqu’au rivage, ils sont partis immédiatement ; il y en avait bien peu, le voilier était à moitié vide…
     Taavi retomba sur le lit.
     — Continue, continue…
     — Tous les autres sont partis deux nuits après, c’est-à-dire hier…
     — Ilme aussi ?
     — Oui, Ilme et ton fils.
     — Ce n’est pas possible, hurla Taavi. Tu mens ! Il ne pouvait imaginer que sa femme fût partie.
     — Mais j’étais là, en personne !
     — Et pourquoi toi, n’es-tu pas partie ? Marta se tordait les mains.
     — Je n’ai pas pu ! Je me suis souvenue de toi et voilà tout ! Je ne pouvais pas te laisser ainsi, sans même savoir si…
     Taavi ne cessait de la regarder, éberlué. Ilme avait eu le courage de partir — ce qu’il n’arrivait pas à concevoir — et pas elle, Marta !
     — Quand revient la barque ?
     — Elle ne reviendra plus, répondit Marta, la gorge sèche. Elle se sentait fatiguée, prête à éclater en sanglots. Effrayés, ses yeux allaient des blessures de Taavi au linge éparpillé sur le tapis devant l’armoire.
     — Pourquoi ne reviendrait-elle plus ? insista Taavi. Marta était éperdue.
     — Elle les a emmenés et… il y a trop de Russes sur la côte, c’est pourquoi…
     Taavi se mordit les lèvres. Ainsi Ilme était partie. Dieu soit loué ! C’était quand même une bonne nouvelle ! Quelle ironie du destin que Taavi les ait quittés juste à ce moment !… Mais il restait l’autre barque !
     — Le propriétaire du bateau a fait dire par le garde forestier qu’il ne voulait plus la céder !
     Ainsi la route était coupée de ce côté. Le portail, à peine entrouvert, s’était brusquement refermé. Une chance que quelques dizaines de personnes aient pu se sauver ! Mais Taavi Raudoja, lui, se retrouvait une fois de plus à Tallinn, au point mort, à l’endroit même d’où il avait projeté sa fuite.
     — Où sont tes bijoux ? demanda-t-il violemment.
     — Mais je t’ai dit que…
     — Non, je veux dire le bracelet et les bagues que tu portais ces temps derniers ?
     — Tu ne les as pas trouvés ? s’étonna la femme. Ils sont pourtant dans l’armoire.
     — Même pas des clopinettes dans ton armoire !
     — As-tu regardé sur le rayon du dessus ? Suivie de Taavi, elle se dirigea vers l’armoire.
     — Tiens, c’est vrai ! dut reconnaître Taavi, embarrassé. Ils y étaient ! Sans oser en croire ses yeux, il regardait les bijoux, tenant le lourd bracelet dans sa paume. Bien sûr, cette nuit, ses yeux enflés étaient à demi fermés… C’est égal ! Il aurait juré que les bijoux ne s’y trouvaient pas !
     
     * * *
     
     Taavi demeura toute la journée dans l’appartement de Marta. Il avait eu beau passer une nuit tranquille, dormir d’un sommeil de plomb, il avait l’impression d’être encore plus abattu que la veille. Il sentait que son corps était courbatu et pesant, il avait perdu tout ressort. Sa tête bourdonnait étrangement et les balafres de son visage se cicatrisaient en un masque qu’il aurait voulu arracher. Mais à quoi bon le faire ? D’autres blessures, plus profondes, lui rongeaient le cœur.
     Ilme et Lemb étaient donc partis. Ils se trouvaient à présent sur une terre fraternelle, mais leur séjour, hélas, serait bref : la respiration de ce peuple lui était mesurée et, dans le ciel limpide des matins, s’amoncelaient déjà de sombres nuages au-dessus des lacs. Là, cependant, commençait le chemin conduisant au monde libre, en Suède, dans ce vieux pays préservé des guerres où la vie s’écoulait calme et heureuse. C’est là-bas qu’Ilme mettrait au monde leur deuxième enfant ! Taavi aurait dû se réjouir à la pensée que sa femme et son fils aient pu fuir sans encombre, mais il n’en avait plus le courage. Même la certitude de les savoir hors de danger ne pouvait l’apaiser. Curieux ! Pourquoi se sentir ainsi désabusé alors qu’il avait les mains libres ? Son propre destin, qui jusqu’à présent l’avait toujours laissé indifférent, lui pesait brusquement.
     Ainsi, avant-hier, pendant qu’on le traînait pour le fusiller, seuls les grands yeux noirs et désespérés d’Ilme lui étaient apparus. « Que vont devenir ma femme et mes enfants ? » Ce cri venu du plus profond de lui avait déclenché son incroyable évasion. Ils avaient besoin de lui… Il n’avait pas le droit de se laisser tuer.
     Mais aujourd’hui, il lui semblait ne plus être utile à personne. C’était une impression qu’il n’avait encore jamais ressentie. À présent, si on le conduisait devant le mur, il serait incapable de s’évader. Les blessures et les coups donnés par les Russes étaient-ils cause de cette soudaine lâcheté ?
     Marta prenait grand soin de lui. « Laissons-la faire ! » se dit-il. Il fallait que les plaies, au moins celles de son visage, guérissent au plus vite ; il devait se remuer, chercher rapidement de nouvelles possibilités de traversée ; malgré son inertie, il restait lucide : tout était à recommencer. En se tâtant le front, il constata qu’il avait la fièvre ; le froid, l’horreur des jours passés le laissaient brisé, moulu. Qu’importe ! Tout lui était égal ! Il avala les comprimés et les tasses de thé brûlant que Marta le forçait à boire. Enfoui sous un amas de couvertures, il tremblait de tous ses membres ; incapable de penser, de se soucier de l’avenir, il sombra dans un lourd sommeil fiévreux.
     Ce devait être le matin lorsqu’il se réveilla, car les premiers bruits de la circulation lui parvenaient de la rue, bruits familiers depuis son enfance. Il voyait Marta, au travers d’un brouillard, changer les draps trempés de sueur, lui donner de nouveaux comprimés pour le faire transpirer. L’accablante lourdeur de la veille avait disparu ; ses membres étaient encore endoloris et la sueur irritait les blessures de son visage, mais le mal ne le tenaillait plus profondément. Peu à peu ses forces revenaient ; la journée lui appartenait et, surtout, Ilme se trouvait en Finlande avec Lemb, le fiston.
     
     * * *
     
     
     Taavi avait bien des démarches à faire. D’abord il lui fallait se munir de nouveaux papiers d’identité — tout au moins un certificat de travail — pour éviter toute complication en cas de contrôle. Mais son expérience récente l’avait rendu prudent, et son visage, tel qu’il était actuellement, allait attirer plus que jamais l’attention. La bonne place aux chemins de fer et les documents en règle avaient traversé le golfe dans la poche de Jüri. Il n’était guère indiqué de se présenter aussi rapidement avec un nouveau nom, et un nouveau visage, devant les aimables filles du ministère des Transports. Il se rappelait que plusieurs de ses compagnons avaient déniché une bonne « planque » dans les docks… Les anciens officiers étaient devenus, en l’espace d’une nuit, des tourneurs, des ébénistes, des potiers. Malheureusement il n’était pas en relation avec toute cette bande. Il décida de rendre visite à Liisa et Arno avant qu’ils ne partent au travail.
     — Pourquoi ne reprends-tu pas ton ancien métier ? s’étonna Arno après avoir écouté le récit de Taavi.
     — Ça te serait plus facile, renchérit Liisa, et au moins, cela te plairait ! Justement Arno n’arrive pas à trouver d’aide.
     Elle était encore effrayée de tout ce que Taavi venait de lui raconter. Toute pâle, les yeux humides, elle serrait affectueusement le bras du jeune homme.
     — J’y avais bien pensé, répondit Taavi, indécis ; mais je ne te serais pas d’une grande utilité, Arno ; aujourd’hui ou demain, dès qu’une occasion se présentera, je partirai ; tu aurais des complications…
     — Oui, bien sûr ! Mais je serais très heureux que tu restes quelque temps, à cause du travail. Tu comprends, comme chef de bureau de construction, j’ai toute la responsabilité sur les épaules… Il est évident par contre que tu ne peux rester longtemps ici. Écoute, je dois partir ; ne te fais pas de souci, on te trouvera une place, même fictive, pour le temps que tu veux ; je te porterai ce soir des papiers.
     Taavi hésitait encore mais il finit par accepter ; il avait besoin de ces papiers le plus rapidement possible. Il tendit à son ami le vieux passeport soviétique qui avait appartenu au jeune homme mort de tuberculose.
     Une fois Arno parti, Liisa accabla Taavi de questions, elle voulait absolument tout apprendre, mais le jeune homme demeurait avare de paroles ; sous le régime actuel il valait mieux que Liisa en sache le moins possible ; la curiosité et la connaissance de certains faits risquaient de coûter cher.


X

     À Hiie, les travaux de l’automne touchaient à leur fin. Les blés étaient engrangés, on arrachait les dernières pommes de terre.
     Un samedi soir, alors que les hommes se trouvaient au sauna, August de Roosi franchit le portail de la ferme. Il marchait ce jour-là d’un pas ferme, bien qu’il eût encore la langue pâteuse des soûleries de la veille. Hilda leva les yeux au-dessus de son ouvrage et tressaillit. Elle avait peur de ce vieux nabot, que tout le monde jugeait inoffensif, mais que l’on voyait toujours traîner en compagnie des Russes, avec son inséparable casquette et sa veste râpée. Mais que ne craignait-elle pas ? Hilda avait la peur dans le sang.
     Reet, par contre, n’aurait jamais eu l’idée de se méfier d’August. « Laissons-le grogner, cette espèce de chien édenté, il est incapable de mordre ! » riait Ignas en regardant les gencives dégarnies de l’ivrogne qui chuintait à chaque phrase. August cependant avait bon cœur, bien qu’il eût plutôt tendance à courir là où il reniflait le vin. Récemment on l’avait vu lécher les fonds de bidons laissés par les Allemands lors de leur passage à Kalgina… Il ne faisait de mal à personne ; pourquoi le craindre ?
     — Les hommes ne sont pas à la maison ? demanda August en rejetant sa casquette en arrière.
     — Ils sont au sauna, répondit Reet. Assieds-toi.
     — Pas le temps de traîner ! fit le vieux d’un air important… On entend de la musique à Haru, faut que j’aille jeter un coup d’œil.
     — Les Russes ?
     Oui, les charognes. Qui d’autre ici pourrait faire un tel charivari ? Tout le monde a une tête d’enterrement ! Tiens, ajouta-t-il en désignant Hilda, cette jeune fille, par exemple, charmante comme une fraise des bois, tricote, le nez dans sa chaussette ; pas moyen de la faire sauter au bal pour lui dérider le cœur !
     Il s’installa devant l’âtre, sur une souche, pipe et blague à tabac en main.
     — Après tout, j’ai le temps ! continua le vieux, et il ne sera pas dit que j’aurai fait un aussi long chemin pour des prunes, même si Ignas n’a pas un coup de bière à offrir, à ce qu’il paraît ! Alors, les hommes sont au sauna ? J’ai envie d’y faire un tour, histoire de suer un peu mon alcool.
     — Attends, attends ! s’opposa Reet, effrayée.
     Au sauna se trouvait aussi Värdi, le blessé, dont personne ne soupçonnait la présence à Metsaoti, et maintenant voilà qu’arrivait le confident du Comité.
     — Inutile d’y aller, ils doivent avoir fini ; va, Hilda, et dis-leur que…
     — Mais non, j’irai moi-même ! s’interposa August en se levant. Vous faites bien des cachotteries ; même si vous aviez mis au sauna un mouton à fumer, quel mal y aurait-il ? Ça j’le dis : camouflez des vivres, vous avez bien raison ! Après, ce sera trop tard, parce qu’à la mairie j’entends se mijoter des choses !…
     Reet ne savait comment s’en sortir.
     — Attends, August, je vais te chercher un fond de bouteille que j’ai cru apercevoir quelque part. Vaut mieux le boire, ce n’est que du vin coupé du temps des Allemands, il ne se garderait pas !
     — Oh ! Oh ! se réjouit August ; justement j’avais aujourd’hui une journée très sèche, apporte-nous ça ! Et si la prochaine fois il faut saigner le cochon, je le ferai gratuitement. Vrai de vrai. Moi, les intérêts d’Ignas je les défends ; pas près d’oublier le bon temps où le vieux de Hiie était maire. La commune ne pourra jamais avoir d’homme plus raisonnable à sa tête. Il me faisait tourner en bourrique, mais la maison était en ordre et le vin avait son vrai goût ; toute la vie avait son vrai goût, car les hommes véritables se tenaient à leur vraie place. À la tienne, Reet ! À la tienne aussi, fraise des bois ! Le fils du patron te conduira un jour ou l’autre sous le voile, ça j’le dis ! Mais méfie-toi des Russes, ces enfoirés te démoliraient… Prosit ! J’ai déjà vu des choses, oh oui ! Aussi je bois, je bois désespérément, mais ça n’a plus le même goût qu’avant !
     Du revers de sa manche il essuya sa trogne enluminée tout en regardant le jeu des flammes à travers la bouteille.
     Hilda se précipita pour avertir les hommes : que le patron se dépêche, la bouteille serait bientôt vide et August pourrait bien se sentir de nouveau en appétit pour le sauna.
     — Reet, ma vie à moi est foutue ! larmoya August.
     — Allons, qu’est-ce que tu chantes ! Pas plus que celle des autres !
     — Peut-être bien, personne ne peut se vanter de vivre ; moi encore, de temps en temps, devant une bouteille de vodka, j’essaye de fanfaronner mais, en moi-même, je pense : la vie est foutue, et depuis longtemps. Ma vieille, elle, me faisait marcher à la baguette : vlan ! une claque sur la joue droite, ma tête tombait à gauche ; vlan, une autre sur la joue gauche, ça me redressait comme un cierge. Mais, depuis qu’elle est trépassée, parlez-moi de la vie !… Ma fille aussi est foutue…
     — Mais non ! Elle a une bonne place, elle est bien mariée, courageuse et tout !…
     — Je t’en fiche ! Elle a disparu depuis quinze jours ; Holde, le chef du comité, me tanne le cuir à me réclamer de ses nouvelles ; comme si j’étais au courant ! Je suis le dernier auquel elle parlerait de ses affaires !
     — Mais, où est-elle donc partie, Marta ?
     — Qui sait ? Sans doute à Tallinn pour renifler l’odeur d’un mâle. Ma fille n’a pas de chance avec les hommes, ça j’le dis ! Prosit ! Qu’elle couche ! — sauf vot’respect. — Mais, advienne que pourra à Hiie ou à Metsaoti. August de Roosi ne voit rien, n’entend rien. J’ai beau être un poivrot, je suis avant tout un Estonien. Ça, j’ai dit à Ignas déjà quand il m’a flanqué à la porte de la mairie. Il avait bien raison, remarque ; un pochard comme moi, c’est juste bon pour les Russes ou les Allemands.
     Ignas entra. August lampa les dernières gouttes de vin et présenta au patron l’ordre de mobilisation pour Tom, qu’il avait apporté.
     — On me l’a donné ce matin à la mairie. L’ordre datait d’une semaine.
     — Quand as-tu porté aux autres leur feuille de route ? demanda Ignas.
     — La semaine dernière, à Haru. Tout est tellement sens dessus dessous à la mairie que j’en pleurerais !
     — Comment veux-tu que je leur envoie mon gars ! J’ignore même où il se trouve ! déclara Ignas.
     Il ne savait pas s’il devait se réjouir ou s’inquiéter du retard de cet ordre. Le bruit de la mobilisation circulait déjà depuis quelque temps dans le village.
     — Tu n’as qu’à mettre ta signature et la date. Je me débrouillerai à la mairie, le rassura August. Ce n’est pas le premier ni le dernier, moi j’le dis ! Qu’il réfléchisse, le Tom ; je leur dirai que je ne l’ai pas trouvé, qu’il a disparu depuis longtemps ; ou alors — qu’est-ce que t’en penses ? qu’il est parti vivre à Tallinn !
     Ignas se frottait le front d’un air perplexe. Sa poitrine velue, dans l’échancrure de la chemise, battait à grands coups.
     — Eh oui ! C’est ton affaire de leur expliquer que l’ordre est arrivé trop tard.
     — Jaak de Võllamäe a raconté la même chose ! répondit August.
     — On a appelé quelqu’un sous les drapeaux chez eux ?
     — Oui. Pas le garçon de ferme ; celui-là on ne sait pas ce qu’il est devenu ; il doit se trouver au pays de Gustav ! chuchota August en clignant de l’œil d’un air futé. C’est l’héritier qu’ils veulent : Reku en personne.
     — Mais c’est un demeuré ! s’étonna Ignas ; même les Allemands n’en voulaient pas !
     — N’empêche que la commission veut lui tâter les dents. Ignas Tammela écrivit son nom à la place de celui de son fils sur l’ordre de mobilisation, et souligna de deux traits la date d’arrivée.
     — Et voilà ! fit August en fourrant le papier dans sa poche. Ah ! J’ai encore quelque chose à te dire. Peut-être que tu me donneras un bon conseil, tu as la tête plus claire que la mienne.
     — Dis toujours ce qui te tracasse.
     — Ça j’le dis : ça me tracasse en effet. Dis-moi, combien de temps penses-tu que cette situation va durer ?
     — Pas éternellement.
     — C’est juste ce que je pensais : pas éternellement. C’est clair comme les Écritures ; peut-être jusqu’au printemps. mais guère plus.
     — Ça, je ne sais pas. Mais ce qui est certain c’est qu’on gardera notre terre pour l’ensemencer. Ils ne sont pas si forts qu’ils en ont l’air ! On leur fera voir du pays à ces Ruski ! À coups de triques pour leur faire comprendre, parole d’homme.
     — Si je te demande ça, c’est qu’ils veulent faire de moi l’homme de confiance de Metsaoti — un agitateur qu’ils disent — mais s’il vient un nouveau gouvernement, je n’ai pas du tout envie qu’on me pende tout de suite. En cas de besoin, tu pourrais me donner un coup de main ?…
     — On verra ! répondit Ignas.
     Évidemment cet ivrogne, ce castreur de porcs, était un homme bon à pendre, mais il pouvait se rendre utile plus que ne l’aurait fait un étranger ne connaissant rien aux affaires du pays.
     — On verra ! répéta Ignas. On essaiera, à moins que tu ne nous fasses des entourloupettes !
     — Ça j’le dis : faut bien que je me trouve une occupation, sinon ils vont me donner un bout de terre à cultiver. Tu parles, à mon âge, cultiver la terre !… Devenir l’esclave du régime !…
     
     * * *
     
     Parmi l’ennui et les soucis du village, le départ pour la guerre de Reku, l’idiot de Võllamäe, fut une source sans fin de conversations et de rires à Metsaoti, à Haru, et même jusqu’à Kalgina. Reku s’appelait de son vrai nom Ebehard Kõhva, mais comme il s’amusait à aboyer constamment, on l’avait surnommé Reku Kehva.
     C’était le fils unique de Jaak de Võllamäe, marchand forain et maquignon à ses heures. Reku avait hérité des oreilles démesurées et de la voix caverneuse de son père. Comme lui, il savait cracher entre ses dents des deux côtés de la bouche en même temps ; mais il était petit, la figure tavelée de taches de son, comme sa mère. Ses parents ne pouvaient comprendre où et comment leur fils était devenu idiot. Parfois ils pensaient que c’était à cause d’un accident survenu, il y a dix ans, avec un fusil de sa fabrication. Il en gardait une cicatrice au-dessus de l’oreille qui tremblotait encore lorsqu’on y touchait. À vingt ans, il jouait toujours à colin-maillard avec les galopins des environs.
     Reku voulait devenir général, c’était son ambition suprême. Hélas, il n’avait jamais eu de chance avec les commissions de réforme : plusieurs tentatives du temps des Allemands s’étaient soldées par un échec pur et simple. Peut-être se faisait-il des illusions sur l’armée et l’art de la guerre !
     À la dernière commission on lui avait demandé pourquoi il tenait tant à s’engager. Quelle question idiote ! Mais parbleu, pour tuer et devenir général ! Et qui veux-tu tuer ? — Eh bien, les Allemands ! Ces derniers n’avaient pas trouvé ça drôle et on l’avait fichu à la porte.
     Mais maintenant c’étaient les Russes ! Ses échecs précédents l’avaient incité à la prudence ; il s’était fabriqué, avec son vieux fusil de chasse, un véritable « crache-la-mort » du moins le croyait-il — et il le cachait soigneusement sous un tas de bois.
     Manque de chance ! La convocation était arrivée trop tard ! Ses parents ne voulaient pas prendre son dépit au sérieux, mais, voyant qu’il en perdait l’appétit, son père lui conseilla :
     — Va toi-même à la mairie et demande ce qui se passe ! S’ils te veulent, ils te prendront !
     — Est-ce que je dois prendre le fusil avec moi ?
     — Tu n’es pas malade ? On ne joue pas avec les armes à feu.
     Reku était revenu de la mairie le visage rayonnant : la commission allait se réunir à nouveau pour l’accepter dans l’armée russe.
     — Allons, ne dis pas de bêtises ! lui répondit son père. La commission peut bien se réunir mais ce n’est sûrement pas pour toi ; on te fichera encore dehors !
     Mais — oh miracle ! — la commission de médecins et de gradés n’avait accepté qu’un seul et unique conscrit, et c’était Reku !
     Par contre, personne ne semblait se soucier du fils d’Ignas, même pas August qui était devenu maintenant l’homme de confiance de Metsaoti. August essayait d’être bien avec tout le monde, demandait aux fermiers des conseils, comment faire pour ne pas être pendu maintenant ou plus tard. À Hiie, on avait pris mille précautions ; Tom, Osvald et Värdi couchaient dans le sauna à proximité de la forêt ; on évitait de travailler le jour sur les champs par trop à découvert ; la nuit on avait établi un tour de garde, Hilda, qui ne dormait jamais que d’un œil, se réveillait au moindre bruit et Ignas, à chaque aboiement suspect de Pontus, se levait rapidement. La vie de parias était commencée, combien de temps allait-elle durer ?
     On avait soigneusement enterré et camouflé les caches de vivres ; les hommes remettaient en état les abris datant de 41, et plus particulièrement ceux des marais de Verisoo dont les îles étaient inaccessibles à ceux qui ne connaissaient pas les chemins d’approche. Un endroit rêvé pour que les hommes s’y cachent.
     On apprenait de bonnes nouvelles à la mairie ; de jour en jour l’armée russe diminuait et ses longues colonnes s’orientaient vers la Lettonie où la situation militaire devenait critique. Les Allemands et les Lettons résistaient farouchement ; les ressources russes en hommes ne semblaient pas inépuisables…
     Malgré les rudes travaux qui les accaparaient, Ignas et Reet se sentaient seuls. Ils ne pouvaient s’habituer à l’absence de leur fille et de leur gendre, d’autant plus qu’ils ignoraient tout de leur sort. Parfois, au milieu de son travail, Reet s’arrêtait brusquement, un souvenir lui traversant l’esprit ; mais dès qu’elle cherchait à l’approfondir, il s’évanouissait en fumée ; les choses les plus futiles, qu’elle avait oublié de dire à sa fille, prenaient soudain des proportions énormes ; même le vieil Ignas désertait quelquefois sa tâche pour aller dans la salle commune mettre en ordre les jouets de son petit-fils, comme si ces chevaux de bois et ces chariots en fer-blanc nécessitaient soudain une attention particulière.
     — Sont-ils bien arrivés ? Que font-ils ? se demandait Reet. J’ai bien peur que sur les routes, les Russes…
     — On en aurait déjà entendu parler ! rétorqua Ignas ; ça paraît plus calme. Non, moi je crois qu’ils sont tous les trois ensemble, et Taavi saura bien que faire. Il est comme il est notre gendre — chacun a ses défauts — mais pour le courage, c’est le portrait tout craché de son vieux père Andres. Pourvu que son emportement… C’est ça que je redoute un peu. Dès qu’il a une idée derrière la tête, il faut qu’il la mette en pratique !
     — Et qu’est-ce qu’on va faire de Tom ? Moi je n’en dors plus !
     Ignas regarda la cour, à travers la fenêtre. Malgré la puissance qui émanait de ses larges épaules et de son menton volontaire, ses yeux bleu sombre paraissaient fatigués.
     — Ah oui ! Tom ! J’y pense aussi. Mais ce n’est plus un enfant à qui l’on apprend à marcher. Que veux-tu lui dire ? Chaque jour apporte sa vérité, un homme intelligent s’y retrouve. Je pense que leur idée d’attendre le printemps est la meilleure. La situation pourra s’éclaircir et les forêts sont proches. Il faut patienter. Je n’ai pas envie de le voir partir dans l’Armée Rouge !
     — Alors, d’après toi, ils ont raison de se cacher ’?
     — En conscience, oui. Mais ce que nous croyons juste est souvent aux yeux des autres le pire des crimes. Nous sommes estoniens et nous continuerons à l’être, sinon qu’on nous pende !
     Ce genre de phrases ne rassurait guère la pauvre femme, mais pourtant elle se sentait apaisée par la fermeté de son mari. Il n’y avait qu’une certitude : les jeunes devaient continuer à suivre le chemin qu’ils avaient choisi. Il était trop tard pour les sauver, même si cette route devait les conduire à leur perte. Trop tard pour essayer de leur courber le front : leur orgueil faisait se redresser la tête des vieux eux-mêmes !
     
     * * *
     
     Les jours raccourcissaient. La pluie et la rosée matinale avaient arraché les dernières feuilles des arbres, dénudant les forêts. C’était l’automne le plus triste et le plus désespéré qu’on ait vu de mémoire d’homme. À Hiie, comme partout ailleurs, on battait le blé. Ignas labourait la terre, il était le seul à pouvoir se montrer de jour. Hilda faisait le guet pendant que les hommes travaillaient. De son champ, Ignas, lui aussi, gardait l’œil ouvert sur les environs, et Reet ne traversait jamais la cour sans regarder du côté de Haru. Sans le savoir, Aadu, le sourd-muet, et Pontus participaient à cette surveillance générale. Ils avaient pris l’habitude de rester des heures entières au portail de Hiie, sous les marronniers, le regard perdu sur la route.
     Mais Hilda surpassait tout le monde. Elle ne parvenait pas à dormir la nuit, le moindre bruit dans les branches l’éveillait. Elle avait refusé de quitter le grenier à blé dans lequel elle s’était installée, munie d’un poignard. Elle affirmait entendre des pas et des conversations russes, mais on mettait ces dires sur le compte d’une imagination ébranlée par les cauchemars encore récents. Elle s’entendait parfaitement bien avec les trois fugitifs. Pourtant entre elle et Tom régnait toujours un certain gène. De toute évidence, Hilda portait une sollicitude extrême au jeune homme ; comme par hasard, à table, elle lui servait les meilleurs morceaux. Au début, Tom n’avait fait qu’en plaisanter, mais peu à peu ces soins enfantins, chaque jour plus visibles, l’énervaient. Quelle sauterelle ! Il n’était plus un gamin que l’on pouvait amadouer par des friandises ! Lui, Tom, ne regardait que les vraies filles !…
     — Allons, ne te fourre pas dans mes jambes ! On n’a pas besoin de toi ! bougonnait Tom si méchamment que la jeune fille en avait les larmes aux yeux. Tu ferais mieux de te regarder !
     C’était ce qu’elle faisait, en cachette, devant le miroir. Elle ne se trouvait pas si mal que ça ! Plus du tout un enfant ! Était-ce de sa faute si les larmes lui venaient si vite ? Elle n’avait jamais appris à rire et les moqueries de Tom la désarmaient ; mais elle n’en diminuait pas ses attentions pour autant, bien au contraire ; elle devenait esclave.
     Un soir, elle découvrit un étranger avançant dans la pâture. En le voyant, son premier mouvement fut de courir vers la grange, mais quelque chose de familier dans le visage de l’homme la retint sur place, d’autant que l’inconnu venait de Sooserva.
     — Bonsoir ! fit l’étranger en ôtant poliment sa casquette. Vous ne me reconnaissez pas ?
     Bien sûr qu’elle le reconnaissait ! C’était Martin de Liiskaku, du village de Penise ; Taavi était arrivé avec lui des forêts.
     — Avez-vous des nouvelles de M. Raudoja ? demanda Hilda inquiète.
     — Non, en partant d’ici nous nous sommes séparés. Il est allé à Tallinn. Vous-même vous ne savez pas ce qu’il est devenu ?
     — Non !… Je croyais que peut-être vous le sauriez ! Sa femme et son fils sont allés le rejoindre en ville.
     — Ah bien ! répondit Martin en regardant furtivement vers les maisons. Est-ce que tous les hommes sont partis ?… Värdi, avec son pied blessé, est sans doute encore là ?
     — Lui, oui !
     Hilda hésita soudain. Pouvait-elle avoir confiance en Martin ? Elle le connaissait à peine ! Mais c’était un ami de Taavi, et elle le conduisit dans la grange.
     — Sacré farceur ! hurla Osvald en guise de salutation. Qu’est-ce que tu deviens ?
     — Sans doute la même chose que vous ! Fermier et puis… déserteur ! Si je suis venu ici c’est pour nouer des contacts. Nous avons là-bas pas mal d’hommes cachés. Aux yeux des Russes, tout le monde est suspect, mais ils n’ont pas encore les moyens de fouiller un trou comme le nôtre ; ils manquent d’organisation et d’encadrement. À Tallinn, ils poussent de grands cris : « Qu’on fourre tout le monde au cachot ! » Mais ils sont débordés par les événements. Or, parmi nous, il y a un type assez important, un capitaine de l’armée estonienne…
     — On a de quoi former tout un régiment ! s’exclama Osvald.
     — Le capitaine veut mener les affaires en douce ; moins il y aura de bruit, moins il y aura de bagarres. Il m’a chargé de me renseigner sur l’état des anciens abris. Il faudra transporter de la nourriture pour l’hiver, parce qu’avec la neige !… S’il y a des rafles, vous nous préviendrez ; moi, je pars à Ilmaotsa où il y a aussi bon nombre de maquisards…
     — Ça me plaît ! jubila Tom.
     Les quatre hommes discutèrent longuement de l’organisation de la résistance, des liaisons à mettre au point…
     — À propos : dans les forêts circulent pas mal d’éléments douteux, des déserteurs de l’Armée Rouge, continua Martin.
     — Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda Osvald.
     — On les descend ! trancha Tom,
     — Leur sort est un peu semblable au nôtre…
     — Tom a raison, coupa Martin. Ils attaquent les gens, cambriolent les fermes, font les pires saloperies. Une vraie peste ! Que veux-tu que fassent les vieux fermiers devant un uniforme russe ? Ils les laissent entrer, prendre ce qui leur plaît. On devra se méfier d’eux, surtout maintenant que l’armée évacue ses positions !
     Les fermiers de Metsaoti, eux aussi, étaient inquiets. Une nuit, on avait forcé les portes des granges d’Haru ; à Torisuu, on avait tué le bétail pour le voler. À Kalgina, on avait tiré sur un fermier qui était sorti dans la cour parce qu’il entendait du bruit ; il n’avait pas été atteint, mais on avait retrouvé son chien mort dans un fossé. De nouveaux motifs d’inquiétude s’ajoutaient donc aux craintes de chaque jour. Ignas envoya un mot, par Hilda, à tous les hommes de Metsaoti pour les réunir le dimanche soir. Tous furent d’accord sauf Juhan de Matsu, la ferme voisine, qui prétendait ne pas avoir de temps à perdre. Cette réponse n’étonnait nullement Ignas : Matsu ne pouvait supporter aucune des initiatives prises par Hiie et les combattait sans distinction. En fait, il n’était pas près d’oublier que la commune avait choisi Ignas comme maire et repoussé sa propre candidature. Pourtant, n’avait-il pas plus d’argent en banque que les vieux de Hiie, et ses chevaux n’allaient-ils pas plus vite que les leurs lorsqu’il tenait les rênes tout en bombant le torse à s’en faire péter la sous-ventrière ? Maintenant, bien sûr, les circonstances étaient différentes, mais ce n’était pas une raison pour que Juhan s’abaisse devant son voisin. Les deux hommes ne s’étaient pas dit un seul mot depuis le printemps et lorsqu’ils se croisaient, c’était comme s’il n’y avait eu que du vent. Non, Juhan ne viendrait pas, Ignas le savait d’avance.
     Il fit même mieux ; Juhan envoya précipitamment ses deux filles jumelles porter un message de ferme en ferme : que tous les fermiers viennent le dimanche soir chez lui pour goûter sa nouvelle bière. Furieux, Ignas serra les poings mais ne dit rien. Il était clair que le village se partagerait en deux clans : Linda de Sooserva et Anton de Lepiku viendraient sûrement à Hiie, mais Jaak de Võllamäe et Pavel de Kadapiku iraient chez Matsu. Après bien des hésitations et des jurons. Ignas décida d’y aller également. Devant un pot de bière on pouvait discuter de toutes sortes de problèmes, et si Juhan lui tendait amicalement la main, il l’accepterait. Ce n’était plus le moment de se faire la tête, il fallait rester unis.
     Anton de Lepiku et Ignas partirent ensemble pour Matsu. Dans une pièce enfumée, les trois autres fermiers les attendaient déjà, assis autour d’une table devant la cruche à bière. Une lampe à pétrole brûlait sur le buffet ; Juhan trônait au bout de la table, puissant et rubicond, tripotant sa barbe de prophète. À l’arrivée des deux hommes, il ferma les paupières avec une lenteur calculée, pour bien marquer sa profonde indifférence à l’égard des nouveaux venus. Ses sourcils et sa tignasse noire, son nez cramoisi, ses joues luisantes et sa barbe queue de vache formaient un curieux mélange, comme si le Créateur n’avait su à quelle couleur le vouer.
     Rouvrant prudemment les yeux, il se tourna vers son voisin :
     — Toi, Kadapiku, tu diras à l’autre qu’il prenne place au bout de la table : toi, Lepiku, assieds-toi à ma droite comme l’exigent la coutume et l’usage. Fends la bûche !
     Pavel répéta les paroles du maître de Matsu à Ignas. Pendant que les visiteurs prenaient place, Juhan ferma de nouveau les yeux.
     Tout le monde savait que les voisins jouaient entre eux à faire la sourde oreille, et Pavel avait la délicate mission de leur servir de doublure vocale. Malgré sa quarantaine bien sonnée, il était le plus jeune de cette vénérable assemblée. Avec ses cheveux gominés et son teint de brioche mal cuite, il avait l’air d’un gamin égaré dans une galerie d’ancêtres.
     Souriant ironiquement, Ignas s’installa sur le banc.
     — Pavel, tu peux dire à mon cul-terreux de voisin que je le remercie de son accueil et que je suis prêt à goûter sa bibine.
     Ignas et Juhan acceptaient toujours réciproquement de boire leur bière, le contraire eût été par trop vexant. Juhan en personne fit glisser la cruche en direction d’Ignas.
     — Fameux, ce liquide ! déclara Jaak de Võllamäe de sa voix de basse-taille, en se pourléchant les babines. Un jus comme ça se laisse goûter, c’est du sérieux, sec à point ! On tombe la goutte, la mousse y reste ! J’espère, par ta barbe de satyre, que tu n’y as pas fourré des oignons pour vous faire remonter tripes et boyaux !
     — Pour les bouseux de ton espèce, c’est bien assez bon ! Aux foires, tu es habitué à avaler n’importe quelle eau de vaisselle ! rétorqua Juhan. Ne t’occupe pas de ce que j’y ai mis ! Fends la bûche ! Personne ne t’oblige à boire si t’as le cœur aussi douillet. D’ailleurs ma bière n’est pas faite pour arroser les dalles en pente.
     — Pas de quoi être fier, Matsu ! Moi je boirais une saloperie de tord-boyaux que j’aurais quand même bon pied bon œil.
     Ses yeux sautaient comme des puces en suivant de bouche en bouche la cruche de bière. Entre deux lampées, il trouvait toujours une blague à raconter, histoire de garder la cruche à portée de main.
     — J’ai entendu dire, Võllamäe, que ton fils était parti à la guerre ! lança Juhan avec un gloussement du ventre.
     — À la guerre comme à la guerre ! Le bruit des obus lui rendra p’t’ête sa tête ! répondit Jaak sèchement ; ce genre de conversation l’insupportait depuis le temps qu’on lui rebattait les oreilles avec son idiot de fils.
     Les yeux fermés, Juhan faisait maintenant tressauter sa bedaine de rires, ce qui redoublait l’énervement de Jaak.
     — Bien sûr, toi avec tes deux filles, tu n’as pas à te biler. Elles se couchent avec les poules et tu n’as plus qu’à mettre la clé sous le paillasson. De quoi te mêles-tu de parler guerre ? Tu n’as personne à y envoyer, et toi-même, tu n’y as jamais mis les pieds.
     — Ne monte pas sur tes grands chevaux, Võllamäe ! rétorqua Juhan avec un frémissement de barbe. Je flanque p’t’ête mes femmes sur un perchoir, mais le matin elles sont au cul de la charrue. Fends la bûche ! Je n’ai personne à envoyer à la guerre, possible, seulement il est clair comme de l’eau de source que la guerre ne fera pas un fermier d’un gardien de cochons…
     — T’entends. Ignas, Matsu se met à chanter comme un coq au milieu de ses poules !
     Juhan s’adossa fièrement à sa chaise, faisant étalage de toute la rotondité de son ventre. À bout d’arguments, il referma les yeux et lança à Pavel, sans trouver rien de plus intelligent à dire :
     — Toi, réponds à ce bouseux de foire : Fends la bûche !
     — C’est fini, oui ? coupa Anton, excédé. On s’est réunis pour discuter, pas pour entendre toutes vos gamineries.
     La tête penchée en avant, les moustaches tombantes, Anton avait l’air soucieux.
     — On peut discuter, personne n’est contre ! répondit Juhan, le nez dans son pichet ; il respectait toujours les cheveux gris d’Anton. Mais avant je voulais dire mon mot à ce sacré bouseux. Quant à l’autre, ce pisseux d’August, ce Roosi de mes deux, tu pourras lui dire de se présenter devant ma face ; je remplirai de ma bonne bière ce sac à soupe et lui demanderai de ne plus fouiner dans les affaires de Metsaoti. Notre pays est dans la main de la racaille, faut se faire une raison, mais le village de Metsaoti n’acceptera pas que ce poivrot commence à colporter les ordres de tous ces filous. C’est clair comme deux et deux font quatre qu’il faut faire quelque chose. Maintenant, Pavel, demande à Hiie ce qu’il pense de tout ça.
     — Eh bien, Pavel, tu peux répondre à mon voisin que s’il veut devenir lui-même l’homme de confiance du village à la place d’August, il n’a qu’à tenter sa chance ; ça lui réussira peut-être mieux que pour la mairie.
     — Réponds-lui : fends la bûche ! explosa Juhan.
     — Il doit pourtant savoir que, par les temps qui courent, ce sont de telles gens qui ont en main les commandes du pays. Au moins August laissera à Matsu quelques grains à semer et ne lui distribuera pas ses champs et ses prés, tandis qu’un autre, un étranger, lui raflerait jusqu’au moindre fétu de paille.
     — Tu peux dire à Hiie qu’il se met lui aussi à travailler du chapeau. Ma parole, le monde devient dingue ou quoi ? vociféra Juhan en commençant à suer sa bière. Metsaoti ne laissera pas ce pisseux d’August venir tripoter dans ses alcôves. Fends la bûche ! Allez, buvez, les gars.
     — Écoute, Ignas, tu devrais bien attaquer le vif du sujet ! murmura Anton. On passe son temps à ne rien dire.
     Ignas, bien que sachant d’avance la réponse de Juhan se redressa sur son banc :
     — Nous voilà ensemble, ce qui est arrivé rarement ces temps derniers. — Répète bien à Matsu ce que je dis, Pavel !  — Il va falloir prendre une décision pour sauvegarder nos vies. À côté des partisans, circulent actuellement dans les forêts des canailles qui mettent à sac les étables et les greniers. Nous sommes tous au courant des événements de Haru…
     — Dis à mon voisin, Pavel, que moi et ma famille n’avons pas le temps de reluquer les forêts. Pour moi chaque rôdeur est un bon à rien ! Ignas, sans prêter attention à cette interruption, continua :
     — Pavel, dis ceci à mon voisin : plusieurs villages à l’orée des bois ont organisé une surveillance continue. On a installé des cloches de signalisation et chaque ferme a maintenant plusieurs chiens ; on devrait faire pareil.
     — Et moi je ne me mêlerai pas de ces jeux d’enfants de troupe ! Dis à mon voisin, Pavel, que ceux qui ne se sont pas sauvés vers Pärnu ne vont pas commencer à jouer les farceurs, fends la bûche ! Allez, buvez de la bière et parlez en hommes !
     — Pavel, dis à Matsu que nous n’avons pas l’intention de le veiller pendant son sommeil ! s’irrita Ignas. S’il a aussi peu de tête, alors… qu’il fende sa bûche ! Ses portes sont bien barricadées ? Laissons-lui ses illusions ! Les rafles ne viendront pas des forêts, elles commenceront du côté de Võllamäe et le premier à trinquer sera Matsu. Ce ne sont pas ses filles qui vont le protéger, non ? D’ailleurs maintenant, même les poules devraient garder les yeux ouverts !
     Juhan avait complètement fermé les paupières ; renversé sur sa chaise, les mains dans la ceinture du pantalon, la barbe en éventail, il ronflait comme un sonneur.
     — Pas commode ce Matsu ! conclut Anton de Lepiku sur le chemin du retour. Ignas, voyant Anton l’accompagner jusqu’à Hiie, supposait qu’il avait quelque chose sur le cœur.
     — Bah ! Il rabâche tout ce qui lui passe par la tête !
     — Eh oui ! La guerre ne lui prendra pas ses filles et il ne se mouille pas ! Même si on lui enlève la moitié de ses terres, il continuera son petit train-train.
     — On n’en sait rien !… Allez, entre, on va parler un peu !
     — Non, non, pas aujourd’hui… J’ai bien du souci… Mihkel…
     — Que se passe-t-il avec ton fils ?
     — Il est revenu.
     — À la maison ?
     — Oui ; que veux-tu que je fasse ?
     — Et sa santé ?
     — Pas plus mauvaise qu’avant. Si on ne le fusille pas, il pourra se traîner jusqu’au printemps… Que tout ça reste entre nous !
     — Oui, bien sûr ! marmonna Ignas. Ainsi Mihkel était de retour sans même être retourné au front !


XI

     Marta de Roosi était revenue à Kalgina. August allait plus que jamais à la mairie, car on réquisitionnait les chevaux pour les travaux en forêt. Les fermiers étaient écrasés de nouvelles charges et d’impôts ; où prendre les roubles ? Même August l’ignorait ; les soldats qui achetaient habituellement du vin et des vivres avaient levé le camp, or c’étaient eux les premiers pourvoyeurs de roubles.
     Par August, Linda de Sooserva apprit que Marta avait rencontré Taavi en ville. Cette nouvelle la bouleversa, lui réchauffant le cœur tout en la rendant inquiète. Ses pensées qui, jusqu’à présent, avaient accompagné son fils un peu à l’aveuglette, se fixaient maintenant sur Tallinn. Après le départ d’August, elle continua à travailler comme dans un rêve. À la nuit tombante, enveloppée d’un grand châle, elle se dirigea à pas pressés vers Roosi. Elle voulait à tout prix voir Marta ; pourquoi apprenait-elle seulement maintenant cette nouvelle, alors que Marta était de retour depuis longtemps ?
     Marta était toute seule ; terriblement amaigrie et fatiguée, elle revenait à l’instant de la mairie. En voyant Linda elle n’arbora pas son sourire de commande ; ses lèvres restèrent farouches et méchantes. Elle observa froidement Linda sans même lui offrir une chaise. Bien que le feu flambât dans le fourneau, la pièce, froide et humide, sentait le moisi.
     — Continue, mon enfant, continue ton dîner ! Je ne te dérange pas, j’espère ? demanda Linda.
     — J’ai déjà fini, je termine mon café !
     — Je viens, tu t’en doutes, à cause de Taavi.
     — Et alors ? répliqua Marta en se détournant brusquement.
     Linda rajusta son châle ; jamais encore elle n’avait vu Marta dans un pareil état. Peut-être avait-elle eu des ennuis à la mairie par suite de son absence injustifiée ? Le régime actuel ne faisait pas la vie belle à ceux qui tombaient dans ses filets.
     — Bois !… Bois ton café ! insista Linda en voyant que la jeune femme commençait à nettoyer le manchon de la lampe à pétrole. Pas besoin d’allumer, le pétrole se fait rare ! Je ne voudrais pas te déranger après ta rude journée de travail ; je voulais seulement savoir comment ça s’est passé… avec Taavi et son petit garçon ; ce qu’ils sont devenus !
     — Ton fils est le dernier des imbéciles ! riposta Marta furieuse.
     — Ça se peut ! quelquefois on…
     — C’est un imbécile et il l’a toujours été !
     — Qui sait ? À chacun sa manière de voir ! Est-il encore à Tallinn !
     — Oui, et il s’entête à y rester. Il a refusé de traverser le golfe, alors que j’avais trouvé un moyen de le faire.
     — C’est peut-être à cause de sa femme et de son fils ? Est-ce qu’à ce moment-là il avait des nouvelles d’eux ?
     — Et comment donc ! Ils étaient déjà en Finlande !
     — Pas possible ! Ils sont en Finlande ! répéta Linda.
     À présent elle ne comprenait plus ; elle sentait qu’entre Marta et son fils il s’était passé quelque chose, mais quoi ?
     — Comment Ilme et Lemb ont-ils pu arriver en Finlande sans Taavi ?
     Marta le lui expliqua brièvement, impatientée, tout en nettoyant le manchon de la lampe avec une telle virulence qu’il se brisa entre ses mains.
     — Tu vas tout casser, on n’y voit rien où tu es ! Viens ici, à la clarté du fourneau !
     Mais Marta évitait la lueur du feu.
     — Les Russes l’ont battu ; je l’ai trouvé dans mon lit… Non, les blessures étaient sans gravité, mais sur le visage… les coups de talons… ça laisse des marques !
     Linda, assise sur une souche près du fourneau, se tassa sur elle-même. Son fils avait donc eu des jours difficiles, mais il était vivant !… Le ciel aidant, alors… Elle était sûre que Taavi n’abandonnerait pas sa femme et son fils, malgré toutes les insinuations de Marta. Elle le connaissait trop bien : il suivrait les siens même à travers le feu, d’autant plus qu’il devait sûrement savoir l’état d’Ilme ! Bien sûr, il était quelquefois brutal, mais ce n’était qu’une apparence dissimulant une âme tendre d’enfant ! Non, il devait y avoir autre chose pour que Marta fût tellement agressive.
     — Il était couché dans mon lit, je l’ai veillé, soigné… Marta n’aurait pas dû avoir ces inflexions attendries devant la vieille femme, oubliant que Taavi était marié et père de famille. Linda comprit brusquement la cause d’un tel comportement de la part de Marta. En voyant les ongles de la femme jouer avec l’ourlet de sa robe, ses genoux gainés de soie à travers les ombres mouvantes du fourneau, Linda frissonna, envahie d’une inexplicable répulsion. Elle avait envie de se sauver, de courir, d’alerter…
     — Reste assise, tu n’es pas pressée.
     — Si, il vaut mieux que… Maintenant je sais ! murmura la vieille de Sooserva. Si je vais à Tallinn, où pourrais-je le trouver ?
     — Qui ?… Ah oui ! Taavi ! Je n’en sais rien ! Je l’ai cherché moi-même avant mon retour, personne ne l’a vu.
     — Mon Dieu ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite ?
     — J’ai dit que je n’en savais rien ! hurla presque Marta. Je ne sais rien et ne veux rien savoir de lui, même s’il se trouvait en prison ou au fond de la mer.
     — Ah bon ! chuchota Linda, effrayée.
     Elles étaient debout face à face, à la lueur du fourneau ; la vieille voyait trembler les épaules de la femme.
     — Qu’il lui arrive n’importe quoi ! ça m’est égal ! termina Marta d’une voix qui se brisait ; et elle s’écarta dans l’ombre.
     On ne parlait plus maintenant que des aérodromes construits aux alentours de Kalgina. De nombreux avions, marqués d’une étoile rouge, commençaient à tourner au-dessus de Haru, jetant la panique sur les champs tranquilles de Metsaoti. On chassait la moitié de la population hors de leurs fermes, on déblayait la terre fertile jusqu’à la pierre, on transformait les maisons au bord des forêts pour y loger l’armée, les prisonniers de guerre, et même les forçats. Des barrières de barbelés surgissaient du sol, entourant de grandes bâtisses en briques peintes de taches de camouflage. À des dizaines de kilomètres à la ronde, les paysans avec leurs chevaux se voyaient obligés de véhiculer des matériaux ou parfois des prisonniers affamés.
     Ignas était effaré de voir les anciens militaires du grand Reich, jadis arrogants et insolents, charrier maintenant des pierres ou pousser des brouettes avec une passivité servile, les pieds emmaillotés de chiffons. Il les apercevait derrière les barbelés qu’eux-mêmes avaient dressés lors de l’occupation, et remarquait qu’on les rouait de coups encore plus férocement qu’ils ne l’avaient fait, eux-mêmes, avec les Russes.
     Ignas, en revenant du travail obligatoire, racontait tout ce qu’il voyait et entendait aux « clandestins ».
     Un soir, Osvald, Tom et Värdi s’attardèrent en forêt où ils étaient allés déposer des vivres dans les caches. C’était un travail urgent car, malgré les pluies fréquentes, Noël était proche et l’hiver risquait de s’installer chaque jour. Sur le chemin du retour, Tom voulut prendre son fusil qu’il dissimulait dans les bois ; c’était une arme neuve ayant appartenu aux Allemands et le jeune homme redoutait que le mauvais temps ne la fît rouiller.
     — Mais, nous avons assez de fusils dans la ferme, lui fit remarquer Osvald..
     Tom demeura inébranlable :
     — Je ne peux pas laisser s’abîmer une arme pareille !
     — Alors, je prends aussi le mien pour le graisser. Värdi suivit leur exemple et remporta son pistolet. Ils revinrent par un sentier détrempé qui serpentait à travers bois. Traversant les prés de Metsaoti, ils se dirigèrent vers Võllamäe.
     Le village était silencieux, on n’entendait que le bruissement de la pluie.
     — Tiens, le vieux Juhan n’est pas chez lui ! Si on allait faire un brin de causette aux filles de Matsu ? proposa Osvald.
     — Il est rudement tard.
     — On verra bien comment Lonni et Ella nous recevront ! Moi je m’occupe de Lonni ; la plus vieille, ce sera pour Värdi ! ricana Osvald.
     — Oh, c’est drôle ! bougonna Värdi.
     — Ben quoi ! Si on ne peut plus rigoler !
     Ils s’arrêtèrent derrière la grange de Matsu dont le toit de chaume s’égouttait lentement ; Osvald et Tom contournèrent la bâtisse en pataugeant dans les flaques.
     — Fais bonne garde ! lança Osvald à Värdi qui était resté indécis au milieu de la route.
     Osvald frappa doucement à la porte de la grange de blé ; Värdi, mécontent, allait déjà s’en retourner à Hiie lorsqu’il s’immobilisa : un bruit bizarre lui fit dresser l’oreille. Il se précipita vers ses compagnons.
     — Chut !
     — Où cours-tu ? Il n’y a sûrement personne, elles ont dû s’installer dans la maison ! chuchota Osvald.
     Furieux, Värdi lui lança un coup de coude dans les côtes. À leur tour, Tom et Osvald entendaient les sons inquiétants. Ils s’avancèrent tous trois vers la maison. Les voix venaient de l’intérieur : c’étaient des râles de femmes ! En passant devant l’escalier, Tom avait aperçu la porte entrebâillée ; il voulut se précipiter dans l’entrée mais Värdi le retint par le bras ; sur la pointe des pieds, ils s’approchèrent de la fenêtre pour écouter : on distinguait des paroles russes et des rires mêlés de gémissements.
     Sans avoir besoin de se concerter, ils empoignèrent leurs armes, Tom rapidement ajusta sa baïonnette, et ils se ruèrent sur la porte.
     Ils n’eurent pas le temps de contempler le tableau qui s’offrait à leurs yeux, encore moins de réfléchir. Tout se déroula comme une manœuvre longuement préparée. À l’instant où claqua le pistolet de Värdi, Osvald se précipita sur un homme en chemise dont les yeux s’agrandissaient de frayeur ; Tom, brusquement, vit un Russe empoigner son revolver, mais malgré la lueur de panique qu’il pouvait également apercevoir dans les yeux du soldat, il comprit qu’une seconde de plus et c’en était fait de lui. Tom appuya sur la détente ; une force invincible le poussait en même temps, baïonnette en avant, et le Russe resta cloué contre le mur. Il recula en arrachant sa baïonnette et l’homme lui tomba presque dessus en s’écroulant dans un râle, visage au sol, les bras en croix. Ses doigts crispés griffèrent le tapis ; l’homme eut un dernier spasme et ne bougea plus. Lorsque le jeune homme détacha enfin son regard de ces doigts agrippés, tout était terminé. Tom sentait le sang poisser ses mains, la sueur lui plaquer la chemise contre le dos. Dieu merci, il n’y avait que les quatre Russes, étendus par terre… Si quelqu’un maintenant l’avait seulement touché, il se serait écroulé.
     L’adversaire d’Osvald était allongé sur le dos, un pied coincé entre les barreaux d’une chaise ; le troisième cadavre était recroquevillé au pied du lit, ses cheveux noirs en désordre, une tache de sang sur la poitrine. De son lit, Lonni le regardait, les yeux fous ; sa chemise de nuit était déchirée. Värdi continuait à secouer le quatrième Russe qu’il couvrait d’injures. Voir son compagnon bossu dans un tel état bouleversait Tom bien plus qu’il ne l’avait été en tuant son propre ennemi. Le pistolet à terre, Värdi, agenouillé sur la poitrine de son adversaire qui se débattait encore, lui serrait la gorge ; il cognait la tête de sa victime avec des cris aigus de victoire ou des grondements de colère : « Fils de putain, vermine, ordure ! Fais ta prière à Staline ! Mais regarde-moi donc, regarde le visage de ton assassin ! Regarde ! Charogne ! »
     Son adversaire était maintenant inanimé, pourtant le bossu continuait à lui marteler le crâne. Tom n’aurait jamais pu imaginer un tel spectacle. Que de haine, que de souffrances devaient s’être accumulées dans le cœur de Värdi pour le rendre fou à ce point !
     Osvald, qui s’était précipité dans la cour pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autres soldats, revint, l’air triomphant.
     — L’air est pur ! Nous avons bien fait le ménage !… D’où pouvaient venir ces ostrogots ?
     — Ce sont les fameux, déserteurs, répondit Tom d’une voix changée. Regarde, ils n’ont pas d’épaulettes.
     À quel moment l’avait-il remarqué ? À l’instant seulement ou lorsque le soldat l’avait attaqué ? Il n’avait vu que ses yeux gris, son visage mal rasé ; il avait tué vite, sans préméditation ; que c’était facile de tuer ! Après, on ressentait juste un grand vide dans la poitrine.
     — Allons, Värdi, cesse de le martyriser, il est déjà mort ! dit Osvald en se dirigeant vers les deux filles à moitié nues et ligotées.
     Tom délivra Ella qui gisait au travers de la porte, un torchon enfoncé dans la bouche, les mains liées dans le dos avec un drap. La pauvre fille était à demi évanouie, morte de peur. Ses cheveux défaits retombaient sur son visage inondé de larmes et de sueur ; tout son corps était marqué de traces d’ongles. Muette, elle regardait Tom d’un œil hébété.
     — N’aie pas peur, Ella ; comment te sens-tu ?
     Rouge de honte, la jeune fille se cacha la figure dans les mains.
     — Il n’a pas pu !… Il n’a pas pu ! haleta-t-elle d’une voix rauque.
     Elle se traîna dans un coin où elle se mit à sangloter hystériquement.
     Lonni était toujours prostrée sur le lit défait. Le visage enfoui dans l’oreiller, elle ne pleurait pas mais tout son corps tremblait. Osvald la recouvrit et eut un geste d’impuissance navrée vers Tom.
     Ils entendaient à nouveau des râles et des coups sourds dans une pièce voisine ; ce devait être Meeta, la femme de Juhan. Avant qu’ils aient pu faire un geste, la porte s’ouvrait et Ignas, un gourdin à la main, apparaissait.
     — Que se passe-t-il ? J’ai entendu des coups de feu !
     — Tu vois, père : tout est déjà fini !
     — Juhan n’est pas là ?
     — Non, patron, répondit Osvald ; on est arrivé à temps !
     — Comment ?… Quatre Russes, et vous vous en tirez sains et saufs ?
     — Eh oui ! Tout s’est passé le temps d’en parler ! Värdi a été le plus rapide et s’en est offert deux ; moi et Tom, chacun le nôtre !
     Osvald se précipita dans la pièce à côté. Derrière la porte, Meeta, à demi étouffée par un bouchon de paille, avait déjà réussi à libérer ses pieds des liens qui les entravaient. Osvald lui arracha son bâillon. La femme reprit souffle et murmura :
     — Comment vont les filles ?
     — Indemnes.
     — Les salauds ! Droit sur elles !… pendant qu’elles dormaient… Et moi, comme une idiote, croyant que c’était Juhan, j’ai ouvert la porte !… Se sont-ils sauvés ?
     — Ils auraient eu du mal !…
     — Alors ils sont…
     — Eh oui ! Encore une chance qu’on se soit trouvés dans le coin !
     — Oui ! Ça on peut le dire ! ajouta-t-elle d’une voix brisée, en frissonnant. Les charognes !
     En entrant dans la chambre, elle s’arrêta sur le seuil, les yeux agrandis d’horreur devant les cadavres sanglants. Mais c’était une femme énergique, solide, dont la forte poitrine et les hanches larges passaient à peine dans la porte. Une telle femme n’allait pas s’évanouir comme une mauviette à la vue du sang. Elle se précipita vers le lit de sa fille.
     — Eh ! fit-elle en secouant les épaules de Lonni. Écoute, relève-toi !
     — Où vas-tu ? demanda Tom à son père qui s’apprêtait à partir.
     — On ne peut pas laisser les choses comme ça ! répliqua Ignas. Écoutez les chiens hurler ! Quelqu’un peut arriver du côté de Võllamäe ! Je vais envoyer Hilda faire le guet. Cette histoire ne peut nous attirer que des embêtements !
     Il sortit, serrant toujours son gourdin. C’est alors seulement que Tom se rendit compte que tous les malheurs pouvaient en résulter. Oui, son père avait raison : fusillades, représailles, le village même entièrement rasé. Ces conséquences ne semblaient pas encore préoccuper les autres : Värdi s’était assis sur une chaise. Osvald raflait les munitions des Russes, jetant de temps à autre un regard soucieux vers la fille qui restait sourde aux appels de sa mère.
     — Oh ! Lonni ! Vas-tu bouger ?… Bien sûr, c’est ce que je craignais ! Allons, lève-toi vite et va te laver. Dieu du ciel ! ma propre fille ! Allez ! frotte-toi, tu peux encore te débarrasser de cette ordure ! Les cochons !
     De force elle traîna sa fille dans la chambre voisine. Ella, qui s’était rhabillée entre temps, les suivit, tenant une lampe dans ses mains tremblantes.
     — Allons, finissons-en rapidement avant le retour de Juhan. Cet excité serait encore capable de nous tomber dessus !… On a sali sa maison !
     
     * * *
     
     À Matsu, personne ne put fermer l’œil de la nuit. Les hommes revinrent à Hiie vers minuit après avoir fait l’essentiel : la chambre avait été lavée à grande eau pour faire disparaître les traces de sang. Les quatre cadavres avaient été alignés, derrière la maison, sur l’herbe mouillée.
     Reet rejoignit les hommes et regarda son fils ; elle ne le reconnaissait plus ; même sa voix lui paraissait changée tout à coup : cette voix forte, virile. Ainsi son garçon était devenu un homme ! Ce petit garnement, qui courait chaque printemps à travers les champs, avait tué un soldat, un homme ! Et il se tenait là, assis, comme si rien ne s’était passé, le visage à peine tiré. Reet s’en retourna ; son fils avait grandi trop vite, c’était maintenant un étranger. Ses yeux se remplirent de larmes. En entrant dans la maison elle croisa Ignas.
     — Je vais atteler le cheval !
     — Comme ça, au milieu de la nuit ?
     — Oui, un tel enterrement ne peut se faire au grand jour ; demain matin tout doit être terminé et oublié.
     Lorsque Ignas sortit la carriole, Pontus se mit à aboyer : un homme s’avançait dans la cour de Hiie. Ignas le rejoignit comme le visiteur entrait dans la maison.
     — Toi, Juhan ?
     — Oui. moi !
     Sans attendre qu’on l’invite à le faire, Juhan s’affala sur une chaise en allongeant ses jambes lourdes de fatigue ; il croisa d’un air important ses bras sur sa poitrine, mais sa barbe en bataille tremblotait.
     — Dis-moi, voisin, qu’es-tu allé foutre dans ma maison pendant mon absence ?
     — Moi ? Rien !
     Juhan essayait de rester calme, mais tous ses efforts semblaient bien dérisoires.
     — Fends la bûche ! Je veux entrer dans ma cour et voilà que le cheval se met à renâcler comme s’il avait le diable aux fesses ; j’entre, et qu’est-ce que je vois ?… les femmes qui pleuraient comme des fontaines, des traces de balles plein les murs. Sacrée vieille ! J’lui ai flanqué une volée, ça l’apprendra à laisser les Russes attaquer mes filles. Et toi, voisin, qu’en penses-tu ?
     — Lorsque je t’ai donné des conseils, quand j’ai voulu organiser la surveillance, tu m’as ri au nez !
     — Alors c’est de ma faute si le pays regorge de gredins ? Fends la bûche ! Je vais aller enfoncer les fenêtres de la mairie pour qu’ils viennent ramasser leurs ordures !… Bon, écoute, va dire à tes gars — je ne sais pas combien tu en as de planqués dans les forêts — va leur dire de jeter ces charognes dans la carrière… Et dis-leur : vous êtes des vrais hommes ! Mais je n’irai pas serrer la pogne de n’importe quel garnement !… Tiens, on va juste se la serrer entre nous !…
     Ignas était de nouveau Ignas et Juhan redevenu Juhan… jusqu’à la prochaine querelle.

* * *

     L’enterrement s’acheva un peu avant l’aube. Ils étaient couvert de boue ; ce n’était pas facile de creuser une tombe dans l’obscurité, malgré la terre détrempée. Tom était allé remplacer Hilda au poste de surveillance, Värdi s’était couché au sauna ; son pied blessé lui faisait mal de nouveau.
     Juhan lui-même avait choisi l’emplacement de la fosse : au bord du marais, là où l’on avait enfoui la carcasse d’une vache morte de la peste.
     — Comme ça, si quelqu’un vient fouiner, il crèvera. Fends la bûche ! Bonne place pour pourrir. Tenez, buvez un coup de vodka pour vous donner du cœur à l’ouvrage. Toi, Osvald, tu ne voudra sûrement plus de notre Lonni ? Eh oui !… Les fumiers ! Mais je le déclare au bord de cette fosse : si la fille est grosse, c’est moi qui tuerai le bâtard de mes propres mains pour l’enfoncer dans ce même trou. Qu’on me brûle en enfer après ! S’il n’y a plus de lois sur terre, c’est à nous de les rétablir à coups de hache. Fends la bûche ! J’ai bien impression que ça va se reproduire tous les matins ; c’est plus une vie ! Chaque soir, en allant se coucher, faudra mettre une hache sous l’oreiller !… Allez, buvez les gars ! On est tout de même à l’enterrement.
     — Ça doit suffire maintenant ! souffla Osvald. J’ai déjà de l’eau jusqu’à mi-cuisse.
     Le jour se levait quand les hommes achevèrent de combler le trou.
     — Un bonne pluie là-dessus et on ne verra même plus les traces de roues de chariot, déclara Ignas ; on va aller chercher du bois mort pour dissimuler la tombe.
     Aussitôt rentré à la maison, Juhan se mit à installer tout un dispositif d’alarme. Au-dessus du portail, il accrocha une cloche à vache qu’il pouvait tirer directement de son lit à l’aide d’une corde qui traversait le chambranle de la fenêtre. Deux jours plus tard, il partait pour Haru afin d’en ramener un molosse gros comme un lion.


XII

     Toutes les démarches qu’entreprit Taavi Raudoja pour traverser le golfe demeurèrent infructueuses. Chez ses compagnons, la première fièvre d’excitation était retombée ; leurs perpétuels échecs les démoralisaient chaque jour davantage, et la mer démontée n’était guère propice aux traversées. Personne n’osait plus roder sur les rivages car souvent on n’en revenait pas. Taavi évitait de plus en plus le « combina ». Selon lui, les réunions enfantines qui s’y tenaient étaient de la dernière imprudence. Ils continuaient à organiser des noyaux de résistance, des groupes d’attaque, des liens entre tous. Le suicide de Riks et la disparition de Voss auraient pourtant dû leur ouvrir les yeux. L’hiver approchait ; plus on se ferait petit, mieux ça vaudrait.
     Taavi se forçait au calme, mais son caractère tourmenté lui rendait l’attente pénible. Quelquefois le souvenir de sa femme et de son enfant le faisait monter sur la hauteur de Toompea, d’où il regardait la mer grise, le cœur lourd. Parfois il se précipitait vers le port dont l’odeur saline l’apaisait. Il fallait attendre, toujours attendre.
     Après le départ de Marta, il avait réorganisé sa vie. Sur les conseils d’Arno, il avait accepté de travailler dans une usine de matières synthétiques, bien qu’une telle situation ne fût pas sans danger. Une fois subies les inévitables enquêtes, il s’était procuré de nouveaux papiers au nom de Karl Heidak ; nul ne pouvait plus le soupçonner, de près ou de loin, d’avoir mené la lutte contre les Soviets.
     Après sa première journée à la fabrique, on lui confia le poste d’adjoint d’Arno, comme sous-chef du bureau de construction.
     — Eh, eh ! Tu entames une brillante carrière soviétique ! le félicita Arno. Maintenant tu vas t’installer chez nous.
     — Es-tu malade ? Je ne tiens pas à attirer la foudre sur ta tête !
     — Je pensais que provisoirement… De toute façon nous devons sous-louer une chambre, les neuf mètres carrés autorisés sont largement dépassés chez nous.
     — Tu es bien gentil et Liisa aussi mais… réfléchis ! Taavi trouva une chambre près de l’usine, une toute petite pièce que lui céda une famille en qui l’on pouvait avoir entière confiance.
     — Je ne vous dérangerai guère ! Je ne reçois pas de visites et serai discret comme un fantôme ! En effet, il ne donna sa nouvelle adresse qu’à Selma en lui disant :
     — Si je disparaissais trop longtemps, tu saurais où me trouver et tu pourrais porter un message à Sooserva s’il n’y avait plus d’espoir… Ma mère et les gens de Hiie doivent être au courant de mon sort.
     — Ne t’en fais pas, je te surveillerai ! répondit Selma en riant.
     Son rire ne durait guère longtemps mais on sentait que la jeune femme, malgré les malheurs qui avaient accablé sa famille, gardait confiance en l’avenir. Elle était allée voir sa sœur et sa mère avec bien des difficultés. Dans les trains, on exigeait maintenant des autorisations de voyager, et lorsque Selma avait déclaré qu’elle voulait se rendre à l’enterrement de son père, on lui avait répondu que le vieux pourrait très bien être enterré sans elle.
     Sans que Taavi s’en fût aperçu, Selma était devenue pour lui l’être le plus proche, le seul dont la présence ne le heurtât pas. Mais s’il avait pu deviner la place qu’il prenait dans la solitude de la jeune femme, il aurait sans doute mis un terme à leurs tête-à-tête. Entre eux deux, tout lui semblait naturel. Selma avait même quitté sa vieille tante pour s’installer plus près de Taavi, rue de Väike-Euroopa. Il trouvait normal qu’elle lui préparât son dîner, et souvent il restait à bavarder si longtemps qu’il était trop tard pour rentrer avant le couvre-feu. Il dormait sur un divan, à deux pas du lit de la jeune femme. Selma se regardait plus fréquemment dans la glace, en s’avouant, avec un sourire un peu crispé, que l’âge rendait les femmes folles.
     
     * * *
     
     C’était Noël, le plus triste qu’il eût jamais vécu ; un Noël sans neige ni lumière. À la fabrique, on avait accordé un jour de repos à tout le personnel. Taavi estimait qu’il eût mieux valu, dans les circonstances actuelles, interdire totalement de fêter Noël. Selma l’avait invité à passer le réveillon chez elle ; elle s’était procuré un petit arbre, avait pu dénicher des bougies, mais Taavi hésitait, ne voulant pas lui montrer combien il souffrait de sa solitude. Il ne désirait voir personne, sauf ceux que son cœur appelait en secret. En apercevant les visages rayonnant de joie de ceux qui le logeaient, en voyant le petit garçon orner de guirlandes multicolores l’unique branche de sapin, Taavi sortit précipitamment.
     Dans la rue, il ne savait plus où aller ; les mains au fond de ses poches, il fumait la pipe, sentant le froid et l’humidité monter le long de ses jambes. Il marcha hâtivement vers le centre de la ville ; nuit de Noël, sainte nuit ! Le ciel bas et lourd pesait sur la ville éteinte. Dans les ruines, des bouts de tôles battaient au vent ; de brefs coups de fusils trouaient le silence ; pourtant, de jour, si l’on traversait les décombres calcinés, on ne remarquait rien de suspect ; les uns affirmaient sans réfléchir qu’il s’agissait de bandits, d’autres haussaient les épaules, mais la plupart étaient persuadés qu’on fusillait là des prisonniers allemands ou des Estoniens anticommunistes.
     Il déboucha dans une allée où la foule avançait vers une direction inconnue ; certains se taisaient, d’autres parlaient à voix basse ; Taavi se mit à les suivre involontairement, arriva près d’une église, et comprit que c’était bien là qu’il voulait aller. La nef était remplie de monde, jeunes, vieux, femmes, enfants. Cette vieille église plongée dans la pénombre n’était pas la seule à Tallinn où les gens se réunissaient pour prier. Toutes celles qui avaient encore leur pasteur accueillaient ce soir les fidèles ; mais combien, à travers le pays, demeuraient closes ? Combien de foyers dévastés où le père de famille ne lisait plus le message de joie et d’espérance de l’évangile de Noël ?
     Taavi sentait ses yeux s’embuer ; son regard se posait sur les bougies, tout au fond de l’église, dont les flammes vacillaient comme des étoiles à travers ses larmes. Il avait l’impression de se fondre dans cette lumière, dans cette foule qui l’entourait ; tout son être devenait une intense prière, participait à ce miracle vieux de deux mille ans qui, ce soir, se répétait en lui. Même si cet office devait coûter la vie au vieux pasteur, ce ne serait pas payé trop cher ; jamais personne ici n’oublierait l’émotion de cette veillée de Noël. Sainte nuit, douce nuit !…
     Son âme se diluait avec les fumées de l’encens, voguait jusqu’à sa mère, jusqu’à sa femme quelque part dans un pays lointain où brille encore le soleil, se perdait au-delà de la nuit, au-delà des étoiles. Les cantiques montaient vers le ciel, adoucissant les visages les plus rudes, illuminant les regards les plus désespérés. Seigneur, nous sommes dans l’affliction mais ta naissance nous réconforte !
     Sortant lentement de l’église, Taavi remarqua devant la porte une agitation insolite. Le moteur d’une voiture se mit à vrombir et une limousine noire disparut au coin de la rue. Que se passait-il ? Une partie des gens s’éloignait en courant, d’autres se figeaient sur place.
     — On l’a arrêté juste devant moi ! Quelques pas de plus et ma femme et mes enfants m’auraient attendu en vain !
     — Une arrestation, un soir de Noël ! Pourquoi alors ne pas avoir encerclé l’église et emmené tout le monde ?
     — Mais l’église est libre maintenant ! jeta imprudemment quelqu’un.
     Taavi était stupéfait ; emmener un suspect le soir de Noël ! Il se faisait tard ; hâtant le pas, Taavi se dirigea vers son logement. Soudain il entendit dans les ruines une voix qui le hélait. Il s’arrêta ; qui pouvait l’appeler dans un pareil endroit ?
     — Par pitié ! Êtes-vous estonien ?
     — Oui, répondit Taavi, en devinant une tache claire qui se mouvait dans l’obscurité. Devant lui surgit un homme tremblant de froid dans une chemise déchirée, les bras serrés autour de sa poitrine.
     — Qu’est-ce qui vous arrive ?
     — Les Russes !… Ils m’ont tout pris, parvint à articuler le pauvre homme.
     Inutile de s’attarder en vaines questions ; rapidement Taavi lui passa son imperméable, son cache-col et son chapeau.
     — Je n’habite pas très loin… rue de Vahtra.
     — Pouvez-vous marcher ?
     — Je crois que oui ! Je ne sens presque plus rien.
     Taavi tout en soutenant l’homme, essaya de masser ses membres raidis de froid. L’inconnu avançait péniblement en poussant des gémissements. Bien sûr ! il devait avoir les pieds en sang après avoir traversé dans l’obscurité tout cet enchevêtrement de pierres, de bouts de verre et de clous rouillés. Taavi ôta ses chaussures et ses chaussettes et les passa aux pieds de son compagnon.
     — Avez-vous quelque chose de chaud à boire chez vous ? Du thé ?
     — Non, rien ! Et ma chambre est glacée comme un tombeau. Je vais crever, voilà tout !
     Taavi décida d’emmener l’inconnu chez Selma. La jeune femme resta clouée sur le seuil.
     — Vite, prépare du thé ! Moi je vais le frictionner un bon coup ; inutile de t’affoler, tu en verras d’autre !
     Il fit étendre le jeune homme sur le divan et commença à le masser à bras raccourcis. Tasse après tasse, Selma le forçait à avaler du thé brûlant et de l’apéritif qu’elle avait trouvé ; elle lui lava les pieds et pansa les blessures.
     — Vous me remettez à neuf ! plaisantait l’homme. Il s’appelait Evald et demeurait à deux pas, dans une des rares maisons restées debout. Son visage reprenait un peu de couleurs. Il devait avoir le même âge que Taavi, aux environs de la trentaine. Il se mit immédiatement à tutoyer Taavi comme une vieille connaissance ; ce devait donc être un ancien soldat.
     — Encore des frissons ? demanda Taavi en l’enveloppant d’une épaisse couverture.
     — Je ne sais pas ; dans mon corps la chaleur et le froid se mêlent tellement ! Evald regardait le petit arbre de Noël sur la table et les bougies pas encore allumées. Ainsi donc, pensa Taavi, Selma l’avait attendu et voilà qu’ils revenaient à deux !
     — Que s’est-il passé ? demanda Taavi à Evald.
     — Eh bien… ils m’ont fait croire qu’ils étaient en patrouille pour m’attirer dans les ruines. Là, le canon du fusil contre la poitrine et… ôte tes vêtements ! Comme je résistais, l’un d’eux a reculé pour faire feu. J’espérais qu’ils se contenteraient du pardessus et du veston, mais non !… Pantalon, slip, tout y est passé. Heureusement ma chemise s’était déchirée, sinon je serais resté nu comme un ver. Fou de rage, je me suis dirigé vers la maison à travers les ruines, mais avec cette sacrée bise, y faisait pas chaud !… Selma posa à manger sur la table.
     — Ne vous dérangez surtout pas pour moi, Mademoiselle ; je vais rentrer chez moi.
     — Ah, tu crois ! Et ta clé, où est-elle ?
     — Mince ! Je l’avais complètement oubliée !
     — Nous allons passer la nuit chez Selma ; au matin tu rentreras avec mes vêtements que tu me rapporteras ensuite.
     — Comment veux-tu que… dans cette petite chambre… Que va dire Mademoiselle ?
     — Ne vous inquiétez pas ; « Mademoiselle » ne dira rien ! répondit Selma en souriant. C’est quand même mieux que dans les ruines, non ? J’ai assez de couvertures pour vous envelopper tous deux. Pourvu que demain vous ne grelottiez pas de fièvre !
     — Si pareille chose m’était arrivée au plus fort de l’hiver, je n’avais plus qu’à recommander mon âme à Dieu !… Mais nous n’allons pas pouvoir coucher à deux sur un divan aussi étroit !
     — Je vais m’étendre par terre, décida Taavi. Au front, nous n’avions pas un tel confort.
     Un sourire heureux illumina la figure d’Evald : Il était donc chez des amis et le monde pouvait crouler ; lui, il dormirait tranquillement, l’odeur du sapin dans les narines. Il se mit à ronfler, le corps agité de soubresauts.
     — Pourvu qu’il n’attrape pas une pneumonie !
     — Il est solide, et la vie du front l’a aguerri.
     Tous deux se turent ; Selma proposa de manger, mais Taavi, absorbé dans ses pensées ne put rien avaler.
     — Quel triste Noël !… Allons, allume les bougies ; pour qui veux-tu les garder ?
     — Mais pour toi bien sûr ! répondit Selma ; oui, il faut qu’elles brûlent jusqu’au bout ; qui sait si l’an prochain nous en aurons encore besoin !
     — Trois mois à peine que nous vivons dans ce pays « libéré » et regarde le résultat ! répondit Taavi en désignant le dormeur. En sortant de l’église, nous étions attendus par la NKVD. Dorénavant la situation est claire : les nerfs ne résisteront pas bien longtemps. Comment pourrait-on lutter ? Les Russes vous encerclent de partout, les coups viennent d’où on les attend le moins !… Prenons chacun une bougie ; voyons laquelle durera le plus longtemps…
     — Non, Taavi, je t’en prie, je suis très superstitieuse et…
     — Choisis la plus longue…
     — Ah ! Ne plaisante pas.
     — Parfois, ça fait du bien de plaisanter, même à un homme aussi peu bavard que moi. On voudrait se libérer du poids qui nous oppresse, mais on redoute les paroles comme une force maléfique qui, une fois libérée, nous mènera Dieu sait où, telle une allumette jetée dans une meule de foin. Mais ici, nous pouvons encore parler, bavarder ; la chambre est chaude, les bougies brûlent et… Taavi se mit à rire doucement : Et quelle occasion inespérée : tu es obligée de me prendre dans ton lit ! Un vrai cadeau de Noël !
     Il se tut brusquement en voyant le regard de Selma rivé au sol : la plus longue bougie gisait par terre, éteinte.
     — Quelle enfant tu fais ! s’exclama-t-il en essayant, en vain, de retrouver son rire.
     Mais Selma demeurait grave, tortillant nerveusement son mouchoir. Bien sûr, elle n’avait que trop l’expérience de la NKVD ; Taavi se rappelait ses paroles : « Je leur aurais crié tous les mots si quelqu’un me les avait soufflés ! »
     Il prit les couvertures et s’étendit par terre tout habillé. De son lit, Selma entendait la respiration des deux hommes, sans pouvoir dormir. Evald ronflait et gémissait. Non, Taavi n’aurait pas dû raconter de telles histoires qui évoquaient en elle de si tristes souvenirs. Mais l’important, c’était qu’elle fût toujours en vie ! Dans la chambre flottait une odeur de bougie éteinte et de sapin brûlé. Au dehors, le vent s’engouffrait dans les rues, trébuchait sur les décombres ; une pluie lourde, mêlée de grêle, venait battre les vitres.
     Taavi, lui non plus, ne parvenait pas à s’endormir. Les ombres informes du demi-sommeil planaient devant ses yeux clos sans que leur calme ne l’apaisât. Il distinguait une corde de potence, juste devant la porte d’une église. Il voulait empêcher les gens de sortir… le premier qui s’avancerait allait mourir !… Des hommes nus chancelaient dans les ruines ; de sourdes salves résonnaient ; Taavi était là, spectateur impuissant, mais un canon de fusil venait lui faire cambrer les reins : il suivait le troupeau, tombait dans une cave sans fond, cherchait à se raccrocher aux murs rugueux, mais il tombait, tombait, harcelé par les hurlements du vent.
     — Es-tu souffrant. Taavi ? demanda Selma.
     — Hum !!! Peux pas dormir ! Il se retourna en faisant craquer le plancher.
     Ses yeux scrutaient l’ombre. Que faisait sa mère ? Elle était là, endimanchée, les lunettes sur le bout du nez, en train de lire la Bible. Près d’elle, les bougies flambaient aux branchages du sapin de Noël ; Taavi pouvait distinguer chaque objet de la petite pièce : les carpettes recouvrant le parquet décapé ; sur la commode, entre deux chandeliers en cuivre, la photo de son père ; au pied de l’arbre, trois gros paquets — le plus beau était sûrement pour Lemb ! — « Pour toi, mon Taavi, j’ai tricoté un gros pull ! ainsi tu n’auras pas froid dans tous tes voyages ! » — Mais lui, n’avait rien pu apporter ! — « Le plus grand cadeau que tu puisses me faire c’est de te savoir en vie ; je lisais la Bible, je sentais que tu étais vivant : des jours difficiles t’attendent mais le ciel te protégera. Chaque jour je prie pour toi, pour ta famille ; c’est tout ce que je peux faire ! » La main dans la main, à la lueur de la lanterne, ils s’en allaient distribuer le pain de Noël aux brebis, à Punik dans son étable. « Tu vois, Taavi, comme je suis encore riche ! J’ai un fils bien portant, un toit pour m’abriter et le pain de Noël à distribuer aux animaux. Bien des gens ne l’ont pas ! Si au moins, à leur dernière heure, il leur était épargné de souffrir !
     Taavi referma les yeux ; il entendait Evald se retourner fiévreusement. Selma se leva pour se reborder. Quelle femme dévouée ! Quelle bonne épouse ce serait si…
     Que pouvait faire sa femme en Finlande ? À moins qu’elle ne fût déjà arrivée en Suède ! Mais Taavi n’arrivait pas à les imaginer là-bas ; peut-être parce qu’il n’y était jamais allé lui-même ! Mais, en Finlande, pas davantage ! Taavi revoyait les lieux familiers, les rues droites d’Helsinki, ses maisons en granit rouge. Il se promenait sur l’esplanade, retrouvait ses anciens compagnons, mais pas trace d’Ilme ni de Lemb. Où était-elle ? Il ne la retrouvait ni près du Ladoga, ni près des chutes d’Imatra ; sur le quai de Viipuri gisait un corps de femme inanimé. Était-ce Ilme ? Non ! Soudain son visage lui apparut, tout proche. Taavi sentit son cœur se serrer de peur et de douleur : sa femme avait les traits tirés, les yeux creux. Elle le regardait avec désespoir. Ses cheveux retombaient en désordre. Mon Dieu, où était-elle ? Sur la pierre froide du quai de Viipuri ? Sur la banquette du sauna de Hiie, intoxiquée par les émanations de carbone ? Et Lemb ? Cours, Lemb, cours prévenir Ignas !… Ces planches verdies de pourriture c’était bien le… Non ! C’était un mur ! Un mur de pierre ! Au moyen âge on emmurait les gens vivants… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il était bel et bien éveillé, les yeux grands ouverts, et toujours ce mur, ce mur suintant, battu par les vagues. Du plus profond de la nuit montait à nouveau le visage cadavérique de sa femme qui l’implorait !… Taavi se redressa ; tout près de lui Evald respirait avec peine ; dehors le vent sifflait.
     — Qu’est-ce que tu as, Taavi ?
     — Impossible de dormir !
     
     * * *
     
     Depuis qu’Evald était guéri, Taavi venait souvent le voir. Parfois ils se réunissaient chez Selma ; Taavi s’apercevait avec plaisir que Selma et Evald semblaient bien s’entendre ; c’était plus qu’une simple amitié.
     Taavi retourna au « combina » pour apprendre les derniers potins.
     — Tu te fais bien rare ! lui reprocha Jaan Meos.
     — Vaut mieux pas se montrer !… Quoi de neuf ?
     — Rien ! La mer n’est pas encore gelée, alors comment veux-tu !… Les rafles se succèdent ; Pihu et Ruudi Ugur ont disparu depuis Noël.
     Il valait mieux que Taavi ne restât pas trop longtemps ici. D’ailleurs il avait maintenant organisé un nouveau « combina » dans l’appartement de Selma ; ils n’étaient que trois à s’y réunir, mais faisaient des projets comme mille.
     Un jour Evald confia à Taavi :
     — Dis, si j’épousais Selma au début du printemps ? Qu’en penses-tu ? À condition bien sûr que nous puissions prendre le large, car l’épouser et rester ici comme des bêtes traquées !…
     — Avec un peu de chance et d’initiative, au printemps, nous serons partis, à la nage s’il le faut !
     — Alors, je la traîne jusqu’à l’autel !
     Oui, ce serait un excellent mari pour Selma ! Pourvu qu’on les laisse vivre ! Pourvu ! Tout dépendait de la durée du sursis.


XIII

     Tom de Hiie s’élança à travers la forêt enneigée. Skier était sa passion, et plus que tout il préférait le faire sur les hautes collines de Koolu où l’on pouvait se rompre les os. Là commençaient les forêts et les interminables marais, arrière-contrée de Metsaoti où les partisans trouvaient à se cacher.
     —Tiens ! Elle ne me lâche pas ! murmura le jeune homme, en jetant derrière lui un regard amusé.
     C’était un dimanche matin, éblouissant de neige et de soleil ; Hilda suivait Tom de colline en colline, son immense châle multicolore déployé comme des ailes de papillon. Tom lui avait dédaigneusement conseillé de rester à la maison : il ne voulait pas s’encombrer d’elle ; et voilà qu’il ne pouvait la distancer ! Où avait-elle donc appris à skier avec une telle maîtrise ? Tom était agacé de s’être ainsi trompé dans son jugement ; il avait bien envie de lui jouer un mauvais tour ! D’ailleurs, plus la jeune fille l’entourait d’attentions, et plus ce désir méchant grandissait en lui. Par moments elle lui était insupportable : cette bouche humide de douceur, ces yeux tristes et tendres de bon chien fidèle ! Souvent il lui lançait des sarcasmes qui le blessaient tout le premier ; pourquoi ? Il n’arrivait pas à se l’expliquer.
     — Ça file ! s’exclama Hilda.
     Oui, la neige est bonne ! grogna-t-il. Elle lui souriait. D’où diable lui venait un tel sourire ? Ce n’était plus la petite orpheline de jadis ! Le jeune homme la regardait comme s’il la voyait pour la première fois : la poitrine haute, les hanches joliment dessinées. Dans les moufles de fourrure, ses mains tenaient les bâtons de ski avec habileté ; elle glissait souplement, redressant fièrement la tête, les cheveux au vent. D’une colline à l’autre ses skis sillonnaient la neige. Les écureuils, pris de panique, sautaient d’arbre en arbre, saupoudrant d’argent les troncs fauves. Quelque part un oiseau s’envola de la coiffe enneigée d’un sapin.
     Ils voulaient tous deux se dépasser, choisissaient les pentes les plus abruptes en zigzaguant dangereusement entre les arbres. Tom ne pouvait admettre que la jeune fille, avec ses vieux skis, pût le suivre. Qu’elle tombe et casse du bois ! Sacré papillon, va ! Et le plus ridicule, c’est que lui-même commençait à se fatiguer.
     Il décida de foncer droit sur elle : s’il parvenait à coincer sa spatule dans celle d’Hilda, elle tomberait ; mais la jeune fille devina avec amusement son intention et lui échappa, lui chassant en riant la neige au visage. Tom recommença son petit manège et enfin réussit : ils se cognèrent et disparurent en pleine neige dans un grand fracas de skis brisés. Bâtons et skis s’étaient enchevêtrés ; dans leur chute, les deux jeunes gens s’étaient raccrochés l’un à l’autre. Hilda poussa un cri de frayeur, mais son visage barbouillé de neige continuait à rire.
     Tom tomba de tout son poids sur elle. Il embrassa ses lèvres entrouvertes ; fougueusement Hilda l’étreignit, lèvres contre lèvres, mais ne lui rendit pas son baiser ; elle détourna son visage dans la neige et le lâcha.
     — Hilda ! Immobile, la jeune fille pleurait.
     — Je ne sais pas embrasser !
     — Tu ne l’as jamais fait ? Hilda secoua la tête.
     Tom se releva et regarda, plutôt embarrassé, un de ses skis en morceaux. Il n’était pas fier de lui, mais, mon Dieu, que c’était compliqué les femmes ! Un ski cassé ! et c’était sa meilleure paire ! Il prit le ski et le cogna rageusement contre un arbre.
     — Allons, partons maintenant ! Tu n’as pas l’intention de coucher ici, non ? C’est de ta faute tout ce qui arrive, petite idiote ! Regarde mon ski ; si maintenant les Russes nous tombent dessus !
     Hilda ne pleurait plus, mais son visage restait mouillé de larmes et de neige fondue. Elle se leva en évitant le regard de Tom qui, d’énervement, mordait la neige à pleines poignées.
     Malgré la pitié qui le gagnait à la vue de la jeune fille, Tom s’appropria ses skis sans qu’elle opposât le moindre geste de refus, et tous deux retournèrent vers la ferme. Il ne pouvait quand même pas laisser Hilda toute seule, derrière lui, sur des skis brisés ! S’élançant en avant, il s’arrêtait de temps à autre et regardait le pâle soleil d’hiver, guettant du coin de l’œil l’apparition d’Hilda entre les grands arbres.
     Personne n’avait l’air de s’inquiéter outre mesure du sort des quatre Russes tués à Matsu. C’était donc bien des déserteurs qui n’intéressaient personne. Ces derniers temps, d’ailleurs, on ne voyait presque plus de soldats dans les environs. Avec l’épaisse couche de neige qui recouvrait la tombe anonyme, les justiciers pouvaient enfin respirer. Que se passait-il à Matsu depuis cette tragique nuit d’automne, nul ne le savait au village ; le vieux Juhan fronçait juste un peu plus les sourcils et bombait un peu moins le torse.
     Au mois de février, alors qu’ils buvaient ensemble la bière traditionnelle en l’honneur de l’anniversaire de la République, Ignas s’inquiéta auprès de son voisin des conséquences de la nuit tragique.
     — Fends la bûche ! Elle ne fait que se vomir !
     Dans le village de Metsaoti, des bruits alarmants commençaient à circuler : Reku, l’idiot de Võllamäe, avait déserté, juste après Noël. Où se trouvait-il maintenant, personne ne pouvait le deviner. La milice était venue le rechercher en vain : Jaak ignorait tout du sort de son fils, ou du moins, le prétendait. Reku, idiot comme il l’était, s’était sûrement trompé de direction !
     Bien d’autres événements venaient troubler le calme de l’hiver. À Haru, il y avait eu une rafle, lorsqu’on avait découvert le cadavre d’un soldat de l’Armée Rouge abattu en plein village. La veille, les villageois avaient bien entendu un coup de feu mais n’y avaient pas prêté attention ; le lendemain matin, les soldats entraient dans le village et découvraient leur camarade, la poitrine criblée de plombs de chasse. Malgré les perquisitions, ils ne découvrirent aucune arme dans les fermes, mais, par contre, trouvèrent de la bière fraîche pour arroser dignement l’enterrement et ils passèrent leur chemin.
     Tous ceux qui se cachaient redoublaient de vigilance, bien que les campements russes, peu garnis, fussent assez éloignés et que le chef du Comité exécutif, Jaan Holde, fût un homme bienveillant ; trop bienveillant pour que ce fût vrai, pensaient certains. Tom, Osvald et Värdi avaient découvert en forêt des empreintes suspectes de skis ; étaient-ce les traces des gars de Penise, ou quelqu’un venait-il ici, à Haru ? Un jour, ils s’aperçurent que l’on avait ouvert leur cache de viande. On en avait pris très peu et replacé le couvercle sur le tonneau, au fond du trou. Tout autour, la neige était striée de marques de skis, mais en les observant de plus près, il était visible qu’elles ne provenaient que d’un seul et même homme.
     — Je me demande bien quel peut être ce dingue !
     — Oui ! Et comment a-t-il pu découvrir l’endroit exact ? La situation devient inquiétante si on ne peut même plus se fier à la neige qui camoufle tout !
     — Pas de doute, c’est un maquisard isolé !
     Ils cherchèrent à suivre les traces qui s’enfonçaient dans la forêt, mais, à la tombée de la nuit, épuisés, ils durent rentrer à la ferme sans avoir rien trouvé. Ils avaient décidé de reprendre le lendemain la poursuite, mais toute la nuit la neige tomba, effaçant toutes traces.
     Un jour qu’Osvald faisait un tour en forêt pour surveiller les environs, derrière un arbre, une voix rauque aboya :
     — N’approche pas ou je te transforme la cafetière en passoire ! Médusé, Osvald s’arrêta, le fusil en bandoulière.
     — Allons ne fais pas l’imbécile ! Qui es-tu ? 
     — Je vais te montrer si je suis un imbécile !
     Osvald vit apparaître le long du tronc le canon d’un fusil. 
     — Ne joue pas avec ce flingue, idiot !
     — Répète voir un peu « idiot » ! Répète-le et tu recevras une giclée de plomb comme le Russe de l’autre nuit.
     — Mais tu vois bien que je ne suis pas un Russe ; sors de ta cachette si t’es un homme !
     — Je sortirai si tu me jures de ne pas m’arrêter !
     — Pourquoi veux-tu que je t’arrête ?
     — Jure-le sur la tête de ta grand-mère !
     — Elle est morte ; mais ça ne fait rien, d’accord !
     Un homme sortit à skis de derrière l’arbre ; il était vêtu d’une veste blanche en peau de mouton et tenait son fusil de chasse par le canon.
     — Reku !!! Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Le visage de l’idiot s’épanouit en un large rire.
     — Reku est venu tout seul ; c’est un homme, oui ou non ? Dis, Osvald, as-tu du tabac ? Je voulais te descendre mais je me suis dit que, si tu n’avais pas de tabac, ce serait inutile. Le Russe non plus n’en avait pas.
     — Ainsi, c’est toi qui l’as tué à Haru ? demanda Osvald, un frisson dans le dos.
     — Reku en a descendu bien d’autres ! Ah tiens ! Tu as quand même un gros paquet de tabac, j’aurais dû te flinguer !
     — Je vais te le donner. Il ne faut pas abîmer ses copains !
     — Oui, mais s’ils ont du tabac ?
     — Demande-leur d’abord.
     — Mais s’ils m’arrêtent avant que j’aie le temps de leur demander ?
     — Pourquoi veux-tu qu’on s’arrête entre copains ? Raconte comment t’as fait pour revenir.
     — Reku s’est sauvé de Rakvere.
     — Ça ne te plaisait pas l’armée ?
     — C’était une armée de mes fesses, oui ! Ils m’ont donné un fusil en bois… Ces salauds-là voulaient me prendre pour un idiot !
     — En voilà des idiots ! plaisanta Osvald.
     — Ne rigole pas, c’est vrai ! Ils m’avaient bouclé et les toubibs commençaient à me zieuter de près. Les charognards ! Moi je leur tirais la langue, et quand ils débloquaient trop, je faisais dans mon froc, histoire de les embêter. Marrant, hein ? C’est pas bête ? Et ensuite je me suis sauvé.
     — T’as bien fait !
     — Maintenant Reku est le général des bandits.
     — Combien as-tu d’hommes !
     — Oh, des tas ! En ce moment ils ne sont pas là, mais dès qu’ils vont arriver, on va aller brûler les choses aux Russes. Le vieil Andres de Sooserva m’indique tout ce qu’il faut faire.
     — Comment ça ? Andres est mort !
     — Mais pas du tout, idiot ! Hier encore, je lui ai tenu le crachoir un bon bout de temps ; il me disait : « Reku, mon petit, fais attention, ne t’approche pas du village. Plus tard, lorsque les Russes fourmilleront comme de la vermine, on leur tombera dessus. » C’est un rude cogneur que cet Andres ! Toi, à côté, tu n’es que du pipi de chat !
     Ils glissaient côte à côte sur leurs skis ; Osvald se sentait mal à l’aise.
     — C’est toi qui as visité notre cache de viande ?
     — Eh oui ! J’avais la bouche fade, fallait bien que je mange quelque chose de salé.
     — Comment as-tu fait pour la trouver ? L’idiot se mit à rire.
     — Reku a le nez d’un chien. Il a découvert aussi la tombe des Russes.
     — Quelle tombe ? Quels Russes ?
     — Ceux du « Trou de peste ». Reku n’a pas voulu les sortir ; ils étaient enterrés trop profond. Qu’ils pourrissent ! Andres m’a dit aussi : « Ne les touche pas, tu crèverais de peste ! »
     Osvald avait beau être solide, cette conversation le faisait flageoler sur ses jambes. La présence de cet idiot pouvait apporter tant de troubles dans le calme de ces forêts ! Il était capable de déterrer les cadavres et, en pleine nuit, de les installer en rang d’oignons devant la mairie !
     Ils se quittèrent au bord du ruisseau.
     — Sois prudent, Reku, et ne touche pas aux copains, c’est sacré ! En ce moment, je crois qu’il vaut mieux que tu ne tires pas trop sur les Russes !
     — Si, je tirerai ! Je ne suis pas tout seul. Aussitôt vu, aussitôt du plomb dans les gencives.
     — Et s’ils t’attaquent avec un bataillon entier ?
     — Je riposterai avec deux ! Un bon conseil d’Andres et on les rasera tous. Allez, porte-toi bien, Osvald, et meurs debout !
     Le fou s’éloigna vers la forêt. Au sommet d’une colline il s’arrêta, se découpant sur le ciel nocturne, et se mit à gesticuler avec ses bâtons de ski comme s’il donnait des ordres à une invisible armée. Il raccrocha son fusil en bandoulière et disparut dans la forêt. On l’entendait japper comme un chien sur les traces d’un lièvre.
     Osvald démarra brusquement sur ses skis et fila vers le village.
     
     * * *
     
     Un soir, alors que le coucher du soleil éclairait encore d’une lueur bleutée et impalpable les plaines enneigées, on vint arrêter Mihkel de Lepiku. La cour s’emplit de crissements de bottes ; la famille, autour de la table, sursauta aux coups redoublés qui ébranlaient la porte.
     — Sauve-toi ! murmura la mère de Mihkel ; mais ces mots n’éveillèrent aucune réaction sur le visage de son fils. Il s’assit posément et saisit machinalement sa cuillère comme s’il voulait continuer son repas. Une douleur aiguë lui déchirait le poumon, se prolongeait en aiguilles de feu jusque dans son épaule. Les mains moites, il laissa retomber sa cuillère.
     — Ouvre, père.
     Mihkel n’eut même pas un geste de fuite ou de résistance lorsque la pièce s’emplit de Russes. Il savait que c’était la fin ; l’espace d’un instant, il revit les pistes de skis inondées d’une lumière si vive et si intense qu’elle se réfractait sur la neige en lui brûlant les yeux. Cette brûlure, il la ressentait encore. 
     Mihkel voulait que tout se passât le plus vite possible ; lorsque les soldats l’empoignèrent par un bras, sa mère désespérée s’agrippant à l’autre, il comprit que, depuis longtemps déjà, il était déchiré entre ces deux forces contradictoires. Il vit son père voûté, les poings serrés au milieu des soldats, et lorsque le regard interrogateur de ses yeux gris croisa le sien, il lui sourit timidement. Peut-être le vieux espérait-il que son fils résisterait ! Sa conduite n’était-elle pas humiliante, honteuse ? Mais ce sentiment de honte dominait la peur qui le paralysait et c’était peut-être mieux ainsi ; il avait assez de force pour affronter ce qui l’attendait…
     — Maman ! Chère Maman !… Sa voix se brisa dans un sanglot ; il effleura du regard les murs, les objets familiers, tout ce qui l’entourait, d’un long regard de bête prise au piège. 
     Brutalement, on sépara la vieille femme de son fils. Les mains tendues, elle poussa un cri, mais déjà les baïonnettes la séparaient de Mihkel. On l’emmena sans qu’elle pût l’embrasser.
     Dans la tête du prisonnier, une pensée se mettait à tourbillonner : bientôt les arbres seraient en fleurs…


XIV

     À l’usine où il travaillait, Taavi avait pris toutes les précautions possibles. Il savait trop bien comment se passaient les arrestations : un coup de téléphone venu de la direction, quelques hommes, en civil ou en uniforme, vous attendaient à la porte et personne ne vous revoyait plus. Aussi avait-il exploré l’usine de fond en comble pour y repérer tous les itinéraires possibles de fuite. Beaucoup d’ouvriers veillaient à sa sauvegarde, ce qui leur semblait tout naturel, car ils avaient deviné en lui un ancien défenseur de la liberté.
     Un soir, à la fin de mars, vers onze heures et demie, on sonna à la porte de son immeuble ; une sonnerie courte et discrète comme si l’un des locataires avait oublié sa clef. Comme personne ne venait ouvrir, la propriétaire elle-même se leva. Taavi, mû par un vague pressentiment, sortit sur le palier.
     Du haut de l’escalier, il vit entrer trois hommes ; les deux premiers en uniforme de la NKVD, le troisième, un peu voûté, affublé d’une longue veste en cuir. Ils s’arrêtèrent un instant pour regarder autour d’eux, presque surpris d’avoir pu entrer si facilement. Visiblement ils avaient un revolver dans leurs poches. Le capitaine NKVD annonça qu’il s’agissait d’une vérification d’identité.
     Taavi restait là, stupide, sur le palier, alors qu’il avait tout prévu pour une telle éventualité ; il devait se le reprocher plus tard ! Pourquoi ne se précipitait-il pas dans sa chambre en bouclant sa porte, et n’enjambait-il pas la fenêtre du premier étage ? Il savait parfaitement à quelle distance sauter pour retomber dans la neige épaisse sans se faire mal. Qu’attendait-il là, planté comme un idiot ?
     Les hommes, sans s’occuper du rez-de-chaussée, montaient directement au premier, la main toujours dans la poche, l’œil aux aguets. Taavi tendit sa carte d’identité au capitaine qui lui réclamait aussi son livret militaire.
     — Quel est votre grade ? demanda en russe le capitaine.
     — Simple soldat, lui répondit Taavi en montrant ses papiers.
     Le capitaine eut un rire bref, comme s’il venait d’entendre une plaisanterie déplacée, tandis que ses deux acolytes encadraient Taavi.
     — Vous êtes officier.
     Taavi frissonna mais essaya pourtant de rire à son tour.
     — Vous vous appelez Taavi Raudoja.
     Cette fois la situation était claire : les visiteurs ne venaient que pour lui. Ils pénétrèrent dans la chambre ; le capitaine l’invita à s’asseoir et s’installa en face de lui après avoir exhibé son revolver, tandis que les autres fouillaient la pièce.
     L’un des deux hommes rafla quelques photos, un bloc-notes et des papiers sans importance ; Taavi avait pris ses précautions ; il savait comment la moindre chose pouvait devenir compromettante. L’homme en civil empocha tranquillement le stylo d’argent que Selma avait offert à Taavi pour Noël.
     — Suivez-nous ! commanda le capitaine en se levant.
     « C’est à voir ! » pensa Taavi tout en enfilant ses chaussures et son imperméable. Le propriétaire de l’immeuble et sa femme étaient blêmes, muets de peur ; seul leur petit garçon, réveillé au bruit, courut vers Taavi et lui prit la main en le regardant de ses grands yeux d’enfant.
     — Dis, tonton, tu reviendras vite ?
     L’image de Lemb traversa le cœur de Taavi. Non ! que le diable les emporte, il ne se laisserait pas entraîner à nouveau devant le peloton d’exécution ! Mille pensées s’entrecroisaient dans son esprit brusquement lucide, tandis qu’il descendait l’escalier, précédant les trois hommes. Au rez-de-chaussée, une porte entrebâillée se referma. Mais oui ! Il sortirait d’un bond en leur reclaquant la porte au nez ; un saut jusqu’à l’angle de la maison et il disparaîtrait dans la nuit ! Pourtant, sans savoir pourquoi. Taavi renonça à ce projet. En arrivant dans la rue il remercia le ciel de cette intuition, car, sur un bref coup de sifflet du capitaine, des ombres surgissaient à chaque coin de la maison, derrière les bosquets de lilas près de l’entrée. Taavi en compta au moins six ! Six et trois, neuf ! Peste ! On le prenait pour un bandit d’envergure ! Neuf contre un, c’était le grand jeu !
     On ordonna à Taavi de prendre le boulevard de Tartu qui conduisait à la gare de la Baltique. « Ils vont donc m’embarquer dans le train, direction la grande patrie ! » se dit-il avec une gaieté de pendu. Il marchait en tête, son escorte patrouillant de chaque côté de la rue. Bien qu’on l’ait déjà fouillé dans la chambre, on ne lui permettait pas de mettre les mains dans les poches. « C’est mieux ainsi, pensa Taavi ; quand je me mettrai à courir, j’aurai plus de puissance au démarrage ! »
     La veille au soir, il était tombé quelques centimètres de neige et, comme on n’avait pas jeté de sable, les hommes avançaient lentement sur le verglas. Quelle poisse ! Les Russes par contre semblaient particulièrement satisfaits de cet état de choses. La nuit était noire, les rues désertes et lugubres, mais à travers les minces nuages déchiquetés brillaient quelques étoiles dans un ciel presque printanier. Un mauvais moment pour se faire arrêter ! Bientôt les prés reverdiraient et le vent chaud, caressant les grèves, dégagerait les flots gelés…
     Taavi revivait sa brusque arrestation dans les ténèbres du précédent automne ; quelle faute il avait commise de ne pas s’enfuir dans les forêts ! Mais cette fois-ci il n’était pas près de recommencer ! Sans oser regarder derrière lui, il essayait de deviner comment les hommes tenaient leurs armes ; lui laisserait-on le temps de faire quelques pas ou les coups de feu claqueraient-ils dès le premier mouvement ? Taavi décida de s’enfuir à l’angle du boulevard Tartu et de la rue Tornimäe. C’était une ruelle étroite et tortueuse. S’il parvenait à gagner le coin il serait sauvé. « Allons, calme-toi, reprends ton souffle et bande tes muscles ! »
     À l’approche du carrefour, il ralentit l’allure le plus possible, cherchant sous ses semelles quelques grains de sable : ce serait par trop bête de trébucher ! Quelques détonations de plus dans la nuit et l’aventure serait jouée ! Au moment même où Taavi sentait sous son pied un peu de gravier, il remarqua, à l’angle de la rue, un tas de neige amoncelé par quelque maudit concierge. Son projet était cuit, il en aurait pleuré. Contourner d’un bond l’amas de neige, c’était recevoir une balle dans le dos avant d’avoir pu atteindre le coin de la rue ! Un lourd camion militaire les dépassa ; le conducteur, peut-être effrayé par ces formes vagues dans la nuit, alluma ses phares un instant. Dans leurs faisceaux l’ombre du capitaine de la NKVD, marchant à côté de Taavi, se découpa sur le mur. Taavi aperçut distinctement le contour du revolver prêt à faire feu. Il pouvait remercier le concierge inconnu qui, avec sa neige, lui avait sûrement sauvé la vie !
     Les hommes qui l’encadraient cherchaient à lier conversation en russe avec lui, persuadés qu’il connaissait parfaitement cette langue, ou peut-être uniquement pour détourner son esprit de toute intention de fuite. Le petit groupe passa devant le « combina » ; combien de compagnons avaient été arrêtés comme lui cette nuit ? La maison familière, accroupie sur ses arcades, semblait dormir paisiblement, mais qui pouvait savoir ce que recelaient ses murs, ce que cachaient tous les murs de la ville ? Ils se dirigeaient droit vers la gare, dépassant le vieil Hôtel de Ville et sa tour décapitée par les bombes, et s’engagèrent dans la rue de Nunn. Restaurant « Impérial ». Au carrefour de la rue de Kloostri, ils traversèrent et pénétrèrent dans une grande maison grise. Taavi jeta un dernier coup d’œil sur l’ombre puissante de Toompea et sur le mur d’arbres entourant le bassin de Schnell. C’est là-bas que son compagnon d’armes, Riks, s’était pendu.
     
     * * *
     
     L’interrogatoire commença dans une pièce nue du premier étage. Taavi conservait un esprit critique, trouvant même sa situation quelque peu curieuse. Ni dans les couloirs mal éclairés, ni dans l’escalier, il n’avait remarqué de soldats en armes, et ses propres gardes étaient restés en bas. Un officier manchot entra dans la pièce, tandis que le capitaine faisait signe à Taavi de s’asseoir. Il n’y avait que deux chaises de chaque côté de la table. Taavi avait la curieuse impression que le capitaine ne l’avait arrêté que par désœuvrement ; ses traits d’Asiate fortement marqués, ses minces yeux noirs et brillants, n’étaient pas particulièrement féroces ; mais un rictus de cruauté retroussait ses lèvres sur des dents jaunies. Il sortit d’une armoire une grande carte d’Estonie qu’il se mit à découper, avec un canif, en morceaux du format papier à lettres. S’asseyant en face de Taavi, il posa ostensiblement son revolver sur le coin de la table ; Taavi eut un sourire ironique : il ne manquait rien !
     Les questions commencèrent selon le processus bien connu de Taavi : nom, nom du père, date et lieu de naissance, etc. Le capitaine manchot, un Estonien né en Russie, servait d’interprète. Taavi décida de ne rien révéler et de mentir à tour de bras ; mais il fallait bien se rappeler tout ce qu’il allait dire, afin de ne pas se couper aux prochains interrogatoires.
     — Pourquoi êtes-vous allé en Finlande ?
     — Mais, je n’y ai jamais mis les pieds ! répondit Taavi, l’air étonné.
     — Tu mens, espèce de faux jeton ! coupa le manchot, le visage verdâtre, comme pris de colique.
     — Pourquoi avez-vous changé de nom après avoir échappé aux gardes-frontières ? demanda le capitaine.
     Dès le début Taavi se voyait eu plein pétrin.
     — Je ne me suis jamais sauvé de nulle part, c’est une erreur !
     Entendre mentir si effrontément les faisait bouillir de fureur ; se relevant, le capitaine lui balança son poing dans la figure. Taavi avait encore le visage sensible des coups reçus lors de sa première arrestation ; allait-il pouvoir se contrôler ?
     — Dites-nous votre nom ! exigea le capitaine.
     — Je vous l’ai déjà dit : Karl Heidak ; d’ailleurs, vous avez ma carte d’identité et mes papiers militaires.
     Un nouveau coup s’abattit sur son oreille.
     — Pour qui me prenez-vous ? cria Taavi devenu furieux. De quel droit m’avez-vous d’ailleurs entraîné ici ?
     Taavi les vit un instant interloqués, ce qui redoubla son culot.
     — Mais vous êtes bien allé en Finlande ? redemanda le capitaine.
     — Moi ? Jamais.
     — Répète encore que tu n’y es jamais allé, enfant de salaud ! Répète-le ! Le manchot, écumant de colère, lui martelait la nuque. Le capitaine ramassa son revolver et le lui appuya entre les côtes, le menaçant de tirer s’il mentait encore. Les oreilles bourdonnantes, Taavi s’efforçait de rester calme ; c’était presque comique de les voir s’empresser autour de lui d’une façon si ridicule ! Il décida de s’en tenir à ses affirmations, seule planche de salut ; ils ne mettraient pas leur menace à exécution, tout au moins, pas ici ; et d’ailleurs, le cran de sûreté du revolver n’était pas rabattu.
     — Dites-nous qui vous êtes et on vous relâchera si c’est une erreur.
     — Bien sûr que c’en est une !
     Sans dire un mot, le capitaine sortit de l’armoire une photo qu’il exhiba triomphalement à Taavi :
     — Connaissez-vous cet homme ? Taavi secoua la tête ; sa gorge était sèche.
     — Je ne me souviens pas de l’avoir vu !
     Bien sûr qu’il connaissait Mats Luukas, son copain de Finlande ! Ainsi Mats se trouvait dans leurs griffes ! Jaan Meos ne s’était donc pas trompé.
     — Cet homme vous connaît parfaitement bien.
     — Il m’a peut-être vu dans la rue ?
     — Il était avec vous en Finlande.
     — Je vous répète que je n’y suis jamais allé !
     Ce dialogue de sourds s’éternisa ; le capitaine posait des questions, accusait Taavi ; lui, niait tout, faisait mine de ne rien comprendre. Cette attitude désespérait les Russes comme si leurs propres vies dépendaient de son arrestation.
     — N’oublie pas à qui tu parles !
     — Inutile de nier ; nous, on a fait les Écoles en Russie ! Tu es en ce moment devant la section spéciale de la NKVD chargée de dépister les criminels de guerre, et, de cette maison, personne n’est encore sorti vivant.
     Taavi ne cillait pas. Ses yeux, dirigés vers la fenêtre, cherchaient, à travers les stores de défense passive, les premières lueurs de l’aube.
     — Fasciste ! hurla le capitaine.
     Taavi éclata de rire ; l’autre baissa le nez.
     — Ris, ris, charogne ! gronda le manchot derrière son dos. Mais les coups ne pleuvaient pas autant que Taavi le redoutait.
     — Vous êtes un scélérat, un renégat ! Ce serait un crime de gâcher une balle pour vous !
     Peu à peu Taavi se sentait las et indifférent. Un homme de haute taille, à l’uniforme de commandant, le visage chevalin, se glissa silencieusement dans la pièce. À ses gestes hautains et blasés, aux regards craintifs et soumis de ses collègues, Taavi comprit que ce devait être leur chef direct ou peut-être même le grand patron. Il en était presque sûr, à le voir consulter sa montre en paraissant tout étonné que l’interrogatoire ne fût pas encore terminé.
     Il parla longuement en russe. Taavi comprenait qu’il s’agissait de lui ; le regard sournois que lui lançait le capitaine, devenu tout blême, ne laissait rien augurer de bon. On suspendit pourtant l’interrogatoire et le capitaine rangea ses papiers dans l’armoire. On reconduisit Taavi Raudoja au rez-de-chaussée ; la clarté du jour inondait le hall. C’était donc déjà le matin !
     
     * * *
     
     Avant qu’il eût le temps de jeter un coup d’œil autour de lui, on le poussa dans l’escalier de la cave, uniquement accompagné du manchot qui faisait tournoyer négligemment son revolver.
     En bas, sous une lampe tamisée, les attendait un homme aux manches retroussées, un poignard à la main. Les murs noirs et humides, la lampe grillagée éclairant la voûte, tout donnait l’impression d’une chambre de torture moyenâgeuse.
     On le fouilla encore plus minutieusement, tandis que le manchot braquait son arme sur lui. L’homme au couteau, après s’être roulé une cigarette dans du papier journal, se mit à découper les boutons de vêtements de Taavi. Il semblait prendre un malin plaisir à lui passer le poignard devant la figure, et lui lançait narquoisement des bouffées de fumée dans les yeux. On lui enleva ses bretelles, ses lacets ; on lui subtilisa son imperméable, son foulard, sa casquette et ses gants.
     — Dis-nous maintenant comment tu t’appelles ! hurla le manchot ! Accouche vite, sinon tu ne remonteras pas… ou avec des ailes d’ange !
     Il répéta plusieurs fois la fin de sa phrase, intérieurement ravi de sa trouvaille littéraire et de son sens de l’humour.
     Taavi ne répondit rien. Cette arrestation subite, cette succession d’émotions, ce qu’il avait déjà enduré, tout le rendait insensible. Son esprit n’obéissait plus très bien, et l’air vicié de la cave le suffoquait. On n’allait pas le tuer tout de suite : il les intéressait trop ! Et quand un homme a souvent échappé à la mort, il est tenté de croire qu’il survivra une fois encore.
     — Allons viens, fumier !
     On le propulsa à travers un couloir sombre où de place en place se dressaient des sentinelles, le visage indifférent. On le fit entrer dans une pièce suintante d’humidité, sentant la crasse et la sueur ; il distinguait des masses allongées sur des bat-flanc, il enjambait des corps vautrés à terre. On le jeta dans un cachot étroit et la porte de métal épais se referma hermétiquement sur lui.
     En entrant, Taavi s’était cogné la tête au plafond ; appuyé contre la porte, retenant d’une main son pantalon, il se sentait coincé, le bout de ses chaussures contre le mur d’en face, la tête enfoncée dans les épaules ; il tremblait de froid. Il tâta le mur glacial, paralysé de peur à l’idée qu’on l’ait enfermé dans une chambre froide. Il pouvait maintenant sentir du plafond deux courants d’air glacés. Les étroites fentes ne laissaient filtrer aucune clarté. Était-ce de l’air réfrigéré envoyé par un compresseur, ou seulement un vent coulis venu du dehors ? Sous le froid il se sentait entièrement nu.
     Nerveusement il chercha à boucher les fentes ; mais avec quoi ? Il n’avait pas assez de place pour enlever le peu de virements qui lui restaient. Ses chaussettes en laine ! Mais comment se pencher pour les attraper ? Il lui était facile d’enlever ses chaussures délacées. Avec ses pieds il fit glisser ses chaussettes qu’il remonta le long de ses jambes et parvint à saisir. Vite, il obstrua les trous.
     Il entendait à l’extérieur des bribes de phrases, des pas assourdis ; on venait peut-être le relâcher? Parfois il percevait des coups étouffés, des hurlements de désespoir, puis tout se tut. La nuque contre le plafond glacial, les genoux immobilisés par le mur, Taavi essayait de dormir ; habituellement le sommeil lui redonnait des forces, et il parvenait à s’endormir même dans les pires situations. Il détendit ses membres autant que sa position recroquevillée le lui permettait, et s’efforça de ne plus penser à rien.
     S’était-il assoupi ou simplement effondré, anéanti de fatigue ? Son corps, de nouveau, tremblait de froid ; il respira profondément en remuant les épaules ; sa prostration avait pris fin. Une fois encore, la colère et la volonté de lutte l’envahissaient. Il fallait sortir le plus rapidement possible, sinon il ne pourrait même plus bouger les doigts. Il se retourna et se mit à tambouriner de ses poings contre la porte. Il avait fait la même chose lors de son arrestation sur la côte, il s’en souvenait, ainsi que du coup reçu en pleine figure, une fois la porte ouverte.
     Quelle heure était-il ? Il lui semblait être là depuis une éternité ; impossible de se rappeler ce qu’il avait dit au capitaine, ni même de retrouver le visage de ses tortionnaires.
     Sa nuque pesait comme du plomb, semblait grandir démesurément ; l’obscurité lui blessait les yeux. Sa salive était amère ; il avait faim. Malgré ses coups redoublés personne ne venait. L’avait-on oublié là ? De nouveau s’élevaient les cris et les coups sourds, tout proches. Sa main retomba inerte ; d’autres aussi étaient emmurés! À quoi bon? Nul ne pouvait sortir des griffes de la NKVD !
     Au-dessus de sa tête, un bruit de voiture ; était-il sous la rue ? Taavi avait maintenant perdu toute notion de temps ; la « fatigue, le froid et la faim le paralysaient. Il en venait à souhaiter que la mort le délivrât. Tout lui était indifférent !
     
     * * *
     
     Lorsqu’on ouvrit la porte, il s’effondra sur le sol, insensible à sa chute. Le rouait-on à nouveau de coups, ou était-ce la lumière électrique qui lui crevait les yeux, il n’en savait rien. Sous l’éclairage brutal, il aperçut un instant les hommes avachis, le visage hérissé de barbe, avant que les gardes ne l’entraînent dans le couloir.
     On le ramena au premier étage dans la pièce qu’il connaissait trop bien. Le décor n’avait pas changé, ni les personnages : le capitaine au visage jaune le guettait toujours de ses yeux de renard, le revolver sur le coin de la table, la plume à la main, derrière le paquet de cartes découpées.
     — Camarade Raudoja ! appela quelqu’un.
     Taavi se retourna, comprenant en même temps la faute qu’il commettait. Le capitaine éclata d’un rire satisfait, et l’invita à s’asseoir. L’Estonien assez âgé, en veston noir, qui l’avait appelé, servait cette fois-ci d’interprète ; avec son air bon enfant il avait tout du clergyman.
     — Enfin vous reconnaissez être Taavi Raudoja, répéta-t-il lentement, à la demande du capitaine.
     — Je m’appelle Heidak.
     — Mais à l’instant même vous étiez Raudoja.
     — Je me suis retourné en entendant parler estonien, c’est tout.
     — Allons, ne mettez pas le capitaine en colère ! lui conseilla l’interprète. Votre mère est-elle toujours en vie ?
     — Je n’ai aucun parent.
     Le capitaine se leva avec un gros rire et sortit de l’armoire un vieux carnet qu’il secoua devant le nez de Taavi.
     — Nous sommes bien renseignés sur vous ! Tout est là ! Taavi haussa les épaules ; en dépit de sa fatigue et des frissons qui le secouaient encore, il était farouchement décidé à continuer de nier ; ce ne serait guère utile, mais il redoutait encore plus la mise en exécution de sa précédente sentence de mort que la chambre froide. On pourrait le fusiller dans la cave sans qu’il puisse faire un pas pour s’enfuir. S’il niait, on le torturerait, mais du moins, la mort ne serait pas si rapide. Oui, mais… « Soyez tranquille, votre mort manquera d’allure », avait prophétisé Richard Kullerkann. « On ne vous permettra pas de mourir en brave ; vos dernières heures sur cette terre seront ignominieuses au-delà de toute imagination. » La mort de Riks n’avait pas été glorieuse : un bout de corde à la branche d’un arbre, les pieds dans l’eau…
     — Vous nous avez donné bien du mal ; bien trop pour un traître. Savez-vous seulement combien votre arrestation nous a coûté ? Évidemment non ! Mille roubles ! Oui, mille roubles pour un salopard ! Qu’en pensez-vous ? Est-ce trop, ou pas assez ? Ahahah ! Moi je dirais : trop ! Mais alors, nous découvrons que ce traître était déjà condamné à mort comme parachutiste allemand. Mille roubles, ce n’est pas assez, vous dis-je, bien trop peu, d’autant plus qu’on a reçu un bon coup de poing et pas un kopeck ! Ahah ! Ainsi donc on l’avait trahi !
     — Votre nom ? redemanda l’interprète. Avouez, ça ne peut qu’améliorer votre situation.
     — Je n’ai rien à avouer. Dois-je vous inventer des contes à dormir debout ?
     — L’homme qui vous connaît si bien nous a donné votre nom et tous les renseignements voulus.
     — Si cet homme me connaît, il doit savoir que depuis ma naissance je m’appelle Karl Heidak ; la NKVD est-elle assez stupide pour se laisser mener par le bout du nez et croire le premier venu ?
     Furieux, le capitaine jeta le carnet sur la table et ramassa son revolver, les yeux injectés de sang. Il se lança dans un chapelet de jurons mais sans avoir recours aux coups. Le capitaine se rassit et, béat, prononça ces mots qui, un instant, anéantirent Taavi :
     — Nous devrons donc faire venir de la campagne Linda Raudoja. Si vous voulez lui éviter le cachot, avouez d’abord que vous êtes Taavi Raudoja.
     Il était donc pris au piège plus étroitement qu’il ne le pensait ; s’il continuait son petit jeu, la NKVD ne reculerait pas ; pour eux, la vie d’une vieille femme pesait peu. Non, ils ne devaient pas toucher à un seul cheveu de sa mère ! Avouer la sauverait-il ? En quoi son arrestation servirait-elle à la NKVD, puisque sa mère n’était au courant de rien ? Mais ils allaient la torturer devant lui pour le faire parler ; lui demanderait-elle d’avouer ? Sûrement pas ; elle avait déjà tellement souffert dans sa vie ; elle ne dirait rien.
     Il revit les yeux gris bleu de son père, son front noble. Étant enfant, Taavi lui serrait fortement la main, ne le quittait pas d’une minute. Cette vision d’un instant fut si intense, qu’il sentit encore dans ses doigts cette pression qui le réconfortait.
     — Je m’appelle Karl Heidak.
     Il reçut une volée de coups par-dessus la table ; il cherchait à les éviter mais sa nuque retomba inerte sur le dossier, laissant son visage à découvert.
     — Debout ! hurla le capitaine ; puis, se tournant vers l’interprète : dites à ce salaud qu’on arrêtera sa mère !
     Taavi se redressa en chancelant ; il n’avait guère de forces, mais une colère surhumaine l’entraînait. Son nez ruisselait de sang sur son menton noirci de barbe.
     — Je m’appelle Taavi Raudoja. Mais n’oubliez pas, capitaine, vous pouvez me tuer, oui ; pourtant vous n’échapperez pas à votre propre sort, et il sera pire que le mien !
     Le capitaine exultait comme un gamin. Il parla rapidement à l’interprète et sa plume se mit à grincer de hâte. Était-ce une nouvelle sentence de mort ?
     — Asseyez-vous donc ! lui conseilla le capitaine avec grandeur d’âme. Vous prendrez bien quelque chose ?
     — Je voudrais fumer.
     Les deux hommes fouillèrent en vain leurs poches. L’interprète revint avec un peu de gros gris dans un morceau de journal. Après s’être roulé une cigarette, Taavi tira de lentes bouffées, par peur d’un malaise. Ses doigts maigres et crasseux tremblaient.
     — Pourquoi avez-vous changé de nom ?
     — Bien obligé ! J’étais condamné à mort sur la côte. On m’avait arrêté sans motif.
     — Que faisiez-vous sur la côte ?
     — J’étais allé chercher à manger.
     — Vous vouliez repartir en Finlande ?
     — Pour quoi faire ?
     — Parce que vous êtes un traître ? Pourquoi êtes-vous revenu de Finlande ?
     — Je n’y suis jamais allé !
     Le capitaine se dressa à nouveau derrière la table, mais il n’eut pas le temps de recommencer à frapper : au même instant entrait le commandant, et le capitaine se mit à lui faire son rapport.
     En bas, dans le couloir, on lui donna à manger : un bol de soupe à l’eau et une tranche de pain noir.
     L’homme au couteau l’accompagna aux lavabos pour qu’il lave son visage en sang ; on referma à nouveau sur lui la porte de son caveau et, sans espoir, Taavi Raudoja attendit que le froid l’envahisse.


XV

     La nuit suivante, Taavi avouait son séjour en Finlande avec un sourire amer. Les mots de Selma lui revenaient en mémoire : avec quelle facilité un homme parlait sous la torture ! On ne lui avait même pas brûlé les ongles, uniquement le froid et les coups ! Ce n’était pas une de ces tortures raffinées qui faisaient la gloire de la NKVD ; tortures scientifiques, appropriées à chaque victime : ce que la NKVD voulait, elle l’obtenait toujours. Si on lui avait prédit qu’il avouerait si rapidement ses « crimes », il ne l’aurait pas cru. Même en ce moment il n’arrivait pas à y croire. Tant pis ! Il ne voulait pas retourner une troisième fois dans ce cachot de glace qui brisait en lui toute lueur d’espérance. L’espérance ! Oui, elle le soutenait toujours, malgré les souffrances qui lui vidaient l’esprit.
     À la question suivante du capitaine, Taavi comprit qu’il était allé trop loin dans ses aveux.
     — Dites-nous les noms de tous ceux qui étaient avec vous en Finlande.
     — Jamais !
     Le capitaine prit juste la peine de sourire.
     — Ah vraiment, vous ne le direz pas ?
     — Ton nom aussi, tu voulais nous le cacher ! ricana l’Estonien. Mais nous t’écraserons si bien le visage que ni ta mère ni ton fils ne pourront te reconnaître.
     Taavi ne répondit rien.
     — Je vous donne ma parole que l’on fera tout pour minimiser votre faute si vous parlez.
     — En ce moment je ne me souviens de personne.
     — Une perte de mémoire ? grimaça le manchot ; on nous a déjà fait le coup ! Ici on ferait revenir la mémoire à un amnésique !
     Taavi jeta vers l’homme un regard haineux. Dire qu’il était du même sang que lui ! Ils se détestaient autant l’un que l’autre ; sans la présence du capitaine, ils se seraient entretués. Lui jeter un seul regard aurait humilié Taavi.
     — Vous, ne m’adressez pas la parole, vous n’êtes qu’un bâtard !…
     Avant qu’il ait pu terminer sa phrase, le manchot se rua sur lui et le frappa de toutes ses forces. Taavi avait visé juste, lui faisant d’un mot plus de mal que l’autre qui, l’écume aux lèvres, était prêt à lui crever les yeux avec ses ongles.
     — Sale bête ! cria Taavi en bondissant pour attaquer le Russe si le déclic de sûreté du revolver ne lui avait rendu sa présence d’esprit. Le capitaine le mettait en joue.
     — Il faut vous mettre encore un peu au frais, lui fit-il remarquer. Restez debout !
     — Reste debout, chien ! aboya le manchot. Taavi chancelait, prêt à s’abattre.
     — Avouez le nom de vos complices ! Le capitaine lui vissa le revolver au creux des reins, mais Taavi resta muet ; sans l’ordre exprès du commandant on n’oserait pas l’abattre !
     Le capitaine rabaissa son arme et sortit de son tiroir un bas de femme qu’il fit tournoyer avec une grimace de triomphe.
     — Vous le reconnaissez ?
     — C’est un bas de femme.
     — Ahah ! De « votre » femme !
     Taavi sursauta ; non, ce n’était pas possible !
     — Alors non ?… Le mari ne reconnaît plus le bas de sa femme ? Hé hé ! De bonne qualité ! Juste un peu abîmé… Alors, non…
     —Non.
     Il exhiba cette fois un soutien-gorge douteux.
     — Et ça ? Non plus ? Ahahahah !
     — Ça n’appartient pas à ma femme.
     — Savez-vous seulement où se trouvent votre femme et votre fils ?
     Taavi hésita ; Marta avait vu partir le bateau ! Si on les avait arrêtés en pleine mer ? Non ! c’était un nouveau piège !
     — Je pense qu’ils sont à la campagne.
     — Ahahah ! Il ne sait pas où se trouve sa famille ! Pourquoi voulaient-ils s’enfuir en Finlande ?
     Taavi retomba sur la chaise.
     — Je ne sais pas… Ils n’ont jamais eu l’intention de partir où que ce fût !
     — Si, si ! mais ils n’ont pas eu le temps !
     — Vous mentez ! explosa Taavi. Il était sûr tout à coup qu’on cherchait à le tromper. La NKVD avait pu découvrir les traces de sa femme et de son fils par Arno, ou quelqu’un de ses amis, mais ils étaient maintenant hors d’atteinte. S’ils lui avaient montré la casquette ou le pardessus de Lemb, alors il les aurait reconnus, sans nul doute.
     — Si vous voulez qu’on les libère, dites-nous les noms, parlez !
     — Jamais.
     Qu’importe, on pouvait le remettre dans la chambre froide, il ne trahirait pas ses compagnons d’armes !… au moins, pas aujourd’hui.
     Le capitaine devenait fou devant un tel mutisme ; le commandant, au cours de son inspection matinale, le trouva complètement hors de lui. Il lui donna de nouvelles consignes que Taavi ne pouvait comprendre. Peut-être, après la glacière, allait-on le faire bouillir dans une marmite ou le découper comme un poulet.
     — Pensez à votre femme et à votre fils ! lui conseilla le commandant ; ainsi qu’à celui qui va bientôt naître !
     La nuit était terminée. C’est après coup seulement que Taavi se sentit bouleversé au souvenir de l’ultime insinuation du commandant.
     
     * * *
     
     À sa grande surprise, on le laissa au milieu des autres. La cave, de quatre mètres sur trois environ, était étouffante, pleine à craquer d’hommes couchés ou assis, et Taavi dut se faire une place ; il s’appuya contre le mur, retenant toujours son pantalon ; tout à côté se trouvait un poêle en fonte près d’un seau hygiénique nauséabond. Sur le mur d’en face se découpaient deux portes étroites : les chambres froides ! Comme pour répondre à sa pensée, l’une d’elles résonna de coups affaiblis.
     — Tiens, un nouveau venu ! s’exclama quelqu’un. Taavi, d’un coup d’œil circulaire, voyait, braqués sur lui, des regards luisants dans des visages amaigris. Les cheveux rasés leur donnaient l’air sales. Les hommes s’approchèrent de Taavi. Ils étaient peut-être seize ou dix-sept. À ses pieds, ronflait un prisonnier dont le visage était traversé d’une balafre récente. Un vieil homme à barbe blanche rampa vers Taavi.
     — Assieds-toi, lui proposa le vieux, tu seras mieux !
     Taavi se glissa à genoux.
     — Qui êtes-vous tous ?
     — Des « traîtres à la patrie » ! répondit le vieux. Et toi, d’où viens-tu ?
     — Je ne me le rappelle même plus !… De Tallinn.
     — Pourquoi es-tu ici ? questionna hargneusement l’un des hommes, comme si Taavi mentait.
     Oui, il avait déjà remarqué leurs regards soupçonneux ; tous l’entouraient d’un bloc hostile.
     — À cause de la Finlande !
     Une lueur de sympathie éclaira le visage des hommes.
     — Tu le leur as avoué ? demanda le vieux.
     — Oui, le séjour, mais pas le nom de mes compagnons.
     — Bravo mon gars ! applaudit quelqu’un. 
     — Le vieux se rapprocha.
     — Parmi nous il y a des mouchards ; fais attention à ce que tu dis ! lui chuchota-t-il. Personne ne sait qui ; mais en haut ils sont au courant de tout ce qui se passe ici.
     Les hommes commençaient à l’interroger.
     — Que se passe-t-il dehors ? Quel jour sommes-nous ?
     — As-tu entendu des précisions sur le pacte atlantique ?
     — Est-ce que les Anglais sont encore à Tallinn ?
     — Quelles sont les nouvelles de Suède ?
     — Où en est la guerre ?
     Taavi n’avait pas encore assez de forces pour répondre à toutes ces questions qui paraissaient avoir pour les hommes un intérêt vital ; mais eux-mêmes faisaient les réponses, c’était leur seul moyen de survivre.
     — As-tu écouté le discours du ministre Rei à la radio suédoise ? demanda le vieux.
     Non. Taavi ne l’avait pas fait, bien que la plupart des gens, au péril de leur vie, écoutassent la radio en cachette. Le vieux fixait le sol de son regard triste ; ainsi ce jeune homme, venu du dehors, ne l’avait même pas entendu ! Le visage des prisonniers s’assombrissait.
     — Vraiment, vous n’avez écouté aucun des discours de nos ministres sur les postes étrangers ? insista le vieux. Ici, nous ne savons rien du monde ; nous sommes là depuis cinq mois, six mois, plus peut-être, sans que l’on puisse venir à bout de notre résistance. Quand elle vient à nous lâcher, c’est la fin !
     Taavi n’avait pas le cœur de continuer la conversation ; la dernière phrase de l’interrogatoire ne cessait de le hanter : « Pense à celui qui va bientôt naître ! » L’enfant devait venir au monde en mai, et Taavi était là maintenant pour de longs mois, jusqu’à tant qu’il se liquéfiât comme tous ces hommes au crâne tondu qui l’entouraient. Laisser mijoter les gens un temps indéfini était une méthode de torture de la NKVD ; un jour la victime reconnaissait enfin tous les crimes que lui reprochait son bourreau. Dormir ! S’écrouler à terre, comme un mort, et dormir !…
     
     * * *
     
     Les gardes firent irruption dans la cave ; c’était le réveil. Il devait être six heures du matin ; rapidement les prisonniers formèrent une longue file silencieuse et sortirent de la cellule en tenant leurs pantalons. À coups de pieds, les sentinelles relevèrent l’homme à la balafre, trop épuisé pour pouvoir le faire seul.
     — Dépêchez-vous, pas un mot ! vociférait constamment un des soldats, malgré le silence général. La rangée humaine enfila le couloir obscur et entra dans les toilettes crasseuses.
     — Fais vite ! conseilla le vieux à Taavi. C’est notre seule sortie en vingt-quatre heures ; tiens, si tu veux faire tes besoins, c’est là, dans le coin. Taavi remarqua que le vieil homme avait des mains fortes et larges, un torse puissant, mais que son genou restait ankylosé.
     La toilette fut rapide ; il n’y avait pas de savon, rien qu’un peu d’eau froide pour se frotter la figure. Taavi sentit sous ses doigts sa barbe drue et piquante ; les blessures de sa joue et de son nez étaient encore douloureuses. Cependant l’eau glacée le ravigota. Ce fut seulement lorsque ses gardiens le chassèrent à coups de crosse qu’il se décida à abandonner le robinet.
     — Vite ! Vite ! Et pas un mot !
     Tandis que les autres regagnaient leurs cellules, on conduisit Taavi à l’homme au couteau pour qu’il le tondît. La tondeuse ne coupait guère ; Taavi serrait les dents de douleur ; il se passa la main sur le crâne et la ramena, tachée de sang. Quelle importance ! N’était-il pas dans leurs mains ? Ils pouvaient le saigner comme bon leur semblerait.
     On distribua à manger dans la cellule : un minuscule morceau de pain noir, un peu de morue nauséabonde et deux pommes de terre froides. Taavi voyait les autres mettre presque tout dans leurs poches.
     — Il faut le faire durer jusqu’à demain matin ! lui recommanda le vieux à barbe blanche.
     Taavi regarda sa poignée de nourriture ; reniflant le poisson, il l’avala machinalement ; comme il voulait à coups d’ongles éplucher ses pommes de terre, le vieux l’arrêta d’un geste :
     — Ne gâche rien ! Après, il te faudra ramasser les épluchures, à moins que quelqu’un d’autre ne les ait déjà avalées. Mets-les dans ta poche ; une fois desséchées elles seront bonnes à croquer.
     Un gardien apporta un seau d’eau et une gamelle qu’il déposa près du seau hygiénique malodorant : un des prisonniers l’avait bien vidé pendant la sortie matinale, mais sans avoir le temps de le laver. Derrière l’une des portes des chambres froides, de nouveau on entendait des coups et des appels déchirants en russe.
     — Un Ukrainien, l’homme de Vlassov, chuchota un des voisins de Taavi. On le torture, mais c’est plutôt lui qui les met à la torture !
     — Ouvrons la porte ! proposa Taavi qui ne pouvait supporter plus longtemps cette voix.
     — Fermée à double tour ! Et surtout ne t’avise pas d’y toucher, il y a encore une place vacante dans le cachot d’à côté ; tu en as déjà perdu le goût ?
     — J’ai bien peur qu’il ne leur claque aujourd’hui entre les doigts ! soupira le vieux. Ça dure depuis des jours et on ne le sortira pas avant la nuit. Il est résistant comme du fer, pour un gars de l’Est !
     Les hommes se regroupaient autour de Taavi.
     — Allez, raconte maintenant ; que se passe-t-il dehors !
     — Je me sens vidé…
     — Oui ! Laissez-lui le temps de respirer ! fit le vieux pour venir à son secours. Il n’est pas près de nous quitter !…
     — Je voudrais dormir…
     — Surtout pas en plein jour ! On te fourrerait immédiatement en glacière. Essaye de t’adosser derrière le poêle ; on va se mettre devant, si par hasard un garde venait fouiner. Appuie ta tête sur mon épaule !
     Taavi Raudoja n’était pas encore habitué aux règlements de la prison. Inconsciemment ses yeux se fermèrent et sa tête tomba sur l’épaule du vieux.
     
     * * *
     
     Au bout de quelques jours Taavi fit plus ample connaissance avec ce mode nouveau de vie et avec ses compagnons de misère, ou du moins avec leurs visages, car nul ne voulait raconter son passé et leurs regards restaient indéchiffrables.
     — Notre seule nourriture c’est l’espoir, affirmait le vieux.
     Il n’avait pas fait à Taavi beaucoup de confidences ; pourtant une amitié s’était nouée entre eux, dès les premiers instants. Il s’appelait Tõnis, venait de quelque part sur la côte, mais lorsque Taavi cherchait à en savoir davantage, il lui répondait :
     — À quoi bon ! Ma vie n’a pas grande importance. Elle est passée… comme passe toute vie humaine.
     Un soir, étendus côte à côte sur le bat-flanc humide, il laissa pourtant échapper quelques mots :
     — As-tu connu Alar Saarep ?
     — Bien sûr ! Chaque fois qu’on se rencontrait, on finissait par se quereller ; une vraie tête de mule et comme moi la moutarde me monte vite au nez !… Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
     — Il a pu traverser le golfe. Je te dis ça parce que toutes ces histoires de gars de Finlande me touchent beaucoup. J’en ai moi-même fait passer plusieurs, c’est pourquoi je suis ici !… Mais c’est le devoir de tout Estonien ; il doit agir selon son cœur. Moi, je n’ai plus rien à perdre ; plus de parents vivants. J’ignore ce qu’est devenue ma femme ; c’est mieux ainsi ! Avant, je me faisais du souci : que devient le fiston ? Ma fille et ma femme m’accablaient de jérémiades : maintenant, plus personne ! Mais la foi, on ne peut me l’arracher ! Au point où j’en suis, nulle violence ne peut plus m’abattre. Toi, tu as encore beaucoup à attendre de la vie, ça te rend faible ; mais un pauvre vieux comme moi, je ne peux guère mettre la liberté dans ma poche en disant : je la tiens ! Elle nous reviendra un jour, que je sois là ou non…
     Taavi admirait la foi et l’espérance de tous ces hommes ; pas un jour sans qu’ils ne parlent de la conférence de Yalta ou de la mise à exécution du pacte atlantique ; ce n’était plus qu’une question de temps ; mais que ces longues journées désespérées se dépêchent de passer !
     Au début, Taavi souffrit surtout du manque de tabac, puis ce fut la faim. De temps à autre, le vieux lui glissait une bouchée de ce qu’il avait.
     — Je n’ai pas faim, c’est beaucoup trop pour moi.
     Taavi l’acceptait, tout en sachant parfaitement que le vieux Tõnis mentait. 
     Un matin, on les fouilla à nouveau de fond en comble : cellule, vêtements, bat-flanc, même le poêle. La perquisition était commandée par un dénommé Kuusk, un Estonien né en Russie. On ne découvrit rien. Avant de partir, Kuusk leur annonça, l’air victorieux :
     — La guerre tire à sa fin ! Nos armées sont aux faubourgs de Berlin, bientôt nous pendrons Hitler et avec lui tous les fascistes de votre espèce.
     C’était tout de même un écho du monde extérieur qui les distrayait un instant de leur chasse aux poux dans les chemises tannées de crasse.
     Ah, ces poux ! Ils semblaient être les fidèles auxiliaires de la NKVD ! Taavi, à cause d’eux, ne pouvait fermer l’œil ; ils grouillaient dans sa chemise. De plus, la nuit, ses pieds nus se glaçaient ; il essayait en vain de tirer le bas de son pantalon sur ses chaussures. Comment pouvait-on survivre tant de mois dans de telles conditions ? Une seule fois il vit l’un de ses compagnons appuyer son front blême contre le mur qu’il martela de ses poings ; puis, son regard levé vers le plafond, il sembla demander pardon au ciel et implorer de nouvelles forces.
     De la force ! Beaucoup de force ! Ils en avaient tous besoin. Les jours passaient. On n’amenait plus personne dans leur cachot, pourtant les chambres froides étaient toujours occupées ; vers l’aube, on y poussait le condamné et il n’en ressortait qu’à minuit, pour l’interrogatoire. Certains demeuraient stoïques, mais d’autres se démenaient comme des fous furieux derrière la porte, jusqu’à ce que leurs coups se transforment en brèves convulsions. D’autres pleuraient et suppliaient. Entendre ces cris désespérés était mille fois plus pénible que la faim.
     Un jour, Tõnis fit remarquer :
     — Écoute, c’est encore l’Ukrainien.
     — Oui, approuva un autre, je l’ai reconnu ce matin ; il avait la bouche en sang…
     — Il se débat comme un fauve ; il a la vie dure, à moins qu’il ne soit devenu vraiment cinglé.
     — Il n’avoue rien, voilà tout.
     — Que veux-tu qu’il avoue ? Il est tombé dans les pattes des Allemands qui l’ont à moitié assommé, ensuite il a dû suivre l’armée de Vlassov et maintenant… Pas très enviable, ce fameux paradis soviétique !
     — Pourquoi les Ukrainiens ne se débarrassent-ils pas des chaînes communistes ? Qu’ils fassent une révolution ! hurla un jeune homme au visage poupin, nommé Hendrik. Ils ont l’habitude des révolutions ! Praasnik, Guljaanjé, les noces de sang !! Pourquoi vient-il me ronger les tripes avec ses plaintes ?
     Il courut à la porte fermée qu’il frappa à son tour.
     — Tais-toi, tais-toi ! Arrête de cogner, tu me rends fou ! Le prisonnier avait-il réellement compris ? À l’intérieur, tout se tut. Ce n’est que dans l’après-midi qu’ils l’entendirent râler : quelques coups sur la porte comme une pendule qui s’arrête ; on n’y prêta même pas attention.
     Vers le milieu de la nuit, quand les gardes vinrent chercher l’Ukrainien pour l’interrogatoire, ce dernier s’affaissa au sol, les membres raides et recroquevillés. Il était mort depuis des heures.
     Hendrik, près du poêle, se mit à pleurer comme un gosse.
     
     * * *
     
     D’après leur calcul, ce fut aux environs du mois de mai que transpirèrent de l’extérieur les premiers bruits alarmants. Les filles qui distribuaient les rations chaque matin vibraient de joie à cette nouvelle attendue depuis des années : la guerre se terminait, la deuxième guerre mondiale, victorieuse, glorieuse pour le pays soviétique au-delà de toute prévision. Kuusk se faisait un devoir de descendre quotidiennement pour leur annoncer les nouvelles victoires de l’Armée Rouge.
     — Les canons grondent d’allégresse ! hurlait-il avec une joie sauvage. L’Armée Rouge est à Berlin ! N’entendez-vous pas comme notre grand Moscou triomphe !
     Non. Les visages cadavériques des prisonniers restaient indifférents. Ils ne voyaient rien, n’entendaient rien, le cœur étreint de douleur. De plus en plus fort, les canons exultant de joie tonnaient dans le cachot, dans cette misère souterraine. Berlin était en cendres, les Russes et les Anglais avaient fait jonction à Wismar et buvaient de la vodka pour cette fraternisation éternelle. Hourrah ! Et Kuusk vint un jour leur porter la grande nouvelle :
     — L’Allemagne a capitulé sans conditions ; les clauses ont été signées à Berlin, la deuxième guerre mondiale est finie ! Camarades, poussez des hourrah à la santé de notre grand Staline ! Hitler est à terre ! À terre ! Dans la poussière et dans la boue ! Notre grande patrie est à jamais délivrée de tous dangers ! L’Estonie est libre !
     — Et nous, est-ce qu’on nous libère aussi ? demanda quelqu’un.
     — Vous serez tous libérés ! s’égosilla Kuusk, le visage cramoisi. Camarades, criez hourrah pour notre grand chef, père et pasteur ! Vive le grand Staline ! Vive Jossif Visarionovitch Staline !
     Il laissa brusquement retomber ses bras, car aucune voix ne lui faisait écho. N’y avait-il pas même une lueur de moquerie dans les yeux enfoncés des prisonniers ? L’homme écumait de colère.
     — Sacrés fumiers ! On vous enterrera le plus vite possible pour faire place nette. Maintenant on va nous en amener, de la racaille ! La moitié de l’Europe va défiler dans nos cachots pour y mûrir à point ! Débarrassons-nous de tout ce fumier !
     Il reclaqua violemment la porte derrière lui ; ses jurons et ses crachats allèrent se perdre au fond du couloir. Moscou avait gagné !
     Les prisonniers se rassirent ; cette nouvelle les avait assommés et écrasés de fatigue plus que tous les interrogatoires nocturnes. Ainsi la paix était revenue en Europe, mais une paix contraire à leurs désirs, qui faisait s’écrouler tous leurs espoirs. Les Anglais avaient bu avec les Russes la vodka de la fraternité ; c’était un plus rude soufflet que tous ceux jamais donnés par la NKVD, une gifle qui fouettait toute l’Estonie.
     — La paix rouge ! murmura le vieux. Ma fille me le disait avant sa mort : la paix rouge, voilà ce qui peut nous arriver de plus effroyable ! Et nous y sommes !…
     C’était donc le printemps dehors, immense, tout en fleurs, pensait Taavi, et lui, un prisonnier sans espoir auquel ses compagnons de misère prédisaient vingt ans au moins de travaux forcés, ou pire ! Taavi ne se faisait pas d’illusions ; un forçat soviétique, si robuste fût-il, ne pouvait survivre à quelques années de bagne. C’était plus atroce qu’une mort brutale, car peu à peu l’espoir s’éteignait, ne laissant plus à l’homme qu’un instinct bestial de survie. Quelle lente dégradation avant que la mort vienne libérer le restant de raison d’un corps déjà décomposé… Mais il savait qu’il préférerait encore le bagne au peloton d’exécution, car il voulait vivre ; il croyait, il espérait un miracle ! Ce goût de vivre lui faisait dévorer sans remords les quelques miettes que lui tendait le vieux ; à peine s’étonnait-il que Tõnis eût la force de les lui donner. Combien de fois avait-il décidé de ne plus rien accepter ? Mais il continuait à les prendre, le regard obnubilé par la main tremblante de son bienfaiteur. Il devinait ce que pensait le vieux : sa vie était finie, morte ; même si on le libérait, il ne serait plus bon à grand-chose, tandis que le jeune homme, lui, n’avait accompli que la moitié du chemin et ses bras étaient encore vigoureux ; il fallait le sauver.
     C’était donc le printemps dehors, et les forêts enfermaient encore tant de liberté ! Combien d’hommes s’y trouvaient qui vivaient et luttaient, libres comme l’oiseau, libres de tomber les armes à la main ! Pouvoir respirer l’air pur, ne fût-ce qu’un instant ! La mer devait être dégagée. Maintenant elle s’agitait, furieuse, ou bien, toute calme, étincelait d’un bleu d’argent !
     — La mer est libre ! murmura-t-il.
     Le vieux tressaillit, ses lèvres tremblèrent.
     — Oui, oui !… La mer est libre, mais moi je suis enraciné à ce sol et il n’est pas libre, lui ! Notre seule nourriture, c’est l’espoir ! Cette terre sera libre…
     La guerre était terminée, mais les choses ne pouvaient pas s’arrêter là ; non ! Elles ne le pouvaient pas ! Certains seraient libérés, quant aux autres, qu’ils sachent bien que la lutte continuerait. D’innocentes victimes mourraient, mais leurs droits devaient survivre, bien que les Occidentaux eussent fait alliance avec le plus grand criminel de l’humanité pour une éternelle fraternité dans un verre de vodka. Qu’ils sachent que chaque traité signé avec les bolcheviques est une inscription sur leur propre tombeau.
     
     * * *
     
     C’était sans doute le milieu de l’été lorsque les interrogatoires recommencèrent. Brusquement, après cet oubli volontaire, leur vie s’enfiévra de cris d’abattoirs. Les interrogateurs semblaient pressés de liquider le cachot, inventant de nouvelles brutalités.
     — Les prisons de Tallinn rivalisent de zèle dans la compétition socialiste ! ricanait Tõnis. Il était devenu faible et fragile depuis l’annonce de la paix.
     — J’ai l’impression que les prisons ne se communiquent même pas entre elles les dossiers des prisonniers, par jalousie ! renchérissait un autre, revenant d’un interrogatoire nocturne.
     Taavi ne cessait de penser à sa femme et à son fils. Il revoyait constamment le bas et le soutien-gorge, entendait de nouveau l’insinuation du commandant sur l’enfant à venir. Lorsqu’il ne pouvait plus supporter l’angoisse d’ignorer où était sa famille, il se forçait à répéter tout haut : ils sont en Suède, ils sont dans un monde libre ! Marta, de ses propres yeux a vu le départ du bateau ! Les Russes mentent !
     Il attendait avec impatience de passer devant ses enquêteurs : peut-être aurait-il des éclaircissements ! Mais on ne l’appelait toujours pas. Un par un, les hommes disparaissaient du cachot ; le premier à ne pas revenir, ce fut Otto, que l’on avait pourtant pris pour un mouchard. Valter, en dépit de sa constitution robuste, rentra un matin en chancelant, essayant de se raccrocher aux murs ; mais avant d’atteindre le bat-flanc, il s’écroula au sol en gémissant. Les hommes se précipitèrent et virent qu’on lui avait ébouillanté les pieds. C’était le signe qu’il n’y avait plus d’espoir d’échapper au bourreau.
     Les coups de feu qu’ils entendaient maintenant chaque nuit les réveillaient en transes. Ils ne venaient pas de très loin et c’étaient des coups de revolver, sans nul doute possible. Chaque détonation faisait tressaillir Hendrik qui, les mâchoires serrées, se cachait la tête dans son veston. Pourtant Taavi ne voulait pas croire que les exécutions se fissent dans la prison même. Il était plus commode de transporter en lisière de forêt un prisonnier vivant qu’un cadavre. Mais des revirements politiques les obligeaient peut-être à faire disparaître les détenus au plus vite !
     Taavi était bouleversé à la vue des souffrances intérieures d’Hendrik. L’adolescent était issu d’une famille simple et bonne, et c’était touchant de le voir chaque soir joindre les mains pour prier. Il priait pour ses parents, pour ses frères et sœurs, demandant au ciel du courage pour lui-même. Il était très faible et sanglotait de plus en plus fréquemment, s’efforçant de cacher ses larmes ; mais que c’était difficile ! Ce n’était encore qu’un enfant. Quelle faute avait-il commise ? Était-ce vraiment un dangereux criminel, menaçant la sûreté soviétique, parce que les Allemands l’avaient enrôlé de force pour le travail obligatoire ? Il n’était jamais allé au feu, à peine savait-il se servir d’un fusil. Mais il était tombé sur la NKVD, et son destin était tout tracé.
     Le vieux Tõnis essayait de le consoler, lui glissant de temps à autre une pomme de terre que le jeune homme ne mangeait pas ; il la faisait rouler entre ses longs doigts diaphanes en répétant comme un leitmotiv : « Qu’attendent-ils pour me tuer au plus vite ? » La tête appuyée contre la poitrine du vieux, tout son corps était secoué de sanglots muets ; Tõnis le calmait en caressant sa tête rasée. Déjà il y avait bien des manquants dans la cellule, mais le restant des prisonniers s’en apercevait à peine, entassés comme ils l’étaient. Tõnis lui-même était très faible ; Taavi avait l’impression que le vieux se laissait mourir de faim ; si Taavi refusait les bouchées qu’il lui tendait, il les remettait dans sa poche ou les distribuait à d’autres. Il n’avait plus que la peau sur les os, la respiration sifflante ; sa jambe raide le faisait de plus en plus souffrir. La toilette matinale lui était devenue une corvée presque insurmontable. Il gardait pourtant l’esprit lucide ; quand les gardes le rouaient de coups à cause de sa lenteur, il ripostait en russe avec des termes si méprisants que les gardiens ne soufflaient plus mot. Malgré son état, il demeurait pour tous un réconfort, un havre de salut.
     — Souvenez-vous de mes paroles ! Si l’on vous déporte en Sibérie, tâchez de survivre. Dès la première occasion, fuyez dans les forêts, vous arriverez bien à subsister ; et lorsque débutera l’écrasement de la Russie, vous regagnerez votre patrie ravagée. Malgré ces murs qui brisent notre corps, notre pensée doit continuer à. vivre. Notre propre mort n’est pas la fin d’un peuple !
     La nuit suivante on appela Taavi Raudoja.


XVI

     — Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? susurra finement le capitaine en gloussant de rire. Installé derrière la table, il examinait Taavi des pieds à la tête, mesurant le restant de force du prisonnier.
     L’interprète était toujours le même sinistre manchot qui, en apercevant Taavi, se pourlécha les babines comme un chat devant une souris.
     Taavi, en montant les escaliers, avait eu le sentiment d’être physiquement épuisé. Devait-il maintenant continuer à dissimuler son passé, ou bien dévoiler le nom de ses compagnons d’armes ? Pendant ces longs mois de cellule, il avait inventé toute une série de noms, en cas d’urgence, mais l’air frais de cette soirée d’été qui lui avait caressé le visage, en sortant de la cave, avait assoupi son cerveau. Son esprit n’avait plus été peuplé que d’étoiles, d’arbres, de souffles de brise sur les blés ; quel enivrement fantastique, ces effluves ! Quel infini de sensations avaient su créer, dans ce corridor et dans cette chambre, quelques bouffées d’air extérieur ! Taavi se sentait trembler.
     Il était là, immobile, devant le capitaine, mais ses yeux ne le voyaient pas ; ils fixaient intensément le papier noir de défense passive, tendu sur la fenêtre, et derrière lequel se trouvait le ciel. Oh, donner un seul coup d’œil sur ce ciel d’été ! Il n’entendait même pas ce qu’on lui demandait, et l’interprète dut lui donner plusieurs bourrades avant qu’il reprît conscience.
     — Veux-tu maintenant nous révéler les noms de tes compagnons ? demanda le capitaine.
     — Oui.
     — Tu en as mis du temps pour réfléchir ! ricana l’interprète.
     Avidement le capitaine avait empoigné son porte-plume, mais Taavi s’aperçut soudain qu’aucun des noms imaginaires tant de fois répétés ne lui revenait en mémoire.
     — Allons, parle, fumier ! hurla le manchot. On ne va pas jouer longtemps à ce petit jeu ; finies les simagrées, sinon on te transforme en écumoire toi et toute ta tribu.
     Taavi eut un sourire : toute sa tribu ! Le manchot devrait se lever de bonne heure pour rattraper sa femme et son fils en Suède ! Taavi, intensément, essaya d’inventer de nouveaux noms. Il n’arrivait à imaginer que des noms d’une banalité navrante ; sa tête était vide, les lettres refusaient de s’associer pour former un mot quelconque. Il articula le nom d’un animal, celui d’un arbre et peu à peu toute la forêt y passa. Le subterfuge était si gros que Taavi se demandait comment l’interprète estonien n’avait pas encore émis le moindre doute sur l’exactitude de ses dires.
     Mais le plus important, pour le capitaine, c’était de connaître les adresses. Taavi demeurait perplexe : bien sûr il était facile d’en donner au hasard, mais en quelques heures tout l’échafaudage de mensonges s’effondrerait. Les enquêteurs revenant bredouilles, sans avoir trouvé trace d’un seul des hommes de la liste, il n’aurait plus alors qu’à se préparer pour son dernier voyage.
     — Je ne sais pas où ils habitent actuellement ! biaisa Taavi. Il y a si longtemps que je me trouve ici ; d’ailleurs je ne les rencontrais pas souvent, juste par-ci, par-là !
     Le capitaine et l’interprète se concertèrent ; les déclarations du prisonnier semblaient les convaincre. Mais la liste des noms serait insuffisante, il fallait que Taavi fasse un nouvel effort, trouve quelques adresses, une seule même, au besoin. Brusquement il eut une idée, une inspiration venue de cette bouffée d’air frais balayant la puanteur lourde des cachots.
     — Laissez-moi circuler librement dans Tallinn pendant quelques jours, et je trouverai les adresses. En prononçant cette phrase. Taavi se sentait les mains moites.
     Les deux officiers éclatèrent d’un rire moqueur : l’astuce était par trop transparente ! Le capitaine caressait son pistolet comme pour chasser de telles idées de la tête du prisonnier.
     Taavi remarqua le geste, mais son cerveau se remit à travailler, ranimé par cette odeur de liberté née de la nuit d’été.
     — Si vous voulez d’autres noms, eh bien… je possède la liste de tous les diplômés de l’École de guerre de Finlande. Ils sont inscrits sur l’ordre du jour de Mannerheim.
     Au nom du maréchal Mannerheim, le capitaine sursauta et l’interprète saisit le bras de Taavi, les yeux hors de la tête, les lèvres tremblotantes, sans pouvoir émettre un son.
     — Pourquoi nous le dire seulement maintenant ? parvint-il enfin à articuler.
     — Je n’y pensais pas ! répondit Taavi.
     — Où se trouve le papier ?
     — Quelque part, caché dans un endroit sûr.
     — Où ? Allons, parle ! Où est-il caché, nous irons le chercher immédiatement !
     — Vous ne pourrez pas le trouver ! répondit calmement Taavi.
     — Allons, accouche ! Où se trouve-t-il ? Le capitaine le dévorait presque des yeux.
     — Quelque part… À mon travail ; c’est difficile à expliquer.
     Le capitaine lui fit jurer qu’il disait la vérité. Visiblement les deux hommes surestimaient l’importance du document, obnubilés comme ils l’étaient par le nom de Mannerheim. Taavi s’étonnait surtout que le texte en question ne fût pas encore passé des poches de ses infortunés frères d’armes dans celles de la NKVD. Plusieurs d’entre eux devaient aussi se trouver en prison ; alors, pourquoi cette importance accordée à la décision nommant officiers finlandais tous les volontaires estoniens ayant terminé leurs études à l’École de guerre, tandis que le premier geôlier venu aurait dû la savoir par cœur ? Peut-être existait-il des rivalités entre les prisons et que ce document n’était pas encore arrivé ici.
     Le capitaine fit rapidement appeler le commandant pour lui expliquer ce qui se passait. Les yeux chevalins du chef de la prison se mirent à rouler comme des boules de loto ; il ravala sa salive, regardant Taavi de la tête aux pieds, de près, de loin, de face, de profil, comme pour avoir un aperçu exact de cet homme au crâne rasé qui possédait l’ordre du jour de Mannerheim !
     On suspendit l’interrogatoire et Taavi fut reconduit dans son cachot. Que s’était-il passé ? En sortant de la pièce il avait entendu le capitaine et le commandant discuter d’une façon plutôt orageuse ; on ne l’avait plus roué de coups ! Taavi commença à espérer.
     Il jeta un regard autour de lui ; comment avait-il pu vivre dans une atmosphère aussi étouffante ? Comment, jour après jour, semaine après semaine, avait-il pu tenir le coup durant une demi-année ? Comment pouvait-on dormir ainsi entassés, rongés de vermine, terrassés de faim, de frayeur ? Taavi s’approcha du vieux Tõnis.
     — Tu reviens intact ? s’étonna le vieillard.
     — Oui, on dirait qu’il se prépare quelque chose d’extravagant ! chuchota-t-il. En peu de mots il lui expliqua ce qui venait de se passer. Tõnis posa sa main tremblante sur le poignet de Taavi.
     — C’est le message du Tout-Puissant !
     — Je n’ose encore y croire ! Auront-ils la bêtise de me laisser sortir ?
     — Tu verras bien ! C’est possible après tout ! Une fois dehors… débrouille-toi. À ta place je foncerais, au moins la mort serait brutale et digne d’un homme ! Mais j’ai confiance, tu réussiras ; et si tu peux traverser la mer, alors parle ! Crie la vérité au monde entier ! Dis-leur que dans notre pays, même les pierres hurlent de détresse !
     Tõnis se laissa retomber sur le bat-flanc. Tous deux se turent, immobiles. Au loin, quelque part, on entendait des bruits de coups, des chutes sourdes. Le vieillard fouilla dans la poche de son veston.
     — Prends ! dit-il, en tendant à Taavi deux minuscules pommes de terre. Mange-les vite, elles te redonneront peut-être de la force. Mange ! Elles ont poussé dans notre terre, sur le sol de notre pays !
     
     * * *
     
     Le lendemain matin, la procession aux lavabos et la distribution de soupe se déroulèrent comme d’habitude, et Taavi commença à perdre espoir. Les illusions qui l’avaient réveillé bien avant l’aube, ces chimères étaient aussi irréelles qu’un songe.
     Mais, vers le milieu de la matinée, la porte s’ouvrit et on l’appela. Il sortit avec une lenteur affectée ; le capitaine l’attendait dans le couloir, le poisson avait mordu ! Taavi, craignant que l’on ne pût deviner dans ses yeux un éclair de triomphe, s’efforçait de rester aussi indifférent que possible et traînait ses chaussures sans lacets sur les dalles humides.
     On le conduisit près de l’homme qui, le premier soir, avait coupé les boutons de ses habits. On tendit à Taavi des bretelles, un rasoir, et le capitaine le regarda faire d’un œil presque paternel ; pas commode de se raser sans savon, à l’eau froide et avec un rasoir mal affûté ! Mais enfin le résultat était passable.
     Ils retournèrent auprès de l’homme au couteau qui, entre-temps, avait retrouvé l’imperméable et le chapeau de Taavi ; quand on lui tendit des lacets, le capitaine s’aperçut qu’il n’avait pas de chaussettes.
     — Où sont-elles ?
     Dans les fentes de la chambre froide, parbleu ! Mais allez avouer ça !… Taavi désigna l’homme qui nia obstinément avoir jamais détourné la moindre paire de chaussettes, mais devant les beuglements du capitaine, le gardien, effrayé, alla chercher de quoi envelopper décemment les pieds de Taavi.
     Le prisonnier s’habilla lentement, méticuleusement ; la moindre hâte, le moindre signe de joie pouvait le trahir.
     Il retrouva la pièce trop bien connue et l’interminable interrogatoire recommença. Taavi sentait peser sur lui le regard inquisiteur de ces hommes ; la confrontation était d’autant plus épuisante que, par la fenêtre, Taavi revoyait pour la première fois le ciel bleu de l’été et entendait la rumeur de la ville. La lumière le grisait, l’aveuglait.
     — Est-ce bien vrai ? insista le capitaine.
     Taavi se rendit compte qu’il était à un moment crucial de son existence ; il se balançait sur une corde raide ; cette lumière du jour, tant souhaitée, pouvait même le perdre ; elle éclairait trop son visage, un simple mouvement de sourcil risquait de lui être fatal ; la moindre erreur, et c’était la mort.
     — Nous verrons bien sur place si tu mens ou non !
     Le capitaine le regardait droit dans les yeux et Taavi lut dans son regard qu’il le croyait sincère. Il retrouva soudain toute son assurance ; ce n’était pas la première fois qu’il menait les Russes par le bout du nez ! Mais il réfréna bien vite cet élan de fierté pour garder un masque impassible, une indifférence lassée.
     Oui ! On se mettait en route ! Le miracle se réalisait sans que Taavi ose y croire. Il enfonça son chapeau devenu trop grand sur son crâne sans cheveux, mit les mains dans les poches de l’imperméable auquel il ne parvenait pas encore à s’habituer.
     On lui fit descendre l’escalier, lui interdisant de se retourner. Combien d’hommes l’escortaient ? Les deux officiers l’encadraient ; sans doute devait-il y avoir une dizaine de gardiens comme au moment de son arrestation. La lourde porte noire de la bâtisse s’ouvrit et Taavi Raudoja mit le pied hors de la prison.
     Étourdi par le contact de la ville, il faillit trébucher sur le seuil. Il ne devait pas trop préjuger ses forces physiques ! Mais peut-être cette faiblesse même allait-elle contribuer à relâcher l’attention de l’escorte : un homme affaibli au point de s’écrouler ne pouvait pas songer à se sauver ! Dès son premier pas dans la rue, Taavi s’était pourtant juré que jamais, vivant, il ne franchirait à nouveau la porte de cette prison.
     Il regardait la ville et les passants comme s’il découvrait un monde inconnu. Il savait maintenant le prix inestimable de la liberté ! Il l’écoutait chanter à chaque pas qu’il faisait sur le trottoir, tandis que ceux qui le croisaient lui jetaient un regard apeuré et que leur allure s’accélérait. Pourtant Taavi croyait entendre dans leur pas ce même chant de la liberté. Toutes les rues, la ville entière, le monde ensoleillé, résonnaient de cette musique. Taavi se trouvait à nouveau au seuil de la vie, et il la voyait comme seuls peuvent la voir ceux qui viennent de sentir sur leur visage le souffle de la mort.
     Le petit groupe s’engagea du côté des Halles. Il n’y avait pas énormément de monde mais Taavi voulut se mêler à la foule. Sans dire un mot, le capitaine le retint par le bras. Qu’allait-il se passer avec ce prétendu papier ? Trop tard pour reculer !
     Au bout de la rue de Tartu, ils tournèrent dans la rue de Masina où se trouvait l’usine de matières synthétiques. Taavi n’avait plus le choix ! Il lui fallait exécuter son projet malgré le peu de chances de réussite. Tant pis ! Sa mort serait plus rapide ! L’ancien bureau de Taavi, où il prétendait avoir caché le document, se trouvait au premier étage. Il était midi et les locaux étaient vides ; dans le couloir, Taavi reconnut un visage familier qu’il n’arriva pas à identifier. C’était un homme d’âge moyen qui, de saisissement, laissa tomber sa cigarette en voyant le captif. Pas possible ! Karl Heidak était toujours vivant ?
     Taavi s’arrêta au milieu du bureau ; on avait changé de place sa table de travail mais les hommes ne lui laissèrent pas le temps de s’attendrir sur le passé.
     — Où est le papier ?
     Taavi prit un grattoir sur la table, en éprouva le tranchant, tandis que le capitaine surveillait attentivement chacun de ses gestes, l’œil ravi. Par contre, le manchot gardait un regard méfiant ; les soldats se tenaient tout autour de la pièce.
     Sans se retourner, Taavi s’approcha de la fenêtre et pointa son index vers le plafond.
     — Où ça ? demanda le capitaine.
     Brandissant le grattoir, Taavi désigna de nouveau le plafond et, grimpant sur le rebord de la fenêtre, l’ouvrit. Debout il se mit à attaquer avec le stylet une fente extérieure du mur.
     Ses mains moites tremblaient légèrement. Les gardes avaient-ils braqué leurs armes sur lui ou les laissaient-ils dirigées vers le plancher ? Ce n’était pas le moment de jeter un coup d’œil pour tenter de voir ce qu’ils faisaient dans le bureau ; ce regard aurait tout compromis.
     Brusquement Taavi Raudoja sauta. Il n’avait pas encore atteint le sol, sa silhouette venait à peine de disparaître de l’encadrement de la fenêtre, que les coups de feu éclatèrent. Comment avait-il fait pour tomber du premier étage sans se casser une jambe ? Pas le moment de se le demander ! Il avait perdu son chapeau dans sa chute mais il ne prit pas non plus le temps de le ramasser.
     Il se trouvait dans une cour entourée de murs sur trois côtés, mais au lieu de courir directement vers le côté dégagé, il se précipita, en longeant le mur, vers la petite porte qui donnait dans l’usine. Il connaissait parfaitement l’intérieur de l’établissement ; une fois la porte franchie, il saurait par où se sauver ; la porte était fermée à clé ; quelle malchance ! Elle ne l’était presque jamais ! Taavi s’appuya contre le mur, un instant accablé, la vue brouillée.
     Il jeta un regard vers la fenêtre, craignant que les Russes ne sautent à leur tour. En se penchant par l’ouverture, ils auraient d’ailleurs pu l’atteindre avec leurs armes, mais tout était devenu brusquement silencieux. Cherchait-on à le rattraper en dévalant les escaliers ? C’était probable.
     Sans perdre une seconde, Taavi refit le chemin parcouru, passa sous la fenêtre et, rassemblant ses dernières forces, bondit jusqu’à la porte cochère menant à la fabrique. Arrivé là, tout devenait simple et il prit le temps de souffler un peu, puis repartit. Il lui fallait se dépêcher et son cœur battait à se rompre. Aurait-il assez de force ? Heureusement il connaissait bien les lieux. Il traversa en courant les salles des groupes électrogènes, enjamba les traverses de chemin de fer qui servaient de combustible pour les chaudières et, de là, escalada le mur. Il n’avait plus qu’à franchir les voies de la ligne Tallinn-Narva et c’était la forêt près du lac d’Ülemiste. En quelques minutes il avait retrouvé sa liberté.
     C’est un homme à demi mort qui s’écroula, le visage contre la mousse, mais il était libre ! Libre ! Et peu lui importait pour combien de temps.
     
     * * *
     
     Les ouvriers revenant du réfectoire n’en crurent pas leurs yeux : ils virent un homme courir à travers toute la centrale électrique, mais ils ne dirent mot, car tous avaient reconnu le fuyard : leur ancien compagnon de travail.
     La nouvelle de l’évasion de Taavi se répandit dans l’usine comme une traînée de poudre ; c’était la folle audace de cette fuite qui avait fait perdre la tête aux Russes. Ils couraient en tous sens, jusque dans la rue ; le manchot tirait des coups de feu dans les fenêtres comme s’il voyait le visage du fugitif s’y encadrer un peu partout ; la plupart des soldats l’imitaient, mais, peu à peu, le capitaine reprit ses esprits ; il installa un cordon de police autour de l’usine et donna l’ordre de descendre l’homme à vue. Il appela du renfort, et tout un camion de tchékistes arriva, quelques minutes après son coup de téléphone.
     Le capitaine se précipita sur le chien policier que l’on avait également amené et le traîna, au bout d’une chaîne, sous la fenêtre par laquelle Taavi avait sauté ; l’animal renifla longuement l’odeur, sans doute forte, des pas du fuyard, mais quand le capitaine le libéra de sa chaîne, il se précipita d’un bond vers la boîte à ordures et se mit à farfouiller dans les déchets. Ce chien n’avait aucune des qualités requises pour devenir un parfait petit stakhanoviste spécialisé dans la détection des « traîtres à la patrie » !
     La vue du capitaine courant, revolver d’une main et laisse de l’autre, à travers l’usine pour aboutir à la poubelle, déchaîna le fou rire parmi les ouvriers qui avaient risqué un œil à travers les fenêtres. Mais « le grand cirque », comme les ouvriers l’appelèrent, ne faisait que commencer. Pendant des semaines, on les accabla d’interrogatoires ; les enquêtes succédèrent aux enquêtes. Les Russes étaient persuadés que le fugitif se cachait toujours dans l’usine, et pas une minute ils ne relâchèrent leur surveillance. Les hommes des chaudières, qui avaient vu Taavi traverser en courant leur atelier, étaient les premiers à jurer n’avoir rien aperçu d’anormal. Le manchot menaça d’enfourner tout le monde dans lesdites chaudières, mais rien n’y fit et le capitaine, dont la responsabilité se trouvait fortement engagée dans cette affaire, se voûtait sous le poids des événements tandis que son visage prenait de jolis tons cendrés.
     Pour la prison de la rue de Nunn, ce furent les jours les plus honteux et les plus infamants de toute l’histoire de la NKVD. Les échos de cette fuite parvinrent-ils jusqu’aux cachots souterrains ? Nul ne pourrait l’affirmer, mais ils auraient redonné au vieux Tõnis un peu de force pour mourir.
     
     * * *
     
     Taavi se releva. Il ne parvenait pas encore à croire qu’il était réellement libre ; mais déjà l’air ne l’enivrait plus autant que lors des premiers pas dans la rue ; il comprenait trop bien que tout danger n’était pas écarté et il ne s’agenouillait pas dans la mousse pour remercier le ciel, mais par épuisement.
     En se redressant, il ne percevait même plus le bruissement du vent dans les pins : non, cette poésie n’était pas pour lui ! S’il dressait l’oreille, c’était pour écouter les pas des éventuels poursuivants ; mais il n’entendait rien, sauf le battement de son cœur. Il repartit en hâte, gagnant la petite gare de chemin de fer à voie étroite de Tallinn, et, de là, retourna dans la rue de Veerenni. Il fallait faire vite, changer de vêtements, trouver au moins un couvre-chef pour cacher sa nuque de prisonnier ; dans cet état, le premier Russe venu l’arrêterait.
     Ses amis de la rue de Veerenni étaient absents ; Taavi restait dans l’entrée, ne sachant que faire, se demandant s’il n’allait pas frapper à n’importe quelle porte pour demander une coiffure. À deux pas il y avait un poste de miliciens ! Taavi appuya sur la première sonnette venue.
     Une femme assez âgée lui ouvrit ; elle le regarda avec effroi ; Taavi lui expliqua qu’il s’était échappé des mains des Russes et la supplia de lui donner une coiffure quelconque ; la femme tourna précipitamment les talons, comme si elle voulait fuir, et revint avec un béret qu’elle lui tendit d’une main tremblante. Taavi la remercia, lui promettant de rapporter un jour ou l’autre le béret, mais la femme se contenta de répondre : « Que Dieu vous protège ! »
     En sortant, le premier réflexe de Taavi fut de se précipiter boulevard de Pärnu chez Arno et Liisa, mais il y renonça : ce serait une folie ! Arno était son ami, son compagnon de travail, et ce serait le premier endroit que suspecteraient les Russes. Selma habitait à deux pas, rue de Väike-Euroopa ; il fallait bien qu’il se réfugiât quelque part, son visage attirait par trop l’attention et ses poursuivants le reconnaîtraient au signalement de ses vêtements. Il n’avait plus le temps de courir chez des amis habitants loin d’ici. Selma était-elle là ? Sûrement pas, c’était l’heure du travail ; d’ailleurs n’avait-il pas commis une grave erreur en revenant à Tallinn ? Mais c’était trop tard pour s’enfuir vers le lac Ülemiste, d’autant qu’il ne pouvait savoir dans quelle mesure les alentours de la ville n’étaient pas surveillés, et épuisé comme il l’était, il n’irait pas bien loin.
     À sa grande surprise, il trouva Selma sur le seuil de sa porte, en manteau d’été. Il était temps ! Pourvu qu’elle ne s’évanouisse pas de frayeur ou d’émotion en le voyant ! La jeune femme n’eut en effet que la force de murmurer son nom, en l’entraînant à l’intérieur après avoir refermé la porte à clef. Elle lui prit tendrement la main, délicatement, par peur, aurait-on dit, de la briser ; ses yeux agrandis de frayeur s’emplissaient de larmes.
     — Je suis vivant, j’ai réussi à m’enfuir.
     — Taavi ! Mon Dieu, Taavi !
     Elle l’étreignait, le visage contre sa poitrine.
     — Ne t’approche pas trop, je suis couvert de vermine. Rejetant la tête en arrière, Selma éclata nerveusement de rire, comme un enfant qui se libère d’un trop-plein de joie. Taavi tomba sur une chaise. Ainsi il vivait encore ! Il était libre ! Et Selma ? Elle n’avait donc pas réussi à quitter l’Estonie le printemps dernier ?
     — Il ne faut pas que je reste chez toi trop longtemps.
     — Non, tu ne le peux pas. Comment as-tu même osé venir !… Oh, Taavi, je suis entre leurs mains… Taavi sursauta.
     — Oui, depuis un mois. Ils m’interrogent, me menacent ; tu sais combien je suis peu courageuse : Je ne l’ai encore dit à personne, même pas à Evald ; il ne comprend rien à ma conduite, mais je ne peux pas l’épouser dans de telles circonstances ! Que ferait-on de lui ? Je ne veux pas l’entraîner dans la mort, et en plus il a de faux papiers. Oh Taavi ! Nous sommes tous traqués comme des bêtes, je ne suis pas une exception.
     Taavi se voûta un peu plus.
     — As-tu des cigarettes ?
     Selma lui tendit un paquet ; elle-même alluma une cigarette qu’elle se mit à fumer nerveusement.
     — Le projet de traversée n’a pas abouti. Après tout, c’est peut-être une chance, car la police finlandaise livre, paraît-il, aux Russes tous les réfugiés.
     — C’est impossible, voyons ! Les Finlandais ne peuvent agir ainsi, ce n’est pas un peuple à le faire !
     — On ne lui demande pas son avis, on le force !
     — C’est un bobard que les Russes propagent eux-mêmes pour faire passer le goût de la fuite. La Finlande est un État indépendant ; je n’en crois rien, je la connais trop bien.
     — Qu’allons-nous devenir ? Mon Dieu, ce qu’ils t’ont fait subir ! Est-ce qu’ils t’ont torturé ? Cruellement ? On a du mal à te reconnaître ! Tu n’as même plus figure humaine ! Non… ne me raconte rien, rien ! Ça vaut mieux. Je ne veux et ne peux rien savoir.
     — Il me faudrait d’autres vêtements.
     — Bien sûr. Et cette nuit ? Où vas-tu te cacher cette nuit ’? Attends, j’ai la clef d’Evald, je trouverai bien un de ses costumes à te rapporter. As-tu aussi besoin de linge ? Oui, voyons, que je suis bête. Mange en attendant : sers-toi, tu connais la maison. Je vais penser à un refuge pour cette nuit. Je refermerai la porte à clef, si quelqu’un venait… À plusieurs reprises on a fouillé la maison en mon absence, ou du moins, j’en ai l’impression.
     Elle sortit, une petite valise à la main. Lorsqu’elle revint, elle retrouva Taavi assis au même endroit, toujours en imperméable et en béret.
     — Vite, maintenant, change-toi ; je n’ai pas pu trouver de gabardine mais il fait chaud dehors.
     Ce qui plaisait le plus à Taavi, c’était une vaste casquette qui dissimulait entièrement son crâne. Selma enleva son manteau et prépara quelque chose à manger.
     — Brûlons toutes ces hardes, sinon ta chambre va devenir un repaire de poux !
     Selma découpa les vêtements en morceaux et les jeta dans la cuisinière ; elle avait repris le dessus, son bagout lui revenait. À quoi bon s’inquiéter pour l’avenir ! Elle devait maintenant s’occuper de Taavi, lui trouver un abri et le moyen de quitter la ville le plus tôt possible pour qu’il se réfugiât dans la forêt. Il n’y avait pas une minute à perdre ; cette nuit même la ville pouvait être passée au peigne fin ; Tallinn n’était pas tellement grand pour que l’on ne pût en fermer rapidement toutes les issues.
     Taavi la laissa s’occuper de tout. À la tombée de la nuit, ils allèrent tous deux chez une femme que Selma connaissait et qui avait une sous-locataire. Cette dernière était une vieille fille, un peu communiste sur les bords, et bavarde comme une pie ; heureusement elle était absente ; les deux femmes combinèrent un projet qui stupéfia Taavi lui-même : la vieille fille avait oublié ses clefs ; la propriétaire annoncerait aux voisins qu’elle partait pour la nuit en banlieue.
     — Mais qu’est-ce qu’elle deviendra, la vieille fille ?
     — Elle a suffisamment d’amis chez qui passer la nuit.
     Une fois seul dans l’appartement, Taavi eut un sourire : que c’était rusé les femmes ! Ici, il serait en sûreté même en cas de contrôle nocturne. On n’enfoncerait pas la porte d’un appartement vide ! Il allait dormir dans le lit d’une vieille fille ! Allons-y ! Le sommeil le prit avant même que sa tête ne fût tombée sur l’oreiller. Il dormit, sachant qu’il ne courait, cette nuit-là, aucun danger.
     
     * * *
     
     Lorsque la lumière du jour le réveilla, il lui fallut un long moment pour comprendre où il se trouvait. Il se leva rapidement, craignant qu’il ne fût déjà midi, mais il n’était que cinq heures du matin. C’est en se lavant qu’il prit conscience de ce qu’était la liberté, et cela dans chaque muscle, à chaque geste. Mais, en même temps, une peur atroce le saisit : celle de la perdre à nouveau. Jamais il n’avait ressenti la peur sous cette forme, même pas lorsqu’il s’était enfui, l’automne dernier, devant le peloton d’exécution. Il serait bon que chaque homme cultivât cette peur presque matérielle, tapie au fond de lui comme un ressort prêt à jaillir, dictant chaque pensée, donnant une signification nouvelle à chaque action, en dépit même de sa volonté. Lui, il savait ce qu’était perdre sa liberté, et l’avoir retrouvée donnait un goût nouveau à sa vie.
     Taavi caressa son menton rugueux ; dans tout l’appartement il ne put trouver de quoi se raser, mais le poudrier, sur la coiffeuse, lui donna une autre idée. Il s’assit devant la glace et contempla son visage blême, ses yeux cernés. En plein été, personne dans la rue n’avait une telle figure ! Il commença à se maquiller lentement, soigneusement, comme un acteur qui se prépare à entrer en scène dans un nouveau rôle. Lui, il affrontait à nouveau la scène de la vie.
     Il étendit sur son visage un léger fond de teint pour le bronzer, une touche de rouge sur les lèvres ; le plus difficile, c’était de faire disparaître les cernes, et le résultat final ne fut guère convaincant ; n’importe qui, en le regardant d’un peu près, aurait éclaté de rire. Ce qui gâchait l’ensemble, c’était ce crâne rasé et balafré; évidemment la casquette arrangerait bien les choses.
     Il dévora à belles dents quelques restes de viande froide qu’il découvrit dans le garde-manger, tapota le lit et fit disparaître du mieux qu’il pût toute trace de son passage.
     À six heures et demie, il frappa à la porte d’Evald qui sortait de son lit.
     — Sacré termite ! s’exclama Evald avec de grands cris de joie ; mais vite il baissa le ton, et entraîna Taavi à l’intérieur ; il verrouilla la porte tout en poursuivant à mi-voix : Selma m’a mis au courant ; avec tes trucs, tu empêches les honnêtes travailleurs de dormir. Sacré fasciste ! Même les cachots de la NKVD ne peuvent plus te garder. Et quelle allure svelte, quelle ligne ! Allez, accouche maintenant, au lieu de faire des yeux de merlan frit ; on n’est pas tous les jours à pareille fête, quoi ! Attends un peu que j’admire ta trombine ! Et quelle chouette casquette !
     Tandis qu’Evald s’habillait, Taavi lui résuma son histoire. Son maquillage faisait glousser de joie le jeune homme. Une trouvaille en or ! Il n’y avait plus qu’une solution : quitter la ville au crépuscule. À la petite gare de Lilleküla, banlieue de Tallinn, prendre le train pour le bourg de Nõmme et, en changeant à Pääsküla, se diriger vers Saku.
     — Mon oncle a une ferme à Saku, je t’expliquerai le chemin. Aujourd’hui je ne vais pas aller travailler, il y a pas mal de détails à mettre au point et ce n’est pas le moment de faire une gaffe. Attends, avant, on va se faire de la soupe ; une recette de Selma ! Tu verras, on s’en léchera les doigts !
     Taavi devait faire très attention à ne pas trop manger, ça pouvait être dangereux.
     — Je dévorerais un bœuf !
     — Oui, méfie-toi ! Si tu tombais malade, on serait jolis ! Mais ne crains rien, ici tu ne trouveras pas un bœuf entier ; c’est de plus en plus dur à Tallinn de se procurer à manger ; je vais en fraude chez l’oncle pour avoir un peu de supplément. Il n’y a que les gars du parti qui aient le droit de s’engraisser, les autres n’ont qu’à se serrer la ceinture pour éviter que leur âme ne mette les bouts !
     Comme ils se régaleraient dans le cachot ! Taavi revoyait les traits creusés et les regards éteints de ses compagnons d’infortune. Le vieux Tõnis avait encore maigri, ses os ressortaient sous la peau. C’était hier seulement qu’il acceptait, de la main desséchée du vieux, deux minuscules pommes de terre froides.
     — Oh ! Viens voir ! cria tout à coup Evald en l’entraînant vers la fenêtre. Taavi regarda dehors : le trottoir était blanc de soleil ; de l’autre côté de la rue commençaient les ruines envahies d’orties et de fleurs mauves. Un homme maigre faisait les cent pas sur le trottoir ; un comparse descendait l’allée de Tuha en direction de la rue Hämarik. Curieux tableau que celui de ces flâneurs endimanchés parmi les ruines !
     — Alors ?
     — Des mouchards.
     Ils en apercevaient maintenant d’autres, venant de partout. Aucun doute, ils s’intéressaient à la maison d’Evald. Taavi sentit son estomac se nouer. Coincé à nouveau, pris au piège, le filet encerclant tout le quartier. Non ! Jamais ! Taavi venait à peine de découvrir la valeur de la liberté et on voulait la lui reprendre !
     Fébrilement, sans dire un mot, les deux hommes échafaudaient mille projets.
     — As-tu une arme ?
     — T’es cinglé ! J’ai tout camouflé dans les ruines ; en ce moment ils marchent dessus.
     — Si j’en avais une, je passerais à travers les mailles.
     — On te descendrait en moins de deux ; tu n’as même pas la force de courir !
     — Oui bien sûr ; mais ils vont t’embarquer en même temps que moi !
     — Et alors, d’après Monsieur, je ne suis pas digne d’être mis en taule ! Bien sûr, ils me mettront le grappin dessus, mais j’en bousillerai au moins un à coups de lardoire pour qu’il me suive au ciel !
     Pendant des heures ils guettèrent les allées et venues des mouchards à travers les ruines. Qu’avaient-ils derrière la tête ? Pourquoi n’attaquaient-ils pas ? Étaient-ils sûrs de saisir leur proie au point de passer une journée à lui user les nerfs ? Mais oui parbleu ! Comment Taavi ne l’avait-il pas deviné plus tôt ? Son ancien appartement, actuellement occupé par Arno et Liisa, se trouvait juste à l’entrée du quartier, boulevard de Pärnu. La palissade qui entourait les ruines était démolie à un endroit et les habitants du coin empruntaient un raccourci pour rejoindre directement le boulevard, passant ainsi devant son ancien domicile. Sans doute la NKVD pensait-elle que le fugitif passerait là, pour aller chez lui changer de vêtements ; voilà qui expliquait la surveillance de tout le quartier.
     — Je vais tirer les choses au clair, décida Evald.
     Il mit un chapeau d’été et sortit ; de la fenêtre, Taavi le vit tourner vers la rue de Väike-Euroopa ; les policiers ne semblèrent pas lui prêter une attention particulière. Il revint au bout d’une heure et demie, le visage grave mais les yeux rieurs.
     — Ils ont organisé une battue monstre dans toute la ville ! Je suis allé jusqu’à la colline de Tõnis en revenant par le boulevard de Pärnu. Ça ne fait plus de doute ; j’ai croisé des dizaines de policiers, les mains dans les poches, sans doute le doigt sur la détente du revolver. Devant la fabrique Luther, stationne une limousine, tous stores baissés ; les gars de la NKVD arpentent le trottoir, mitraillette sur le ventre, l’air satisfait comme s’ils te tenaient déjà.
     — C’est à voir !
     S’ils n’arrivaient pas à le capturer, ce seraient Arno et Liisa qui monteraient dans la limousine noire. Pauvre Arno ! Qu’allait-il endurer par la faute de Taavi ! Sans doute l’usine et l’appartement où on l’avait arrêté la première fois se trouvaient-ils également encerclés.
     — On tente le coup maintenant ou à la tombée de la nuit ? demanda Evald.
     — Il vaut mieux maintenant ; de nuit ils m’aborderaient tout de suite ; et puis l’attente me porte par trop sur les nerfs !…
     — Je crains aussi que Selma, à la sortie de son travail de nuit, ne vienne directement ici.
     — Elle m’a laissé sa clef au cas où…
     — Écoute, il vaut mieux liquider la question avant son retour. Si on nous arrêtait, je ne voudrais pas qu’elle… tu comprends ?
     Taavi comprenait parfaitement qu’Evald voulait préserver Selma de tout risque. S’il avait su qu’elle était depuis bien longtemps déjà en plein danger ! Combien d’heures passait-elle dans les chambres insonorisées de la NKVD, sous le feu roulant des questions ? Pourquoi n’avait-elle pas encore rompu toutes relations avec Evald ? Était-ce un désir inconscient de vivre qui l’attirait vers cet homme, en dépit des menaces de mort qui pesaient sur elle ? Quelle exigeante soif de vivre devait être la sienne pour qu’elle continuât à le voir, bien qu’étant consciente de faire peser ces mêmes menaces sur l’homme qu’elle aimait !
     — Je crois qu’il faut partir tout de suite ! déclara Taavi.
     — Alors tu prendras mes papiers.
     — D’accord. Écoute, j’ai encore quelque chose à te dire ; ça restera entre nous mais il vaut mieux que tu le saches. Essayez, avec Selma, de changer de domicile ; installez-vous dans une autre ville ; pourquoi n’êtes-vous pas partis au printemps en Finlande ?
     Pourquoi ? Mais ce n’était pas si commode ; je ne connais personne qui ait pu le faire, et j’ai entendu dire que là-bas on vous livre à Moscou. Quitter Tallinn ! C’est facile à dire ! Malheureusement l’ouvrier soviétique ne peut aller où bon lui semble. Il doit demeurer enchaîné là où il travaille, comme un esclave, attendant son sort !…
     — Tu dois faire quelque chose pour Selma avant qu’il ne soit trop tard.
     Evald tressaillit, son visage pâlit.
     — Sais-tu quelque chose ? J’ai moi-même remarqué que…
     — Je ne sais rien de plus… mais hier elle m’a fait quelques confidences…
     Les épaules d’Evald s’affaissèrent ; il demeura muet, le regard au sol, indifférent à tout ce qui se pouvait se passer dans la rue. À quoi bon !
     Par contre Taavi ne cessait de penser à son projet de fuite. Les mouchards, dehors, lui étaient totalement inconnus ; la réciproque était donc possible. Ils avaient sans doute son signalement, mais il avait maintenant changé de vêtements ; la casquette, enfoncée jusqu’aux yeux, ne faisait pas trop ressortir la maigreur du visage légèrement hâlé. La glace ne lui renvoyait plus l’image d’un bagnard.
     — Je te rendrai ton passeport par Selma.
     À ce nom, Evald voulut dire quelque chose, mais se tut.
     Arrivé dans la rue, Taavi reclaqua bruyamment la porte d’entrée. Son cœur battait à rompre ; l’entreprise se révélait plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. Il n’arrivait même pas à se dominer ! Apercevant deux policiers au coin de la rue, il sentit le long de ses jambes monter une insupportable envie de courir, mais courir où ? Quelle folie ! Son front ruisselait, tellement il faisait effort pour vaincre ce besoin ; il redoutait maintenant moins ceux qui le traquaient que cette indicible puissance qui l’entraînait à bondir. En proie à ce combat intérieur, il dépassa lentement les deux hommes, mais aussitôt après ses muscles se tendirent à nouveau : s’il ne s’enfuyait pas immédiatement, les balles lui cloueraient le visage sur l’asphalte brûlant ! Allons, du calme, du calme ! Essuie-toi le front et marche lentement, un pas après l’autre. Mais, si maintenant tu ne bondis pas dans les ruines, des mains vont s’abattre sur tes épaules ! Les mains ensanglantées du bourreau vont t’empoigner la tête, te traîner à nouveau dans cette cellule étouffante, dans cette chambre froide où tu n’auras plus qu’à mourir !
     C’est devant la maison de Selma qu’une brusque pensée de triomphe l’illumina : il leur avait encore échappé ! Et d’une façon si simple, presque incroyable ! Il était passé au milieu d’eux en se promenant, comme un simple passant, et il ne lui était rien arrivé ! Il se mettait maintenant à trembler de peur rétrospective. Selma venait juste de rentrer.
     — Mais tu te crois au carnaval ! Quelle tête !
     — Rapporte maintenant les papiers à Evald, sinon il pourrait avoir des ennuis…
     Dès le départ de Selma, Taavi se rua sur le garde-manger qu’il dévalisa ; il se moquait de lui-même : comme un homme se rassurait vite ! À peine la sueur d’effroi épongée, il dévorait à pleines dents, tel un fauve !
     Trois quarts d’heure plus tard, Selma revenait avec Evald.
     — Cette fois-ci, on nous a accostés ; un peu plus on nous arrêtait ! On marchait bras dessus, bras dessous, quand soudain : Davai propusk ! Vos papiers ! Et les noms soigneusement enregistrés.
     Selma semblait abattue, le regard triste.
     — Oh ! laisse ça !… Le principal c’est que Taavi ait pu s’échapper,
     — Oui ! Mais moi aussi je suis nerveux !.. Ils ont donc inscrit nos noms en majuscules ; ils nous ont bel et bien mariés, avec la bénédiction de la NKVD.
     Selma poussa un cri :
     — Evald !
     Le jeune homme se tut en marmonnant quelques excuses ; il était vraiment à bout de nerfs. Taavi regrettait bien de lui avoir laissé deviner la vérité. Bénédiction de la NKVD ! Malédiction, oui, qu’Evald s’était lui-même jetée à la face ; et lui, Taavi, involontairement, avait tiré les ficelles comme un metteur en scène démoniaque !
     — La sortie des usines ! C’est le moment de sauter dans le train ! conseilla Evald.
     Ils devaient faire vite ; demain, dans quelques heures même, de nouvelles embûches pouvaient entraver leurs pas, les faire retomber dans la nasse ! Evald était allé prendre le vent à la gare de Lilleküla ; tout semblait normal ; il n’y avait guère plus de Russes ou de gars suspects que d’habitude. Les trains électriques en direction de Pääsküla étaient bondés d’ouvriers.
     Au moment du départ, sans dire un mot, Selma se jeta contre Taavi qu’elle étreignit ; elle lui glissa dans la poche un paquet de sandwiches et la plupart de ses roubles ; elle ne pleurait pas. Taavi et Evald partirent ensemble à la gare ; ce dernier lui prit un billet ; ils attendirent au coin de la gare l’arrivée du train.
     — Merci ! Taavi lui serra longuement la main. Evald ne répondit rien ; lorsque Taavi sauta sur le marchepied du train qui déjà s’ébranlait, Evald suivit du regard cet homme qui l’avait recueilli la nuit de Noël. Que la chance l’accompagne ! Il avait le cœur lourd ; il aurait aimé lui aussi s’envoler, comme un oiseau fuyant l’orage pour se mettre à l’abri des arbres de la forêt. Mais cet envol lui était interdit. Le lendemain soir, tous les trains étaient bloqués en gare pour des contrôles d’identité sans précédents. Mais c’était un jour trop tard !


XVII

     Taavi Raudoja revivait sa désertion de l’armée russe qui l’avait enrôlé de force ; ses pas retrouvaient les mêmes sentiers familiers. Il s’était enfui lors de l’été 41 avec un ami, mais il lui semblait maintenant qu’ils ne s’étaient pas alors rendu compte de l’immensité des dangers qui les guettaient. Ils étaient partis tout simplement, traversant les marais, contournant les tombes des victimes russes, s’aventurant aux alentours de Saku pour arriver à Kiisa où avait commencé leur vraie vie de maquisard, se dirigeant vers le front qui se rapprochait. Ils étaient jeunes, enthousiastes, intrépides ; et ils avaient eu, surtout, beaucoup de chance !
     La route aujourd’hui bifurquait vers la droite en direction du village d’Asmu que Taavi connaissait depuis le premier été des hostilités, ce premier été où ils marchaient vers Tallinn, bataillon de volontaires du major Hirvelaan dont Taavi était le plus hardi soldat. Il se souvenait des derniers mots du major, lorsqu’il était tombé à la bataille de Rapla : « Les gars, c’en est fait de moi ; continuez la lutte, terminez-la bien ! » Tous avaient soif de liberté, mais aucun de ces jeunes n’en connaissait encore le véritable prix. Maintenant Taavi avait appris qu’il y avait bien peu de pays au monde où l’on payât aussi cher cette liberté ; tant de sang, de larmes, d’humiliation ! Et tout ça en vain !
     Les fils de la liberté !… Les bourreaux venus de l’Est voulaient obliger Taavi Raudoja à trahir ses compagnons pour les anéantir ensuite tous ensemble, les tuer d’une balle dans la nuque, le long d’un fossé, tuer la liberté ! Non ! On ne tuera pas la liberté. Par milliers, par millions, les camps de travail massacraient les innocents sans assouvir la cruauté raffinée des tortionnaires. Respire l’air enivrant d’une nuit d’été, l’arôme des forêts résineuses, le souffle de la terre déjà embaumée des senteurs du blé ! Toi, tu es libre ! Libre comme le vent. Ton avenir dépend de ta propre volonté. Regarde ! Regarde, le ciel est couvert et la nuit t’enveloppe. Mais c’est mieux ainsi, car ton avenir demeure inconnu.
     Taavi se reposa près d’un bois de pins. Les environs de Pääsküla grouillaient de soldats russes, dans les camps, dans les maisons, partout. Le vrombissement des moteurs montait jusqu’ici ; un coin dangereux ! Mais Taavi n’avait plus le choix ; d’ici à l’aube il devait être loin. Il marchait en lisière de la forêt, le long de la route, l’oreille aux aguets pour ne pas tomber sur des sentinelles. Son expérience passée, et l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait, le rendaient doublement méfiant ; n’avoir aucune arme, pas même un couteau de poche, le mettait mal à l’aise ; l’aboiement des chiens à l’approche du village l’énervait. Ces cabots, eux aussi, étaient vigilants ; ils l’avaient flairé de loin, et leurs jappements résonnaient dans la nuit.
     Il rejoignit la route et se dirigea vers les silhouettes des maisons blotties entre les arbres. Soudain, au sommet d’un mât dressé dans la première ferme, s’alluma un puissant projecteur qui inonda de lumière toute la cour et ses bâtiments. Taavi s’arrêta. Curieux ! Pas un seul Russe, seulement un chien qui redoublait ses hurlements. Tandis qu’il essayait de calmer l’animal furieux, un gong métallique se mit à résonner dans la cour ; il entendit les voix des fermiers, des portes qui se claquaient ; il continua pourtant à avancer à travers le village, au milieu d’un cortège d’aboiements. À la ferme suivante, on souffla dans une corne et, peu à peu, tout le village s’alluma. Taavi tourna dans la ferme de l’oncle d’Evald ; une voix d’homme lui cria :
     — Kto tam ? Qui va là ?
     Blotti contre la palissade, sous un épais bouquet d’arbres. Taavi s’apprêtait à bondir jusqu’à l’angle des bâtiments, si par hasard il s’agissait de Russes. Il répondit en estonien.
     — Tiens ! Un chrétien ! s’étonna l’homme en approchant de la barrière, un gourdin à la main, prêt à frapper. C’était l’oncle d’Evald en personne qui, en apercevant le visiteur, rejeta sa trique le long du mur et serra affectueusement la main de Taavi.
     Tu m’excuses ! Mais quand j’ai entendu que Pärtli se mettait à cogner sur son bout de rail et que Rein s’époumonait dans sa trompe, j’ai cru que ces têtes de brigands de Pääsküla nous tombaient sur le poil. Il ne se passe pas une nuit sans qu’on nous enfonce une porte pour faucher un porcelet ou une brebis.
     — À ce point !
     — Ils sont pires que des dingues ! L’hiver, ils ne nous ont pas laissé le temps de souffler. Dis, tu n’as vu aucune ombre suspecte ? Bon, alors je donne le signal de fin d’alerte.
     Le fermier poussa quelques notes dans sa trompette, un voisin lui répondit, plus loin un second cogna sur une planche et le gong résonna, tranquillement cette fois-ci, comme un point final. Les chiens s’étaient tus également.
     — Dîtes donc, vous faites bien les choses !
     — Faut ce qui faut ! Ça aide un peu ; à défaut d’autre chose, au moins le vacarme leur fait baisser le nez et ils ont la frousse des projecteurs. Mais le plus souvent ça ne sert pas à grand-chose ! Tu sens encore cette odeur de brûlé ? Les décombres du voisin. Il y a un mois, trois Russes sont venus frapper à leur porte. Le voisin, un fort en russe, les a inondés d’injures en leur criant de ficher le camp ; mais eux, ils frappaient encore plus fort : qu’on les laisse entrer, juste histoire de griller une cigarette. Tu parles ! Tu les laisses entrer ces cochons-là et ce sont les femmes qu’ils grillent ! Cette fois-là, ça a été la maison ! Un coup de fusil et elle était en feu ; une balle incendiaire dans le chaume du toit… Entre donc maintenant.
     Le fermier perdit tout son bagout en apercevant Taavi en pleine lumière. Au récit du fugitif, les patrons hochaient la tête comme pour éviter de donner leur avis ; Ses yeux humides, la fermière caressait la main osseuse de Taavi.
     Mais le jeune homme, à l’évocation de toutes ses souffrances, avait brusquement envie de se ruer dehors. Courir à travers champs, à travers prés, lancer des pierres dans les buissons, enjamber les fossés, sentir à nouveau les muscles de son corps ! Il était donc réellement libre ! Oui, sortir ; cette pièce lui semblait trop étroite. Il était libre ! Le monde entier, tout lui appartenait ! La nuit et le jour, le ciel et les forêts, les chants d’oiseaux et le bruissement des blés !
     L’oncle d’Evald et sa femme le regardaient, sidérés, mais ils devaient comprendre ce qu’éprouvait l’ancien prisonnier qui arpentait la pièce, admirait les chaises, les tableaux, les rideaux, le moindre bibelot. Taavi se mit à rire à pleine voix, sans raison apparente ; à table, inconsciemment, il croisa les mains, non pas pour prier, mais pour contempler le pain noir, le pain quotidien, et sa gorge se serra de larmes. Il avait posé dans sa paume une pomme de terre et dialoguait avec elle, sans se soucier de tout ce qui l’entourait. « C’est avec elle que le vieux à barbe blanche m’insufflait sa propre vie, sa vie et sa foi. Si la nouvelle de mon évasion parvient jusqu’à lui, il sera heureux ; ce sera son ultime cadeau ! »
     
     * * *
     
     Taavi ne resta que quelques jours dans la ferme pour y reprendre des forces. On lui proposait bien de rester plus longtemps, mais il aspirait à regagner les forêts. Rester ici aurait été par trop dangereux, Pääsküla et ses Russes étaient à deux pas. Il essayait de se souvenir de tous les endroits qu’il avait connus pendant le premier été de guerre, des maisons forestières, des fermes de ses compagnons — mais combien d’entre eux avaient été emportés par la guerre ? Tout à coup il se rappela qu’Eedi de Piibu lui avait souvent parlé de sa ferme, toute proche des forêts. Taavi décida d’y aller ; il apprendrait, par la même occasion, aux parents d’Eedi que leur fils avait pu rejoindre le monde libre.
     Faire ce chemin, à travers la nature débordante de vie, l’enchantait. L’oncle d’Evald lui avait donné un revolver et quelques cartouches. Il s’arrêtait de ferme en ferme pour se reposer, renouant ainsi contact avec les premiers maquisards. Des heures entières, il restait allongé au soleil dans les clairières, le revolver à portée de main. Il se demandait parfois ce qui l’attirait ainsi, vers la ferme d’Eedi ; pourquoi ne pas rester avec les résistants rencontrés tout au long de la route ? Mais il continuait à avancer, entraîné par un double but : gagner la ferme d’Eedi, proche des forêts et des marais infranchissables de Mahtra, et trouver le moyen de traverser le golfe, l’automne prochain. Il se procurerait bien une barcasse, d’autant plus que, cette fois-ci, il partirait seul. Quelle heureuse surprise d’anniversaire ce serait pour sa femme de le voir débarquer un beau matin ! De l’autre côté du golfe il avait assez d’amis pour passer la frontière de Finlande en Suède.
     Le plein air l’avait hâté, et dans ses muscles il sentait bouillonner à nouveau son ancienne force. Lorsqu’il arriva, un après-midi, devant le portail de la ferme d’Eedi, son cœur se mit à battre d’émotion.
     C’était une maisonnette tapissée de fleurs grimpantes ; des dahlias et des pivoines s’épanouissaient au soleil sur les massifs de la cour ; les plates-bandes, le jardin, les barrières, les allées, tout révélait le genre de vie et le caractère de ceux qui habitaient ici.
     Une femme assez petite et voûtée tirait du puits un bidon de lait qu’elle avait mis là à rafraîchir. Ce ne pouvait être que la mère d’Eedi, elle lui ressemblait tellement. Son regard interrogateur se fixa sur Taavi, le même regard que celui de tous ceux qu’il avait rencontrés cet été : un peu méfiant, mais vite compréhensif et accueillant.
     — Bonjour ! Je tombe à pic ! Ma parole, vous aviez deviné l’arrivée du voyageur assoiffé !
     — Eh oui ! Surtout par cette chaleur ! Peut-être même qu’on a le ventre creux ?
     — Pas impossible ! C’est vite fait lorsqu’on vagabonde en plein air ! Taavi retrouvait son rire joyeux ; cette femme lui était très sympathique.
     — Depuis longtemps sur les routes ?
     — Ça dépend comme on le prend ; quelques semaines.
     — Ah ! Quelque chose qui ne va pas ?… Le regard de la vieille femme se voulait rassurant.
     — Vous êtes bien la mère d’Eedi ?
     — Je ne sais pas ! sourit-elle. On va entrer.
     — Oh ! J’ai le temps ! riposta Taavi en empoignant le bidon de lait. Continuez votre travail !
     La femme le conduisit à l’intérieur et mit la table. Le fermier entra et lui tendit la main en apprenant qu’il s’agissait d’un ami d’Eedi. Mais, de son fils, il ne savait rien ! Juré ! Il n’avait même pas de fils, Taavi souriait en lui-même ; on ne lui faisait pas entièrement confiance. La jeune fille de la ferme, en voyant son crâne de prisonnier, eut un sursaut de peur. Eh oui ! prisonnier politique !
     — Ça, ils t’ont bien arrangé !
     Bourrant sa pipe, le fermier tendit au visiteur son paquet de tabac et une feuille de papier à cigarette.
     — Bien sûr, vous ne pouvez pas encore avoir des nouvelles de votre fils, déclara Taavi d’un air mystérieux et triomphant. Lui, il a de la chance ; l’automne dernier il a pu prendre le large !
     À la place de l’explosion de joie qu’il escomptait, il vit le visage de ses hôtes se rembrunir. Le vieux le regardait fixement, envoyant au plafond des bouffées de fumée ; la jeune fille avait tressailli : quant à la fermière, elle s’était immobilisée, bouche bée. Taavi ne comprenait rien à leurs réactions ; voilà que la fermière maintenant lui tournait brusquement le dos et que la jeune fille se sauvait hors de la pièce. S’était-il trompé de ferme ?
     — Mais… Je suis bien à Viruste ?
     — Ça oui, répondit le vieux en reprenant le paquet de tabac comme s’il craignait que Taavi le lui volât.
     — Vous avez bien un fils qui s’appelle Edouard ? Il n’y a pas de doute possible, il ressemble tellement à sa mère ! Rassurez-vous, il est en lieu sûr ! Je pensais vous apporter une bonne nouvelle, mais que le diable m’emporte je… Je ne comprends plus rien à rien !
     Le fermier, debout devant lui, le détaillait gravement.
     — Maintenant, mangez ; personne n’a jamais quitté cette maison sans prendre un morceau, mais ensuite, décampez… ça vaut mieux pour vous !
     Taavi bondit sur ses pieds.
     — Seriez-vous communiste ?
     — Je suis ce que je suis et ça ne regarde pas les vauriens de votre espèce qui arrivent avec des histoires de…
     Le vieux sortit de la maison.
     Taavi se sentait désemparé ; il était venu là avec les meilleures intentions du monde et en voilà une réception ! Le fermier était même capable d’appeler les Russes !
     — Écoutez-moi, vous n’êtes tout de même pas des communistes ? insista-t-il en s’approchant de la fermière,
     — Dieu du ciel ! Que personne ne me prenne jamais pour ce que vous venez de dire !… Allez, mangez maintenant…
     — Mais vous êtes bien la mère d’Edouard, sinon il faut que je me sauve dans la forêt. Comment pourrais-je savoir si le patron n’est pas allé chercher du monde pour m’arrêter !
     — Asseyez-vous tranquillement. Oui, j’ai un fils qui s’appelle Edouard…
     — Alors, dites à votre mari de revenir ; il doit y avoir une erreur parce que…
     Il resta la bouche grande ouverte car, au même instant, la porte grinçait et le fermier, accompagné de deux autres hommes, se tenait sur le seuil.
     — Sacrebleu ! s’écria le plus petit en s’élançant vers Taavi.
     — Que-qué-qu’est-ce que tu tu m’as ra-aconté avec tes mou -mouchards ! C’est Ta-Ta-Taavi Rau-audoja !
     Taavi était pétrifié. Eedi et Leonard qu’il croyait en Finlande ! Quel mauvais tour le destin lui jouait-il ? Ses deux copains étaient encore en Estonie, partisans comme lui !
     — Alléluia ! Que les angelots embouchent leurs trompettes ! continua Leonard. Mais, raconte-nous maintenant comment tu es venu ici ?
     — Je suis là, voilà tout ! Ce serait plutôt à vous de m’éclairer ! Que s’est-il passé sur la côte ?
     — C’est une longue histoire que l’on ne peut bâcler en quelques mots. Cale-toi d’abord la sous-ventrière ! Vaut mieux que tu ne demandes rien, je te dis ; ça pétait feu et flamme ; il s’en est fallu d’un poil qu’on ne nous transformât en chérubins ; autrement dit : c’était foutu !
     — Hein ?… Mais vous avez tout de même pris le large ?
     — Il y en a, oui, qui sont montés droit chez saint Pierre, une traînée de feu aux fesses !
     — Arrête tes idioties et parle ; tu sais que j’avais ma femme et mon fils là-bas…
     — C’est une histoire pas très drôle…
     Taavi comprit que la fausse gaieté de Leonard ne lui servait qu’à cacher son émotion ; le garçon ne riait plus. Taavi ne savait pas encore à quel point les nouvelles étaient mauvaises, mais, soudain, les paroles du commandant de la NKVD lui revinrent en mémoire : « Tes aveux sauveraient ta femme et ton fils et… pense à celui qui va bientôt naître ». Taavi sentit son dos se couvrir de sueur froide.
     Ils restèrent tous là, sans bouger, de longues minutes interminables ; puis Leonard se mit à parler, simplement, gravement :
     — On est tombé dans un piège.
     — Tu mens ! hurla Taavi qui pourtant savait que son ami lui disait la vérité. Comment auriez-vous pu tomber dans un piège, alors que Marta a vu la barque quitter la côte ?…
     — La barque n’a même pas eu le temps de se détacher des galets…
     — Et tout le monde a été pris ?
     — Y en a-a eu pas mal de tu-ués ! Taavi se sentait devenir fou.
     — Comment ! Tout le monde a été embarqué, mais vous, vous avez pu passer à travers les mailles du filet, comme des souris savantes ! Ou alors les Russes vous ont renvoyés porter la bonne nouvelle ; ils ne vous ont pas trouvés assez intéressants pour eux ! Allez, parle, décide-toi !…
    — Eh bien, le voilier est revenu de Finlande la nuit même où l’on était retourné à la grange de Siim pour attendre à l’abri. Seuls quelques-uns, qui étaient restés sur la plage, ont pu partir, et le bateau a cinglé à moitié vide. Parmi nous, Jüri Paarkukk et le prêtre Vaptas ont pu ainsi s’en aller. Comme le voilier devait revenir deux jours plus tard, la côte était noire de monde : des hommes, des femmes, des enfants qui patientaient là depuis des semaines. Bien sûr. Ilme et Lemb étaient avec nous, mais ta femme refusait de partir : elle voulait t’attendre. Il était plus de minuit et, par hasard, j’avais envie de faire mes besoins. Eedi, en bon serviteur fidèle, m’accompagnait. À peine accroupi, qu’est-ce que je vois ? Un Russe qui se faufilait à quelques pas de moi ! Je fais signe à Eedi de se jeter à plat ventre ; on entendait déjà la pétarade du moteur auxiliaire du voilier qui s’approchait du rivage. Mille pensées s’entrecroisaient dans ma tête ; que faire ? Crier pour donner l’alarme ? C’était peut-être provoquer un massacre encore plus terrifiant. D’ailleurs je n’en ai pas eu le temps ; tout s’est déroulé en un clin d’œil ; déjà les fusils crépitaient, le bateau venait sûrement d’accoster. Les coups de feu partaient de tous côtés ; ceux qui eurent la présence d’esprit de se plaquer au sol ont eu la vie sauve, mais les femmes, à demi folles, se mettaient au contraire à courir et… il n’y en a guère eu de capturées vivantes ! Nous deux, on n’avait pas de temps à perdre ; le plus souvent à quatre pattes, on s’est taillé comme on a pu ; la forêt était envahie de Ruski ; je me demande encore quel miracle nous a sauvés ! D’après moi, il s’agit sûrement d’une trahison. Avoir été encerclés de cette façon et, dès que le bateau accoste, le tonnerre qui se met à éclater de partout, ce n’est pas une coïncidence ! Il y a un salaud parmi nous qui a dû vendre la mèche !
     Sans s’en rendre compte. Taavi était tombé assis sur une chaise, anéanti ; devant ses yeux se déroulait toute la scène, dans ses moindres détails. Après un long silence, le père d’Eedi prononça lentement :
     — Et moi qui vous prenais pour un mouchard ! J’en étais persuadé, puisqu’en dehors de Leonard et de mon fils personne n’avait pu échapper au massacre !…
     Il s’approcha de Taavi et lui mit la main sur l’épaule.
     — Excusez-moi de…
     Mais Taavi ne le voyait même pas ; son visage était tellement décomposé que personne n’osait plus bouger.
     
     * * *
     
     Taavi sentait à nouveau la colère et la douleur monter en lui. Il se retrouvait prisonnier au milieu même de cette liberté rayonnante de soleil. Le soutien-gorge et le bas déchiré appartenaient donc à Ilme ! Était-elle encore en vie, ou ces guenilles avaient-elles été arrachées à son cadavre ? Pourquoi ne lui avait-on pas montré les vêtements de Lemb ? Son gamin était-il tombé sur la côte ?
     La vie de partisan qu’il menait maintenant, à demi oisive, le rendait fou. Dans sa colère impuissante il n’avait plus qu’une chose à faire : écrire au chef de la NKVD, rue de Nunn. Il posta lui-même sa lettre, se faufilant jusqu’à une mairie, douze kilomètres plus loin. Dans cette lettre, rédigée en estonien, il jurait par le Saint Camarade Staline que son évasion réussie était due à la complicité du capitaine et du manchot à chacun desquels il avait promis mille roubles, pour prix de leurs services. C’était la seule pitoyable vengeance qu’il fût actuellement en mesure d’accomplir.
     Au retour, Taavi s’adossa à un arbre ; le soleil se mouvait entre les futaies ; les senteurs de la nuit montaient en nappes fluides ; l’or du couchant se délayait dans le ciel, se dégradant, au sud, depuis le rouge jusqu’au violet profond, au nord, du jaune au vert tendre. Sur sa tête, de minuscules étoiles se mirent à scintiller ; ululant, un jeune hibou se cogna dans son vol aux branches des bouleaux puis disparut dans les brumes vaporeuses ; l’air sentait la résine fondue de soleil et le foin coupé ; un pic-vert entama son interminable sape, mais Taavi ne sentait ni ne voyait rien. Son esprit sinuait dans d’autres labyrinthes où jamais l’aube ne succédait à la nuit.
     Taavi avait demandé à ses amis de lui donner de nouveaux détails, mais au premier mot il leur avait crié de se taire, incapable d’en supporter davantage. Marta avait vu Ilme et Lemb prendre la mer, et elle avait pu quitter le coin, tout tranquillement. Il y avait là quelque chose, de bizarre. Il se rappelait les paroles du père d’Eedi : « En dehors de Leonard et de mon fils, personne n’a pu échapper au massacre. » Alors… Il avait raison de soupçonner Marta qui devait en savoir plus long qu’elle ne le prétendait. Pourquoi l’avait-elle envoyé à Tallinn ? Que s’était-il passé EXACTEMENT ?
     Sa foi et son espérance s’étaient écroulées. Cette foi, que le vieillard avait nourrie de sa propre vie. était donc si peu résistante ? L’essence d’un homme était-elle donc limitée au cercle étroit d’une famille ? Le vieillard affirmait : après avoir tout perdu, je suis au-delà de la vie, au-delà même de la mort ! Taavi Raudoja, revenu en soldat dans son pays, avait délibérément offert sa vie pour son peuple, pour la victoire comme pour la défaite, dans la vie comme dans la mort. Si sa femme et son fils s’étaient éteints avant lui, il devait se résigner, c’était le destin, sa mère le lui disait aussi ; et si maintenant la mort lui laissait un sursis, ce n’était pas par hasard ; il devait y avoir une raison valable.
     Il regardait ses mains puissantes, brûlées de soleil, ces mains qui savaient tenir une arme. Que devaient-elles tenir d’autre ? L’Europe se reconstruisait sans qu’il puisse participer à cette résurrection, même pas en esclave, car on exigeait de lui le nom de ses frères. Oui, il devait encore utiliser son arme ; seul le sang pouvait le laver de ses souffrances ; mais le pouvait-il vraiment ?…
     Eedi vint le chercher. Ils devaient tous trois quitter la ferme pour un long, très long voyage ; retrouver dans les forêts tous ceux qui les attendaient.
     Fusil sur l’épaule, Eedi ployait sous son sac débordant de vivres.
     — On a pen-pen-sé qu’il était t-temps de pa-partir ! Taavi l’accompagna en silence jusqu’à la maison. Dans la cour, Leonard s’affairait à boucler son sac ; le fermier en préparait un troisième pour Taavi.
     — Nous allons rester quelques jours dans les environs pour voir la tournure que prendront les événements et si ça bouge, alors…
     Mais ils ne restèrent pas longtemps en lisière ; bientôt parvint la nouvelle de l’arrivée d’importantes sections russes près de Rapla ; d’autres rassemblements venaient embouteiller Kohila et Kose ; Taavi et ses compagnons se penchèrent alors sur leurs cartes chiffonnées, essayant de prévoir les zones qui seraient attaquées ; il n’était pas prudent de s’attarder ici…
     — On va les réchauffer nos flingues !
     — Et co-co-copieusement !
     Ils ramassèrent leur sac et disparurent dans la nature.


Deuxième partie


I

     Dans un pré bordant la rivière, Ignas avait installé une grosse meule à aiguiser. Il partait faner avec Hilda à travers la rosée matinale, tandis que Reet et Linda de Sooserva vaquaient aux travaux domestiques et soignaient les bêtes. En réalité, Ignas n’aimait guère s’absenter ainsi de la maison pour toute une journée d’été : Aadu, le sourd-muet, était le seul homme à rester à la ferme, et, de temps à autre, du côté de Kalgina, des Russes venaient au village. Reet était bien une femme robuste, mais, depuis quelque temps, sa santé laissait à désirer. Chaque changement de temps, surtout au printemps, lui causait des douleurs dans les membres. Durant la canicule, ses pieds enflaient, lui rendant les matins particulièrement pénibles. Elle n’était pas femme à se plaindre, et il y avait tant à faire du petit jour jusqu’à la tombée de la nuit !
     Depuis l’arrestation de Mihkel de Lepiku, Osvald, Tom et Värdi vivaient dans les forêts et s’étaient imposé un étrange mode de vie. De nouvelles troupes russes étaient venues s’installer à Kalgina ; ils n’osaient donc plus travailler dans les champs en plein jour, mais le faisaient la nuit tombée, se faufilant comme des ombres. Dans l’obscurité, ils plantaient des pommes de terre, roulaient, hersaient la terre. Värdi, le bossu, qui ne connaissait rien en agriculture, faisait le guet du côté de Võllamäe, sa bicyclette camouflée dans un buisson, prêt à tirer une fusée en cas d’alerte. Pendant le jour, les hommes dormaient, réparaient les clôtures, coupaient des fagots ou aménageaient leur campement d’été.
     Tous les gens du village étaient au courant, d’une façon ou d’une autre, de leur présence dans les bois. Les hommes de Hiie auraient été bien en peine de donner le chiffre exact des maquisards. À chaque détour de sentier on pouvait tomber sur un gars de Dieu sait quel village, pistolet à la ceinture ou fusil en bandoulière. Quant à Heku, l’idiot, on le croyait caché à Matsu ou à Kadapiku. En fait, il cheminait seul, bien qu’il vînt parfois manger un morceau avec la bande de Metsaoti. Il se liait avec n’importe qui, et toujours quand on s’y attendait le moins. Parfois il lui arrivait de redevenir lucide et de ne plus s’occuper de son armée fantomatique ; mais le plus souvent, il déraillait tellement que même Jaak, son père, devait se rendre à la triste évidence :
     — Cré vingt dieux ! Moi, je n’ai pas un chat à envoyer, la nuit, sur mes champs ! L’autre crétin déterre les truffes dans le marais ! C’est pas encore lui qui inventera la poudre!
     Les hommes de la forêt donnaient un sérieux coup de main à Ignas. De son côté, avec Hilda, il veillait à leur apporter de quoi manger. Les faux bien aiguisées, alignées sur une branche d’aune, attendaient les travailleurs au bord de la rivière. Osvald arrivait bien souvent en retard au travail ; son visage ruisselait, tellement il s’était dépêché. Ignas ne lui posait aucune question, mais ses copains, eux, ne se gênaient pas :
     — Qu’est-ce que tu fabriques avec Marta ? Elle te porte au cerveau ! lui fit remarquer Tom.
     Osvald répondit par un rire qui n’était plus celui d’autrefois. Il débordait d’insouciance et de joie de vivre.
      — Eh ! Une femme c’est une femme !
     — Alors, t’es complètement mordu !
     — Mordu, mordu… que veux-tu, je n’ai plus ton âge ; de temps en temps on a besoin… tu comprends ? Et même, on a intérêt ! Maintenant je sais tout ce que le Comité mijote à la mairie, comment les Russes se déplacent, où ils vont… Que veux-tu d’autre ? C’est utile !
     — Sacré tâcheron va ! Moi je ne peux pas la sentir, avec ses yeux en trou d’aiguille ! Et puis, ça ne dure jamais bien longtemps avec personne ! Son mari, le vieux Laan, c’est elle qui l’a poussé dans les pattes de la NKVD — du moins à ce qu’on raconte ! Ça ne m’étonnerait pas qu’un beau matin les Ruski viennent te piquer dans la grange de Roosi, où tu fricotes avec elle, pour t’embarquer direction la mairie avec accompagnement de chœurs et tout et tout !…
     — Imbécile ! Tu me crois aveugle ? Et puis qu’est-ce que tu as à me harceler ? Ça ne regarde que moi ! Ma parole, est-ce que tu serais jaloux 
     — Comment qu’elle est cette animale-là ? demanda Värdi.
     — Animale !… Animale ! grommela Osvald vexé, sans plus souffler mot. Le petit Värdi hocha la tête :
     — Un gars comme Osvald, c’est malheureux de le voir tomber dans les jupes d’une telle dingue !
     Pendant toute la fenaison, Linda et Värdi montèrent la garde, chacun leur tour, malgré l’avis d’Osvald qui trouvait ça parfaitement inutile. Quand on ratissait, Tom remplaçait Linda car, selon lui, un râteau n’était pas un outil d’homme. Linda et le vieil Aadu donnaient un coup de main aux autres, et les meules montaient comme jamais encore les années précédentes.
     — C’est du stakhanovisme ! lança Osvald en riant.
     — Ça oui ! Du bon boulot de choc ! renchérit Ignas, tout heureux de voir ainsi avancer le travail. J’ai l’impression que vous pouvez maintenant prêter main-forte aux gens de Lepiku. Il fait beau sous la calotte des cieux, alors fauchez tant que vous pouvez !
     — C’est clair, patron, cette année nous damons le pion à tout le village ! Les Matsu, eux, commencent juste à aiguiser leurs faux !
     — Eh oui ! Lonni compte les jours maintenant et Meeta doit rester la surveiller. Je le disais à Reet : va voir un peu chez les voisins ; t’es une femme d’âge, peut-être qu’ils auraient besoin de toi ! C’est pas drôle avec cette sacrée chaleur ! La fille est toute pâlotte…
     — Ça oui, patron ! acquiesça Osvald. La phrase avait une intonation de regret. Ces damnés Russes avaient fait là un joli coup avant de mourir !

     * * *

     La vie continuait à Metsaoti. On commentait les événements en se rencontrant aux champs ou au travail obligatoire. Mais chacun gardait pour soi la majeure partie de ses soucis. Un soir, après avoir bricolé dans la cour, Ignas se sentit le cœur lourd. Le vieil Aadu sortit de la maison : il était donc déjà tard pour que le vieux eût fini de vider sa gamelle et allât se coucher. Aadu traversa la cour, le chien Pontus gémissant sur ses talons. Ils s’arrêtèrent tous deux à la palissade et Aadu arracha une touffe d’herbe tendre qu’il se mit à brouter. « Tiens ! Aadu mange de l’herbe ! C’est signe de pluie ! » pensa Ignas. Avec le chien, on n’en était jamais très sûr, mais avec le sourd-muet !…
     À son tour, Pontus mordilla quelques brins sans cesser de gronder. Aadu lui répondit dans le même langage. C’était une chose qui dépassait Ignas : Aadu, sourd comme un pot, répondait au chien dès qu’il s’arrêtait !… Pontus alla s’asseoir au beau milieu de la route, Aadu s’arrêta au portail, appuyé sur son gourdin. Tous deux regardèrent en direction de Võllamäe. comme s’ils attendaient l’arrivée de quelqu’un. De temps en temps, ils se remettaient à geindre, semblant se confier leurs misères réciproques. Ignas rentra en hochant la tête.
     — Où es-tu resté si longtemps ? lui demanda Reet ; le dîner est tout froid !
     Fatigué, Ignas, sans prendre la peine de se laver les mains, se mit à table.
     — Linda est venue faire un tour ! Reet regarda son mari pour bien lui montrer l’importance de ce qu’elle disait.
     — Ah oui ! se contenta de répondre Ignas ; son regard indifférent parcourait la vaste cuisine. Tout lui semblait bizarre : la gamelle vide d’Aadu au coin de la table, les charbons ardents dans la cuisinière, le rideau de défense passive qui obstruait la fenêtre. À quoi bon, ce rideau ? La guerre était terminée, on n’entendait plus le vrombissement des avions ; et pourtant, on le tirait encore chaque soir, comme s’il pouvait protéger aussi les pensées contre la curiosité du monde extérieur, comme si les habitants redoutaient l’obscurité, comme si le Malin pouvait pénétrer jusqu’au cœur de ces plaines reculées. Ignas sentit soudain qu’il lui aurait fallu plus de monde qui l’entourât dans cette pièce. Il avait le cœur glacé ; la chaleur intime de cette cuisine était disparue. Hilda, depuis bien longtemps déjà, avait installé son lit dans la grange à sécher le blé. De là, elle surveillait la ferme comme un bon chien de garde ; mais les partisans sortaient rarement des forêts pour venir dans le clos se coucher au sauna.
     — Hilda dort déjà ?
     — Elle s’est sauvée ; elle avait une fois encore les yeux pleins de larmes !
     Ignas remarqua que sa femme était triste et inquiète, que ses mains, essayant de se cramponner au rebord de la table, faisaient des gestes maladroits. Reposant sa cuillère, il s’appuya contre le dossier de sa chaise.
     — Linda m’a dit qu’elle avait vu la cadette de Tooma de Kuuse. Selma leur a écrit de Tallinn que Taavi…
     — Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
     — On l’a arrêté, depuis mars déjà.
     Une bien mauvaise nouvelle qu’Ignas aurait mieux aimé ne pas apprendre après une telle journée de travail !
     — Et Ilme avec le petit, ils ont pu prendre le large ?
     — Oui, les pauvres ! Maintenant ça lui fait deux enfants ! Linda a bien de la misère ! Elle ne pleurait même pas ! Elle ne parlait que de son Andres. Mais depuis que Taavi a suivi le sort du père, il ne lui reste plus grand-chose qui la retienne dans ce bas monde ! J’ai bien peur qu’elle n’en finisse, qu’elle ne se jette dans la rivière ou…
     — Ah ! Qu’est-ce que tu nous chantes ! coupa Ignas. Mais il se sentait, lui aussi, inquiet.
     — Elle avait l’air tellement drôle ! Toute calme comme si elle était déjà partie… Reet éclata en sanglots.
     — Ainsi, ils ont pu mettre le grappin sur Taavi ! Ça m’étonne de lui ! Qui sait ? C’est le portrait tout craché de son vieux père Andres. S’il a vu qu’il ne pouvait plus s’en tirer, il a sauté tout droit à la gorge des Russes, pour en finir plus vite ! Allons, ne pleure pas, Reet ! Faudra bien s’y faire ! On en perdra bien d’autres !
     — Malheureusement oui !… C’est pourquoi je…
     Pour la première fois Ignas remarqua combien sa compagne s’était tassée ; elle avait maintenant plus de cheveux gris que de noirs ; imperceptiblement, toutes ces années de soucis l’avaient brisée.
     — Je me tracasse tellement pour Ilme, continua Reet ; au milieu de tous ces étrangers !…
     — Eh oui ! Mais l’important c’est qu’elle n’ait plus à vivre dans la peur ! Et puis, de savoir que les enfants vont grandir libres, ça nous donnera du courage !
     Ignas sortit de nouveau dans la cour. Il se rendait compte que sa femme souffrait, qu’elle avait besoin de sa présence. Il avait de la peine pour Reet, de la peine pour le monde entier et plus encore peut-être pour Linda de Sooserva : il revoyait cette petite vieille fragile agenouillée à la place même où était tombé son mari.
     Au bout de la maison, sous les pommiers, il s’arrêta, le regard au-delà des champs en direction de Võllamäe. Attendait-il, lui aussi, quelqu’un ? Bêtise ! De ce côté il ne pouvait venir que des rafles.
     Pontus continuait à geindre ; la silhouette du sourd-muet se penchait toujours sur son bâton. De la plaine montait le crissement de la herse qui griffait le sol. Ah ! Cet Osvald ! Se risquer ainsi à découvert ! En une soudaine intuition, Ignas voulut lui conseiller de retourner dans la forêt. S’il lui arrivait malheur ! Au même instant, vers les collines de Koolu, éclata un coup de feu suivi d’une fusée jaune traçant un arc dans le ciel. Les Russes ? Pontus et le féroce Saulus de Matsu se mirent à aboyer à tout rompre. Le chien de Võllamäe s’étranglait presque d’excitation, et les glapissements du roquet de Kadapiku emplissaient les pâtures. Toute la tranquillité de la nuit était brusquement rompue. Pans de veste au vent, le bâton cognant contre les pierres, Aadu s’enfuit au fond de la cour, comme s’il avait le diable aux trousses, et escalada quatre à quatre l’échelle de son grenier en poussant des cris gutturaux.
     En même temps parvenait à Ignas le galop assourdi d’un cheval s’éloignant dans la forêt. Un rapide, cet Osvald ! En ce moment. Värdi devait pédaler ferme sur les collines de Koolu en direction de Verisoo. L’oreille aux aguets, Ignas avança jusque dans les champs : il n’entendit rien, hormis le concert d’aboiements. Ce n’était donc qu’une fausse alerte ; mais une alerte quand même ! Elle rappelait aux habitants de se tenir sur leurs gardes ; nul ne pouvait savoir ce qui arriverait avant l’aube.
     En revenant dans la cour, Ignas y trouva Reet et Hilda. Cette dernière, en chemise de nuit, pieds nus, un manteau jeté sur les épaules, tenait ses vêtements sur le bras par précaution.
     — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Reet effrayée.
     — Rien pour l’instant !
     — Comment rien ! Hilda a entendu un coup de feu !
     — Je te dis qu’il n’y a rien pour le moment. On verra par la suite… Tâche de dormir, Hilda ! Tu as besoin de sommeil, jeune comme tu l’es ! Sinon tu vas t’épuiser !
     — Dormir !… Toujours dormir ! répéta la jeune fille, semblant ne pas comprendre ce que lui disait Ignas.
     Le ciel, tout scintillant d’étoiles, formait une voûte apaisante au-dessus du monde. Il n’avait pas de mystère à cacher, comme cette terre enténébrée !
     Et l’aube se leva sans qu’il se passât rien. Les jours s’égrenaient, embaumés ; le ciel éclatait de lumière et de musique, peuplé de chants d’alouettes, comme une poussière bleue aux rayons du soleil. Les hommes embellissaient leurs cœurs de cet or bleu du ciel qui chassait les miasmes mortels de l’hiver. Il leur semblait vivre à nouveau les anciens jours heureux, dans ce halo d’été, symbole de la vie.
     Plus que personne, et contre toute attente, Hilda y paraissait sensible. L’été la faisait revivre. Ignas était le premier à se réjouir de cette métamorphose car, à son âge, il avait besoin de voir auprès de lui des yeux riant de joie, ne fût-ce qu’un instant.
     Chez Hilda, ce n’était pas une lente floraison, mais le brusque éclatement des glaces à la chaleur du printemps. Son rire fusait, telle une gerbe de soleil dans un ciel d’orage, illuminant un instant son regard trop vite voilé de tristesse, embué de larmes. Mais, caché en elle, l’épanouissement de son âme devait se faire plus lent et plus sûr. Les fleurs du jardin, qu’elle regardait de longues heures, effaçaient de son cœur, par leur couleur, les dernières lueurs de l’incendie, chassaient, de leur parfum, l’odeur calcinée des maisons en ruine.
     — Elle se remet ! disait Reet.
     — Oui, ça m’en a tout l’air !
     — Il faut qu’elle guérisse. Sinon elle ne pourra pas supporter un nouveau malheur !
     Ce nouveau malheur, c’était, pour Hilda, l’arrestation de Taavi. Elle l’avait à peine vu, mais connaissait bien Ilme. Elle aimait profondément la mère de Taavi, Linda de Sooserva, et courait chaque jour lui rendre visite dans sa ferme minuscule. Linda l’appelait sa fille ; toutes deux, elles allaient sous les sapins de Sooserva où l’on avait gravé une croix dans l’écorce. Longtemps Hilda n’avait pas osé y aller, mais maintenant cet endroit paisible, où était mort le père de Taavi, était cher à son cœur.
     Mais, plus que tout, la cause de ce renouveau en elle, c’était un homme bel et bien vivant et qui d’ailleurs semblait ne s’apercevoir de rien. Mais comment aurait-il fait pour s’en rendre compte alors que, depuis l’hiver, Hilda, au lieu de son ancien empressement d’esclave, ne faisait plus que sombre mine à Tom, le jeune héritier de Hiie ? La jeune fille se cabrait orgueilleusement devant ce garçon qu’elle ne daignait même plus regarder. Mieux encore ! Aux réflexions aigres-douces du jeune homme, elle se contentait de répondre sèchement : « Ah! tu crois être bon à quelque chose ? »
     Tom en demeurait bouche bée, persuadé d’être vraiment un moins que rien. Avec son ski cassé elle l’avait suivi jadis, docile et penaude, mais maintenant ! Le garçon, à la vue de ce corps souple, de cette bouche moqueuse, se sentait comme un chiot mouillé : honteux et mal à l’aise. Par sa suffisance, il s’était joué lui-même ! À table, elle ne lui apportait même plus à manger, ou le faisait avec un petit sourire de dédain qui l’exaspérait. Il enrageait tellement qu’il bondissait, prêt à lui arracher les cheveux ; mais chaque fois sa main retombait ; pourtant Hilda se blottissait de frayeur. Sans savoir pourquoi, il était incapable de sortir une syllabe.
     Ils vivaient maintenant comme chien et chat et c’était là, pour Hilda, l’étrange cause de sa résurrection. À moins que ce ne fût le baiser reçu dans la neige profonde des collines de Koolu ? Elle n’en savait trop rien !


II

     Dans la grande mairie blanche à volets verts, Mikhaïl Turban, le nouveau responsable, qui remplaçait Holde, était fait d’une tout autre étoffe que son prédécesseur. À première vue, il paraissait chétif, tout rabougri. Il était chaussé de bottes, habillé d’une simple veste de soldat dont la poche s’ornait d’une étoile à cinq branches en émail rouge. Pour les cérémonies, il arrivait à dissimuler sa poitrine rachitique derrière un flot de médailles et de décorations. C’était un Estonien né en Russie, ancien officier, invalide, taciturne, morose et soupçonneux. Ses rares paroles avaient tout l’air d’aboiements.
     Depuis le changement de responsable, l’atmosphère dans la grande salle du conseil municipal était devenue étouffante et tendue. Dès les premiers jours, Marta observa son nouveau supérieur ; il se gominait les cheveux et la moustache, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec Hitler. Turban se méfiait de tout le monde, et lorsque Marta le regardait dans les yeux, il se détournait de profil avec un tic nerveux, comme s’il avait envie de cracher. Constamment il cherchait à dissimuler ses mains : debout, il tirait sur ses manches, assis, il en gardait toujours une sous la table. Elles étaient difformes, presque sans doigts. C’était un homme marqué par la guerre, et personne n’arrivait à comprendre la raison de ce choix pour un chef de Comité Exécutif.
     Son second, à la grande terreur de toute la région, était un milicien : Reetal Rause. La vue de ce colosse avait épouvanté Marta. Le visage de Rause était criblé de marques de variole, ses yeux aussi nus que ceux d’un poisson, sans un poil ni un cil. Il avait une bouche large et forte garnie de longues dents jaunies, puissantes comme celles d’un fauve, des trous noirs et béants en guise de narines. Au premier coup d’œil il avait tout du gorille, même les longues mains pendantes ; mais il n’en avait pas la stupidité et semblait bien connaître son affaire ; insouciant du danger, il roulait à moto sur toutes les routes forestières. Mais, lorsqu’il partait sans sa monture, c’était alors qu’il fallait se méfier : il revenait chaque fois avec une nouvelle proie. Malheur à la victime qui cherchait à résister : Rause l’assommait à moitié.
     Au bout de quelques semaines, sa réputation dépassait les bornes du département. De son passé, on savait uniquement qu’il était allé en prison, durant les années de paix, pour avoir violé une petite bergère. Reetal Rause était le seul nuage noir sur l’horizon de Marta, le seul qu’elle redoutât. Elle cherchait à se raisonner : après tout, cet homme n’était qu’un vulgaire outil dans la main de l’actuelle puissance, une simple hache. Mais elle se méfiait de son regard de convoitise animale. Aussi fut-elle soulagée en obtenant de la NKVD l’autorisation de porter un revolver — sous prétexte de se défendre contre les bandits en forêt. Elle avait désormais déposé sa candidature au parti communiste.
     Vers la fin de la fenaison, le temps se mit à l’orage. Les faneurs attendaient l’aide supplémentaire de Linda et Aadu ; ce dernier arriva tout essoufflé. Personne n’aurait remarqué son arrivée, au milieu de la fébrilité générale, si le sourd-muet n’avait été tellement surexcité. Se précipitant vers Ignas, il gesticula en poussant des cris ; de toute évidence, il avait quelque chose de grave à expliquer.
     — Hilda, toi qui as des jambes rapides, cours donc voir ce qui se passe ! Jette un coup d’œil dans la cour !
     — Oui ! Oui ! s’empressa-t-elle de répondre. Elle eut un regard furtif en direction de Tom qui, en short, le torse bruni par le soleil, le visage cuivré, coltinait d’énormes bottes de foin. Si quelqu’un était menacé, c’était bien lui ! Hilda, à toutes jambes, entre les arbres et les buissons, s’envola vers les prés de Metsaoti.
     Ce départ eut l’air de calmer quelque peu Aadu, mais, au lieu de se joindre aux travailleurs, il s’assit sur une butte de terre en continuant son soliloque de grognements, remuant les mains comme s’il conversait avec le buisson d’osier. De temps à autre, il gobait un brin d’herbe entre ses lèvres barbues, contemplant les faneurs et les forêts derrière lesquelles se blottissait le village de Metsaoti. Lorsqu’il se mit enfin à ramasser le foin, à chaque instant il arrêtait son râteau pour émettre quelques sons inquiets, le regard apeuré et triste de ne pas être compris.
     Tout le monde était en train de déjeuner lorsque Hilda revint, hors d’haleine, le visage livide.
     — Les Russes sont à Hiie ! Il y a une limousine noire dans la cour et des NKVD en uniforme qui montent la garde. J’ai surveillé quelque temps de l’enclos, mais je n’ai rien pu voir d’autre. Tout est calme dans le village, pas âme qui vive !
     — Diable ! lança Osvald. Cette fois patron, c’est l’orage !
     — Deux hommes en uniforme…
     — Oui ! Mitraillette au poing !
     — Ça nous fera de bonnes armes ! plaisanta Tom en reposant sa gamelle. Hein Osvald ? Qu’est-ce que t’en penses ?
     — Quoi ? T’es pas fou ! Une limousine noire et des NKVD ?
     Ignas bourrait sa pipe, le regard indifférent aux nuages d’orage. Il ne s’apercevait pas que ses doigts calleux tremblaient. Une limousine dans la cour, alors… Et s’ils emmenaient Reet ! Qu’est-ce qu’elle n’allait pas leur raconter sous l’effet de la peur ! C’était donc pour Tom ! Il fallait s’y attendre ! Et lui qui voulait s’emparer de leurs armes !…
     — Je suis allée prévenir Värdi…
     Un souffle d’air frais agita le sommet des bouleaux et les premières gouttes chaudes s’écrasèrent au sol, larges, de plus en plus drues et froides. En toute hâte, les hommes ramassèrent les victuailles et renfilèrent leur chemise en courant vers la grange. Aadu les suivit, bâton d’une main, râteau de l’autre. Ignas était le seul à regarder tomber la pluie qui noircissait peu à peu le foin crépitant ; son estomac se creusait d’angoisse.
     L’après-midi, sous les dernières gouttes d’eau, Linda arriva à la grange, enveloppée d’un fichu, les pieds flicflaquant dans la boue.
     Assise sur le foin, la vieille, toute menue et recroquevillée, semblait harassée et bouleversée :
     — Je suis venue dire que… Je ne sais plus ce qui arrive !
     — Qui ont-ils voulu emmener ? C’est moi qu’ils venaient chercher ? demanda Tom. 
     — Non ! Ils cherchaient Taavi.
     — Taavi ?
     — Comment ça ? Mais Taavi est en prison ! renchérit Ignas.
     — Je n’y comprends plus rien, j’vous dis ! Chez moi, ils fouillaient partout en me demandant quand est-ce que j’avais vu mon fils pour la dernière fois, et ils ne voulaient pas croire que c’était à l’automne dernier ! Ils ont regardé les photos et les ont toutes prises. Ensuite ils m’ont menacée de m’embarquer si je ne leur disais pas où était le fiston. Moi, je leur ai répondu que, vu mon âge, ça m’était bien égal de mourir ici ou ailleurs. Un homme tout en noir, comme un pasteur, leur servait de traducteur. Il avait l’air si gentil, si calme et si sérieux, que j’ai fait remarquer à cet Estonien qu’ils devaient savoir mieux que personne que mon fils était en prison. Ça les a mis en rogne ! Et comment j’avais su qu’il était en prison ? Qui me l’avait dit ? J’ai répondu que c’était Marta de Roosi, en revenant de Tallinn — Qui c’était cette Marta ? Je leur ai répondu qu’elle travaillait à la mairie comme secrétaire ou quelque chose dans ce genre-là — Ah ah ! Et qu’est-ce que Marta fabriquait avec mon fils pour savoir ça ? — Moi je leur ai dit : qu’est-ce que vous voulez ! Ils sont allés ensemble à l’école et voilà tout ! Et puis je me suis rappelé soudain que ce n’était pas du tout Marta qui me l’avait appris, mais bien la cadette de Kuuse ! J’ai voulu alors réparer mon erreur, mais ils m’ont tellement inondé de questions que j’ai tout laissé en plan !
     — Ils n’ont vraiment pas demandé après moi ? insista Tom, tout énervé.
     — Non ! C’était toujours Taavi et Taavi ! Ils ont alors crié à Reet : où sont les hommes ? La patronne leur a répondu calmement qu’il n’y avait que son mari à la fenaison. Elle avait un tel cran qu’il s’en est fallu de peu qu’elle ne leur montre la porte. Sous le fichu, les épaules de Linda tremblaient.
     — Pendant tout ce temps-là, ils pointaient leurs fusils vers la forêt ; on aurait dit qu’ils avaient peur de quelqu’un !
     Les hommes sourirent. La fréquentation des forêts avait rendu la peau rudement fragile à ces redoutables NKVD qui tremblaient à la vue des buissons !
     — Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils cherchent encore Taavi, puisqu’ils l’ont déjà arrêté au printemps ! objecta Ignas. Écoute, Linda, ne crois-tu pas que ton fils aurait joué la fille de l’air ? Je ne serais pas autrement étonné de le voir revenir un jour en me disant : salut !
     — Que Dieu t’entende ! J’avais bien eu la même idée, mais je n’osais y croire ! Une fois en prison, comment voulez-vous en sortir ? J’ai beaucoup prié pour lui…
     Du revers de la main, la vieille essuyait son visage ridé.
     — Et pourquoi pas ? s’exclama Värdi ; ce n’est pas la première fois que quelqu’un sortirait de leurs griffes ! On a même vu des hommes sauter des trains de déportation et prendre le maquis. Taavi est homme à les imiter à la première occasion.
     Le soir, Osvald alla tout seul au village pour « prendre le vent », comme il disait. Les autres décidèrent de passer la nuit dans les granges de foin. Martin de Liiskaku, qui donnait un coup de main aux vieux de Lepiku, partit au campement des partisans pour leur donner le mot, afin que le capitaine sût où se trouvaient les hommes. On avait tourné la girouette de la cour de Hiie en direction de Matsu : c’était le signal que le danger n’était pas imminent, mais qu’il fallait rester sur ses gardes. Hilda entra dans la cour avec Linda, les hommes attendirent dans le clos. Peu de temps après, Hilda revenait en toute hâte ; Pontus, derrière elle, cabriolait de joie.
     — La patronne n’est pas à la maison, ni dans les dépendances… les portes sont grandes ouvertes !…
     Les derniers rayons ocres du soleil couchant firent miroiter, en s’infiltrant entre les arbres, les champs encore mouillés de pluie.
     — Où est-elle alors ? s’inquiéta Ignas.
     — Si les Russes…
     — Qu’est-ce que tu vas imaginer !
     Ignas se précipita dans la cour : il n’y avait qu’une double trace de roues de voiture ; ils n’étaient donc pas revenus, comme il l’avait redouté un instant. Malgré les recherches, Reet demeurait introuvable. Dans la buanderie, les pommes de terre à cochons, qui cuisaient dans un immense chaudron, étaient réduites en bouillie. Sur le feu presque éteint de la cuisine, mijotait doucement une purée de grains d’orge. Ils restèrent là, désemparés. Le vieil Aadu arriva à son tour, balançant ses espadrilles au bout des lacets, pantalons retroussés jusqu’aux genoux, les pieds blanchis par l’herbe mouillée. Peureusement il observa les traces dans la cour, en tapant le sol de son gourdin comme s’il voulait exterminer un nid de vipères. Après avoir reniflé la marmite, il posa sa gamelle sur le coin de la table et reprit en quatrième vitesse sa faction au portail.
     — Tiens ! Il attend de nouveau ! fit remarquer anxieusement Hilda.
     — Il ne fait que ça !
     À la stupéfaction générale, la patronne arrivait de la direction de Matsu, le visage empourpré d’une joie évidente.
     — Ça y est ! Tout est réglé !
     Quoi donc ? On dirait une jeune fille qui s’enfuit de la maison pour courir le guilledou ! Les vaches meuglent pour être traites, et nous sommes là, ne sachant sur quel pied danser î
     — Ella est venue me chercher ! Faut pas perdre de temps dans ces sortes d’affaire !
     — Ah bon ! Alors c’est un garçon ou une fille ?
     — Une grosse fillette, bien portante et toute ronde. La mère se porte comme un charme. Seulement elle a peur…
     — De qui ?
     — Du vieux Juhan bien sûr ! Après l’accouchement, elle était affolée, elle réclamait son enfant à cor et à cri ! Mais en ce moment ils dorment tous deux bien tranquilles. Meeta rayonnait de joie ! Lorsque je j’ai traitée de grand-mère, elle a fait la moue mais a ajouté en souriant : c’est l’enfant de ma fille, moi, le reste ne me regarde pas !
     — Alors c’est une fille ! sourit également Linda. On n’aura pas à craindre la guerre de sitôt ; c’est une année de fillettes ! Haru, Kalgina, Penise, rien que des filles ! Et Ilme ?…
     
     * * *
     
     La tranquillité du soir avait enveloppé la ferme. Osvald était déjà parti lorsque Juhan en personne arriva à Hiie. Ignas le conduisit dans une pièce à l’écart, devinant que le vieux avait quelque chose sur le cœur.
     — Eh bien toi, mon cochon, t’as un sacré détachement de sentinelles à ton portail ! Un chien et un infirme ! Ils ouvrent de rudes soucoupes pour te reconnaître ! Le vieux a son gourdin en pogne, et si ta tête ne lui revient pas, vlan !… Fends la bûche ! On m’a dit que t’avais eu de la visite aujourd’hui ?
     — Ça oui, on en a eu !
     — Ces espèces de rougeoles, on n’a pas de médication pour les enfumer !
     — Y a une poudre qui les fera comprendre !
     — Juste ! Après quel cadavre ils en voulaient ce coup-ci ?
     — Je ne sais pas ! Ils pourchassent mon gendre et pourtant, à ce qu’on dit, le garçon est au frais depuis longtemps !
     — Un sacré chenapan que ton gendre de fils ! Juhan éclata de rire. Ça ne fait pas un pli ! S’ils le cherchent, il n’est plus au frais ! Fends la bûche ! Ahahah ! Pas si bête, ce vaurien de fils d’Andres ! L’idiot de Võllamäe a bien pu prendre ses jambes à son cou, alors tu penses, Taavi !… Il leur aura foutu un gnon entre les deux choses ! Fends la bûche !
     — Alors tu crois que… ?
     — Que veux-tu qu’ils cherchent d’autre ? Des pissenlits ?
     Juhan ce jour-là était d’une humeur radieuse, barbe au vent, ventre étalé ! Était-ce en l’honneur de sa petite fille ? Ignas voulut le lui demander franchement, en voyant son voisin exhiber de sa poche une fiole d’eau-de-vie.
     — On peut p’tête te féliciter ? Te v’là maintenant grand-père, y paraît !
     — Fends la bûche ! Moi je n’y suis pour rien ! C’aurait été un garçon, crois-moi, je lui tordais le cou ! Mais que veux-tu faire avec une pisseuse ? À la maison, je me suis rincé le gosier avec une bonne rasade de vin, et je me suis mis à réfléchir : une fille, ça peut aller ! Ça fera une bergère toute trouvée ! Et je n’aurai pas de crime sur la conscience. Tiens, goûte voir ! Y’a rien de mieux ! — Oui, ç’aurait été un garçon, fendant ma bûche, je l’enfouissais sous les fagots. Il aurait grandi et un beau jour, en regardant mon rejeton en face, peste, je me serais trouvé devant un Russe ! J’ai le cœur bien léger !
     Ignas considérait son rude voisin : la purge n’avait sûrement pas été aussi facile à avaler qu’il le prétendait ! Ce dénouement avait tellement soulagé Juhan que le vieux s’était précipité vers Hiie, une bouteille dans la poche.
     — Alors, à ta santé ! Et que ta petite-fille devienne du bon bois !
     — Tu parles d’un bon bois que cette queue de poêle ! Tu sais, une femme ça a tout de l’ustensile !
     — Alors, à la santé de l’ustensile !
     Mais des hommes n’allaient pas user leur salive à parler plus longtemps d’une histoire d’accouchement ! Ils avaient bien d’autres écheveaux à démêler devant la bouteille ! La vie n’était plus qu’un vaste imbroglio : on pouvait la prendre par n’importe quel bout, elle ne faisait que s’embrouiller.
     
     * * *
     
     Osvald se promenait tout seul dans les forêts. Après l’averse, le soir d’été embaumait de parfums frais à l’odeur de maturité. Le brouillard montait avec la nuit chaude, enveloppant peu à peu les voix qui résonnaient encore au loin, dans l’air pur du coucher de soleil. Osvald revivait tout le début de sa liaison avec Maria.
     C’était par un soir de printemps. En revenant d’une longue et dangereuse expédition aux environs de Kalgina pour reconnaître l’importance des bivouacs russes, il avait rencontré Marta. Tout de suite il s’était rendu compte qu’elle sortait de la mairie, où l’on avait mené joyeux tapage toute la nuit. Tout étonné, il se rendait compte qu’elle s’écartait des champs d’Haru pour se diriger vers les bois. Elle était sûrement ivre ! Osvald, qui la suivait, souhaitait presque qu’elle se perdît, ce qui ne tarda pas à se produire. Il s’en amusa comme un gamin, à l’idée que c’était lui qui la dirigeait par quelque invisible ficelle.
     En arrivant à Hiie, comme jeune journalier, Osvald était devenu amoureux fou de Marta qui revenait juste de la ville pour baguenauder tout l’été dans le pays. Mais Marta, à cette époque, courait après Taavi jusqu’aux marches de l’autel, sans même se soucier de la jeune mariée. Comment aurait-elle prêté attention au jeune Osvald, à ce garçon de ferme taillé à la serpe ? Plus tard, lorsqu’elle s’était attaquée au vieux richard, Osvald, furieux, s’était contenté de cracher. Il avait bien fait ! Plus les années passaient et mieux il se rendait compte que la fille d’August de Roosi n’était pas faite pour devenir une bonne épouse. Peu à peu sa colère s’était apaisée ; lorsqu’elle était loin du pays il la méprisait, mais face à face, son ancienne passion remontait en lui. Il devenait à la fois timide et furieux de cette timidité et de cet amour.
     Cette espèce de fille à soldats !… Mais voilà, elle l’affolait, lui brûlait le sang ! En la voyant assise sur la mousse, Osvald n’y tint plus… Il fit un large crochet pour arriver en sens inverse, et faire ainsi croire à la jeune femme que leur rencontre était purement fortuite.
     — Osvald ! s’exclama-t-elle en s’approchant du jeune homme, comme si elle n’attendait que lui.
     — Ah tiens ! Bonjour ! Tu fais une sacrée promenade. Égarée ?… Moi ? J’allais du côté de Metsaoti !
     Malgré sa longue marche, Marta avait les traits pâles et tirés. Elle semblait tout heureuse de le rencontrer.
     — Ne me raconte pas de bobards ! Tu parles comme je ne sais pas d’où tu viens ! Avec Tom, vous êtes camouflés dans le marais.
     — Mais Tom est mobilisé ! Moi-même je ne resterai pas longtemps dans le pays, je travaille à Tallinn. En vacances…
     Marta éclata de rire : elle n’en croyait pas un traître mot !
     — Raconte ce que tu veux, mais ne me prend pas pour une idiote ! Nous sommes du même village ! Ne t’en fais pas, je n’espionne pas tes faits et gestes ! Je regrette seulement que tu n’aies pas confiance en moi. L’automne dernier, Taavi a pu se procurer un vieux passeport grâce à moi ; j’ai également aidé sa femme et son fils à passer en Finlande… Bast ! N’en parlons plus ! — Écoute ! Il va pleuvoir !
     — Ça m’en a tout l’air !
     Osvald regretta un instant de s’être prêté à ce jeu. On n’avait raconté que trop d’histoires sur le compte de Marta, et elle revenait juste de se soûler avec les Russes…
     Au-dessus des marais immenses grondait maintenant le roulement de l’orage ; le vent, en se heurtant aux troncs des sapins, tordait les branches ; une barre sombre de nuages partageait le ciel. Si brusquement !…
     Osvald l’entraîna par la main : il fallait se dépêcher, sinon ils seraient trempés.
     — On n’a plus le temps d’arriver au village ! Va falloir recevoir la douche quelque part ailleurs !
     — Peu importe ! D’ailleurs je n’ai pas tellement envie d’aller au village. Allons n’importe où, sous, un arbre.
     — Pas avec la foudre !
     — Qu’est-ce que ça peut nous faire d’être inondés ?
     À peine débouchèrent-ils en lisière que les premières lourdes rafales les rattrapèrent. Ils furent soudain environnés d’une obscurité laiteuse que venait déchirer la flamme fusante des éclairs.
     — Allons, cours ! Dépêche-toi ! La grange de Kadapiku est à deux pas !
     Assis dans le foin, Osvald se renfrogna, comme si Marta était cause de l’orage. Ils restèrent quelque temps, chacun de leur côté, à écouter le grondement du tonnerre. Chaque éclair allumait les recoins de la grange. Marta, fatiguée, s’était étendue.
     — Osvald ?
     — Qu’est-ce qu’il y a ?
     — J’ai froid !
     De sa place, le jeune homme ne pouvait apercevoir que les jambes de sa compagne ; il leva la tête. Toujours couchée sur le dos, la femme se coula vers lui. Sa poitrine se dressait dans le décolleté du manteau ; sa tête se renversait comme pour dormir.
     — Osvald. j’ai froid !
     Le tonnerre, en longues vagues, roulait sur les plaines et les forêts, mais ils ne l’entendaient plus.
     
     * * *
     
     La nuit était chaude et étouffante ; il se préparait sans doute une nouvelle averse. Les cimes touffues des arbres s’égouttaient encore sur le toit de chaume, envahi de mousse, de la grange de Roosi, et dégoulinaient en flaques devant la porte et dans le cou d’Osvald.
     Une fois encore il frappa selon le signal convenu ; il écouta attentivement : Marta était-elle absente ? Non ! Il perçut un craquement, suivi de pas feutrés en direction de la porte.
     — Est-ce toi, Osvald ? La voix semblait fatiguée.
     — Qui d’autre ! À sa grande surprise Marta était encore habillée ; tu n’es pas encore couchée ?
     — Non ! Je t’attendais.
     Osvald ne l’aurait pas cru ! Il se faufila à l’intérieur, elle repoussa le verrou.
     — Qu’est-ce que tu as ?
     — Moi ? Rien ! affirma-t-elle avec un rire qui sonnait faux. J’étais là, en train de réfléchir. Tout ça commence à me porter sur les nerfs !
     — Quoi donc ?
     — Les Russes et… tout ! N’allume pas la bougie ! Je me demande si je ne vais pas m’installer à la mairie !
     — Pour quoi faire ? Y vivre ?
     — Oui ! D’ailleurs on me l’a ordonné ; c’est un décret, à ce qu’il paraît, et la place ne manque pas. Laisse ! Pas maintenant !… Je n’en ai pas envie ! Parlons un peu, on a eu bien peu de temps jusqu’ici ! Dis-moi, Osvald, crois-tu que je sois mauvaise ? Avec tout ce que tu sais de moi, tous les ragots !…
     — Voyons, petite idiote ! Comment ça ?
     Assis au bord du lit, Osvald la tenait par la taille : elle s’abandonnait sur ses épaules, mais tout semblait différent des autres nuits.
     — La NKVD était à Hiie aujourd’hui, hein ?
     — Oui, avec une limousine noire.
     — Taavi s’est sauvé de prison !
     — Ah ! C’était donc vrai ! Eh bien, parfait !
     — Bien sûr ; toi, ça te fait plaisir ! À moi aussi au début, mais depuis — je commence à réfléchir : il n’en sortira rien de bon ! Rien ! J’ai l’impression que c’est maintenant que tout va commencer.
     — Tout quoi ? Une fois envolé, comment le rattraper ? Ainsi Taavi avait réussi à leur filer sous le nez !
     — Ils ne pourront peut-être pas le retrouver, mais la situation n’en sera que pire ! Tu ne peux pas savoir quel immense filet représente la NKVD ! J’ai grand-peur maintenant que bien des faits oubliés ne remontent en surface ; même les morts vont ressusciter ! 
     Ces mots, Marta les chuchotait comme un monologue intérieur. Osvald la sentait frissonner contre son corps.
     — Écoute ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu as l’air hors de toi !
     — Ce sont les nerfs, le temps !… N’y fais pas attention ! J’aurais dû t’épouser, Osvald ! Nous aurions des enfants déjà grands ! Des enfants ! Tiens, quelle drôle d’idée ! Je n’en ai jamais voulu et voilà que tout à coup… Oh parle ! Dis-moi quelque chose, n’importe quoi ! Quel nom aurais-tu donné à notre fils ?
     — Notre fils !
     Non, Osvald ne pouvait imaginer cette éventualité !
     — Bien sûr, je dis des bêtises ! Lorsqu’on devient intelligente et bonne, c’est toujours trop tard ! Moi, je n’ai jamais su être ni l’une ni l’autre ! — Je voudrais quitter Kalgina, aller en ville, n’importe où… Mais avec ces sacrés ordres, on est enchaîné comme des bêtes conduites à l’abattoir ! Ah ! J’ai du vin aujourd’hui ! Veux-tu boire ?… Enlève tes chaussures ! — Moi, sans alcool, je n’arrive pas à noyer mon cafard ! 
     Jamais encore Marta n’avait reçu le jeune homme d’une telle manière. Ordinairement elle avait hâte de faire l’amour, toujours brûlante et avide comme une terre assoiffée d’eau. Dans l’obscurité elle tâtonna après une bouteille d’alcool.
     — Allume la bougie ! Est-ce que tu ne me désires plus ? Tu as déjà pris l’habitude de moi ?
     — Ne dis pas de bêtises… Osvald fouilla sa poche à la recherche d’allumettes.
     — Ce sera peut-être notre dernière nuit ! continua-t-elle, le regard fixé sur la flamme. Oui ! Qui peut le savoir ? N’as-tu jamais eu l’intuition de voir quelqu’un surgir à la porte et frapper, d’une façon différente de la tienne ? Les Russes, peut-être ? Ou quelqu’un d’autre ! Qui sait ? Que faire alors ?… J’ai mon revolver, bien sûr, mais il ne sera peut-être pas suffisant ! Ah ! Que le diable m’emporte, je deviens folle ! Allons, buvons ! À la tienne, Osvald !
     Osvald buvait, mais le vin lui paraissait sans saveur. Il pensait constamment à Taavi : quel fauve pour avoir pu se dégager ainsi du piège à loups !
     — Buvons à la santé de Taavi ! Il en a bien besoin !
     Marta faillit renverser son verre. Avec un regard désespéré de bête traquée, elle le vida d’un trait et se jeta sur le lit, visage contre le mur. Le vin commençait à échauffer Osvald… Marta lui effleurait doucement les jambes… son visage était en feu, ses narines frémissaient de désir…
     « La dernière nuit ! » avait-elle dit. C’est incroyable que des paroles puissent contenir, sans le savoir, tant de vérité ! Marta ne s’était pas installée à la mairie ; c’était inutile pour l’instant car l’on avait implanté à Roosi toute une section de la NKVD, de jeunes soldats bien équipés qui creusèrent autour de la maison leurs emplacements de tir. Ils poussèrent le zèle jusqu’à mettre en batterie une mitrailleuse lourde pointée vers la forêt et vers les terres de Metsaoti. De ce côté, ils semblaient redouter de sérieuses attaques !
     Une section identique s’était mise en place à Sooserva. Pour Marta, Osvald et tous les gens de Hiie, il était évident que ce déploiement de forces était destiné à Taavi Raudoja et que bientôt les Russes allaient entreprendre le ratissage systématique des forêts…


III

     Sur l’île de Ciel, dans les marais de Verisoo, le capitaine Jonnkoppel dirigeait les travaux. Chaque nuit, les hommes s’activaient avec une fébrilité qui ne faisait que grandir depuis la fenaison. Les pelles crissaient, les scies grinçaient, les haches et les barres à mine martelaient le sol ; au matin, tout se taisait. Les hommes recouvraient de branchages les tas de terre et de sable, camouflaient sous la bruyère les troncs et les planches, et dormaient alors sous leurs tentes kaki. Des avions d’observation tournoyaient au-dessus des marais et des forêts : la moindre trace suspecte pouvait tout faire rater. Un jour, un avion tira quelques rafales sur l’île voisine ; les balles déchiquetèrent les touffes de bruyère et piaulèrent dans le marais.
     Leur premier travail, au printemps, fut de jeter de longs troncs d’arbre par-dessus les fondrières pour faciliter et raccourcir l’accès à l’île de Ciel. Seuls connaissaient ces passages les hommes de Metsaoti, ainsi que quelques gars de Penise qui retrouvèrent, à demi effondrés, les travaux qu’ils avaient entrepris lors des premières années de guerre. Ces tanières grouillaient d’orvets et de chauves-souris : on les baptisa « Trous de serpents ». On découvrit plus loin l’ancien blockhaus des gens de Metsaoti ; quelqu’un y avait aménagé une litière de joncs. Son ancien occupant ne manquait pas de courage pour partager ainsi sa couche avec la gent rampante !
     — C’est sûrement l’idiot de Võllamäe ! affirma Tom. La seule pensée de dormir ici lui faisait dresser les cheveux sur la tête.
     — Pour coucher là, vaut mieux ne pas avoir bu de lait avant, sinon, quand tu dors, les serpents viennent te chatouiller les boyaux ! s’esclaffa Martin de Liiskaku, un ancien compagnon d’armes d’Osvald durant leurs randonnées guerrières vers l’Est, qui s’était porté volontaire pour partager le sort du groupe de Metsaoti.
     Le travail nocturne avançait à grand-peine, ce qui rendait le capitaine nerveux et de mauvaise humeur. Les éclatements d’obus qui, trop souvent, trouaient le ciel nocturne, les incendies rougeoyants qui s’ensuivaient, le grondement lointain des canons, tout ne faisait qu’accroître son énervement. Est-ce que le front se rapprochait ? Non ! La bataille faisait rage, opposant là-bas les troupes de choc de l’armée russe aux bandes de partisans. Que diable ! Les maquisards ne pouvaient-ils rester tranquilles à creuser les marais, comme eux-mêmes le faisaient, et attendre le déclenchement général des opérations contre l’armée régulière ? Allait-on les laisser en paix dans le marais, et pour combien de temps ? Voilà ce qui tracassait le plus le capitaine.
     Lorsque les murs et le sol des blockhaus furent à peu près terminés, on s’y installa pour y vivre le jour. À longueur de nuits, les hommes, couverts de sueur, parcouraient les pistes branlantes enjambant les fondrières, transportaient des munitions, des vivres, des matériaux, des armes. Le capitaine organisait le plan de défense tandis qu’Osvald et Martin minaient le marais et ses accès. On installa les mitrailleuses lourdes dans de solides abris. Chaque nouvelle réussite causait aux hommes une joie quasi enfantine. Martin et les gars de Penise, revenant avec un canon antichar, furent salués comme des champions victorieux. Pourtant tous savaient que le combat et la victoire étaient encore à venir ! Une nuit, les hommes de Torisuu ramenèrent deux mortiers : un léger, portatif, l’autre lourd. Ils avaient dû le traîner, au prix de mille fatigues, dans le dédale sans fin des marais.
     — Bientôt nous allons avoir un tel arsenal, prophétisa Osvald en riant, que, si un pruneau ruski nous tombe dedans, nous serons tous propulsés dans les nuages !
     
     * * *
     
     Depuis qu’une section de la NKVD s’était installée à Sooserva, Linda vivait dans le vieux sauna. Elle se réveillait toujours de bonne heure ; à son âge, elle n’avait plus tellement besoin de sommeil. Le soleil du mois d’août jetait ses premières gerbes de rayons dorés à travers les sapins élancés et venait frapper au carreau enfumé du sauna. Mais depuis bien longtemps déjà la vieille Linda était habillée, la vache traite, et le couple de brebis au pré. Autour de la petite maison, seules les sentinelles étaient vigilantes ; tout le restant dormait à l’intérieur jusqu’à midi et plus. Lorsqu’elle allait prier sous le sapin gravé d’une croix, deux gardes l’accompagnaient ; c’était la plus longue promenade qu’on lui permît de faire.
     Depuis des semaines déjà elle vivait sous cette perpétuelle surveillance. Personne ne l’avait obligée à quitter sa maison ; les Russes s’étaient installés en propriétaires dans la grande chambre, étalant des matelas au sol, formant les faisceaux dans un coin. Linda avait passé les premières nuits dans une pièce à l’écart, tandis que les soldats, au milieu du vacarme générai, ouvraient les tiroirs, entamaient les provisions, se servaient comme chez eux. Alors, la pauvre vieille n’avait pu en supporter davantage : pendant une demi-journée elle avait entassé dans le sauna de la literie, un peu de linge, une partie de ce qu’elle avait eu tant de mal à réunir durant sa vie, abandonnant le reste aux envahisseurs.
     De ce qui lui tenait le plus à cœur, elle n’avait pu emporter qu’un costume usagé appartenant à Taavi, un vieux cruchon à café, émaillé de fleurs, démodé, que la mère de Linda avait offert à son gendre lors de son mariage. Tous les livres et les lettres avaient été confisqués. Par miracle, elle avait pu conserver sa vieille Bible ; les larmes aux yeux, elle avait supplié l’interprète en habit noir de lui laisser ce livre, ainsi que les photos de son fils et de son mari. En ricanant, on lui avait jeté la Bible, mais on avait empoché les photos.
     Linda ne voulait pas se torturer l’esprit en pensant aux jours à venir. Elle se rendait parfaitement compte que sa vie était déjà vécue, terminée avec la mort de son Andres. Elle était née et avait passé toute sa jeunesse dans cette petite maison de Sooserva, bâtie sur le vaste domaine de Hiie, C’est là que sa mère, restée veuve, l’avait péniblement élevée comme la future patronne de Hiie, ainsi que tous le croyaient. Mais elle ne devait être patronne d’aucune ferme ; le sort en décida autrement et lui envoya Andres, un journalier que l’on qualifiait d’aventurier à cause de son penchant pour les voyages. Le cœur d’une femme est bien étrange : Linda l’avait préféré à tous les autres ! Dans leur petite chaumière de Sooserva elle avait donné le jour à Taavi, avant de s’en aller parcourir le monde avec son mari. Ils avaient habité quelque temps dans un village de pêcheurs avant de se fixer à Tallinn. De nouveau, Andres avait traversé les mers, se hasardant à maintes entreprises, réussissant parfois, mais, le plus souvent, se heurtant à des difficultés que son insouciance n’avait su prévoir.
     Après la mort d’une petite fille, Andres s’était tout particulièrement occupé de Taavi.
     — Apprends ! lui conseillait-il. Sinon tu deviendras une bête sauvage comme je le suis moi-même, n’ayant pas de toit à offrir à sa femme et à ses enfants. C’est maintenant que tu es dans les meilleures conditions pour apprendre ; ne gaspille pas ta jeunesse, comme je l’ai fait moi-même !
     Et Taavi apprenait. Il était devenu ingénieur, mais, hélas, lui non plus n’avait pas de toit à proposer à sa famille ! C’était maintenant une bête traquée, comme son père ne l’avait jamais été tout au long de sa vie !
     Linda était revenue dans sa maison natale au début de la grande tourmente. Par le mariage de Taavi et d’Ilme, des liens familiaux s’étaient noués avec les gens de Hiie ; Andres, là où il travaillait, avait rencontré de plus en plus de difficultés avec les Russes. Ignas, comme par hasard, avait formulé le souhait de les voir s’installer à Sooserva, d’autant plus que sa propriété allait être morcelée par les nouveaux « seigneurs » de la mairie : il valait donc mieux qu’Andres en eût une partie ! Ainsi ce dernier était-il devenu fermier sur les terres mêmes de son ancien rival. Linda et Ignas de Hiie étaient presque au terme de leur vie, mais Lemb avait réuni le cours de leur sang.
     August de Roosi avait, la veille, porté à Linda l’ordre de se présenter à la mairie. Au milieu de la matinée elle se mit en route, escortée par des soldats en armes. Les paysans qui revenaient de la laiterie avaient un regard d’effroi en les croisant. Ceux qui la connaissaient osaient à peine lui dire bonjour, la peur les rendait muets. Seul Ignas arrêta son cheval :
     — Où vas-tu avec ces gueules d’empeigne ?
     Linda lui apprit qu’elle était convoquée au Comité ; Ignas demeura songeur.
     — Qu’est-ce qui leur prend de te casser les pieds ?
     — Continue ton chemin, il vaut mieux ne pas me parler !
     — T’as sans doute raison ! Son propre fils se cachait dans les forêts, et Ignas se rendait compte qu’il était lui-même repéré par le nouveau régime. Il n’avait plus qu’à attendre l’heure fixée par le destin ; le verdict était peut-être déjà prononcé ! Aussi avait-il presque rompu tout lien avec les maquisards, interdisant à son fils de s’approcher du village. Il fallait à tout prix éviter de toucher à un seul cheveu des Russes : la folle initiative de Reku était encore dans toutes les mémoires ! Personne d’ailleurs ne l’avait vu rôder ces temps derniers dans la forêt. L’air était chargé d’explosifs et, dans l’arrière-contrée de Kalgina, la NKVD était aux aguets : le moindre bruit, la moindre branche bougeant dans les buissons, tout le dispositif de forces se déclencherait ! Ignas, avec un dernier regard pour cette femme voûtée par l’âge et les soucis, secoua les rênes. Dans un tintement de bidons vides la charrette s’ébranla.
     De jour en jour la respiration, la vie, devenaient plus étouffantes en dépit de ces immenses champs de blés dorés sous le ciel bleu. August de Roosi arpentait les terres pour enregistrer les récoltes, mais sa démarche était maintenant hâtive, ses paroles, rares, même à l’odeur d’un verre de vin. Sa pochette, d’un rouge agressif, se voyait de loin et les villageois commençaient à l’éviter ; ils l’avaient surnommé Gustav le Rouge. Ignas secouait la tête : la peur avait cloué le bec du vieil August, mais pas encore les pieds ! Ignas regrettait bien de lui avoir conseillé, l’automne dernier, de devenir l’Homme de confiance ! Il aurait mieux valu que ce fût un étranger, ignorant tout de la vie du village. Il découvrait ainsi mille bévues commises tous ces temps derniers et qui, après les avoir protégés hier, risquaient fort de les menacer aujourd’hui.
     Le nouveau chef du Comité regardait la vieille femme avec une curiosité malsaine ; il semblait éprouver quelques difficultés à passer à l’action.
     — Pourquoi n’avez-vous pas accepté la terre lors de la distribution ?
     — À mon âge, que voulez-vous que j’en fasse !
     — Pourquoi votre fils n’est-il pas devenu cultivateur plutôt que bandit ?
     — Je ne connais rien des activités de mon fils !
     — Vous mentez ! C’est le résultat de votre éducation ! Et puis, après tout, ça ne me regarde pas ! Ce qui m’intéresse c’est de savoir pourquoi vous n’avez pas fait recenser votre vache et vos moutons. Pourquoi les avoir cachés aux yeux du Comité ?
     — C’est une bête déjà vieille, et personne ne me l’a demandée !
     — Oui, je sais ! Mon prédécesseur était le dernier des incapables et des retardataires ; ses fautes sont maintenant difficiles à réparer. Tout le pays est en anarchie ! Vous n’avez pas de terre, mais vous avez une vache ! Vous ne payez aucun impôt, vous ne remplissez aucun devoir patriotique ! Dès demain, vous nous apporterez votre vache ; elle appartient au gouvernement et au peuple, compris ? Non, Linda n’avait pas compris.
     — En outre, la terre sur laquelle vous vivez fait partie de la réserve départementale. C’est le bien du peuple ! Comment osez-vous vivre sur une terre qui ne vous appartient pas, et y cultiver vos choux ?
     — Mais, moi aussi je fais partie du peuple…
     — Vous n’êtes rien, que la mère d’un bandit ! J’ai entendu dire que vous aviez déménagé dans le sauna. C’est une heureuse initiative, car votre maison n’est pas à vous ! Mais je vous avertis : si votre bandit de fils ne sort pas des forêts, vous n’aurez plus qu’à prendre votre sauna sur le dos et quitter le sol du peuple !
     — Et pour aller où ? Où se trouve cette terre qui n’appartient pas au peuple ?
     — Silence ! Ennemie du peuple ! Vous êtes la honte de la province ! Vous pouvez vous retirer maintenant, mais demain : ici, avec votre vache !
     — Oui, mais… Comment vais-je faire alors pour manger et pour vivre ? Tout se brouillait devant les yeux de Linda.
     — En voilà une affaire ! Vous n’avez qu’à ramasser des pommes de pin ! Vous ne comptez quand même pas végéter jusqu’à perpétuité !
     Les yeux de Linda firent le tour du bureau et s’arrêtèrent sur Marta. Jadis elle courait après Taavi, et maintenant on prétendait que c’était une rouge cent pour cent. Elle faisait mine d’être très occupée, ne levant pas les yeux vers la vieille femme.
     Linda recula vers la porte, accompagnée par les sentinelles. Dans l’antichambre elle reconnaissait des figures amies, le nez au sol pour ne pas lui dire bonjour.
     En trébuchant elle retourna dans le petit sauna pour y vivre en pensée avec son fils que la mort guettait. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire : supplier le Tout-Puissant que Taavi ne vienne jamais rendre visite à sa vieille mère car, même à la clarté du jour, la mort se tenait à côté de lui, elle l’attendait.
     Dehors, c’était la moisson. À quoi bon ? Avec le blé bruissant, c’était l’espoir que l’on fauchait ; mais les épis ne contenaient plus de grains, promesses de pain ou de semence… 


IV

     Ilme ne se sentait pas capable de supporter l’enfantement. Son état lui avait valu un régime de faveur, mais elle était tellement à bout de forces qu’elle se faisait bien du souci pour le petit être qui se débattait en elle. Elle ignorait ce qu’étaient devenus ses compagnons d’infortune arrêtés l’automne dernier. On avait dû prononcer leur sentence depuis longtemps déjà, ils devaient être déportés en Sibérie. À longueur de mois, Ilme était enfermée dans une cellule isolée. Qu’elle n’ait pas subi le sort des autres, seule sa grossesse pouvait l’expliquer. Fait étrange, Lemb aussi était resté là, mais on ne leur permettait que rarement de se voir ; pourtant, savoir son fils dans les mêmes murs lui redonnait courage. Il était devenu étiolé et chétif, mais ne voulait pas se plaindre, bien que la peur voilât ses yeux d’enfant. Chacun de ses regards blessait le cœur d’Ilme ; elle s’efforçait pourtant de lui sourire afin de le réconforter.
     — Pourquoi Papa ne vient-il pas ? demandait Lemb chaque fois. Il était persuadé que son père viendrait et le libérerait. Ses compagnons de cellule essayaient de lui remonter le moral du mieux qu’ils le pouvaient. En fait, c’était le plus souvent le gamin qui les soutenait par sa foi inébranlable. Mais Lemb avait l’âge de raison et n’était pas aveugle au point de ne pas comprendre où il était ni ce qui se passait autour de lui. Ce qui le marquait le plus profondément, c’était la disparition successive de tous ces hommes pour qui il s’était pris d’amitié, ou la vue de leurs corps couverts de blessures, au retour des interrogatoires. Ils avaient beau essayer de lui cacher de telles horreurs, Lemb les découvrait de lui-même.
     Les Russes avaient essayé d’en faire un mouchard, mais il avait appris à leur mentir, et, au lieu de chocolats, il recevait des coups. On lui bourrait le crâne de propagande, faisant miroiter à ses yeux une libération prochaine : tout s’embrouillait dans son esprit ; il racontait ce qu’il n’aurait pas fallu dire ou dissimulait des faits sans importance.
     Longtemps avant l’accouchement, Ilme avait redouté qu’on ne lui enlevât le nouveau-né. Elle n’était qu’une prisonnière en instance de travaux forcés ! Jamais elle ne se convertirait au nouveau régime, il ne lui restait plus qu’à mourir. Mais son enfant, on allait le transplanter dans la serre soviétique, comme un orphelin sans feu ni lieu, pour faire de lui un des fidèles esclaves de la révolution mondiale !
     Le souvenir de ces journées d’épreuves devait rester flou dans sa mémoire. Des coups par trop violents l’avaient fait accoucher avant terme. Les premières douleurs qui l’avaient déchirée avaient estompé tout ce qui l’entourait ; en comparaison, l’horreur environnante lui avait paru insignifiante. L’infirmier de la prison l’avait malmenée comme un boucher, mais Ilme avait gardé confiance en lui : c’était sa seule planche de salut.
     Ses muettes supplications n’avaient pas échappé à l’infirmier, mais que pouvait-il faire ? Il souhaitait simplement que tout se passât vite et le mieux possible ! L’enfant n’avait guère de chances de vivre, mais il s’en souciait peu. Le principal, c’était que la femme ne hurlât pas trop — il avait horreur des cris ! Stoïque, Ilme les avait étouffés. Il n’était pas accoucheur professionnel ; pour s’occuper de cette femme à deux doigts de la mort, il ne trouvait même pas d’aide auprès des gardiennes russes.
     À l’annonce qu’elle avait mis au monde une fille, rassurée par les vagissements, Ilme était tombés dans une brève et salutaire prostration. Les douleurs de la délivrance avaient accablé son organisme déjà tant affaibli. Malgré les tortures physiques et morales, malgré les murs suintant d’humidité, c’était un grand miracle de joie : son enfant était vivant ! Elle devait se trouver quelque part à l’étage supérieur, car la lumière brutale et inaccoutumée du jour l’aveuglait. Elle dormait d’un sommeil pesant et, pour la première fois depuis bien longtemps, sans cauchemars. Mais, de temps à autre, un brusque sursaut la faisait tressaillir, cramponnée à la couverture grise ; ses yeux égarés cherchaient la petite caisse blanche où dormait son enfant enveloppée de chiffons. Elle retombait alors, rassurée, dans son inconscience. Elle souffrait encore atrocement, mais ses douleurs lui paraissaient extérieures, comme une boule de feu suspendue à son chevet, presque à portée de sa main. Au réveil, ce n’était plus que les rayons obliques du soleil qui s’infiltraient par l’étroite fenêtre.
     La vue du soleil faisait douloureusement revivre en elle mille souvenirs. Petite fille, elle aimait à dessiner des cercles avec son crayon, les entourant de hachures. « C’est le soleil ? » lui avait demandé son professeur. « Non, le soleil est jaune ! » Elle avait alors barbouillé son dessin d’ocre clair et le résultat ne l’avait pas enchantée. « Le soleil est doré ! » s’était-elle écriée en ajoutant de la dorure. « C’est comme ça, le soleil ? » avait redemandé le professeur. « Non ! Le soleil est blanc, d’un blanc brillant ! » Mais elle n’avait pas su fabriquer cette couleur… « Regarde ! » avait conclu le professeur, « le soleil est le chef-d’œuvre de la nature que nul artiste ne peut imiter ! » Mais elle ne voulait pas admettre cette explication : elle suivait la danse des paillettes sur l’eau, sur la rosée du matin ; les rayons tombant en pluie sur la clarté des fleurs. Elle laissait le soleil et le vent jouer sur sa peau jusqu’à la rendre dorée et lumineuse ; les mèches de sa chevelure se muaient en or sombre.
     « Je ne croyais pas que tes yeux puissent contenir tout le soleil du monde ! » lui avait déclaré Taavi. « Avec la nuit, il se couche dans tes yeux !» — « Mais non ! J’ai les yeux bruns ! Il se noie bien plutôt dans les tiens qui sont bleus ! » — « L’espace infini de sa course, c’est toi, Ilme, qui le renferme ; mes yeux sont trop glacés, le soleil y mourrait ! » À cette époque, le soleil, pour eux, était partout, à ne plus savoir qu’en faire ! Peu à peu ils avaient découvert que leur plus beau soleil c’était Lemb — et maintenant on avait jeté le soleil en prison, pour le faire mourir sous la terre froide…
     La cellule était obscure, près du lit se tenait l’infirmier, Ilme lui demanda à boire mais l’homme eut un geste de refus et s’en alla, refermant la porte à clef. Bast ! Quelle importance ! N’avait-elle pas maintenant une fille tout près d’elle ? Elle ne l’entendait pas respirer, mais, en se penchant, pouvait apercevoir la forme blanche.
     Elle ne parvenait plus à s’assoupir ; les pensées s’entrecroisaient dans son esprit ; ses oreilles bourdonnaient de faiblesse, l’isolant d’un mur nouveau dans cette existence déjà emmurée. Le front brûlant de fièvre, elle recommençait à gémir de douleur, inconsciemment.
     Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, elle revoyait, image par image, son arrestation sur la côte et les longs mois d’emprisonnement. Les premières rafales de mitrailleuse les avaient glacés de frayeur juste au moment où les fugitifs, à demi morts d’épuisement, rampaient déjà sur les galets en direction du bateau, le cœur ivre d’espoir. Elle avait vu, entre les taillis, les feux entrer en danse. Elle avait entendu les clameurs déchirantes des femmes, le hurlement des enfants, et cet homme qui jurait d’une voix rauque rapidement éteinte dans un râle. Vite, elle avait plaqué Lemb au sol. Une brusque chaleur : la tempête se ruait sur les côtes ; des milliers de bêtes en folie qui la piétinaient. Où s’enfuir ? Comment s’enfuir ? Son esprit était vide.
     Dans la colonne de prisonniers, les blessés trébuchants s’écroulaient ; on les achevait d’une rafale de mitraillette, Ilme n’avait plus la force de se traîner ; qu’elle se réveille enfin de son cauchemar ! Marta n’était pas au milieu d’eux, elle s’en apercevait à l’instant même. Où était-elle au moment du carnage ? Tombée dès les premières balles ?
     La prison. Les interrogatoires avaient commencé à Noël seulement, de plus en plus atroces. Elle avait déjà tout dit, on en exigeait davantage. Pour la forcer à parler, on avait battu Lemb devant ses yeux. Celle qui l’interrogeait le plus souvent, une femme aux mèches de chanvre mal roui, lui vouait une haine maladive. Ce qui la réjouissait, ce n’étaient pas tant les réponses obtenues que les tortures qui les suscitaient.
     — C’est vous qui êtes la victime du régime soviétique ! lui avait crié Ilme, un jour qu’elle n’en pouvait plus.
     Elle devait bientôt regretter ses paroles : folle de rage, la femme lui avait lacéré le visage de ses ongles, sans qu’Ilme, dans sa faiblesse, pût détourner la tête.
     Cette mégère la tuerait, elle ou Lemb, Ilme en était sûre. La femme avait manifesté un intérêt satanique pour l’enfant à naître ; après avoir ordonné à un garde au rire chevalin d’arracher tous les vêtements de la prisonnière, elle l’avait menacée de lui ouvrir le ventre. De froid et de terreur, Ilme s’était écroulée, évanouie ; de telles tortures lui faisaient craindre pour sa raison. Jour et nuit, les yeux terrifiants de sa tortionnaire la poursuivaient. « Suis-je encore en vie ?» Ilme entendait sa propre voix résonner à travers d’invisibles cachots, longtemps après que sa cellule avait retrouvé son silence de tombeau ; dans cet air, épais comme un brouillard de glace, luisait à peine, le minuscule fanal rouge de la lampe.
     Pendant les derniers interrogatoires, la femme l’avait battue jusqu’à l’hémorragie ; d’urgence on avait fait venir l’infirmier. Ilme était tombée dans le coma, pressentant que c’était sa fin ; les premières douleurs avaient alors commencé, Ilme avait fait preuve de plus d’endurance et de courage qu’elle n’aurait pu l’espérer ; il fallait que son enfant vive ! Les miracles étaient encore possibles !
     
     * * *
     
     Ilme avait passé les jours suivants dans un sommeil inconscient, bercée par une douceur de paix d’où venaient l’arracher de brusques ondes de frayeur qui lui traversaient le corps. Chaque fois que l’infirmier lui portait une gamelle de thé âcre ou lui tendait son enfant à nourrir, elle se sentait presque heureuse. Elle avait confiance en cet homme silencieux ; dans sa déchirante solitude il lui fallait auprès d’elle la présence d’un être sans haine.
     Elle réclama Lemb. Oh ! Il se portait bien ! Il pourrait bientôt venir voir sa petite sœur !
     — Merci pour tout ! lui chuchota Ilme. Un tel remerciement stupéfia l’infirmier ; il quitta brusquement la cellule.
     Étendue sur une paillasse, elle était mille fois mieux que sur le plancher humide de son ancienne cellule ; mais, de jour en jour, la faim la tenaillait davantage. Pourvu qu’elle ne perde pas son lait en mangeant si peu ! La nourriture était bien meilleure qu’avant mais, à peine sa maigre pitance engloutie, la faim se faisait de nouveau sentir ; c’en devenait une obsession ! Chaque nuit elle rêvait de ce que l’on mangeait à Hiie, de ce garde-manger débordant. Des heures entières elle restait obnubilée devant un pain noir qui s’envolait dès qu’elle tendait la main. Si elle réclamait à manger à la fille russe qui lui portait la soupe ou changeait une fois par jour les guenilles trempées de l’enfant, la fille ricanait bêtement, Ilme suppliait également l’infirmier ; il lui promettait de faire l’impossible, mais son crédit devait être bien mince, car elle ne voyait rien venir. Elle possédait un trésor : un peigne fin et un bout de planche lisse ; elle pouvait ainsi enlever ses poux. Elle aurait bien voulu se laver — Oh ! le sauna ! — mais la fille, suivant les ordres reçus, ne lui apportait qu’un fond d’eau, dans une cuvette, et un chiffon sale.
     Chaque coup de peigne enlevait une touffe de cheveux ; mais la vue des longs fils blancs la laissait indifférente. La tortionnaire devait bien se réjouir du spectacle qu’elle offrait ! Ilme entendait encore ses sarcasmes : « Vous êtes diablement jolie ! Ne vous en faites pas, bientôt vous serez comme moi, ou pire encore ! » C’était probable ! Ils étaient capables de l’anéantir corps et âme. Ilme essayait de remettre un peu d’ordre dans sa coiffure, non par coquetterie, mais par habitude.
     Lorsqu’elle fut à nouveau capable de penser, elle se mit à chercher un nom pour sa fille. Par symbole, elle avait pensé à Hilja ; ce fut le nom qu’elle répondit à la question que lui posait l’infirmier. La cérémonie du baptême s’arrêta là.
     Ilme semblait avoir ressuscité avec la venue au monde de cette petite fille, comme renaît la cime d’un arbre sous la montée de sève de nouvelles racines. Les infimes avantages qu’elle pouvait découvrir dans cette pièce qui remplaçait le cachot souterrain où elle dépérissait lui procuraient une joie démesurée. La lumière du jour, par exemple : elle était bien mince à travers le grillage du minuscule créneau, c’était pourtant une bénédiction du ciel, et l’air pur qu’elle pouvait respirer pénétrait en elle par chaque pore.
     Un soir, en apercevant à nouveau le soleil doré qui étincelait sur la pierre, elle se redressa péniblement, les pieds nus sur le sol. Comment avait-elle pu atteindre la fenêtre, alors qu’au seul fait de s’asseoir tout s’était obscurci à ses yeux ? Appuyée au mur, elle avait dû mettre un temps infini pour y parvenir, car le soleil était déjà disparu lorsqu’elle cramponna aux barreaux ses doigts frêles. Le visage contre la pierre rugueuse, elle s’accrocha désespérément sans même avoir la force de regarder au-dehors. L’infirmier la reposa sur le lit où elle demeura inerte, les bras toujours étendus vers la lumière.
     Pendant plusieurs jours, elle n’osa pas réitérer son exploit de peur d’une chute qui lui ferait tarir son lait. Mais cette ouverture lumineuse l’attirait, l’hypnotisait, et de nouveau agrippée au mur, elle s’y traîna, tomba et, à genoux, continua d’avancer. Ses yeux ne pouvaient quitter cette tache de lumière, malgré les ténèbres qui les voilaient de nouveau. Ce jour-là elle parvint à hisser son visage jusqu’aux barreaux, gémissant devant le tableau qui s’offrait à sa vue, ce tableau qu’elle ne pourrait plus oublier : la mer argentée de soleil ! La mer, près de laquelle on les avait arrêtés, l’automne dernier, à deux pas de la liberté !
     Lorsque le soleil n’atteignit plus son visage, Ilme tendit la main à travers les grilles ; ses doigts diaphanes jouèrent avec les rayons ; elle riait de bonheur sous le flux qui, de ses doigts, irradiait dans tout son corps. Elle pleurait et riait en même temps puis s’effondra sur le sol ; elle regarda sa main qu’elle referma sur sa poitrine, par crainte de voir s’envoler de son cœur cet oiseau de soleil qu’elle avait pu saisir.
     Hilja restait malingre. La vue de ces membres recroquevillés et translucides désespérait Ilme ; elle était au-delà des larmes. Cette angoisse, peu à peu, tarissait son lait.
     Un jour l’infirmier lui annonça qu’elle devait retourner dans l’ancienne cellule.
     — Retourner là-bas ! Dans la nuit ! Ilme répéta son cri sans pouvoir le croire, le regard fixé vers les grilles au-delà desquelles scintillait la mer. S’enterrer vivante ! Les interrogatoires ! Les tortures !
     — Mais l’enfant ?
     — Vous la prendrez avec vous.
     Elle ne le questionna pas davantage. Ses protestations, cette rage qui l’enivrait auraient été vaines, n’auraient pu que leur faire du tort à toutes deux, elle le savait. Elle devait rester calme dans la pire adversité.
     Durant la nuit, on la reconduisit dans son ancienne cellule ; une sentinelle la soutenait, l’autre portait l’enfant. Ce n’était pas le cachot qu’elle avait connu de longs mois, mais il lui était identique : un lit de planches, une minuscule lampe sous sa muselière de grillage, pas de feu, une écœurante odeur de tombeau.
     Une fois la porte verrouillée, Ilme, à demi asphyxiée par cet air vicié et par cette pénible marche, s’écroula sur le bat-flanc. L’avait-on jetée ici pour qu’elle y mourût ? Son corps tremblait de frayeur et de froid. Pour tout vêtement, elle portait une chemise et de vieilles chaussettes en lambeaux qui protégeaient mal ses pieds amaigris. Dans un élan pour survivre elle se rua à coups de poing sur la porte : qu’on lui donne au moins une couverture ! Malgré ses efforts, les coups résonnaient faiblement, assourdis, étouffés sous le poids des murs. Pas un bruit dans les cachots voisins ! Nulle approche de pas ! Un instant découragée, Ilme s’arrêta. Non ! Elle devait lutter pour son enfant ! Elle se remit à cogner. Les pas d’une sentinelle ! Mais, en dépit de ses appels, ils dépassèrent sa porte. Elle entendit le grincement d’une serrure, des ordres aboyés en russe. Des hurlements de femme, le rire d’une sentinelle repassaient dans le couloir et s’estompaient au milieu des jurons. La main d’Ilme retomba sans force. C’était la nuit, l’heure de la NKVD, Chaque matin, Ilme pensait ne pas voir le soir, tant elle avait faim et froid ; mais les semaines s’écoulaient. Devant sa porte passaient des troupeaux entiers de détenus. La prison regorgeait de captifs et c’était étrange qu’on la laissât ainsi isolée.
     L’enfant criait de faim. On ne l’avait jamais nettoyée, elle était enveloppée de morceaux crasseux de vieilles chemises d’homme. Son corps perpétuellement mouillé n’était plus qu’une plaie rouge. Mon Dieu ! Pourquoi torturer ainsi cette innocente ? Ilme souhaitait presque qu’on la lui retirât ; elle ne pouvait plus supporter un tel spectacle !
     Elle avait supplié les sentinelles de voir Lemb. L’avait-on déjà déporté en Russie ? Pourquoi, en ce cas, ne le suivait-elle pas ? Mais personne ne répondait.
     Elle s’embrouillait dans le décompte des jours et des nuits, qui lui paraissaient durer des semaines. Parfois elle se parlait toute seule, en chancelant d’un mur à l’autre : « J’ai faim ! Qu’on me donne à manger ! On en a sûrement caché quelque part ! » Même dans son sommeil, elle quémandait du pain, se débattant comme une folle dans d’invisibles barbelés.
     Regarder son enfant déjà marquée par la mort lui donnait envie de la tuer. Même les prières ne pouvaient chasser ce projet monstrueux. Ces sarabandes insensées dans sa tête l’affaiblissaient encore davantage. Tôt ou tard, Hilja devait mourir ! Alors, pourquoi ne pas abréger ses souffrances ? Mais Ilme tombait à genoux, aveuglée. Non ! Jamais ! Jamais elle n’aurait la force de retourner son enfant pour l’étouffer ! Une nuit on l’appela ; elle ne parvenait pas à y croire. Et maintenant ? Était-ce la route vers la Sibérie ? Elle était bien trop épuisée pour envisager les conséquences d’une telle hypothèse.
     À sa grande surprise, elle aperçut, en plus de la tortionnaire, plusieurs hommes de la NKVD en civil ou en uniforme. On lui désigna une chaise, politesse inhabituelle. La femme discutait longuement en russe avec les hommes qui, de toute évidence, formaient deux clans opposés.
     L’officier de la NKVD, une feuille de papier à la main, l’air hargneux, affirmait quelque chose qu’un manchot approuvait avec fougue. Ilme s’aperçut que les autres l’écoutaient avec dédain.
     L’homme lui tendit le papier : c’était la photocopie d’une lettre.
     — Tu connais cette écriture ?
     Ilme ne pouvait lire, les lettres et les phrases dansaient devant ses yeux. Muette, elle releva la tête.
     Alors ? grommela le manchot.
     — Taavi ! Où est mon mari ? Ilme se redressa en chancelant.
     — Il va très bien ! Seulement — il est en train de rendre nos hommes fous ! murmura la tortionnaire en désignant d’un geste le manchot et le capitaine. Sans plus se préoccuper d’elle, ils continuèrent leur discussion orageuse en russe et quittèrent la pièce. Parmi eux, Ilme avait reconnu de hauts fonctionnaires dont elle avait subi la présence au cours de ses interrogatoires ; il s’était donc passé, ou se passait, quelque chose de grave ! Elle dévisagea la tortionnaire : que voulait dire son insinuation et la photocopie de l’écriture familière ?
     La femme lança bruyamment son revolver sur la table et se mit à détailler Ilme — ses pieds, ses vêtements, ses mains crevassées de saleté. Un tel examen ne pouvait rien présager de bon ! En effet, après chaque coup d’œil, les yeux de la femme se durcissaient davantage. Chaque regard renforçait sa haine qu’elle semblait extraire du corps même de sa victime.
     — Ils veulent te tirer de là ! Laisser s’envoler le papillon pour lequel je formais de si charmants projets ! Pas fou, ton homme ! Mais aucun autre ne viendra plus se coller dans tes pattes, même si tu te barbouilles de glu !
     — Je vous en prie, que savez-vous de mon mari ? Ilme avait toujours redouté que Taavi, en revenant de Tallinn, ne tombât dans l’embuscade que lui tendait la NKVD sur la côte.
     — Ces balourds l’ont laissé échapper ! Les cochons ! Les bourriques ! Les têtes de lard ! Incapables de retenir ce fumier ! Et maintenant ils brament ! Mais je te le garantis, on le pendra ! Ces deux crétins, en ce moment, regrettent bien d’être nés !
     — Alors mon mari a été ?…
     — Pose pas de questions ! De toute façon on le rattrapera ! D’ailleurs, c’est peut-être déjà fait ! Ne t’inquiète pas, on n’aura pas besoin de ton aide ! Avance ! La femme avait empoigné son revolver, le ton montait : par ici ! Face à moi ! Donne ta main ! Mais ma parole, tu es couverte de croûtes ? Pourquoi trembles-tu ?
     — Où est mon fils ?
     — Ton fils ! Écoutez-moi ça ! Elle a un fils, un mari, et quoi encore ? Mari, maison, manoir ! Peste ! Et tu te crois jolie ! Et tu choisis une prison pour mettre bas ? Salope !… Férocement, elle lui plaqua la main sur la table et, avant qu’Ilme pût faire un geste, la lourde crosse du revolver s’écrasa sur le revers de sa main, meurtrissant ses doigts et ses ongles. Ilme n’entendit plus que faiblement les halètements de la femme qui s’acharnait sur elle. Elle sentit qu’on la transportait.
     En revenant à elle, elle se retrouva sur le bat-flanc de son cachot, la main enveloppée d’un bandage poisseux de sang. À sa grande stupeur, on lui avait apporté une couverture ; l’infirmier se tenait à son chevet. Lorsqu’elle rencontra son regard, l’homme s’en alla brusquement et verrouilla la porte. Ilme chercha des yeux son enfant : la caisse était vide.
     
     * * *
     
     Avec mille précautions, Lemb renouvelait les compresses froides sur le front de sa mère. Il les changeait sans perdre une minute, trempant dans une gamelle d’eau potable de vieux bouts de chiffon qui noircissaient l’eau. Il ne devait pas s’arrêter, sa mère pouvait mourir, lui avait dit l’infirmier.
     Il avait bien changé ce garçonnet qui, un an plus tôt, gambadait à travers les champs et les prés de Hiie en jouant à l’Indien ! Maintenant il savait ce que représentait la mort ! C’était quelque chose de laid el de terrifiant qui vous arrivait après avoir été battu ou fusillé ! On ne parlait plus, on ne bougeait plus ; mais on gardait les yeux ouverts, prêt à bondir ! C’est ainsi qu’il avait vu mourir le jeune Paul, un ami de prison qui avait connu Taavi en Finlande, On l’avait battu et torturé. Personne ne croyait qu’il était si mal en point, mais il était mort à côté de Lemb, et le jeune garçon ne parvenait plus à chasser de son esprit cette effroyable vision.
     Il craignait maintenant que la même chose n’arrivât à sa mère. Que deviendrait-il alors ? Que dirait-il à son père lorsqu’il viendrait les libérer ? — Car Lemb était toujours persuadé de sa venue prochaine.
     Sa mère était très malade, même l’infirmier le lui avait dit ! Sa main ensanglantée devait la faire rudement souffrir, il ne comprenait même pas ses plaintes ! Elle cherchait à lui parler, à répondre à ses questions, mais les mots s’embrouillaient ; par moment elle le fixait intensément avec des yeux qu’il ne lui connaissait pas. Ses sourcils se contractaient de douleur lorsqu’elle les refermait.
     Il y avait bien longtemps que Lemb n’avait vu sa mère ; l’infirmier lui avait appris la venue au monde de sa petite sœur, Hilja, mais il n’avait pas encore pu la voir, bien que le berceau fût là, à ses pieds. C’était une histoire bien compliquée : on avait confié Hilja à une femme inconnue, après lui avoir enlevé son bébé une fois fini de le nourrir. Lemb n’y comprenait rien !
     — On ne va tout de même pas donner ma sœur à cette étrangère ? demanda-t-il à l’infirmier venu visiter sa mère.
     — Bien sûr que non ! Elle la nourrit seulement parce que ta mère n’a pas assez de lait ! La fièvre le fait disparaître !
     — Où est-ce qu’il disparaît ?
     — Ne pose pas trop de questions, mon petit !
     Lemb ne demanda plus rien et resta sur sa curiosité ; cet infirmier lui plaisait : il n’était pas Russe, c’était le principal, bien que certains Estoniens fussent encore pires, complètement fous ! Par exemple, ceux qui l’avaient ligoté pendant qu’il priait ! Depuis ce jour-là, il n’osait plus le faire qu’en cachette. Il avait autrefois aperçu sa grand-mère s’agenouiller sous les sapins de Verisoo, à l’endroit où l’on avait fusillé son grand-père ; depuis ce jour, Lemb savait comment prier. Dans le malheur, il faut tout essayer, comme disaient les autres prisonniers.
     Après le départ de l’infirmier, Lemb enleva son manteau qu’il plia sous la tête de sa mère. Après tout, il n’avait guère froid et de simples bouts de guenilles devaient être bien durs !
     Il avait posé au coin du grabat la nourriture destinée à sa mère. Il en avait l’eau à la bouche, mais se forçait à ne pas y toucher bien que la faim lui « pinçât le cœur » comme disait sa grand-mère, à Hiie. Il grignota juste un petit morceau : une épluchure de pomme de terre, et suça la queue du poisson malodorant.
     Chaque fois que sa faim démentielle allait le faire mordre à pleines dents, les gémissements de la malade l’arrêtaient en lui rendant toute sa lucidité. Il appuya sa tête contre la poitrine de sa mère et se mit à pleurer. On lui avait donné des chaussures neuves, ses amis de cachot lui avaient parlé de libération prochaine ; toutes ces nouvelles, qui lui tenaient tant à cœur et qu’il s’était bien promis de raconter à sa mère, s’étaient envolées de son esprit ; il se nicha sur la planche, le cœur lourd de tendresse et d’espoir, pour trouver auprès de sa mère protection et refuge.
     Ilme ne comprit pas ce qui la réveilla. Elle essaya de se lever, mais elle était aussi faible qu’au lendemain de son accouchement. Sans un mot, la fille russe reposa Hilja dans sa caisse et sortit. Ilme aperçut son fils endormi sur le plancher rugueux. Il se cramponnait à elle de toute la force de ses frêles membres, cherchant un peu de chaleur pour ses mains bleuies de froid. Longtemps elle regarda ce visage pâle et amaigri. La vue de sa main douloureuse, enveloppée de bandages la ramena à la réalité. Elle revit tout ce qui s’était passé. Hilja ! Une peur panique l’envahit : on avait voulu la lui voler ? Non ! La petite fille dormait là, entortillée de guenilles ; Ilme se tâta la poitrine : la petite devait avoir faim. Grâce au ciel, elle avait encore un peu de lait ! Et Lemb ! ce pauvre gosse que les tortures avaient épuisé ! Ilme remarqua le pardessus glissé sous sa tête ; elle en eut les larmes aux yeux ! Tendrement elle déplia le manteau chiffonné pour en couvrir son petit bonhomme. Elle tâtait le vêtement pour bien se persuader de la présence de son fils. Elle n’avait pas recouvré toute sa lucidité, et fixait le mur de pierre au lieu de prendre Hilja pour lui donner à boire. La fièvre la faisait délirer. Son enfant vivait-elle encore ? Que lui avait-on fait pendant son absence ?
     Un éclair la réveilla de sa prostration : Taavi s’était enfui ! Mais alors, il avait été arrêté ? Cette lettre de Taavi qu’elle avait lue, était-ce un rêve ? À moins que sa raison n’eût brusquement chaviré, savait-on jamais ? Pour l’instant son esprit était par trop malade pour résoudre ce dilemme.
     Lemb se réveilla en sursaut, comme une bête prise de panique. Il regarda sa mère sans la reconnaître, effarouché, le visage hébété.
     — Lemb !
     — Maman ! Tu n’es plus malade ? Il se blottit contre elle, en grelottant de froid.
     — Mon fils ! Mon tout petit ! Et toi, comment vas-tu ?
     — Oh moi, très bien ! Mais tu étais bien malade ! Je changeais tes compresses et voilà que je me suis endormi. Ça alors ! Tu sais, j’ai vu papa en rêve ! Je ne me rappelle plus très bien : il me prenait par la main en disant : allons-nous-en, fiston ! Et nous partions. Mais alors j’ai pensé à toi, et je me suis mis à ta recherche dans tous ces murs ; c’est fou ce qu’il y avait de portes et de numéros ! Et puis, cette sorcière qui n’arrête pas de nous battre s’est mise à nous suivre avec ces grands escogriffes de Russes qui essayent toujours de me tenter à coups de chocolat. J’avais très peur, mais papa riait : on est deux hommes, que veux-tu qu’ils nous fassent ! Tout à coup il y a eu le noir ! C’était tout froid, tout humide, et je ne trouvais plus la main de papa ! C’est là que je me suis réveillé !
     Les yeux du petit garçon étaient encore agrandis de terreur et de larmes : de grands yeux bruns, pétillants de vie, mais étrangement sérieux dans ce visage étiolé.
     — Ton père est libre de nouveau ! On l’avait arrêté, mais il s’est sauvé !
     — J’en étais sûr ! Je l’avais bien dit aux hommes que si mon père était ici je serais parti depuis belle lurette en Finlande, en Suède, ou…
     — Et Hilja ? C’est vrai, tu ne l’as pas encore vue !
     — L’infirmier m’a dit qu’on l’avait donnée à une femme étrangère ! Tiens elle est déjà revenue ? Tout étonné, Lemb se pencha doucement sur la caisse mais se releva bien vite, le visage grave : Comme elle est…
     — C’est encore bien petit !
     — Bien petit et… affreux ! Maman ! Ça ne ressemble même pas à un enfant !
     Tous deux se taisaient. Ilme ne répondait rien à l’exclamation déçue de son fils. Du couloir parvenait un piétinement étouffé : on appelait des noms, des portes grinçaient.
     — On les fait partir ! Lemb se serra encore plus contre sa mère. Là-bas, j’avais toujours peur qu’on vienne me chercher et qu’on me sépare de toi !
     — Ils ne peuvent pas le faire !
     — Si ! Ils le peuvent ! Ils peuvent fusiller, ils peuvent tout !
     — Voyons, Lemb ! On les conduit ailleurs, peut-être pour les libérer !
     — Personne ne peut sortir d’ici, pas même Hilja ! Il n’y a que papa, et lui seul ! Oui, il viendra ! Il n’y a que lui qui puisse nous tirer de là !


V

     Ilme ne comprenait toujours pas pourquoi on la gardait si longtemps en prison. C’était une question de hasard, ou ça dépendait de l’humeur d’une quelconque tchékiste ; les prisons regorgeaient de victimes ; dans chaque cachot, les détenus, entassés par dizaines, avaient juste la place de se tenir debout. Partout, semblait-il, on s’efforçait de les liquider le plus rapidement possible, car de nouveaux venus affluaient sans cesse.
     Pourquoi faisait-elle exception à la règle ? On l’avait de nouveau séparée de son fils, et plusieurs fois par jour on lui enlevait Hilja pour que l’étrangère la nourrisse. Parfois, son absence était si longue qu’Ilme, au désespoir, ébranlait la porte de ses poings affaiblis, mais en vain : personne ne venait ouvrir. Elle regagnait alors sa couche en titubant.
     À chaque coup de peigne ses cheveux tombaient ; ils blanchissaient de plus en plus. Dans ses chaussettes loqueteuses ses pieds étaient glacés, enflés ; les gerçures provoquées par la crasse commençaient à s’envenimer. Elle avait beau les laver dans le seau d’eau potable, leur état ne faisait qu’empirer. De même, les blessures qu’elle avait aux mains, au lieu de cicatriser, s’infectaient, en dépit de la vague pommade noirâtre, nauséabonde, épaisse comme de la graisse à chariot, que lui mettait l’infirmier. Lentement le froid du cachot annihilait ses ultimes forces vitales. Elle tremblait perpétuellement de fièvre ; l’idée de sa petite fille qu’elle devait sauver était son unique soutien.
     Un jour qu’elle attendait, tout contre la porte, le retour d’Hilja, on poussa dans le cachot une femme qui tenait l’enfant dans ses bras. C’était une personne corpulente, de trente-cinq ans environ, vêtue comme les paysannes en hiver ; elle avançait d’un pas assuré. Sans dire un mot, elle jeta un coup d’œil à Ilme et, déposant l’enfant sur le bat-flanc, se mit à l’emmailloter de chiffons. Ilme se précipita :
     — Elle est mouillée ?
     Toujours muette, la femme lui lança un regard sournois. Lorsque Ilme voulut se pencher sur sa fille endormie, la femme eut une conduite surprenante : elle arrêta Ilme d’un geste brutal, la dévisageant longuement cette fois-ci, détaillant ses mains, ses vêtements ; ses yeux inquisiteurs firent le tour de la cellule comme si la petite était menacée par quelque invisible danger ; puis elle reprit l’enfant dans ses grosses mains de paysanne.
     Ilme sentit sa gorge se nouer de peur ; elle parvint pourtant à parler :
     — Ne voulez-vous pas la mettre ici ? C’est la caisse où elle dort.
     La femme, serrant le bébé contre sa poitrine, jeta un coup d’œil soupçonneux vers le rudimentaire assemblage de planches et le repoussa du pied.
     — L’enfant, là-dedans ? C’est tout juste bon pour des chiots ! dit-elle furieuse, d’une voix rauque : tout son corps était tendu, prêt à l’attaque.
     — Oui, c’est horrible ! opina Ilme. Ils traitent mon enfant moins bien qu’une bête ; quand je l’ai mise au monde, je croyais que nous allions mourir toutes les deux, mais la vie a été plus forte que la misère et la souffrance.
     Parler avec l’inconnue causait à Ilme une sensation bizarre ; la joie d’une présence humaine la rendait loquace, mais c’est avec surprise qu’elle entendait les mots sortir de sa bouche ; ce pouvoir oublié de s’exprimer ne lui revenait que peu à peu. Cependant les agissements de l’inconnue demeuraient incompréhensibles ; aux propos d’Ilme, son visage pétrifié de souffrance s’était animé d’une sorte de férocité de fauve pris au piège. Lorsque la mère tenta une fois de plus de prendre sa fille qui pleurait, elle le lui interdit farouchement.
     — Mais Hilja a faim ! essaya de la raisonner Ilme.
     — Hilja ? marmonna la femme ; son front se plissa. Elle s’appelle Leili ! et, s’asseyant, elle commença à donner le sein au bébé. Sa poitrine était rayée par la profonde cicatrice d’un coup récent. Elle s’appelle Leili ! répéta-t-elle en regardant tendrement le bébé. Ilme s’approcha en chancelant.
     — Qu’avez-vous dit ? Son nom est Hilja ! Elle est à moi, c’est mon entant !
     L’inconnue resserra son étreinte autour du nourrisson.
     — Je vous en prie, rendez-la-moi !
     — Vous donner mon enfant ? À vous ? La femme regarda Ilme avec dédain. Je sais que vous voulez me la prendre, vous et les autres ; je le sais ! Je le sais ! Mais ne m’approchez pas !
     Tendrement, elle berçait le bébé qui s’était remis à crier quand le sein avait échappé de sa bouche.
     — Seigneur ! Êtes-vous folle ? Cette enfant est à moi ! se désespéra Ilme.
     — Je vous dis de ne pas approcher ! avertit la femme. Ne venez pas la déranger lorsqu’elle boit. Où l’avez-vous prise ? Vous l’avez volée ! Sorcière ! Maintenant je comprends tout ! Votre enfant !… Ah, si vous la touchez…
     — Mais vous êtes réellement folle !
     — Moi, folle ? C’est vous et les autres qui êtes fous ! Regardez donc comme Leili me ressemble ! Mon mari lui-même le disait : c’est mon portrait tout craché ! Vous êtes tous des bourreaux ! Après mon mari, c’est maintenant le tour de mon enfant ! Quel péché a-t-elle commis ? Ma petite chérie, Leili, Leilikene, Illikene ! Nourris-toi, mon petit oiseau. Ne crains rien, l’étrangère ne t’approchera pas ; ta mère veille sur toi !
     Ilme s’assit à côté de la femme en laissant tomber sa tête dans ses mains. Était-ce elle, Ilme, qui était folle, ou faisait-elle un cauchemar ?
     — Donnez-la-moi ! hurla-t-elle soudain en saisissant l’enfant ; mais la femme se rua vers elle. Ilme avait déposé sa fille sur le coin du grabat, la protégeant de son corps contre les assauts de la paysanne qui saisit Ilme par les cheveux en lui frappant le visage à coups de poing.
     Ilme parvint à s’arracher des mains de la furie et à son tour frappa. Son corps brûlait, la colère la faisait trembler ; derrière son dos le bébé hurlait ; Ilme se rendait compte qu’elle allait finalement succomber sous une adversaire plus forte qu’elle.
     Haletante, l’inconnue, le regard vide et démentiel, se précipita avec une sauvagerie accrue, mais Ilme, cramponnée au bat-flanc, la reçut à coups de pied. Ses pansements s’étaient défaits et sa main infectée pendait sans force. Les puissants battoirs de la paysanne s’écrasaient sur le visage de la malheureuse, essayaient de la saisir à la gorge. — Arrête ! cria Ilme, tu vas tuer la petite ! Elle se rendait compte que le poids du corps de l’inconnue allait étouffer le bébé, coincé entre elle et le mur. 
     — Au secours ! hurla-t-elle.
     Soudain, comme par enchantement, l’inexorable pression cessa. Dominant les cris de l’enfant, des martèlements de bottes, des bruits de crosse, les hurlements de la paysanne emplissaient le cachot.
     Péniblement, Ilme se releva, saisissant le bébé dans ses bras pour la protéger. Combien de temps allaient-ils battre cette malheureuse ! Ils feraient mieux de l’emmener !
     Les gardes sortirent enfin, laissant la femme étendue sur le sol, baignant dans son sang. Elle essaya de se relever pour retomber aussitôt, le visage sur le pavé boueux. De longs sanglots hystériques, mêlés de râles, la traversaient.
     Ilme s’approcha d’elle ; devant cette souffrance naissait en elle une pitié qui lui faisait oublier sa propre détresse. Elle tâta la tête et les membres ensanglantés de la paysanne.
     — Souffres-tu beaucoup ? demanda-t-elle. Immobile, insensible, l’autre continuait à gémir.
     Avec un morceau de chiffon qu’elle trempa dans le seau, Ilme essaya de laver les blessures faites par les coups de crosse. Mais la paysanne s’accrocha au sol lorsque Ilme voulut la retourner pour continuer à la soigner du mieux qu’elle le pouvait.
     — Le sol est glacé, venez vous étendre sur la couchette, j’essaierai de vous aider ! lui proposa Ilme.
     La femme ne bougeait toujours pas ; elle se remit à sangloter, implorant Dieu, réclamant l’enfant. 
     — Venez, vous allez prendre froid ! La paysanne se redressa à demi, hurlant avec rage :
     — Moucharde !
     Ilme passa sa main sur son visage couvert d’égratignures et de sang ; tout son corps lui faisait mal ; la plaie de sa main s’était rouverte ; involontairement, ses ongles pénétrèrent dans ses paumes.
     Qui, d’elles deux, était folle ?
     Ilme regarda avec tendresse le petit visage endormi dans les chiffons, les yeux rouges et enflés, la bouche blême, le duvet mêlé de croûtes qui couvrait le crâne anormalement carré. C’était tout de même sa fille ce petit être fragile arraché à la mort !
     Les jours suivants, Ilme s’entendit un peu mieux avec la paysanne. Mais la femme restait des journées entières sans dire un mot, sans rien laisser transpirer de sa vie, et ce fut par hasard qu’elle apprit qu’elle se nommait Elli Saluste.
     Elle ne parvenait toujours pas à faire comprendre à la paysanne qu’Hilja était son enfant ; à de telles paroles, Elli brandissait une cruche, prête à frapper. Mais elle permettait à Ilme de la nourrir ; par un accord tacite, les deux femmes l’allaitaient à tour de rôle. Par contre la paysanne gardait jalousement pour elle seule le droit d’emmailloter le nourrisson, tenant Ilme à distance en la menaçant de sa cruche.
     Les deux femmes se craignaient et se surveillaient mutuellement. Elli ne voulait pas dormir sur le bat-flanc, bien qu’il fût assez large pour les recevoir toutes deux ; elle s’obstinait à grelotter, pelotonnée sur le sol contre la caisse du bébé, et pourtant, chaque matin, ses membres couverts d’ecchymoses étaient gelés.
     La seule chose qu’Ilme avait fini par apprendre de la bouche d’Elli, c’est qu’on l’avait arrêtée en hiver avec son mari et sa fille à peine âgée d’un mois. Parfois aussi, Elli se mettait à parler toute seule, évoquant sa ferme et ses animaux, mais le plus souvent elle racontait ses souvenirs à l’enfant, l’appelant sa Leili !
     — Il ne faut pas apprendre à l’enfant un faux nom, disait-elle à Ilme, sinon elle le retiendra en grandissant, Ilme ne répondait rien, mais ravalait ses sanglots. Souvent Elli, l’enfant dans ses bras, chantait une berceuse d’une voix enrouée. Presque tous ses chants étaient naïvement populaires, nostalgiques et douloureux. C’était aussi quelquefois de simples murmures tout chargés de souffrances ; â ce moment-là, le visage d’Elli se transformait soudain : la dureté qui y était inscrite s’effaçait entièrement, faisant place à une profonde tendresse et à une infinie douceur.
     Généralement elle s’occupait toute la journée de l’enfant, la tenant dans ses bras. Parfois même c’était toute la nuit qu’elle la berçait sur ses genoux, assise dans un coin du cachot. Voyant qu’elle déchirait sa chemise afin d’avoir quelques chiffons secs pour l’enfant, Ilme éclata en sanglots : il lui semblait que l’amour maternel de cette étrangère lui extorquait réellement sa petite Hilja.
     — Regarde, elle sourit ! s’exclama un jour Elli. Mon Dieu, regarde ! Elle sourit pour de bon ! — Oh le petit chéri, le gros mignon, le petit rat ! Elle ne cesse pas de rire !
     À ce spectacle, Ilme se sentit devenir folle de jalousie au point de se jeter sur la femme ! Mais la menace de la lourde cruche métallique la retint, à moins que ce ne fût un sentiment humain de pitié.
     Ainsi s’écoulait leur vie, presque irréelle, dans ce cachot à demi éclairé. À tour de rôle elles se grattaient le corps brûlant de démangeaisons. Elles avalaient leur misérable bouchée de nourriture, s’épiant comme des fauves aux aguets. Elles se haïssaient d’aimer toutes deux cet enfant.
     Ilme, avec une stupeur douloureuse, cherchait en son âme la cause de cette méchanceté, elle qui vivait si misérable et désespérée. Tant de souffrances auraient dû purifier son cœur, comme une source sous le regard de Dieu ! Oui, elle s’étonnait : de longs mois elle avait soupiré, pleuré après une présence humaine qui la réconfortât dans sa solitude, et maintenant qu’elle l’avait — mieux encore, c’était une femme, une compagne de misère — son cœur n’était plus que haine et malédiction. Elle, si tendre ; jadis animée d’un tel idéal ! Elle souhaitait qu’on la débarrasse de la présence d’Elli — qu’elle disparaisse ! Après tout, c’était leur destin commun ! Ilme voulait être seule ; elle voulait libérer son esprit de l’emprise de cette femme, être libre de penser derrière ces barreaux de métal qui tenaient la folle prisonnière, être libre de pleurer, d’épancher sa douleur fluante comme l’eau. Oh Dieu ! Ne permets pas que l’esprit meure avant le corps ! Ne laisse pas mon âme devenir ignominieuse comme l’est déjà ce corps jadis jeune et florissant !
     — Qu’est-ce que tu me veux ? lui cria Elli.
     — Rien, je te regarde ; ton corps est solide, mais ton esprit, on l’a sans doute déjà brisé !
     — Eh ! De quoi te mets-tu en peine ? Imagine seulement ce qui se passe là-bas ; — C’est le matin ; faut donner à manger aux bêtes ! Et qu’est-ce que je vais bien pouvoir apporter sur la table pour mes hommes ? Du café ! Encore ! — Va-t-on boire longtemps cette saloperie de breuvage amer, et un dimanche qui plus est ! — Écoute, le coq chante. Mais regarde, je te dis ! Tu ne vois pas déjà l’aube monter derrière la grange ? Hier soir, en se couchant, le soleil était bien dégagé, tout pâlot ! C’est signe de pluie !
     Ilme accroupie sur son lit, les yeux agrandis, la regardait ; elle continua :
     — Je vais me débarrasser de toi ! Une fille comme toi, ça ne sert à rien dans la ferme ! En plus, faudra débourser pour les frais d’enterrement ! Et où te chasser, misérable ? Ça me serre le cœur de te voir ! Oui, rien d’autre à faire que de te laisser crever ici dans un coin, rien d’autre ! T’es une vraie poison, on n’a plus qu’à l’avaler ! Et voilà que c’est de ma faute maintenant ! J’l’avais pourtant bien prévenu, mon mari…
     Désormais, jour après nuit, Ilme échafaudait mille projets pour se débarrasser d’Elli. Au même moment recommencèrent les interrogatoires nocturnes. La tchékiste, encore et sans cesse, réclamait à Ilme de nouveaux renseignements sur Taavi. Ilme lui répondait comme on récite une leçon apprise par cœur, oubliant parfois quelques détails insignifiants dans la vie de son mari, ce qui déchaînait la rage de sa tortionnaire qui maintenant, pour la battre, enfilait des gants en caoutchouc. Lorsque Ilme, devenue presque insensible aux coups, s’écroulait trop rapidement au gré de ses bourreaux, on lui braquait dans les yeux un aveuglant faisceau de lumière électrique ; elle perdait connaissance encore plus vite ; dans un tel état d’épuisement, elle n’intéressait plus alors ses interrogateurs.
     On exigeait d’elle de reconnaître les fautes de son mari, Taavi Raudoja ; c’était l’assassin du peuple laborieux, un traître à l’État soviétique, un collaborateur d’Hitler, le bouclier sanguinaire de la Finlande fasciste. Non ! Toujours elle répétait : non ! À sa propre surprise, elle avait le courage de le dire, sachant pourtant que chaque atrocité nouvelle la ferait s’évanouir : c’était devenu pour elle un refuge ; parfois même elle perdait connaissance sur une simple menace. Généralement on la retransportait dans sa cellule, et se réveiller là adoucissait ses souffrances physiques. L’atmosphère du cachot avait bien changé ! Elli prenait soin d’elle comme d’un enfant, la couvrant parfois de son manteau. Mais la femme n’avait pas toujours la force de le faire, lorsqu’elle aussi revenait d’un interrogatoire. Le matin les trouvait souvent gémissant côte à côte sur les pierres sales, et les cris de la petite Hilja résonnaient à leurs oreilles.
     Il se passa toute une semaine sans qu’Ilme sortît de son cachot. On la gratifia de deux épaisses couvertures et l’infirmier nettoya et pansa ses blessures.
     — Comment vous sentez-vous ?
     Ilme était incapable de répondre : comment pouvait-on poser une telle question ?
     On lui doubla sa ration quotidienne ; elle n’en croyait pas ses yeux : deux fois par jour une soupe à l’eau et un gros morceau de pain noir ! Elle aurait voulu partager sa nourriture avec Elli, mais on le lui interdisait. Si elle faisait mine de passer outre, une sentinelle s’installait là, pendant qu’elle mangeait. La haine d’Elli renaissait, bien qu’Ilme réussît à lui glisser chaque jour sa ration matinale.
     Tous les soirs on venait chercher Elli, mais un matin elle ne revint pas. Ilme l’attendit la journée entière ; l’enfant pleurait maladivement : elle aussi semblait comprendre la disparition de sa seconde mère. Les bruits de pas redoublaient devant le cachot : on lui apportait à manger, l’infirmier venait la visiter, mais jamais on ne poussait sa compagne dans la pièce. Elle attendit jusqu’au soir, jusqu’au lendemain matin ; le temps s’écoulait au rythme des pas et des bruits dans le couloir. Souvent elle croyait reconnaître la voix d’Elli dans le cri d’une femme, mais elle ne pouvait en être sûre. Elle prenait brusquement conscience que son existence misérable était plus esseulée et plus vide encore. Hilja ne cessait de pleurer : elle avait faim.
     — Où est Elli ? Dites-le-moi par pitié, où est-elle ? Pourquoi ne revient-elle pas ? Mon enfant a faim !
     Après avoir haussé les épaules, l’infirmier lui fit comprendre qu’à son avis on l’avait libérée.
     — Libérée ! Ilme éclata d’un rire hystérique. Ce mot brusquement lui rappela Lemb. Qu’était-il devenu ? Pourquoi ne venait-il pas auprès d’elle ? Le visage indifférent et buté, l’infirmier sortit.
     Aux environs de midi, elle résolut de donner quelques cuillerées de soupe à l’enfant qui criait. Elle les aspira gloutonnement mais avec maladresse ; ses hurlements redoublèrent, Ilme attendait toujours le retour d’Elli.
     Un matin elle n’en crut pas ses oreilles lorsque l’infirmier lui annonça :
     — Préparez-vous pour aller au sauna. Le chef de la prison veut vous voir !
     — Le sauna ?
     Depuis plus d’un an la vermine et la crasse la rongeaient, la torturaient, et maintenant : le sauna ! Chaque nuit elle rêvait de manger du pain noir, de pouvoir enfin se laver, et voilà qu’on lui distribuait la nourriture à profusion et qu’on lui donnait l’ordre de se préparer pour le sauna ! Que se passait-il ? Avait-elle bien entendu ? Le chef voulait la voir ! Nos, elle n’y comprenait plus rien.
     Elle ignorait que le sauna se trouvât dans la prison elle-même. Que pouvait-elle savoir de la vie de cette immense bâtisse ? Chaque prisonnier était emmuré ; en peu de temps, même les pensées ne pouvaient plus franchir les murs ! La pièce du sauna était à peine tiède, mais l’eau, suffisamment chaude, et brusquement Ilme en prit peur. Son contact sur la peau la revigorait si étrangement qu’elle riait et pleurait à la fois. En elle naissait un invincible désir de se jeter à l’eau pour toujours. L’eau ! L’eau qui purifie tout !
     
     * * *
     
     Seule, elle ne parvenait pas à se laver : deux filles russes l’aidèrent, mais le savon faisait défaut.
     Après le bain, on lui tendit une chemise neuve pour remplacer la sienne, toute crasseuse ; on lui donna du linge, une robe, des bas, des chaussures, tous objets usagés mais décents et presque propres, allant juste à sa taille. Mais oui ! Elle devait aller voir le chef de prison ! L’infirmier pansa ses mains de bandages propres, frictionna ses pieds de pommade. C’était les chaussures le plus pénible. Malgré leur pointure élevée, elles lui meurtrissaient les pieds. Ilme éprouvait dans son corps allégé une incroyable sensation de bien-être.
     — On peut maintenant vous regarder ! la complimenta l’infirmier. Faites sécher ici vos cheveux, en bas c’est par trop froid et humide. Les filles vont également laver la petite. « Ah bien ! » Ilme acquiesçait machinalement. « Oui, elle a encore plus besoin que moi d’être lavée — sinon ses membres se décomposeront dans les chiffons trempés, ce pauvre cher ange, si gentil. »
     — Est-ce que mon fils peut aussi se laver?
     — Les hommes, eux, se nettoient la figure chaque matin et vont également au sauna.
     On ne la reconduisit plus dans son cachot obscur ; les sentinelles la firent monter par un escalier jusqu’à la pleine lumière du jour.
     — Ne regardez pas en arrière ni autour de vous ! Ne tournez pas la tête ! commandait, en estonien, une des sentinelles. On la poussa, tout ahurie, dans une petite pièce meublée d’une couchette, d’une table et d’une chaise. Derrière les barreaux de la fenêtre on apercevait le toit des maisons. Lorsque la porte se fut refermée à clef derrière elle, Ilme se précipita à la fenêtre, attirée vers la lumière par une force indescriptible. En gémissant, elle ouvrit ses mains toutes grandes : des maisons habitées par les hommes ! Les hommes libres ! Les hommes libres sous le ciel ! Quelle chose incroyable ! Ilme regardait les nuages, se sentant écrasée par leur vue, soudain apeurée par le vent.
     C’était une étrange sensation ; entre les toits gris des maisons, elle apercevait la cime des arbres ; une brusque frayeur la glaça ; ils étaient à demi dénudés ; de rares feuilles rousses se balançaient doucement dans le vent.
     Un an s’était écoulé !
     Un printemps avait fleuri et chanté sans elle ! Tous les présents dorés de l’été, elle les avait perdus : l’air, le soleil et l’eau ! Les prés, les champs et les forêts n’étaient plus qu’un conte de fées à jamais interdit, sa vie, qu’un rêve anéanti ! Regarde ! Les cimes agitent leurs feuilles multicolores, souvenirs d’un mélodieux été déjà fleuri ; écoute ! Leur chant n’a plus de mélodie, cette chanson que t’apportait le rêve et que le réveil emporte.
     On déposa la petite Hilja sur la couchette. Les gardes partis sans lui dire un mot, Ilme se tourna vers l’enfant, se pencha, étonnée, sur la fillette qui dormait paisiblement, emmitouflée de vêtements propres.
     Assise à ses côtés, elle ne parvenait pas à prendre conscience de ce qui lui arrivait aujourd’hui. Le simple fait de se laver, de s’habiller d’une façon décente, représentait dans sa vie un événement incroyable et bouleversant qui l’abrutissait plus encore que les interrogatoires nocturnes. Elle resta longtemps sans pouvoir détacher ses yeux de l’enfant qui respirait bruyamment, comme enrhumée, et dont la lumière faisait ressortir davantage encore le visage diaphane. Cette petite créature humaine de cinq mois avait à peine entrevu la lumière du jour !
     Une forte fille en tablier blanc lui apporta à déjeuner sur un plateau en bois qui recouvrait presque toute la table, Ilme regarda ce repas chaud et fumant sans oser y toucher, pourtant l’eau lui venait à la bouche. Ce n’était pas pour elle, on s’était trompé ! Toute une année elle avait pris l’habitude, chaque matin, de recevoir comme pitance quelques patates gelées, que l’on n’aurait pas osé donner aux cochons à Hiie, et un morceau de morue nauséabonde. Non, ce n’était pas possible qu’on lui servît maintenant cette soupe embaumante, ce morceau de viande garni de pommes de terre rôties ! Quel parfum enivrant ! Était-ce une nouvelle manière de la torturer ?
     Son regard parcourut la pièce pour s’arrêter sur la porte : fermée à clef. Pas un bruit. Elle se leva, le corps déjà dirigé vers la table, les mains prêtes à saisir les aliments. Sa raison lui conseillait de manger lentement, mais ses doigts n’étaient pas assez rapides pour monter à sa bouche tout ce qu’elle dévorait. Sans rien voir ni entendre, elle engloutissait, s’étranglant presque, mélangeant la soupe de viande, le pain, saisissant en premier les morceaux les plus gros, par peur de les perdre.
     — Méfiez-vous ! C’était l’infirmier, derrière son dos. Elle ne l’avait pas entendu entrer. Que vous ont-ils donné ? Sans attendre la réponse il confisqua le morceau de viande. C’est trop dangereux pour vous ! Ilme le regarda comme on regarde son pire ennemi. 
     — Je ne voudrais pas vous priver, mais j’ai déjà vu, après ceux qui mouraient de faim, ceux qui mouraient de trop manger !
     Ilme le comprenait, mais elle devait se faire violence pour obéir.
     — Que signifie ce régime nouveau ?
     — On ne fait qu’appliquer les consignes ! Sans doute va-t-on vous libérer !
     Ilme secoua sa tête qui s’emplissait d’un étrange bourdonnement.
     — Libérée ! s’exclama-t-elle avec un rire bref, sans joie. Libérée ! Elle répéta ce mot, encore et toujours, comme si c’était le seul qu’elle connût.
     — Je ne sais pas ! On libère toujours les gens lorsqu’ils ont fini de purger leur peine. Le régime soviétique est équitable !
     Il repartit comme il était venu, sans qu’Ilme s’en aperçût. Ses yeux se perdaient, par-delà les barreaux, vers le ciel gris ; ses lèvres formaient toujours le même mot, parfois fort, parfois chuchoté, parfois sans timbre. Elle n’y croyait pas, ne parvenait pas à l’imaginer. Elle ne savait, ne comprenait, ne sentait brusquement plus rien.
     Dans les prisons de la NKVD, il régnait, le jour, un silence de tombeau. Les détenus n’avaient pas le droit de dormir, ni parfois même de s’asseoir ; c’était la nuit que la vie reprenait avec l’agitation des interrogatoires. Les caves, les cachots, les corridors, les chambres, tout, derrière les portes hermétiques, s’emplissait d’une animation fébrile, de minuit jusqu’à l’aube. On sortait les fichiers des armoires, on tirait les revolvers de leurs étuis. C’était l’heure où, au Kremlin, le dictateur soviétique se mettait au travail ; comment les serviteurs n’auraient-ils pas suivi les traces de leur chef et pasteur ? Il est vrai que, de nuit, les victimes sont plus vulnérables, leur courage les abandonne plus rapidement. C’est la NUIT qui gouverne l’immensité du pays soviétique, car son maître c’est la MORT.
     La nuit tombée, on conduisit Ilme Raudoja devant le chef de la prison. Jamais auparavant elle n’avait pénétré dans cette vaste pièce. La première chose qu’elle aperçut, lorsque la sentinelle lui eut ouvert la porte, ce furent les immenses portraits de Staline et de Beria, tout enluminés de pourpre et d’or. Autour scintillaient des slogans russes qu’Ilme ne pouvait comprendre. Au milieu de la pièce, derrière un bureau encombré de multiples téléphones et de dossiers ouverts, trônait, l’air las, un officier de la NKVD en uniforme. Il leva lentement la tête avec un mot de bienvenue, lui désignant une chaise. Son visage était étrangement bienveillant mais énergique ; les traits fins évoquaient plus un haut fonctionnaire d’État qu’un petit tchékiste. Au bout de la table attendait respectueusement la tortionnaire, mains croisées derrière le dos.
     — Comment se porte votre famille ? demanda l’homme derrière la table, tandis que la femme traduisait.
     — Vous voulez dire : mes enfants ? Il y a bien longtemps que je n’ai vu mon fils ! Un mois, deux peut-être, je n’en sais même plus rien !
     — Pourquoi ne l’avez-vous pas vu ?
     — Parce qu’on ne me l’a pas montré ! Il aura bientôt huit ans.
     Le chef de la prison parla en russe à la tortionnaire. Ses paroles devaient manquer d’aménité, car un fugitif éclair de peur traversa les yeux de la femme. Chacun son tour ! Cette idée réconforta Ilme.
     — Vous avez une petite fille ! Elle pousse bien ?
     — Elle est sous-alimentée, couverte d’excoriations, car je n’ai pas de langes !
     — Pourquoi ne pas en avoir demandé ?
     Ilme le regarda avec stupeur.
     — Il ne m’a même pas été possible de la laver ; aujourd’hui c’est la première fois depuis sa naissance !
     À ces paroles, l’homme devint furieux et se mit à pousser des jurons. Comment pouvait-il être si mal informé ? Ilme ne pouvait le comprendre ; à moins que ce ne soit une ruse, une comédie ! Oui, ce devait être ça ! Un instant elle eut l’idée de lui montrer ses propres blessures, ses ecchymoses, mais se ravisa ; ç’aurait été un manque de réflexion, même une bêtise ; son visage, mieux que tout autre témoignage, devait révéler les souffrances qu’elle avait endurées. Comment être assez naïve pour imaginer que l’exhibition de ses blessures confondrait la tchékiste. Ce ne serait qu’un surcroît de haine accumulée sur sa propre tête. Non ! Ilme resta assise et attendit.
     L’homme examina longuement les papiers posés devant lui.
     — Vous fumez ? lui demanda-t-il. Ilme secoua la tête. Dès demain vous êtes libre si… Il parlait doucement, en détachant ses mots, afin que la tchékiste traduise.
     Lentement Ilme se leva, cramponnée à la chaise. Elle n’était pas foudroyée par la nouvelle. Libre ! — Ce seul mot résonnait à ses oreilles, incroyable, vidé de sens.
     — …si vous acceptez de signer le pacte suivant ; maintenant, écoutez-moi bien. Voulez-vous être libre ?
     Ilme n’avait pas la force de répondre, mais ses grands yeux emplis de larmes parlaient à sa place. « Voulez-vous être libre ? » Ces mots lui parvenaient de loin, comme répercutés en échos sans fin dans une église vide. « Voulez-vous être libre ? » Les sons chuchotaient à son oreille. « Voulez-vous être libre ? Voulez-vous venir auprès de moi ? Je suis Taavi, ton mari ! Viens Ilme, viens ! » — Grand Dieu ! Oui, elle voulait être libre ! Oui, elle le voulait !
     Ses larmes l’empêchaient de parler.
     — Écoutez-moi bien. Demain vous serez libre ; vous vous promènerez en ville, dans les rues, à la campagne, où bon vous semblera. Vous partirez et retrouverez votre mari, Taavi Raudoja, pour l’amener ici.
     — Ici ! Pourquoi ?
     — Nous voulons le voir ; ne craignez rien, nous ne lui ferons pas de mal : c’est une simple formalité ! Il viendra ici chercher vos enfants.
     — Il ne m’est donc pas possible de les emmener demain avec moi ?
     — Non ! Ils resteront là comme otages, pour que votre mari revienne.
     — Alors je n’irai pas ! Je n’abandonnerai pas mes enfants. C’est une duperie honteuse : jamais vous ne les libérerez et vous voulez capturer mon mari ! Ma fille va mourir si elle reste ici, elle n’est pas encore sevrée. Je ne partirai pas sans eux !
     L’homme feuilletait ses papiers en écoutant a traductrice.
     — Dommage ! Pensez à vos enfants !
     Ilme s’assit, la figure cachée dans les mains.
     — Réfléchissez bien ! Vos enfants !
     — Puis-je voir mon fils ? Je n’ai pas la force de prendre toute seule cette décision ! — Je ne peux pas abandonner ma fille, c’est impossible ! Elle est trop jeune, vous devez bien le comprendre ! Je vous en supplie, comprenez-le !
     L’officier et la tortionnaire discutèrent longuement en russe. Un sourire railleur retroussa les lèvres méchantes de la femme, sans adoucir son regard impitoyable.
     — Bien ! Vous prendrez votre fille avec vous, mais c’est tout ! Ne m’en demandez pas davantage. Si par malheur vous aviez l’intention de nous jouer un mauvais tour, si votre mari ne venait pas, alors — votre fils est ici ! Souvenez-vous-en ! Nous serions obligés de faire preuve à son égard de plus de sévérité ! Quant à vous, nous vous retrouverions toujours !
     — Alors, vous tueriez mon fils ? L’homme haussa les épaules.
     — Non, ça nous ne le ferons pas. Puisque je vous dis que nous vous retrouverons toujours ! Le pays est bien trop petit pour que vous puissiez vous cacher longtemps ; où que ce soit, nous vous découvrirons, vous et votre mari. Vous voyez ! Nous avons l’esprit large : vous avez la possibilité de refaire votre vie ! Souvenez-vous aussi que vous devez rester muette sur tout ce que vous avez vu et entendu dans cette prison.
     — Je le sais. Mais — aurai-je la possibilité de voir une nouvelle fois mon fils ? Je n’arrive pas encore à me décider ! Ilme s’efforçait en vain de réfléchir. Elle revoyait la mer, les champs dorés sous le ciel bleu, les sombres forêts de Verisoo ; tout était privé d’âme : un tableau silencieux comme la mort, une vision derrière la grille étroite d’une épaisse muraille. Est-ce que je pourrai voir mon fils avant de…
     — Non !
     — Il n’est plus ici ?
     — Il est là et restera là jusqu’au retour de votre mari.
     — Je ne quitterai pas la prison sans l’avoir vu. L’officier se leva. Pour la première fois il était impatienté. Il alluma nerveusement une cigarette et jeta l’allumette dans un coin.
     — Vous marchandez trop ! La porte de la liberté vous est ouverte et vous ne voulez pas la franchir ? Signez ici les consignes de silence.
     — Je ne signerai rien tant que je n’aurai pas vu mon fils ! Je ne partirai pas ; faites ce que vous voulez !
     — Ne soyez pas déraisonnable à ce point !
     Ilme ne disait plus rien ; elle n’avait pas la force de le faire. Pourvu qu’on ne recommence pas à la torturer ! Elle n’était plus capable de le supporter ! Pour y échapper elle se sauverait plutôt de prison en abandonnant là ses deux enfants ! Oui, elle s’enfuirait pour se jeter à la mer !
     — Bien ! Je ferai venir votre fils. Signez maintenant ! Notre pacte entre en vigueur et demain, avec votre fille, vous pourrez partir où vous voudrez.
     Ilme signa à plusieurs endroits. Elle avait bien du mal ! Son écriture irrégulière et tremblée rendait la signature méconnaissable. L’homme lui lisait certains passages : des menaces, des recommandations auxquelles elle ne comprenait rien. Il lui semblait signer la condamnation à mort de toute sa famille. Ainsi tu seras libre ! Cette justification lui grondait dans la tête. Être libre !
     — Eh bien vous êtes libre désormais, je vous félicite ! Envoyez votre mari, on libérera alors également votre fils. Les gardes la reconduisirent dans la chambre.
     — Ne regardez pas derrière vous ni autour de vous ! Plus vite ! Allons, plus vite, camarade !
     
     * * *
     
     Assise auprès d’Hilja, Ilme, surexcitée, attendit son fils : depuis si longtemps qu’elle ne l’avait vu ! Ainsi donc elle allait être libre ! Libre ! Que voulait dire ce mot ? Y avait-il un seul homme de libre dans toute l’Union soviétique ?
     Lorsqu’on poussa Lemb dans la pièce, elle se leva mais n’eut pas la force de se précipiter à sa rencontre ; elle le regarda, la bouche ouverte en un cri muet qui jaillit de son cœur…
     — Maman ! Ça va très bien, tu sais ! affirma Lemb, contre sa mère, en ravalant ses larmes.
     — Mon enfant ! Mon tout petit ! Que tu es maigre ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Et ton bras ?
     — C’est juste l’os ! Il guérit déjà. L’infirmier m’a dit qu’il allait se ressouder, comme s’il n’y avait rien eu !
     Ilme le tenait tendrement dans ses bras, doucement, par crainte de le briser tout entier comme s’était cassée cette main dans les attelles, retenue autour du cou par un torchon sale. Le pardessus de Lemb glissa de ses épaules ; tous ses membres semblaient ne tenir que par les loques de la chemise, tellement cette peau, sur les os friables, était abîmée, couverte de croûtes.
     — Lemb ! Oh, Lemb ! Mon chéri !
     — Ne pleure pas, maman !
     C’était un homme maintenant ! Non ! Les yeux d’Ilme ne pouvaient plus pleurer ; elle contemplait douloureusement le visage terreux de son fils, la bouche enfoncée, les immenses yeux noirs sous le crâne rasé.
     — Comment s’est-il brisé ?
     — C’est juste un accident ! On nous poussait tous ensemble dans un autre cachot et le garde criait toujours : « Vite ! Plus vite ! » Alors j’ai trébuché dans l’escalier et le Russe m’a frappé.
     — Frappé ?
     Oui, avec la crosse de son fusil ! L’os s’est cassé net ! Et puis fendu aussi, d’après l’infirmier ; ça faisait très mal !
     — Et maintenant ?
     — Maintenant ça me fait encore mal !
     Tout son visage le criait. Mon Dieu qu’il devait souffrir ! Avec quel courage il le supportait !
     — Maman, je peux voir Hilja !
     — Mais oui, mais oui !
     — Oh ! Elle a bien grandi ! Maintenant on dirait un vrai poupon ! Quand on sera libres, on courra tous les deux ; non ! Tous les trois, Pontus aussi ! Et je mettrai Hilja sur le dos de Pontus et… Dis ! Tu veux bien, maman ?
     — Viens, Lemb, assieds-toi ici, j’ai à te parler ! Comment faire, comment prononcer des mots aussi durs devant le visage torturé de son fils ?
     — Oui, maman ! Parle !
     — Ils vont m’envoyer demain auprès de papa. 
     — Tu t’en vas ! cria-t-il, effrayé.
     — Ils veulent que ton père vienne te rechercher.
     Lemb resta silencieux ; ses lèvres tremblèrent de sanglots refoulés. Il s’efforçait de réfléchir.
     — Ne me laisse pas ici ! Je sais que papa viendra nous prendre, mais il ne sait pas où nous retrouver ! Les hommes m’ont dit qu’il y avait maintenant beaucoup de prisons à Tallinn. Bien sûr, comment veux-tu qu’il devine la nôtre ? C’est vrai, il vaut mieux que tu partes. Je ne veux pas rester tout seul mais… papa viendra ! Il viendra ! Il ne m’abandonnera pas ! Va, parle-lui, j’attendrai.
     — Alors, tu crois que ton père…
     — Oui ! Il viendra !
     Lorsque les gardes l’entraînèrent, il criait encore : « J’attendrai, maman ! Au revoir ! Oh, maman ! Maman ! »
     On l’emmena malgré ses larmes. Il partit en trébuchant, son pardessus sous son bras valide. Ilme s’était levée, chancelant vers lui, mais déjà la porte était refermée.
     Elle la frappa de ses poings, jusqu’à ce qu’elle glissât à genoux, le visage contre la porte pour capter le dernier bruit de pas. Mais c’était le silence ; et les yeux désespérés de son fils qui la regardait à travers ses larmes lui déchirèrent le cœur.
     « Maman ! Maman ! » ce cri l’envoûtait.
     Étendue sur le sol, le visage dans les mains, elle priait Dieu à haute voix, lui clamait sa douleur — mais Dieu restait muet. Que votre volonté soit faite. La prière commençait sur ses lèvres sans lui apporter de réconfort.
     Ilme bondit auprès de sa fille : c’était donc pour elle ? Pour la liberté de cet enfant innocent ? — Mais aussi pour la sienne ! Oui ! Pour sa propre liberté ! — C’était impossible ! Elle n’avait même plus de réaction humaine ! Elle ne sentait même plus cette soif de liberté ! — Tu cherches à l’aveugler ! En réalité tu réclames en tremblant ta liberté, ta vie ! Tout ton être y aspire ! Tu es prête à lui sacrifier ton fils, ton mari ! — Non ! Seigneur ! Tu vois bien qu’il n’en est rien ! Tu me vois nue devant toi ! Tu lis en mon âme que c’est faux !
     La liberté ! L’âpre odeur des routes empoussiérées parmi les champs de blé poudreux ! Tiens ! Une silhouette s’avance sur le chemin ! Mais c’est Ilme, portant dans ses bras son enfant dont la bouche a soif ! Elle se baisse et cueille des fraises de bois qu’elle lui glisse entre les lèvres ; elle aussi est altérée et se penche sur l’eau. La rivière est un miroir d’azur encadré de sables d’or. La femme s’y regarde, pique des fleurs dans ses cheveux, de grandes fleurs rouges. Mais la fleur blanche, la bleue, la jaune sied également à merveille à sa chevelure abondante et vaporeuse. Son corps est hâlé de soleil, ses membres déliés et robustes, tout son être respire la joie de vivre ! Elle est heureuse. Le soleil et les chants d’oiseaux se cachent dans les replis de sa robe ; les chemins de la liberté sous le vent du ciel lui sont ouverts ! Elle se penche à nouveau pour boire.
     Regarde ! Le visage de Taavi, debout derrière elle, se reflète dans l’eau. Ses yeux lui sourient. Mais que se passe-t-il ? Pourquoi, tout à coup, ce regard grave, lucide, interrogateur ? Et le miroir qui s’assombrit comme à l’approche des nuages d’orage ! Taavi ! Pourquoi me regarder ainsi ? Le cours de la rivière grossit, le miroir se retourne au-dessus d’elle, sombre de menaces. Et Ilme ? Elle gît dans un fossé du chemin, piétinée par mille pieds ! Ses vêtements sont en lambeaux ; ce n’est plus qu’une femme à cheveux gris, tendant ses mains pour prier !…


VI

     La voiture, en s’arrêtant brutalement, tira Ilme de la torpeur de son rêve éveillé. Elle attendit, assise sur la banquette, tenant sur ses genoux son enfant enveloppé dans une couverture. On ouvrit la portière ; un homme en civil lui fit signe de descendre. Peureusement elle sortit de sa léthargie. Les piétinements sur le trottoir montaient à ses oreilles comme une rumeur inhabituelle, bruit familier déjà oublié. Les yeux agrandis, elle prit pied sur le trottoir.
     — Au revoir ! lança le chauffeur. La voiture partit. Elle la suivit quelques mètres en titubant, effrayée de rester seule, mais y renonça. Elle avait du mal à respirer ; ses membres étaient si las qu’elle redoutait de s’écrouler sur place. L’esprit vide, elle gravit la pente de la colline qui surplombait la ville et s’assit sur un banc.
     Cette brusque succession d’événements dépassait ses forces ; son esprit refusait de tout emmagasiner à la fois. Elle regarda d’abord devant ses pieds, détachant des yeux chaque grain de sable, gros ou petit, marron, jaune, noir ou blanc ; Ses touffes d’herbe fanée où se dressaient encore de longues brindilles cassées, d’un vert plus tendre ; les feuilles qui tombaient des arbres, rondes ou ovales, larges, déchiquetées, marquetées de roux, de violet et de noir, zébrées de nervures plus sombres, plus vertes ; un morceau de papier bariolé, un bout de ferraille rouillée, un silex blanc qui tranchait sur le sol foncé, piqueté de trous de vers. C’était assez regardé pour le premier jour ! Elle n’avait pas la force de lever les yeux sur les fleurs déjà courbées, sur les buissons et les troncs d’arbre, ou — plus haut encore — jusqu’à la source de ces rayons de soleil qui faisaient miroiter les fenêtres, qui blanchissaient de lumière les hommes et les rues : les branches se balançaient sous le vent, les nuages flottaient sur les fumées montant des cheminées, par-delà les toits et les tours, qui, droites et hautes, s’élançaient vers le ciel.
     Elle était donc libre ! Mais loin de l’enivrer, cette liberté retrouvée la voyait craintive, assommée, repliée sur elle-même : elle n’osait pas faire un pas, hésitant comme un enfant après une première chute malencontreuse.
     Parfois il lui semblait être là depuis toujours — tout lui était si familier ! Mais en même temps elle ressentait le poids de dix, de vingt années, de plusieurs siècles d’absence ! Brutalement on la rejetait dans cette vie qu’elle n’avait pas su jadis réussir. — « Vivez maintenant, encore plus avidement ! » Sottise ! Elle n’avait plus de vie ! Sa liberté même était injuste ! — Écoute ! Que veut te raconter cet oiseau ? Tiens ! Un moineau ! Ses plumes sont encore décolorées de la chaleur d’été !
     — Au revoir ! lui avait lancé le chauffeur.
     — Nous nous retrouverons peut-être, avait murmuré la tortionnaire.
     — Au revoir, maman ! Oh ! maman, maman ! Les mots s’étaient éteints sur les lèvres de son fils…
     Lorsque le soleil glissa derrière les nuages, Ilme sentit l’air frais et léger qui l’attirait à lui, très haut ; là-bas, dans le cachot, l’air écrasait : on respirait la pesanteur du plafond et des murs. Tout son corps trembla ; il lui fallait courir, se ruer hors des murs effrayants et glacés qui l’encerclaient de toutes parts. À nouveau elle entendait la voix de la tortionnaire :
     — Va, et ne regarde pas en arrière ! Ne prends pas de repos avant d’avoir retrouvé ton mari ; il nous le faut et nous l’aurons. Ne te retourne pas, ne parle à personne, cours ! Il est peut-être à Tallinn ! Tu sais où il peut se cacher, et si tu as besoin d’aide, adresse-toi aux autorités. Avec le papier qu’on t’a donné, tout le monde t’aidera. Mais attention ! Pas de bêtises ! La vie de ton fils est en jeu ! Vous serez libres, c’est promis ! Mais tiens ta bouche close ; sache bien que nous entendrons la moindre indiscrétion ! Nous voyons et entendons à travers le monde entier ; il n’y a pas un recoin que nous ne puissions atteindre !
     Debout, Ilme grelottait. Dans la clarté du soleil, de grandes taches sombres dansaient autour d’elle, se plaquant aux buissons, aux troncs d’arbres, tenaces ou fugitives. L’enfant s’agitait en gémissant.
     « Ne te retourne pas ! Cours ! » Où peut se trouver Taavi ? Où le chercher? Le sablier était retourné et le sable coulait, lent et tranquille, le tas de grains rayonnants montait, montait — et le temps, que nul argent ne peut acheter, passait ! Les pans de son manteau entrouverts, l’enfant dans les bras, Ilme descendit en toute hâte la colline à la rencontre des hommes. Elle les dépassait, les dévisageait, le regard toujours rivé à leurs épaules, en quête de la nuque blonde, des yeux gris et tranquilles de son mari.
     La ville n’était pas très animée ; pourtant l’après-midi était déjà bien avancé. À chaque pas, elle entendait des bribes de phrases russes. Elle redoutait qu’on la suivît, mais n’osait se retourner. Elle se hâtait sous les sifflements d’un fouet invisible. Lorsqu’elle eut longtemps marché, lorsque ses yeux se couvrirent d’une brume de plus en plus opaque, elle dut s’appuyer contre un mur, le long d’une vitrine richement décorée de dessins encadrés de pourpre. Son cerveau fonctionna à nouveau. Où aller ? À la voir ainsi adossée au mur, les gens la regardaient d’un air stupéfait ou interrogateur. Certains accéléraient leurs pas craintifs, redoutant d’avoir des complications avec cette femme près de s’écrouler. Mais la plupart lui jetaient un regard bouleversé de compassion, trop bouleversé même pour être capable de secourir. Lorsqu’on lui posait une question, elle ne savait que répondre ; elle semblait avoir perdu l’usage de la parole. Des larmes lui montaient aux yeux ; serrant plus fortement l’enfant sur son sein, elle continua son chemin, fuyant les hommes…
     Elle sentait bien qu’elle ne pourrait plus tenir longtemps. Elle craignait de tomber là, à genoux ; mais les gens feraient cercle, la questionneraient ! Non ! Il fallait avancer. Elle se faufila jusqu’au recoin obscur d’une cour pour allaiter sa petite, l’œil aux aguets, le corps prêt à bondir, comme une voleuse ; le dos contre le mur, elle sentait ses membres endoloris lui peser de fatigue, lourds comme du plomb. L’enfant avait si peu de lait à boire qu’il se mit à crier. De nouveau elle erra dans les rues, la marche calmait son enfant.
     Les dernières forces qui lui restaient lui permettraient-elles d’atteindre son ancien appartement, maintenant celui d’Arno et Liisa ? Pourquoi n’y être pas allée tout de suite ? Si Liisa lui posait des questions, elle répondrait que, pour l’instant, elle n’avait pas le droit de parler ; qu’on lui dise d’abord où se trouvait Taavi ! Elle appuya longuement sur la sonnette et se laissa glisser sur les marches. Une femme inconnue, de mise peu soignée, ouvrit la porte.
     Ilme voulut en vain se lever ; elle ne put que murmurer le nom de Liisa. La femme la toisa, le visage impassible ; seuls ses yeux s’agrandirent. Elle grommela quelque chose en russe, lorsque Ilme répéta le nom de Liisa, et disparut, Ilme avait déposé son enfant sur le perron et s’agenouillait auprès d’elle lorsque Liisa parut. Était-ce bien la femme d’Arno ? Était-ce bien cette créature autrefois dynamique, souriante, que le destin avait toujours préservée ? Non ! Ce ne pouvait être Liisa ! Ce visage blême et torturé, ces joues creuses, ces yeux cernés, cette bouche serrée en une mince ligne décolorée !
     — Que demandez-vous ? lui dit-elle sèchement, une lueur inquiète dans le regard. Elle avait les mains immobiles, l’une sur la poitrine, l’autre sur la poignée de porte, prête à la fermer.
     — Liisa, murmura Ilme. Ses lèvres bougeaient encore, mais aucun son n’en sortait.
     — Que voulez-vous ? La voix était encore plus impatiente,
     — Comment ! Tu ne me reconnais vraiment plus, Liisa ? Ilme s’accrochait aux montants de la porte.
     Liisa scruta son visage ; sa main remonta jusqu’à sa gorge.
     — Seigneur ! Ce n’est pas possible ! Ilme ! Ce n’est pas vrai ?
     — C’est bien moi !
     — Non ? Tu avais pourtant traversé… As-tu vu Taavi ?
     — Hélas non ! Laisse-moi entrer je t’en prie ! Prends l’enfant, je n’en peux plus !… Sans rien voir ni entendre, elle tituba dans l’entrée jusqu’à une chaise, près du miroir. À la vue d’une capote d’officier de la NKVD, elle se leva pour fuir. Elle entendait les pleurs de sa fillette maintenant installée dans la chambre à coucher.
     Mais elle resta là, incapable d’esquisser le moindre geste, là, devant le miroir. Combien de fois s’y était-elle déjà regardée ! Un dernier coup d’œil en partant au bras de son mari pour un concert, pour aller au théâtre, à une fête, à une réception. Est-ce que le miroir lui mentait ? La mort elle-même n’avait pas ce visage ! Les os transparaissaient sous la peau terreuse et ridée. Était-ce bien ses cheveux, raides, clairsemés, entrelacés de fils blancs ? — Est-ce bien moi ? demanda-t-elle à Liisa.
     — Je ne sais pas !
     — As-tu quelques chiffons secs pour ma fille ; je vais lui donner à manger et je repartirai, je n’ai guère de temps !
     Liisa lui apporta des linges propres. Sur son visage se lisaient toutes les questions qu’elle n’osait poser.
     — D’où viens-tu ? De prison ? lui demanda-t-elle enfin.
     — Je suis libre maintenant. Lemb aussi sera libre !
     — Ah ! On vous relâche même des prisons maintenant !?… Attends ! Je vais t’apporter quelque chose à manger ; je réchauffe juste la soupe d’hier.
     Ilme quitta son manteau, donna à boire à la fillette. Elle entendait à côté des conversations en russe. Son regard interrogateur se posa sur Liisa.
     — Des sous-locataires, un couple russe ! Le mari est officier de la NKVD, assez distingué mais brutal, il boit beaucoup. La femme est complètement idiote.
     — Ah ! Pose la soupe ! Merci ! Je vais en donner un peu à Hilja. As-tu des nouvelles de Taavi ? Dis, Liisa, où est-il ?
     — Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir ! Ne me regarde pas comme ça ! Ne pose pas de questions ! Peut-être dans les forêts ! — Oui, bien sûr ! Ou pourrait-il être ailleurs ? Moi je ne sais pas !
     — Tu crois ? Dans la forêt ? Arno ne l’a pas vu ? Quand rentre-t-il Arno ?
     À cette question, Liisa tomba assise sur le lit, les yeux fermés, traversée par une vague de douleur.
     — Je ne sais pas ! Arno ne le sait pas non plus ! Arno est… parti!
     — Arrêté ?
     — Oui, aussitôt après que Taavi s’est enfui de la prison ! C’est à cause de Taavi ! Tout est de sa faute !
     Ainsi Taavi se trouvait quelque part dans la forêt, traqué. Comment faire pour le retrouver avec ce petit enfant dans les bras ? Mais il le fallait ! Lemb attendait ! Oui, il le fallait ! Le sablier continuait à couler en silence, lentement, régulièrement.
     — Où vas-tu aller maintenant ? lui demanda Liisa.
     — Je n’en sais rien ! L’air renfermé de cette pièce, déjà dans la pénombre, pesait sur elle comme un sommeil de mort. Liisa alluma.
     — C’est que — il est déjà tard : Il va bien falloir que tu te réfugies quelque part !
     Les mots frappèrent Ilme en plein visage. Que Liisa redoute la vermine, l’aspect lamentable qu’elle offrait, sa vie de prisonnière, passe ! Mais imaginer que son ancienne amie lui refuse, à elle et à son enfant, asile pour une nuit ! On lui faisait comprendre qu’elle devait s’éloigner ; inutile d’insister ! Un inconnu, Ilme l’aurait supplié, mais Liisa ! Elle regardait cette chambre, ces meubles choisis avec Taavi, tout ce qu’elle lui avait laissé en même temps que l’appartement contre un simple merci. Puisqu’on la chassait ainsi à la rue, en pleine nuit, elle partirait sans plus tarder. Qu’était devenue, en un an, l’ancienne Liisa !?
     Des événements qui suivirent, Ilme ne devait garder plus tard que des souvenirs confus : le regard qu’elle avait jeté à Liisa pour essayer de retrouver le visage de son ancienne amie ; cette peur subite qui l’avait poussée à fuir, redoutant que cette année d’absence n’ait marqué les hommes, la vie tout entière, aussi profondément qu’elle l’avait bouleversée elle-même. En toute hâte elle avait repris son enfant ; la vue de cette capote d’officier de la NKVD avait encore activé sa fuite. Où qu’elle portât son regard, les griffes du destin semblaient se refermer sur elle ! Cours, fuis, sauve-toi !
     — Au revoir ! avait lancé Liisa avec indifférence en claquant la porte. Au revoir ! Pourquoi employer ce mot par routine ? Liisa ne tenait plus à la voir : sa voix, son regard, ses gestes d’impatience, tout le trahissait.
     Dehors le vent faisait rage : les rafales de pluie fouettaient sa tête nue. Courbée, elle luttait contre la bourrasque. D’un côté, les ruines ; de l’autre, des maisons encore debout, le rez-de-chaussée obscur, quelques fenêtres allumées se découpant aux étages supérieurs. Des pas la suivaient : il fallait encore hâter l’allure, arriver quelque part avant que les dernières lueurs du crépuscule ne se perdent dans la nuit. Devant elle surgirent des soldats russes : une patrouille ! — Vos papiers ? — Le cliquetis des fusils et, avant même qu’Ilme, effrayée, ne pense au sauf-conduit, des mains qui s’abattaient sur elle et l’entraînaient. Ils se dirigeaient vers les ruines : ils étaient cinq. Allait-on la fusiller ? Non ! Ils n’avaient pas le droit ! Grand Dieu ! Non ! Surtout pas ça ! Il fallait qu’elle retrouve Taavi ! À ses explications, les soldats répondaient par des rires. Elle voulut faire demi-tour : les mains l’étreignirent davantage. Ils parlaient entre eux ; leurs rires devenaient grossiers et lubriques.
     Ils s’arrêtèrent dans les ruines sous un toit délabré qui ne tenait plus que sur deux pans de mur. Quelque part l’eau ruisselait ; des tôles grinçaient dans le vent.
     — Qu’est-ce que vous me voulez ? cria Ilme lorsque les mains se tendirent vers son enfant. Vous êtes fous ! Qu’est-ce qui vous prend ?
     Les soldats avaient posé leurs armes. Brusquement Ilme comprit sans oser le croire. On lui avait parlé de ces sortes de violences. On lui en avait raconté de semblables en prison. Mais de cette façon ! Non ! Non ! La réalité dépassait en horreur ces histoires de dix, vingt hommes ou plus se jetant sur une seule femme !
     Un soldat lui proposa de la vodka ; un autre tendit des mains avides vers sa poitrine. Elle se mit à hurler. Ce fut le début d’une lutte acharnée, ses cris déclenchant leurs instincts bestiaux. On la jeta à terre en lui arrachant l’enfant qui pleurait. C’était pour Hilja qu’elle se débattait, animée soudain d’une force surhumaine ; tout lui était égal ! Si elle l’avait pu, elle aurait empoigné une pierre pour leur écraser le visage.
     On lui bâillonna la bouche d’un morceau de chiffon ; deux hommes lui plaquèrent les mains au sol, mais elle continua de lutter, car son enfant pleurait. Déjà à demie nue, elle s’efforçait, dans un dernier éclair de lucidité, de ne pas se cogner la tête au sol en se débattant : si elle perdait connaissance, elle serait à leur merci.
     Comment réussit-elle à se libérer de leur étreinte ? Quelqu’un avait allumé une torche électrique. Peut-être eurent-ils la nausée, à la vue de son visage ? Les mains se desserrèrent ; en un instant elle roula au bas des gravats. Elle ne souffrait pas de sa chute ni des pierres tranchantes. Elle s’enfuit au hasard, arrachant le chiffon de sa bouche. Elle courait, tombait, se traînait, s’affalait à nouveau. La pluie inondait son visage et ses épaules nues ; elle haletait d’effort, le cœur battant à rompre, à demi assourdie par le sang qui bourdonnait à ses oreilles. Fuir ! Plus vite ! Elle sentait les mains des Russes prêtes à la saisir à nouveau.
     Elle se cogna les jambes dans des amas de tôles enchevêtrées, glissa sur les pierres humides, repartit encore et toujours, se tordit les chevilles, s’écroula enfin à genoux sur un monceau de poutres calcinées.
     Elle avait perdu toute notion de temps lorsqu’elle entendit à nouveau le crépitement de la pluie. Elle pensa immédiatement à son enfant. Où était restée Hilja ? Qu’avaient-ils fait d’elle ?
     Machinalement elle refit le chemin parcouru. Où était l’enfant ? Seigneur, Seigneur, ayez pitié ! Est-ce qu’on lui avait emporté sa fille ? L’avait-elle sacrifiée pour sa propre sauvegarde ?
     Il n’y avait plus traces de soldats ; comme s’ils n’avaient jamais existé. Était-ce un cauchemar? Ilme pourtant sentait encore leurs mains brutales ; ses vêtements étaient en lambeaux, son corps douloureux des coups reçus !
     Où se trouvait la pièce écroulée ? Ilme s’était-elle égarée ? Elle appelait, écoutait. Elle ne voyait que des murs, des écoulements de pierre qui s’estompaient dans la nuit ; elle n’entendait que le bruit rauque de sa propre respiration dans les sifflements du vent. Elle retrouva la pièce par miracle : elle était vide ! Ilme se précipita vers une forme plus claire, ce n’était qu’un cadre disloqué, la toile déchirée, parmi des morceaux de plâtras encore recouverts de papier peint.
     De nouveau et de nouveau Ilme appela les Russes. Qu’ils fassent d’elle ce qu’ils voulaient, mais qu’on lui rende sa fille ! Nulle voix de soldat ne répondait, nul vagissement d’enfant. Quelque part une porte battait : c’était le vent. Et la pluie tombait sans trêve…
     Ilme rampait, ses mains tâtonnaient le sol. Seigneur ! L’enfant n’était nulle part ! Elle l’avait abandonnée dans sa fuite ! Ses ongles fouillaient des débris de bois calciné, de briques mélangées à la cendre. Elle s’écorchait les mains, son pansement s’était défait sans qu’elle s’en rendit compte. Ils avaient donc emmené son enfant ou l’avaient jetée dans l’eau d’une cave ?
     Enfin elle la trouva. Elle était dehors, sous la pluie. Dans un râle, Ilme s’abattit près du corps de son enfant : ses membres fragiles et glacés ne bougeaient plus ; ses langes avaient glissé. Elle tituba avec son précieux fardeau jusqu’au morceau de toit crevé.
     Elle lacéra sa chemise pour emmailloter à nouveau la petite Hilja qui gémissait à peine. Doucement elle se mit à la frictionner. Les membres s’assouplissaient mais la chaleur n’y revenait toujours pas.

* * *

     Ce jour-là, le vieil Aadu était bizarrement inquiet. Plus que jamais son gourdin résonnait dans la cour, entre les maisons, contre les pommiers du jardin. Il ne se tenait tranquille qu’au portail de Hiie. C’était là que semblaient aboutir ses allées et venues désordonnées.
     Mais pas pour longtemps ! À peine quelques minutes de guet en direction de Võllamäe, et il filait à nouveau dans la cour, le chien Pontus ne le quittant pas d’une semelle.
     Cette nervosité du vieux n’étonnait plus personne. Ce n’était pas la première fois qu’il trottait par monts ou par vaux, poussé par quelque incompréhensible force. Sous n’importe quel temps il continuait sa faction au portail.
     Aujourd’hui la pluie tombait particulièrement dru. Les femmes étaient restées à la maison pour bricoler à l’abri. Le matin, Ignas, en menant aux champs le tombereau à pommes de terre, avait conseillé à Reet et à Linda qui, accroupies, arrachaient les plants :
     — Laissez ça ! Il y a bien assez à faire à l’intérieur. Aussi personne n’était plus retourné, l’après-midi, aux champs. Ignas, dans la remise, réparait des instruments agricoles ; les femmes raccommodaient des sacs de jute ; on avait envoyé Aadu allumer le sauna. Il y avait plus de travail qu’on en pouvait faire, même en empiétant sur les heures de sommeil, car, depuis la fenaison, il ne fallait plus compter sur l’aide des maquisards. Les liaisons avec eux étaient de plus en plus périlleuses, les soldats étant toujours installés à Roosi et à Sooserva.
     Mais ce jour-là, par un fait étrange, la nervosité d’Aadu avait progressivement gagné Ignas. Chaque fois que le vieil infirme bondissait à travers la cour, inondé par la pluie qui bruissait sur les feuilles, Ignas à son tour se précipitait sur le seuil de la remise. De rares feuilles frissonnaient encore aux branches des érables ; les ormes squelettiques se découpaient déjà contre la nuit montante. L’eau des rivières grondait au loin, se bousculant en cascade par l’écluse ouverte du moulin de Kalgina.
     Vaguement mal à l’aise, Ignas était allé bavarder avec les femmes qui travaillaient en silence, sans que la conversation pût le ramener au calme. Son cœur était impatient de révolte, mais sa raison lui conseillait, en même temps, de la mater. Le sentiment d’impuissance qu’il éprouvait en face de cette domination étrangère était effroyable à supporter. L’hiver proche allait de nouveau l’encercler de ses pièges : il bloquerait la dernière route conduisant à la forêt, et pourtant il avait l’intuition qu’il devrait la prendre un jour pour y chercher refuge. L’été, c’était chose aisée ! Mais l’hiver !… Et Reet ? Où la laisser ? Plus que jamais Ignas sentait gronder en lui une révolte d’esclave contre le nouveau régime.
     Il s’était trompé en espérant que la vapeur du sauna libérerait son âme des lourdes pensées qui s’y accumulaient. Au retour, ses pas le guidèrent instinctivement vers le portail. Qu’attendait-il ? Son fils n’allait tout de même pas venir des îles de Verisoo dans une calèche attelée de six chevaux !
     Les femmes étaient encore au sauna lorsque Aadu le rejoignit dans la maison. Quoi encore ? Il ne comprenait rien à ses gesticulations, à ses grognements gutturaux. Aadu lui désignait du doigt la cour pour l’inciter à le suivre, furieux que le patron ne voulût pas comprendre.
     La nuit était impénétrable ; la pluie redoublait. Comme Ignas faisait mine de rentrer, le vieil Aadu lui empoigna le bras en jappant. Pontus était-il encore au portail ? Toute cette histoire contenait quelque chose de louche !
     Pontus n’était pas là ; la porte cochère était grande ouverte. Ignas la referma ; Aadu, furibond, l’ouvrit de nouveau, indiquant la route à grand renfort de gourdin. Ignas siffla le chien, mais il ne revint pas.
     Aadu devait attendre le chien qui s’était sauvé au village, voilà pourquoi il était nerveux ! Cette explication calma Ignas.
     S’installant dans la pièce commune, il bourra sa pipe et se mit à fumer. Les femmes qui revenaient du sauna l’accablèrent de questions sur Aadu :
     — Qu’est-ce qu’il a, tous ces temps-ci ? s’étonna Reet, Les autres fois il attendait son tour des heures entières devant le sauna, et aujourd’hui on dirait qu’il l’a complètement oublié !
     — Ne te fais pas de bile ! Il ira ! Il y a bien de la vapeur jusqu’à demain matin. Il va manger et ensuite, tout d’une traite, sautera des planches du sauna à celles de son grenier !
     — Tu m’as l’air de méchante humeur ce soir !
     — Bah ! C’est sans doute d’avoir regardé le cheval de Lemb !… Tu peux mettre le couvert !
     Le regard de Reet s’arrêta aussi sur les jouets de son petit-fils. Elle avait suggéré de les ranger dans la grange, mais Ignas s’était fâché tout rouge : que le garçon vienne lui-même les prendre ! Elle n’avait rien trouvé à répondre.
     Aadu, trempé comme une éponge, vint enfin se mettre à table. Il prit juste la peine d’ôter la calotte de feutre qui lui servait de chapeau et se rua sur sa gamelle qu’il lapa gloutonnement en continuant à grogner. En un clin d’œil elle était vide, mais, contrairement à son habitude, il ne la tendit pas une seconde fois. Lâchant sa cuillère, il s’essuya le visage avec sa manche. Il était déjà debout quand ses mains se joignirent pour une vague oraison bâclée. Renfonçant son fond de chapeau sur le crâne chenu, il se précipita dehors, attrapant son gourdin au vol.
     — Dis donc, Ignas. qu’est-ce qui lui prend aujourd’hui ?
     — Il va peut-être au sauna !
     — Possible ! Mais quelle idée de se faire tremper bêtement ! Regarde les flaques sous son banc !
     Toute cette veillée de samedi, plana sur eux un lourd malaise sans cause ; ils étaient fatigués de leur rude travail hebdomadaire. Demain c’était dimanche — « le jour du repos » comme il fallait l’appeler maintenant — mais pour eux, depuis bien longtemps, il n’y avait plus de dimanches !
     — Ignas, tu devrais nous lire quelques pages de l’Écriture après souper ! Le patron de Hiie prit la Bible et l’ouvrit lentement. Il avait lui-même soif de cette ancienne mais vivante parole, de ce livre sacré dont la présence, chez soi, était une faute passible de mort, dans un pays où la Foi et la Religion étaient prétendues libres.
     Avant d’avoir commencé la première ligne, il entendit au loin les aboiements de Pontus. Il écouta, la main posée sur la page… Les femmes le regardèrent. Au même instant, Aadu surgit et se réfugia dans un coin, laissant la porte grande ouverte.
     Ignas, Reet et Hilda se levèrent. Leur regard se tourna vers l’entrée qui se découpait dans la nuit.
     Une femme inconnue apparut dans la lumière de la pièce : elle portait dans ses bras une masse sans forme ; l’eau ruisselait sur son visage et ses vêtements. Pontus gémissait derrière elle.
     Un long moment passa avant que l’inconnue ne dise :
     — Mais je suis Ilme ! Le chien m’a reconnue, mais pas les hommes ! Pardonnez-moi !… Je suis venue… à la maison !


VII

     Tom entassait les bûches dans le minuscule poêle. Pas de risques d’incendie aujourd’hui ! L’automne retombait en bourrasques de crachin pénétrant et le vent, s’engouffrant dans la cheminée, enfumait la casemate et faisait pleurer ceux qui s’étaient réfugiés sur les châlits du haut. Mais là au moins il faisait plus chaud, et l’on n’avait plus à craindre que les marécages, grossis de pluie, ne s’infiltrent sous vos côtes ! C’était une utile précaution à prendre, car déjà l’eau clapotait lorsqu’on marchait sur le plancher.
     À la lueur d’une lampe pigeon installée sur une petite table, au centre de la cahute, Hilda tricotait avec agilité une chaussette en grosse laine paysanne. À tous les étages des lits, les hommes sommeillaient ; seul Värdi, en soufflant comme un bœuf, récurait le canon de son fusil à grands coups de baguette de nettoyage. Il bougonnait d’avoir monté la garde : ses pieds étaient trempés. Hilda eut un bref coup d’œil pour la mastication furieuse de son voisin et borda les vêtements de la malade.
     Ilme dormait aujourd’hui paisiblement. La crise était passée. Elle survivrait une fois encore aux accès de la pneumonie qui l’avait terrassée dès son retour.
     Hilda évoquait cette soirée et les jours qui l’avaient suivie ; c’était un cauchemar qui commençait juste à lui devenir familier. Mais toujours de nouveaux voiles s’écartaient, mettant peu à peu en lumière la terrible vérité.
     Tom se faufila auprès de Värdi pour se réfugier dans un coin. Ses cheveux hirsutes vieillissaient son visage maigri et bronzé. Un léger regard d’Hilda effleura la manche grise de son pull-over, remonta jusqu’à l’épaule, et s’arrêta sur le menton couvert d’un rare duvet noir.
     — Il faut que tu dormes ! chuchota Hilda. Ça va être ton tour de monter la garde !
     Elle n’attendait aucune réponse, devinant que le jeune homme fixait sur elle un regard sombre mais empli de bienveillance. Sans une seule parole échangée, le retour d’Ilme les avait rapprochés comme si leurs yeux s’étaient enfin dessillés.
     Savoir que sa mère était également alitée empêchait Tom de dormir. Comment le vieil Ignas arriverait-il à se débrouiller tout seul ? Reet avait demandé à Hilda de venir surveiller Ilme. Les femmes de Matsu donnaient un coup de main dans la ferme, tandis que le vieil Aadu s’occupait des bêtes de l’étable. Mais la situation restait dramatique, même après plusieurs jours et nuits passés sans dormir.
     Oui ! La situation était tellement terrifiante que, ce samedi-là, ils avaient dépassé le stade de la peur ! Hilda avait refermé la porte derrière la jeune patronne, tandis que les parents allongeaient leur fille sur un divan, le long du mur chaud.
     Reet avait porté dans ses bras, jusqu’à la table, la forme enveloppée. Tendrement elle avait écarté les chiffons sur le visage de sa petite-fille, mais les coins de sa bouche, déjà prête à sourire, étaient brusquement retombés. Elle ne pleura pas. Passionnément elle se pencha sur le petit être qu’elle caressa de ses mains tremblantes. L’enfant était mort.
     Il régnait dans la pièce un lourd silence que venaient seuls rompre les gémissements d’Aadu et de Pontus. L’air semblait gelé, paralysant tous les gestes ; le moindre mouvement sortait d’une brume de glace. Tous regardèrent le petit cadavre étendu sur la table et leurs yeux se tournèrent vers Ilme, immobile sur le divan.
     — D’où viens-tu ? demanda Ignas, d’un ton qu’on ne lui connaissait pas : une voix dure, quasi menaçante.
     — De prison, des forêts, de la ville, des chemins, de partout ! Oui ! Je viens… de partout ! Partout !…
     Reet s’approcha d’elle en titubant et caressa ses cheveux trempés. Ce contact traversa le corps d’Ilme comme une décharge ; ses mains agrippèrent la jupe de Reet dans laquelle elle s’enfouit le visage en longs sanglots déchirants qui secouaient ses épaules, ses vêtements maculés de boue, tout son corps.
     — Où est le garçon ? Où est Lemb ? Ignas semblait s’adresser à une étrangère, poser une question soudain vitale.
     Ilme se mit alors à parler en phrases entrecoupées mais sa voix était presque calme :
     — Taavi doit aller se livrer pour qu’on libère Lemb ! Hilja est déjà… libre ! C’est une chance qu’elle le soit, je n’ai plus de lait. Moi aussi je suis libre maintenant, et je pourrai partir en Finlande ! Ilme se leva en dévisageant chacun d’un œil brûlant. Est-ce que Taavi est déjà parti chercher Lemb ? Vous croyez que je suis folle ? Non, je ne le suis pas ! — Bonjour, Hilda ! Ah oui ! Nous nous sommes déjà vues. — C’est une bonne idée d’avoir refermé la porte car ils vont bientôt venir. Cette femme ne me laissera pas en paix ! Elle m’a brisé la main ; elle me disait : « Au revoir. » — Ils sont tous à mes trousses ! Ils veulent me voler Hilja !
     — Allons, mon enfant ! Mon enfant ! Qu’est-ce que tu… Reet s’efforçait de la calmer.
     — Sauvez-moi ! Cachez-moi jusqu’à ce que Taavi revienne avec Lemb ; père, enterre-moi auprès d’Hilja ! Ensevelis-moi près d’elle ! Oh, père ! Oh, maman ! Sauvez-moi jusqu’au retour de Taavi !
     Sa main bandée dissimulant son visage, elle s’effondra en pleurs sur le divan, la tête renversée, se convulsant de douleur. Ses cheveux se collaient à son visage en feu.
     Oui, pour Hilda aussi ce fut une nuit épouvantable. Son regard effleura les murs de la casemate : pourquoi Tom restait-il là, accroupi, inerte, hors du cercle lumineux ? Et Värdi qui se mettait à inspecter son canon contre la lampe…
     Pour elle, cette nuit était liée à celle du bombardement destructeur de Tallinn. Elle y retrouvait les mêmes détails infimes : le cri muet sur le visage déjà figé des hommes, leur course désordonnée se découpant sur le fond d’incendie. « Tu sais très bien que ta mère, ton père, ton frère gisent sous les décombres ! Et toi, tu te balances au bout d’une corde. Ta gorge nouée n’exhale plus qu’un râle ; tu ne sens plus tes pleurs couler, le vent brûlant du brasier les sèche sur ton visage. »
     Elles avaient disposé Ilme sur le lit de Reet dans l’arrière-chambre. Comme Hilda, Reet ne pleurait pas.
     — Enlevez-lui ses guenilles ! conseilla Ignas.
     — Sortez-moi d’ici ! Ils arrivent ! Ils vont arriver dans un instant ! hurlait Ilme, les yeux clos à nouveau, tremblante de fièvre, murmurant des sons incompréhensibles.
     Sans mot dire, Reet et Hilda la déshabillèrent. La vue de ce corps couvert d’ecchymoses et de balafres infectées ôtait leurs dernières forces.
     — Enterrez-moi avec Hilja ! Ensevelissez-nous ensemble ! C’est le seul moyen que j’en réchappe. Mère, mère, est-ce toi ? Maman ! Tu m’enseveliras là-bas, au bord de la rivière ! 
     — Apportez-lui quelque chose de chaud et laissons-la en paix ! recommanda Ignas en retournant dans la pièce commune, suivi d’Hilda qui portait une lampe à pétrole. Ignas referma la Bible ; il regarda l’enfant mort, ses lèvres tremblaient. Il s’approcha alors de la fenêtre, la main sur ses yeux comme s’il pouvait scruter à travers les rideaux de défense passive, à travers la nuit même. Il était à demi baissé ; tout son corps s’affaissa en avant ; sa main gauche retomba inerte.
     Alors Hilda, dans la nuit et les forêts, courut comme une démente. Des bois, des prés, encore des bois. À deux mains elle se protégeait les yeux, mais les branches mouillées lui fouettaient le visage, accrochaient ses cheveux. Aux abords du marais, elle s’aperçut qu’elle s’était égarée dans la nuit. Une force instinctive la remit sur le bon chemin. Elle sentait sous ses pas les troncs d’arbres vacillants dans l’eau stagnante, la mousse chuintante. Elle avançait, les mains en avant, n’ayant pas de bâton sur lequel s’appuyer, tâtonnant les piquets de balisage, inondée, de la boue jusqu’à la taille. Arrivée sur la terre ferme, elle entendit l’appel de la sentinelle, heureusement c’était Osvald, un immense imperméable jeté sur la tête.
     Ils se précipitèrent alors de nouveau, en groupe cette fois-ci, dans les marais. Hilda avait bien du mal à suivre Osvald qui portait un paquet de cordes ; derrière elle, Tom haletait. Au bout de quelques minutes d’attente, un grincement de chariot se fit entendre, le cheval s’ébroua. Tout se passa rapidement, en silence. Avec de longues perches les hommes confectionnèrent un brancard de fortune sur lequel on sangla Ilme, enveloppée de couvertures et de bâches. Elle divaguait, appelait en des mots incompréhensibles, suppliait qu’on allumât du feu.
     — Reste avec elle ! lui avait ordonné Ignas. Bien sûr ! Mais si les Russes venaient fourrer leur nez à Hiie et s’aperçoivent de son absence ? Et puis, comment la patronne, seule, viendrait-elle à bout de toute la maisonnée ?
     Personne n’y pensait pour l’instant : ils avaient tant d’autres soucis !
     — Je raconterai que tu es allée quelque part ! la rassura Ignas. Sois très prudente si tu dois revenir pour chercher quelque chose ou si Ilme va plus mal. Viens demain ! Je serai dans les champs en dessous de Lepiku. Mais empêche Tom de te suivre ! Va ! Dépêche-toi maintenant pour rattraper les autres.
     Ignas prit le cheval par la bride pour tourner la charrette sous les pins. Ils devaient se hâter : vers l’est, le ciel s’éclaircissait déjà. Pourvu que le vent et la nuit continuent, couvrant ainsi le bruit des roues ! Sinon les Russes allaient les entendre du village.
     Hilda revoyait clairement les deux bons vieux de Hiie près du petit cadavre, au lever du jour. Reet n’avait pas eu la force de laver le corps de la morte ; Hilda avait appris qu’au matin la patronne ne s’était pas levée. Elle n’avait pas de fièvre, ne souffrait de rien. Elle parlait peu d’ailleurs : les pieds sur le carreau, elle n’avait pu détacher ses mains du lit.
     Ignas, qui depuis toujours possédait cette vaste ferme et qui était habitué à envoyer de nombreux ouvriers aux champs, devait maintenant prendre lui-même le seau pour aller traire. Le lendemain matin. Hilda le découvrit dans la remise, rabotant des planches.
     — Je les fais bien lisses pour que ce soit plus joli ! La fosse est prête au bord de la rivière, sous le bouleau, comme Ilme le désirait.
     — Vous ne l’enterrez pas au cimetière ? s’écria la jeune fille.
     Ignas ne répondit pas tout de suite ; lissant ses sourcils épais il fixa le sol de terre battue.
     — Elle n’est pas baptisée ! Elle s’appelle Hilja, c’est un beau nom ! Maintenant la terre entière est un cimetière béni. Notre terre est une terre sainte.
     La nuit suivante, Hilda n’avait pu empêcher Tom de l’accompagner à Hiie ; il voulait voir sa mère alitée. Elle avait voulu le persuader de rester auprès de sa sœur malade, mais ses yeux avaient brillé de colère. Ils marchèrent tous deux plus de dix kilomètres à travers marais, champs et tourbières. Il faisait chaud après la pluie ; tout était silencieux ; un brouillard opaque assourdissait les voix, ouatait les échos : Hilda peinait à le suivre.
     Reet dormait dans sa chambre, le visage creusé d’ombres, remuant les lèvres sans prononcer un seul mot. Elle ne se réveilla pas lorsqu’ils approchèrent sur la pointe des pieds. Une veilleuse découpait son halo ; le lit d’Ignas n’avait pas été défait.
     Ils explorèrent la maison, pièce après pièce, la cour, les étables, la grange, sans découvrir Ignas. Tom muselait les aboiements de joie de Pontus.
     Ils traversèrent le clos en toute hâte. Au-dessus du roulement des eaux de l’automne parvenait jusqu’à eux le crissement d’une pelle : Ignas jetait les dernières pelletées sur la fosse de sa petite-fille. Ils n’échangèrent pas un mot. Tom se découvrit, comme l’avait fait son père, et se mit debout sur le monticule fraîchement retourné où dormait sa petite nièce. Il demeura là un instant, les mains croisées en une attente muette. Tous trois rentrèrent.
     — Cette malheureuse Hilja, venue trop tard, a quitté trop tôt notre lignée ! Dans mes prières solitaires je me demandais bien qui d’entre nous suivrait sa trace ! Pourquoi êtes-vous revenus ? Il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là ! Ce n’est pas pour mon plaisir que j’envoie ma fille agonisante dans les marais. Vous tous souvenez trop bien de ce qui est arrivé à Mihkel de Lepiku — on l’a arraché de chez lui, à demi mort. On ne laissera pas mourir tranquilles tous ceux que le sort a marqués ; et marqués, nous le sommes tous.
     — Comment se porte ma mère ? Elle va mieux ?
     — Je ne sais pas ! Hier soir elle essayait de parler sans y parvenir.
     — Elle dormait quand nous sommes…
     — Ça lui fait du bien de pouvoir dormir. Et Ilme, comment va-t-elle ?
     — Elle délire ; la fièvre est montée. Värdi pense que c’est une pneumonie.
     — Alors, sans doute ce sera elle la prochaine à partir… répondit Ignas. la voix pesante. Je n’aurais pas dû l’envoyer là-bas… Le toit a bien du mal à vous y abriter déjà tous ; il fait froid et il n’y a pas de médecins parmi vous.
     — Värdi a appris quelques rudiments de médecine… Ils s’arrêtèrent à la hauteur du sauna.
     — Hilda devrait rester ici ! Tu n’y arriveras pas, père, avec tous ces travaux !
     — Bien sûr, le blé va pourrir et, si le froid arrive, les pommes de terre seront perdues. Matsu me donnera un coup de main : il devine pas mal de choses mais il ne pose pas de questions. Allez maintenant ! Retournez tous deux auprès d’Ilme.
     Arrivé devant la cour il arrêta d’un geste Tom qui voulait voir sa mère et lui parler.
     — Non, Tom ! Plus tard ! Je prendrai soin d’elle ! Tu ne peux que l’énerver.
     — Mais père, voyons, comprends au moins…
     — Non ! En ce moment je ne veux rien comprendre ! Je ne sais même pas ce qui nous guette après cette mort. Pour qu’on ait envoyé Ilme chercher Taavi, c’est sûrement un piège ! Ce n’est guère la saison de traverser la mer ! Ils sont sur ses traces ; à chaque instant la maison peut être cernée.
     — Maintenant ? En pleine nuit ?
     — N’oublie pas qu’il y a des soldats à Sooserva et à Roosi. Ils peuvent te cueillir à tout moment ; je vais veiller votre mère.
     Tom faisant mine de le suivre, le vieux se fâcha tout rouge :
     — Je t’interdis de venir ! As-tu compris ? Un vrai gamin ! Il aurait dû ne pas prononcer ces derniers mots, pensa Hilda. Elle devinait l’inquiétude du vieux, mais Tom, lui, ne la comprenait pas. Passant brusquement devant son père, Tom entra. Ignas se tut, mais sa respiration sifflante traduisit son anxiété et sa colère.
     — Il a tellement envie de voir sa mère ! murmura Hilda pour l’excuser.
     — Mais il lui fait du mal ! Elle se calme à peine !
     Jetant sa pelle au sol, il se précipita à son tour à l’intérieur. Ses craintes se réalisaient : Reet s’était réveillée, les yeux remplis de larmes à la vue de son fils. Seules ses lèvres remuaient en des mots inaudibles.
     En voyant le visage d’Ignas, Hilda redouta qu’il n’empoignât son fils agenouillé près du lit de sa mère et ne le jetât dehors.
     Ils repartirent ensemble vers le blockhaus. Hilda était secouée de sanglots ; elle trébuchait de faiblesse.
     — Qu’est-ce qui te prend de chialer, idiote ? Une vraie gosse !
     Mais c’était plus fort qu’elle, accumulé en son cœur depuis on ne sait quand. Elle suivait Tom de loin, mécontente d’elle-même.
     — Écoute, cesse de pleurnicher ! trancha le jeune homme en s’arrêtant, l’air menaçant. On ne t’a rien fait de mal, sacré moineau ! Alors pourquoi chigner ? Allons ! Sois une brave fille ! Sinon tu vas encore être suffoquée ! Écoute les premiers ramages d’oiseaux ; c’est déjà le matin, il faut se dépêcher ! En plein jour on ne peut pas traverser le marais à cause des avions. Ça, t’es rien sotte ! Moi qui espérais que tu serais bientôt une vraie femme !
     — Qu’est-ce que tu ferais d’une femme ?…
     — Ce qu’on en fait toujours ! Je la garderais dans la cambuse, au moins elle me tricoterait des chaussettes !
     — Ça ne nous mènerait pas loin !…
     — Quoi ? mariage…
     — Imbécile ! Toi, je ne t’épouserai jamais ! Quand je repense à tout ça, comment Ilme s’est retrouvée en prison avec Lemb et tout ce qui s’ensuit…
     — Bien sûr !… Et toujours rien de Taavi ! Dans son délire Ilme ne parle que de fusillades… Ils marchaient côte à côte.
     — Moi j’ai bien l’impression que… commença Hilda.
     — Quelle impression ?
     — J’ai peur de le dire ! C’est tellement effroyable !…
     — Alors qu’est-ce que c’est ?
     Hilda pensa que, dans la nuit, le garçon ne pouvait pas voir son visage. Mais elle ne reconnaissait même pas le son de sa propre voix ; elle était à demi défaillante lorsqu’elle osa ajouter :
     — J’ai l’impression… qu’on a attaqué Ilme en route. Comme Lonni de Matsu… Mais elle est arrivée à s’enfuir, et alors, d’après moi, on a tué son enfant !
     — Les salauds ! murmura Tom après un long silence.
     En traversant les marais, il prit dans sa main celle de la jeune fille, chaude et tremblante ; Hilda l’étreignit encore plus fort.
     Maintenant ces mêmes doigts tricotaient à la lueur de la lampe ; ils tricotaient pour Tom et pour tous les autres aussi agilement qu’ils le pouvaient.
     À la grâce de Dieu ! Ilme traverserait peut-être cette nouvelle crise et retrouverait le rythme normal de son souffle.
     
     * * *
     
     Lorsque, dans ses bras, Osvald avait transporté sa jeune patronne, de la boue jusqu’aux genoux ou glissant sur les troncs gluants, il n’avait pas prononcé une parole. Le jour suivant il resta également muet. Il revoyait distinctement le départ d’Ilme et de Lemb pour Tallinn à la recherche de Taavi ; en les accompagnant il avait porté le petit garçon sur son dos jusqu’à la gare. Une année s’était écoulée. Tout le monde savait qu’Osvald chérissait Ilme comme sa propre mère. L’avoir retrouvée ainsi, au milieu des marais, lui brisait le cœur.
     En entendant le nom d’Ilme, il avait ressenti une brûlure dans tout son corps. Sa tête s’était mise à tourner ; il était incapable de rien comprendre. Marta ne lui avait-elle pas dit qu’ils avaient traversé ? Mais maintenant, comment se faisait-il que… ? Marta avait vu, de ses propres yeux, le bateau quitter la côte, et voilà qu’Ilme sortait de prison ! Il ne parvenait pas à croire que ce corps qu’il portait était bien celui d’Ilme. Lorsqu’il avait regardé le visage de la femme, une violente douleur avait fait trembler ses bras puissants, remontant jusque dans les épaules. C’était seulement le soir, devant la casemate, qu’il était enfin sorti de la torpeur dans laquelle ses pensées confuses l’avaient plongé.
     Brusquement il avait rejeté son capuchon, ôté sa casquette, pour laisser la pluie ruisseler sur son visage ! Il demeurait sous l’averse comme s’il priait, mais sans pouvoir le faire. Il n’avait plus qu’un désir : se jeter la tête la première dans les flots d’une rivière, au plus profond, et de temps à autre reprendre souffle à la surface que la pluie chaude balayait. Il se sentait tout à coup sali, comme s’il s’était roulé dans la boue, car un brusque éclair de lumière venait de l’aveugler. Il arracha un sapin rachitique, le frappa au sol, encore et encore, jusqu’à dénuder ses racines blanchâtres. Il regarda le pauvre arbuste avec pitié : il n’y en avait guère dans le marais, mais était-ce la faute de l’arbre si le vent avait porté semence sur cette terre mouvante ? Osvald le rejeta et entra dans le fortin.
     De longues heures il demeura prostré sur son grabat. Au-dessus de lui sommeillait Martin de Penise. Osvald avait cédé à Ilme la place où il dormait d’habitude, la plus large, tout près du poêle. Qu’il regrettait de ne pas l’avoir construite encore plus large !
     De temps à autre, Hilda dormait sur le lit de Tom, quand ce dernier l’obligeait à le faire, sinon elle n’aurait jamais pris de repos ! Chacun était prêt à aider Ilme, mais hélas, personne ne pouvait faire grand-chose pour elle ! C’était atroce d’entendre ses cris, ses appels : elle réclamait Taavi, Lemb, Hilja. Elle luttait aux mains des Russes qui la torturaient. Elle racontait les horreurs qu’elle avait vécues, transformant en cauchemar la vie de ceux qui l’entouraient. Hilda avait suspendu une couverture devant sa couche de peur que la lumière ne la gênât, mais Ilme l’arrachait, les mains tendues vers la lampe.
     Lorsque Osvald n’était pas de garde, ou qu’il n’en pouvait plus d’entendre les cris délirants de la malade, il préparait les caches de vivres, tandis que Tom et Värdi se consacraient aux munitions. Plusieurs fois par jour, ce dernier nettoyait et graissait la mitrailleuse lourde, comptait les cartouches, prophétisant la mort de milliers de Russes. Les hommes de Penise leur avaient donné en abondance des grenades à main, mais Värdi voulait en fabriquer encore d’autres avec de la poudre récupérée dans les mines et des essieux de roue, comme il l’avait déjà fait le premier été de guerre.
     Ils avaient miné les zones supposées d’infiltration. Osvald voulait entourer toute l’île de Ciel de profondes tranchées ; c’était une lourde tâche et déjà l’hiver approchait. Il n’était pas facile non plus de dissimuler aux vues aériennes les emplacements actuels de tir et les buttes des blockhaus.
     Le capitaine, dans le bunker central, s’était opposé à de si importants travaux. Ils devaient éviter tout accrochage, à cause des représailles dans les villages environnants. Il n’était pas très content non plus de voir Ilme parmi eux ; c’est ce qui rendait Osvald le plus furieux.
     Un jour qu’Osvald, par un temps gris de pluie, était plongé dans ses réflexions, il aperçut du mouvement sur le marécage. Il y avait quelqu’un sur l’île voisine. Les Russes ! Il saisit des jumelles : non ! C’était seulement une forme grise qui cherchait à s’approcher de l’île de Ciel. Coiffée d’un large chapeau, le fusil en bandoulière, la silhouette était encombrée de paquets et de baluchons. Sans doute un vagabond ! Qu’il n’aille pas couper à travers le marais, cet idiot ! Il s’enliserait au bout de quelques pas ! Mais l’homme avançait avec précautions ; Osvald inondé de sueur, laissa retomber les jumelles.
     Lorsqu’il les braqua de nouveau, il reconnut Reku. L’homme prenant pied sur un morceau de terre ferme, Osvald lui cria : Attention aux mines ! Mais le bonhomme ne l’entendait pas. Il s’était arrêté de lui-même comme s’il pressentait le danger, faisant des moulinets avec son bâton, gesticulant à l’intention de quelque interlocuteur invisible. Il fit demi-tour, prit par la gauche et, traversant tout droit, arriva sain et sauf. On pouvait donc s’infiltrer jusqu’ici sans utiliser les troncs d’arbre !
     Osvald contemplait Reku comme un revenant ! L’idiot était affublé d’une dépouille de bête jetée sur ses épaules, sans doute une peau de chien.
     — Salut, vieux frère ! cria-t-il à Osvald comme à son meilleur ami. Reku n’a plus de tabac !
     En lui tendant sa blague, Osvald ne cessait de le dévisager comme une bête curieuse, tandis que l’homme, assis sur la butte, se roulait une cigarette.
     — As-tu faim ?
     — Laisse pour cette fois-ci ! Vous avez assez de bouches à nourrir ! Nous, ce ne sont pas les vivres qui manquent !
     — Vous êtes nombreux ?
     — Ah ah ! Nombreux ! Il y en a pas mal de crevés entre-temps ! Donne du feu à Reku ! Visiblement la fumée lui portait au cerveau, ses yeux se mettaient à rouler en tous sens.
     — Ne tire pas si goulûment sur ta cigarette ! D’où viens-tu donc ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas entendu parler de toi !     
     — On est là ! Il désignait les forêts. Partout ! Du côté d’Ilmaotsa et plus loin encore. On s’est bagarré ferme !
     — Oui je sais ! On entendait d’ici le crépitement des rafales.
     — On en a fauché des tas ! déclara fièrement Reku. Durant tout l’été on leur a fait mordre la poussière. Comme les autres ne voulaient plus écouter les ordres de Reku et le traitaient d’idiot, Reku est parti avec le restant. Il n’est pas bête, Reku ! Même Andres le dit : « Partons, sinon ce sera bientôt la fin ! » Ceux qui sont restés ont maintenant passé l’arme à gauche !
     Chaque rencontre avec Reku causait à Osvald un étrange malaise. Il le considérait comme un idiot — ce dont personne ne doutait — mais son idiotie était à part. Ses racontars vous donnaient la chair de poule.
     —Il va y avoir ici de grandes tueries ! prédit le fou.
     — Où as-tu pris ça ?
     — C’est évident ! Tout le monde le sait ! Pourquoi crois-tu que Reku soit venu ? Même Andres avait hâte d’arriver ici avant son fils !
     — Avant qui ? Avant Taavi !
     — Il paraît ! Mais voilà, Andres ne laisse pas Reku engager le combat. Il faut attendre ; c’est Andres qui surveille du côté de Sooserva ; il prétend qu’il ne faut pas commencer au début de l’hiver. Mais après l’été, c’est l’hiver ; après l’hiver, l’été, après l’été… on n’en finit pas ! Andres dit : « Attends. Le grand châtiment arrive ! Garde tes cartouches en réserve. » Mais Reku frappe en plein visage en emportant la moitié de la tête, comme ça on reconnaît que c’est lui qui l’a fait ! Osvald, donne-moi encore un peu de tabac.
     — Prends tout si tu veux !
     Il était sûrement à craindre que l’apparition de l’idiot dans les parages ne compliquât la situation. Il pouvait leur causer bien des ennuis ! Un coup de son fusil de chasse, et les Russes rappliqueraient en pagaille à Verisoo. En plein hiver ils pourraient, avec leurs skis, traverser les marais.
     — Dis-moi, Reku ! Sais-tu si Taavi se trouve encore en Estonie ?
     — Où veux-tu qu’il soit ? Sa femme et ses enfants trouvent là.
     — Est-ce que tu aimes bien la femme de Taavi ?
     — Rien sûr que Reku l’aime bien !
     — Elle est très malade en ce moment…
     — Reku le sait parfaitement !
     Comment l’as-tu appris ?
     — Reku a un flair de chien I
     Osvald se tut. Ses yeux ne pouvaient se détacher de la peau noire du chien qui engonçait le cou de l’idiot. Un flair de chien ! Voilà pourquoi l’idiot marchait à la trace sans aucune difficulté. Dans ses oreilles il entendait encore les cris déchirants d’Ilme appelant Taavi dans son délire.
     — Si tu partais chercher Taavi, est-ce que tu le retrouverais ?
     — Reku retrouverait sa tombe si… Il se tut, en voyant le visage épouvanté d’Osvald.
     — Qu’est-ce que tu débloques ? lui cria ce dernier. Dégage, espèce d’idiot !
     Reku se dressa, le transperçant d’un long regard noir, lourd de menaces. Reculant pas à pas, il enleva son fusil du dos.
     — Qu’est-ce qui te prend maintenant ?
     — Reku va te descendre comme un chien galeux. Répète un peu que Reku est un idiot !
     — Allons ne fais pas de bêtises, laisse ton fusil tranquille ! Nous sommes du même bord !
     — Bon ! C’est bien à cause du tabac ! Et puis, de toute façon, Andres m’empêcherait de te descendre ! Maintenant Reku va vous ramener Taavi de Sooserva.
     
     * * *
     
     Lorsque Ilme fut à nouveau capable de voir, d’entendre, de comprendre ce qui se passait autour d’elle, il lui restait tout à apprendre. Que d’énigmes à résoudre ! La couverture bariolée du traîneau, que l’on avait étendue sur son lit, lui évoquait ses longues glissades lorsqu’elle était encore enfant. Le grelot des chevaux tintait à nouveau à ses oreilles ; les forêts givrées, poudrées de neige, surgissaient devant ses yeux ; l’acre sueur des chevaux flottait encore à ses narines. Ils allaient à l’église, à une réception ; ou bien le père l’accompagnait à la gare ; sa tête émergeait à peine entre les fourrures par-dessus lesquelles on avait jeté cette couverture teinte à l’aide d’écorces d’arbres, d’herbes et de mousse.
     La respiration rauque, elle aspirait avidement l’air, ses membres inertes inondés de sueur. Déjà elle commençait à reconnaître les visages : Hilda, Tom, Osvald ; mais elle était encore trop faible pour les questionner, ou, si elle le faisait, ne comprenait pas le sens des mots : encore en marge de la vie, elle se demandait d’où venaient les sons issus de ses lèvres. C’était la vue de sa propre main blessée qui, progressivement, ramenait les bribes de sa pensée, également déchiquetée, dans le domaine du réel. Chaque jour elle la regardait, étonnée, cherchant une explication à cette blessure qui lui semblait étrangère.
     — Allons-nous rester longtemps ici ? demanda-t-elle à Hilda.
     Un souvenir soudain la traversa.
     — Jusqu’à ta guérison !
     — Mais je suis guérie ! Permettra-t-on à Lemb de venir me voir demain ou après-demain ?
     — Oui ! Il pourra bientôt venir !
     — Pourquoi es-tu triste, Hilda ? Si tard et pas encore couchée ?
     — C’est déjà le jour. Non, je ne suis pas triste !
     — En venant, Lemb m’apportera des fleurs. Pour la Fête des Mères, il en avait lui-même cueilli par brassées et me les avait offertes. C’est bien du souci, les enfants, mais ils vous procurent aussi tant de joies !
     Un autre jour elle demanda :
     — Taavi fait-il toujours la guerre ? Elle devrait être terminée… Écoute, Hilda, pourquoi tout ce bruit en pleine nuit ?
     — Les hommes écopent l’eau sous le plancher.
     — De l’eau sous le plancher ?! Dis-moi, Hilda, où suis-je ? Dis-le-moi ! Tu sais, j’ai un mari, un fils ; écoute — j’ai aussi une petite fille ! Je n’arrive pas à comprendre. On m’a poursuivie et maintenant je suis ici ! Mais nous ne sommes pas encore en pleine mer pour qu’on écope ? Où sommes-nous ?
     — Dans le murais de Verisoo, à l’île de Ciel. Par les temps qui courent, c’est l’endroit le plus sûr !
     De nouveau tout s’embrouillait dans sa tête. Ils étaient pourtant bien dans une maison ! Elle demanda à manger et s’endormit.
     Elle se réveilla la nuit, alors que Tom revenait de faction.
     — Où est Hilda ? demanda-t-elle à son frère.
     — Elle est retournée hier soir chez nous. On a besoin de son aide. Je vais éteindre la lumière, elle te gêne.
     — Non, laisse ! Laisse, Tom ! Je viens de faire un cauchemar épouvantable.
     — C’était fatal, dans une bicoque pareille ! Moi aussi j’en fais souvent ! Je prends sans doute un coup de vieux, je n’arrive même plus à dormir.
     — Les Russes m’ont attaquée… Mais qu’est-ce que tu fais ?
     — Oh rien ! Je passe un peu d’huile dans le canon ; il fait si froid dehors qu’à l’intérieur il se couvre de buée.
     — Ma parole, c’est un fusil !
     — Que veux-tu que ce soit d’autre ? C’est une bonne arme, une fidèle compagne ! Elle a déjà fait ses preuves ! Je te raconterai tout ça quand tu iras mieux.
     Ilme regardait de nouveau sa main bandée.
     — Tom ! Est-ce que j’ai perdu la raison ?
     — Comment ça ? Remarque, nous voudrions bien la perdre aussi, ce serait le plus beau cadeau à nous faire ! murmura-t-il.
     Un brusque frisson secoua Ilme : fuir n’importe où ! Son cerveau meurtri revoyait une course désespérée à travers les couloirs, dans le dédale des pièces d’une maison déserte, des portes qui s’ouvraient et se claquaient. En une lueur, tout redevint clair. Elle arracha fébrilement ses pansements.
     — Ilme ! Qu’est-ce qui te prend ? Hilda vient de te les refaire à l’instant ! Attends, je vais les changer, ceux-là sont déjà tout tachés. C’est une pommade de résine qui fait sortir l’humeur !
     Ilme ne répondit rien. Des élancements douloureux la traversaient. Elle ne se rendait même pas compte que Tom lui refaisait son pansement ; elle ne voyait plus rien, même pas cette casemate qui pourtant ressemblait à son ancien cachot.
     Elle avait profité de la nuit pour quitter la ville et s’enfuir dans la forêt. Courbée de douleur, elle se hâtait, essayant d’insuffler un peu de vie dans la bouche de son enfant. Elle redoutait de tomber sur des contrôles russes. Son unique raison de vivre était là, dans ses bras : cette petite Hilja affamée et que l’on n’avait pas encore baptisée. Aux alentours de Tallinn une patrouille l’avait arrêtée. Mais à la vue de son visage, les soldats avaient reculé leurs mains et, comme terrifiés par l’apparition d’un spectre, avaient fait demi-tour.
     Une fermière l’avait ramassée sur la route et conduite chez elle ; mais Ilme, tremblant de crainte, se refusait obstinément à lâcher l’enfant. Elle avait peur de tout le monde : chacun voulait lui prendre sa fille, dérober Hilja. C’étaient tous des communistes venus la lui ravir ; le visage le plus honnête devenait à ses yeux celui d’un voleur. Les fermiers qui l’avaient recueillie étaient demeurés pétrifiés : l’enfant qu’elle tenait était morte.
     Pourquoi l’avait-on punie ? Quelle était sa faute ? Contemplant le visage immobile d’Hilja, elle s’était mise à s’injurier elle-même, à blasphémer Dieu. Elle repoussait loin d’elle toutes ces mains qui se tendaient pour l’aider, pareilles à des serpents. Elle s’était précipitée de nouveau dans la nuit.
     Voulait-on l’en empêcher, elle se mettait à hurler : chaque homme était un ennemi. La fermière l’avait rattrapée en courant, lui glissant dans la poche un morceau de pain. Elle avait pris ce geste pour une nouvelle tentative de brutalité. Ce bout de pain, qu’elle avait négligé de jeter, lui avait sauvé peut-être la vie. Elle l’avait mangé quelque part en forêt, machinalement.
     Appelant Taavi sans trêve, fuyant les hommes qu’elle effrayait par ses clameurs, elle était arrivée enfin à sa maison natale.
     Elle était morte en même temps que son enfant. On l’avait tuée à force de tortures. Elle s’étonnait de se trouver encore en vie. Mais les tortures, elles aussi, demeuraient vivantes.


VIII

     Trois hommes s’étaient assis pour manger. Ils étaient dans le marais, près d’un hangar de tourbe à demi écroulé ; le soleil couchant avait séché en taches plus claires une partie du toit. Le lattis pourri et défoncé s’était racorni à la chaleur. Sous cet abri, un lit de branchages et de bruyère attestait le passage d’un devancier.
     — On va roupiller ici cette nuit ! déclara Taavi à l’approbation générale.
     Plusieurs jours de pluie avaient détrempé leurs vêtements en loques et leur belle humeur !
     — Sale pa-pa-patelin ! jura Eedi, le regard perdu sur les trous rectangulaires de tourbe, noyés d’eau. Il grignota son pain en répétant les monosyllabes qui, mieux que tout, traduisaient son état d’esprit.
     — Oh ! Oh ! Le pauvre petit a de grosses larmes ! ricana Leonard. Bien sûr ! Quand on a toute la journée les fesses à l’eau, le soir ça vous donne la fringale et envie de chouiner !…
     — Arrêtez vos moulins à paroles ! trancha Taavi, excédé. Avoir des culottes longues et dire de telles gamineries !
     — C’est plutôt la vieillesse qui rend gâteux ! De jour en jour, nous, on se sent rajeunir, tout ragaillardis ! Manque plus qu’une femme pour se réchauffer les tripes ! Pas la peine de me regarder avec des yeux de merlan frit ! Une femme, c’est ce qui nous manque plus que tout ! C’en est un vrai crime !
     — Toi, l’envie des femmes, ça te porte au cerveau ! diagnostiqua Taavi.
     L’esprit vide, il regarda les buissons du marais peu à peu envahis par la nuit. Il avait trop de soucis pour supporter le bavardage de ses compagnons.
     — J’ai une idée derrière la tête ! Va falloir sortir des forêts… commença Leonard.
     — Es-tu fou ? demanda sèchement Taavi.
     — Cré-cré-crétin ! opina Eedi.
     — Non ! J’ai tout pesé, tout mesuré de long en large ! Je ne serai pas le premier à me rallier, sur leur aimable invitation, la mine contrite et penaude ! On s’était réfugié dans les forêts pour éviter l’enrôlement dans l’armée allemande, mais dans nos poitrines courageuses battent les cœurs de valeureux patriotes soviétiques !
     — Assez de bêtises ! explosa Taavi. Tu sais très bien qu’aussitôt dans leurs mains tu disparaîtras ! C’est clair, non ? Ma parole, tu commences à divaguer…
     — Il est également clair que tôt ou tard, je disparaîtrai à nouveau ! — Retour dans la forêt ! s’esclaffa Leonard. J’ai des sources bien informées ; dans les journaux, à la radio, on n’entend que ça : « Allez, les gars, sortez des forêts ! » Depuis un an, on te promet des fermes, des places de tout repos, et sans que l’on touche à un seul de tes cheveux ! On te laisse vivre un petit bout de temps et puis hop ! Disparu ! Le plus fin limier ne retrouverait pas ta trace ! Oui, vieux frère ! Mais supposons que je tire ma révérence avant qu’on ne me volatilise, que je réapparaisse dans un coin, sous un nom nouveau, avec une nouvelle histoire à confesser ! C’est un jeu dangereux, bien sûr, mais l’hiver approche et il nous faudra tenir le coup jusqu’au printemps ! Le froid et la neige vont nous couper le souffle ! Et les femmes ! Rendez-vous compte ! Une nouvelle carte d’identité pour un certain nombre de semaines, et à moi les chambres chaudes, les petits plats sous le nez, les draps de lit et une femme au milieu !
     — De nos jours, bien des hommes sont morts dans les bras d’une femme !
     — Où veux-tu qu’on aille ? On ira toujours dans ses bras, comme un taureau à la vache ! Rien à faire ! Pour ne pas comprendre ça, faut être idiot ! Oui ! J’ai longuement soupesé ce retour au sein de la merveilleuse vie soviétique !
     La conversation en resta là, Taavi ne voulant pas s’abaisser à répondre. Ils se préparèrent tous trois à dormir à l’abri du toit : là au moins ils ne craindraient rien pour la nuit. Pourvu que le froid leur laisse fermer l’œil ! Il devenait de plus en plus rigoureux ; les hommes auraient préféré se coucher dans une grange de foin, bien sûr, mais le risque était trop grand.
     Bien souvent Taavi se demandait pourquoi il errait de la sorte. Il était temps de s’installer quelque part pour se protéger contre l’hiver, dans quelque endroit bien ravitaillé et tranquille, où les Russes n’auraient pas encore organisé leurs fameux commandos de choc. Mais son âme inquiète le poussait d’un point à l’autre, et ses compagnons le suivaient. Il avait décidé de se diriger vers la forêt de Pärnumaa où il savait trouver des maquisards mais, chose curieuse, il ne s’était pas montré pressé de le faire.
     Il retira ses bottes militaires, défroque allemande qu’il avait pu dénicher dans un village, arrangea tant bien que mal les bouts de tissus peu ragoûtants qui lui tenaient lieu de chaussettes, et s’enfila dans un sac à pommes de terre, faisant office de drap et de couverture, qui lui montait jusqu’au nombril. Le veston qu’il avait ôté lui couvrait le buste et la tête. Eedi et Leonard s’étaient faufilés tous deux dans le même sac un peu plus vaste ; ils mettaient ainsi leur chaleur en commun et, de plus, avaient deux vestons pour se protéger du froid. Mais en fait, les efforts qu’ils faisaient pour les tirer chacun à soi, les querelles qui s’ensuivaient, les réchauffaient bien davantage. Leonard était le plus au chaud : entre les deux ; il n’aurait pas cédé sa place pour un empire ! Pour l’obtenir il était prêt à en venir aux mains. « J’ai la nuque frileuse », prétendait-il à qui voulait l’entendre.
     — M’est, m’est-ta-ta-ta-avis qu’on a le diable aux tr…aux trousses ! ronchonna Eedi.
     — Oui ! Et depuis plusieurs jours ! Je me demande bien ce que c’est que cette plaisanterie !
     Il leur semblait en effet que quelqu’un les suivait. Ce n’était pas un Russe, mais une silhouette qu’ils n’arrivaient pas à identifier. Ils revenaient tous deux blêmes de peur de leur tour de garde. Une nuit, Taavi avait trouvé Leonard à moitié fou, les yeux exorbités dans le noir, le doigt sur la détente : « Il est là ! Je l’ai vu le monstre ! Il n’a pas de corps, c’est comme un… Attends, je vais lui brûler la cervelle ! » Taavi avait eu bien du mal à le calmer. Ce n’était rien ; leurs nerfs flanchaient dans ces longues nuits menaçantes.
     — Vous avez la phobie de l’homme traqué ! affirma Taavi. C’est la peur qui se matérialise sous Dieu sait quelle forme de loup-garou !
     — Des clous ! riposta Leonard. Sais-tu, on a le crâne qui bout, un point c’est tout. Chaque nuit j’entends un chien hurler ! J’ai beau me pincer, rien à faire : cette bestiole continue !
     — J’lai au-aussi ent-entendue !
     Eh ! Couchez-vous, bande d’imbéciles ! Après le bla-blabla sur les femmes, après toutes vos criailleries, voilà les contes de nourrices à présent ! Des hurlements de chien ! C’est le vent, voilà tout ! Un chien à corps d’homme !… De vrais bambins !
     — Hier il reniflait le buisson juste sur mes talons ! riposta Leonard. J’en mettrais ma main au feu !
     — Pas si fort ! Moi-moi aussi j’l’ai en-entendu des tas-tas-tas de fois !
     — Chère mitraillette, tu vois bien que Monsieur n’en croit pas un mot !
     Taavi en avait soupé de toutes ces histoires de gros chien reniflant leurs allées et venues. Avec quelle rapidité ces hommes, pourtant endurcis par les batailles et les dangers, pouvaient perdre la boussole ! Ils semblaient tous deux redouter la nuit et les forêts qui pourtant les protégeaient ! Ce n’étaient pas les Russes qu’ils craignaient, mais ces longues factions nocturnes. Il valait encore mieux pour eux se recroqueviller dans leur sac à patates qui les protégeait, croyaient-ils, de ce prétendu danger menaçant.
     Un molosse gigantesque ! Des mâchoires baveuses, un œil pétrifiant, une tête de chien sur un corps d’homme ! Quelle plaisanterie ! Taavi se coula près de ses compagnons. Pas commode de dormir lorsque le froid vous tenaille ! Eedi, lui, ronflait déjà ; ses lèvres pétaradaient en un chapelet d’onomatopées du genre moto récalcitrante. Un bon coup de coude de Leonard, et il s’arrêtait de ronfler en jurant comme un charretier ; allons bon ! La moto se mettait en marche à présent, avec échappement libre en plus ! Le sac à munitions que Taavi s’était glissé sous la tête lui entrait dans les vertèbres du cou : c’était préférable quand même à une motte de terre humide !
     Demain, s’il fait beau, on fera une petite sieste au soleil ! Mais il ne fallait pas trop y compter : le vent sifflait dans la bruyère et venait renifler le toit du hangar tout prêt à défaillir. Un immense chien de vent, la gueule dégoulinante d’une salive glacée de pluie.
     Taavi sursauta brusquement et écouta, le corps tendu. Avec un sourire moqueur il retomba sur son sac ; voilà que les racontars de ses copains l’impressionnaient à son tour ! Un chien ! Quelle bêtise ! Ce n’était que le vent, ses nerfs à vif, l’insomnie. Il avait la gorge douloureuse, desséchée. Rien d’étonnant avec les vêtements mouillés ! Il se cacha de nouveau la tête.
     Était-ce du délire ? Rejetant son veston, bouche bée, il écouta : il aurait juré entendre les jappements d’un chien ! Un autre, puis un autre ! Maintenant ça venait du buisson au bout du hangar. Lentement Taavi se leva. Sûrement quelque chien abandonné qui les suivait à la trace, sans oser se montrer, et que la faim attirait !
     Était-ce encore une hallucination ? Taavi se pétrifia, sentant un regard braqué sur lui dans la nuit. Oui ! Braqué ! Le dévisageant ; un regard fixe, aux aguets. Un vrai cauchemar ! Taavi essaya de rire, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Le chien avait dû grimper sur le toit, d’une puissante détente de ses reins boueux. Il l’observait de là-haut ; le chien avait une tête d’homme ! Imperceptiblement Taavi glissa ses doigts ankylosés vers son revolver.
     — Ne bouge pas ! aboya une voix, ou je t’envoie du plomb dans la caboche !
     — Qui es-tu ?
     — Un chien ! Et le chien t’apporte ce message, Taavi de Sooserva : cours tout de suite à Verisoo ; ta femme est grièvement malade dans l’île de Ciel.
     — Où ? Qui ? Comment t’appelles-tu ? cria Taavi, revolver au poing. Mais à peine avait-il pointé l’arme que déjà le hurlement du chien était dans les fourrés.
     Le ronflement d’Eedi avait stoppé net.
     — Qu’est-ce qui te prend à gigoter comme ça ? grommela Leonard.
     — Le chien ! Taavi bondit dehors. Dans la nuit humide et froide, seul le vent hurlait ; il courut en tous sens mais ne trouva rien : un instant il crut le voir bondir par-dessus les tranchées de tourbe ; deux secondes après la silhouette se faufilait partout, une meute de chiens… Ce n’était qu’un mirage !
     Au moment où Leonard le rejoignait, le hurlement s’éleva des marécages ; tous deux l’entendirent.
     — Alors ! Te voilà convaincu !
     — Oui ! Le loup des forêts ! murmura Taavi en se frottant les yeux.
     — Sacré animal ! Moi, dès demain, je vais à la mairie me livrer aux communistes. Sais-tu réciter le Pater à l’envers ?
     — Cesse tes idioties ! Avec toutes tes balivernes voilà que je me mets aussi à voir et à entendre n’importe quoi !
     — A-alors ! Tou-toujours incré-incré-incrédule ?
     
     * * *
     
     « Cours vite à Verisoo, ta femme est grièvement malade ! » Toute la nuit cette phrase l’empêcha de dormir. Dans son demi-sommeil il se redressait sur son séant. Rien ! À la clarté du jour, il crut de nouveau avoir été le jouet d’un cauchemar.
     Il était doublement impossible que sa femme emprisonnée fût malade à l’île de Ciel. Quel dommage que le rêve d’un homme manquât à ce point de logique ! Mais pourquoi ne pas y aller ? Il en profiterait pour voir sa mère, il y pensait depuis si longtemps ! Bien des fois il en avait eu l’idée, durant l’été, et tout particulièrement lorsqu’il s’allongeait sur la mousse, après un combat. Mais, après avoir quitté la ferme d’Eedi, la bataille avait fait rage dans le centre de l’Estonie et son projet n’avait pas eu le temps de mûrir ! Une division entière de l’armée régulière russe, renforcée de sections spéciales de la NKVD, avec les tanks, l’aviation, les avait repoussés vers l’est du pays. En fait, il ne s’agissait pas de bataille rangée proprement dite : les partisans évitaient de former un front régulier, préféraient harceler comme des guêpes furieuses. On les voyait à peine, mais leurs actions étaient éloquentes : très peu de pertes de leur côté, quelques cadavres disloqués pendus aux branches, mais des morts dix fois plus nombreux chez l’ennemi pourtant cent fois plus puissant.
     Taavi avait définitivement abandonné son projet de traverser la mer, après avoir appris le sort réservé à sa famille. Il n’avait plus rien à chercher dans le monde libre, ni maintenant, ni plus tard. Metsaoti ! La maison où l’attendait sa mère l’appelait encore ! Pourvu qu’on ne l’ait pas déjà arrêtée, la pauvre vieille, aussitôt après la fuite de son fils ! Peut-être savait-on là-bas ce qu’étaient devenus Ilme et Lemb ? Marta ! Elle pourrait sûrement le renseigner !
     Quelques jours plus tard, ils franchissaient les collines de Koolu et se dirigeaient vers Sooserva. Ils avaient pu se raser et se laver dans une maison forestière ; ils avançaient en forêt, à quelques pas les uns des autres ; Taavi les guidait. Le soleil s’inclinait vers le couchant, embrasant de ses dernières lueurs la couronne des arbres. Bientôt il serait devant sa mère ! Qu’elle serait heureuse de le voir en vie, bien portant ! L’homme doit toujours retourner vers sa mère qui l’attend, éternellement patiente et fidèle ! Comment avait-il pu ne pas entendre tout l’été cet appel ?
     Devant eux éclata le hurlement d’un chien, tout proche : une brève mise en garde qui se prolongeait en grognements furieux. Involontairement Taavi ralentit le pas.
     — Cette fois-ci, tu l’entends ? triompha Leonard.
     Et en plein-plein-plein jour !
     — C’est exactement le même hurlement !
     — Et maintenant il nous crie carrément au nez ! Guère plus marrant que de traverser un cimetière !
     Ils virent alors s’approcher une ahurissante silhouette qui zigzaguait devant eux, se postant d’un arbre à l’autre, prête à faire feu.
     — Pas possible, c’est un maquisard ! affirma Leonard. L’inconnu s’arrêta à une dizaine de pas, adossé contre un pin. C’était un homme assez jeune d’allure, le menton parsemé d’une barbe claire, le regard perçant. Il était chaussé de bottes, croulait sous de volumineux paquets et portait, jetée sur ses épaules, une peau de chien.
     — Salut les gars !
     — Salut ! Qui es-tu ? demanda Taavi, étonné. L’autre se mit à rire.
     — Je suis le fiston-chien de Reku ! Mais ne le traite pas d’idiot, sinon Reku va te descendre comme un crapaud pustuleux ! Il dévisageait Taavi et ses compagnons comme de vieux copains, sans paraître surpris le moins du monde de les trouver là.
     — Tu ne serais pas, par hasard, Ebehard de Võllamäe ? questionna Taavi.
     — Reku, c’est Reku ! Le chef suprême de toutes les armées ; mais toi, comme un imbécile, tu n’es même pas au courant ! Ne rigole pas ! Reku se bat l’œil de cette girouette de Taavi, mi-citadin, mi-cul-terreux ; Reku a une flopée de combattants plus valeureux que lui, à ne savoir qu’en faire ! C’est que Reku a du flair pour reconnaître ceux qui cognent ferme ! Tout le coin est pourri de Ruski maintenant ! Mais Reku est venu à cause d’Ilme de Hiie. Allez, en avant ! Et il fit demi-tour pour partir.
     — Attends donc ! Tu parles d’Ilme, a-t-on de ses nouvelles ?
     — Sûr qu’on en a ! C’est chez elle que nous allons !…
     — Parle ! cria Taavi en le saisissant par les épaules. Parle ! Comment as-tu su que nous étions là ?
     Reku s’était dégagé avec un jappement de fureur. Eedi et Leonard le regardèrent interloqués : ainsi c’était lui qui leur avait flanqué une telle frousse à renifler leurs traces chaque nuit, ou à les épier dans l’ombre ?
     — Cesse tes jeux de main ! Ton père est le conseiller de Reku. C’est Andres qui lui a dit : « Prends garde, sinon Taavi courra tout droit à Sooserva et ce sera la fin de tout ! Le coin grouille de Russes ! Allons, avançons maintenant, Ilme nous attend à l’île de Ciel.
     Taavi regardait tour à tour Ebehard et ses compagnons ; il se sentait devenir fou :
     — Comment ça, Ilme ? Elle n’a pas pu atteindre l’île de Ciel.
     — Les hommes la portaient. Elle n’est plus en prison, elle est là-bas. Ne pose pas de questions, allons-y !
     Quelles explications un idiot pouvait-il lui fournir ? Qu’aurait-il répondu à toutes ces questions qui l’assaillaient ? Il se mit à le suivre précipitamment.
     — Que veut dire cette histoire de Russes à Sooserva ? Sais-tu quelque chose de ma mère ? Que fait Lemb, mon fils?
     — Reku ne l’a pas vu, ni lui ni son tombeau. Il y a bien une tombe à Hiie, sous le bouleau, mais Andres m’a dit que ce n’était pas celle de Lemb ! C’est toi que les Russes attendent à Sooserva…
     Un tremblement de froid, ou d’énervement, parcourut la nuque de Taavi. Le soleil était couché ; l’obscurité s’allongeait dans les sous-bois et l’étoile du berger clignotait entre les déchirures de nuages. Devant eux, Reku bondissait de temps à autre dans les taillis, pivotait en courant autour des arbres. À la hauteur de sa maison natale, Taavi s’arrêta : on entendait l’accordéon des Russes ! L’idiot avait dit vrai ! Il serra plus fort la crosse de son revolver ; de nouvelles pensées, de nouvelles images bouillonnaient dans son esprit comme des bulles crevant à la surface des marais.
     — Oh ! Taavi ! Sais-tu où ce vieux loufoque nous conduit ? Ça me fait une sale impression !
     — On va bien voir ! Ce n’est pas la première fois que la folie nous fait bourlinguer !
     — Moi, j’ai le citron qui ramollit !
     — Ferme ton cla-cla-clapet !
     Ils avançaient rapidement, en silence. Taavi connaissait chaque arbre, chaque buisson, chaque clôture, les moindres détails du marais de Verisoo. Il savait donc que les chemins de l’île de Ciel, après ces pluies d’automne, devaient être impraticables ; les ténèbres s’épaississaient, sans la moindre lueur d’étoile et, de lui-même, jamais Taavi ne se serait aventuré dans le marais par une telle nuit.
     — Attention à ne pas vous enliser ! recommanda l’idiot en ramassant une longue perche. Reku connaît plusieurs chemins, mais c’est celui-là le plus direct ; on se mouillera jusqu’aux genoux, même pas ; les hommes ont jeté des troncs d’arbres !
     En tâtonnant du pied ils se risquèrent sur les troncs vacillants qui dégoulinaient d’eau chuintante. Ses prédictions se réalisèrent : ils atteignirent la terre ferme.
     — Méfiez-vous des mines ! Obliquez à droite !
     « Eh eh ! On a bien fait les choses », pensa Taavi avec orgueil.
     — Qui va là ? Le mot de passe ! Une sentinelle surgit des buissons.
     — Ne tire pas ! Ce sont nos propres gars ! Moi, je suis le fiston-chien de Võllamäe ; j’accompagne Taavi de Sooserva.
     Un petit homme, engoncé dans un immense manteau, se planta droit devant eux.
     — Toi ! Värdi ! Taavi le saisit par les épaules.
     — Taavi ! Tu ne te plaisais donc pas en prison ? Et Leonard et Eedi ! Il leur étreignit les mains.
     — Dis, Värdi ! Ma femme est réellement là ?
     — Oui, dans le blockhaus, venez, je vous y conduis ! De joie il leur lançait de grandes tapes dans les côtes. Cet accueil soulageait Taavi.
     Il descendit les marches étroites et s’arrêta un instant sur le seuil de la casemate. Ainsi la boucle était refermée ! Un même destin les avait tous deux séparés, lui et sa femme, en une ronde insensée ; un même destin les réunissait en les jetant au sol comme une toupie qui s’arrête.
     Les hommes bondissaient de leurs couchettes avec des exclamations de stupeur, ils se ruaient vers lui les mains tendues : Osvald, Tom, Martin. Il apercevait également Hilda, derrière la table ; elle avait arrêté net ses aiguilles à tricoter et portait les mains à sa bouche. Oui ! Taavi embrassait tout du regard, en cet instant fugitif : les armes, les vêtements, le poêle, le plafond de troncs humides ; mais cette vision ne parvenait pas jusqu’à son esprit en contours précis : il n’avait d’yeux que pour cette femme qui se redressait sur sa couche.
     Brusquement l’air s’était appesanti, figé, vidé de sons. Taavi sentait ses membres devenir étrangement légers, plus légers que le vent ; ses mains flottaient dans l’air, douloureuses.
     Hilda se leva ; elle regarda la femme, prête à voler au secours de cette forme dressée contre les montants du lit. Mais elle ne put faire un geste, pétrifiée comme tout ce qui l’entourait.
     — Taavi !!! C’était une voix d’étrangère. De ses grands yeux noirs elle regardait son mari. Ses muscles se contractèrent pour redresser la tête, mais son regard s’affaissa avec ses épaules, et les doigts, restés noués sur le bois de lit, blanchirent d’effort comme des mains de noyée encore accrochées à l’épave entraînée dans les flots.
     Taavi se sentait renaître et mourir tout ensemble. Il avait devant les yeux toute la souffrance humaine, des pages d’Évangile encore non écrites, pages plus saintes que l’Écriture Sainte. L’homme chancela vers sa femme dans un seul murmure : Ilme. Il enlaça son corps amaigri, fragile comme une tige brisée.
     Ilme n’avait pas la force de pleurer, mais tout son corps tremblait. Un sursaut de fierté lui redressait le front, ses yeux brillaient de larmes ; à ses lèvres convulsées montait un rire de folie.
     Les hommes se détournèrent, éprouvant un besoin soudain de remuer leurs membres gelés. Värdi s’éclipsa, trébuchant sur les mottes de terre. Osvald et Martin le suivirent.
     Lorsque Tom caressa le bras d’Hilda, la jeune fille le remercia du regard. Elle aurait voulu se blottir contre lui, mais ce simple contact de la main sur son poignet, ce simple toucher, volontaire ou non, la bouleversait comme le cadeau le plus précieux, libérait ses larmes.
     La couverture bariolée du traîneau avait glissé au sol. Avec tendresse, Taavi faisait asseoir sa femme. Ses traits durcis semblaient vouloir protéger son âme fragile de quelque invisible fêlure. Par contre le visage d’Ilme reflétait tous les mouvements de son âme.
     — Te voilà enfin de retour auprès de moi ! murmura Ilme. Pourquoi n’es-tu pas venu avec Lemb ?
     — Où est-il ?
     — Ainsi tu ne le sais pas ! Oh Dieu ! Tu ne le sais pas encore ! Je t’ai tant supplié d’aller le chercher ! Il t’attend, tu sais ! Ce n’est qu’un enfant pour qui l’attente et les souffrances sont plus cruelles encore !
     — Alors… il est resté en prison ?
     Le regard de Taavi se faisait de plus en plus intense. Il voyait les cheveux devenus gris encadrer ce visage méconnaissable : les yeux noyés d’ombre, les lèvres jadis bien dessinées et qui maintenant traçaient une mince ligne décolorée, la poitrine qui se creusait sous les épaules voûtées, les genoux, les jambes décharnées. Ce n’était plus qu’une épave rongée par la souffrance. Il prit les mains tremblantes de sa femme.
     — Ils m’ont dit : que votre mari vienne chercher Lemb et vous serez tous libres ! Ils ont ajouté : s’il refuse de venir, s’il cherche à nous tromper, alors… Ilme éclata en sanglots.
     Qui aurait pu inventer piège plus diabolique ! Il savait les hommes de la NKVD prêts à tout pour atteindre leur but, mais jamais il n’aurait pu imaginer une astuce aussi géniale ! Ils devaient connaître la présence d’Ilme sur cette île, ils l’avaient sûrement suivie jusqu’à Hiie. Jamais ils ne laissaient leur victime hors de portée de vue. Le pays aurait-il été encerclé de murs qu’ils n’auraient pas perdu sa trace ! Et quand bien même ! Ils étaient tellement sûrs d’eux ! Sûrs qu’une mère comme Ilme n’abandonnerait pas son enfant ! La NKVD savait scruter l’homme jusqu’au tréfonds de son âme, la mettre à nu !
     Taavi demanda soudain :
     — Qu’est devenu notre… deuxième enfant ?
     — Remercions le ciel ! Elle est morte !… Elle mourut mais ses lèvres pouvaient à peine parler.
     — À la naissance ?
     — Non ! Non !… C’était une fille : Hilja. Père l’a enterrée là-bas, près de la rivière, sous le bouleau où… te rappelles-tu ?
     Oui Taavi s’en souvenait. C’était là qu’ils avaient tous deux décidé de lier leur vie, pour le meilleur et pour le pire, espérant surtout le meilleur !
     — Hilja est morte… dans les ruines !
     Ses épaules se tassèrent encore davantage. Lorsque la main de Taavi s’y posa, elle eut un geste de recul, de fuite. Après avoir regardé son mari, elle ferma les yeux.
     Machinalement il remonta le manteau sur les épaules de sa femme, l’obligeant à s’étendre, mais elle se débattit. Il lui restait encore tant de choses à dire ! Le premier choc d’émotion passé, elle se retrouvait anéantie, avilie : plus jamais elle n’oserait se réfugier entre les bras puissants de son mari. Comment le pourrait-elle ? Mais, pour traduire ses pensées désordonnées, les paroles restaient brûlantes :
     — Va, Taavi ! Sauve notre fils !
     L’esprit vide, Taavi contemplait la casemate silencieuse. Il n’y avait plus qu’Hilda, accroupie près de la table ; non ! Tom et Leonard se tassaient aussi dans un coin d’ombre.
     — Je vais réfléchir !… murmura-t-il.
     — Tu n’as pas le droit de réfléchir ! Ils vont tuer ton fils !
     — Mais alors… C’est moi qu’ils tueront !
     — Comment ? Ils veulent juste te voir, te questionner. Ils m’ont bien promis de ne pas te faire de mal !
     — Tu ne peux pas comprendre ! Si je vais là-bas… Non ! C’est impossible ! Je devrais trahir tous les autres ! Guider les Russes sur les traces de mes amis, les conduire ici, dans le marais ! Trahir et toujours trahir ! Et lorsque je n’aurai plus personne à trahir, alors ce sera ma fin ! Ils veulent simplement me tenir ! Se venger de ma fuite ! Ilme, nous n’avons plus rien à sauver ! Plus rien !
     — Il le faut ! Mon Dieu, Taavi ! Et Lemb ? Imagine comme il t’attend ! Tu ne peux t’en rendre compte ! Chaque fois que je le voyais il n’attendait que toi ! Pense, Taavi, pense qu’on l’a battu ! Que l’on m’ait torturée, moi, peu importe ! Regarde ma main ! Mais Lemb ! Ils lui ont brisé le bras, à coups de crosse, sur l’escalier, parce qu’il trébuchait ! Taavi ! Pense à Dieu ! Pense à notre fils !
     
     * * *
     
     Durant cette nuit-là, Taavi eut à livrer son plus rude combat : une lutte pour ses convictions, pour toute sa vie passée, à ses propres yeux et aux yeux du monde. Il demeurait là, tranquille en apparence, le visage impassible, mais ses gestes étaient incontrôlés, distraits, saccadés. Il ne comprenait pas les questions qu’on lui posait ; à quoi bon ? Qu’avaient-ils à le dévisager de la sorte ? Que lui voulait-on ? Il aurait aimé se débarrasser de tout, de tout ! Mais c’était impossible, à moins de cesser d’exister ! Mourir ? Il ne le voulait pas, bien que la vie, dans de telles souffrances, fût pire que la mort. Était-ce la vengeance de la NKVD ? Dans ce cas, elle ne pouvait en inventer de pire dans son sadisme ! Cette douleur dépassait toute mesure humaine, annihilait le corps et l’âme, supprimait le reste du monde ; l’homme tout-puissant n’était plus qu’un atome.
     « Pense à Dieu, pense à notre fils ! » Oui, il le faisait ! Mais quelle en serait l’utilité ? Il avait perdu toute foi — foi en Dieu, en la vie, en la liberté et, plus que tout, en lui-même. Avec ses compagnons, il échangeait des propos vidés de sens, posait des questions, répondait sans s’y intéresser. — Ah bon ! Ils avaient deux blockhaus sur l’île, des mitraillettes, des réserves de vivres ? Au diable tout cela ! Une poignée d’hommes, ou plus, qu’est-ce que ça représentait ? Ils pouvaient stopper une compagnie, deux compagnies de Russes en bordure des marais ? Possible ! Ils étaient en mesure d’anéantir un régiment complet ? Mais ce ne lui était d’aucun secours à lui, Taavi Raudoja, que sa femme appelait dans ses cauchemars, lui, le vaillant combattant estonien, réduit à attendre son fils torturé, son propre enfant ! — Un vaillant soldat ? Le plus misérable des êtres, oui ! Le fils de l’homme abandonné de Dieu dans ce marais sans fond ! On lui offrit un endroit où dormir ; ils étaient tout joyeux d’avoir trouvé un bras supplémentaire pour frapper ! Qu’ils étaient donc stupides ! Après avoir reçu du sort le plus rude des soufflets, il n’était plus ce héros attendu. Même pour le plus vaillant des hommes, il est des bornes qui ne peuvent être franchies. Mais de quoi êtes-vous donc faits, mes amis ? Et Hilda, cette petite orpheline qui avait déjà tant souffert, qu’avait-elle à le regarder de ses grands yeux tragiques embués de compassion ? Pourquoi faisait-elle ici l’offrande de sa vie en partageant le sort de ces hommes traqués ? La reconnaissance qu’elle pouvait avoir envers les gens de Hiie ne l’obligeait pas à faire ces perpétuelles courses entre la ferme et le marais ! La souffrance d’autrui ne vous oblige pas à souffrir vous-même ! Non ! Taavi n’avait plus rien de commun avec la douleur des autres ; il n’avait plus de place à lui donner, plus un recoin ! Il avait eu sa part, pour jusqu’à la fin de ses jours. La faute en retomberait sur sa tête, il s’en accuserait lui-même et ses blessures ne pourraient se cicatriser. Mais il est impossible de transformer un précipice en un champ fertile !
     — Attention ! Au bord du marais il y a des mines !
     Pourquoi cet avertissement d’Osvald ? Pouvait-on lire sur sa figure la résolution de se jeter dans les marais ? Une autre sentinelle, qui pourtant ne le connaissait pas, lui réitéra la même mise en garde. Que lui voulait-on à la fin ? Pourquoi tant de sollicitude ? Taavi comprit que tous connaissaient son histoire, et se demandaient avec angoisse ce qu’il déciderait de faire demain, ou les jours à venir.


IX

     Ilme éprouvait un grand réconfort à pouvoir reposer sa tête sur l’épaule de son mari ; elle était soulagée : il saurait ce qu’il fallait faire ! Lorsqu’il s’absentait, elle était persuadée que c’était pour chercher Lemb ; elle attendait anxieusement son retour et l’accueillait chaque fois avec la même question : « Où est-il ? » Mon Dieu ! Était-il devenu fou de gaspiller ainsi de précieuses minutes ? Chaque instant comptait !
     Taavi ne pouvait supporter longtemps les murs étouffants de ce blockhaus, mais il n’était pas mieux dehors, ni nulle part ailleurs. Il partageait les travaux de ses compagnons, prenait son tour de garde, sans que rien pût détourner le cours de ses pensées. Poser les mines était son occupation favorite ; les enterrer, ou manipuler les détonateurs, le calmait.
     Le capitaine Jonnkoppel qui, sans doute, redoutait les démarches que Taavi pouvait entreprendre, l’invita à plusieurs reprises, il manifestait à son égard un certain respect, dû à sa qualité d’officier, mais il gardait un sourire gêné.
     — À vrai dire, monsieur Raudoja, bien que je n’aie pas, personnellement, vu à l’œuvre les gars de Finlande, j’éprouve pour eux beaucoup d’estime. Vous avez un œil plus jeune que le mien, les compétences d’un officier de cadres ; si vous apercevez quelque chose qui n’aille pas, n’hésitez pas à mettre le doigt dessus. S’pas ?
     — Mon capitaine, je n’ai encore qu’un faible aperçu de la vie et des problèmes présents ; vous comprenez, je me trouve dans une situation bien particulière…
     D’un geste le capitaine l’arrêta, comme s’il redoutait d’entendre une confession désagréable.
     — Oui ! Oui ! Je comprends ! Nous allons voir ce que nous pouvons faire pour vous, étant donné les circonstances. De toute façon, il me semble que vous êtes parmi nous ; vous devez donc obéir aux règlements de notre camp, vous soumettre à mes ordres. Vous allez prendre le commandement des hommes du « Trou de Serpents ». S’pas ?
     — Non, mon capitaine !
     — Comment ? Si je vous dis de…
     — Non, mon capitaine ! Personnellement je trouve ridicule de commencer actuellement à jouer à la petite guerre. D’autre part, je ne puis en ce moment accepter aucune charge, ne sachant même pas ce que je vais devenir. Si je reste ici, il est bien évident que je me rangerai sous vos ordres, mais si je vais chercher mon fils…
     — Êtes-vous fou ?
     — Mon capitaine, cela ne regarde que moi ! J’ai déjà gaspillé pas mal d’années de ma vie, mais celle de mon fils ne fait que commencer…
     — Vous allez tous nous mettre dans le bain !
     — Je porte encore sur le visage les balafres de mes précédentes arrestations, et je n’ai encore jamais mis personne « dans le bain », comme vous dites ; il m’est déjà venu à l’idée d’aller le rechercher, mais les Russes ne m’auront que mort.
     Le capitaine alluma une cigarette et lui tendit son paquet de tabac.
     — Écoutez-moi seulement un instant ! répondit le capitaine en pesant ses mots. Bien sûr, nul ne peut vous retenir ici de force — à franchement parler j’y pensais pourtant ! Car c’est non seulement la vie de tous les hommes présents sur cette île qui est en jeu, mais également celle de leur famille, dans de multiples villages. Oui ! J’ai l’intention de vous arrêter s’il vous prenait fantaisie de faire des idioties.
     Taavi s’était levé, le visage méprisant :
     — Mon capitaine, peut-être désirez-vous que nous livrions ici même notre dernier combat entre nous ? Soyez bien persuadé que plus de la moitié des hommes se rangerait à mes côtés. Je vous remercie !
     Mais l’officier le retint et poursuivit, avec tout le calme de son âge :
     — Vous voulez vous livrer aux mains de la NKYD en vous tirant, devant leurs yeux, une balle dans la tête, s’pas ? Bon. Vos souffrances prendront fin. Mais croyez-vous qu’ils s’en contenteront ? Ce serait une légèreté de penser que, dans ces conditions, votre fils serait remis en liberté. Écoutez-moi ! Si, par contre, vous vous rendez vivant : votre fils sera un excellent moyen de vous faire parler ; et vous leur direz tout ! Tout ce que vous savez ! Vous leur mentirez même, inventant Dieu sait quoi lorsque vous n’aurez plus rien à leur avouer !
     — Ce n’est pas vrai ! murmura Taavi dans un sursaut d’orgueil. Mais il se souvenait de n’avoir pu leur cacher son séjour en Finlande après de simples coups, après l’épreuve du froid. Il entendait à nouveau les paroles de Selma, quand on lui avait brûlé les ongles : « Je leur aurais crié chaque mot si quelqu’un me les avait soufflés à l’oreille. » Oui ! Le capitaine avait raison ! Mais Taavi ne voulait pas en convenir.
     — Réfléchissez et prenez le commandement de votre blockhaus !
     — Il n’en est pas question ! Taavi serrait les poings. Il fit brusquement demi-tour et sortit, apercevant dans un brouillard le visage des hommes qui le regardaient de leur lit ; dehors, il faisait nuit. Osvald le rattrapa et sous un vague prétexte entama une conversation identique.
     — Je me demande s’il ne va pas bientôt neiger ! Va falloir encore couper des bûches pour l’hiver ! As-tu raconté à Ilme l’histoire de Reet ? Non ! tant mieux, ça pourrait l’effrayer. Paralysée, tu te rends compte ? La vie est devenue bien difficile pour Ignas… Est-ce que tu m’écoutes ?
     — J’ai des oreilles, tu dois le savoir !
     — Bon ! Bon ! Ne te fâche pas ! Et tous ces coups qui frappent en même temps, éclair après éclair, même pas de tonnerre !
     — Il ne tardera sans doute pas à gronder !
     — Je me fais bien du souci pour Ilme et Lemb ! Je n’en dors plus ; souvent j’enfile mes bottes pour partir, mais où ? Osvald se tut, puis, regardant brusquement Taavi dans les yeux : Qu’en penses-tu ? Vont-ils libérer ton fils si tu te rends ?
     — Si je me livre aux mains de la NKVD ? Oui, sans doute ils le relâcheront, à moins qu’ils ne l’aient déjà torturé à l’en rendre méconnaissable. Oui ! Je pense qu’ils le libéreront… pour le parquer quelque part en Russie.
     — Alors, tu iras ? parvint à murmurer Osvald, la gorge sèche.
     — Non ! répondit doucement Taavi.
     À ta place, moi j’irais — un fils ! — Oui, moi j’irais ! Advienne que pourra ! — Mais comment puis-je le savoir ? Comment me mettre à ta place ? — Alors vraiment, tu es bien décidé ? Tu n’aurais pas beaucoup de chemin à faire, tu sais ! Les Russes t’attendent à domicile ! Nous, on n’aura plus qu’à déménager… Écoute ! Si tu veux, je t’accompagne ! Mais non, je ne suis pas devenu fou ! Je leur raconterai que j’ai réussi à t’attraper. — Oui ! J’ai l’impression que je déraille ! Qu’est-ce qui m’a fourré cette idée-là dans la tête : réussir à t’attraper ! — C’est la nuit, lorsque j’entends Ilme crier, je me dis dans mon sommeil : je vais accompagner Taavi, comme ça, on nous pendra ensemble ! On entrera tranquillement en disant : « Nous voilà ! » On rafalera alors quelques chargeurs et… Tu vois les idées qu’on peut avoir, la nuit !
     Ses paroles s’embrouillaient de plus en plus ; il courbait l’échine, comme un animal sous la pluie. Taavi l’arrêta :
     — Va maintenant dans le bunker ! Jette-toi sur ton lit, repose-toi, dors si tu le peux ! Mais surtout ne te laisse pas dévorer par tes pensées ; nous ne sommes que des gens tout simples, des soldats, capables de lutter contre les Russes, de supporter la faim et la soif, mais incapables de repousser l’assaut de nos pensées. Aussi rien d’étonnant que des hommes, hier encore excellents combattants, sortent aujourd’hui des forêts pour se livrer aux communistes. Ils savent pourtant ce qui les guette derrière toutes ces belles promesses ; mais on ne leur a pas appris à vivre des situations comme la nôtre ; on les a laissés tout seuls, en proie à leurs pensées.
     — Alors, tu n’y vas pas ?
     — Ne me pose pas de questions ! Je n’en sais rien moi-même. À l’instant, je dis non, mais j’irai peut-être dans une heure…
     — Si encore on avait une occupation quelconque ! Faire un harcèlement ou tendre une embuscade nous calmerait les nerfs, nous occuperait l’esprit !
     Taavi ne répondit rien ; par-dessus les marais il regardait à la jumelle les découpures des forêts comme s’il avait oublié la présence de son interlocuteur ; on ne voyait pas grand-chose à travers la nuit et le brouillard ! Si les Russes avaient vent de leur retraite, ils s’approcheraient sans peine à la faveur de la nuit et, le jour venu, leur tomberaient dessus. Il faudrait renforcer les mines, en mettre plusieurs rangées tout autour de l’île !
     — Alors tu n’iras pas ?
     — Cela ne regarde que moi ! Si j’y vais, il vous faudra tripler les champs de mines, car nul ne peut savoir si je ne serai pas alors au premier rang des assaillants !
     Ilme laissait errer son regard sur le plafond de la casemate, sur la mousse noircie qui colmatait les troncs. La lumière vacillait sur ces poutres mal équarries ; le feu teintait de reflets rouges la lueur tamisée et jaunâtre de la lampe pigeon. Pendant des heures entières, Ilme regardait ce jeu des ombres ; parfois cette vision l’endormait paisiblement, parfois son regard s’accrochait aux objets familiers qui brisaient de leurs arêtes et de leurs lignes géométriques les rayons de lumière. Les flammes dansantes du poêle animaient d’étincelles et de cercles bleus et rouges les longues planches noires du châlit supérieur ; sur la couverture de traîneau qui s’assombrissait, les différents motifs se transformaient en longues aiguilles dorées qui lui perçaient les yeux. Ilme fermait rapidement les paupières, mais elles poursuivaient leur ronde sauvage. Le lit de sangle tanguait et roulait. La voix étouffée des hommes lui parvenait, lointaine, à travers une chute d’eau ; mais d’autres voix la dominaient, résonnant dans un vide total, se répercutant dans une immense nef glacée ; les mots insoutenables se brisaient contre les murs, voix creuses et métalliques de l’au-delà.
     « Envoyez votre mari… envoyez votre mari… Alors vous serez libre… alors vous serez libre… libre… libre… »
     Lemb aussi sera libre !
     Il lui semblait tomber, s’enfoncer ; elle levait vers son front moite une main qui soudain lui semblait plus distante encore que ces murs fondus dans l’irréel. Même sa main s’éloignait d’elle, dépourvue de signification, de vie… Lemb sera libre !… libre !
     Parfois Ilme arrivait à se dégager de ces mots qui la martelaient sans cesse. Les yeux grands ouverts, elle redressait la tête :
     — Vous voulez mon mari ! C’est lui que vous voulez ! Ces mots l’anéantissaient. — Tu sais maintenant quel destin attend Lemb ! Maintenant tu le sais !… C’est un piège ! Vous voulez vous emparer de Taavi ! Vous ne libérez personne, personne qui soit encore vivant ! — Ce n’est qu’une formalité ! Une simple formalité ! Vous serez tous libres !… Votre fils pourra commencer une nouvelle vie si seulement…
     Les jeux de lumière continuaient leur sarabande sur les troncs du plafond. Des éclairs de pensée la faisaient haleter.
     Peut-être veulent-ils simplement voir Taavi ? Peut-être le laisseront-ils repartir avec Lemb ? Mon Dieu ! Il doit bien y avoir une issue ? On l’avait bien libérée, elle, après qu’elle avait purgé sa peine ! Toute une année de prison ! Elle était sans doute coupable ? — Oui ! Elle avait voulu se sauver en Finlande ; c’est un crime, selon la loi soviétique. — Mais Lemb ? Pourquoi ne pas le relâcher, ce n’est qu’un enfant ? — Ah oui ! Parce que Taavi !… Il faut qu’il y aille !
     Son regard désespéré effleurait les visages qui l’entouraient. Lequel d’entre eux lui donnerait la solution ? Qui lui montrerait le chemin ?
     — Hilda !
     La jeune fille reposa son ouvrage et se pencha sur elle. Son visage était amaigri d’insomnie, encore davantage creusé par les ombres de la faible lampe.
     — Hilda, dis-moi…
     — Veux-tu boire ? Peeter de Valba nous a apporté du lait ce matin.
     — Du lait ? Non merci ! Dis-moi. Hilda ! Vont-ils libérer mon fils si Taavi…
     — Taavi ne doit pas y aller !
     — Mais le libéreraient-ils ?
     — Oui, sans doute… oui ! Hilda éclata en sanglots, Ilme se retourna vers son frère.
     — Tom ! Est-ce qu’ils laisseraient…
     — Comment veux-tu que je le sache ! Ils veulent simplement s’emparer de Taavi, voilà tout !
     — Alors… alors j’irai moi-même ! On ne peut pas abandonner Lemb,
     Osvald intervint furieux :
     — Qu’est-ce que tu as à bavarder, Tom ? Oui, ils relâcheraient le garçon ; on ne peut pas se mettre à leur place bien sûr, mais ils le libéreraient si…
     — Taavi ! cria Ilme à son mari qui venait d’entrer. Osvald prétend qu’ils libéreraient Lemb si…
     Taavi jeta son fusil dans un coin et fit face à Osvald :
     — Va remplacer Leonard ! « Osvald prétend… » Qu’a-t-il à prétendre ? Tu as quelque chose à prétendre, toi ?
     — Moi… tu sais !… On rafalera un chargeur et…
     — Alors fais-le ! Mais ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas, compris ?
     — Je devrais bien le faire !… Osvald claqua la porte.
     Ilme se tourna contre le mur. Ainsi Taavi ne voulait pas y aller ! Il ne voulait pas sauver son propre fils !
     Depuis plusieurs jours, Osvald avait mystérieusement disparu de l’île de Ciel. En le voyant revenir, Taavi le regarda, l’œil méfiant, mais ce dernier vint droit sur lui.
     — Tu n’es pas allé me dénoncer ?
     — Idiot ! Non, je suis parti en quête d’activités possibles. Pendant la nuit on va faire une descente à Kalgina dans l’usine de vodka.
     — Tu crois qu’on a tellement besoin d’alcool ?
     — Bien sûr ! Cet hiver, pour se laver à l’eau, ce ne sera pas commode !
     — Oh ! oh ! Monsieur veut des bains de vodka ! On n’a pas besoin d’être conservé dans l’alcool ! Mais si l’usine est gardée par des Russes, je suis ton homme ! Mes mains tremblent d’inaction !
     — Pas question d’étendre quelqu’un raide ! Si tu ne me le promets pas, finie la balade ! Le capitaine nous interdit de toucher à un Russe, et dans notre situation j’ai l’impression qu’il a raison !
     — Alors, où est le plaisir ?
     — Le capitaine ne veut pas entendre parler de ce coup de main : on n’a pas le droit de risquer la vie des hommes pour une bouteille de vodka. — Comme si nous ne la risquions pas déjà ? Enfin, passons ! — Remarque, ce n’est pas la vodka qui m’attire le plus ; en fait, je voudrais simplement me mettre â l’épreuve, voir si je suis encore bon à quelque chose ! Je connais les alentours de l’usine comme ma poche ; j’y ai assez conduit de pommes de terre ! Je me suis aperçu que les Popovski eux-mêmes y entraient : les sentinelles doivent avoir un passe-partout ; chacun leur tour ils rendent hommage à la bonbonne et discutent le coup. Alors, on va examiner la question de plus près ?
     — Ils sont nombreux ?
     — Une dizaine !
     — Une bonne grenade, ça fera du dégât.
     — Si tu ne changes pas de disque, moi je prends quelqu’un d’autre, Tom par exemple. Tout le monde ne demande que ça ; mais j’ai pensé à toi car tu aurais plus d’expérience en cas de pépin, et puis tu te plains toujours de ne rien faire ! Depuis longtemps je mijote un coup bien plus sérieux, mais c’est trop risqué ; l’hiver approche, et les Russes aussi !
     — Et qu’est-ce que tu mijotes ?
     Le milicien ! Tu en as sûrement entendu parler ! Reetal Rause, le violeur de bergères ! Mais nous lui accorderons un sursis jusqu’au printemps… L’autre fumier, c’est le chef du Comité exécutif. Ils sont responsables de tous les crimes qui se commettent actuellement à la mairie. Leur prédécesseur était un brave homme, on a passé l’hiver tranquille, sans une seule arrestation, mais ces deux-là n’arrêtent pas !
     — Alors on fera table rase !
     — On ne peut rien tirer de toi ! Tu ne penses même pas aux conséquences ! S’ils viennent fourrer leur museau dans l’île, ce ne sera pas drôle, surtout qu’il y a une malade… Et les villages environnants ! La moitié de la région sera retournée d’un coup de soc !
     — Bon ! Bon ! Je ne suis plus un bambin pour que tu me fasses la morale ! On fait le coup, on verra bien après !
     La nuit obscure et orageuse était propice à leur entreprise. Osvald emporta un bouthéon de fer-blanc, ce qui fit sourire Taavi : ils avaient l’air d’aller chercher le lait au village ! Il ne croyait pas d’ailleurs que leur entreprise pût réussir.
     Ils marchaient rapidement, car ils avaient pas mal de chemin à faire. Sous les hautes futaies, leurs yeux s’habituèrent vite à l’obscurité ; de concert ils évitèrent Metsaoti, choisissant des chemins forestiers et coupèrent par les pâtures bordant le village de Penise, le long de la rivière. À proximité du manoir de Kalgina, ils se postèrent dans les buissons, juste devant l’écluse du moulin, repérant à l’avance leur point de ralliement et le chemin de repli possible. Tout était calme, pas une étoile ; quelques écharpes effilochées de nuages qui glissaient dans le ciel. On entendait juste les minces filets d’eau s’infiltrer entre les planches des vannes fermées. Un chien jappait très loin, dans un village ; une charrette solitaire et attardée grinçait aux ornières d’un chemin. Il devait être plus de minuit. Surplombant la rivière, sur le talus d’en face, se dressait la masse plus sombre des ruines dont les contours se fondaient dans le ciel. Les vieux arbres décharnés semblaient plantés à l’envers, faufilant leurs racines dans les interstices des nuages.
     En longeant la rivière, dissimulés par les saules et les touffes de jonc, ils s’approchèrent de l’usine. Osvald saisit Taavi par le bras :
     — Attends ! Tiens, le poste de garde est juste là ! En suivant la haie tu y arriveras facilement. Le restant des hommes est bien plus loin. Chut ! Écoute, on entend parler russe ; on est tombés à pic, c’est la relève ! Ses yeux brillaient d’excitation ; il tendit à son compagnon l’une des deux solides matraques qu’il venait d’emprunter à un fagot. À la voix éméchée de la garde descendante, il était facile de comprendre qu’elle avait dû faire de fréquentes dévotions dans l’usine. Tout redevint silencieux.
     — Allez ! On risque le paquet ! Taavi ne tenait plus en place,
     — Attends, il faut voir ce qu’ils goupillent, sinon pas moyen d’entrer dans l’usine : on ne sait pas qui a la clef !
     — Et si la relève ne l’a pas ?
     — Alors, il faudra attendre la prochaine.
     Mais quelques secondes après, nos deux guetteurs aperçurent une des sentinelles dépasser le coin de l’usine : une clef grinça.
     — Ta vois ! Tout marche comme sur des roulettes ! chuchota Osvald. Attendons maintenant que le deuxième y aille ; toi, tu t’occuperas du premier lorsqu’il sera revenu dans la pièce ; s’il reste dehors, alors : un bon coup de matraque ; mais pas trop fort ! Ne le bousille pas ! Tiens, voilà le Popov qui revient. Avec quelques lampées il voit la vie en rouge ! Les deux Russes bavardaient à voix basse.
     — Taavi, je file jusqu’à la porte, sinon je n’arriverai pas à temps ; repère bien le moment d’y aller, ne fais pas de boucan trop vite. Si ça ne tourne pas rond, tu prendras tes jambes à ton cou par la rivière ; elle fait des crochets, ça te protégera des balles !
     Dès qu’Osvald eut disparu vers l’usine, Taavi se mit à ramper vers le poste. Hé hé ! Un vrai Sioux ! Cette expédition n’était pour lui qu’un simple jeu, mais assez passionnant pour le distraire de ses soucis quotidiens.
     Il s’arrêta à quelques mètres à peine de la sentinelle qui revenait de libation, et attendit qu’il entre dans la pièce. L’autre soldat prit la relève, direction l’usine. Un coup sourd, suivi du bruit d’une chute : il avait bien atteint le but ! Taavi se faufila jusqu’à la porte en planches qu’il essaya d’ouvrir : verrouillée ! La pièce avait une fenêtre donnant sur l’usine ; il s’en approcha, distinguant à travers les carreaux la cigarette incandescente du Russe.
     Au même instant Osvald donna le signal de ralliement. Il était temps de vider les lieux ! D’un coup de gourdin, Taavi enfonça la fenêtre en criant à la sentinelle : Dosvidanja ! D’un bond il se retrouva le long de la rivière. Un fusil mitrailleur aboyait déjà ; la nuit s’emplissait de cris, de jurons et de crépitements de rafales. Les balles miaulaient au-dessus de sa tête, s’écrasaient contre les pierres et les troncs d’arbres.
     — C’est l’Apocalypse ! exulta Osvald qui l’attendait accroupi près de la passerelle de l’écluse, avec deux énormes seaux de vodka. Allez, faut se dépêcher, sinon les pruneaux vont nous détecter dans le noir !
     Sans mot dire, Taavi empoigna l’un des seaux et les deux hommes franchirent en courant la passerelle ; abrités par le moulin, en une enjambée ils furent dans la forêt. Après avoir couru quelques centaines de mètres, ils abandonnèrent les seaux et roulèrent au sol pour reprendre haleine.
     — Laisse-les s’escrimer avec leurs pétoires ; ils ont la frousse ! De nuit ils ne se hasarderont pas dans la forêt. Qu’est-ce que tu as fait du bouthéon ?
     — C’est la faute de Popov ! Il aurait été plus raisonnable, on aurait pu faire un brin de causette ! Mais pas mèche ! Il a fallu tout de suite les arguments frappants ! Comme je n’ai que deux mains, j’ai abandonné la gamelle dans un buisson pour aller d’abord le bercer un peu. Il était juste autour du bouchon, une allumette à la main ! Diable, que je me suis dit, il va faire sauter la baraque ! Aussi, à la seconde allumette, vlan et vlan ! Il a dégringolé sur des seaux vides ; ça a été pour moi un trait de lumière. Bien sûr, c’est idiot de s’embarrasser de deux seaux, mais j’ai pensé qu’avec toi j’y arriverais bien ! Et surtout n’en renverse pas une lichée ! Écoute-les, tu entends ? Ils font toujours de la musique ; c’est pas les munitions qui leur manquent !
     Lorsque le feu d’artifice se fut un peu calmé du côté du manoir, ils reprirent chacun leur seau en direction de l’île de Ciel.
     — Si on y goûtait voir !
     — Ça te brûlerait tripes et boyaux ! C’est de l’alcool pur ; pour avoir une vodka potable, il faut le couper d’eau par moitié.
     — Eh bien, la rivière est là !
     — Avec quoi veux-tu qu’on trinque ?
     — Ta casquette est imperméable ?
     — À la pluie, oui !
     Assis au bord de la rivière, ils firent un savant mélange dans la casquette d’Osvald.
     — C’est infect ! C’est tout tiède ! cracha Osvald sans pourtant s’arrêter de boire en faisant claquer sa langue.
     — Installons-nous bien tranquillement pour savourer en paix ! décréta Taavi. On a bien le temps ! Dans la casemate, la vie est étouffante ; tu sais, ce n’est pas tout simple, mon histoire ! Tiens, prends ! Ça te dérouillera les engrenages du cerveau. Mieux vaut en avaler un peu que de le semer dans la forêt !
     — Attention, pas trop ! Juste un doigt ! Une médication contre le froid et les nerfs !
     Taavi décida de prendre un bain, ne serait-ce que pour se décrasser une fois entièrement. Osvald se déclarait obstinément contre et leurs voix montaient à mesure que le niveau baissait dans la casquette.
     — Si tu te mets à faire des idioties comme ça, alors…
     — Alors… alors quoi ? Ton expédition vodka n’était guère plus brillante ; oui, il faut que je me débarrasse de toute ma saleté ! En Finlande, on découpait un trou dans la glace et hop ! la tête la première !
     Avant qu’Osvald ait pu esquisser un geste. Taavi s’était déshabillé et plongeait dans la rivière. Le seul clapotis de cette eau noire et glacée faisait frissonner Osvald.
     Taavi ressortit en vitesse, claquant des dents et s’ébrouant comme un phoque. 
     — Alors ?…
     — Quoi, alors ! L’eau est remplie de saloperies d’algues qui vous saignent comme un porc, alors… Brrr ! Fait pas chaud ! Passe-moi le ciboire ! Il se rhabilla en maugréant.
     Taavi donnait bien du mal à ce pauvre Osvald : il se soûlait de plus en plus ; s’il faisait mine de l’en empêcher, l’autre devenait furieux :
     — Qu’on laisse tranquille le fils de l’Homme. Que diable lui voulez-vous ? Il trébuchait aux aspérités du chemin, renversait l’alcool dans ses bottes.
     — Allons, sois raisonnable, ne crie pas !
     — Crier, moi ? Tu appelles ça crier ! C’est hurler que je devrais faire ! Et cogner ! Dis, Osvald, c’est vrai que je ne sais plus vivre ; pourquoi fais-tu des yeux de carpe ? Je vais faire quelque chose ! Il le faut ! —  Non pas à cause de ces malheureuses gouttes de vodka, ce n’est pas la première fois que j’en bois ! —  Mon âme devait être déjà trop pleine, et ces quelques gouttes ont fait déborder le vase. Mais, où me conduit mon intelligence ? Dans notre pays, avoir de l’intelligence ne sert plus à rien ! Que signifie ce mot pour la terre entière si elle n’a plus la conscience en paix ? Et l’âme se débat comme une sardine sur le gril ; et un beau jour, clac ! Tout explose ! Et tu voudrais m’interdire de boire ? Passe-moi ta casquette…
     Il bafouillait de plus en plus, sa démarche s’alourdissait, l’œil brillait dans son visage empourpré ; ses cheveux étaient en bataille.
     — Bon ! déclara-t-il brusquement en lâchant le seau, le regard perdu dans le soleil qui montait à travers les arbres. Prends aussi le deuxième seau et va-t’en droit à l’île de Ciel !
     — Et toi ? s’exclama Osvald effrayé.
     — Le fils de l’Homme doit être seul ! Moi, je dois faire mon bilan. Il n’est pas homme celui qui laisse monter l’écume à sa bouche sans avoir le courage de cracher loin de lui toute sa souffrance. Ramène sur l’île ta précieuse vodka et au revoir !
     Osvald, sans avoir eu le temps de dire un mot, le vit disparaître dans la forêt.


X

     En fait, Taavi Raudoja n’avait plus de problème à résoudre ; sa décision était prise : il devait sacrifier son fils, c’était le seul choix possible. Mais il avait besoin de solitude pour dire adieu à celui qu’il ne reverrait jamais plus. Il s’aperçut qu’il était ivre et le dégoût l’envahit : il lui semblait frapper de sa propre main son fils condamné à mort. Cet arrière-goût d’alcool dans la bouche le dégradait, l’avilissait.
     Les images de la vie de Lemb revenaient en foule à son esprit : sa naissance ; avec quel orgueil il l’avait vu naître ! Quel bonheur pour Ilme et pour les grands-parents ! Peu à peu l’enfant avait eu conscience de ce monde qui l’entourait ; ses doigts malhabiles se tendaient vers les objets. Son premier sourire, ses premiers pas, les premiers mots prononcés qui avaient surpris et ravi l’enfant tout le premier ; ses cris et ses rires étaient devenus de plus en plus joyeux. Le plancher résonnait de ses courses folles. Dans la cour, ses boucles blondes cueillaient le soleil pour l’offrir à la ronde. C’était par milliers qu’affluaient les souvenirs, par des milliers de liens qu’il se sentait attaché à lui. Oui, ce jour-là, une nouvelle clarté venait éclairer ces images estompées, cette part de sa propre vie dont le sens et la valeur ne pouvaient s’exprimer.
     Ils avaient frappé Lemb à coups de crosse ; son enfant ! Son précieux trésor !
     Perdu dans sa colère impuissante, Taavi atteignit les abords du marais ; là il rencontra Peeter de Valba. Il aperçut d’abord le cheval du vieillard qui secouait vers lui sa tête attachée. Taavi regarda longuement l’animal.
     — C’est Miira qui te dit bonjour ! Il te reconnaît sûrement ! Le bon vieux s’approcha de lui en souriant. Malgré le froid, il était en gilet, manches retroussées, une minuscule casquette noire perchée sur sa nuque.
     — Les animaux, ça tient compagnie ! J’ai passé la nuit près de lui à surveiller ma vache. Il est intelligent, tu sais ! Jamais il ne s’allonge avant que je ne sois moi-même étendu sous un buisson ; alors il s’approche et se couche près de moi. Il faut croire que les animaux ont, eux aussi, besoin de la compagnie des hommes ! Lorsque je suis allé voir ma vache sous les couverts, Miira s’est levé en même temps que moi et m’a suivi. Ce matin, il y avait un petit veau blanc et noir ! Viens voir comme il est beau !
     — Un veau c’est un veau ! Mais Taavi accompagna pourtant le vieux dans la sapinière touffue.
     — En temps ordinaire, ils restent la nuit tous deux ensemble, et quand je reviens de l’île, ils m’attendent en lisière, comme deux enfants ! Voilà toute ma famille !
     Au milieu des sapins, sous des chênes séculaires, était abritée la charrette bâchée du fermier. Tout près, un feu flambait devant une hutte de branchages. Un petit cruchon métallique pendait à un trépied rustique. Peeter conduisit Taavi directement près de la cabane, où ruminait la vache sur une litière d’herbes sèches. Dans un coin bien abrité de la sapinière était délimité un minuscule enclos pour le veau.
     — Regarde ! Ce sera un fameux taureau !
     — Comment fera-t-il pour passer l’hiver ?
     Le front de Peeter se rembrunit ; il sortit lentement de la cabane.
     — Le veau, à la rigueur, il sera bientôt bon à tuer ! Mais la vache ? Ça me crèvera le cœur ! Tu comprends, ma femme l’avait élevée avec tant de soins ! C’est pourquoi d’ailleurs je l’ai emmenée ici, en laissant le reste du troupeau à la ferme. Sans doute les voisins auront-ils eu pitié d’eux : mais cette vache, tout comme mon vieux compagnon de cheval, je ne pouvais pas les abandonner !
     Oui. Taavi se souvenait de toute cette histoire.
     — Qu’est-ce que tu fais cuire là-bas ? Ça sent le goudron.
     — C’est un baume pour la main de ta femme. Elle n’est pas très belle, cette main ! Tout envenimée ! Va falloir chercher un peu de miel au village ; je le ferai mijoter avec de la résine, des racines, des plantes, des tas d’autres choses. Il faut veiller à ce que la chaleur soit toujours bien la même ! Mais ça fera sortir l’empoisonnement et ta femme guérira vite.
     Il regardait Taavi avec des yeux dévoués et Taavi se sentait envahi d’une grande tendresse pour ce brave homme ; des hommes comme lui incarnaient toute la résistance d’un peuple, l’union entre les générations. Il y avait en eux autant de force que dans l’âme de la jeunesse plus idéaliste ; ils restaient inchangés sur les routes difficiles, semblant ignorer l’écrasement du temps. Ils partageaient avec leurs fils un coin de tranchée, et lorsqu’ils quittaient leurs fermes, comme Peeter, pour se cacher dans la forêt, ils condamnaient leurs portes et leurs fenêtres avec des planches en croix portant écrit : « Quiconque s’installera ici, mourra ! »
     Lorsque le vieux eut trait sa vache, il fit chauffer le lait écumeux qui se caillait, la vache venant de vêler.
     — On va se lécher les doigts ! Ils mangèrent tous deux à même la marmite, se passant à tour de rôle l’unique cuillère.
     — Pour ça aussi faut bien surveiller la flamme ! Si on le cuit trop, ça n’a plus aucun goût ! C’est la vieille qui savait bien le faire !… Chaque fois que Peeter parlait de sa femme, il levait les yeux jusqu’à son compagnon en se frottant le nez pour dissimuler son émotion. Après bien des hésitations il continua : Ton fils… on dit… qu’il est en prison ?
     — Oui ! Depuis l’automne dernier.
     Le vieux n’ajouta pas un mot. Sûrement la situation de Taavi était encore plus pénible que la sienne lorsqu’il clouait ses fenêtres et partait sur sa charrette, la vache au bout d’une corde. Lui aussi avait perdu sa femme, son fils, et aucune parole de consolation ne pouvait le soulager !
     Pourtant, ils éprouvaient tous deux un certain réconfort à rester là, l’un près de l’autre, car chacun savait effleurer les blessures sans les faire saigner à nouveau.
     
     * * *
     
     Toute la journée Taavi resta seul dans les forêts ; il marchait, s’asseyait sur un talus pour fumer sa pipe ou regarder les arbres nus, les sapins toujours verts et, sur sa tête, le ciel pâle et froid qui ne pouvait réchauffer son cœur. Il avait oublié l’île de Ciel et ses casemates humides. La nuit venue, au lieu de rejoindre les autres, il grimpa dans la grange de Päraluha, se creusant un trou profond dans le foin. Le froid le réveilla, surtout vers le matin ; à l’aube, la terre était gelée, les flaques recouvertes de glace ; vers midi, il se mit à neiger.
     Les mains dans les poches, la tête enfoncée dans les épaules, il regardait tomber la neige qui l’éveillait enfin de sa torpeur. Il irait se recueillir un instant sur la tombe de sa fille, ferait un brin de conversation avec Ignas ; il faudrait lui expliquer la situation ! Il était temps de partir s’il voulait arriver à Metsaoti avant la tombée du jour !
     Lorsqu’il arriva dans le clos de Hiie, au bord de la rivière, il faisait nuit noire. L’eau sombre glissait entre les berges enneigées ; les sapins et les aulnes poudreux se dressaient devant lui comme des mains blanches dans la nuit. Les flocons tombaient toujours, tranquilles et silencieux. En levant la tête, il lui semblait que son front touchait le ciel mort et glacé.
     Taavi découvrit près du bouleau familier une petite croix rustique. Il en essuya la neige sur l’un des côtés mais laissa l’autre intact : la neige ne faisait que l’embellir. Il croisa un instant ses mains, puis s’en fut vers la maison.
     Près du sauna, il vit Pontus courir à sa rencontre ; ses aboiements sonores devenaient des gémissements de joie ; le chien l’avait reconnu.
     Aux clameurs de l’animal, Ignas s’était avancé jusqu’au portail :
     — C’est toi, Taavi ? Ils entrèrent dans la cour.
     — Comment va notre mère ?
     — Pas très bien ! Tout le côté droit est paralysé, mais elle recommence à parler ; on arrive même à la comprendre. Il vaut mieux que tu n’ailles pas la voir, les événements sont encore si récents ! Je prends juste mon veston ; toi, va dans la grange, tu y seras d’ailleurs plus en sûreté. Il y fait bon ! Le poêle est allumé pour sécher le blé ! As-tu faim ? Veux-tu manger quelque chose ?
     — Oui, je veux bien ! Voilà deux jours que je n’ai presque rien pris !
     — Pourquoi te laisses-tu mourir de faim ? Allons, va là-bas, je t’apporte de quoi manger.
     Dans la grange, Taavi aperçut une forme sombre qui se dressait effarouchée à son approche : le vieil Aadu de Mustkivi qui le regardait bouche bée, en grognant. Taavi eut un geste pour l’apaiser, mais le vieux recula de plus en plus et se blottit derrière les gerbes de blé. Taavi s’installa confortablement auprès du grand poêle. Ignas arriva, tenant d’une main un panier de pain et de viande, de l’autre un pichet de lait. Taavi se mit à dévorer, tandis que le vieux de Hiie, assis sur une gerbe, bourrait sa pipe.
     — Hilda est venue la nuit dernière ; sur l’île, ils s’inquiètent tous après toi ! Les hommes ne sont guère rassurés, ils craignent que tu ne te livres aux Russes ! Je ne sais pas ce que tu en penses toi-même, mais, à mon avis, je trouve que ça ne servirait à rien !
     — Bien sûr, ce serait inutile ! Mais peut-être que ça me soulagerait le cœur !
     — Il faut être un monstre pour penser autrement ! Mais ils vont exiger de toi que tu leur livres tous les autres et, raisonnablement, tu dois reconnaître qu’on n’a pas le droit de préférer le salut d’un seul à celui de tous !
     Taavi ne pouvait rien répondre. Trop de pensées s’entrecroisaient dans son esprit ; les mots lui semblaient vides de sens, inutiles.
     — Hilda passe la plupart des nuits sans dormir. Elle est repartie ce matin même ; tu l’as peut-être rencontrée ? continua Ignas.
     — Non ! Comment veux-tu ?
     — Bien sûr !… En fait, c’est à cause de toi qu’elle repartait, pour te prévenir, car… ta mère est venue ici.
     Taavi tressaillit.
     — Elle était encore bien faible !… Rien d’étonnant, à vivre sans feu dans le sauna. Le Comité a confisqué sa vache, les Russes ont égorgé son cochon de lait, il ne lui reste même pas une poule ! Elle a juste réussi à arracher ses quelques plants de patates.
     — Elle est venue ?… Comment a-t-elle pu ?
     — Elle n’avait plus de pain, et on lui avait dit que tu rôdais dans les parages… et bien d’autres racontars encore ! J’ai dû la calmer du mieux que j’ai pu mais… Ce n’est plus une enfant ! Elle voulait à tout prix partir à ta recherche dans les forêts ; elle pleurait ; tu comprends, vivre des mois et des mois entourée de soldats !…
     — Et maintenant ? Comment a-t-elle fait pour venir ici, pour échapper à leur surveillance ?
     — Les soldats ont déguerpi ce matin !
     Taavi bondit sur ses pieds ! Pourquoi ne pas lui avoir dit ça plus tôt ! Il n’y avait donc plus d’obstacle pour le séparer de sa mère !
     En retrouvant son fils, la bonne vieille de Sooserva domina son émotion. Elle l’attendait, assise auprès du poêle, cassant des branches qu’elle jetait dans le feu. Sans dire un mot, elle l’attira dans la pièce et alluma une petite lanterne, après l’avoir méticuleusement secouée pour s’assurer qu’il y avait encore du pétrole. Les paupières de la vieille femme étaient gonflées de larmes.
     Taavi resta également muet en découvrant la minuscule pièce carrée : le poêle surmonté de grosses pierres, les planchers où l’on se fustigeait avec des branches de bouleau, maintenant occupés par le lit de sa mère ; une petite table, deux bancs, c’était tout ! Sous les gradins s’empilaient ballots et ustensiles ; les vêtements pendaient au mur. Le sol était jonché de branches de sapin fraîchement coupées. Leur parfum, mêlé à celui du feu pétillant, recréait l’atmosphère d’une nuit de Noël, leur coloris, celle d’un jour d’enterrement.
     — Alors, c’est ainsi que tu vis ? soupira Taavi en secouant la neige de ses vêtements.
     — Oui, c’est ainsi ! Parfois ça m’est bien difficile ! Non pas à cause de ce qui m’entoure ; Dieu merci, j’ai un toit sur ma tête ! Élevant sa lanterne, elle éclaira longuement le visage de Taavi, caressant du bout des doigts son visage mal rasé, tailladé de cicatrices. Tu es bien fatigué ! Mais maintenant que je t’ai vu, tu dois repartir ! Elle prit sur la table un paquet enveloppé d’un fichu. Je t’ai préparé là un peu de nourriture, un pull en laine, du linge…
     — Oh pourquoi, maman ! Sa mère était allée jusqu’à Hiie chercher du pain et maintenant elle voulait le lui donner ! Elle était prête à tout donner ! Jusqu’à sa dernière bouchée ! — Non, merci ! En ce moment on ne manque pas de nourriture, nous arrivons à vivre presque normalement !
     — Oui ? Tu as une belle mine de déterré ! Ta mère arrive encore à te reconnaître, mais les gens du village… Allons ! Je vais t’accompagner. Dans la forêt on est plus tranquilles pour bavarder et s’il arrivait quoi que ce soit, tu pourrais te sauver !
     — En t’abandonnant là ? Sa mère lui prit le poignet.
     — Tu sais, mon fils, ne fais pas un geste pour moi ! Ma vie est vécue et j’ai Andres, ton père ! Avec son souvenir je ne suis pas seule ; le retrouver un jour plus tôt un jour plus tard, quelle importance ! Je t’ai revu — après un an d’absence, comme chaque fois !… Maintenant je n’ai plus rien à espérer de la vie !
     Elle s’enveloppa dans un grand châle et éteignit la lampe. Que sa mère avait vieilli en un an ! Comme elle s’était amaigrie ! Sou visage était sillonné de rides profondes, ses cheveux encore plus blancs qu’avant. Il y avait en elle quelque chose de fragile et d’aérien ; tous ses gestes baignaient de tendresse.
     Linda écarta les charbons ardents et renfonça dans le poêle les branches enflammées, ils sortirent. La neige continuait à tomber paisiblement mais en flocons moins denses. Taavi s’arrêta pour regarder leur maison de Sooserva.
     — J’y suis allée aujourd’hui ! Il aurait mieux valu ne pas le faire !
     — Elle est ravagée à ce point ?
     — Oui ! C’est pénible à voir : les chambres défoncées semblent pleurer. Il est préférable qu’Andres ne puisse voir une chose pareille, ni toi non plus !
     — On la nettoiera, on y remettra de l’ordre quand je reviendrai !…
     — Non, Taavi ! Ne reviens jamais plus ! Il t’arriverait malheur ! Quand les temps seront changés, peut-être, mais pas avant ! Il faut m’éviter désormais ; tout le monde a peur de moi, même Ignas, sans compter les autres… Pense donc : la mère d’un bandit !… Il faut me fuir comme la peste !
     Sa voix était douce et triste.
     — Et c’est de ma faute « La mère d’un bandit ! »
     — Ça ne fait rien, fiston ! Ce ne sera plus pour bien longtemps. Mes yeux ne le verront pas, mais mon cœur aperçoit clairement que tout ce qui nous entoure disparaîtra ! Le Malin nous gouverne, mais il devine sa perte !
     Ils traversaient les forêts neigeuses vers les collines de Koolu. Linda respirait avec peine ; ce n’était pas la marche qui la fatiguait, c’était l’âge qui l’avait voûtée, qui ralentissait ses pas.
     — J’ai le cœur si lourd aujourd’hui l Depuis bien longtemps il ne m’avait tant pesé ! Après avoir parlé avec Ignas, il m’a semblé que mon âme débordait ! C’est trop pour une seule fois !…
     — Pauvre mère !…
     — Ne te tracasse pas, Taavi ! Pour que les choses soient allées si loin, c’est qu’il doit exister une solution quelque part, toute proche de nous ; mais nous ne savons pas la trouver. Je me suis recueillie sur sa tombe… On l’avait nommée Hilja… ma petite-fille ! Elle est née et s’est éteinte sans que nul ait pu entendre son rire joyeux. Pourquoi ? Quel message Dieu voulait-il ainsi nous donner ? Peut-être les temps futurs seront-ils plus cruels encore et était-ce par bonté que Dieu l’a rappelée auprès de lui ? Au printemps je prendrai soin de sa tombe, s’il me reste encore des jours à vivre !…
     — J’y suis allé aussi…      
     C’est une lourde épreuve ! Bien lourde ! J’ai d’abord pensé que tu devrais y aller mais… ils veulent les autres…
     — Oui, ils veulent tous mes amis !
     — Tu es dans leurs mains et Lemb est ton propre fils ! Comment Dieu peut-il infliger à l’homme un si cruel sacrifice ? Comment peut-il oublier que sa créature n’est qu’une faible créature ?
     Taavi sentait la honte et le désespoir l’écraser à genoux contre terre.
     — Tout doit avoir un sens, une raison d’être, une signification plus élevée ! essaya-t-il de murmurer ; mais une autre phrase lui rongeait l’esprit : tu cherches à te justifier !…
     — Oui, opina Linda, il doit y avoir une raison ! Dieu a sacrifié son fils et exige de l’homme le même don…
     Ils restèrent là, dans l’obscurité des sapins qui avaient découpé leur cercle de terre noire au milieu de la neige.
     — Moi, je ne peux pas te retenir, mon fils ! Tu sais mieux que personne ! Si tu estimes que… c’est ton devoir ! Mais tu n’as pas le droit d’entraîner les autres dans la mort.
     Ils retournèrent vers Sooserva ; Linda arrêta son fils devant l’enclos et ils se dirent adieu :
     — Soutiens Ilme ! Je sais comment Andres savait me soutenir et me soutient encore. La femme en a besoin et Ilme — ce qu’elle a souffert dépasse l’imagination et les forces humaines. Taavi, reste près d’elle ! Elle a été pour toi une bonne épouse !
     — Oui ! Elle a été très bonne !
     — Va maintenant, Taavi ! Et que Dieu te protège ! Taavi la regarda disparaître sur la clarté de la neige. Elle s’était déjà enfoncée entre les arbres sombres qu’il entendait encore ses pas indécis crisser sur la neige moelleuse. Ce bruit le rendait faible comme un enfant ; pour la première fois, il percevait toute la chaleur qui rayonnait de l’amour de sa mère. Il ne pouvait se rappeler chacune des phrases qu’elle avait dites, mais leur grandeur le transfigurait.
     
     * * *
     
     Le lendemain matin, lorsque Taavi regagna l’île, Tom, qui montait la garde dans un treillis de camouflage blanc, se précipita à sa rencontre avec une joie visible. Ils craignaient donc de le voir se livrer aux Russes.
      
     Taavi était fatigué de ses nuits sans sommeil ; l’éclat de la neige sous le soleil matinal lui brûlait les yeux. Qu’elle était étrange cette neige éphémère ! Elle savait revivifier le voyageur écrasé de fatigue, le transporter au-delà de cette vie quotidienne et mesquine.
     Il descendit les marches du « Trou de serpents » d’où émanait une forte odeur de vodka. En ouvrant la porte, il vit, à la lueur de la lampe pigeon, les hommes à demi nus.
     — Qu’est-ce qui vous prend ? s’exclama-t-il en réponse à leurs cris de bienvenue.
     — On se décrasse ! répondit Osvald en trempant un bout de chiffon dans un vaste récipient installé au beau milieu du plancher. Je t’avais bien dit que le meilleur moyen de se laver c’était l’eau alcoolisée !
     — Et l’eau qui sert à nous laver, on me l’a promise… après ! gloussa Leonard en se frottant le torse. Bien sûr, elle sera un peu moins claire, mais le goût de vodka est tenace ; le liquide contiendra encore toute la joie des grains divins !
     Taavi n’avait pas le temps d’écouter leurs bavardages ; la couverture de traîneau remuait. Ilme l’appelait, mais Taavi connaissait déjà la première question qu’elle poserait !
     — Où as-tu laissé Lemb ?
     — Ilme, je ne peux pas aller le chercher en ce moment !
     — Dis plutôt que tu ne le VEUX pas !
     Les hommes s’étaient tus, mal à l’aise. D’une étagère où voisinaient des munitions, des grenades, le dictionnaire d’Eedi. Taavi descendit une sorte de boîte à conserve emplie de graisse et plantée d’une mèche tenue par un fil de fer. Il l’alluma et la faible clarté jaunâtre tomba sur le visage de sa femme.
     — Écoute, Ilme, tu dois être raisonnable ! Il faut que tu guérisses d’abord !
     — Guérir ? Mais je suis guérie ! J’ai même mangé de la soupe qu’Osvald avait préparée : il me nourrit comme un petit enfant ! Je suis également sortie !… Il n’y a plus que ma main à guérir !
     Ilme lui racontait tout ce qu’elle avait pu apercevoir de la vie sur l’île : c’était bon signe ! Elle s’intéressait même à certains événements.
     — Tu sais, il a neigé ! Je suis allée me promener avec Hilda. Mon Dieu, quelle neige douce, immaculée ! L’hiver dernier j’ai tant aspiré après la neige ! Lemb aussi ! Ensemble nous avons projeté de construire un gigantesque bonhomme de neige avec un balai sous le bras ; je lui ai même promis de le coiffer du vieux chapeau de grand-père !… Et maintenant, Lemb attend tout seul !… Il attend !… Chaque jour !
     Taavi sentait sa gorge se nouer à nouveau. Assis auprès de sa femme, il lui caressait doucement les joues, essuyait ses larmes. Ils ne pouvaient pas échanger une phrase sans que cette idée envoûtante surgisse.
     — Je suis allé à Sooserva et à Hiie. Savais-tu que, depuis longtemps, les Russes étaient installés à Sooserva pour surveiller ma mère ? Elle vit maintenant dans le sauna.
     — Mats pourquoi ?
     — Ils attendaient que je sorte des forêts ! Ils me guettaient — une section de la NKVD. — Ils sont repartis hier matin.
     — C’est normal ! Ils n’ont pas à attendre plus longtemps ; tout est en règle maintenant puisque tu vas te montrer et chercher Lemb ! Je voudrais tant retourner à la maison ! Mais seulement lorsque tu auras ramené notre fils ! Comment se portent mes parents ?
     — Ils vivent, jour après jour ! Je n’ai pas eu le temps de leur parler beaucoup !
     Les hommes avaient terminé leurs ablutions ; leur conversation emplissait la casemate ; par-dessus la couverture, Taavi les voyait vaquer à leurs occupations habituelles ; la plupart sortaient, sans doute pour aller jouer aux cartes dans le blockhaus voisin ; une distraction aussi bruyante n’était guère possible ici, devant Ilme. Osvald s’approcha de lui ;
     — Tu veux te laver aussi ? Ce bain de vodka fait un effet extraordinaire, je me sens renaître ! Je me suis dit que peut-être Ilme… Nous, pendant ce temps-là, on rendra visite aux voisins ; j’ai préparé quelques morceaux de tissu propre !
     — Merci, Osvald ! répondit Ilme.
     Oh oui ! comme elle désirait se laver ! La crasse et la sueur séchée sur son corps la dévoraient. Hilda lui avait justement apporté, la nuit dernière, un peu de linge et quelques serviettes.
     — Tu ne vas pas prendre froid ?
     — La pièce est bien chauffée et je me rhabillerai tout de suite. Si tu voulais bien m’aider, Taavi ! Reste là, je suis encore si faible… J’ai peur de rester toute seule !
     — Bien sûr, je vais t’aider ! Là… Lève-toi !
     — Non, je ne peux pas ! Je ne veux pas que tu me voies ! Je suis hideuse !…
     Ilme le regardait avec désespoir ; elle l’entoura de ses bras, et reposa sa tête sur la poitrine de son mari.
     Il ne reste plus rien de ta femme ! Taavi ! Mon Taavi ! Il ne reste plus rien de moi, j’ai…
     Taavi, bouleversé de tendresse et de douleur caressa doucement les cheveux gris.
     — Tu vas te rétablir ! C’est bien normal, après tout ce qui s’est passé ! Mais bientôt tu seras comme avant !
     — Non, jamais, Taavi !
     — Allons, viens vite maintenant, l’eau t’attend !
     En lui lavant les jambes, Taavi remarqua plusieurs longues cicatrices sur la peau bleuie.
     — Tu es tombée ?
     Ilme éperdue, se cacha les genoux. Elle aurait voulu étreindre son mari, mais se recula contre le lit.
     — Qu’est-ce que tu as ?
     — Ce sont les Russes ! Ils voulaient m’avoir… J’ai couru, je suis tombée et… l’enfant est restée dans leurs mains ! Quand j’étais en prison, je voulais tuer Hilja car je n’avais pas de lait à lui donner ; oh ! C’était tellement atroce !… Mais là-bas, dans les ruines… je n’ai pensé qu’à moi !… Hilja a pris froid et… je l’ai tuée ! Oui ! C’est ma faute !… Je n’ai pas voulu me laisser…
     Son désespoir était trop grand pour que son mari pût le soulager, d’ailleurs ce n’était pas vers lui qu’elle s’était tournée ; au contraire, elle semblait le redouter. Cette année, entre les murs d’une prison, les avait donc si profondément séparés ? Lorsque Taavi voulut la caresser tendrement, elle eut un geste brutal de recul.
     — Ilme !
     — Ne prononce pas mon nom, ne me touche pas ! Elle bondit, une lueur de folie dans le regard. Oui ! Tu as bien entendu ! C’était moi ! Je suis indigne d’être ta femme, je te l’ai dit !
     — Voyons, Ilme, tu n’es nullement fautive ! Personne ne peut t’accuser ; c’était trop pour toi ! Allons ! Repose-toi maintenant ! N’y pense plus…
     — Comment ai-je pu ne penser qu’à moi ! Qui m’a donné le droit d’abandonner mon enfant ? Elle retomba en pleurant sur le lit.
     Taavi, au milieu de la pièce, écoutait ces pleurs, cette plainte d’animal affamé et transi. Il sentait monter en lui une colère ardente contre le monde entier ; il serrait les poings. Il regarda les épaules secouées de sanglots et s’approcha pour les recouvrir d’une couverture, machinalement. Ilme se débattit dans ses larmes.
     — Taavi ! Frappe-moi jusqu’à me faire mourir ! Je sais maintenant que jamais plus tu n’iras chercher Lemb ! Oui maintenant je le sais ! Tu n’as plus ni femme ni enfants ! Tue-moi et tout sera terminé ! Hilja est morte parce que je me suis sauvée. Je l’ai abandonnée sous la pluie ; le froid l’a tuée ! Frappe-moi ! Tue-moi, Taavi !
     — Voyons, Ilme ! supplia-t-il ; mais au lieu de se pencher sur elle, il quitta le blockhaus.


XI

     C’était le dégel ; la neige et la terre durcie se liquéfiaient à nouveau. Les hommes s’en montraient ravis, malgré le surcroît de besogne. Taavi travaillait du matin au soir, le plus souvent trempé de boue jusqu’à la ceinture : on sortait les mines du marais pour les empiler au bord, en attendant les nouvelles neiges. Il s’était spécialisé dans le déminage, car ce jeu dangereux l’absorbait et lui reposait l’esprit.
     Lorsqu’il sortait, le matin, du blockhaus, Ilme le suivait du regard ; à son tour il la trouvait endormie ; son visage n’était plus qu’un masque de souffrance. La toux sèche s’était un peu calmée, mais Ilme s’obstinait, jour après jour, à rester sur son grabat sans parler à personne, sanglotant des appels dans ses cauchemars.
     Une telle situation rendait les hommes du « Trou de Serpents » presque malades ; ils restaient dehors le plus longtemps possible, ou, ne sachant que faire, jouaient aux cartes dans la casemate voisine. Osvald était allé saigner le veau de Peeter de Valba, et l’on sala la viande dans une barrique. Le vieux Peeter en fut bien désolé, et quelques rides supplémentaires apparurent sur son visage; pas un jour il n’omettait de porter du lait à Ilme ; il s’en faisait un devoir, jusqu’à ce que le capitaine lui interdît de franchir le marais en plein jour et lui ordonnât d’en finir avec cette vache, dès le retour de la neige.
     Les hommes n’osaient poser à Taavi aucune des questions qui leur brûlaient la langue. Un soir que ce dernier était encore auprès de ses mines, Leonard s’approcha de lui :
     — Ne bricole pas si tard, tu vas te faire péter la figure ! En plein jour, ces saloperies me piquent déjà les yeux et la nuit, quand mes doigts se cognent sur le rebord du lit, je bondis : les mines !…
     — Accouche ! Qu’est-ce que tu me veux ?
     — Oh rien ! Je trouve seulement qu’on se fait de plus en plus suer ici, alors je pars !
     — Tu pars ? Tu sais pourtant qu’on ne quitte pas l’île de Ciel de sa propre initiative ! Une fois venu, on doit obéir au règlement. — Un pour tous ! — ou alors quitter l’île avec une mission quelconque…
     — C’est donc la prison ?
     — Un peu mieux quand même ! Une prison protectrice ! 
     — On ne tiendra pas le coup jusqu’au printemps ! J’ai bien l’impression que je vais aller… tu sais où ?
     — Imbécile ! lui lança Taavi en retournant dans le bunker.
     À la stupéfaction générale, ce fut Eedi qui disparut de l’île quelques jours plus tard ; son départ surexcita tout le camp, d’autant plus que jamais personne ne s’en serait douté ; les sentinelles ne l’avaient pas vu partir, nul n’avait remarqué ses préparatifs ; il avait pris normalement son tour de garde et s’était éclipsé. Le capitaine fit convoquer les hommes du « Trou de Serpents » pour une réunion générale. Il était furieux, hors de lui.
     C’était inexcusable de jouer avec la vie d’autrui ! Où cela allait-il aboutir ? Qu’on le lui dise ! Un homme, un officier, dont la femme malade avait trouvé asile sur l’île, s’amusait à attaquer une fabrique de vodka puis disparaissait des jours et des jours ! Et maintenant voilà que l’un de ses amis se volatilisait, tout tranquillement, après avoir fait ses malles ! Et pour aller où ? Monsieur Raudoja aurait-il l’amabilité de répondre ? Il devait tout de même connaître ses compagnons ?
     Taavi étreignait le montant du lit sur lequel il s’était assis. Il devait garder son sang-froid malgré l’accusation de cet officier âgé qui, dans son autorité chancelante, perdait le contrôle de lui-même. Devant le regard furibond du capitaine et celui de tous les hommes qui attendaient sa réponse. Taavi commença d’un ton glacial et légèrement moqueur :
     — Le problème que pose le choix d’un chef a toujours été pour le peuple la plus grande des calamités. Bien souvent le niveau intellectuel d’une nation est trop élevé, et celui de ses chefs, pas assez. D’année en année affluent les trouillards et les politiciens d’arrière-cuisine ; ceux qui osaient regarder leurs hommes en face, avec des ordres précis, on les a déportés en Russie dans des camps d’esclavage ; leurs successeurs n’ont pas encore eu le temps de grandir !
     — Vous semblez ignorer totalement le respect et la discipline militaire ! Il en est sans doute ainsi pour tous les hommes venus de Finlande ?
     — Mon capitaine, poursuivit calmement Taavi, permettez-moi de vous dire que si quelque mouche vous pique contre les gars de Finlande, sous prétexte que votre propre traversée du golfe a échoué, il est inutile de vous en prendre à moi ! Vous savez parfaitement, comme tous ceux qui étaient au front, que les soldats estoniens ont été OBLIGÉS de trouver cette issue afin de pouvoir combattre pour leur patrie. N’oubliez pas que bon nombre des gars de Finlande étaient d’anciens combattants de l’Est, qu’entre eux il n’y eut jamais nulle discorde, et que nous avons même admis dans nos rangs ceux qui, par leur grade d’officier, avaient pu éviter la bataille. Si l’un d’eux ne peut plus supporter le genre de vie que nous menons, alors il part, se pend aux branches d’un bouleau ou fait quelque chose de pis encore… Ce petit groupe d’hommes ici présent s’est lié de son plein gré ; un « groupe d’hommes » ! Et non une section d’armée ! En dehors de cette existence de soldat, chacun a sa vie privée, ses parents, sa ferme en dehors de l’île. Chaque problème doit être discuté ; votre avis comptera mais c’est l’opinion générale qui prévaudra. Bien sûr, si nous avons à nous battre, c’est vous qui dirigerez les opérations.
     — Sinon, on organisera des parlements ? demanda le capitaine, le visage empourpré. Voulez-vous me répondre : quel genre d’homme était-ce, cet Eedi ?
     — Un vrai, mon capitaine ! riposta, de son coin, Leonard. Pour battre les Russes, on aurait pu en prendre de la graine !
     — Peut-être va-t-il revenir ! suggéra quelqu’un.
     — Nom de nom ! Cette situation n’est pas tolérable ! explosa le capitaine en se levant. Je dois savoir où va chacun, et pour combien de temps ! Si vous ne voulez pas le comprendre, alors séparons-nous tout de suite, car dans ces conditions les Russes seront bientôt sur notre dos.
     — De toute façon, ils le seront tôt ou tard ! murmura Taavi.
     Au même instant, Martin, qui était de garde, se rua à l’intérieur en criant à Taavi :
     — Ilme veut partir à Hiie ! J’ai pu la rattraper au bord du marais ! Encore une chance qu’on ait enlevé les mines, sinon ! Je l’ai reconduite dans le blockhaus, mais on ne sait jamais, elle peut chercher à s’enfuir une fois de plus ! Viens vite !
     — Et voilà ! conclut doucement le capitaine.
     Taavi sortit d’un bond avec Martin. À mi-chemin, il aperçut sa femme qui courait vers le marais ; déjà elle quittait l’île. Elle ne connaissait pas les passages qu’empruntaient les hommes et partait n’importe où, se dirigeant vers la plus proche lisière du bois, sans se rendre compte que le marais était infranchissable. À toute allure Taavi s’élança sur les traces de sa femme.
     Ilme ne se souciait nullement des appels de Taavi ; elle hâtait encore sa course ; en regardant en arrière, elle trébucha dans les mottes de tourbe.
     — Es-tu devenue folle ? hurla Taavi, hors d’haleine, en la saisissant si violemment par la manche qu’elle tomba à genoux..
     Elle se débattait en criant : « Lâche-moi ! Je veux partir ! Laisse-moi ! Tu n’as pas le droit de me retenir ! Je veux aller chercher Lemb ! Je ne laisserai pas égorger mon enfant ! »
     — Mais, devant toi, c’est le marais ! Sois raisonnable, tu vas t’enliser ! Tu n’arriveras nulle part !
     — Ne mens pas ! Tu veux me tromper une fois de plus ! Tu te moques bien de ton enfant ! De ton propre fils ! Laisse-moi, je ne reviendrai plus ! Ma mère est paralysée, je veux la voir avant de… Je veux mon fils ! Je veux Lemb !
     — Rentre, Ilme ! Rentre immédiatement, tu as compris ? Taavi devenait furieux : il la tira brusquement, la secoua : Ilme tomba sur le sol, autant de frayeur que de faiblesse. Jamais son mari ne l’avait encore battue ; elle le regarda un instant, les yeux agrandis, et se plaqua le visage contre terre en éclatant en sanglots hystériques :
     — Tu m’as battue !… Oh, Taavi ! Je veux seulement revoir Lemb ! Jamais je n’ai agi contre ta volonté, jamais ! On va le tuer !
     — Et tu leur aurais avoué où je me trouve ! Tu aurais envoyé les Russes me chercher ! Taavi ne pouvait plus se maîtriser.
     — Dieu du ciel ! Lemb — ton propre fils !
     Lorsqu’il voulut la relever, Ilme s’accrocha au sol, ses doigts griffant la terre : elle se convulsait. Il parvint à la soulever ; toute résistance l’avait abandonnée, ce n’était plus qu’une loque humaine, les yeux clos, les bras pendants.
     Heureusement Tom était venu les rejoindre ; sans avoir besoin de rien demander, il avait tout deviné ; il ramena Ilme dans ses bras.
     
     * * *
     
     Ce fut la mère de Taavi qui déclencha toute l’affaire. Elle confia a Hilda un mot pour lui : que son fils vienne le plus tôt possible près de la grange de Hiie, elle l’y attendait.
     C’était par une nuit de tempête, juste avant Noël. La neige était lourde et collante, les skis glissaient mal. Sa mère devait être bien préoccupée pour manifester un tel désir ! De jour, les soldats patrouillaient autour de Metsaoti ; elle ne pouvait donc profiter que d’une tempête de neige comme celle-ci pour voir son fils, d’autant plus que la NKVD était venue à Hiie s’enquérir d’Ilme.
     Taavi pestait contre les branches de sapin qui lui fouettaient le visage et lui inondaient le cou de neige fondue. Sa mère l’attendait déjà, toute menue et recroquevillée de froid, abritée de la tornade par un coin de grange.
     — Alors ? lui demanda-t-il, tout essoufflé de sa course.
     — Tu es prompt comme l’éclair ! Hilda est partie depuis une heure et demie à peine ! Ne te fatigue pas tant, je ne suis pas si pressée ! Comment se porte Ilme ? Elle espère toujours ton départ ?
     — Oui ! Elle me considère comme un assassin.
     — Ne m’en veux pas de te faire venir ainsi, en pleine nuit, mais depuis bien longtemps déjà il y a une question qui ne cesse de me torturer, et Dieu sait quelle tournure vont prendre les événements ! Linda s’arrêta puis, brutalement, d’une voix calme trahissant l’anxiété, demanda :
     — Comment s’est passée l’arrestation l’automne dernier ? On les a capturés en pleine mer ?
     — Non, sur le rivage !
     — Sur le rivage ? Est-ce qu’Ilme t’en a parlé ?
     — Je n’ai pas osé le lui demander, dans son état c’était préférable ! Mais j’ai deux amis qui ont pu se sauver — sans doute les seuls rescapés ! Ils ont été encerclés au moment même où le bateau accostait ; pas mal y sont restés…
     — Comment se fait-il alors que Marta ne le sache pas, puisqu’elle a réussi également à s’enfuir ? Comment peut-elle prétendre avoir vu le bateau prendre le large, dis-moi ?
     — Je ne sais pas… Peut-être a-t-elle quitté la côte un peu avant ! murmura Taavi, mais ses anciens soupçons lui revenaient.
     — Demande-le à Ilme ! Marta m’a affirmé les avoir vus, de ses propres yeux, gagner la haute mer ! Elle me l’a dit, à moi-même !… Pourquoi faire un pareil mensonge ?… Il ne s’est rien passé, Taavi, entre toi et elle ?
     Taavi revoyait avec quelle effronterie Marta avait essayé de le séduire, les soins qu’elle lui avait prodigués lorsqu’il était malade dans son appartement…
     — Non !
     — Bien sûr ! Que je suis sotte ! Mais moi, j’ai l’impression que ses mains sont tachées de sang ! Je l’ai toujours évitée depuis qu’on a arrêté son mari ; elle a voulu se débarrasser de lui, tout le monde l’a dit… Je ne veux pas le croire, bien sûr, mais ça me ronge…
     — Alors, tu crois qu’elle…
     — Dieu me pardonne, je suis persuadée qu’elle en sait plus long que nous tous ! Elle a quelque chose à voir dans toute cette affaire, et ce n’est pas quelque chose de très beau !
     Oui ! Un soupçon identique s’était infiltré dans l’esprit de Taavi mais il n’avait pu croire à tant d’horreur de la part d’une femme.
     — Comment faire pour la rencontrer ?
     — Qui ? Marta ?
     — Bien sûr ! Sinon il n’y aurait pas d’éclaircissement possible ! Les Russes sont installés à Roosi, on ne peut pas y aller.
     — Méfie-toi, mon fils ! Méfie-toi ! Marta, c’est le malheur, c’est la destruction ! Je sais peu de chose, mais de ça j’en ai l’intuition !
     Cette affaire devait bien tourmenter la vieille femme pour qu’elle fût venue jusqu’ici, en pleine tempête, demander conseil à son fils !
     Revenu dans le bunker, Taavi dormit à peine quelques heures, d’un sommeil agité. Depuis bien longtemps d’ailleurs il ne trouvait plus le repos. Il avait la sensation de glisser dans un précipice en une chute sans fin ; il voulait se raccrocher, mais ses mains ne trouvaient rien à saisir que le vent. Il devait en outre surveiller constamment sa femme ; Tom et Osvald le relayaient. Et maintenant sa mère soulevait un problème qu’il fallait à tout prix éclaircir.
     La plupart de ses compagnons dormaient encore lorsque Taavi s’assit au bord du lit de sa femme ; elle était déjà éveillée depuis longtemps et se recula.
     — As-tu bien dormi ?
     En guise de réponse Ilme lui demanda hargneusement :
     — Combien de temps vas-tu me garder ici ?
     — Aussi longtemps que nous tous ; on n’en sait rien ! Raconte-moi comment s’est passée ton arrestation, l’automne dernier. Quand as-tu vu Marta pour la dernière fois ?
     Après avoir réfléchi longuement, elle répondit lentement :
     C’était dans la grange ! Je ne me souviens plus très bien ! Je l’ai peut-être vue aussi sur la côte, avant qu’elle ne tombât. On l’a sûrement fusillée, ou alors elle est restée blessée sur les galets, car je ne l’ai pas aperçue dans la colonne des prisonniers !
     — Comment ça, tombée ? Marta travaille actuellement à la mairie de Kalgina ; elle habite à Roosi. Elle n’a pas pu tomber ! Elle est revenue de la côte en m’affirmant avoir vu votre embarquement et votre départ ! La voix de Taavi montait d’excitation, mais Ilme semblait encore plus bouleversée de ce qu’elle venait d’entendre ; elle se redressa brusquement :
     — Marta est à Roosi ? Mais c’est impossible ! Je l’ai vue tomber !… Ou alors… J’ai mal vu !
     — Marta est chez elle et travaille à la mairie de Kalgina ! répéta Taavi avec impatience. Je viens de te dire que c’est elle-même qui m’a annoncé, deux jours après, que vous aviez pris le large ! J’étais chez elle ! Dans son appartement ! Tu te souviens bien : j’avais quitté la côte pour aller y chercher de l’or ! En tout cas, je n’ai rien trouvé ! En rentrant elle m’a montré ses bijoux dans l’armoire; elle a dû les mettre après, pour me tromper…
     Taavi parlait d’un ton saccadé. Tous les hommes s’étaient réveillés et l’écoutaient. Osvald, qui feuilletait le dictionnaire d’Eedi à la lueur de la lampe, se pencha davantage sur le livre. Ilme réfléchit encore quelques secondes, puis explosa :
     — C’est Marta ! C’est elle qui a appelé les Russes ! Elle les avait prévenus ! Mon Dieu ! C’était donc Marta de Roosi en personne !
     Les hommes l’écoutaient en silence ; plus d’un regard se retourna vers Osvald. D’un claquement sec le jeune homme referma le livre et se leva. Il resta debout. les yeux vitreux, embarrassé de son corps. Taavi aussi s’était levé, et si brusquement que la couverture tomba.
     — Il faut tirer la chose au clair ! Il étouffait brusquement dans cette pièce.
     — Ainsi, c’est Marta ! chuchota Osvald. Il comprenait maintenant l’étrange conduite de cette femme lors de leur dernière nuit, dans la grange de Roosi. « J’ai grand peur maintenant que bien des faits oubliés ne remontent en surface : même les morts vont ressusciter !… » « Je voudrais quitter Kalgina… m’enfuir au plus vite ! » Cette évocation lui brûlait encore les veines. Ilme poursuivit à l’adresse de Taavi :
     — Elle t’a toujours couru après, toute sa vie ! C’était un prétexte pour t’éloigner de la côte, et elle nous a trahis !
     La vérité était si brutale qu’elle en devenait incroyable. Les hommes, énervés, sautaient du lit, enfilaient leurs bottes pour sortir. Värdi cherchait ses lunettes en maugréant.
     — Cette femme, il faut l’amener ici ! trancha Leonard.
     — Oui ! Et la plonger la tête la première dans le marais, renchérit Martin.
     — Oh ! Après, bien après ! ricana Leonard. Auparavant on va la…
     — Ferme-la ! aboya Värdi. Qu’est-ce que t’as fait de mes lunettes ?
     — Quant à toi, Osvald, tu ferais mieux de l’ouvrir un peu ! lui conseilla Tom. Tu la connais mieux que nous tous ! Ma parole, tu t’en es dégoté une chouette !
     Osvald lança le dictionnaire sur la table et se dirigea rapidement vers son lit. Même la vodka n’aurait pu laver cette honte qui l’engluait. Et Marta qui avait eu le culot de lui déclarer que leurs enfants pourraient maintenant être grands ! La salope !…
     Derrière la table, Taavi se mit à nettoyer son revolver. Ses mains restaient parfaitement calmes, il ne levait même pas les yeux.
     — Alors tu penses que… commença Martin.
     — Il n’y a plus rien à penser ! On doit mettre les choses au point ! trancha Taavi.
     — La maison est entourée de Russes, il est impossible d’approcher…
     — Vous n’avez rien à dire ! riposta Taavi en se mettant en fureur. Je me moque de tout ! J’ai encore un revolver en main ! Les souffrances ont des limites pour tout le monde ! Marta de Roosi a appelé les Russes, elle a voulu tuer ma femme, mon fils ; elle a causé la mort de plus de cinquante personnes, et la loi estonienne ne permet pas qu’on exécute les femmes ! Eh bien zut !… Elle a vu le bateau cingler vers le large : elle ne voulait pas le prendre, elle ne pouvait pas. tout simplement… ça alors ! Qu’en pensez-vous, les gars ?
     
     * * *
     
     Lorsque les neiges fondirent à nouveau, Taavi commença ses randonnées d’observation autour de Roosi. Malgré des journées entières à guetter, il n’obtenait aucun résultat : rien que des Russes dans la ferme ou aux abords. La surveillance qu’il entreprit dans la forêt, séparant Roosi d’Haru, se révéla également inutile : ni à l’aube ni au crépuscule il n’aperçut Marta sur la route forestière. Quel chemin pouvait-elle prendre pour aller au travail ?
     Un jour qu’il rôdait dans la forêt, en compagnie de Leonard, il rencontra l’idiot de Võllamäe ; ce dernier lui apprit que Marta vivait à la mairie depuis quelques semaines déjà.
     — Pourquoi à la mairie ?
     — Parce que là-bas c’est plus facile de faire la putain ! répliqua Reku, le plus gravement du monde.
     À la mairie ! Ainsi elle avait peur ! Elle avait deviné !
     Leonard ne pouvait quitter des yeux la silhouette de l’idiot, bien que le souvenir de cet horrible chien nocturne lui fît encore courir des frissons dans le dos ; mais ici, en plein jour, il riait de sa peur rétrospective.
     — Et pourquoi l’as-tu laissée s’installer à la mairie ? C’est comme ça qu’on perd sa promise !
     Le fou recula de quelques pas, bouche bée.
     — Reku n’a pas de promise ! Elle n’est pas encore dans le ventre de sa mère !
     — Alors, c’est que tu n’es pas un homme !
     — Si ! Reku est un homme ! Reku est général ! Toi, crapaud, tu n’es même pas au courant !
     — Ah ! Laisse-le tranquille ! Partons ! s’impatienta Taavi. Reku leur emboîta résolument le pas.
     — Reku veut discuter de fiancées ! trépignait-il, les yeux excités. Ses cheveux hirsutes, ses joues poilues lui donnaient une dégaine de sauvage. Des traînées de crasse sur son cou, la peau de chien ruisselante et puante qui lui couvrait les épaules, accentuaient encore sa saleté repoussante. Il marchait, courbé par le poids de tout son attirail : une poêle noircie qui brimbalait sur son sac, une paire de bottes en caoutchouc coincée sous sa ceinture et un fusil de chasse couronnant le tout.
     — Reku veut parler de fiancées !
     — De quelle fiancée veux-tu parler? Tu sais bien que…
     — Oui… Oui ! Reku le sait !… Il n’a pas le droit !
     — Alors qu’est-ce que tu chantes ! Je te l’avais bien dit que tu n’étais pas un homme !
     Le fou s’arrêta net.
     — Répète-le ! Répète-le pour voir que Reku n’est pas un homme et je te flingue les quatre fers en l’air ! Tu t’en souviendras !
     — Allons ! Allons ! Ne te fâche pas ! Bon ! On va parler de femmes !
     — Pas question de femmes mais de fiancées ! De Marta ! Compris ? Parfait ! Elle est juste à point pour toi !
     — Marta ? C’est une morue !…
     — Ahahah ! Alors elle ne te convient plus ?
     — Si, elle me convient, mais…
     — Alors, qu’est-ce que tu attends ! Vas-y ! Paye-toi-la ! Reku regarda longuement Leonard, l’œil méfiant. Il poussa alors un cri strident et les bras levés vers le ciel se mit à hurler sans fin, à vous donner la chair de poule, avant de disparaître dans la forêt.
     Quelques jours plus tard, Taavi le rencontra de nouveau. Il sursauta en voyant brusquement surgir, derrière son dos, la figure familière.
     — Qu’est-ce que tu as à me suivre ? Il était énervé, un peu effrayé de cette apparition silencieuse à deux pas de la mairie ; il ne l’avait pas entendu venir, s’était retourné instinctivement pour se retrouver nez à nez avec l’idiot.
     — Te suivre ? Je me moque bien de toi ! D’après Andres, tu n’es encore qu’un gamin !
     — Parle plus bas ! Les Russes peuvent nous entendre !
     — Tu as la trouille, hein ? Pour le moment il n’y a pas un chat.
     — Comment le sais-tu ?
     — Ah ah ! Reku sait tout ! Pourquoi tressailles-tu ? Les temps sont changés.
     — Qu’est-ce que tu fouines ici ? Allez, disparais ! L’idiot éclata de rire :
     — Reku regarde Marta !
     — Marta ? Taavi éprouvait la même sensation que l’autre nuit, sous le hangar de tourbe ; les yeux de l’idiot voyaient au-delà de son corps !
     — Pourquoi l’observes-tu ?
     — Elle est agréable à reluquer !
     — À reluquer ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Parle ! En ricanant le fou sauta derrière une haie de sapins.
     — Reku veut se l’envoyer !
     — Attends ! Attends ! As-tu vu Marta ? À bout de nerfs Taavi sauta derrière la haie, mais de Reku il n’y avait plus trace ! Il courut d’un bosquet à l’autre : personne ! Quelque part, dans le lointain, aboyait un chien.
     Pendant plusieurs jours Taavi se posta de l’autre côté de Haru, faisant de fréquents crochets jusqu’aux abords de la mairie. Un matin il se faufila même dans le jardin, rampant derrière la haie touffue où il s’installa pendant une demi-journée. Il grelottait de froid mais ne voulait pas quitter son poste, l’œil rivé sur le mur blanchi de la mairie. Ce jour-là, la chance lui sourit : il aperçut, un instant, la silhouette élancée de Marta qui se découpait contre une fenêtre ; il l’entendit même parler. Elle semblait avoir une discussion animée que venaient entrecouper de gros éclats de rire. Les doigts de Taavi se refermèrent sur la crosse du revolver ; allons ! Pas de bêtise ! S’il la tuait il ne saurait plus jamais rien ! Il distinguait également un homme colossal vêtu d’un imperméable noir et d’une casquette de milicien. Quelques secondes plus tard, ils enfourchaient tous deux une moto, derrière le coin du bâtiment, et disparaissaient. Pas de chance ! Ou plutôt, Marta en avait trop, car en ce moment même Taavi aurait dû se trouver le long de la route ! Il aurait abattu le milicien, jeté la moto dans le fossé et aurait pu ainsi connaître le fin mot de l’énigme !
     Le corps à demi gelé, il rampa hors de la haie ; sans même se soucier d’être aperçu de la mairie, il coupa à travers champs en direction de la forêt.
     Pourquoi ne pas pénétrer dans la mairie, se cacher directement dans la chambre de Marta ? Pendant son sommeil, il lui enfoncerait le canon de revolver dans les côtes ; elle serait bien obligée alors d’avouer ce qu’elle savait ! Taavi était tellement enthousiasmé par cette idée que son corps frissonnait de fièvre.
     Mais le destin en décida autrement : la neige se remit à tomber, une neige fondue qui collait aux skis ; il ne pouvait penser continuer à pied, en pleine neige, ses expéditions. Il devait rester sur l’île, aider ses compagnons à saler dans un tonneau la vache du pauvre Peeter ; on l’avait abattue sur l’ordre exprès du capitaine.
     D’ailleurs le capitaine avait réitéré ses consignes avec l’approche du gros de l’hiver : plus de circulation entre l’île et le village, sauf pendant les tempêtes de neige : c’était également le seul moment où l’on pourrait chauffer les blockhaus ou faire cuire à manger. Il fallait camoufler les pistes, menant aux postes de guet, avec de jeunes sapins ; les emplacements de garde étaient doublés : un de chaque côté de l’île ; Hilda ne pouvait venir qu’en cas de danger menaçant. Tout coup de main contre les Russes était interdit, même s’il y avait des arrestations ou des déportations au village. Tout homme tombant aux mains de l’ennemi devait se tuer.
     Les hommes souriaient de tant d’interdits, mais ils se soumettaient aux ordres. Les informations qu’ils pouvaient avoir à la radio n’étaient guère encourageantes ; pourtant la plupart croyaient les bobards que les paysans faisaient courir pour se rassurer eux-mêmes : les Russes n’avaient pas de bases solides en Estonie ; les alliés voulaient la libération des pays baltes.
     
     * * *
     
     Noël approchait et personne ne semblait le remarquer. Pourtant, la veille de Noël, on installa un sapin dans chaque blockhaus. On suspendit la lampe à un clou du mur, et l’arbre fut dressé sur la table. Les branches sur lesquelles fondait le givre pleuraient au sol et la casemate fleurait bon le sapin ; les hommes se mirent à briquer la pièce, à se laver eux-mêmes, attendant on ne sait trop quoi. À leur grand étonnement, Ilme, à la vue du sapin, rayonna d’une joie d’enfant et s’affaira avec les autres. Elle voulut même confectionner des bougies avec de la graisse de mouton, mais on ne pouvait allumer le feu avant la tombée de la nuit, bien que le ciel fût déjà gris de nuages.
     Peeter de Valba était parti depuis l’aube dans la forêt pour mijoter un plat de tripes avec le restant du veau qu’il avait conservé pour cette grande occasion. Le soir, les hommes devaient aller rechercher la marmite pour avoir au moins l’impression de fêter Noël.
     Au crépuscule, de gros flocons de neige se mirent à tomber. Les hommes sortirent pour contempler cette danse légère et douce qui les apaisait, les purifiait. Mais aussi, que de souvenirs déchirants : le départ pour l’église, dans le grelot des chevaux ; la sonnerie des cloches, le rayonnement des bougies sur les sapins de l’autel, lueurs du souvenir qui traversent toute la vie d’un homme. Noël de village, Noël de grandes villes ; qu’ils soient riches ou pauvres, ce jour-là les barrières tombaient.
     Tous se taisaient. Ces rudes combattants de la liberté, oubliés dans un coin de nuit, s’isolaient dans leur propre rêve sous le doux bruissement de la neige ; sans doute chacun retrouvait-il les siens, la douceur de ce foyer qu’ils avaient perdu depuis tant d’années…
     — La nuit de Noël !
     Ilme répétait doucement la phrase qui tremblait de prière et de désespoir. Elle esquissa un geste pour se réfugier dans les bras de Taavi, mais préféra l’ombre protectrice du blockhaus. Les hommes arrivèrent, portant le chaudron de Peeter ; Hilda les avait rejoints. Sa longue course à skis dans la neige l’avait tout enveloppée de blanc ; on ne voyait que le minuscule pompon de son béret multicolore qui pointait comme une fleur de neige. On l’aida à transporter dans le blockhaus son lourd sac ; c’était incroyable la force de ce petit bout de femme ! Le sac pesait, même aux bras puissants de Tom ! Le visage de la jeune fille demeurait grave — depuis quelque temps elle ne souriait plus ! — mais le « joyeux Noël » qu’elle souhaita aux hommes sonna étrangement clair. Elle secoua la neige de sa chevelure et de ses vêtements, le visage brillant de joie et d’essoufflement.
     Les hommes la regardaient comme un envoyé du ciel égaré sur leurs routes. Chacune de ses apparitions animait leurs vies, mais ce jour-là, plus particulièrement, son arrivée fut un véritable événement. Après leur avoir donné des nouvelles de Metsaoti et de Kalgina, elle se dépêcha d’ouvrir son sac de Noël ; tous firent cercle. Elle avait un cadeau pour chacun et, en les distribuant, son visage, qui reflétait déjà toute la pureté de la jeunesse et de cette soirée enneigée, rayonnait de bonheur. L’un reçut des chaussettes de laine, un autre des gants tricotés avec de grandes arabesques de couleurs, un troisième une écharpe chaude et moelleuse. Mais sa plus délicate attention elle l’avait réservée à Tom : un pull-over gris, rayé sur la poitrine d’une bande tricolore : bleu, noir, blanc.
     — Tu l’as fait toi-même ? murmura le jeune homme, incapable, dans son émotion, de trouver un remerciement. Il était presque gêné d’une telle gentillesse à son égard, devant tout le monde.
     Ses mains étaient encore tachées de suie, il n’osait tâter la douceur du pull et il gronda de colère en voyant Leonard serrer trop près la jeune fille pour lui raconter ses histoires drôles. Non mais ! Est-ce qu’il allait bientôt se taire ? Près d’Hilda ! il n’y avait place que pour Tom ! Elle lui appartenait ! Brusquement il s’effrayait de ce sentiment nouveau qu’il découvrait en lui-même, il s’étonnait de le trouver si naturel et si normal. Oui ! Depuis longtemps, bien longtemps déjà ! Tom prit tout à coup l’air très occupé à côté de son poêle.
     Cette agitation gagna toute la pièce, car le sac d’Hilda dévoilait des restants de bougies multicolores du Noël précédent. Mon Dieu ! Elle avait apporté toute la parure de l’arbre de Hiie ! C’était un miracle ! Les hommes avaient des regards d’enfants ; quelques mains rugueuses se tendaient pour caresser les guirlandes d’argent et les boules scintillantes. Ilme aussi les touchait doucement pour bien se persuader de leur présence.
     — Hilda, tu es un ange ! Un véritable ange de Noël ! s’écria Osvald, les yeux brillants de joie.
     — Maintenant, invitons aussi les gars d’à côté, proposa Taavi.
     — Alors on va d’abord allumer les bougies ! décida Hilda, ce sera une surprise !
     Elle n’en avait pas terminé avec ses surprises ! Le sac maintenant étalait ses victuailles : des pommes, des gâteaux, des brioches, un quartier de porc rôti…
     — À moi les murs, la terre m’abandonne ! s’exclama Leonard. Seigneur ! Rien ne me sera donc épargné avant la mort ! Mais ses plaisanteries sonnaient faux, il dut brusquement détourner la tête, incapable de retenir ses larmes. Allons ! Ne prenez pas cet air bovin ! essaya-t-il de continuer à l’adresse de ses compagnons qui demeuraient muets, transfigurés.
     — Les raisins, c’est ta mère qui me les a apportés. Je me demande bien comment elle a pu les cacher et les conserver !
     Taavi aussi se le demandait ; sa chère maman ! Lorsqu’il était tout enfant, il s’imaginait que sa mère recelait quelque part toutes les friandises que la terre portait, et il avait été bien déçu en se rendant compte, plus tard, qu’il y avait bien des choses qu’elle ne possédait pas. Mais il trouvait maintenant que dans son dénuement la vieille femme était riche de toutes la richesse du monde.
     — Et les pommes ?
     — Elles viennent du jeune pommier, près de la sapinière.
     — Ainsi père les avait gardées pour nous les donner ?
     — Oui ! Toutes, sauf deux : une grosse qu’il a réservée à Reet, et une autre à moi. Il se tracassait bien en les comptant ! Il fallait que chacun en ait au moins une ! Le morceau de porc, c’est la mère de Mihkel de Lepiku qui nous l’a donné. Ils avaient tué le cochon pour payer redevance aux Russes. Elle en avait apporté un très gros quartier, mais je n’avais pas assez de force pour tout amener !
     Elle disposa les gâteaux sur une serviette propre au coin de la table, les offrant aux hommes ; mais personne n’était pressé d’accepter : cette surprise, presque sacrée pour eux, était surtout destinée à réjouir les yeux. Oui ! Ils se contentaient de les regarder pour ramasser les miettes du souvenir des beaux jours.
     — C’est moi qui les ai faits ! Je ne sais pas très bien, c’est la première fois ; la patronne m’a donné des conseils et je les ai enfournés. Pour les gâteaux au beurre, j’ai suivi la recette qu’employait jadis ma mère, mais ils ne sont pas aussi bons que les siens !
     — En tout cas, ça vous donne l’eau à la bouche ! Ce compliment de Värdi allait droit au cœur de la jeune fille et, chose curieuse, Tom en ressentait également de la fierté, comme si les invités louaient sa propre femme et remerciaient la maîtresse de maison de sa générosité. Et pourquoi pas ? Nul ne pouvait prétendre le contraire et affirmer qu’un jour Hilda ne serait pas la patronne de cette vaste ferme de Hiie !
     Plongeant la main au fond du sac, elle tendait maintenant à Ilme un minuscule paquet. En l’ouvrant, cette dernière découvrit une alliance ; sur le papier qui l’entourait Linda avait écrit ces quelques lignes : « Ma bien chère fille, j’ai appris que l’on avait arraché ton alliance, aussi je t’envoie la mienne. Je prie Dieu pour qu’avec cet anneau Il te donne de nouveau la bénédiction qui toute la vie m’accompagna auprès d’Andres. C’est la volonté du Seigneur que tout ce qui est arrivé s’accomplisse. Qu’Il vous garde l’un à l’autre, toi et Taavi, et puissiez-vous entendre le message de joie de cette soirée de Noël qui demeurera éternellement comme un porteur de lumière dans les ténèbres de la nuit. Que Dieu vous apporte la clarté de Noël et donne la paix à vos deux cœurs. »
     Ilme ne pouvait quitter des yeux ce fragment de papier chiffonné ; se réfugiant près de son lit, elle garda si longuement l’alliance dans sa main refermée que l’or s’embua. La douleur qui l’avait quittée toute cette journée montait en elle de nouveau. Mais cette douleur se mêlait de tendresse : il y avait encore un peu de bonté sur terre. Elle rejoignit Taavi et lui tendit l’anneau : — Je ne peux pas ! murmura-t-elle, sans voix. Je ne peux pas l’accepter ! C’est si beau de la part de ta mère ! Mais… Taavi, c’est impossible. Si un jour tu estimes toi-même que… alors tu me le passeras au doigt. Maintenant ma main en est indigne, et Dieu ne me le pardonnerait pas !…
     Taavi contempla l’anneau de mariage ; les hommes s’affairaient autour de l’arbre, attachaient les bougies ; il ne pouvait supporter plus longtemps ce spectacle. Pourquoi Ilme était-elle retournée sur son lit ? Pourquoi le sapin illuminé ne venait-il pas scintiller dans les yeux de sa femme, une nuit de Noël… ? Lemb n’était pas là !
     Les hommes du bunker voisin arrivèrent. Leurs voix animées s’éteignirent en un silence religieux. Ils s’étaient assis sur les lits, par terre, ou demeuraient simplement debout à regarder Hilda et Tom allumer les bougies tandis que les bûches craquaient dans l’âtre. Ils s’étaient tous figés, ne formant plus qu’un seul corps, ces soldats estoniens de jadis, ces héros de la liberté, ces gars de Finlande. Ils n’avaient pas combattu sur les mêmes champs de bataille, mais leurs souvenirs étaient semblables.
     Sans que nul ne sût qui l’avait commencé, un chant monta :
     — « Douce nuit ! Sainte nuit ! »
     Leurs voix s’élevaient, apaisées, en un élan instinctif ; ils ne sentaient pas non plus les grosses larmes rouler sur leurs joues rugueuses, car leur yeux ne voyaient plus que la lueur des bougies, cette immense clarté de Noël.
     Le vieux Peeter sortit de sa poche la Bible qu’il ne quittait plus depuis l’enterrement de sa femme, au printemps dernier. Il avait glissé entre les feuillets la photo de son fils, de sa femme, sa carte d’identité estonienne, souvenirs dignes de demeurer à jamais entre les pages saintes. Quand le chant des hommes prit fin, il lut l’évangile de Noël d’une voix vibrante, à peine modulée. Il comprenait difficilement ce qu’il lisait, mais tous les hommes se levèrent, revoyant leur propre père lisant chez eux la Bible, ou le pasteur, dans une église rayonnante de cierges.
     Lorsque les hommes reprirent leur chant, Peeter demeura silencieux, voûté, comme si le cantique le torturait. Les mains croisées autour de la Bible, il semblait chercher des yeux un secours auprès de ceux qui l’entouraient. Le souvenir de sa femme fusillée l’emplissait brusquement : chaque année elle apportait dans l’étable le pain de Noël qu’elle distribuait aux animaux. Il l’accompagnait, éclairant de sa lanterne les bêtes qui léchaient les mains de la patronne. Peeter recula pas à pas et quitta furtivement la pièce, se précipitant dans le blockhaus voisin pour rompre un gros morceau de pain ; il traversa le marais sous les flocons de neige. Son cheval Miira attendait le pain de Noël et Peeter hâta ses pas que l’âge déjà ralentissait.
     Osvald se sentait mal à l’aise en cette fin de veillée ; depuis quelque temps sa honte grandissait. Le rôle qu’avait joué Marta dans la tragédie d’Ilme le torturait ; et lui, de ses propres mains, avait touché cette femme ! Il avait enfin possédé celle qu’il désirait depuis tant d’années ! En cette soirée de Noël, sous la clarté des bougies, il ne pouvait vaincre son propre dégoût ; il se sentait sali, coupable lui aussi de cette trahison. Ce sentiment faisait soudain mourir le chant sur ses lèvres ; ses épaules se courbaient, ses yeux ne voyaient plus que le tapis d’osier recouvrant le sol.
     Taavi, lui non plus, ne pouvait partager l’allégresse générale. Incapable de chanter, il tenait toujours dans sa paume l’anneau de mariage, se demandant comment la douceur de la nuit de Noël pouvait arriver jusqu’à eux, au fond de ces marais, alors que nul ne l’attendait plus. Il leva un regard étonné en entendant sa femme chanter. Elle s’était levée, agrippée aux montants du lit, et tandis qu’elle chantait, la flamme des bougies se reflétait dans ses yeux, mais sans pouvoir allumer au fond de son regard la joie profonde de la Nativité. Sa femme l’appelait à son secours et c’était lui qui l’avait repoussée ! Au lieu de la réconforter, il l’avait frappée ; au lieu de lui porter appui, il avait brisé les anciens liens par lâcheté ou douleur. En quoi sa femme était-elle fautive ! Quel abri charitable avait-il offert à ses souffrances intérieures ? Pas même une simple compréhension d’homme ! C’était lui qui se sentait fautif.
     Lorsqu’il s’approcha d’elle pour caresser ses cheveux, Ilme arrêta son chant. Elle s’appuya à son mari et brusquement l’enlaça de ses bras.
     — Pardonne-moi ! murmura Taavi. J’étais si lâche ! Je t’ai laissée toute seule ! Pourtant nous sommes toujours unis l’un à l’autre !
     Mais il s’arrêta ; maintenant les paroles n’avaient plus de sens, ne pouvaient rien exprimer !
     — C’était la volonté de Dieu ! chuchota Ilme, tout est arrivé par sa volonté !
     Taavi glissa l’anneau au doigt de sa femme.
     Les bougies s’éteignaient une à une. La chaleur de la pièce devenait étouffante mais les hommes n’avaient pas la force de se séparer de l’arbre, si étrangement bienfaisante était cette douceur et le parfum carbonisé des branches de sapin. Un silence tacite régnait entre eux. Chacun gardait précieusement en son âme le souvenir des Noëls d’antan.


XII

     Le printemps approchait maintenant ; on le sentait à mille détails. Le soleil montait déjà très haut, les souffles du vent s’adoucissaient, en plein midi la neige fondait à vue d’œil. Les parties basses du marais étaient entièrement submergées, tandis que les talus ou les mamelons des casemates se dégarnissaient de neige sur leur versant sud. C’était, pour les habitants de l’île de Ciel, la saison la plus pénible. Les liaisons avec le village, déjà considérablement espacées durant l’hiver, car les tempêtes de neige avaient été rares, étaient désormais interrompues entièrement pour des semaines au moins.
     — On va encore claquer du bec ! La peau sur les os comme un crapaud de printemps ! grogna Osvald. Tout cet hiver, leur casemate n’avait rien eu de comparable à un silo à grains ! Depuis Noël il ne leur était rien parvenu du village. Personne n’avait plus le temps de venir car, depuis des mois et des mois, du matin au soir, les Russes obligeaient les paysans à abattre du bois et à le transporter. La vue de ces immenses brèches serrait le cœur des hommes : c’était la forêt, leur abri de verdure qu’on ravageait.
     — Au train où ils vont, avant le printemps on pourra voir jusqu’à Kalgina !
     Mais heureusement le massacre ne continua pas. Au bruit des cognées, ils avaient tous compris que les Russes livraient une impitoyable bataille aussi bien aux hommes qu’aux forêts de leur patrie.
     Ce fut la viande du veau et de la vache qui les sauva de la disette. De temps à autre, ils essayaient de faire cuire une vague pâte de farine et d’eau, mais ces galettes non fermentées n’étaient guère fameuses et ne suffisaient pas pour tout le monde ; l’on préféra garder la farine pour faire de la bouillie. Bien souvent ils n’avaient à manger que quelques bribes de viande coriace au milieu de patates gelées.
     Le « Trou de crapaud » fut le plus vivement touché par les inondations de printemps ; chaque matin, les hommes, en se réveillant, trouvaient le bunker envahi par l’eau qui leur montait jusqu’aux genoux ; ceux qui couchaient dans les lits du bas commençaient à avoir le mal de mer ! Tout ce qu’on avait laissé traîner par terre la veille au soir flottait le lendemain matin ; les hommes devaient écoper à grand renfort de seaux et de boîtes de conserve. Une telle situation les énervait au plus haut degré, faisait naître entre eux de perpétuelles disputes qui risquaient parfois de se terminer en pugilat.
     Dès que la neige fut partiellement fondue, Taavi recommença ses randonnées de reconnaissance. Souvent il restait absent plusieurs jours, car traverser le marais pour retourner coucher sur l’île n’était guère commode. Il dormait dans les granges, sur un restant de foin, et surveillait les environs de Roosi et la mairie de Kalgina. Il s’était même, à plusieurs reprises, aventuré jusque dans la cour de Roosi, contournant, au risque de mille dangers, les sentinelles russes. Ce jeu passionnément dangereux lui plaisait. À d’autres moments, il attendait près de la mairie, le revolver au poing, une grenade à la main, guettant l’instant propice pour se faufiler à l’intérieur. Il avait même repéré la chambre de Marta au premier étage.
     Il aimait se réveiller chaque matin dans une grange, les membres gourds, sentant l’odeur du froid matinal monter de la terre fraîche avec le parfum du foin déjà pourrissant. Il aimait aussi cet éveil de la forêt, de jour en jour plus tumultueuse. C’était d’abord le ramage des moineaux, puis le martèlement des piverts accrochés la tête en bas aux troncs des arbres ; enfin les oiseaux chanteurs prenaient possession de leur royaume : les uns traversaient d’un coup d’aile les branches dénudées, d’autres roucoulaient au fond de quelque retraite mystérieuse, d’autres pépiaient, piaulaient, jacassaient, se lançaient des appels. Taavi secouait ses membres ankylosés, sentant naître en lui une étrange force.
     Un jour, il rencontra Osvald qui marchait dans la forêt d’un pas fatigué.
     — Tu n’as pas eu de chance ?
     — De la chance !… J’ai plutôt l’impression que Marta se doute de notre surveillance !
     — Pourquoi prends-tu tant de peine à courir après elle ? Ce n’est pas tellement ton affaire ! lui fit remarquer Taavi. 
     Osvald ne releva pas la tête ; il répondit, après un long silence :
     — Moi ? Oh ! Tu sais… Je regarde juste si je la rencontre par hasard, pour mettre fin à nos relations, un point c’est tout ! Tu comprends, l’été dernier nous avons été plusieurs mois ensemble — comme un gamin ! Mon histoire a tourné en eau de boudin, même un cochon ne voudrait pas la boire ! Et maintenant c’est comme ça ! Je dois régler mes comptes ! Oh ! Tu auras le droit de faire ce que tu voudras, moi je ne la tuerai pas : je l’aime depuis toujours, depuis mon adolescence et… je voudrais seulement lui laisser un souvenir… Regarde ça !
     Osvald, avec un certain sourire, sortit de sa poche une grosse pomme de pin bien ouverte. Taavi la regarda sans comprendre.
     — Ça ! Je le lui enfoncerai si bien qu’elle ne pourra plus la faire sortir !…
     
     * * *
     
     De nouveau Osvald rencontra Reku dans la forêt, par un jour de printemps. Tout l’hiver on n’avait plus entendu parler de l’idiot, et les gens pensaient que Jaak de Võllamäe le cachait quelque part dans sa ferme ; mais à voir la maigreur et le visage hâlé de Reku, cette supposition ne semblait plus probable.
     — D’où vient donc notre général ? lui demanda Osvald. Le fou se mit à rire ; après avoir vidé le paquet de tabac d’Osvald dans sa propre blague en vessie de porc, il annonça :
     — De loin ! Là où la terre et le ciel se rejoignent !
     — En effet ça fait loin ! Mais pourquoi reviens-tu ?
     — Il n’y avait pas de femmes, tu comprends, et Reku a envie de Marta !
     — Allons, ne commence pas à te ficher du monde ! lui conseilla Osvald, interloqué. Qu’est-ce que tu lui veux à Marta ? Que sais-tu d’elle ?
     — Reku sait ! À la regarder, ça lui chatouille le bas du ventre !
     — Tu n’as pas à être chatouillé nulle part en la regardant ! répliqua Osvald qui s’énervait. Le jeune homme ne devait pas être aussi fou qu’il en avait l’air ! Il devait bien rigoler de le voir, lui Osvald, se balader à son tour dans les forêts en jouant les hommes des bois !
     — Toi, tu vas laisser Marta tranquille !
     — Pas question ! Marta est gentille comme tout ! Elle fait signe à Reku.
     — Elle te fait signe ? ! Marta est donc venue dans la forêt ?
     — Bien sûr, imbécile ! Le gagne-petit de Hiie a la tête aussi enflée que les citrouilles de Matsu, ma parole ! La nuit, pendant que toute mon armée dort, Marta me dit : « Viens ! Viens, Reku, mon petit chéri !… » Tu vois, c’est la fiancée de Reku.
     — Qu’est-ce qu’il y a de vrai dans tout ça ? Où as-tu vu Marta ? Parle ! Osvald le saisit par la manche.
     L’idiot se libéra brusquement :
     — Ne me touche pas avec tes pattes sales ! Reku va te flinguer ! Reku a vu Marta à la mairie !…
     — Imbécile heureux ! Tu es allé nous donner !… Reculant de quelques pas le fou se mit à hurler :
     — Ah ! Tu veux y passer !
     Avant de pouvoir esquisser un geste, Osvald se retrouva nez à nez avec l’orifice béant du fusil de chasse. Il eut le temps de penser : « Ça y est ! Je vais mourir comme un lapin : une giclée de plomb ! »
     Mais Reku détourna son regard, comme s’il en avait reçu l’ordre ; lentement le fusil se rabaissa ; Reku s’était recroquevillé de peur, le corps secoué par des mains invisibles, au point de laisser échapper l’arme ; Osvald voyait de grosses gouttes rouler sur le front de l’idiot.
     — Qu’est-ce qui se passe ?
     — Andres !!!
     Osvald vivait dans un cauchemar ; il allait se réveiller tandis que l’idiot faisait demi-tour, la tête dans les épaules, et disparaissait en traînant les pieds.
     
     * * *
     
     Depuis longtemps déjà, Taavi avait appris que son ancien copain d’école, Tiit Kalmre, était revenu de Russie et qu’il était maintenant chauffeur de camion à Tallinn. Il le revoyait encore : un danseur hors pair, avec sa crinière frisée, qui faisait valser les femmes comme un lion ! Et en plus, courageux, d’une humeur joviale ! D’après les on-dit, il était devenu encore plus viril, malgré les souffrances subies ; chaque samedi soir il venait courtiser Ella de Matsu ; ses intentions devaient être sérieuses pour faire d’aussi fréquents et d’aussi longs voyages, lui que la déportation avait tant marqué !
     La dernière fois qu’il était venu à Matsu, Tiit avait discrètement demandé où se trouvait Taavi. Comme la réponse était demeurée vague, il était allé jusqu’à Hiie et Sooserva. Là, sans qu’on lui dise rien de très précis, il avait compris pas mal de choses et avait indirectement fixé rendez-vous à Taavi dans un bosquet de pins, sur la pâture de Matsu, au cas où son ami ne pourrait entrer dans la ferme. Mais qu’il vienne sans faute ! Il y avait une fête à Täoaru, on y célébrerait dignement les retrouvailles.
     Taavi était heureux de le revoir après tant d’années de séparation que Tiit avait passées en Russie ; mais la proposition de son ami lui semblait irréfléchie, de simples mots jetés en l’air. Aller à une fête ! Quelle bêtise ! Il avait dû recevoir dans l’Armée Rouge quelque commotion qui lui avait détraqué le cerveau ! L’époque où ils faisaient tous deux mille folies était à jamais révolue !
     Pourtant, cette idée de se rendre à la fête lui travailla l’esprit toute la semaine : il pouvait en effet y rencontrer Marta ! Avec un peu de chance et d’habileté il réussirait à la coincer dans un couloir ou dans le buffet vide, lorsque tout le monde danserait ! Et pourquoi pas l’inviter à danser ? Tant pis si elle était accompagnée de quelque ponte russe ; en profitant du tourbillon de la valse, il lui braquerait son revolver entre les côtes et la ferait sortir dans la nuit. Bien sûr l’aventure pouvait se solder par des coups de feu et du sang versé ; mais au moins il arriverait à cerner la vérité ! En imagination il se voyait déjà pousser dehors la femme paralysée de peur en se faufilant entre les groupes de danseurs : « Maintenant, raconte ce qui s’est passé sur la côte ! Je veux l’entendre de ta propre bouche ! »
     Taavi se rasa soigneusement dans le blockhaus, se fit couper les cheveux, enfila des vêtements décents et troqua ses bottes contre une paire de chaussures légères afin de pouvoir courir plus rapidement si c’était nécessaire.
     À la tombée de la nuit, il se dirigea vers le lieu du rendez-vous. Un soupçon l’effleura : son compagnon d’école avait été mobilisé de force dans l’Armée Rouge pendant trois ans ; c’était un laps de temps suffisamment long pour faire changer un homme de couleur et d’opinion ! Que faisait-il exactement ? Personne, pas même les membres du parti, n’avait le droit de circuler librement en voiture à travers le pays ! Cette méfiance offensait l’amour-propre de Taavi mais il décida pourtant d’ouvrir l’œil et de rester sur ses gardes.
     Arrivé en lisière de forêt, il aperçut par-dessus les champs, juste derrière la grange de Matsu, un camion gris stationnant sur la route ; le fiancé était donc arrivé. Il l’attendit, accoudé à la palissade ; la brume printanière rafraîchissait l’air ; elle avait l’odeur du sol, de cette terre que le soleil avait fermentée tout le jour. Les grenouilles coassaient dans les mares, le ciel répercutait les chants d’oiseau, messages de cette éternelle joie du printemps. Une à une les étoiles s’allumaient ; les contours roses de la forêt viraient au jaune ; le soleil, disparaissant dans l’ombre de la terre, semblait éteindre son brasier rougeoyant en longues lueurs glauques. Une haute silhouette légèrement voûtée sortit alors de Matsu et se dirigea nonchalamment vers la forêt ; ils se trouvèrent l’un en face de l’autre, s’examinant le temps d’une longue poignée de main, les yeux embués d’émotion.
     — Pas croyable ! C’est toi, vieux frère, toi en personne ! Saperlipopette, il arrive encore des miracles dans ce bas monde ! Tiit était si heureux que sa voix tremblait de tendresse. Il n’était pas changé comme l’était Mihkel de Lepiku, l’infortuné déserteur. On avait juste rasé sa fameuse houppe ; la brosse, d’un centimètre à peine, ne lui permettait pas encore de se coiffer. Son visage avait mûri, était devenu plus maigre et plus osseux ; l’éclat joyeux de son regard s’était légèrement terni, mais il ne paraissait pas trop marqué par les épreuves. Assis sous les pins, ils discutèrent jusqu’à la nuit devant une bouteille de vodka que Tiit avait apportée.
     — Sais-tu que j’ai en poche la carte du parti ! avoua ce dernier avec un ricanement de triomphe. Ne t’en fais pas, elle est fausse ! Mais si un jour on me coince, mon compte est bon : on me collera un ticket de plomb derrière la nuque ! Jusqu’à présent c’est la belle vie : je vais épouser Ella, lui fabriquer sur mesure une paire de gosses, histoire de me rendre utile. Je ne suis guère bon à autre chose ! La Russie m’a sucé jusqu’à la moelle. Alors ? Tu te risques à la fête ?
     — On y va ! murmura Taavi, les dents serrées ; la gorgée de vodka lui avait redonné du cœur au ventre. Une fausse carte du parti dans la poche ! Pas étonnant de sa part ! Quel incorrigible casse-cou ; c’est ce qui lui valait sans doute d’être toujours en vie !
     — Tu viens ? Au poil ! Tiit bondit sur ses pieds. On va se coincer dans le bahut, on sera arrivé le temps d’en parler ! À défaut d’autre rigolade, on va écrabouiller le nez de quelques rouges du pays. Aux fêtes de Tallinn, j’ai déjà pas mal éclopé les Russes ; pas un bal de samedi sans cadavre ! Tiens, jette un coup d’œil. Il tendit à Taavi un gant lesté de plomb. Tu leur files un gnon avec cet engin et tu n’as plus qu’à balayer les molaires et la moitié de la figure avec !
     Dans la cour de Matsu, en attendant son ami parti chercher Ella, Taavi resta immobile sans pouvoir imaginer ce que serait cette fête. Un sourire lugubre figeait ses lèvres mais, dans la nuit, nul ne pouvait remarquer combien il était féroce.
     En grimpant tous trois dans la cabine du camion, Tiit fit remarquer :
     — Le plus important, c’est que je vais te présenter ce soir au chef du commando de choc de Kalgina. Je l’ai connu à l’armée, c’était une huile d’état-major travaillant au deuxième bureau de notre bataillon. Il n’a qu’un défaut : il est communiste. Et dire que nos deux plus célèbres chefs de commando du pays ne se connaissaient même pas encore !
     Le camion roulait en veilleuse, comme en temps de guerre, mais Tiit connaissait le chemin par cœur et adorait la vitesse. Il tenait le volant d’une main, de l’autre se rinçait copieusement le gosier à coups de vodka. Ella, assise entre les deux hommes, passa le flacon à Taavi.
     — À la santé de cet heureux événement ! jubila Tiit. Ça, on va avoir de la rigolade pour jusqu’à la fin de nos jours !
     — À moins qu’elle ne sonne aujourd’hui même ! répondit doucement Taavi. Arrivés à Täoaru, Ella et Tiit entrèrent dans la salle des fêtes. Par les fenêtres entrouvertes on entendait encore des bribes de chorale.
     
     * * *
     
     Lorsqu’il se retrouva dans un coin du jardin, Taavi se rendit compte alors combien son entreprise pouvait présenter de danger. En fait, c’était ce goût de l’aventure autant que la ferme intention de rencontrer Marta qui le poussait ; il ne pouvait le nier.
     Taavi avait eu le temps de fumer nerveusement deux pipes, en jetant un coup d’œil sur les abords de la salle, lorsque Tiit revint.
     — Désolé, mon vieux, de t’avoir fait attendre ! Mais c’était pas possible de te faire entrer comme ça, sans précautions. Tout est en ordre. J’ai mis quelques copains dans le coup ; ils vont surveiller discrètement les portes et les moindres gestes du chef du commando de choc. Il y a une fille qui s’occupe du téléphone.
     — Tu n’as pas aperçu Marta de Roosi, par hasard ?
     Non ! J’ai bien regardé, questionné ; pas l’impression qu’elle vienne jusqu’ici ! Il n’y a pas non plus de Russes, ni dans la salle, ni au buffet. Le seul qui porte un uniforme c’est le gars du commando ; lui, il se cherche une petite ! Allez, on entre ! Tiens, paye-toi une entrée et ne fais mine de rien ! On racontera que tu es de l’usine de Krull-Rouge et que tu m’as accompagné, histoire de rigoler un brin !
     Taavi glissa son revolver dans la poche intérieure de son veston et tous deux entrèrent dans la salle. Le programme de variétés venait juste de prendre fin, on ramassait les chaises pour dégager le parquet de danse. Les lumières de l’entrée et du buffet éblouissaient Taavi. Pénétrer ainsi dans une salle chaude et bien éclairée lui causait un malaise bizarre. Les murs étaient discrètement décorés de rouge, tapissés avec les effigies barbues des faux prophètes. L’atmosphère ressemblait à celle de toutes les fêtes villageoises, mais la proportion de femmes en était supérieure ; elles étaient disséminées par groupes de trois, quatre, ou plus, déjà déçues de voir si peu d’hommes. L’orchestre — un accordéon, un piano, un violon qui s’essoufflait à suivre, et une grosse caisse enfourchée par un gamin qui tétait encore sa mère — attaquait une valse. Un homme raclait une bougie avec un couteau et en semait la piste, tandis que les couples tournoyaient déjà autour de lui, le visage abruti par le travail quotidien.
     Taavi commençait à regretter d’avoir accompagné Ella et Tiit. D’abord, c’était une dangereuse bêtise de sa part, un coup de tête ! Et puis, il n’était pas à sa place dans ce bal tandis que sa femme gisait dans l’île de Ciel et que les Russes torturaient son fils. Il essaya de valser quelques tours avec Ella. Ridicule ! D’autant plus qu’elle dansait comme une savate !
     — Je m’en vais !
     — Je me demande alors ce que tu es venu faire ? La fête commence à peine ! D’ailleurs, Marta peut encore arriver, et alors… à toi la grande vie !
     Taavi souriait en dedans de lui-même : si son ami connaissait les raisons qui le poussaient à rechercher Marta, s’il savait ce qu’il voulait faire d’elle, alors il se serait empressé de le reconduire jusqu’à la porte en quatrième vitesse !
     — Viens au buffet, on va s’en jeter un, fends la bûche, comme dit mon futur beau-père. J’ai le cerveau trop dégagé, c’est pas sain ! On risque d’attraper un coup de cafard au beau milieu de la fête !
     En entrant au buffet, Taavi se trouva nez à nez avec le chef du commando de choc. Tiit fit les présentations d’usage sans que Taavi pût s’éclipser. Cette nouvelle connaissance de Taavi était un Russe de trente-cinq ans environ, bien bâti, le visage volontaire et intelligent ; un adversaire de choix, au physique comme au moral !
     Tout se déroula comme dans un rêve ; ils se serrèrent la main, le lieutenant le dévisagea de ses yeux perçants, ils commandèrent du thé, des sandwiches, du vin et s’attablèrent tous quatre. Taavi devait faire montre de réels talents d’acteur, c’était le moment ! Aussi bien lui que Tiit et Ella, d’ailleurs ! Fort heureusement, cette dernière était tellement sidérée qu’elle en avait perdu la langue ; quant à Tiit, rien à craindre de son côté : il s’amusait de la rencontre de ces deux ennemis mortels comme d’un vaudeville du plus haut comique !
     — De quel côté habitez-vous, camarade Raudoja ? À Tallinn peut-être ? demanda le lieutenant, le regard soupçonneux.
     — Oui, à Tallinn ! Je suis venu jeter ma gourme ! Avec le boulot et les difficultés de transport, c’est pas tous les jours qu’on peut le faire !
     Tandis qu’il prononçait ces paroles, une brusque pensée l’inonda de sueur : comment le lieutenant connaissait-il son nom ? Avait-il pu le retenir d’une façon aussi précise, lorsque Tiit avait fait les présentations, alors que lui, Taavi, n’avait même pas compris le nom du lieutenant ? Le chef du commando de choc de leur propre région ! Celui qui le recherchait dans tout le pays ! Il n’avait plus qu’un faible espoir : que le Russe oubliât rapidement son nom qui lui avait peut-être paru familier sans qu’il pût se rappeler pourquoi.
     Le regard inquisiteur du Russe semblait d’ailleurs justifier ses craintes.
     — Où travaillez-vous, à Tallinn ?
     — À Krull-Rouge ! Mon père était déjà tourneur ; on l’est de père en fils. Un fameux bagarreur que mon père, en 1917 ! Un vrai cogneur de Krull, si vous vous souvenez encore de cette histoire ! Prosit, camarade lieutenant !
     Tout le monde leva son verre ; dans la salle, la danse battait son plein et les couples, rouges d’animation, venaient se rafraîchir au buffet. À tout prix il devait dévier la conversation de son interlocuteur loin de ce terrain brûlant ; Taavi ne voulait pas que cet entretien dégénérât en fusillade, au milieu de tant de gens innocents.
     — Je suis revenu en Estonie bougrement vite ! Et on en a fini avec l’Allemagne ! continua-t-il en se rengorgeant. Quel malheur de n’avoir pas pu assister jusqu’au bout à toute cette rigolade !
     — Ça n’a pas été si facile que ça ! Le pays est rempli de traîtres qui pointent leur nez derrière chaque buisson. Il faudra tous les tuer, ces enfants de salauds ! La police n’est pas assez sévère, mais on arrivera peut-être à les rééduquer… Même en ce moment les forêts sont pleines de…
     Il s’arrêta brusquement. Venait-il de se rappeler ? Taavi ne cilla pas ; sans trembler il tendit sa cigarette à Tiit pour qu’il allume la sienne. Le lieutenant lui demanda :
     — Pourquoi ne vous êtes-vous pas enrôlé dans les bataillons contre-terroristes, puisque…
     — Je me trouvais à la bataille de Velikijie Luki ! J’y ai reçu de sacrés jetons ! marmonna entre ses dents Taavi, l’air furieux. Tous les toubibs du monde n’arrivaient pas à me recoller ! Et des infirmières jolies à croquer. Humm ! Quand j’y repense, l’eau m’en vient à la bouche ! Ensuite ça a été la convalescence, puis j’ai dû rester là-bas comme travailleur de kolkhoze. Quelle honte ! Revenir dans son pays appuyé sur une canne, tandis que les camarades finissaient le travail !
     — Où as-tu été blessé ? lui demanda le lieutenant, le tutoyant de confiance.
     — Droit au poumon. Ces salauds de Boches !
     — Oh oh ! Une grave blessure, camarade ! Tu faisais partie de quelle section ?
     — Attends voir ! Comment s’appelait-il déjà ?… Ah oui : camarade Mihkin !
     — Est-ce que tu as connu Paul de Kaarna ?
     — Paul de Kaarna, Paul de… Un gars de taille moyenne ?
     — Oh non ! Grand comme un cheval ! Les dents du devant tout ébréchées !
     — Ah oui ! Bien sûr que je le connais ! Ce sacré Paul ! Et où est-il maintenant ?…
     Alors la véritable conversation commença : peu à peu Taavi fut lui-même persuadé d’être allé en Russie, d’avoir tout fait ; Tiit lui prêtait main forte lorsqu’il voyait que son copain s’embourbait : Ella pouffait de rire derrière sa main. Une seule chose inquiétait Taavi : le lieutenant était peu porté sur la boisson et vidait son verre encore moins souvent que lui, malgré les invites réitérées. Ils semblaient ainsi rester tous deux sur leur qui-vive, avec des soupçons bien ancrés. De plus, l’officier regardait son bracelet-montre de temps à autre, l’air nerveux.
     Il se produisit alors un coup de théâtre : l’assistance s’agita, et un groupe de soldats russes, en armes, fit son apparition : « Que personne ne bouge ! Contrôle d’identité ! »
     En un éclair, la main de Taavi se glissa dans la poche de son veston ; mais avant qu’il eût pu toucher le revolver, il reçut un magistral coup de pied dans les tibias. Lorsque son regard croisa celui de Tiit, tranquillement Taavi fouilla une autre poche à la recherche de sa pipe. Il venait de comprendre sur quoi misait son ami ! Il poursuivit la conversation, comme si de rien n’était, tout en bourrant sa pipe. De toute façon c’était trop tard ! Les Russes entraient déjà dans la salle du buffet, quelques-uns restaient sur le pas de la porte. Sauter à travers les carreaux ? Bien risqué, et pas assez rapide !
     L’orchestre s’était tu ; les gens cherchaient leurs papiers, parfois l’air apeuré. Taavi avait encore mal à la cheville, mais son ami poursuivait son jeu astucieux : lorsqu’Ella chercha ses papiers dans son sac, il l’arrêta dédaigneusement :
     — Laissez ça, ma chère ! Nous sommes au-dessus de tout soupçon !
     La jeune fille le regarda interloquée ; le lieutenant lui-même leva les yeux, mais l’incident en resta là. De soulagement Taavi voulut allumer sa pipe, mais Tiit déjà lui tendait une cigarette ; très juste ! La puanteur du tabac campagnard aurait pu donner l’alerte au lieutenant, sortant de la pipe d’un respectable ouvrier de Krull !
     Le chef de la patrouille, un officier de la NKVD s’approcha de leur table ; après avoir cordialement salué le lieutenant, il vida le verre que lui tendait Tiit et prit joyeusement part à la conversation générale.
     Le contrôle dura environ une vingtaine de minutes. Lorsque l’officier russe les eut quittés. Taavi se considéra comme sauvé une fois encore, grâce, involontairement, au chef du commando de choc, mais surtout, grâce à la présence d’esprit de Tiit. Aussi vida-t-il de bon cœur les verres suivants. La vérification terminée, les Russes restèrent dans la salle. Ce fut alors un déchaînement. Même Taavi saisit à pleins bras une fille qui se trouvait là, adossée au mur, et se jeta dans le tourbillon général. Il éprouvait une certaine jouissance à bousculer les Russes qui dansaient, à leur rire au nez à pleines dents et il tournait, tournait, comme possédé par le diable.
     — Mais vous allez me tuer ! lui cria la jeune fille, tout excitée. Vous êtes aussi sauvage qu’un partisan sorti des bois ! Elle se blottit contre lui. Quelle bonne et brave fille ! pensa-t-il.
     Mais cette remarque, jointe aux paroles de la jeune fille, calma soudain sa fougue. Que faisait-il là à tourner en rond ? Le corps chaud de la jeune fille appuyé contre son revolver le dégrisa, l’emmena jusqu’aux casemates de terre, sur l’île de Ciel. Il était brusquement lucide, fatigué, dégoûté de lui-même, et la danse se termina plus languissante qu’elle n’avait commencé.
     Il dépassa le buffet, se dirigea vers la sortie, traversant directement un groupe de soldats russes.
     — Taavi !!!
     Il reconnut cette voix grave, en ce moment légèrement émue, surprise, joyeuse peut-être. Leurs yeux se croisèrent sans qu’un muscle ne tressaillît sur le visage de Taavi, sans que son pas ne vacillât : Marta était devant lui, toujours aussi élégante avec ses fourrures et ses bijoux. Elle regarda Taavi, les lèvres encore entrouvertes de l’appel qu’elle venait de lancer. Ses mains montèrent jusqu’à sa gorge, de longs doigts écartés surchargés de bagues. La main dans la poche intérieure de son veston, Taavi dépassa la femme, le milicien à la stature de géant, et les soldats qui faisaient cercle. Ses doigts se crispèrent sur la crosse, mais son pas demeura ferme ; il sortit sans regarder personne. Tout lui semblait irréel, les gens figés comme des personnages de cire ; ses oreilles tintaient, tout son corps se tendait comme un ressort, attendant l’instant où claquerait l’ordre de faire halte. Une brusque volte-face, un plein chargeur dans le tas, un bond dans l’obscurité — question de vie ou de mort. Mais rien ne se produisit. Seule la vois de Marta résonnait à ses oreilles, longtemps après qu’il eut disparu dans la nuit printanière.
     
     * * *
     
     Marta quitta la salle alors que la danse atteignait son point culminant. Elle était pourtant arrivée très tard, avait peu dansé, bu quelques verres de vin, mais elle voulait repartir à Kalgina : elle en avait assez.
     La voiture d’un des Russes la déposa à la mairie. Elle se précipita dans sa chambre en refermant soigneusement la porte à clef, tira les rideaux de défense passive et, après s’être assurée que les fenêtres étaient bien fermées, sortit de son sac un revolver : l’arme était chargée ; elle le remit en place, ôta son manteau en tombant assise sur le lit, le sac à portée de main. Elle était bouleversée, son bel équilibre était rompu. Il lui manquait encore quelque chose, elle le sentait, mais n’eut pas le réflexe d’allumer une cigarette. Ainsi, les morts étaient en train de ressusciter ! Ces morts qu’elle redoutait plus que sa propre mort ! Ce mort dont elle avait presque désiré, espéré la résurrection ! En réalité, depuis longtemps déjà, elle sentait que Taavi Raudoja était de retour. Lorsqu’elle en avait eu les premiers soupçons, après certaines remarques du chef de la NKVD, lorsqu’elle avait décelé quelques indices stupéfiants qu’on avait voulu lui cacher, sans plus tarder elle s’était installée à la mairie, tellement elle avait eu peur. Le capitaine Kasinski, chef de la NKVD, avait répondu à ses questions concernant le sort réservé à Ilme par un rire ironique : la situation semblait l’amuser : « Le cœur de la pauvre petite colombe se mettrait-il à trembler ? » Il n’avait rien ajouté, mais Marta avait pourtant compris qu’il s’était passé quelque chose de nouveau. D’après ses calculs, Ilme aurait dû être déportée depuis longtemps déjà, oubliée dans quelque coin de Russie. Que le nom d’Ilme soit encore sur les lèvres du tchékiste lui semblait inconcevable, tout comme ces questions sur Ilme que le capitaine Kasinski lui posait lorsqu’ils étaient seuls.
     — Vous n’avez pas l’intention de la libérer ? lui avait-elle demandé.
     — Personne ne peut échapper aux griffes de la NKVD ! Cette réflexion ambiguë lui était aussi destinée, Marta le sentait. C’était vrai ! N’était-elle pas également dans leurs mains ? Oui ! Elle s’y était fourrée sans s’en rendre compte, et plus le printemps avançait, plus sa résistance diminuait, moins son jeu devenait habile. La peur semblait l’anéantir, elle lui ôtait même le sommeil. Toujours la même question lui revenait : que faire ?
     Elle jouait avec ceux qui tenaient le pouvoir, espérant leur voler de cette manière la puissance. Mais cet espoir était chaque fois déçu, car en fait ils ne possédaient aucune de ces forces qu’elle s’imaginait y trouver. Certes, en façade, ils étaient tout-puissants, mais en fait ils tremblaient de peur, se méfiaient les uns des autres, s’espionnaient. Le seul pouvoir possible appartenait à celui qui détenait entre ses mains la vie des autres ; d’ailleurs cette réussite était illusoire, éphémère. Chacun redoutait l’œil invisible, s’en était même représenté l’image ; Marta n’avait pu échapper à cette hallucination collective : elle s’était mise à le recréer, à ressentir sa présence.
     Elle s’était vouée corps et âme à ceux qu’elle haïssait le plus. Elle haïssait les Russes, elle haïssait ce pouvoir despotique, elle haïssait le chef du Comité Exécutif, elle haïssait Reetal Rause, elle les haïssait tous, les uns après les autres ! Elle s’était offerte à eux, leur avait procuré un plaisir bestial, mais elle n’avait été qu’un jouet entre leurs mains. Elle avait surmonté le dégoût que lui inspiraient leurs étreintes, elle avait supporté leurs caresses, s’était complaisamment prêtée à leurs désirs et à leurs caprices dépravés ; le seul qu’elle eût pu transformer en docile larbin, c’était le plus crétin de tous : le gorille de milicien ! Elle se dégoûtait ! Quels chemins l’avaient conduite au crime ? C’était une question qu’elle se posait souvent. L’amour, dans sa folie, pouvait-il justifier tout ce qui s’était passé ? Mais l’égarement d’esprit et le désir de sauvegarder sa propre vie devaient y être pour beaucoup. Oui, elle s’était enfoncée comme une folle dans cette nuit d’automne pour livrer ses amis, mais, en revoyant cette scène, elle ne pouvait y découvrir de préméditation : en rencontrant les Russes elle ne pouvait plus choisir ; si elle ne les avait pas dénoncés, on l’aurait arrêtée et le massacre aurait quand même eu lieu. Elle n’avait fait que sauver sa propre vie, tout le reste était le jeu du destin.
     Et voilà que Taavi Raudoja lui était apparu aujourd’hui ! Il devait maintenant connaître tout ce qu’il ignorait encore lors de leur dernière rencontre. Mais que savait-il exactement ? En tout cas, l’intuition qu’elle avait eue de quitter Roosi ne lui avait pas menti ; elle s’en était rendu compte en un clin d’œil, rien qu’à voir la démarche et la façon dont l’homme l’avait toisée !
     Elle n’avait pas eu la force de hurler : « Arrêtez cet homme ! » En face de Raudoja, elle se sentait impuissante ; en ce moment, elle aurait été incapable de lever le petit doigt si Taavi s’était dressé devant elle en réclamant vengeance !
     Dans un accès de rage, Marta se jeta sur son lit qu’elle voulut lacérer de ses ongles ; les yeux fermés, elle se frappa la tête de ses poings. D’un coup de reins elle se redressa, la bouche ouverte pour crier, les yeux agrandis de peur. Il n’y avait personne.
     Non ! C’était impossible de passer la nuit toute seule, même en se soûlant à mort. Appeler le gorille ? Il viendrait, il était toujours prêt à venir en dépit de la présence de sa propre femme. Non, pas ça ! Elle devait passer la nuit, toutes lumières allumées, le dos contre le mur.
     Ce n’était pas la première fois qu’elle le ferait ! Le petit jour était le plus pénible à passer ; les pensées se désintégraient, s’infiltraient alors dans tous les rouages du cerveau. Dehors une moto s’arrêta devant la mairie : le milicien ! En entendant son pas lourd dans l’escalier, un immense soulagement l’envahit ; elle se précipita pour ouvrir, mais lorsque le colosse surgit dans l’encadrement de la porte elle se recula, effrayée : tête nue, blême, la mâchoire contractée de douleur, il se tenait le poignet gauche ; du sang coulait entre ses doigts.
     — Qu’est-ce que tu as ?
     — Les bandits ! Reetal Rause s’écroula sur une chaise. Fais un garrot, vite ! Ça pisse comme un robinet !
     Avec mille difficultés, ils parvinrent à ôter l’imperméable et le veston ; le colosse se tortillait de douleur mais la balle avait laissé l’os intact.
     — Ce n’est pas si terrible que ça ! essaya-t-elle de le réconforter, en bandant la main blessée.
     — Oh les fumiers ! Qui c’était le gars qui a quitté la salle ?
     — Une ancienne connaissance… de Tallinn ! répondit-elle en s’efforçant de maîtriser ses mains qui refusaient de lui obéir.
     — On m’a tiré dessus juste en haut de la colline ! L’espace était dégagé, ils ont pu me reconnaître avec ma casquette militaire. Sur ma moto, je me suis écrasé de tout mon long dans le fossé. Alors un énergumène m’a demandé si j’étais tout seul. J’avais à peine eu le temps de tâter mon revolver qu’on me demandait ce coup-là si j’étais fort amoché. La voix de sauvage s’est mise à vociférer : « Sors d’ici, saleté, éjecte avant que je ne te tue ! » Je suis encore resté planqué une demi-heure, mais comme le sang n’arrêtait pas de pisser, j’ai eu la trouille de me vider complètement. Quand j’ai fait à nouveau pétarader la moto, il a crié derrière les arbres : « Au revoir ! » mais sans me tirer dessus ! Lui ! Un bandit ! Ne pas me tirer dessus ! En me demandant si j’étais seul, qui diable voulait-il alors tuer d’autre ?
     Marta le savait ! Elle détailla Reetal Rause : malgré son allure de bœuf et ses grands airs de brute, ce n’était qu’une lavette !
     — Descends chercher du vin, Marta ! Tu te rends compte : il ne m’a pas descendu !
     — Va-t’en !!! File en vitesse !
     La voix de la femme avait des accents incompréhensibles qui firent reculer le milicien jusqu’à la porte. Il entendit la clef tourner dans la serrure — à double tour.


XIII

     Les harcèlements recommencèrent plus tôt qu’il n’était prévu, mais ils se limitèrent à la fouille des villages de Metsaoti et d’Haru, et à une incursion dans les collines de Koolu ; le commando de choc ne s’aventurait pas plus avant dans la forêt. Le milicien, la main bandée, et le chef du commando faisaient des va-et-vient incessants entre Metsaoti et Kalgina.
     Peu de temps après, la NKVD quittait Roosi. Derrière cette conduite déconcertante, Taavi entrevoyait une gigantesque partie d’échecs jouée à partir de Tallinn même. Le printemps tranquille parmi les fleurs et les parfums n’était-il pas un mirage de paix, un piège, dissimulant toute une organisation de force ? Il savait trop bien que la NKVD ne reculerait jamais après un échec ; cette accalmie n’était que le prélude à de nouvelles et plus considérables attaques.
     La plupart des hommes ne partageaient pas cette opinion ; ils ne voyaient dans cette manœuvre qu’un recul, des Russes fatigués. Ils auraient dû pourtant se souvenir des rafles générales de l’année précédente, en plein cœur de l’Estonie ; elles avaient duré tout l’été, mais, en dépit de cet exemple, ils croyaient passer tranquillement l’été à venir ! Des patrouilles de reconnaissance commençaient à circuler dans des villages plus éloignés et pourtant le capitaine Jonnkoppel en personne, lorsqu’il faisait le point de la situation, ne voulait pas prévoir un danger imminent : le gros des forces russes se trouvait quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans des bases ou aux abords des aérodromes, prétendait-il : partout ailleurs les sections s’amenuisaient plus que jamais ! Les partisans pouvaient donc circuler presque librement et se procurer chez eux de quoi manger. Maintenant tout le monde voulait s’éloigner le plus possible de l’île de Ciel ; les hommes de Metsaoti recommencèrent à travailler, de nuit, dans les champs, non seulement à Hiie, mais dans tout le village et plus particulièrement sur les terres de Lepiku, car Anton et Luise étaient très âgés et n’avaient pas encore surmonté la fin tragique de leur fils Mihkel.
     C’était à nouveau Hilda et Värdi qui se chargeaient de la surveillance nocturne ; Taavi, lui aussi, montait la garde, mais derrière les buissons de lilas de Roosi ! Osvald était le plus zélé à travailler sur les champs de Hiie ; il était déjà là avant que le crépuscule ne fût entièrement tombé, et il se refusait à partir alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Il insistait même pour rester toute la journée auprès d’Ignas, mais le patron le lui interdisait formellement.
     Le temps semblait peu à peu réparer l’irréparable : le fait, pour Ilme, d’avoir perdu ses enfants. De même que renaissaient ses forces physiques, de même naissait en elle l’espoir que l’on déportât Lemb en Russie et qu’il y pût grandir. Peut-être pourrait-elle le voir un jour ? Elle n’osait faire part à Taavi de cette espérance, redoutant la réponse de son mari : mieux vaut que le garçon meure plutôt que grandir en communiste ! Mais Ilme souhaitait que son fils vive, dans n’importe quelle circonstance ! Cette nouvelle croyance en la survie possible de Lemb devenait pour elle une source de force, l’aliment de ses prières. Plus le printemps avançait, et plus elle était persuadée de le retrouver.
     Tandis qu’elle vivait de cet espoir sans fondement, une nouvelle lui parvint du village qui la bouleversa : un ouvrier, arrêté autrefois dans une base des environs, venait d’être libéré de prison pour rentrer chez lui. Peu lui importait de connaître le motif de son arrestation, un seul mot comptait pour elle : libéré.
     Ainsi on libérait les gens ! Lemb aurait donc pu quitter la prison depuis l’automne !
     Accompagnée de Taavi, elle avait décidé de rendre visite une nuit à ses parents. Elle était dans un brusque état d’énervement que Taavi n’arrivait pas à expliquer. En cours de route, rapidement fatiguée, elle dut reprendre plusieurs fois haleine et s’asseoir sur le talus. La toux lui déchirait la poitrine et serrait le cœur de Taavi comme s’il en était responsable.
     — C’est tellement long ! Jadis le chemin était plus court !
     — C’est à cause de ta faiblesse ; et puis tu n’as plus l’habitude de marcher !
     — Oui, sûrement ! Comme tout embaume dans la nature entière ! Un tel printemps, si vite arrivé ! Le marais aussi s’emplit de roucoulements et de cris ; souvent je m’assois au soleil, et l’alouette se met à chanter sur les marécages ; elles y viennent par centaines ! Et les papillons, les libellules, les hannetons entrent dans la ronde. Les grosses mouches tourbillonnent, les abeilles, les guêpes bourdonnent, tous les insectes de la terre se mêlent à la farandole multicolore… Pourquoi ne viens-tu pas t’asseoir parfois auprès de moi ? Je sais bien que tu te fais du souci ; moi aussi je sens la nuit m’envahir, une nuit totale, oppressante, douloureuse ! Mais sous l’immense ciel bleu dégagé, le soleil peut rayonner jusque dans mon âme, un peu… un tout petit peu ! Je me pose alors calmement des questions ; je me demande de quel droit tu laisses ton fils se débattre — si longuement ! De quel droit tu me surveilles, tu m’empêches de retourner auprès de lui puisque désormais on libère les gens…
     — Laisse, Ilme !
     — Je pense seulement…
     — Pourquoi te torturer et moi avec ?
     — Que sont nos tortures comparées aux siennes ?
     — Avançons maintenant.
     — Bientôt ce sera l’été ! Les hommes de l’île pourront se séparer, aller quelque part ailleurs, dans d’autres forêts ; tu n’entendras plus parler d’eux ! Si tu le voulais maintenant…
     — Oui ! Si je voulais maintenant me laisser égorger comme un mouton !
     — Répond-moi, Taavi ! Réponds-moi malgré tout ! Que devons-nous faire ? Personne ne me le dira ! Personne ! Si seulement j’étais sûre qu’il soit déjà mort ! Oh, Taavi ! Ton propre fils !
     Taavi ne pouvait en supporter davantage.
     — Si tu ne te tais pas immédiatement, je te ramène à l’île de Ciel et je t’enferme dans le blockhaus ! Si tu veux que je meure, c’est ici, devant toi, que je me tirerai une balle dans la tête !
     Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton très calme ; Ilme lui répondit tout aussi calmement, presque en chuchotant :
     — Alors, tue-moi la première !
     — Nous DEVONS vivre ! Nous DEVONS lutter ! On ne nous a pas donné la vie pour que nous la supprimions de nos propres mains, tu devrais le comprendre ! Reculer dans la lutte, c’est mourir d’une mort honteuse et malhonnête. Tais-toi maintenant ! Moi aussi je suis un être humain qui ne peut tout supporter indéfiniment !
     — Non ! Tu n’es pas un être humain ! murmura-t-elle, en se repliant davantage. Pourquoi ne pas me rendre mon enfant ? C’est pourtant en ton pouvoir ! Il est encore en vie ! Chaque jour je le sens !
     — Tais-toi, Ilme ! Je t’en supplie, calme-toi !
     — Ses grands yeux où brille une dernière lueur de vie me regardent : « Maman ! Est-ce que toi aussi tu m’as abandonné ? Je n’ai plus la force d’attendre mon père ; mais toi, tu m’as donc oublié ! » Ilme éclata en sanglots. Mon fils doit-il mourir ?
     — Il est déjà mort ! Mort, martyr de notre peuple ! Un, parmi des milliers d’autres martyrs !
     Ilme ne répondit rien, ses lèvres tremblaient ; ils avançaient, aveugles et sourds à tout ce qui n’était pas leur douleur.
     Ils atteignirent bientôt les premières maisons de Metsaoti. Les églantiers ! Taavi montra à sa femme les arbres qui découpaient leurs grappes blanches dans la nuit.
     Ils arrivèrent tous deux dans le clos de Hiie au bord de la rivière. Les berges arrondies montaient devant eux en pente douce et là-bas, sous le bouleau, se dressait une petite croix blanche…
     Ilme tomba à genoux sur la tombe, caressant la terre que l’on avait semée de fleurs. Elle semblait apaisée ; longtemps elle resta ainsi prosternée, répétant toujours la même caresse. Il faut partir ! lui rappela Taavi. Mais elle ne se leva pas ; son regard semblait scruter les ténèbres, dépasser les vieux arbres, descendre les coteaux menant à la rivière.
     Taavi retourna vers le clos, espérant que sa femme le suivrait. Il n’en pouvait plus de rester à cette place ! Pourquoi se torturer ainsi ? Pourquoi ne pas se résigner à l’irrémédiable ?
     Il avait à peine fait dix pas qu’il entendit Ilme disparaître dans les îlots de la rivière ; une chute douce, une simple glissade, comme pour ne déranger personne.
     En quelques bonds Taavi fut au bord de l’eau, son veston enlevé. Il voyait les bulles d’air crever encore les eaux noires ; en serrant les dents, il s’efforça d’arracher ses bottes qui lui collaient aux pieds. Il espérait toujours que le corps d’Ilme remonterait en surface ; il plongea ; ses vêtements le gênaient, l’attiraient vers le haut. Il s’étonnait de ne pouvoir toucher le fond, que ses mains tâtonnantes ne pussent saisir sa femme.
     Il remonta à l’air libre avec une peur atroce ; le froid et l’obscurité de l’eau avaient quelque chose de terrifiant. Comment avait-elle pu disparaître comme une pierre, tout habillée, avec son manteau ? L’eau s’était peut-être infiltrée dans ses poumons et le courant l’avait emportée 
     D’une nouvelle poussée il plongea plus profondément encore dans un trou d’eau, et ses mains touchèrent enfin les épaules de sa femme, sa tête, ses cheveux, son manteau que l’eau redressait. Elle était bizarrement assise, recroquevillée dans la vase. Lorsque Taavi voulut l’arracher vers la surface, ses doigts heurtèrent une grosse pierre qu’Ilme tenait sur ses genoux. Elle la serrait si fort que Taavi eut toutes les peines du monde à la lui faire lâcher.
     Arrivé sur la berge, Taavi ne se rendit compte de rien, ni de Pontus qui gémissait à ses côtés, ni du vieillard qui tremblait de peur sur la rive, de vagues grognements aux lèvres. En réalité il les voyait et les entendait, mais son esprit refusait de fonctionner. Aadu, à toutes jambes, était déjà parti vers la ferme.
     Ilme était asphyxiée d’eau, à demi inconsciente ; sa respiration se traduisait en mouvements convulsifs, tous ses membres se raidissaient. Taavi lui pencha la tête, la secoua pour essayer de faire sortir l’eau des poumons, mais tous ses membres s’affaissaient, elle ne respirait plus.
     Il se démena alors comme un possédé, déchirant le manteau, il lui fit la respiration artificielle. Lorsque le sourd-muet revint, il cria à Ignas qui l’accompagnait :
     — Frictionne-la ! Frictionne-la !
     — Elle respire encore ?
     — Faiblement !
     Aadu s’était éclipsé de nouveau ; seul Pontus pleurait dans les buissons.
     Ilme commençait à gémir ; la respiration lui revenait, entrecoupée de râles.
     — Les nouvelles souffrances qui l’attendent seront terribles ! Rien de plus atroce qu’un noyé qui revient à la vie !
     — Elle s’est jetée à l’eau ?
     — Non, elle marchait, elle a glissé…
     — Volontairement ?… Oui, bien sûr !
     — Oui ! C’est à cause de… D’un geste Taavi désigna le bouleau. Il faut maintenant la transporter rapidement à Hiie.
     — Oui ! mais… Reet va avoir une nouvelle secousse ! Et alors… ce sera la fin ! Attends ! On va la porter dans le sauna, il est encore tiède. Je raconterai que c’était un accident. Attention, ne dis surtout jamais qu’elle s’est jetée à l’eau !
     Taavi revoyait la grosse pierre que cramponnait Ilme. Même à Ignas il ne pouvait en parler ! Non ! C’était pour lui un souvenir tellement effroyable qu’il en tremblait encore.
     Ilme revint à la vie au milieu des plus violentes douleurs ; jamais elle n’avait connu de résurrection plus terrible. La vie se vrillait en elle un passage, aussi brutalement qu’elle avait voulu se retirer de son corps. Ilme cependant tendait les mains vers cette vie recommençante ; libérée des douleurs physiques, il lui semblait avoir mis au monde un nouvel enfant.
     Ignas, à bout de forces, l’avait conduite à la maison, malgré les objurgations de Taavi.
     Ilme resta là de longs jours à écouter le chant des sansonnets ; une bergeronnette, sur le rebord de la fenêtre, lançait ses trilles et l’appel des coucous se répercutait dans la clarté diaphane de l’enclos. « Comme il devait faire bon s’allonger dans l’herbe parmi les fleurs et les rayons de soleil ! » pensa Ilme. « Pouvoir s’étendre, fermer les yeux, ne plus penser à rien, quel bonheur ! » Ainsi la vie recommençait, exigeante.
     
     * * *
     
     Dans le village, personne ne savait au juste ce qui était arrivé à Marta de Roosi. D’Haru à Metsaoti circulaient les bruits les plus contradictoires, mais une chose était sûre : Marta ne travaillait plus au bureau de la mairie ; un matin, alerté par ses appels au secours, on l’avait découverte dans un taillis proche de la mairie ; une voiture l’avait emmenée à l’hôpital. Il n’en manqua pas un pour se moquer d’elle ou se réjouir de l’aventure : tout le pays s’esclaffa.
     Lorsque Taavi questionna Osvald, ce dernier se contenta de cracher au loin.
     Marta revint bientôt à la mairie. Tout le monde pouvait déceler un changement en elle. Lorsqu’elle regardait les gens en face, ce qu’elle ne faisait plus que rarement, il fallait reculer inconsciemment. Ses yeux toujours songeurs s’étaient durcis de révolte et de hargne. La rencontrer, même par la plus chaude journée, vous faisait froid dans le dos, et l’on s’abstenait brusquement de parler d’elle. À tort ou à raison, on mettait sur son compte les arrestations ou les disparitions mystérieuses qui sévissaient de nouveau dans le pays. Le retour de la fille d’August coïncidait avec une recrudescence d’activité communiste, et une action parallèle se déclenchait dans la forêt contre les partisans. Sur les placards de la mairie, sur les poteaux télégraphiques, à chaque carrefour, sur chaque palissade, on collait des affiches invitant les révoltés à cesser toute résistance et à venir se présenter au Comité Exécutif. Que chacun vienne librement et sans crainte ; il ne leur serait fait aucun mal. L’aide de tous ceux que la propagande terroriste du fascisme avait conduits sur la voie de l’erreur se révélait indispensable à la reconstruction de la grande Patrie, à la consolidation de la victoire générale et à la restauration d’une vie meilleure. On distribuerait à chacun des terres, des postes avantageux : on avait besoin de tous.
     En même temps, de village en village et de ferme en ferme, des agitateurs commençaient leur tournée de propagande pour que cessât toute collaboration avec les partisans, à grand renfort d’avertissements, de promesses ou de menaces. Mais les regards inquisiteurs qu’ils lançaient sur les fermes, les objets, les gens, trahissaient trop bien le véritable but de leur visite. Ni les étables ni les enclos n’échappaient au zèle de leur curiosité.
     Marta de Roosi avait bien des enquêtes à mener. Son attitude, même à l’égard du chef du Comité Exécutif, était devenue plus brutale et, fait incroyable, c’était Turban en personne qui cherchait maintenant à l’éviter.
     Chaque dimanche, Marta s’allongeait au fond du jardin de la mairie pour prendre des bains de soleil. En fait, son soudain appétit de soleil n’était pas sans arrière-pensée ; elle avait toujours près d’elle un revolver chargé, dissimulé sous la couverture sur laquelle elle s’étendait et sa main ne le quittait pas. À cet endroit exact, elle avait récemment rencontré Osvald !
     « Voilà pour toutes ces vies innocentes ! » La voix implacable d’Osvald résonnait toujours à ses oreilles. « Je ne te tuerai pas aujourd’hui, mais la prochaine fois… la prochaine fois !… »
     Ilme était donc réellement libre ; Marta s’était efforcée d’avoir des éclaircissements auprès du chef de la NKVD. Elle l’avait soûlé, mais ses ruses n’avaient pu découvrir l’exacte vérité. Une chose était certaine : Ilme et Taavi étaient libres ; il lui fallait donc désormais lutter pour sa vie, détruire, au besoin, jusqu’à ce qu’elle pût quitter Kalgina. Elle devait réussir à s’enfuir, quitter ces lieux où la mort la guettait.
     Elle devenait de plus en plus odieuse, rendant infernale la vie de ses collègues, les surveillant, les épiant sans relâche, se délectant de leurs sursauts ou de la peur qu’elle lisait dans leurs regards. Elle entrait, le soir, en chemise de nuit dans la chambre de Turban, lui sautait au cou en présence de sa femme, et Marta en était follement amusée. Plus elle souffrait moralement et plus elle voulait torturer les autres ; elle y trouvait une sorte d’allégement.
     Ce jour-là, elle était allongée entièrement nue ; elle savait que le camarade Turban pouvait la voir de sa fenêtre. L’homme avait des jumelles ; elle sentait son regard maladif ramper bestialement sur tout son corps. Dans l’embrasure de la fenêtre, les mains de Turban se couvraient de sueur ; il se mettait alors à arpenter la chambre, à demi fou, insultant sa vieille compagne russe ; Marta savourait même les larmes de la femme, et s’étirait voluptueusement sous les rayons brûlants du soleil.
     Brusquement, elle sentit qu’un autre regard venait de se poser sur ses seins et sur ses hanches. Elle tressaillit ; était-ce Osvald ou Taavi ? Si c’était eux, elle vivait ses dernières minutes…
     Avant que sa main pût atteindre le revolver, une voix gutturale la menaça d’un fourré :
     — Ne bouge pas !
     Des branches craquèrent. Les doigts de Marta se crispaient impuissants sur le coin de couverture recelant l’arme.
     — Je te dis de ne pas bouger, sinon tu recevras une décharge de chevrotine et alors, de toute façon, tu seras violée.
     — Qui es-tu ?
     La voix, à deux pas d’elle, se mit à ricaner :
     — Je suis Reku, le chien !
     Marta se mit à rire de soulagement : l’idiot de Võllamäe !
     — Ne ris pas ! grommela le garçon, furieux.
     — Ce n’est pas de toi que je ris !
     — Si, c’est de moi ! Reku le sait ! Tu t’es toujours moquée de Reku, mais il tue tous ceux qui se moquent de lui ! En plein visage, les deux canons d’un coup ! Il ne reste plus que de la bouillie ! Reku est le général des bandits !
     Marta avala sa salive.
     — Tu es un gentil gars, Reku !
     — Non, je ne suis pas gentil ! Les gentils sont déjà sous terre !
     — Qu’est-ce qui t’a conduit jusqu’ici ?
     — Reku a le nez d’un chien, et tu es pleine d’odeurs !
     — Comment ?
     — Oui, une femme comme toi, ça sent bon !
     Le visage du garçon apparut entre les branches du taillis : une tête halée de soleil, aux yeux fiévreux. Marta pouvait aussi distinguer le fusil de chasse pointé sur elle.
     — Qu’est-ce que tu me veux ? Elle se redressa, les mains sur les seins.
     — Reku a envie de toi.
     Le garçon haletait en sortant du buisson, prêt à bondir comme un chat qui guette un oiseau.
     Marta regardait les guenilles qui recouvraient ce corps devenu adulte, les grenades accrochées à la ceinture. Ce dernier détail fut pour elle un trait de lumière :
     — Ne m’approche pas, Reku !
     — Si, je vais approcher.
     — Mais on va te voir de la mairie !
     — Qu’ils me voient.
     — Méfie-toi ! Ils vont te descendre !
     — Qu’ils me descendent.
     — Mais dans ce cas tu ne pourras plus me violer ! Attends, j’ai à te parler. As-tu vu Ilme de Hiie ?
     — Bien sûr que je l’ai vue. Elle n’est plus bonne à grand-chose, toute desséchée de vieillesse ; ses enfants sont morts.
     — Où est-elle ? Est-ce que Taavi est avec elle ?
     — Oui, avec elle. Mais Reku ne te dira pas où ils se trouvent. Il n’y a que les gens de notre bande qui le sachent !
     — Alors, tu n’auras rien. Moi aussi j’appartiens à votre bande…
     — Ils sont dans les tanières de l’île de Ciel, ou parfois ailleurs…
     Marta remarquait que le garçon n’osait toujours pas s’approcher d’elle ; il semblait même apeuré ; ses yeux gardaient une lueur lubrique mais ils n’osaient pas monter jusqu’aux siens ; il restait là, tenant son fusil d’une main moins ferme, paralysé par la nudité de la femme, ce qui causait à Marta une sorte de jouissance. Elle ne cachait même plus ses seins : elle se cambrait au contraire, les jambes ouvertes, le ventre offert. Le fou déglutissait, sa bouche aspirait l’air en râles saccadés.
     — Reku, je viendrai avec toi dans la forêt à condition que tu ailles à l’île de Ciel pour jeter tes grenades dans leurs tanières, la nuit, quand ils sont tous là.
     Le garçon recula légèrement, un filet de bave coulant de ses lèvres ouvertes.
     — Mais je t’avertis : n’en dis rien à personne ! Quand tu auras jeté les grenades, je t’accompagnerai dans la forêt.
     — Andres ne me laissera pas faire ! éructa l’idiot.
     — Pourquoi le lui dire ? Il ne faut le dire à personne, entends-tu, à personne !
     — Mais Andres le saura sans que je le lui dise ! Il sait tout, le père de Taavi !
     — Le vieux de Sooserva ? Mais il y a longtemps qu’il est mort !
     — Qu’est-ce que ça peut faire ! Il fait partie de mes hommes !
     Marta le regardait, sidérée. Le fou, près des buissons, se dressait comme un être surgi d’une autre planète. On l’avait recherché partout dans le pays pour désertion et, sans crier gare, il venait de lui-même à la mairie, en toute tranquillité, libre comme l’oiseau, ou plutôt comme une bête sauvage.
     Jette les grenades à l’intérieur ! Jettes-en deux, trois en même temps, mais ne dis pas un mot à personne, rappelle-toi ! Ni avant, ni après !
     — Reku ne sait pas… Il s’écartait petit à petit,
     — Évidemment, si tu ne veux pas venir avec moi !… Marta lui souriait, prenant une pose encore plus érotique.
     L’homme sembla traversé d’une brusque décharge.
     — Alors, tu accompagnerais Reku dans la forêt ?
     — Oui… après !
     Les yeux étincelants, l’idiot fit brusquement demi-tour et s’enfuit dans les buissons, faisant craquer les branches et bruire le blé dans les champs. Elle le regarda s’éloigner, le cœur déchiré de sentiments contradictoires. Contemplant ses jambes sveltes, ses hanches pleines, elle enfonça brusquement ses ongles dans ses cuisses avec une telle force et une telle rage que le sang perla ; sur sa peau se formaient de longues balafres rouges.
     D’une torsion de reins elle se retourna sur le ventre. Tout ce qui pouvait advenir dans le monde lui était indifférent !
     
     * * *
     
     August de Roosi avait voulu guider ses pas dans des voies non dangereuses, sous le régime actuel, et qui ne risqueraient pas non plus de le conduire à la potence après la libération. Mais il trouvait que son double jeu devenait de plus en plus périlleux. Mentir, nier, devenait peu à peu au-dessus de ses forces. Il se voyait glisser dans des entreprises qui l’emplissaient de dégoût, et la vodka ne pouvait plus apaiser ses remords. August, l’infatigable fouineur, commençait à se fatiguer.
     Il circulait jadis, la poitrine bombée, pochette rouge en bataille ; maintenant il glissait furtivement le long de la mairie, les épaules voûtées de peur, cherchant à se faire le plus petit possible.
     Ce qui le dégoûtait le plus, c’était d’avoir à farfouiller dans tous les recoins de ferme ; n’avait-il pas autrefois déclaré ouvertement aux fermiers, et plus particulièrement à Ignas son conseiller, que tout ce qui pouvait se tramer dans les arrière-cuisines ne l’intéresserait jamais ? Mais ça intéressait les autres ! Il commençait à recevoir des menaces et des avertissements ; même sa propre fille lui conseillait de montrer un peu plus de zèle, sans pour autant mettre la vie de quiconque en danger ! Mais c’était justement ces vies qu’on exigeait de lui !
     Il redoutait encore plus sa fille depuis qu’elle était revenue de l’hôpital, car il savait qu’elle se mettait à mijoter sa vengeance. Quel en serait le résultat ? Un flot de sang au milieu de l’été !…
     Un soir, Marta le fit appeler dans sa chambre, l’endroit que le vieux redoutait le plus au monde. À la vue de son visage sévère, de ses gestes brusques et nerveux, il resta tout maladroit devant elle, faisant tourner sa casquette comme un pauvre pécheur à confesse ou un écolier attendant sa punition.
     — Écoute, vieux ! Marta se tourna vers lui, les mains sur les hanches. On m’a dit que tu es trop timoré !
     August, gêné, faisait maintenant pivoter sa casquette autour de son pouce. Il lui semblait avoir du poivre sous les aisselles. 
     — Il va falloir que je te laisse tomber ! Fais marcher un peu ta jugeote ! Vois ce que tu es : un aide-milicien, le membre du bataillon de protection du peuple, l’homme de confiance du Comité ! On te donne des ordres et tu ne fais que rire ; mais qu’est-ce qui te prend à rire sans arrêt, vieil imbécile ! Tu n’as donc pas encore compris qu’eux ne peuvent pas souffrir le rire, excepté leurs hennissements pendant les beuveries ! Un soviétique ne rit pas ! Il crie ou il hennit, oui ; ou bien il se tait. Mais tout ce qui est intermédiaire lui paraît louche. Marta allait d’un mur à l’autre en fumant :
     — Ce sont tous des imbéciles : Turban, le milicien, tous… Ou alors, c’est de moi que tu ris ? Elle s’arrêta brusquement.
     — Pourquoi veux-tu que je rie de toi ?
     — Oh, il y aurait de quoi ! Ce serait sûrement la meilleure raison ! Mais ça coûtera cher à toi et aux autres. Tu sais, vieux, je les tiens tous dans le creux de ma main, je n’ai qu’à serrer, comme ça ! Tas d’idiots ! Et le chef du commando de destruction, voilà bien encore le plus crétin de tous ! Enfin, te rends-tu compte ? En pleine salle des fêtes, il était attablé avec un bandit, portant des toasts à leur éternelle amitié, alors qu’il aurait dû se rappeler, même pendant son sommeil, ce que signifiait le nom de Taavi Raudoja ! Et ensuite il me saute au nez, furieux, sous prétexte que j’étais là tandis que le bandit courait à toutes jambes dans la forêt ! Il a passé la porte comme à la parade, en traversant tout le troupeau de miliciens et de Russes en armes ! Qu’il ne vienne pas me faire endosser ses propres bêtises ! Tous des cinglés !
     S’ils savaient seulement comme je peux les haïr, tous ces vieux singes ! Ils me pendraient par les pieds, sans autre forme de procès ! Mais moi, je caracole toujours ; il y a pas mal de renseignements sur Turban qui sont déjà partis ; il ne fera pas long feu ! Et après lui, le milicien… couic ! Ne t’imagine pas, vieux, que toutes ces huiles ne soient pas à ma merci : ils sont là, je te dis, dans mon poing !
     August regardait craintivement la porte : sa fille parlait trop fort, elle s’énervait.
     — Qu’est-ce que tu me voulais !
     — Il faut que tu sois prudent ; mens à tour de bras, joue les gens affairés : ils préparent quelque chose ! Sa voix se fit plus confidentielle. Sans doute des déportations ! Nous devons tout faire pour qu’elles échouent ; avertis les gens, qu’ils se tiennent sur leurs gardes ! Moi, j’essaye de collecter ici le maximum de documents contre eux et je vais les expédier directement à Tallinn. Alors ce sera la saignée ! Ils ont beau avoir des preuves les accablant l’un l’autre, ils ont beau les conserver précieusement pour essayer de sauvegarder leur vie, ils me font bien rire avec leurs secrets ! Les miens les dépassent de mille coudées ! Va maintenant, préviens les partisans, préviens tout le monde !
     Le vieux s’était levé, mais il restait en place, roulant toujours sa casquette.
     — Qu’est-ce que tu veux encore ? grogna-t-elle.
     — Si tu… Enfin j’ai bien peur que ton jeu ne soit trop compliqué, c’est ça que je voulais te dire.
     — Écoute, ne te tracasse pas, j’ai déjà un nouveau poste en vue. Je vais classer cette affaire et disparaître. Mais laisser quelque chose à moitié bâclé, jamais ! Je n’ai aucune raison de partir maintenant ; d’ailleurs mon départ semblerait suspect. Je ne te souhaite pas de mal, vieux ; tu comprends, en ce moment il est plus facile de vivre quand on n’a pas de parents !… Tiens ! Je me suis presque calmée en te parlant. Prends une cigarette. Je vais te dire encore une chose qui va peut-être t’apaiser l’esprit : tous ces gros pontes, en uniforme ou en civil, qui sont ici, tu n’as pas à en avoir peur ! La section secrète les surveille tous, même le capitaine, rappelle-toi bien ça ! Et moi — je fais partie de cette section ! Pas la peine d’ouvrir des yeux pareils ! Mais si tu en dis le moindre mot, la moindre syllabe, tu es un homme mort ! Va maintenant, et fais ce que je te dis !
     August quitta la pièce en titubant comme un homme ivre. On ne pouvait donc pas laisser sa vieille âme tranquille, non ? Il ne comprenait pas qu’une chose : ce qu’on exigeait de lui l’éloignait de la prison mais le rapprochait de la potence !
     Quelques jours plus tard, alors que le vieil August chuchotait déjà ses avertissements à travers le village, alors que l’île de Ciel pouvait d’une minute à l’autre sauter sous les détonations grondantes des grenades de Reku, Marta était bouleversée au point d’en perdre pour un temps l’usage de ses sens. Elle avait beau se tenir fermement sur ses jambes, lentement son corps s’affaissa sur la couchette ; elle se sentait tomber dans un gouffre sans fond, toujours plus profond, à une vitesse vertigineuse. Elle s’arrachait les ongles aux aspérités des parois, les yeux luisant de peur panique, elle cherchait à écarter de son visage d’invisibles toiles d’araignée. Elle ne pouvait quitter des yeux le pan de mur où elle s’était appuyée, par hasard, en déchirant la tapisserie. Caché dans l’ouverture maintenant béante, il y avait un micro.


XIV

     Par ces beaux soirs d’été, lorsque au-dessus de la fenaison planait une lumière laiteuse, on entendait parfois, dans le fond bleu nuit des forêts, monter la complainte d’un chien solitaire. Parfois elle s’élevait du côté de Metsaoti, parfois dans la sapinière, derrière la palissade de la cour de Sooserva. À la clarté des nuits d’été, au milieu des senteurs de foin et du concert des grillons, cette complainte résonnait, discordante, anormale, hallucinante. C’était la plainte d’un animal abandonné à la recherche de son maître, d’une bête affamée, désespérée, surtout quand venait l’aube. Ceux qui l’entendaient sentaient leur cœur se glacer.
     Reku errait en reniflant les sous-bois, le visage amaigri d’insomnie, ses petits yeux fiévreux enfoncés entre les sourcils et les pommettes. Il était à la recherche de ses compagnons qui brusquement l’avaient abandonné. Cette invraisemblable aventure l’avait d’abord stupéfié puis, peu à peu, torturé, et maintenant le désespoir l’envahissait. Rien ne pouvait plus égayer sa vie, il ne comprenait pas ce qui s’était passé, un seul objet l’obnubilait : un corps de femme nue dans le soleil. Cette vision le faisait se blottir entre les racines des arbres où il restait jusqu’à ce que le froid le fît trembler.
     Lorsqu’il bondissait sur ses pieds, hélant ses compagnons, distribuant ses directives guerrières à son armée, la nuit étouffait les clameurs de ses ordres. Parfois le ululement d’un hibou venait lui répondre, ou le battement d’ailes d’un corbeau effarouché dans son sommeil, tandis que les chauves-souris poursuivaient leurs rondes silencieuses au-dessus des rivières. Alors, en secouant ses cheveux en broussailles, Reku hurlait sans fin. Il pivotait en courant autour des grands arbres, il flairait les taillis encore nimbés de nuit, cherchant les traces de pistes déjà envahies par l’herbe ; il retournait dans les clairières et levait son visage vers les étoiles voilées de brume bleutée.
     Une telle situation ne lui était encore jamais arrivée. Il ne se rappelait plus très bien comment ses hommes étaient venus à lui, quand il s’était sauvé de l’armée, mais il lui semblait qu’ils étaient déjà là pour l’aider à ramper sous les barbelés, l’accueillant de cris joyeux, dirigeant ses pas vers les forêts natales, veillant sur son sommeil, lui servant d’aide et de guide.
     Lorsque Reku était encore à la caserne, un jeune homme avait crié, un soir, en serrant les poings :
     — Les âmes de nos ancêtres sont notre seul secours ! Que tous ceux qu’on a déjà tués et qui gisent dans le tombeau se lèvent, alors nous montrerons à nos ennemis quelle puissance est la nôtre ! En vérité je vous le dis, ils sortiront de leur tombe et nous demanderont : « Qui êtes-vous dans votre faiblesse pour oser humilier nos luttes glorieuses avec vos chaînes d’esclaves ? Le jeune homme était alors retombé sur le châlit en se tordant les poignets, le visage blême. Oui ! Je sortirai de derrière ces barbelés et je crierai tant et tant que les morts se rangeront à mes côtés et alors, avec leur aide, j’engagerai la lutte ! Je combattrai jusqu’à ce que je sois parmi eux !
     Ces paroles vite oubliées étaient devenues pour Reku un guide de conduite ; le soir même il avait cru voir, au-delà des barbelés, des soldats jeunes et vieux, les membres disloqués, couverts de blessures hideuses, mais faisant tous montre de courage et de vaillance. Il reconnaissait parmi eux des visages familiers, sans pouvoir se rappeler leur nom : ils formaient tout un régiment.
     Alors Reku s’était sauvé. Il s’était aperçu qu’à la caserne on se jouait de lui, qu’on se moquait : on ne lui donnait pas de fusil, on le traitait comme un idiot. Il était venu à l’armée pour tuer les Russes et devenir ainsi général, une grande épée étincelante au côté, des éperons cliquetants aux bottes, et la poitrine toute chamarrée d’or. Sa fuite était celle d’un homme profondément déçu et qui se voyait brusquement engagé sur une fausse route.
     Ainsi Reku était parti avec son immense armée à travers les pluies de l’automne, les froidures de l’hiver, les brises du printemps et le soleil de l’été. Ses hommes ne l’accompagnaient pas toujours, mais il lui suffisait de les appeler pour qu’ils accourent, parfois en petits groupes, parfois en une interminable colonne. Lorsqu’il avait froid, Reku allumait un maigre feu dans les buissons ; il contemplait alors, l’âme heureuse, tous ces feux de campement embrasant les forêts. Il s’allongeait sur la mousse en écoutant le pas régulier et tranquille des chevaux de selle, les voix des soldats, le tintement de leurs armes, et leur chant qui montait dans les bivouacs. Il savait que, même sans les voir ni les entendre, ils étaient là, attendant ses ordres pour la bataille. Tout près de lui se dressait Andres de Sooserva, le veston maculé de sang, la poitrine trouée de balles.
     Reku se rendait compte qu’il était le seul, parmi les vivants, à pouvoir les apercevoir ; les autres ne pouvaient le faire, car c’étaient tous des idiots, malgré leurs prétentions à appartenir à la même bande. Souvent leur conduite faisait hocher la tête des compagnons de Reku. Ils n’étaient bons à rien. Lorsqu’ils entreprenaient quelque chose, c’était une bêtise ; étaient-ils donc aveugles à ce point ! Bien sûr, Reku lui-même aurait pu commettre des bévues, heureusement Andres était là !
     Mais actuellement il se trouvait bien en peine ! Il courut par les plaines et les sapinières, traversant les prés en fleurs, s’accrochant aux ronces, se démenant comme un beau diable pour se frayer un passage dans les taillis. Chaque nuit il faisait de longs détours vers les plaines de Verisoo, et ses pas le conduisaient parfois près des nouveaux campements des partisans.
     Il lui était facile d’éviter les rares sentinelles ; le campement était minuscule, car bon nombre des hommes du « Trou de Serpents » allaient encore dormir sur l’île de Ciel. L’autre blockhaus, envahi par les eaux, avait été momentanément abandonné. Ce n’était guère commode de trouver à manger pour un si grand nombre, aussi les gens de Penise avaient-ils construit des huttes de branchages non loin de chez eux. Personne n’avait encore entrepris les préparatifs d’hiver : leur conduite semblait, même à Reku, quelque peu indécise. Parfois l’idiot allait donner un coup de langue dans leurs caches de vivres, mais s’il ne trouvait rien, il abattait un animal dans la forêt ou, à défaut, se contentait d’avaler des oisillons. Tout ce qui était mangeable dans les bois, il l’avait goûté, même les crapauds et les serpents.
     Une nuit d’orage, à la lueur des éclairs si proches qu’ils semblaient toucher terre, Reku, après de longs hurlements de solitude, prit le chemin de l’île de Ciel ; il se hâtait en grondant comme un chien. Les joues encore humides de larmes, il traversa le marais bouillonnant. Le pauvre d’esprit, grelottant de froid dans son dénuement, ne voyait que cette femme nue dans le soleil brûlant. Il avançait sans chercher à guider ses pas sur les troncs d’arbres solides, sautant de butte en butte dans l’obscurité et la pluie. Parfois il se traînait à quatre pattes ; ses mains tâtonnaient les blocs de terre plus fermes mais élastiques sous ses pas. De là, il sautait sur une autre motte, son canon de fusil lui cognant la nuque : il enfonçait dans la boue jusqu’aux genoux, mais ses mains accrochaient une nouvelle butte sur laquelle il se hissait, se laissant guider par un sixième sens encore inconnu de l’homme. Après bien des détours, il atteignit les bandes minées.
     — Reku, ne va pas là ! sinon les mines vont te déchiqueter comme un crapaud ! Il se donnait à lui-même des conseils. Et ne te hasarde pas au bout de cette piste, il y a les sentinelles ! Bien sûr, tu peux leur envoyer du plomb dans les yeux, mais ça va donner l’éveil. Il faut que Reku avance doucement, sans être vu ni entendu de personne, et alors… le paquet de grenades dedans et c’est la bouillie !
     Brusquement Reku comprit qu’il venait enfin de trouver ce qu’il recherchait depuis tant de jours dans ses courses sans fin, ce après quoi il hurlait en pleurs durant les nuits claires : les grenades dedans et la bouillie ! Le sang vermeil coulant à travers les lames du parquet, les hommes déchiquetés mêlant leurs plaintes et leurs gémissements à ceux du marais ; dans le tournoiement de ce manège sauvage défilant devant ses yeux, il apercevait l’image de la femme nue : elles étaient des milliers, autant que d’épis dans un champ, et toutes l’attendaient avec volupté. Une grenade à l’intérieur et la bouillie ! Les tertres du blockhaus émergeaient, immobiles et silencieux dans le déchaînement de la pluie et le grondement de l’orage à son apogée. Reku entendait le sifflement métallique des éclairs ; leur lueur aveuglante le jetait au sol, la face contre terre, tremblant de tous ses membres. Il se redressait d’un bond, toujours plus avant. Des grenades et la bouillie ! Tout en sang ! Le sang, à l’odeur des marais… Sur le blockhaus, Reku prépara fiévreusement les grenades, la gorge brûlante, ruisselant de pluie. Depuis plusieurs jours déjà il en avait attaché tout un paquet avec un brin d’osier ; il n’avait plus qu’à les dégoupiller et à les laisser tomber par la cheminée.
     Au moment précis où il tirait sur l’anneau, la nature entière éclata d’une lumière bleuâtre, et Andres de Sooserva se dressa devant lui, le visage glacé ; ses yeux graves l’accusaient : « Reku ! Que fais-tu ? »

* * *

     Depuis que Taavi l’avait arrachée des profondeurs de la rivière, Ilme se résignait à son destin. Elle était devenue incroyablement calme, suivait son mari sans la moindre révolte, écoutait chacune de ses paroles. Son retour presque enfantin vers la nature étonnait par-dessus tout son mari ; elle demeurait parfois des heures entières assise auprès d’un buisson, touchant peureusement la mousse, caressant l’herbe, ou contemplant les fleurs encore trempées de rosée ; elle semblait découvrir un miracle encore inconnu. Le plus souvent elle restait à demi allongée, adossée au tronc résineux d’un sapin, regardant le ciel bleu à travers les branches. Son visage s’éclairait et s’adoucissait, tandis que le vent jouait dans ses cheveux et que les taches de soleil inondaient de couleurs de vie son visage pâli. Elle toussait encore d’une toux sèche et maladive, comme si la mort se cachait dans sa poitrine ; mais inconsciemment elle s’étirait vers le soleil et vers la vie.
     Taavi ne pouvait s’expliquer toutes les causes d’une semblable métamorphose, mais il les devinait en partie et sentait combien la vie humaine peut se montrer résistante. Il regardait sa femme comme un jardinier surveille une fleur qui s’étiole, connaissant l’avidité à vivre et la plénitude qui jadis animaient Ilme.
     Un des soirs où menaçait l’orage, les hommes du « Trou de Serpents s » décidèrent de passer la nuit sur l’île. Ce n’était guère attrayant de rester ici sous les branches, à se faire tremper, et les huttes trop étroites ne pouvaient tous les abriter. Ceux de Penise, le capitaine Jonnkoppel en tête, étaient partis Dieu sait où, dans leur perpétuelle bougeotte, mais les gens de Metsaoti restaient là, sans doute à cause d’Ilme, mais surtout pour aider ainsi ceux du village.
     — Je n’ai guère envie de retourner là-bas ! avoua Ilme. On y étouffe sous terre, pire que dans un tombeau !
     Personne n’était enchanté de traverser le marais, mais ils risquaient d’attraper des rhumatismes à coucher sur le sol humide, surtout Värdi, le bossu ; Tom refusa catégoriquement de les accompagner et partit coucher dans une grange à foin : « Le diable ne s’aventurera jamais sous la pluie battante ! Et je garde toujours mon flingue avec moi ; j’en ai jusqu’au cou de pourrir dans ce marais ! »
     — Tu devrais venir au moins pour monter la garde ! lui fit remarquer aigrement Osvald.
     — Je la monterai de la grange ! Monter la garde, monter la garde ! pasticha-t-il. Toujours monter la garde, les yeux écarquillés. Il faudrait être tombé sur la tête pour aller vous chercher dans votre antre !
     Personne ne répondit afin d’éviter les querelles. Elles étaient pourtant fréquentes avec le caractère un peu trop vif de Tom : il critiquait tout, s’opposait à tout, et personne n’avait plus les nerfs bien solides. On ne pouvait même plus supporter les éternelles plaisanteries de Leonard !
     Osvald et Leonard balancèrent sur leur dos quelques fagots secs, et tout le monde se dirigea vers le marais. Il faisait lourd ; les nuages s’accumulaient lentement à l’horizon
     — Ma parole, ça sent comme une chaudronnée de patates à cochon ! pesta Osvald. Si on foutait le feu au marais, il mijoterait jusqu’à l’automne !
     Le « Trou de Serpents » n’était pas très réjouissant, bien que le premier travail d’Osvald eût été d’allumer le poêle ; la petite lampe pigeon éclairait mal les coins d’ombre. Sur le sol, les tapis d’osier gluant empestaient ; l’humidité suintait du plafond et, par endroits, des plaques de terre s’en étaient détachées pour s’écraser sur les châlits ; tout un régiment de crapauds ensommeillés faisait la manœuvre sur le plancher. 
     Värdi secouait à tour de bras sa litière de mousse ; il soufflait, se trémoussait, pirouettait comme une toupie. Il venait en effet de retirer de sa paillasse un immense orvet aux écailles blanchâtres et le piétinait avec rage ; le spectacle n’était pas très beau et Ilme, écœurée par ce carnage, aurait mieux aimé rester dehors, d’autant plus que le poêle encore froid empuantissait la pièce d’une fumée épaisse qui piquait les yeux. Comment avaient-ils pu passer ici tout un hiver et une partie du printemps ?
     — Ah ! Laisse ce poêle tranquille ! s’emporta Taavi. Tu vas nous enfumer, nous et toute la gent batracienne !
     — Un peu de patience, il va bientôt tirer ; on pourra au moins se faire du thé.
     — Et avec quoi vas-tu le faire ? l’eau est toute dégueulasse !
     Le poêle se décidait enfin à ronfler ; Ilme retapait les lits humides, Värdi démontait les mitraillettes, et Leonard nettoyait son fusil en chantonnant. Les roulements du tonnerre ébranlaient les murs ; Osvald, qui était allé rajuster le tuyau de poêle sur le toit, revenait trempé comme une soupe, les cheveux plaqués sur le front. L’éclairage jaunâtre de la petite lampe était traversé d’éclairs bleutés ; le grondement de la nature entière pénétrait de plus en plus profondément dans le marais. Ilme était restée sur le pas de la porte à regarder les éclairs. Elle reculait légèrement chaque fois que le ciel, avec ces lueurs aveuglantes, semblait vouloir s’écraser contre la porte. Mais elle ne redoutait plus l’orage comme jadis ! Bien plus, aujourd’hui, ce gigantesque déploiement de forces sauvages qui, en comparaison, la rendait presque inexistante, avait pour elle quelque chose d’attirant et de séduisant. Inconsciemment elle avait une brusque envie de se promener seule sous la pluie, à travers le marais coupé d’éclairs, et de se réveiller, le matin, dans une clairière inconnue, quelque part dans le soleil brûlant, sur la terre fumant d’humidité, entièrement purifiée, ayant tout oublié comme si elle venait de naître à nouveau.
     Le feu vrombissait mais l’odeur de fumée et d’herbe mouillée n’avait pas disparu ; les hommes s’étaient assis au bord des lits, fatigués, le visage tourné vers la grille du poêle. Taavi accrocha la couverture de séparation, mais personne ne semblait décidé à dormir. Osvald avait déniché un sac de pois secs qu’il faisait rouler entre ses doigts ; en jetant le sac à Leonard il se pencha pour ajouter du bois au feu.
     C’est alors que retentit, juste au-dessus d’eux une formidable explosion qui projeta hors du poêle les tisons ardents ; la pièce s’emplit de fumée tandis que la buse s’écroulait en morceaux. Une odeur de poudre emplit la casemate ; la terre s’effritait du plafond, sur le mur la lampe mourante vacillait dangereusement.
     Il semblait à Ilme que la foudre venait de s’abattre ; elle resta figée de peur ; dans un coin, des vêtements prenaient feu sous les charbons ardents projetés dans la pièce ; à nouveau Värdi bondissait sur le plancher comme s’il y avait eu un escadron de serpents, mais c’était pour étouffer les flammèches.
     — C’est un coup de canon ! cria Taavi, mais soudain tous s’immobilisèrent : au-dessus de leurs têtes ils entendaient les hurlements de douleur de quelque animal, de longues plaintes mourant en gémissements — le silence — de nouveau les cris montaient…
     Attrapant leurs armes, les hommes se précipitèrent dehors. Taavi se pencha le premier sur le blessé. Que s’était-il passé ? La pluie ne cessait de tomber, chaude et drue, mais les vagues de tonnerre refluaient vers Kalgina. À la lueur des éclairs qui s’éloignaient, les hommes distinguèrent une sorte de cratère béant dans le tertre du blockhaus, atteignant presque les poutres du plafond. L’individu avait été projeté jusque devant l’entrée. Lorsque Taavi le toucha, l’homme se mit à tressaillir et à hurler de douleur. Les mains de Taavi ne rencontrèrent que du sang gluant ; contre ses genoux, il sentit le contact d’un fusil de chasse. Il tâtonna de nouveau les bottes et les vêtements en lambeaux du moribond et sursauta : Reku de Võllamäe ! Que venait-il faire là ?
     — Vite, vite ! C’est Reku ! Aidez-moi à le transporter à l’intérieur, il est en train de mourir !…
     Lorsqu’on le traîna, le blessé se mit à redoubler de hurlements ; il était encore lucide mais horriblement déchiqueté. Il semblait ne plus avoir que la force de geindre.
     — Approchez la lumière ! Apportez des pansements, dans la caisse, sur l’étagère, vite, il va mourir ! On ne peut distinguer aucune blessure, rien que du sang. Ilme, plus près la lampe ! Osvald, ta chemise est propre ? Essaye de faire un garrot.
     Taavi arracha son veston, son pull, sa chemise.
     — Tiens, déchire la mienne, les pansements sont trop petits !
     Nu jusqu’à la ceinture, il s’agenouilla près du blessé, mais il n’était guère habitué à faire des pansements et d’ailleurs le blessé n’était qu’une plaie. Il déchira les loques pour lui dénuder le corps. Reku avait les cheveux brûlés, la moitié du visage carbonisé, le cou inondé de sang. Ses yeux restaient fermés mais il aspirait désespérément, les doigts crispés sur son ventre, une main déchiquetée jusqu’à l’épaule. Värdi se pencha au côté de Taavi ; il semblait plus habile à faire des pansements.
     — Approche la lumière ! cria Taavi ; mais voyant que les genoux de sa femme commençaient à chanceler, il fit signe à Osvald de prendre la lampe ; Ilme, à demi évanouie, se cramponna aux montants du lit.
     — Pas grand-chose à faire ! murmura Värdi. Pas grand-chose…
     — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Taavi.
     — Il a sans doute voulu nous faire sauter !
     Au même moment, comme s’il avait compris leurs paroles, Reku se mit à geindre.
     — Grenades dedans… de la bouillie !
     — Parle ! lui ordonna Taavi, en le saisissant par les épaules.
     — Taavi, tu es fou ! Taavi ! s’écria Ilme.
     Le blessé murmura :
     — Marta… Marta…
     — Marta de Roosi ? Qu’a-t-elle à voir ici ! Parle !
     — Marta… grenades dedans !
     Taavi continuait à le secouer :
     — Parle !
     — Laisse-le tranquille ! lui conseilla doucement Osvald.
     Les paroles du moribond se précipitèrent :
     — Grenades dedans… tous… Ilme, ses deux enfants, tous tués ! Ilme aussi ! Ne viens pas jusqu’ici ! Reku le chien va te descendre ! Andres, ne viens pas ! Ce sont nos gars, Andres ! Andres… est arrivé… il m’a empêché de…
     Reku ouvrit les yeux : il reconnut Taavi qui venait de le reposer au sol. La bouche de l’idiot remua sans qu’elle pût former des mots ; il se mit alors à hurler comme un chien, une plainte grave. Ses membres ne bougeaient plus ; on pouvait voir que toute trace de folie avait disparu de ses yeux agrandis, mais ses lèvres continuaient leurs plaintes. Un gargouillis de sang inonda sa bouche. Il cambra sa nuque, tout son corps s’affaissa.
     
     * * *
     
     Les hommes avaient enveloppé de pansements les membres disloqués. On avait nettoyé son visage ; il gisait sur une couchette.
     Très tôt le matin, Taavi lui-même porta à Võllamäe la nouvelle de la mort, présentant la chose comme un accident. Les vieux étaient déjà debout ; Jaak était pieds nus, chemise ouverte, les cheveux encore hirsutes de l’oreiller. Le visage du vieux marchand forain blêmit ; sa femme, une personne active et discrète, ayant trop tôt vieilli sous la perpétuelle terreur de son mari, écoutait Taavi, un rictus déformant ses lèvres. Ce fut seulement bien après le récit que ses rides se mirent à trembler et que les larmes jaillirent. Ils ne se plaignirent ni l’un ni l’autre ; ils savaient pourtant qu’ils n’auraient plus jamais un jour de bonheur.
     — Était-ce très dur… sa fin ? demanda Jaak. A-t-il longtemps souffert ?
     — Non, pas longtemps.
     — Qu’as-tu à larmoyer ? demanda-t-il brutalement à sa femme. Il était comme il était, notre garçon ! Maintenant on ne l’a même plus ! Fiévreusement il se mit à chercher sa blague à tabac ; la femme disparut silencieusement dans l’arrière-cuisine.
     Lorsque Taavi prit congé d’eux, le vieux de Võllamäe voulut l’accompagner, pieds nus, jusqu’en lisière des forêts. La femme, toute voûtée, traversait la cour avec un seau à traire ; de l’autre main, elle s’efforçait de dissimuler ses larmes.
     Depuis bien longtemps Taavi avait le cœur lourd ; l’accident de cette nuit d’orage ne pouvait qu’augmenter son désarroi ; le spectacle de la mort ne le quittait plus ; il avait entendu parler du sort réservé à ces quatre soldats tués il y a deux ans, de leurs corps jetés dans une fosse ; le « Trou de Peste ». Il connaissait bien d’autres tombeaux jalonnant, ces dernières années, les bords des sentiers forestiers, ou creusés à même le marais. Il savait qu’il y en aurait d’autres encore, hors des cimetières, et que les chiens abandonnés hurleraient à nouveau autour des décombres de ferme.
     L’enterrement d’Ebehard de Võllamäe eut lieu trois jours plus tard, tandis que, sur le marais, dormait encore la douceur de la nuit d’été. Les hommes déposèrent le cadavre sur un brancard de fortune. Ils le transportèrent à quatre jusqu’au marais ; Osvald et Tom, les plus robustes, les relayèrent pour traverser le marécage. Osvald se souvenait d’avoir ainsi transporté Ilme à l’île de Ciel par une nuit d’automne. « Je me suis conduit comme un imbécile de ne pas avoir tué Marta lorsqu’elle était à ma merci ! »
     Jaak et Leena les attendaient au bord du marais, un cercueil en bois blanc posé sur la charrette. La femme courut à leur rencontre, tandis que son mari gardait le cheval. Sans mot dire, elle se cramponna au brancard et les accompagna, en pleurant doucement. Lorsque Osvald et Tom déposèrent le corps sur le sable de la lande, elle se mit à genoux près du cadavre de son fils, caressant tendrement ses pansements blancs.
     Jaak se forçait à rester en place malgré sa nervosité.
     — On le met dans le cercueil ? lui demanda Taavi.
     — Oui, c’est ça ! Dans le cercueil, oui !
     Comme le vieil homme ne quittait toujours pas son cheval, Taavi et Leonard descendirent le cercueil ; ils se sentaient mal à l’aise de voir les parents rester ainsi à l’écart.
     — Ne continue pas à hurler, la mère ! Habille le fiston ! Tu vois bien que je dois garder le cheval !
     — Oui, oui ! La femme se précipita vers la charrette, fouilla nerveusement à la recherche du complet de son fils, essayant en même temps de sécher ses larmes, les gestes gauches, saccadés.
     — On dirait qu’il a grandi depuis qu’il est dans la forêt, il n’entre plus dans son costume ! Oh, mon pauvre gars ! Que de souffrances tu as dû subir !
     — Pourquoi n’as-tu pas emporté mon complet des dimanches ? grommela Jaak d’une voix bourrue. Je t’avais pourtant dit de le prendre ; tu le réserves pour qui ?
     Lorsque Reku fut habillé et déposé dans le cercueil, Jaak vint regarder son fils. Il fit craquer une allumette, mais la rejeta tout de suite car sa femme sanglotait ; le visage de Reku était trop abîmé pour qu’on le regardât ! Un instant il s’agenouilla près du cercueil, caressa les planches lisses, et se releva précipitamment.
     — Allons, ne pleure pas ! Il est mieux là où il est ! Refermez le couvercle et vissez-le, on va partir !
     Ils avancèrent sur un chemin serpentant dans la bruyère. Jaak tenait les rênes, Leena ne voulait pas abandonner le cercueil qu’elle maintenait à deux mains, Taavi et ses deux compagnons suivaient à pied le convoi.
     La fosse était creusée à flanc de coteau, tout au haut des prés de Võllamäe, entre les buissons. Jaak arrêta le cheval près de la grange où se tenaient déjà Ignas, Värdi, et le vieux Peeter de Valba, les bras chargés de fleurs.
     — Où sont les autres ? demanda Jaak.
     — Il n’y a que nous ! répondit Ignas.
     — Comment ça ! J’ai invité tout le village ! J’avais même donné le mot aux partisans ; pourquoi ne sont-ils pas venus ? Tenez, près de la grange j’ai entassé à boire et à manger ; s’il y a un enterrement il doit être dans les formes ! Ce n’est pas tous les jours que j’ai un fils à enterrer… Allons, parle, Hiie, qu’est-ce qui les a empêchés de venir ?
     — Les temps qui courent !… Les gens n’osent pas.
     — Les temps ! Ah oui, les temps !… Alors descendez le cercueil et mettez-le dans le trou. Les temps !… Comment croient-ils mourir, eux ? Monter tout droit au ciel avec une paire d’ailes ? Les gens de Kadapiku bien sûr, ils ont la frousse, à cause de toute leur marmaille, mais Juhan de Matsu ? Il est trop fier pour venir enterrer un idiot ! Mais cet idiot était quand même un homme !
     Il demeura silencieux un instant puis demanda à Ignas :
     — Dis, qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que mon fils était aussi un homme ?
     — Bien sûr ! Ç’aurait pu faire un bon rejeton s’il n’avait pas eu cet accident dans son enfance.
     — Alors, on va l’enterrer comme un chrétien.
     Tandis que le cercueil de Reku glissait dans la fosse, Ignas, d’une voix calme, prononça quelques phrases touchantes devant la maigre assistance qui l’entourait dans la nuit. Il termina par le « Notre Père ». Le vieux Peeter jeta les fleurs dans la tombe et chacun lança une poignée de terre… Les pelles se mirent à crisser. Au milieu de cette agitation muette, Leena de Võllamäe entonna soudain le cantique « Jésus, vainqueur de la mort ».
     Elle se tenait au bord de la fosse ; sa voix montait, plaintive. Les hommes arrêtèrent leurs pelles. La complainte de cette malheureuse évoquait en eux la triste mélopée de Reku que tous avaient entendue dans les forêts. Jaak, le marchand forain, se mit à l’unisson. Depuis combien de temps n’avait-il plus chanté de cantique ? Mais ce chant lui faisait oublier tous ses préparatifs inutiles, calmait sa rancune contre ceux qui n’étaient pas venus, apaisait sa douleur.


XV

     À l’époque des moissons, peu après l’enterrement d’Ebehard de Võllamäe, se produisit un événement qui devait se répercuter par la suite sur tout le village de Kalgina.
     Comme la nuit de la cérémonie personne n’avait eu le cœur de toucher aux victuailles entassées par Jaak devant la grange, et que ce dernier avait tout abandonné sur place — des miches de pain frais, du beurre, de la viande, de la boisson — Taavi et ses compagnons en emportèrent une bonne partie et allèrent chercher le reste le lendemain même, par un beau matin de canicule.
     Sur les instances de Leonard, ils s’assirent à l’ombre, en lisière des forêts, sur de grosses racines d’aulne, et attaquèrent à belles dents les provisions. Ils mangeaient presque sans mot dire, se régalant de liquide et de solide, respirant avec délice l’air plus frais sous les grands arbres. Entre deux bouchées ils cueillaient des myrtilles en guise de dessert. Devant eux les prés embaumaient le foin au parfum de menthe sauvage. Juste au-dessus de leur tête ramageait une mésange huppée.
     — Que le ciel nous accorde de nombreux enterrements et tous les jours on bâfrera des tripes et de la brioche ! s’exclama Leonard.
     Les autres le regardèrent, le visage sévère ; les yeux de Värdi fulminaient derrière ses lunettes :
     — Là, tu charries ! Et le bossu leva le coude pour se rafraîchir abondamment le gosier ; sa glotte faisait un va-et-vient de piston.
    — Allez, on y va ! déclara Taavi en se relevant. L’ordonnance du capitaine Jonnkoppel lui avait signalé des déplacements massifs de sections russes aux abords des aérodromes et des bases.
     — Nom de Dieu ! s’exclama tout à coup Tom, en se postant derrière un arbre que le vent avait déraciné. Son juron avait fait taire les autres qui s’étaient, eux aussi, plaqués au sol. Au bout du pré, juste devant la grange de Võllamäe, ils apercevaient des inconnus, le fusil à la main. Leurs cartouchières miroitant au soleil ne pouvaient laisser aucun doute sur leur identité. Deux autres débouchaient du coin de la grange.
     — Un ratissage !
     Ils dissimulèrent rapidement leurs provisions sous les branches de l’arbre déraciné.
     — On aura encore d’autres enterrements ! murmura Osvald.
     — Ça, ils blanchissent déjà les linceuls ; regardez-les se glander au soleil ! fit remarquer Leonard.
     Très calme, Värdi, derrière une butte, réglait la hausse de son œilleton.
     — Alors, on se paye une bonne fenaison ? demanda Tom.
     — T’es pas fou ! riposta nerveusement Taavi. Ils sont sûrement plus d’une poignée, attention à ne pas se faire encercler. Leonard, cours avertir au campement…
     Il plaça Tom pour protéger l’arrière ; Värdi et Osvald restèrent en place ; lui-même, pour mieux observer, escalada un sapin. L’envie le démangeait de jouer un sale tour aux Russes. Le vin qu’il avait bu était pour beaucoup dans cette excitation qu’il ne parvenait pas à dompter.
     Près de la grange stationnaient une dizaine de Russes ; plus loin, à travers les prés de Lepiku, avançait une ligne de soldats. Taavi dégringola de son arbre mais se figea sur la dernière branche : une soudaine agitation animait le groupe près du hangar ; avec de grands gestes, ils se dirigeaient tous vers le coteau, là où se trouvait le tombeau de Reku.
     — Eh les gars !
     — Alors quoi ? Ils déguerpissent oui ou non ? demanda Osvald.
     — Ils sont en train d’enfoncer leurs baïonnettes dans la tombe de Reku ; ils vont sans doute l’ouvrir.
     — Tu charries ?
     — Ces enfoirés, ils pourraient au moins le laisser tranquille dans son cercueil !
     Au même instant ils entendaient le cri du coq de bruyère, leur signal de reconnaissance ; avant même que l’un d’eux eût pu répondre, Leonard accourut, essoufflé.
     — Venez vite, les gens de Hiie sont dans les pattes du commando de choc. Il y en a toute une bande près de la grange, Ignas avait déjà les canons de fusil contre la poitrine et…
     — On y va ! l’interrompit Taavi.
     Tom, qui revenait juste, avait entendu la dernière phrase de Leonard. Il le saisit par les épaules, décomposé, la voix blanche.
     — Parle !
     Ils foncèrent tous vers Hiie ; Leonard entre deux foulées trébuchantes continuait ses bribes de récit :
     — J’arrivais à toute vitesse, et voilà que j’entends, près de la grange de Hiie, une femme qui appelait au secours. Vingt dieux ! Je me mets le nez au vent et qu’est-ce que je vois ? Hilda ! Elle devait engranger le foin avec Ignas. Je me planque derrière un buisson ; le cheval avait pris le mors aux dents et galopait dans le pré ; les cosaques avaient plaqué le patron et la fille contre le mur de la grange…
     — Assez de littérature ! Parle clairement ! s’énerva Tom.
     — Parle clairement, parle clairement ! Je ne suis pas un phonographe. C’est tout ce que j’avais à dire ; ils ont encadré ton vieux avec leurs flingues et ont décroché vers Hiie.
     En sautant de buisson en buisson, les cinq hommes traversèrent les prés de Hiie. Personne ! Le cheval gambadait en liberté, la charrette de foin penchait dangereusement le long de la grange. Taavi s’arrêta.
     — Chut !
     Des voix leur parvenaient de la grange : des appels étouffés de femme, entrecoupés de rires gras. Osvald, Tom et Värdi, en entendant ces cris, revoyaient la fameuse nuit d’automne à Matsu, les cadavres et les femmes violées. Perdant toute prudence, ils contournèrent d’un bond la grange.
     — Haut les mains !
     Le tableau qui s’offrait à eux ne différait guère en horreur de celui de Matsu. Hilda se débattait dans le foin, à demi déshabillée ; sa robe de coton s’était déchirée dans cette lutte inégale. August de Roosi maintenait sous ses genoux les bras levés de la jeune fille, tandis que le milicien, Reetal Rause, le pantalon baissé, couché sur Hilda, se préparait à la violer. Épouvantés, les deux hommes n’eurent que la force de se redresser, mains en l’air.
     Le premier réflexe des partisans aurait été de les descendre à bout portant si Tom ne les avait devancés pour se ruer sur les deux scélérats à coups de poing sur le visage, sur la nuque, sur les yeux, cognant au hasard.
     — Ne m’éborgne pas ! pleurnicha le vieil August. Moi je n’y suis pour rien !
     — Ah tu n’y es pour rien ! Ah tu n’y es pour rien ! répétait Tom, tandis que ses coups écrasaient le visage d’August. Avant même que le vieux pût cracher sa mâchoire, il l’empoigna et le jeta à terre. Ah vraiment tu n’y es pour rien ? Tu immobilisais les mains d’Hilda, espèce de monstre ! Où est mon père ? Qu’en avez-vous fait ? hurla-t-il à l’adresse du milicien, la crosse levée. De n’avoir pas encore démoli entièrement le visage du gorille redoublait sa fureur.
     — Attends ! Taavi arrêta son geste. On va s’occuper d’eux, regarde d’abord comment va Hilda.
     Le visage enfoui dans le foin, la jeune fille sanglotait hystériquement. Elle ne parut même pas s’apercevoir que Tom, hésitant et craintif, s’approchait d’elle pour la relever. Elle ne répondit à aucune de ses questions ; elle pouvait à peine respirer entre ses spasmes. Ils étaient intervenus à la dernière seconde ! D’un bond elle se leva, et sans regarder personne, disparut de la grange.
     — Hilda !
     — Laisse-la courir et se remettre un peu ! lui conseilla Taavi.
     — On ne lui a rien fait ! affirma précipitamment August. Rien du tout, parole d’honneur ! Rause est un vrai verrat, tout de suite prêt à saillir !…
     Reetal Rause sursauta légèrement. Sur son visage impassible, seules ses narines béantes palpitaient comme celles d’un animal effrayé. Toute sa bestialité s’était concentrée dans un rictus méchant.
     — Où est le patron ? lui demanda Taavi.
     — Ils l’ont raccompagné, mais pour le relâcher tout de suite ! répondit, à sa place, le vieil August, la bouche ensanglantée. Est-ce qu’on peut partir aussi maintenant ?
     — Oui ! Sous forme de cadavres !
     August s’essuya le front ; il devenait soudain loquace et agité. Les mots semblaient se bousculer sur ses lèvres tuméfiées.
     — Taavi de Sooserva, sois quand même humain ! Moi j’le dis ! Regarde, vieux comme je suis, je n’ai rien pu faire de mal ! On m’a emmené ici de force, j’le dis ! Je leur racontais seulement des blagues, comme un clown, le fusil en bandoulière, et cette charogne de Rause fonce droit sur la fille ! Alors moi, je suis venu l’empêcher. T’es pas fou ! que je lui ai dit…
     — Arrête tes bobards ! Tu la tenais ! trancha Tom, prêt à bondir de nouveau sur le vieux.
     — Laisse tes poings tranquilles ! le supplia August. Que voulais-tu que je fasse, moi, contre les ordres qu’il me donnait ! Il m’écrase de toute sa puissance et de sa carrure. Je ne pouvais tout de même pas me faire tuer ! Et ça j’l’ai dit à la demoiselle : ça ne te fera pas grand-chose… Croyez-moi, les gars, j’ai toujours tout fait pour vous défendre ! Toujours ! Parole d’honneur et amen…
     Il se mit à ramper en direction de la sortie.
     — Reste les mains en l’air ! lui ordonna Osvald. Alors, on les liquide ici ?
     — Non, dans le marais, décida Taavi. Ici, les coups de feu donneraient l’éveil. Tom, ramasse les armes et la casquette du milicien.
     Tom décocha dans les côtes de Reetal Rause un coup de pied qui l’envoya s’écraser face contre terre, les pantalons toujours sur les talons. Värdi, avec une branche flexible de bouleau, se mit à lui cingler les jambes et les cuisses.
     — Alors, comme ça, enfant de putain, on perd son froc ? Rause, sous la grêle de coups, se tordait au sol.
     À bout de forces, Värdi se tourna vers August.
     — Tiens, prends ça ! Il lui tendit la badine. Voyant que le vieux le regardait interloqué, il vociféra : Alors, espèce de vermine, il faut te faire un dessin ?
     August hésita un instant, regardant cette sorte de gourdin qu’il tenait en main, mais après un bon coup de crosse dans les épaules, il lui devint lumineux que, pour sauvegarder sa vie, il n’avait plus qu’à cogner à son tour.
     Le petit groupe se mit en route vers la forêt. August, dans ces périodes difficiles, avait tout fait pour éviter une balle dans la nuque, pour éviter la pendaison, une fois la situation changée, pour éviter de moisir trop longtemps en prison, et voilà que maintenant, à deux pas d’ici, on allait le descendre ! Et par la faute de qui ? De ce goret de Reetal Rause ! Lui, il était seulement resté pour voir si le milicien assommerait Hilda, comme il le faisait chaque fois qu’il violait une fille ; mais non ! Il avait fallu que le gorille l’appelât à son aide, en lui promettant de faire part à deux, et lui, la tête encore chaude de vodka avalée avant le ratissage, avait maintenu la fille comme il maintenait autrefois les animaux qu’il castrait !
     Le vieil August crachait du sang, ses gencives étaient toutes défoncées ; quel tordu que ce milicien ! Il le regardait trébucher devant lui avec son pantalon baissé qui le faisait se dandiner comme un canard ; Rause se prit même les pieds dedans et s’écroula ; August s’empressa alors de le relever à grands coups de trique. Au début, il avait eu du mal à s’y faire, mais maintenant, plus la forêt approchait et plus il redoublait de coups.
     — Saloperie de violeur de bergères ! Tout de suite à sauter sur le chignon des filles ! Tu n’as pas eu assez de ma fille, non, et de toutes celles que je t’ai vu violer quand tu me forçais à participer à tes atrocités ? Boucher de chrétien !
     — Allez ! Plus fort ! Le bossu l’encourageait à coups de crosse dans les reins. Plus fort, je te dis ! C’est la perspective de clamser qui t’amollit les bras ? 
     August courait comme un dératé autour du milicien, faisant tournoyer son bâton qui le marquait de longues estafilades écarlates ; l’homme gémissait de douleur, lui lançait des bordées d’injures, les mains toujours derrière la nuque ; August frappait avec la force du désespoir : encore quelques pas et c’était la forêt, la mort !
     — Vous ne pouvez pas l’arrêter, cette espèce d’encorné ? les supplia le milicien.
     — On ne veut pas le priver de sa dernière joie ! rétorqua Taavi. Une fois en enfer, vous vous arrangerez entre vous !
     — Taavi de Sooserva, sois clément ! implorait maintenant August, la gorge nouée de peur. Montre-toi humain, je te le…
     — Est-ce que tu étais humain, toi ? Et ta fille, est-ce qu’elle était humaine ? Qui a tué mes enfants, peux-tu me le dire ? Sais-tu que c’est elle qui a livré aux Russes plus de cinquante personnes, et entre autres ma femme et mon fils ? Dis-moi, peux-tu me dire qui a brisé notre vie, notre liberté ? Les rouges, ta fille, toi et tous les collabos de ton espèce ! Qui a jamais eu pitié de moi ? Qui aura pitié de moi plus tard ? Peux-tu me répondre ? Qu’est-ce que ça veut dire la pitié ?
     Arrivé dans la forêt, August sentit que ses forces l’abandonnaient. Il continuait à frapper le milicien, mais lui-même chancelait et trébuchait ; sa bouche était sèche, tuméfiée. Osvald avait devancé le groupe pour éclaircir le chemin ; Tom et Leonard surveillaient de chaque côté ; ils avançaient en lisière de bois, longeant les prés en direction du marais. August savait que les sections de choc étaient maintenant reparties à Kalgina. Il ne pouvait plus espérer l’aide de personne.
     À la hauteur des prés de Võllamäe, tout le monde se regroupa. 
     — On va les balader longtemps ? ronchonna le bossu.
     August rouait de coups de pied son compagnon. 
     — Satanée ordure ! C’est de ta faute tout ça ! jurait le vieux en pleurant de détresse. Je t’ai pourtant assez rabâché de laisser tranquilles toutes les bergères et les filles des environs ! Combien de fois je t’ai vu les humilier devant moi ! On devrait couper ta sale verge de taureau, ça, j’te dis ! De ma propre main je devrais t’arracher les grelots pour que tu n’empoisonnes plus personne avec ton sang de pourriture ! Les hommes s’arrêtèrent autour du milicien qui était à nouveau tombé et accablait de menaces et d’injures le vieil August.
     — Attache-le ! ordonna Taavi.
     — Moi, l’attacher ? Et avec quoi ?
     — Débrouille-toi, mais fais vite.
     August tira la ceinture de sa cartouchière et attacha à un arbre les mains du milicien toujours étendu sur le dos, puis, avec les racines souples de jeunes pins qu’il déracina, essaya de lier les pieds du prisonnier ; mais la tâche n’était pas aisée : bien que son pantalon lui entravât les jambes, le milicien parvenait à décocher des ruades, avec ses bottes cloutées, dans les mollets et les côtes du vieil August.
     — Aidez-moi donc, bonnes gens ! pleurnicha le vieux ! Les autres ricanèrent ; Värdi s’approcha, la crosse levée.
     Ramassant ses dernières forces, August, après avoir arraché le pantalon du milicien, réussit à lui coincer un pied sous son bras ; il essayait de l’attacher à une grosse racine de pin sortie de terre ; essoufflé, chancelant sous les coups reçus, il s’acharnait tant et si bien qu’il parvint à l’immobiliser. Tout courbatu, il se mit à lutter avec la deuxième botte qui continuait à le frapper comme un sabot de cheval ; August sentait la colère le gagner : un bon coup de poing dans les parties et le milicien ne bougea plus. Tremblant encore de cette lutte démesurée, il se redressa : Reetal Rause, jambes écartées, était solidement attaché aux racines.
     — Tu as ton couteau ? lui demanda Taavi.
     — Mon couteau ? Oui… je l’ai ! le vieux hésitait, le visage pâle, couvert de sueur.
     — Je te prends au mot !…. Coupe-les-lui !
     August regarda les hommes, les uns après les autres, sans oser comprendre. Il sortit son couteau à la pointe recourbée, en contemplant ce colosse étendu qui renâclait farouchement, dénudé jusqu’au nombril.
     — Alors, tu n’as pas compris ? lui cria le bossu en lui bourrant les omoplates de nouveaux coups de crosse.
     August de Roosi, le castreur de porcs, ôta son veston et retroussa ses manches ; comme dans un rêve, il s’assit à califourchon sur le ventre du milicien.
     — Au secours, à l’aide ! Bande d’assassins ! hurla Reetal Rause. Son torse se redressait dans un effort surhumain lorsqu’il sentit la main d’August lui saisir les testicules.
     — Inutile de te débattre, enfoiré ! haleta le vieux. Si mon couteau glisse, en moins de deux il ne te restera plus rien entre les jambes. Ne hurle pas, charogne !
     — Fourrez-lui au moins quelque chose dans la bouche, ça me fait mal de l’entendre s’égosiller !
     — As-tu perdu la raison de beugler comme ça ? demanda-t-il gravement en se retournant vers le milicien. Tu ne comprends donc pas que mon couteau peut dévier et te couper une veine, imbécile ?
     August avait l’impression que son cerveau se dédoublait. Quelle situation ! Il lui fallait lutter avec le milicien comme avec un animal de qui dépendrait sa propre peau. Et pensez-vous que les partisans allaient l’aider, non ? Et le milicien lui-même qui se montrait aussi peu compréhensif qu’un vieux taureau ou qu’un vieux verrat. Mais écoutez-le crier, hurler ! Ma parole, il avait l’air de croire qu’August ne connaissait pas son métier ! Oui, il vaudrait mieux ne pas faire ça sur un homme, même s’il s’agissait de Reetal Rause ! Mais, après tout, c’était un service à rendre à l’humanité ; combien de jeunes filles n’avait-il pas violées et tuées à coup sûr !
     — Si seulement j’avais mes tenailles roupies à blanc pour lui pincer les veines ! Oui, c’est tout de même plus difficile de castrer un homme qu’un cochon !
     Le rugissement de Reetal Rause fit trembler la forêt, puis ce fut le silence, un silence inquiétant, tandis qu’August se relevait, les mains trempées de sang. En détachant l’homme, il eut envie de vomir. Le milicien, le visage cadavérique, déchira sa chemise et s’efforça, le corps tremblant, d’arrêter le sang.
     August regarda autour de lui : il n’y avait plus personne ; il lui semblait se réveiller de son cauchemar et qu’il n’y avait jamais eu de partisans ; mais les gémissements du colosse, le couteau ensanglanté qu’il tenait encore, attestaient qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. August se mit à courir vers le village, des ombres dansant devant ses yeux.
     
     * * *
     
     August était, lui aussi, libre comme l’air depuis quinze jours, mais, vieux comme il l’était, cette liberté lui pesait bien plus qu’à ces jeunes loups de partisans. 
     On le laissait à l’écart ; les forêts elles-mêmes ne voulaient pas de lui et, à la mairie, on le guettait pour l’envoyer faire son dernier voyage. 
     Le premier soir, il s’était précipité chez lui pour se munir de provisions, mais, dans son affolement, n’avait presque rien emporté.
     August savait que l’heure du règlement de comptes allait sonner, le camarade Turban le lui avait déjà affirmé avant le ratissage général qui n’était, en fait, qu’un prélude ; Marta aussi avait fait allusion à ce proche événement.
     Ainsi sa propre fille avait envoyé à la mort plus de cinquante personnes ! Et combien dans les camps d’esclavage ! Grand Dieu ! Pourquoi ? Quelle clémence pouvait-il encore espérer, lui, August de Roosi ? Une balle dans la nuque ou la pendaison, mains liées derrière le dos par un morceau de barbelé, voilà ce qui l’attendait. Un tel crime perpétré par la main d’une femme n’entraînait pas seulement le châtiment jusqu’à la troisième ou quatrième génération, mais annonçait la destruction de toute la souche. Ici, plus de marchandages ni de suppliques possibles.
     August se réfugiait au plus profond des forêts, mangeait des myrtilles, déterrait le soir des pommes de terre ou cueillait dans les champs des cosses de petits pois. Parfois, à la faveur de la nuit, il s’aventurait dans les pâtures pour traire une vache dans une vieille boîte à conserve rouillée. Une telle vie ne pouvait durer, il le savait. Pourtant, lorsque la voix du destin se fit entendre, il ne s’y attendait pas.
     Il était couché dans un champ de petits pois, du côté de Matsu, fusil sous le bras, grignotant sa maigre pitance, lorsque la première section de Russes, commandée par ses propres camarades de commando, arriva jusqu’à lui.
     Il faisait déjà si noir qu’il avait du mal à les identifier. Sans doute venaient-ils directement de Roosi ou de Kalgina, longeant les forêts en direction de Kadapiku. Ce qui stupéfia le plus August, ce fut de les voir s’approcher maintenant des forêts menaçantes : c’était l’indice qu’il devait en ce moment se dérouler d’importantes opérations.
     Avant d’avoir pu bouger, il entendit un nouveau groupe approcher, le martèlement sourd des bottes et le faible cliquetis des armes. Le souffle coupé, il se pelotonna pour laisser les soldats défiler devant lui sans le voir. Le vent caressait doucement les champs, faisant frissonner les feuilles des trembles. Les nuages d’or rouge du couchant se délayaient en cendres sanglantes.
     August bondit dans la forêt. Ses pieds avaient brusquement retrouvé l’agilité de la jeunesse ; il savait pourtant que Reetal Rause ne pouvait être parmi les assaillants, mais il redoutait que ce dernier ne vînt le relancer ; il entendait encore les hurlements du colosse.
     Il jeta son fusil dans un buisson ; il eût été incapable de s’en servir, même en cas de danger ! Une idée l’incitait à progresser rapidement d’arbre en arbre : il devait avertir les partisans ! August ne les considérait pas comme ses ennemis ; bien sûr ils lui avaient tourné le dos avec dégoût, mais peu importait leur haine ! De sa vie, August n’avait pu s’asseoir aux festins des riches et il savait, trop tard hélas, que c’était l’existence obscure d’un insecte sur son brin de fumier qui présentait, en fin de compte, le moins de dangers.
     Les épaules voûtées, il s’enfonça encore plus loin dans la forêt. Il pourrait rejoindre les partisans avant que les assaillants ne le fassent ; d’ailleurs ces derniers ne commenceraient pas le ratissage pendant la nuit. Mais soudain il s’arrêta : il ignorait où se cachaient les hommes ! Il devait retourner au village chercher Ignas, lui seul pouvait en ce moment l’aider. Traversant le village en courant, August tomba en plein sur les Russes, à la hauteur de la cour de Kadapiku. Il se baissa derrière le mur bas et s’efforça de progresser au fond du fossé desséché pour s’éloigner des soldats. Il avançait, centimètre par centimètre, lorsque devant lui il entendit de nouveaux chuchotements russes ; il s’était donc précipité dans la gueule du loup ! Les soldats encerclaient tous les bâtiments de Kadapiku.
     Au même instant la porte de la ferme grinça ; l’esprit tendu, August regarda par-dessus la clôture de pierre ; il fallait les prévenir ! Déjà sa bouche s’ouvrait pour le faire, mais personne ne sortit : on lâchait juste le chien dans la cour. L’animal descendit les marches et sauta en l’air en aboyant de panique, comme s’il se heurtait à quelque mur invisible. Il se tut et dévora quelque chose sur l’herbe. « C’est la mort qu’il avale », pensa August.
     En effet, après avoir englouti le morceau de viande, le chien cessa de gronder. Avec des jappements plaintifs, il s’efforçait d’échapper aux soldats qui maintenant affluaient dans la cour ; on entendit le coup mat d’une crosse de fusil qui s’abattait et la plainte lugubre du chien parmi le rire des soldats.
     Discrètement on donna l’ordre de lever les mains à Paavel qui venait d’apparaître sur le seuil, pieds nus, en chemise. August l’entendait chevroter de peur.
     — Où se cachent les bandits ? lui demanda-t-on en estonien, au moment où Sessi, la femme de Paavel, le rejoignait. Elle sortait de son lit, un manteau jeté sur les épaules ; contrairement à son mari, elle se mit à attaquer les assaillants, forte de son bon droit ; on la poussa jusqu’au bas des marches avec ordre de se taire ; par ses cris elle voulait avertir les fugitifs, hein ? Les soldats firent sortir dans la cour les six petits enfants du couple ; la mère prit dans ses bras le plus jeune qui se mettait à hurler, les autres, tout tremblants, n’osaient ouvrir la bouche.
     — Où sont les hommes des forêts ? demanda-t-on aux enfants. Où sont les bandits que vous allez ravitailler ?
     — Jamais mes enfants n’ont porté quoi que ce soit à quiconque ! riposta Sessi. Ils n’osent même pas aller dans la forêt ! Qu’est-ce que vous nous voulez ?
     — Habillez les enfants et suivez-nous ! August reconnaissait la voix du chef de commando de choc.
     — Où ça ? pleurnicha Paavel. Nous n’avons rien fait de mal !
     — Mais vous portez à manger aux partisans ?
     — Dieu m’en garde ! rétorqua Sessi. Nous ne leur avons rien porté du tout ; c’est déjà bien rare que les enfants puissent se remplir correctement le ventre ! Où devons-nous aller ? La voix de cette petite femme maigrichonne, mais si courageuse, restait calme.
     — Conduisez-nous dans le repaire des bandits. Si vous ne le faites pas, ce sont les enfants qui le feront.
     August se mit à bouger lentement comme s’il réalisait enfin qu’il existait. Par-dessus le mur de pierres, il pouvait voir les soldats envahir la maison, les dépendances, fouiller le moindre buisson de groseillier.
     D’un bond, sans même se rendre compte de ce qu’il faisait, August sortit du fossé et courut vers la forêt, comprenant en même temps la faute qu’il commettait.
     — Stoi ! Stoi ! Une rafale crépita, puis ce fut le silence comme si toute vie humaine avait disparu.
     August s’était écroulé dans les fourrés ; sa tête heurta un arbre, il sentit ses reins écrasés par la chute d’un autre tronc. Il essaya de se lever, mais l’arbre l’aplatissait au sol, lui faisant tellement mal qu’il n’avait plus la force d’esquisser un mouvement pour se dégager. Un gémissement monta de sa gorge : il était blessé. Ne voulant pas y croire, il tâta le bas de son corps : aucun arbre ne s’était abattu, mais du sang tiède coulait le long de ses jambes ; de souffrance, ses doigts se crispèrent dans la terre. La salve l’avait atteint aux cuisses et au bas-ventre.
     Des ombres noires se penchèrent alors sur lui ; au lieu de lui donner des coups de crosse, on le releva et August de Roosi sortit de la forêt, escorté de ses anciens amis.
     
     * * *
     
     Ignas et son fils dételèrent le cheval et, au lieu de prendre un repos bien gagné, se mirent à rafistoler la palissade qu’ils avaient dû abattre pour rentrer le foin dans la grange.
     — Laisse, je vais le faire, ne te fatigue pas ! lui conseilla Ignas. Souffle un peu, tu t’es tellement escrimé toute la journée avec la fourche !
     — Oh ! J’ai l’habitude… Le jeune homme avait brusquement pitié de son père, en voyant ce corps voûté, ces cheveux gris et clairsemés sur le vaste front brûlé de soleil ; en deux ans, son père semblait en avoir vieilli de dix ! Dans un brusque accès de tendresse, Tom aurait voulu que son père s’assît et se reposât ; il réparerait tout seul la palissade ! Mais le vieux n’y consentirait jamais, il le savait. Tom se sentait bouleversé d’affection ; il était à l’âge où l’on s’aperçoit que ses parents sont aussi des hommes. Il avait fermement décidé de passer la nuit dans la grange, auprès de son père, et de l’aider, aux premières rosées du matin ; aussi ne raccompagna-t-il pas Hilda lorsqu’elle vint leur apporter, en plus du souper, un pichet de lait encore tiède. C’était pourtant une tentation bien séduisante de se promener avec la jeune fille à travers les rejets d’herbe mouillée ; bientôt la nuit allait s’éclaircir d’un brouillard laiteux, les grenouilles mêleraient leur coassement au crissement des sauterelles et des grillons.
     Le fils et le père s’étaient assis sur l’herbe, devant la grange, pour manger, et se passaient le pichet à tour de rôle ; ils découpaient leur viande sur un bout de planche ; non loin d’eux, entre les osiers, broutait le cheval.
     — Voilà bien longtemps que nous n’avions pas mangé ensemble à la même table ! remarqua Ignas, enjoué.
     — Ça oui, reconnut Tom ; mais il savait que la réflexion de son père n’était pas aussi enjouée qu’elle le paraissait. J’ai l’intention de passer la nuit ici, sinon demain matin j’arriverai trop tard ! Je veux t’aider à remonter la palissade ! Voyant que son père faisait la grimace, il ajouta : Impossible de dormir dans le blockhaus avec les hommes qui travaillent à grand bruit toute la nuit ; ici, personne ne viendra nous déranger.
     — Bon ! Mais ne te plains pas ensuite d’avoir fait une bêtise ; tu es en âge de savoir ce que tu fais !
     Ignas noua dans la serviette les reliefs du repas et grimpa dans le fenil ; le foin craquait, encore chaud de soleil ; que c’était bon de s’y jeter, les membres las ! Tom glissa ses cartouchières sous sa tête et déposa son fusil à portée de sa main. Ne parvenant pas à s’assoupir, il continuait à contempler le ciel à travers le triangle de la lucarne. Comme il avait peu discuté avec son père ces dernières années, alors qu’il avait tant de choses à dire !
     C’était Ignas, ce jour-là, qui éprouvait le besoin de parler, les mains croisées derrière la nuque :
     — Que va-t-il advenir de nous ? Les années passent et la tenaille se resserre : la résistance sera brisée, le peuple réduit à la mendicité ; pour nous la fin ne tardera guère, mais ailleurs ? Si ça continue, accepter le communisme ne pourra même plus sauver notre peuple. Maintenant que la puissance russe a jeté des bases solides, les gens commencent à le comprendre !
     — Ce sera bientôt la fin ? Que veux-tu dire par là ?
     Ignas se tut un instant avant de répondre :
     — Oui, la fin est aisément prévisible ; une pierre qui roule ne peut s’arrêter à mi-pente. Lorsque Ilme est revenue, portant son enfant mort, j’ai compris que nul ne pourrait plus nous sauver — nous, les vieux. Toi, Taavi et les autres, vous avez encore pieds et mains libres, vous pourrez résister. Les hivers sont rudes, les étés, passe encore, mais plus les jours avancent et plus la solution est proche pour tous : la mort pour les uns, la lutte pour les autres, la liberté dans les deux cas !
     Ignas continuait à parler lentement, cherchant parfois ses mots qui ne parvenaient pas à traduire la pensée trop brûlante.
     — Pourquoi sommes-nous restés petits parmi les grandes puissances ? Est-ce par manque de volonté, par dégoût de vivre ? Non ! Il n’y a pas assez d’imbéciles parmi nous pour transformer, dans leur esprit débile, notre peuple en troupeau ! Mais à quoi bon, maintenant, que notre esprit soit demeuré sain ? À quoi sert l’esprit d’un petit peuple lorsque déferle sur lui un flot stupide qui le roule dans la boue ? Où va le monde dans de telles conditions ? La terre entière est en train de devenir insensée ; on ne peut empêcher les imbéciles de procréer ! Nous, les parents, avons pu gagner pour vous la liberté ; avec vous nous l’avons défendue, avec vous nous l’avons perdue.
     Ignas se tut, la tête encore lourde de ces sombres pensées ; mais son cœur était soulagé. Advienne que pourra ! Lui ne pouvait plus être utile à grand-chose ! En écoutant la respiration de son fils endormi, il croisa ses mains calleuses et pria longuement. Il demanda à Dieu, pour son peuple, des jours meilleurs, ensoleillés, des jours de travail joyeux et de chants. Non, Ignas ne priait ni pour lui, ni pour les siens ; il priait pour la terre entière.
     Il se réveilla en sursaut ; un instant il demeura figé, comme si les pleurs d’enfant qu’il entendait appartenaient encore à son rêve. Dehors l’aube déchirait la nuit ; près de la grange, les bruits nocturnes avaient déjà fait place au chant des oiseaux. Son fils, près de lui, dormait comme un bienheureux, la tête et les épaules musclées ensevelies sous le foin qui montait et descendait au rythme de son souffle.
     Brusquement Ignas se redressa : plus de doute possible, un enfant pleurait dans les prés. Parfois les cris lui parvenaient distinctement, parfois le vent balayait la voix ou l’éloignement la feutrait. Aussi vite que ses membres ankylosés le lui permettaient, il se rua sur l’ouverture à deux battants de la grange et scruta les buissons nimbés de brouillard.
     Il allait sauter au sol pour aller en direction de la voix lorsqu’il entendît des bribes de phrases ; sa main, appuyée contre le mur de planche, dérapa ; on parlait russe ! Le cheval s’ébrouait près de la grange ; vite Ignas secoua son fils par les épaules ; le jeune homme se réveilla en le regardant droit dans les yeux, par un réflexe de maquisard.
     — Les Russes ! Ils ont sans doute encerclé la grange ! Tom empoigna son arme.
     — Où ? Combien sont-ils ? On va essayer d’en sortir !
     — Attends un peu ! chuchota le vieux, épiant par les fentes de la cloison. Le cheval s’approchait toujours, tournant anxieusement la tête de tous côtés. Attends ! On va d’abord voir par où on peut se sauver.
     Tom allait d’un mur à l’autre pour surveiller les buissons. Le vieil Ignas saisit alors la bride et sortit précipitamment de la grange ; le cheval s’approcha de lui et, en soufflant, glissa ses naseaux sous le bras de son maître. Au même instant Ignas distingua sous la nappe de brouillard les pieds d’un homme qui avançait lentement.
     — Tom ! chuchota le vieux.
     Quand ce dernier l’eut rejoint, le torse de l’homme commençait à émerger du brouillard.
     — Qui est-ce ? Il n’a pas d’arme ! murmura le garçon en pointant son revolver sur l’arrivant.
     — Ne tire surtout pas !
     La silhouette approchait en titubant, les bras écartés pour se tenir en équilibre, traînant les pieds ; elle s’arrêtait par instant, et une convulsion de douleur la pliait en deux.
     Tom se recula à l’abri du mur, l’œil rivé à un interstice, le revolver en direction de l’homme qui continuait à avancer. C’était August, tête nue, tout dépenaillé. Ils pouvaient maintenant distinguer que l’homme chancelant tenait à la main une grenade ; chacun de ses pas le faisait crier ; il s’arrêta à une dizaine de mètres de la grange, le visage déformé de douleur, déjà creusé d’ombre,
     Lorsque Ignas avança de quelques pas vers lui, August le supplia dans un râle :
     — Hiie, ne viens pas ! On m’a envoyé te tuer. Me voilà criblé de balles… Mais la mort n’a pas pitié de moi ! Metsaoti est envahi de Russes ; partout ! Ceux de Kadapiku, on les a déjà embarqués hier soir… Mais qu’est-ce que tu fous à me contempler ? Saute sur ton cheval et galope ! Tu arriveras peut-être encore à te sauver ! Je te dis : fais vite, c’est la fin ! Toute la région sera rasée aujourd’hui ! Vite, vite ! Galope par les prés de Lepiku, c’est une chance à tenter, dépêche-toi ! !… Vite, sauve-toi !
     August fit demi-tour et retourna sur ses pas ; il trébuchait ; regardant en arrière il lança d’une voix désespérée :
     — Hiie ! Par Dieu, saute sur ton cheval ! Plus vite ! Mais qu’est-ce que tu attends ? Il hurlait, à genoux, les mains levées pour prendre le ciel à témoin.
     — Tom ! chuchota Ignas, Tom !
     August s’était pelotonné sur lui-même ; ses gémissements parvenaient jusqu’à la grange. Il se redressa brusquement et cria vers le ciel :
     — August le bouffon était aussi un Estonien ! La grenade éclata.
     À grand-peine, Ignas s’efforçait de contenir le cheval qui s’était dressé sur ses sabots postérieurs. Parmi les buissons, le nuage bleuté de l’explosion se dissolvait dans la brume laiteuse qui maintenant recouvrait un cadavre.
     Les deux hommes restèrent muets. Chaque seconde de perdue diminuait leurs chances de survie, ils le savaient.
     — Viens ! déclara le vieux. Donne-moi ton fusil et monte sur le cheval. Tu as entendu ? On peut encore se sauver du côté de Lepiku.
     — Non ! C’est à toi de le faire ! Moi, j’arriverai bien à courir ! Il percevait distinctement les voix russes dans les prés de Võllamäe, la déflagration leur avait donné l’éveil ; en même temps il entendait ces étranges pleurs d’enfant ; le brouillard s’emplissait de silhouettes mouvantes : les attaquants avançaient ! Tom sauta hors de la grange.
     — Père, ils viennent !
     — Saute à cheval ! ordonna brutalement le vieux en arrachant le fusil des mains de son fils. Garde le revolver, moi je n’en ai pas l’habitude…
     — Non ! C’est toi qui vas l’enfourcher… Dépêche-toi !
     Le vieillard se mit en colère, empoignant son fils par la chemise :
     — Vas-tu écouter les paroles de ton père, oui ou non ? File dans le marais, amène du renfort !
     Tom bondit sur le cheval. Comme Ignas lui jetait les rênes, les assaillants ouvraient le feu. Les balles sifflaient, quelques-unes éclatèrent dans les poutres de la grange. Des balles explosives ! pensa Tom en un éclair. De peur, le cheval se cabrait de nouveau.
     — Va et… sois un homme ! prononça Ignas. Il déchargea en même temps son fusil en direction des assaillants, faisant ainsi s’emballer l’animal. Tom jeta un dernier regard en arrière : son père s’était déjà réfugié derrière l’angle de la grange. Alors il ne fit plus attention qu’à sa chevauchée, car les balles s’écrasaient à deux pas, dans les buissons.
     Ignas visait les silhouettes dans le brouillard ; il devait concentrer l’attention des Russes sur la grange, jusqu’à ce que son fils se fût éloigné. Il avait le cœur étrangement léger, l’esprit tranquille. Le brouillard continuait à monter ; les soldats s’étaient postés derrière les buissons.
     Ils devaient maintenant encercler toute la grange, plus le temps de s’enfuir sur les traces de son fils ! D’ailleurs Ignas n’avait même plus envie de le faire ; cette grange à demi pleine de foin, qu’il avait construite de ses propres mains, était comme un ami fidèle que l’on ne peut abandonner. Il revoyait l’exode de sa famille quittant Hiie devant les Russes ; à quoi cela leur avait-il servi ? Non ! Partir maintenant d’ici serait tout aussi inutile. Et puis, Tom arriverait à joindre les partisans quelque part aux environs, on lui porterait secours ! Si la bataille finale devait avoir lieu, il voulait s’y trouver. August avait dit : tout le village ; alors, Reet aussi ? Et Linda ! Tout le monde ! Le règlement de comptes général ! Il devait en être ainsi, car tout près gisait le cadavre d’August ; un peu plus loin dormait Reku.
     Il planait un silence inquiétant. Ignas contourna la grange, fusil à la hanche, cartouchières sur l’épaule, écoutant, regardant partout. Derrière les forêts encore cachées de brume, le soleil se préparait à surgir en clairs rayons. Ignas grimpa jusqu’à l’ouverture du premier étage.
     Un spectacle inattendu s’offrit alors à ses yeux. Sous la nappe de brouillard s’avançait une rangée d’enfants, six pauvres gosses ; la tête du plus grand d’entre eux touchait à peine la nappe de brume qui semblait les abriter tous comme un toit. Ils allaient en titubant sous le brouillard ; derrière leur dos, une voix menaçante les faisait se resserrer peureusement.
     Ignas s’abrita les yeux pour mieux voir : les enfants de Paavel et de Sessi de Kadapiku s’approchaient de la grange ; le plus jeune marchait à peine, le plus vieux n’était pas encore en âge d’être berger ; derrière eux rampaient les Russes.
     Dans sa longue vie, Ignas avait vu bien des horreurs, mais ce qu’il apercevait maintenant les dépassait toutes en atrocité et le faisait trembler de colère. Son esprit encore glacé de stupeur montait vers Dieu : « Regarde ! C’est Toi qui permets une chose pareille ? »
     Les enfants étaient si proches maintenant qu’il pouvait, sur chaque visage, lire la peur qui s’y reflétait. Il entendait les sanglots des deux plus jeunes, voyait leur démarche d’automate ; mais il apercevait aussi les armes russes derrière eux. Ignas leva son fusil et visa les soldats qui rampaient sur les pas du plus jeune. Ses mains tremblaient, tant son cœur se révoltait.
     Soudain les enfants s’arrêtèrent et se mirent à courir entre les buissons ; les plus jeunes poussaient des cris de frayeur : ils avaient atteint le cadavre déchiqueté d’August. Ignas fit feu le premier, les soldats n’étant plus protégés ; trois sur six restèrent cloués au sol, les autres plongèrent dans les buissons. Tout autour de la grange éclataient maintenant les coups de fusil et de revolver ; une mitraillette cracha sa rafale derrière le premier buisson. Ignas ne voyait plus rien, il avait retrouvé l’excitation du combat.
     Lorsqu’il sentit une forte odeur de brûlé, il se retourna pour la première fois depuis le début de l’attaque. Tout le toit était en flammes ; de l’immense meule de foin montaient de larges spirales de fumée déjà traversées de langues de feu. Leur sifflement redoubla, le foin s’embrasa d’un océan mugissant de flammes. Ignas n’en fut même pas effrayé, bien au contraire. Une grande paix emplissait son cœur. Bientôt tout serait terminé !


XVI

     Le vieux sourd-muet Aadu était dépassé par les événements qui actuellement submergeaient Hiie. En fait, c’était depuis des années déjà qu’il n’arrivait plus à rien comprendre. Bien trop de faits étranges s’étaient infiltrés jusqu’ici, dans ces forêts tranquilles, en passant par Haru et Kalgina. Que, dans la ferme, le travail se fasse autrement que depuis des dizaines d’années, passe encore, on s’y habituait ! Même les machines qui faisaient office de chevaux n’avaient plus leur aspect effrayant du début !
     Mais qu’ils étaient loin ces temps heureux où Aadu cheminait de village en village, appuyé sur son solide gourdin, pour marchander ses cuillères en bois ou ses beurriers sculptés. Il était alors satisfait du train du monde ; les automobiles l’effarouchaient bien un peu au détour des routes, mais on pouvait encore se promener, regarder autour de soi ; les hommes avaient encore le droit de vivre !
     Et voilà que maintenant, et depuis des années déjà, Aadu n’osait plus sortir de la ferme. C’est que, Dieu du ciel, le monde était tout bonnement devenu fou ! Pas mèche de savoir maintenant qui sortait ou entrait par le portail, où allaient les gens, combien de temps ils seraient absents : encore heureux s’ils revenaient ! Le visage des hommes s’était renfrogné, leurs épaules tressaillaient pour un rien, comme des voleurs ; leurs mains tremblaient, même en plein travail. Tout ça, c’était la faute au monde qui était devenu comme cinglé ; aux gens qui se ruaient sur les chemins avec des machines effroyables à la lueur pourprée des brasiers, à ces soldats puants qui, dans l’obscurité, épiaient le sommeil d’Aadu !
     Et voilà-t-il pas qu’Aadu avait pris peur du noir, comme un gosse ! Chaque soir il fermait la trappe de son grenier, se réveillait pour vérifier si le crochet était toujours bien en place. Une nuit, il avait trouvé la trappe ouverte ; de peur, le sang avait bourdonné dans ses oreilles. Tremblant des quatre membres sur sa paillasse, il s’était enfoui la tête sous la peau de mouton. Depuis lors, il avait même perdu confiance en lui ; ses nuits n’étaient plus que luttes contre les fantômes, ses jours, qu’agitation anxieuse d’un coin de la cour à l’autre, accompagnée de grognements d’excitation.
     Il devait aller quelque part, et au plus vite ! Mais son cerveau s’embrouillait et ne pouvait déjà plus lui indiquer le chemin. Que de fois il restait planté devant le portail de Hiie, son gourdin à la main, regardant tantôt vers Võllamäe, tantôt vers Kalgina ou parfois plus loin, vers les arrière-forêts de Metsaoti. Souvent il demeurait là des heures entières, tel un épouvantail à moineaux, puis filait à nouveau dans la cour comme s’il avait le diable aux trousses ; il se cachait alors du mieux possible entre les bâtisses.
     Un beau matin, en dégringolant de son perchoir, le vieil Aadu sentit la solitude l’attrister. Le soleil de la fin de l’été décolorait les cimes des forêts ; dans la cour, les poules picoraient à leur guise. Aadu s’accroupit au coin de l’étable en s’efforçant de réfléchir.
     L’inquiétude ne cessait de le tourmenter. Il se précipita sur le portail, mais soudain trop peureux pour s’en approcher, passa son humeur sur les poules qu’il chassa de la cour ; la poitrine oppressée, il se risqua enfin jusqu’à la porte et se pencha pour regarder. Il dut se frotter les yeux à plusieurs reprises : non, il n’avait pas la berlue ! Sur les plaines de Võllamäe patrouillaient, comme de gros troupeaux de rats, des paquets de silhouettes qui, en pleine lumière, se révélaient être des soldats.
     Suffoquant de peur, Aadu traversa la cour au galop, dépassa le clos et ne se retourna qu’arrivé au coin du sauna. Un nouveau rugissement sortit de ses poumons : juste au bout des étables, par-dessus les maisons de Lepiku, montait une colonne sombre de fumée rougeoyante qui voilait le soleil encore bas. Grelottant de partout, Aadu secouait la tête pour en chasser ce qui n’était peut-être qu’un mauvais rêve. Mais la fumée continuait à monter dans l’air tranquille du matin en larges spirales qui s’évasaient de plus en plus haut.
     Aadu essayait d’en évaluer la distance et la direction ; elle devait s’élever des prés de Metsaoti, sans doute la grange ! Ce ne pouvait être qu’une catastrophe ! À moins qu’Hilda en faisant du feu… Mais pourquoi si tôt le matin ? Au même moment il voyait la patronne sortir sur le seuil de la ferme, un grand châle enveloppant ses épaules ; une nouvelle apparition, celle d’Hilda à présent, qui le croisait en courant vers la patronne, et se jetait au cou de Reet. Aadu voyait la vieille femme caresser de sa main valide les cheveux ébouriffés de la jeune fille qui lui expliquait quelque chose en pleurant et en se tordant les mains. La patronne s’écroula. Tant de choses en si peu de temps, c’était beaucoup trop pour le vieil Aadu ! Toutes ces visions étaient pour lui comme une maladie incubée trop longtemps et qui jaillissait maintenant de son corps brûlé de fièvre. Sa tête n’avait plus un grain de lucidité. Il remarquait juste qu’Hilda se précipitait maintenant vers lui, le tirant par les mains. Réunissant leurs forces, ils traînèrent la patronne inanimée jusqu’à son lit dans l’arrière-chambre. C’est alors seulement qu’Aadu remarqua que son dos était glacé de sueur.
     La patronne gisait, presque immobile, le visage décomposé, la bouche tordue de paralysie. Il n’entendait pas que la vieille femme gémissait, mais il voyait Hilda lui déboutonner la veste et se mettre à lui frictionner les mains, les épaules et le cou. Un autre grognement d’effroi monta de la gorge d’Aadu : du sang coulait dans les cheveux de la malade qui s’était blessée dans sa chute.
     Cette vue libéra le sourd-muet de sa stupeur figée : tout son corps brûla d’excitation. Il revoyait maintenant les troupeaux de rats montant vers Võllamäe. Le sang et les soldats ! Cette double terreur, tapie au plus profond de lui, était inséparable. Le sang et les soldats et les armes et les machines sur les routes — tout avait pour lui une odeur de mort, et cette odeur-là, Aadu la flairait de loin.
     Il vit Hilda sortir en courant de la pièce. Aadu ne pouvait imaginer que le danger pût le suivre jusqu’ici, dans les maisons habitées par les hommes. Mais se sentir ainsi tout seul, passant de chambre en chambre, le tenaillait encore plus d’épouvante. Plus que jamais il aurait eu besoin de présence humaine, il se sentait abandonné comme un chien.
     Soudain ils furent là. Avec de grands gestes de bras et de gourdin. Aadu s’écarta de la fenêtre jusqu’à se cogner le dos au mur. Les visages des soldats approchaient toujours de la fenêtre ; le vieux se cacha les yeux dans les mains, mais la vision continuait. Fou de terreur, il bondit dans la cuisine, heurtant le montant de la porte, trébuchant sur le rebord, mais dès que son regard tomba sur la fenêtre de la cuisine, le même tableau d’épouvante l’attendait.
     S’enfuyant de nouveau à travers la chambre commune, il apercevait derrière chaque vitre des masques vivants qui grimaçaient devant ses yeux hagards, leurs mâchoires grinçantes, leurs yeux de fauves implacables emplis de menaces de mort.
     Lorsque Aadu se réfugia dans la chambre de la patronne, derrière son dos les soldats entraient dans la maison, armes au poing. Dépassant le lit de la malade, Aadu se rua vers la fenêtre, les yeux fixés sur les pommiers du verger. Tenant son bâton à bout de bras, il se jeta droit à travers les carreaux.
     Reet bougea lentement la tête ; des douleurs lui lancinaient le front ; lorsqu’elle y porta la main, ses doigts se tachèrent de sang ; que se passait-il donc ?
     Elle regarda Aadu qui se débattait à travers la fenêtre, engagé jusqu’à la taille dans les vitres brisées, ses jambes cognant le mur comme s’il espérait faire craquer la fenêtre. Un groupe de Russes vint extraire le sourd-muet de sa nasse et le traîna jusque dans la chambre commune. Ses hurlements gutturaux dominaient le martèlement mat des coups de crosse. Ses yeux chaviraient sous les sourcils broussailleux, exorbités, incapables de rien voir. Lorsqu’on l’eut tiré dans la cour, les hommes empoignèrent Reet.
     Leurs mains brutales la firent revenir à elle ; elle s’étonnait même de rester ainsi indifférente à tant de bestialité. La vision qui, tout à l’heure, l’avait anéantie sur le seuil continuait à ravager son âme. Elle avait la bouche râpeuse, sa blessure lui pesait sur le front comme un couvercle.
     — Brûlé vif ! Ses lèvres répétaient à mi-voix les mêmes mots. Mais qui ? Était-ce Ignas seul, ou Tom était-il avec lui et d’autres encore ? Brûlé vif ! Elle ne parvenait pas à comprendre. Elle revoyait seulement, au-dessus des forêts, monter la colonne de fumée, ce long cou noir de serpent qui obscurcissait le soleil matinal. Où était Hilda ?
     La voix des Russes lui crevait le tympan mais en même temps semblait glisser à côté d’elle, toute feutrée. Elle regardait la cour de Hiie avec les yeux d’une étrangère. Il y avait bien longtemps qu’elle avait imaginé cette scène, elle savait qu’elle aurait lieu. Elle apercevait les figures grimaçantes des soldats, parmi eux quelques regards apitoyés et humains, mais tout se fondait, se soudait en une masse unique, une grimace collective, atone : le visage de l’homme soviétique, le visage des soldats soviétiques, ravagé de souffrances, visage tué par la peur.
     Un camion stationnait près du portail ; Reet prit son bâton le long de la porte. Aurait-elle été capable de rester debout sans le soutien des soldats ? Ils se mirent à la traîner à travers la cour, mais, d’un geste brutal, la vieille femme écarta ses gardes. La tête haute, comme au temps de sa jeunesse, elle se mit lentement en marche vers le camion. Elle ne regardait rien, ni à droite, ni à gauche. De ce corps qui pouvait à peine se mouvoir émanait une fierté souveraine. « Qui êtes-vous, misérables qui m’entourez ? » semblait-elle demander, sans un mot, sans un regard.
     Reet de Hiie partait. Elle ne pouvait que deviner ce qui s’était passé, mais savait avec certitude que c’était la fin. Elle avait tellement supplié Dieu d’avoir la force de la supporter ! Elle était prête !
     
     * * *
     
     Lorsque les soldats avaient encerclé Hiie, Juhan de Matsu n’avait pas compris la totalité des événements. Il était sur le pas de la porte, les membres insensibles, la tête vide. Il avait vu s’élever la colonne de feu au-dessus des prés, Hilda se précipiter hors de la maison et, dissimulée par l’appentis à sécher le blé, courir à toutes jambes vers la forêt. C’est alors que, tout à coup, avait surgi des fossés la masse grise des soldats. Une partie, l’arme en avant, avait fait intrusion dans la cour de Lepiku, une autre dans les maisons de Hiie.
     Juhan avait passé une mauvaise nuit, ses membres lui faisaient mal : il s’était réveillé à plusieurs reprises et, inquiet, était sorti dans la cour. Les coups de feu, entendus la veille au soir au-dessous de Kadapiku, étaient cause de cette angoisse.
     La nouvelle de la mort d’Ebehard de Võllamäe et le bruit de plusieurs rafles l’avaient fait éternuer dans sa barbe comme s’il avait attrapé le rhume des foins. Fends la bûche ! Juhan de Matsu n’était pas un lapin ! Il n’avait pas peur de ce troupeau qui entourait la mairie, ni du milicien, ni même de la NKVD. Il les dominait comme il dominait un ver de terre. Il avait assez de courage pour, à leur nez, croiser les bras sur sa poitrine, bomber le ventre, fermer les yeux et s’endormir, même si le sommeil n’était pas à portée de main. Juhan ne redoutait même pas leurs armes ; une arme c’est une arme, et la poudre était inventée depuis belle lurette ! L’honneur d’un homme digne de ce nom exigeait que l’on ignorât la peur — la mort dût-elle vous frapper net !
     Toute sa vie. Juhan avait apprécié les hommes en fonction de leur force physique, de leur façon de cultiver la terre, du nombre de leurs chevaux, ou de la beauté de leurs harnais.
     Ce n’était pas maintenant qu’il allait culbuter son échelle des valeurs ! Ses dernières nuits d’insomnie le faisaient pester contre lui-même. Comment! Ne pas pouvoir arracher son esprit de tels faits insignifiants et qui n’avaient rien à voir avec sa philosophie de l’existence ! Il s’était mis désormais à juger la Russie comme une vague de choléra et de pourriture qui refluait dans les rivières en crue. Les crêtes de ces vagues empuantissaient jusqu’à l’arrière-pays tranquille de Kalgina, et si Juhan ne craignait rien d’un Russe seul, si, pour lui, le communisme n’était qu’une école de boucherie, par contre la peur l’avait envahi devant cette puissance qui semait la tempête dans l’immensité de l’Est. Pourquoi n’avait-il pas eu de fils ? Pourquoi rien d’autre que ses deux filles ? Elles accomplissaient des travaux d’homme, soit, mais ce n’étaient que des femmes ! Ce n’est que vaine fanfaronnade lorsque ta propre épouse peut se rire de toi, lorsque les troupeaux de l’Est peuvent venir piétiner ton parvis, piétiner ta femme et tes filles parce que tu n’as pas de fils à leur opposer !
     Lorsqu’à cet heure matinale Juhan vit l’armée des tueurs se ruer sous les toits de Hiie, il n’en fut pas autrement surpris. Tout le monde savait que les jours paisibles aux champs étaient comptés. Mais, que la ferme de Hiie soit considérée comme plus importante que celle de Matsu, l’âme de Juhan ne pouvait le souffrir ! Il en suffoquait. Fends la bûche ! Si les Ruski étaient uniquement capables d’entrer à Hiie et dépassaient le portail de Matsu, comme si c’était de la crotte de bique, alors Juhan devrait se rendre à l’évidence : la vie et l’existence ne tourneraient plus rond ! Mettre Matsu plus bas que terre alors que lui, Juhan, du haut de la colline, pouvait voir la cour de Hiie comme un fond de cuvette et, si besoin était, cracher jusque dans son puits ! Si les Russes, eux aussi, se mettaient à faire une telle différence, quelle jalousie Juhan ne devrait-il pas éprouver à l’égard de l’ancien maire, de sa femme paralysée – cette femme qui avait mis au monde deux colosses de fils et une fille en prime ? Même Anton de Lepiku, avec ses cheveux blancs, qui s’entêtait à respecter Ignas plus que lui, Matsu !
     Juhan attendait les Russes. Sa nervosité redoubla lorsqu’il vit les casquettes bleu et ronge des soldats de la NKVD déferler dans la cour de Hiie, dans celle de Lepiku, en considérant Matsu sur son piton comme moins que rien. Ça alors !
     Mais lorsque le lourd camion s’arrêta devant son portail et que les soldats sautèrent dans la cour, Juhan, les jambes molles, recula dans la pièce, le front moite.
     Aux femmes, qui se lamentaient, il se contenta de dire :
     — Préparez-vous à partir.
     — À partir ? Et où ? murmura Meeta dans un souffle. Juhan jugea la question de sa femme tellement comique qu’il ne se donna pas la peine de répondre. S’il n’avait pas eu les pieds aussi flageolants, et une boule d’étoupe coincée dans la gorge, il n’aurait crié qu’un seul mot à la face de ce monde stupide : Sibérie ! Ce mot aurait éclairé l’homme, car il contenait plus que la mort ; il contenait mille morts ! La mort était douce, comparée à ces chemins de l’esclavage, à ces tortures en prison ; dans son bon sens de jadis, l’homme devait comprendre qu’elle seule les sauverait !
     Tandis que les soldats entraient dans la pièce commune, Juhan se faufila dans la grange à sécher le blé, se glissa sous les longues lattes traversant toute la pièce et sur lesquelles s’entassait la muraille de gerbes à sécher ; il ouvrit la double porte de la remise à paille et à harnais. Il avait l’habitude d’y planter, entre les rondins du mur, un immense couteau à large lame pour saigner les porcs. L’image de cette lame scintillante obnubilait toutes ses pensées ; il se précipita en direction de l’arme mortelle, devinant inconsciemment que cette lame devait renfermer la solution.
     Lorsqu’il tendit la main dans l’obscurité, ses doigts calleux ne touchèrent qu’un interstice vide. Il se mit à chercher avec nervosité, tâtonnant sans rien trouver. Il entendait la voix des Russes dans la grange voisine : coinçant solidement la porte, il continua ses recherches, de plus en plus excité et furieux. Ses mains palpaient les harnais : il sentait leur odeur de cuir, de goudron et de sueur de cheval ; il s’accrochait les doigts dans les filets à foin, dans les gerbes de blé sec ; rencontrait le sol de terre battue. Il continuait mécaniquement ses gestes sans comprendre pourquoi ils étaient à ce point incontrôlés, désordonnés comme ceux d’un malade. Peu lui importaient les éclats de voix derrière la porte, une seule chose comptait : la dague à cochon qu’il avait bel et bien plantée là, dans la fente du mur. Avec leurs damnés bruits, ils allaient le rendre maboul ! Qu’ils fassent du boucan, qu’ils brisent tout, ces crétins, le premier qui réussirait à ouvrir la porte, Juhan lui caresserait le nez ! Et Meeta qui se mettait maintenant à l’appeler ; cette idiote de femme, capable de laisser les Russes enfourcher ses filles, qu’elle ne se mêlât pas de prononcer le nom de son mari maintenant qu’elle était dans le pétrin ! Qu’elle le laissât tranquille ! Elle valait trois hommes au travail, saignait elle-même les cochons, et voilà-t-il pas qu’elle allait trembler devant quelques misérables Russes ! Fends la bûche ! Et toujours Juhan et Juhan !…
     Il craqua une allumette. C’est sûr : un imbécile avait dû se servir du couteau et le laisser traîner quelque part. Ah oui ! Il s’en était servi lui-même pour réparer le râteau dans la cour. Bon ! C’était donc lui qui devenait imbécile !
     Lorsque l’allumette lui brûla le doigt, il la jeta à terre où elle tomba sur un tas de paille. Son premier réflexe aurait été d’étouffer la flamme sous son pied, mais dans l’obscurité cernée de cris et d’appels, la flamme le fascinait brusquement par son calme apaisant. Il ne bougea pas ; de nouvelles pensées lui traversaient le crâne : Et alors ! Et alors diable ! Cette paille n’est peut-être pas à moi ? Si tout appartient à l’État, terre, vie et sueur, qu’on fiche au moins la paix à cette poignée de paille ! Qu’on la laisse en récompense au travailleur pour toute une vie de labeur bien accompli ! Qu’on lui laisse, avant sa mort, un brin de colère et de paille pour qu’il sorte victorieux de son dernier combat !
     Quand la flamme se dressa avide et orgueilleuse, Juhan comprit soudain que toute la ferme pouvait prendre feu ; mais, au lieu de l’éteindre, il revit la colonne de fumée montant sur les prés. Et alors ! continua-t-il en lui-même, d’un air fanfaron, fends la bûche ! Si Ignas de Hiie allume sa grange de foin en offrande aux nouveaux dieux, il ne sera pas dit que Juhan fasse moins bien les choses que son voisin ! Que les flammes dansent !
     À deux pas il y avait des gerbes de blé sec, un mur de paille et de foin déjà dressé pour l’hiver. Oui, Juhan dominait Ignas ! Les yeux luisant des reflets de flammes, il empoigna une gerbe de blé qu’il plongea dans le feu, et lança cette torche gigantesque tout en haut de la meule. Les armes crépitaient maintenant à travers la porte, en planche. Par les impacts, de minces rayons de soleil venaient trouer la pénombre. Juhan, toujours indifférent, recula sortit par l’ouverture de derrière. Là, à la fraîcheur de l’ombre de la maison, son regard s’envola par-delà les champs et les prés de l’automne. Il se prenait les pieds dans les hautes herbes ; il n’avait même pas envie de courir. Des buissons de lilas les soldats jaillirent devant lui. Il leva les mains, sans même résister, mais ses poings serrés restèrent menaçants ; il contourna ainsi la maison, arriva dans la cour, les yeux toujours perdus dans le lointain.
     Sans un mot, il se dirigea vers le camion où sa femme et ses filles étaient déjà accroupies entre les fusils. Sa petite-fille pleurait sur les genoux de Lonni ; au fond du camion gisait Reet, la tête en sang. Anton et Luise de Lepiku arrivaient en même temps, escortés de soldats.
     Et maintenant ? semblaient demander les yeux du vieil Anton ; mais la réponse était déjà profondément incrustée sur son visage. Luise tenait à la main son maigre baluchon.
     — Que vont devenir les animaux ? gémissait-elle, que vont-ils devenir ?
     Juhan sentait que sa barbe était humide et lourde, comme au sortir du sauna, son front ruisselait de sueur, les rayons du soleil lui piquaient les yeux.
     Derrière son dos éclatèrent des cris et des jurons en russe ; sa femme et ses filles ouvrirent la bouche sans pouvoir prononcer un seul mot. Alors Juhan tourna lentement sa puissante stature ; il resta pétrifié : par les deux battants grands ouverts de la remise s’échappait une épaisse fumée dans laquelle les soldats se débattaient comme des fantômes. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Mais c’est Matsu qui brûlait ! À travers la fumée, le feu éclatait, libérant ses flammes dévorantes jusqu’à la corniche, léchant déjà le toit.
     — De l’eau ! Éteignez le feu ! cria tout à coup le vieux Juhan.
     Sans se soucier des coups de crosse dans le dos qui lui coupaient le souffle, il courut comme un fou vers le puits, saisissant un seau d’eau qu’il tendit au soldat le plus proche ; il tira du puits les bidons qui rafraîchissaient, les distribuant à la ronde, en gardant un pour lui et toujours vociférant : « Éteignez le feu ! Activez-vous ! Apportez de l’eau ! » sans tenir compte des ordres furieux que lançait aux soldats le lieutenant de la NKVD.
     Au milieu de la panique générale montaient maintenant, de la cour de Hiie, les clameurs perçantes et atroces d’Aadu. Juhan laissa échapper son bidon : pourquoi ces cris ? Dans le camion, les prisonniers s’étaient levés, le regard méconnaissable, les traits blêmes à la lumière du soleil. Les hurlements de mort d’Aadu se mêlaient aux braillements des soldats, aux rugissements du lieutenant, au vrombissement de l’incendie. Qu’ils le fusillent ! Pourquoi le martyriser ainsi ? Revenu dans le camion, Juhan regarda le brasier. Ses yeux s’emplirent de sérénité à la vue de cette fournaise qui, dans son sein au rougeoiement transparent, digérait en décombres et en cendres sa maison calcinée. Il estimait avoir bien agi ; son existence avait une fin digne de lui. Que le vieux Hiie le regarde maintenant ! Que tout le village de Metsaoti, que tout la région de Kalgina, que la terre entière regarde ! Juhan de Matsu quitte sa ferme et part en Sibérie !
     Mais lorsque les cris déchirants d’Aadu montèrent de nouveau jusqu’à lui et que le véhicule s’ébranla, Juhan tomba à genoux, les mains vers les flammes. Il n’avait qu’un seul regret : abandonner ce brasier. On le lui enlevait brutalement comme une rédemption dont il aurait à peine entrevu la lueur. Courir droit dans les flammes, voilà ce qu’il aurait dû faire !
     — Passe-moi ton enfant ! dit-il à Lonni. Tu vois bien qu’elle tremble de peur ! Qu’as-tu à craindre de ce vaurien de Russe à côté de toi ? S’il touche à l’un de tes cheveux, je le bascule par-dessus la ridelle !
     
     * * *
     
     Marta se rendait compte désormais qu’elle luttait uniquement pour sauvegarder sa vie. Son propre acharnement l’étonnait ; centimètre par centimètre elle avait inspecté sa chambre : les murs, le plafond, le plancher ; elle avait fouillé le grenier pour résoudre ce mystère : où aboutissaient les fils du micro. La peur que lui causait Taavi Raudoja depuis ces derniers jours, dès qu’elle se trouvait en forêt ou dans l’obscurité, cette frayeur qui la torturait, avait cessé d’être, remplacée par une nouvelle angoisse qui la brisait entièrement.
     Revolver en main, une lampe de poche dans l’autre, elle fouillait tous les recoins du grenier. Rien ! Des archives, des vieux meubles, des caisses vides, deux rats qui la firent sursauter. Revenue dans sa chambre, elle n’osa tourner le bouton électrique ; refermant la porte, elle s’adossa de nouveau contre le mur, promenant le faisceau lumineux de sa lampe dans toute la chambre pour s’assurer qu’elle était bien seule. Afin de se calmer, elle recommença son inspection avec plus de soin encore ; alors seulement elle alluma et s’approcha du mur où était encastrée l’oreille noire du micro.
     Elle sentait en elle une insurmontable envie de braquer son revolver sur le micro et de faire feu. Combien de condamnations à mort cette oreille inanimée avait-elle détenues à jamais ! Sans se rendre compte de son geste, Marta saisit le micro et l’arracha.
     Sur le moment, elle fut aussi stupéfaite de son action qu’elle l’avait été de découvrir l’appareil. Instinctivement elle le monta à son oreille. Le lendemain matin, la tapisserie était recollée, le micro dissimulé dans son sac. Dans cette même chambre logeait autrefois le camarade Holde, l’ancien chef du Comité Exécutif.
      
     Les jours suivants, Marta se remit à espionner de plus belle ; elle soupçonnait tous ceux qu’elle rencontrait ; elle écoutait, surveillait, épiait, trouvait une signification anormale aux regards, aux réflexions, aux gestes les plus banals. Lorsqu’on commença les préparatifs des grandes rafles, elle n’avait pas assez de projets à proposer pour tout mener à bien ; elle brûlait d’enthousiasme, rivalisait de zèle, accumulait tous les renseignements susceptibles d’être fournis à la NKVD. Sa tête fourmillait de plans, tous plus infernaux les uns que les autres, pour capturer les partisans : elle savait que seule l’action la plus brutale et la plus insensée en apparence pouvait sauver sa propre vie.
     Le jour venu de l’offensive finale, Marta se sentit abrutie, indifférente. Les deux colonnes de fumée, sur les champs de Haru, évoquaient en elle les années de guerre. Lorsque le lourd camion, embarquant les gens de Metsaoti encadrés de soldats en armes, roula devant la mairie, elle chancela dans son bureau. Le capitaine Kasinski la regarda d’un air interrogateur lorsqu’elle se leva de sa table de travail, mais elle ne s’arrêta pas ; même si on lui en avait donné l’ordre formel, elle ne l’aurait pas fait. Ce jour-là, il n’y avait autour de la mairie que des hommes du parti exhibant un brassard noir, ou des soldats de l’Armée Rouge. Personne dans les champs environnants : les gens s’en étaient allés comme fuyant la peste.
     Au lieu de se faire à déjeuner, Marta se jeta sur le divan ; elle avait besoin de repos, mais savait aussi qu’elle ne connaissait plus le sommeil tranquille, le calme, les instants d’oubli. Plus jamais elle n’aurait de soirées paisibles.
     Lorsqu’elle alla jusqu’à la porte, elle se trouva devant la figure replète de Kasinski, accompagné de deux tchékistes en civil. Son regard descendit sur une petite femme qu’encadraient les deux hommes : c’était la mère de Taavi.
     — J’ai besoin que tu me donnes un coup de main ! ricana Kasinski. Il poussa la vieille dans la chambre et referma la porte. Il faut que tu nous serves d’interprète ; on l’a cueillie dans la forêt, cette vieille ; on prétend que c’est la mère du chef des bandits, je l’avais déjà entendu dire. Est-ce vrai ?
     Linda regardait Marta avec un regard implorant où brillait, à travers les larmes, une faible lueur d’espoir. Ses mains étaient liées d’une corde.
     — Oui… Je ne sais pas… murmura Marta.
     Dans la chambre mansardée régnait à nouveau cette atmosphère étouffante qui, tout l’été, avait harcelé Marta, et que seules les journées pluvieuses parvenaient à rafraîchir. Elle vivait dans une cage qui le soir l’empêchait de dormir, la laissant en proie aux visions du passé.
     Elle éprouva cette même sensation en voyant les tchékistes envahir sa chambre. Kasinski était venu bien des fois dans cette pièce, mais avec de tout autres intentions. Son porte-documents renfermait alors une bouteille de cognac, de liqueur, ou de vin de Crimée, Il jetait négligemment son ceinturon et son étui à revolver sur le dossier d’une chaise ; mais aujourd’hui, il gardait l’arme au poing et sortait de sa serviette un bloc de papiers et d’autres objets qui firent frissonner Marta.
     Les deux acolytes du capitaine poussèrent brutalement la mère de Taavi sur une chaise, dans un coin. Devant elle, on barra l’angle de la pièce par une table près de laquelle s’assit Marta. Près d’elle, un tchékiste exhiba un flacon contenant un liquide jaunâtre qu’il déposa au coin de la table. Kasinski, cette fois-ci encore, n’avait pas oublié son flacon !…
     Les hommes, nerveux et pressés, harcelaient Linda de questions que Marta traduisait, et dont elle écrivait les réponses directement en russe. Mais Linda de Sooserva était trop bouleversée pour pouvoir parler.
     — Je ne sais rien de mon fils, je ne l’ai pas vu depuis si longtemps ! C’est tout ce qu’elle parvint à dire.
     — Parlez ! lui conseilla Marta. On vous accuse d’assurer la liaison avec les partisans ; aujourd’hui même on vous a surprise en train d’aller les prévenir.
     — C’est faux ! Je n’y suis pas allée ! Si vous ne me croyez pas, que voulez-vous que je dise ? Hilda est venue ce matin me prévenir en courant que les Russes… que la grange de Hiie brûlait et… lorsque j’ai entendu les premiers coups de feu, qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Je suis allée sur la tombe de mon mari, c’est là que les soldats m’ont arrêtée ; voilà tout ce que je sais.
     La vieille femme se tut, encore toute bouleversée du spectacle qu’elle avait vu en traversant le village au milieu des soldats. Toute la longue bâtisse de Matsu, avec la grange et la remise, brûlait. Le village était vide et mort. Le chien de Võllamäe hurlait tout seul au milieu des champs, près d’une charrette portant encore son chargement de blé.
     — Dites-nous maintenant avec précision où se trouve le repaire des partisans ! exigea Marta.
     Pour l’encourager, Kasinski avait balancé un coup de crosse sur le poignet de Marta. Un tel geste ne l’avait pas surprise ! C’était elle la prisonnière dans cette chambre, bien plus que ne l’était la vieille femme fragile et misérable assise devant elle.
     Linda remarquait que Marta devenait de plus en plus nerveuse, que ses yeux s’apeuraient, que ses mains tremblaient, mais elle ne répondit rien. D’ailleurs, elle ne savait pas où se cachaient exactement les hommes des forêts ! Marta devait savoir aussi bien qu’elle qu’ils se dissimulaient dans les marais, alors pourquoi le lui demander ? La bataille s’était déclenchée dans les bois, c’est donc que les Russes eux aussi, devaient savoir où les trouver. Là-bas, Dieu sait où, ils étaient en train de s’entretuer !
     La vieille femme revoyait à nouveau la cour de Hiie devant laquelle leur petit groupe était passé : le cadavre en sang, disloqué, dans les parterres de fleurs, face contre terre. Un imperceptible tremblement remua tout son corps ; Marta et les silhouettes qui l’entouraient s’estompèrent devant ses yeux.
     Le capitaine Kasinski déplaça la bouteille du coin de la table et l’arrêta devant Marta.
     — Essaye ça !…
     Marta le vit sourire d’une impitoyable jouissance. C’était pour elle que l’homme avait manigancé toute cette mise en scène, elle le sentait. Aux yeux de l’officier, le comportement de Marta, son obéissance à la NKVD importait plus que tous les renseignements qu’aurait pu lui fournir la vieille femme.
     — Qu’est-ce que c’est ? bafouilla-t-elle en touchant peureusement la bouteille.
     — Mais goûtez donc !
     Avant que Marta eût pu faire un geste, l’un des tchékistes dévissa le bouchon et le lui passa sur le dos de la main.
     Elle poussa un hurlement et bondit sur ses pieds en se frottant la main dans sa robe ; la douleur était si forte qu’elle annihilait son cerveau ; pâle, inondée de sueur, elle aperçut, horrifiée, une trace noire sur sa peau.
     — Assieds-toi et continue ! enchaîna le capitaine, comme si rien ne s’était passé. Et vite !
     Marta retomba sur sa chaise ; tout chavirait devant ses yeux… Donc… elle avait deviné juste !
     — Allons, fais parler ta protégée ! continua la voix implacable qui reprit les accusations contre la mère de Taavi.
     La main de Marta rampa vers le flacon ; ses doigts tremblaient. La peur et la douleur l’affaiblissaient, elle pouvait à peine se contrôler. Elle savait, elle devinait ce qu’on exigeait d’elle, mais c’était au-dessus de ses forces ; elle voyait liées devant elle, les mains laborieuses, calleuses, déformées de veines. Linda la regardait de ses yeux fatigués ; sans doute comprenait-elle dans quelle situation se trouvait Marta.
     — Dis-moi, Marta, que me veulent-ils tout de même ! Moi je ne suis au courant de rien !
     Marta se cacha la figure dans les mains ; on la poussa brutalement : la prisonnière se décidait-elle à parler ?
     — Elle n’a rien à dire ! Elle ne sait rien ! comprenez-le !
     — Alors parle, toi ! Si tu ne veux pas le faire ici, nous avons de meilleurs endroits !
     — Non ! Non ! je ferai tout ce que vous exigez ! Mon père était déjà communiste…
     — C’était un traître !
     — Non ! Mon père était un peu fou, il était vieux, il ne comprenait rien, il avait peur, il… Devant le mutisme des hommes, elle se mit à crier : je suis une communiste convaincue !
     Elle aperçut son sac sur le divan : le revolver ! Une foule d’idées lui traversa l’esprit, elle en restait stupéfaite ; comment pouvaient-elles lui venir avec une si aveuglante clarté ? Il lui suffisait de s’écrouler, de simuler un malaise, se rouler en criant sur le divan, sur le sac ! Si elle ne pouvait les tuer tous, au moins ce qui en résulterait serait plus rapide, plus supportable que la situation présente. Déjà elle se voyait sauter par la fenêtre ou débouler l’escalier. Mais, en même temps, elle comprit que ses projets désespérés n’étaient pas réalisables : elle avait à peine la force de bouger ! Son imagination trop féconde lui jouait à chaque fois de mauvais tours ! C’était elle qui l’avait conduite à cette table où il lui fallait jouer sa dernière carte.
     Lorsqu’un des tchékistes voulut prendre le flacon. Marta lui arrêta la main, saisit la bouteille et pressa le bouchon sur les phalanges de la vieille femme.
     La mère de Taavi se pressa les poignets contre la poitrine en gémissant. Ses mains liées se tordaient, le vitriol laissait sur sa peau de longues traînées sombres.
     — Pitié, Marta, pitié ! Pas ça, je t’en supplie ! Ne fais pas ça !
     Lorsque le Russe tendit à nouveau la main, Marta, sortant de sa torpeur, recommença son acte monstrueux jusqu’à ce que les doigts et le revers de la main ne soient plus qu’une plaie noirâtre. La vieille femme, sous la souffrance, ne pouvait plus ni parler, ni pleurer ; elle avait à peine la force de gémir.
     — Qu’est-ce que vous lui voulez? cria Marta. Vous voyez bien qu’elle n’a rien à dire !
     — Alors parle toi-même, espionne !
     — Je ne suis pas une espionne ! Comme elle voulait se lever on la repoussa par les épaules. J’ai tout fait pour que… Je suis une communiste ! Je vous ai livré cinquante personnes, combien en voulez-vous encore ? 
     Linda de Sooserva, dans le peu de russe qu’elle savait, avait-elle compris la phrase de Marta, ou fût-ce par un hasard désespéré qu’elle ajouta :
     — Tue-moi, Marta ! Tue-moi ! Pour quelqu’un qui en a l’habitude, ce doit être facile. Qu’as-tu fait de mon petit-fils ? Quel mal cet enfant innocent t’avait-il causé ? Est-ce que tu l’as torturé toi aussi ? Et ça voulait être ma bru ! Marta…
     Mais cette dernière avait jeté le contenu du flacon au visage de la vieille femme. La bouteille heurta les mains de Linda qui, instinctivement, s’étaient levées. Le vitriol se répandit sur son visage et sur ses mains, et le flacon tomba sur la table où il se brisa. Un des hommes empoigna Marta par les cheveux, l’autre se mit à jurer, le troisième saisit un broc d’eau près du poêle et le renversa sur le visage et les mains de Linda. Personne ne s’occupa de Marta, pourtant la plus grande partie de la bouteille avait coulé sur ses jambes. En hurlant, elle arracha de ses mains brûlées les loques de sa robe qui fumait sous le liquide. Au même instant, autour de la mairie, les armes se mirent à cracher leur fureur.


XVII

     Le premier choc était passé ; il avait été court et violent. Tandis que Taavi attaquait les Russes avec sa section, près de la grange enflammée de Hiie, le capitaine Jonnkoppel clouait les soldats de flanc sous son feu meurtrier. Les multiples groupes russes ne pouvaient se protéger sur ce glacis parsemé de maigres buissons ; seules quelques mitraillettes continuaient à rafaler désespérément, le gros des troupes s’éparpilla en désordre. Le sol était jonché de cadavres.
     — Bien joué, ce vieux loup de Jonnkoppel ! jubila Leonard. Écoutez, il balance déjà des pains dans leurs gueules !
     — Tous ces cadavres, ça fera du bon fumier pour le pré ! grommela Osvald. 
     La grange en feu dégageait une insupportable chaleur. Taavi et Tom arrivèrent les premiers ; le grondement du foyer couvrait leurs voix, les coups de feu parvenaient jusqu’à eux au travers d’une épaisse muraille. Deux soldats de la NKVD se consumaient à demi dans le brasier. 
     — Où était-il ? demanda Taavi à son compagnon qui regardait, médusé, les flammes. 
     — Dedans.
     Quelques hommes les rejoignaient ; certains étaient restés en lisière de forêt, d’autres étaient partis sur les traces des Russes qui s’enfuyaient. Ils revenaient avec des brassées d’armes. 
     — Repliez-vous ! leur cria Taavi. Là où ils se trouvaient il pouvait leur arriver la même chose qu’aux Russes. Il ignorait le nombre d’attaquants et leurs positions exactes ; qui pouvait dire si d’autres forces, plus considérables, n’allaient pas les prendre par revers à leur tour ? Le groupe du capitaine Jonnkoppel gardait le contact avec les fuyards. 
     — On se replie dans la forêt, les gars !
     À travers la fumée et le soleil étincelant, Osvald surgit d’un fourré, un étrange fardeau dans les bras. Lorsqu’il s’approcha, les hommes virent qu’il portait un petit garçon de quatre à cinq ans ; ses mollets nus et bronzés pendaient inertes. Avant que nul ne posât une question, Osvald allongea le corps sur la mousse, à l’ombre des sapins.
     — Voilà ! murmura-t-il d’une voix brisée lorsqu’il se releva. Ses yeux injectés de sang brillaient en dévisageant chacun des hommes. Quelqu’un demanda :
     — Mort ?
     — C’est nous qui l’avons tué ! C’est Endel de Kadapiku. Qui a conduit ce garçon dans la forêt à notre rencontre ? Comment pouvait-il être parmi les Russes ? Osvald regardait le visage blanc de l’enfant, sa chemise maculée de sang, ses mains tachées. Son regard sembla lancer un appel au secours à ses amis ; il tomba à genoux près du petit cadavre.
     Les hommes indiquèrent à Taavi une seconde colonne de fumée qui montait de Metsaoti.
     — Les salauds ! Ils brûlent le village !
     — On y va ! murmura Taavi. Ce n’est que le matin, nous allons voir encore bien d’autres éclairs…
     Au même moment, les avions piquaient sur les prés, arrosant la lisière et les abords de la grange en feu. Des gerbes de terre crevaient le sol sous les bombes de petit calibre que larguaient les avions. Les éclats piaulaient à travers la fumée, déchiquetaient les troncs d’arbre et les branches.
     — Enfoncez-vous dans la forêt ! Vite ! hurla Taavi.
     Un blessé gémissait, le premier de leur groupe. Tandis que les hommes se réfugiaient en courant dans les bosquets plus touffus en emportant le blessé, Taavi bondit de nouveau près de la grange en feu. Tom s’y trouvait toujours, appuyé sur son fusil, le visage vers les flammes. La terre des explosions d’obus avait rejailli jusqu’à lui en larges mottes.
     — Es-tu fou ? Viens ! lui cria Taavi en le tirant par la manche. Viens ! Ici tout est devenu inutile ; le village brûle et là-bas se trouve aussi ta mère. Attention ! Les avions piquent de nouveau !
     Ils plongèrent tous deux dans les fourrés, se plaquant contre les buttes. Une fois les avions partis, ils entendirent, de l’autre côté du pré, des explosions d’obus de mortier juste là où se trouvait le groupe de Jonnkoppel. Devant la grange, à l’endroit où était Tom un instant plus tôt, s’était creusé un immense cratère noir.
     Au bout de la lande, la section de Taavi rejoignit celle du capitaine. Pour le moment leurs pertes ne dépassaient pas un blessé, le jeune homme de Penise qu’ils avaient ramassé sur le pré. Il vivait encore, était même lucide, mais, malgré les soins que lui avait prodigués Värdi, tous se rendaient compte qu’il allait bientôt mourir. Étendu sous les pins, soutenu par ses compagnons, il laissait échapper de ses lèvres un filet rougeâtre. Il aspirait désespérément l’air en gémissant ; un dernier sursaut l’asphyxia d’un flot de sang ; sa tête retomba, inerte, sur l’épaule.
     — Que Dieu tout-puissant te prenne en Sa sainte garde ! murmura doucement le vieux Peeter de Valba.
     Ils devaient quitter rapidement les lieux ; la voix claironnante de Jonnkoppel appelait Taavi. Il avait le visage rouge dans sa barbe en bataille et boitait des deux jambes.
     — Raudoja, prends tes hommes et — dans le village !
     — Bien, mon capitaine !
     — Cesse de rigoler ; ici on n’est ni à la guerre ni à l’armée. Chaque homme doit être le diable en personne et combattre comme cent. Descendez les Russes, mais attention à ne pas vous faire dessouder vous-mêmes ! Le premier qui se paye le luxe de mourir, il aura affaire à moi plus tard !…
     — Oh ! moi, je n’oserai sûrement pas vous accompagner en enfer ! ironisa Leonard.
     — Un morveux comme toi, on ne l’accepterait pas en enfer. C’est réservé aux hommes ! Puis, se retournant vers Taavi, il ajouta d’un ton pressé : je vais diviser mes hommes en petits groupes ; il faut se déplacer rapidement, un marron par-ci, un marron par-là et hop ! de retour ! On ne peut pas leur livrer une bataille régulière ! Mais le village brûle, nous devons leur donner une leçon ; qu’on leur casse le nez pour qu’ils s’en souviennent bien, il n’y a pas d’autres moyens, on a été suffisamment bons avec eux. Ce serait parfait que tu puisses arriver au village sans un coup de feu. Allez, ouste ! Exécution !
     Taavi, en marche forcée, traversa les forêts avec son groupe en direction de l’ouest ; il longea les haies touffues, au fond des prés, jusqu’au village, tout en admirant en lui-même le capitaine Jonnkoppel. Ce bonhomme d’aspect effacé, aux moustaches bien huilées et que l’on aurait pu prendre pour un commis de banque passablement aigri, se révélait être, au combat, un remarquable chef de brigands !
     Dans les prés de Hiie, ils accrochèrent de nouveau les Russes ; seuls les éclaireurs échangèrent des coups de feu, ils purent se débarrasser de l’ennemi sans casse.
     Tout à côté, dans les bois, paissait tranquillement le troupeau de Hiie. Où était Ilme ? se demanda brusquement Taavi.
     Ne serait-elle pas tombé à nouveau dans les griffes des Russes ? Osvald eut la même pensée :
     — Où peut se trouver Ilme ?… Et Hilda ?
     — Oui ! Pourvu qu’elles n’aient pas couru tout droit au village, dans leur affolement !…
     Les hommes s’arrêtèrent pour écouter : un nouveau fracas de bataille montait des prés regorgeant de chaleur et de senteur de troupeau ; le soleil était déjà au zénith.
     Ils découvrirent enfin les deux femmes. Abandonnant le troupeau, elles étaient grimpées dans les cimes touffues des sapins d’où elles hélaient les hommes. Aux alentours, Pontus grondait d’un air méfiant.
     Que faire des femmes dans une progression aussi rapide ? D’après les attaques de reconnaissance qu’ils venaient de faire, le prochain combat serait décisif, comparable à celui de l’été dernier au centre de l’Estonie. On connaissait approximativement les emplacements et les tirs des Russes, mais, en fonction de la résistance, ils pouvaient les changer. Les hommes n’avaient qu’une seule certitude : dans la forêt de Kalgina on avait envoyé tout un régiment de l’Armée Rouge dirigé par le commando de choc et les sections de la NKVD.
     Ilme était pâle et grave. Elle regardait Taavi d’un air implorant, mais n’osait dire un mot.
     — Prends mon revolver ! Tiens, voilà des cartouches ! trancha Taavi.
     Ilme prit l’arme et marcha à côté de son mari.
     — As-tu peur ?
     — Non ! Il n’y a plus rien à craindre ! répondit-elle d’une voix blanche. Mon père est mort maintenant !
     — Oui, il est tombé… Comment le sais-tu ?
     — Par Hilda. C’était très tôt, ce matin ; les Russes sont passés devant nous ; Hilda a voulu courir jusqu’à la grange pour prévenir mon père, mais c’était trop tard, elle ne pouvait plus traverser leurs rangs. Elle les a vus tirer avec des balles incendiaires pour mettre le feu à la grange et… elle s’est alors sauvée à Hiie ; la mère s’est écroulée d’émotion, mais déjà les Russes entraient dans le village.
     Du regard, Taavi chercha Hilda ; la jeune fille marchait aux côtés de Tom qui semblait vouloir la protéger de toute sa tendresse, ce qui l’énerva, toute tendresse le blessait depuis un certain temps ; cependant il ne dit rien. Que les deux femmes les accompagnent lui semblait déjà inconcevable !
     — Prends le sac de Värdi, demanda-t-il à Ilme, il contient des pansements ; en cas de besoin tu pourrais les faire, avec Hilda.
     Ilme jeta le havresac sur son dos ; malgré sa pâleur, son visage avait le reflet doré du soleil d’été.
     — Les blessés, on n’a pas le droit de les abandonner aux mains des Russes, ajouta-t-il doucement.
     — S’il m’arrivait de… ne me laisse pas, Taavi ! Si je n’en ai pas moi-même la force, alors tu… Elle regarda le revolver dans sa main.
     La colonne déboucha sur les prés de Lepiku ; la vue s’ouvrait sur tout le village. Les fermes dormaient tranquillement comme par un beau dimanche ; seules les longues bâtisses de Matsu flamboyaient en un gigantesque incendie. La fumée s’élevait vers le ciel, semblant sortir des entrailles mêmes de la terre. Le ronflement et le craquement des poutres se mêlaient aux détonations des grenades et au crépitement des mitraillettes, là-bas, tout au loin.
     — Osvald, longe la rivière avec les hommes ; attendez à la hauteur de Sooserva ; si vous y trouvez les Russes, foncez dans le tas. Värdi, tu jetteras un coup d’œil à Matsu, moi je vais à Hiie.
     — Emmène-moi, Taavi, je t’en prie ; laisse-moi t’accompagner ! supplia Ilme.
     — Tu sais ce que tu dois faire ! Taavi avait pourtant pitié de sa femme en la voyant courber les épaules, mais il refoula en lui cet accès de tendresse. Était-il donc devenu si faible pour que seule la brutalité le fît tenir debout ? Non ! Au même instant il serrait les mains de sa femme pour l’encourager. Il restait grave, mais Ilme semblait répondre à son geste par quelque chose qui ressemblait à un sourire ; c’était un pacte muet entre eux, un instant de compréhension mutuelle que l’on peut oublier, mais dont les fils invisibles demeurent à jamais.
     La mitraillette à la main, Värdi s’approcha du brasier de Matsu. Des cendres, des tisons enflammés pleuvaient dans les cours voisines. S’il y avait eu le moindre vent, tous les bâtiments de Lepiku et de Hiie, et au-delà, les forêts elles-mêmes auraient pris feu, car il n’y avait personne pour barrer la route au sinistre.
     Taavi s’était précipité vers Hiie. En entrant dans la maison, il se cogna contre un homme qui empoigna son revolver.
     — Tom ! De quel droit es-tu venu ?
     Mais le garçon ne répondit rien ; ses yeux étincelaient de désespoir, de colère et de douleur. Il s’assit sur le bord de la table et resta là, le regard figé sur un coin de la pièce. Taavi courut à travers les pièces ; une seule fenêtre était démolie dans celle du fond ; les tapis et les meubles avaient été chambardés ; la grande pendule de la salle de séjour avait défoncé le buffet, les tableaux étaient arrachés des murs. 
     Dans la cuisine, Taavi ne put s’empêcher de couper une grande tartine de pain qu’il avala machinalement, se rendant seulement compte qu’il n’avait pas eu de la journée une seule bouchée à se mettre sous la dent. Les autres non plus n’avaient rien mangé ! Il mit sous son bras l’énorme miche de pain et regagna la pièce du fond. Il y trouva le jeune homme agenouillé devant le lit de sa mère, le visage enfoui dans l’oreiller. Ses épaules étaient secouées de sanglots sans larmes.
     — Tom…
     Un long moment le garçon resta immobile. À un second appel de Taavi il se releva enfin, l’oreiller dans les mains, laissant échapper son fusil.
     — Regarde ! C’est le sang de ma mère ! Ils l’ont tuée ! Ils ont tué ma mère !
     — Non ! Hilda m’a dit qu’elle était seulement tombée.
     — Comment peux-tu en être sûr ! Va voir Aadu dans la cour ! Qu’ont-ils fait de ma mère ! Il jurait, blasphémait en cognant les murs et les fenêtres de ses poings. D’abord mon père et maintenant ma mère !
     — Viens !
     — Va-t’en ! Va-t’en ! Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Dis ? Qu’est-ce que tu veux ? Il avançait vers Taavi comme un dément. On te trouve partout ! Près de la grange, ici et… Disparais par où tu es venu ou alors je…
     — Tais-toi, tu dis des bêtises !
     — Qu’est-ce que tu as à te fourrer partout !… Qu’est-ce que tu tiens à la main ? Du pain ! Remets ça où tu l’as pris ! De quel droit voles-tu le pain de mes parents ? Repose-le, ou je t’assomme à l’instant même !
     — Non, tu n’assommeras personne ; si on doit assommer quelqu’un ce sera toi ! Taavi s’approcha du jeune homme, calmement, les yeux sévères. Voyant qu’à ses dernières paroles le corps du garçon s’était détendu, il continua : Essuie tes larmes et prends ton fusil. Je t’ai toujours considéré comme un homme ; je comptais sur toi comme sur un homme ; en ce moment, c’est d’hommes que nous avons besoin. Alors vite maintenant, à la mairie ! Les prisonniers ne peuvent pas être bien loin, nous pouvons encore les sauver !
     — Tu crois ?
     — On y va.
     Taavi jeta un dernier regard sur la salle de séjour comme s’il voulait graver à jamais dans ses yeux l’ultime image de cette pièce ravagée. N’était-elle pas aussi son propre foyer ? Les rayons blancs du soleil tombaient sur les tapis multicolores, faisant danser la poussière dorée devenue déjà le symbole de l’ancien temps. Son regard alla jusqu’aux recoins les plus reculés ; il eut une secousse : le grand cheval en bois de son fils ! Une brutale vague de douleur le fit se replier sur lui-même ; il s’approcha du jouet, caressa la crinière de lin ; il sentit ses pieds lui peser de fatigue, l’envie le prit de tomber assis près du cheval et de n’en plus bouger. L’arrivée de Värdi le ramena à la réalité.
     Dans la cour, Tom lui désigna le parterre de fleurs.
     — C’est Aadu.
     Le jeune homme s’arrêta tandis que Taavi s’approchait du mort et retournait le cadavre déchiqueté. Tout autour, la terre était piétinée ; un peu plus loin traînait le veston maculé de sang du vieux sourd-muet. Lentement, de larges flocons de cendre tombaient sur le cadavre et sur le sol. La charpente de Matsu s’écroula ; les flammes grondèrent à nouveau et, furieuses, se lancèrent en une gerbe d’étincelles à l’assaut du ciel bleu et calme qu’elles obscurcirent de leur fumée opaque et de leurs traînées de suie. Le lourd voile recouvrait les champs, les pâtures, le village tout entier, comme pour dissimuler au soleil les sanglantes atrocités de la terre.
     Au milieu de Kadapiku, les mitraillettes se mirent à cracher de nouveau ; le village de Haru grouillait de Russes ; entre les fermes espacées, des camions roulaient vers le manoir de Kalgina ou vers Metsaoti. En franchissant les collines de Koolu, les hommes distinguaient, à Võllamäe, les Russes qui s’affairaient ; à la jumelle on n’apercevait parmi eux ni prisonniers ni civils. Jaak et Leena de Võllamäe avaient dû subir le même destin que les habitants de Metsaoti — la déportation !
     Qu’était-il advenu de sa mère ? Cette question tourmentait Taavi ; la cour de Sooserva était vide et Osvald, qui l’avait contournée en attendant Taavi, n’y avait pas trouvé âme qui vive. Pas de traces de saccages, mais les portes étaient grandes ouvertes ; Taavi n’avait plus le temps d’y aller lui-même.
     En avant vers la mairie ! Il fallait frapper droit au cœur plutôt que de harceler mille groupes qui, chaque fois, renaissaient plus nombreux et plus forts. Les hommes avançaient d’un pas rapide et nerveux ; ils ignoraient le nombre exact des ennemis, mais, au défilé de camions et de détachements rencontrés en forêt, leur puissance devait être considérable. Il y eut une pause dans le fracas du combat. Les Russes s’étaient-ils rendus maîtres des forêts ? Jonnkoppel et ses hommes étaient-ils déjà anéantis, ou encerclés par le flot de l’armée rouge ? Non ! Les lointaines rafales reprirent, entrecoupées d’explosions de grenades. Sûrement les partisans étaient assez adroits pour se réserver un chemin de repli en attaquant de tous côtés, immobilisant ainsi l’ennemi.
     En avant ! Taavi distançait le groupe, ses mèches claires disparaissant presque derrière les fourrés. Tom avait ouvert sa veste en cuir et marchait tête baissée, insouciant du danger ; rien n’existait plus autour de lui, pas même les pins qui embaumaient la résine ; il fonçait en avant, semblant ne plus savoir où il allait ni pourquoi il marchait. Il ne se souciait même pas d’Hilda qui s’efforçait de demeurer à sa hauteur.
     Le vieux Peeter de Valba, malgré son âge, tenait bien mieux le coup, dans cette marche forcée à travers les bois, qu’on n’aurait pu le supposer. Il restait constamment auprès d’Ilme, un peu intimidé, comme toujours. Il essayait pourtant de l’encourager, mais ses mots hésitants n’étaient guère habiles ; il se sentait dérouté au milieu de cette ronde infernale.
     Malgré l’agitation qui sévissait dans tout le pays, les alentours de la mairie étaient étrangement calmes. Le petit groupe s’approcha sous le couvert des sapins de Haru. Sur le versant de la colline, la lisière de la forêt se prolongeait en sapinière touffue jusqu’aux cachots de la mairie et au gros mur d’enceinte. Les troncs gigantesques des arbres séculaires qui montaient dans l’arrière-cour, par-dessus le mur, devaient offrir aux attaquants une protection idéale. De l’autre côté du bâtiment blanchi à la chaux, le mur se continuait en un solide rempart de hauts bosquets d’arbres à l’écorce gris-rouge. Derrière, le carrefour de la coopérative étendait ses routes vers les villages, les bois, les villes regorgeant de Russes. Le soleil faisait miroiter le toit de tôle. Devant la mairie, un camion se mit en marche ; à l’exception de deux soldats de la NKVD, personne aux alentours.
     Taavi et Osvald, dans un buisson, firent le point de la situation. D’après le bruit du camion, on pouvait supposer que les gens de Metsaoti étaient parqués dans la mairie, à moins, bien sûr, que le camion ne transportât des soldats.
     — Il faut leur foncer dans le chou ! Après une telle course, inutile d’attendre ! affirma Osvald, impatient d’agir.
     — Si on pouvait couper les fils téléphoniques…
     — Quand ça pétera de partout, j’essaierai…
     — Mais, du côté de la coopérative, on peut être submergés par le raz de marée…
     — On aura bien dix minutes pour foncer, et pendant dix autres minutes, on aura la mairie en main ! Oh, regarde : la fenêtre de Marta… Si on pouvait la coincer !
     Des coups de feu claquèrent. Un soldat, au bout de la mairie, leva les bras et s’écroula ; l’autre se jeta à plat ventre et rampa derrière l’angle.
     — Cet imbécile de Tom ! explosa Taavi.
     Mais déjà les armes d’en face ripostaient. Osvald, grimpé sur le mur, rafalait droit dans les fenêtres de Marta ; la plupart des autres carreaux dégringolaient également en un fracas de verre brisé. Tom se rua le premier vers le bâtiment sans cesser de tirer, n’essayant même pas de se protéger. Värdi le suivit, le doigt appuyé à fond sur la détente de sa mitraillette. Quand Taavi franchit le mur, les premières grenades éclataient déjà dans les pièces.
     La riposte eut autant de fougue et de rapidité que l’attaque. La plupart des hommes se trouvaient, comme Taavi, à découvert dans l’arrière-cour ; les fameux troncs d’arbres étaient plutôt rares, et c’était là leur seule protection ; encore se révélait-elle inefficace car les Russes tiraient de plusieurs fenêtres en même temps.
     — Osvald ! Les fils téléphoniques ! Mais le tumulte couvrait la voix de Taavi. Martin, cours de l’autre côté pour empêcher qu’on ne soit encerclés ; mets ton fusil mitrailleur en batterie, vite, ne te fais pas bousiller ici !
     Tom et Värdi avaient les premiers enjambé les fenêtres. Värdi avait une mitraillette, mais que pouvait faire ce colosse de Tom avec un simple fusil ? Et Ilme ? Où était-elle ? Pourvu qu’elle ne se fût pas aventurée au-delà du mur ! Mais lorsque Taavi se retourna un instant, il vit sa femme tirer avec son revolver dans les fenêtres des étages. Un pli amusé remonta le coin des lèvres de Taavi. Près d’elle, Peeter de Valba se dépensait sans compter avec son fusil. Sûrement le vieux prendrait soin d’elle !
     De la fenêtre de Marta, les balles sifflaient autour de Taavi. Comme un fou, il quitta l’abri de l’arbre et bondit par une fenêtre en se tailladant le poignet sur le verre brisé. Personne dans la petite pièce ; le grand bureau voisin était également vide, seule une jeune dactylo tremblait dans un coin. Une grenade explosa dans le couloir, suivie de la chute d’un corps déboulant l’escalier. De nouveau la mitraillette de Värdi aboya.
     — Tom ! appela Taavi. Depuis le matin il ne voulait plus le perdre de vue.
     — Attention, le camion démarre… murmura la jeune fille.
     — Quel camion ? Où ça ?
     — Les Russes ! Ils se sauvent !
     Taavi se précipita vers la fenêtre du bureau qu’il brisa avec sa mitraillette. Ah les vaches ! Le moteur du camion ronflait, des soldats de la NKVD et quelques civils couraient tout autour ; Taavi ouvrit le feu tandis que le véhicule s’ébranlait. Impossible d’atteindre les soldats qui se repliaient, protégés par le camion. Ceux qui étaient à l’intérieur se plaquaient au fond, certains, sans doute, avec du plomb dans le crâne. Au milieu d’eux une femme, qui n’était pas Marta, se cabra et retomba. Taavi sentit son cœur se serrer ; peut-être était-ce une innocente !
     — Ils ont pu foutre le camp ! Il haletait en regardant la colonne de poussière. Où sont les prisonniers ? cria-t-il à la jeune fille. De nouveaux arrivants sautaient par la fenêtre. Mettez-vous en position dehors ; de toute façon les Russes seront de retour en moins de deux ! Il courut de nouveau à la fenêtre, un fusil mitrailleur entrait en danse : Martin et Osvald ! Le camion aura quand même son compte !
     Maintenant tout le bâtiment était silencieux ; la lourde clarté du soleil était suspendue dans l’air immobile ; les ombres tranchaient brutalement le sol. Le silence s’était fait si rapidement ! À demeurer en place, les pieds semblaient s’engluer.
     — Où sont les prisonniers ?
     — Taavi ! Taavi ! cria Tom au même instant de l’antichambre de la mairie. Taavi, viens vite, ta mère…
     Il se rua dans le hall, trébuchant sur un Russe déchiqueté par une grenade. Un autre homme en civil avait dégringolé l’escalier la tête la première, les bras grands ouverts ; il gisait, le visage en sang, sur les dalles.
     — Ta mère est en haut, dans la chambre de Marta !
     Ce n’est qu’on gravissant quatre à quatre l’escalier que Taavi comprit les derniers mots : « Dans la chambre de Marta ! » ses jambes chancelèrent, il se trouvait sur le seuil ; dans la petite pièce il aperçut une chaise renversée, un seau d’eau qui avait inondé le sol. Malgré son angoisse, il remarqua chaque détail, même les lambeaux de rideaux ; son regard chercha Marta avant de s’arrêter sur le lit où gisait sa mère. Auprès d’elle, Värdi s’affairait, lui baignant le visage.
     — Mère ! Dieu du ciel, que t’ont-ils fait ?
     — Emmène-moi loin d’ici ! murmura Linda dans un râle.
     — Värdi, dis-moi, qu’est-ce que c’est ? On l’a brûlée ? Ses yeux s’agrandissaient d’horreur, il tremblait en regardant les mains de sa mère, le visage aux yeux clos.
     — Du vitriol ou quelque chose d’approchant !
     — Non !!! Qui a fait ça ? Marta ?
     — Oui, Marta… Ils l’ont forcée !… La voix de la vieille femme exprimait plus de pitié que d’accusation.
     Taavi fut incapable de répondre, l’esprit paralysé. À travers le sang qui bourdonnait à ses oreilles, il entendit à peine les mots que l’on prononçait, venus d’il ne savait où.
     — Il va falloir l’emmener… Les Russes… Il nous reste peu de temps… Ils peuvent nous tomber dessus…
     — Mère ! Mère ! Taavi se pencha sur la moribonde sans oser la toucher. Souffres-tu beaucoup ? Peux-tu encore me voir ? Regarde, me vois-tu ?
     — Oui, mon fils, je te vois ! Linda se releva en chancelant. Tu as entendu, ils peuvent venir ; soutiens-moi, il faut partir, ils peuvent venir…
     Soutenant sa mère avec l’aide de Tom, Taavi se dirigea vers la porte. Il détaillait la pièce : devant le lit traînait un sac qui devait appartenir à Marta ; un revolver avait glissé dans l’ouverture. Sur le seuil, il fit demi-tour pour ramasser l’arme. Où était Marta ? Il ne l’avait pas vue dans le camion, c’était donc qu’elle se trouvait encore à la mairie. Et si elle s’était enfuie pourtant avec le véhicule ? En ce cas, Osvald et Martin l’avaient capturée ou l’avaient envoyée, dans leur riche moisson d’aujourd’hui, rejoindre le troupeau du Seigneur ! Marta. C’était un problème que Taavi devait résoudre. Lorsqu’il aurait confié sa mère à Ilme et à Hilda, après avoir donné l’ordre de quitter la mairie et transmis son commandement à Osvald, il retournerait alors ici chercher Marta de Roosi.
     — Regarde dans le grenier ! cria-t-il à Värdi.
     Lorsque tous trois furent sortis de la chambre, Värdi tomba un instant assis sur le divan. Sa gorge lui faisait mal, sans doute à cause de cette vie trop rude et du froid des marais. Au printemps déjà, il avait ressenti des pointes de feu dans la poitrine ; la chaleur de l’été, loin de les faire disparaître, n’avait fait que les aggraver, maintenant elles l’étouffaient. Parfois il était secoué de quintes de toux, inondé de sueur, anéanti, surtout après des efforts comme celui qu’il venait de faire. Il cracha ; c’était du sang.
     Il n’en fut pas surpris ; ce n’était pas la première fois ! Depuis sa plus tendre enfance, il avait les poumons fragiles et la vie de chien qu’il menait actuellement, coups de froid après coups de froid, devait porter ses fruits. Si ces derniers temps, il fuyait toujours les autres, c’était uniquement pour éviter de les contaminer. Son humeur sombre était due à l’approche de l’hiver et à l’amenuisement progressif de ses forces. Värdi se redressa, les dents serrées, et du pied écrasa le crachat au sol. Des frissons glacés lui parcouraient le dos ; il tâta son front livide. Mais, dans un sursaut farouche de volonté et de colère, il refusa de succomber à une faiblesse passagère ou à la peur de mourir. Qu’était-ce, comparé à cet écrasement total, à cette folie inhumaine qui grimaçait de tous côtés ? D’avoir perdu sa famille, ses parents déportés en Sibérie ! Un égorgement qui durait depuis si longtemps ! La destruction de son foyer était déjà une injustice flagrante, tout comme la mort de sa femme et de sa fille ; son cerveau éclatait ; c’était par trop injuste ! Oui, ce sacrifice aussi il avait pu le supporter ; ses épaules s’étaient un peu plus voûtées, sa bouche était devenue muette, il essayait de laver sa colère dans le sang des Russes. Mais il savait que toujours sa douleur remonterait à fleur de peau en longues balafres indélébiles, et que la colère ne cesserait de fouetter son sang ! Être un homme ! Mais les événements eux-mêmes l’empêchaient de devenir un homme ! Pourquoi ? Ah !
     Il fit quelques pas dans la pièce. Ainsi c’était la chambre de celle qui avait tenu dans ses mains toutes les ficelles de cette sanglante journée. Värdi regarda avec curiosité tous les détails de cette chambre. Il n’avait jamais vu cette femme, mais on lui en avait tellement parlé, et il avait contemplé le résultat de ses actes !
     Pourquoi rester en place ? Il devait la chercher, la sortir du grenier, elle ne pouvait pas se cacher ailleurs ; ses acolytes avaient voulu dévaler l’escalier : deux avaient reçu leur juste récompense, si le troisième avait réussi à s’échapper.
     Värdi se précipita dans le grenier ; arrivé dans la pénombre du toit, il crut entendre s’élever quelque part un faible gémissement. La plainte devait monter de sa propre poitrine ! Il tâtonna du pied en avançant dans cet enchevêtrement poussiéreux. Il craqua une allumette : un nouveau crissement se fit entendre. Les rats ! Si d’ailleurs quelqu’un se trouvait ici, il lui aurait déjà tiré dessus !
     Il trébucha dans un obstacle mou au toucher ; il se pencha et tira, d’entre les vieilles caisses vides, un morceau d’étoffe qui se déroula de lui-même entre ses mains. La surprise et la tendresse lui réchauffèrent le cœur : à la misérable clarté tombant de la lucarne, brillaient les couleurs éclatantes du drapeau national. Il demeura en place, insouciant du danger qui pouvait le menacer ; jamais il n’aurait pu se douter que son vieux cœur, déjà glacé par la mort, recelât encore tant d’idéal, une loi qui le ramenât aux plus belles années de sa jeunesse, au point de lui faire tout oublier, à la vue du drapeau.
     La femme, comprimant à deux mains ses gémissements, voyait toute la scène. Elle apercevait également le drapeau que l’homme tenait entre ses mains comme une relique.
     
     * * *
     
     Ilme n’espérait plus revoir vivants son mari et son frère. Elle était tellement habituée à payer de sa personne, à recevoir et accepter les coups du sort, à regarder la mort face à face ! Elle était également résignée à sacrifier ses derniers biens : Taavi et Tom. Le front appuyé contre les pierres rugueuses, elle attendait, à genoux, ses doigts cramponnant encore la crosse du revolver, mais l’arme était vide. Tout était devenu si calme qu’elle distinguait même le bruissement des blés.
     Peeter essayait d’expliquer aux deux femmes ce qu’il pouvait voir ou deviner du combat dans la mairie. Hilda, mûrie par la peur et les atrocités, se rendait sans doute le mieux compte du danger couru, de cette mort qui pouvait déferler sur eux par les routes, par les champs dénudés qui les entouraient. Dès que les coups de feu avaient cessé, elle s’était hissée sur le mur, guettant le retour de Tom, essayant de rester calme. Peeter de Valba poussa un cri d’étonnement.
     Ils se précipitèrent tous vers les arrivants, comprenant d’un seul coup d’œil ce qui s’était passé.
     — Où est notre mère ? s’écria Ilme.
     — Où est notre mère… Tom répéta la phrase comme s’il se réveillait enfin. Où est notre mère… Je ne sais pas ; il n’y avait personne d’autre…
     — Ilme et Hilda, prenez soin de ma mère… supplia Taavi, la voix lasse.
     Ils allaient courir à nouveau vers la mairie mais restèrent cloués sur place : d’une minuscule fenêtre du toit, apparaissait le drapeau estonien. La main qui le tenait tâtonnait dans l’encadrement, l’autre tenait une mitraillette. La tête et les épaules de l’homme apparurent.
     — Värdi !
     — Sur le toit ! Mais là-haut il n’y a pas de…
     Pourtant Värdi réussit à se hisser sur la toiture, rampant lentement vers le faîte. Les tôles grinçaient sous ses lourdes bottes, la mitraillette s’y cognait.
     Lorsque l’homme fut arrivé au sommet, il leur fit signe.
     — Qu’est-ce qu’il veut ?
     Au même instant, de l’autre côté de la mairie, les armes se mirent à aboyer de nouveau. Värdi, en équilibre sur l’arête de la toiture, se réfugia rapidement derrière la cheminée, se mettant en position de tir.
     — Ilme et Hilda, parlez avec ma mère ! Vite ! Toi aussi, Peeter, tu connais bien la forêt ; nous, on va les stopper un peu… Viens, Tom !
     Debout au milieu de la cour, l’arme à bout de bras, Taavi hurla comme un dément :
     — Père ! Viens à mon secours ! Andres de Sooserva, viens aider ton fils !
     Le grondement des armes s’amplifiait. Avant qu’Ilme eût pu le retenir, Taavi était déjà parti. Ils reculèrent en toute hâte, abrités par les murs et les buissons, marchant sans trêve parmi le piaulement des balles. Devant eux, au milieu des champs, les grenades volaient en éclats, soulevant dans les blés des gerbes de terre et de pierres.
     En jetant un dernier regard vers la mairie, Ilme aperçut les rayons du soleil d’été éclabousser de lumière le drapeau tricolore, bleu, noir, blanc. Tout contre lui, un homme s’était figé qui semblait vouloir le garder à jamais.


XVIII

    Cette fois, les attaques en forêt durèrent des semaines. Les interrogatoires, les arrestations dans les villages environnants n’avaient pas de fin. Jonnkoppel et les hommes qui lui restaient se retiraient de plus en plus loin dans les forêts, devant la puissance écrasante des adversaires. Mais l’armée russe patrouillait en tel nombre que même l’île de Ciel n’était plus un endroit sûr.
     Lorsque la folie se fut éteinte dans les fourrés, les hommes se regardèrent. Aux blessés on renouvela les pansements ; on s’arrêta près des tombes, nivelant la terre sur la poitrine des compagnons d’armes. Les survivants, encore longtemps après, semblaient toujours se débattre dans cette lame de fond qui les avait emportés ; leur joie de survivre restait silencieuse, leurs cœurs étaient fatigués.
     Ces jours-là, chacun s’occupa de soi-même. Ils éprouvaient le besoin de rester assis l’un près de l’autre, mais la force d’âme qu’ils espéraient inconsciemment trouver dans ce rapprochement, ils n’arrivaient pas à la saisir. Violence contre violence ! Cette devise qui les avait fait tenir debout les affaiblissait maintenant autant que l’hiver qui s’approchait comme un cauchemar. Où trouver un appui ? C’était le monde libre qui devait maintenant le leur donner. « Oui, nous connaissons votre condition, hommes misérables ; résistez jusqu’à ce que votre heure arrive ! » Mais aucune réponse semblable ne leur parvenait du monde libre, bien au contraire ! La radio annonçait qu’on les avait oubliés. Ils n’existaient même pas pour le monde libre. Leurs frères d’armes, ces soldats parvenus jusqu’à l’Ouest, étaient maintenant emprisonnés dans des camps, montrés du doigt, traités comme des lépreux ou des criminels par ceux-là mêmes qu’ils avaient essayé de protéger, dont ils avaient défendu la liberté par leurs luttes !
     Ilme, malgré le déchirement de son âme au cours de ce long martyre, sentait que la pitié humaine continuait pourtant à vivre en elle. Elle avait vu son mari souffrir, lutter contre lui-même ; bien que, dans son désespoir, Ilme eut rarement compris son mari, le peu qu’elle avait découvert empêchait ce désespoir de se transformer en un total anéantissement. Elle continuait à progresser péniblement dans ces ornières impraticables, comprenant que ses propres souffrances n’étaient qu’un maillon dans la chaîne des souffrances du peuple tout entier. La compassion s’était ainsi cristallisée en elle, et une nouvelle douceur venait la raffermir.
     Elle-même se rendait compte, à sa grande surprise, de cette transformation, de cette nouvelle force : à moins qu’elle n’eût atteint le sommet de la souffrance, au-delà duquel nulle douleur n’est plus perceptible ? Ou peut-être cette force était-elle née d’avoir vu, à côté de la brutalité humaine, tant de chaleur, de tendresse, de fermeté d’âme ?
     Auprès d’elle, Hilda en était le plus bel exemple : sans avoir besoin de paroles, la jeune orpheline savait apaiser le désespoir de Tom qui laissait alors retomber son visage en larmes sur les genoux de la jeune fille, pleurant calmement, comme un enfant. Tom se redressait avec orgueil : n’était-il pas responsable de sa sœur et d’Hilda ? Il y avait là-bas les champs désertés de Hiie, ces terres ancestrales sur lesquelles tout un peuple vivait encore !
     Il y avait aussi Paavel de Kadapiku, ce forgeron timoré. Dans le tumulte des combats, il était resté le nez dans un buisson ; après le recul des Russes, il s’était retrouvé dans les rangs des partisans. Quelle leçon voulait donc ainsi leur donner le destin ? L’homme suivait les maquisards dans les forêts comme un ours réveillé de son sommeil hivernal, frileux et solitaire. Sa voix tremblante demandait à tous : « Suis-je vraiment sain et sauf ? » Mais il ne savait pas goûter le bonheur de la survie.
     Il restait assis en fumant au bord des marais, immobile et tranquille. Le bruit de la bataille ne le concernait pas, nul ne pouvait deviner ses pensées.
     Osvald, mécontent de le voir ainsi inutile alors que chacun devait, de toutes ses forces, défendre le salut de tous, lui proposa une arme ; Paavel se leva en demandant :
     — As-tu vu mes enfants ?
     Et un soir, Paavel ramena dans ses bras le cadavre de son fils Endel. Il s’assit sur un talus et resta jusqu’au matin à se balancer doucement, le visage pâle, le corps ankylosé de froid. À la chaleur de midi, il se releva et, sans mot dire, se mit en marche vers Kalgina.
     Les hommes l’arrêtèrent, lui firent rebrousser chemin.
     — Je ne peux pas laisser ma femme et mes enfants dans leurs mains ! murmura-t-il.
     Ilme le regarda, cherchant à le comprendre. Elle savait que Paavel était un homme peureux, mais était-ce la folie seule qui le poussait à agir maintenant de la sorte ? Elle lisait sur le visage de l’homme la décision qu’il voulait prendre : retourner chez les Russes pour retrouver sa famille. Ilme eut la force de lui parler, calmement.
     — Paavel, je ne pense pas que tu aies raison d’y aller ; ce serait te sacrifier toi-même sans porter secours à personne, ni à ta femme, ni à tes enfants. Tu ne ferais que récolter pour toi la mort ou la déportation. Crois-moi ! Je le sais. Ils te forceraient à pister les paysans ; ton arrivée ne ferait que rallumer leur colère contre ta famille ! Essaye de réfléchir, Paavel ; pour toi et pour les autres — je le sais ! La voix d’Ilme se brisa ; elle était à bout de forces ; dans sa souffrance elle comprenait enfin que les actions d’un homme ne dépendent pas toujours de lui seul.
     Mais Paavel lui répondit :
     — Je ne suis pas assez fort pour pouvoir abandonner mes enfants.
     Qui sait où se trouvait la force la plus grande ? Ilme considérait son mari comme un homme fort, mille fois plus fort qu’elle ; mais lorsque Paavel, profitant de la nuit, eut disparu, emportant avec lui le corps de son enfant, alors il fut impossible à Ilme de le considérer comme un faible. Si Paavel de Kadapiku avait peur des armes, du sang et de la mort, il devait alors y avoir dans ses pas et dans son âme une force capable de dominer toutes les autres, car il avait pleinement conscience de s’engager sur la route du martyre. « Je ne suis pas assez fort pour pouvoir abandonner mes enfants ! »
     Ilme voyait et comprenait également la paisible tranquillité de ses autres compagnons, cette sérénité qui donne à l’homme son vrai visage malgré les tourmentes du destin. Cette sérénité se traduisait par la souffrance résignée des blessés, par la vaillance des mourants. Ilme pouvait la lire sur le visage de chaque survivant. De tout le village, Linda de Sooserva était la seule à être encore parmi eux. Ilme, avec un dévouement infatigable, soignait ses brûlures, et, contrairement à ce qu’ils avaient tous redouté, la vieille femme n’était pas devenue aveugle, ses blessures s’étaient révélées moins profondes qu’à première vue. Elle ne se plaignait jamais, revenait lentement à la vie, et son premier sourire de gratitude fut pour Ilme, un sourire destiné à l’encourager et à la soutenir.
     Miraculeusement, par ce fragile sourire qui s’envolait du visage défiguré de la pauvre vieille, Ilme apprit à retrouver le sien.
     
     * * *
     
     Abrité contre le vent par une haie touffue, Taavi, excédé, le visage immobile, écoutait les interminables discours de Jonnkoppel. Il l’arrêta :
     — Je vous ai répondu clairement : non ! Je ne suis plus apte à de telles missions ; d’ailleurs c’est une bêtise : j’ai deux ans de retard pour quitter le pays.
     — N’importe qui s’en ira du pays à la première occasion ; du retard ? Mais nous sommes encore vivants, ce n’est donc pas trop tard ; le peuple vit encore !
     — Mais moi ! Est-ce que je suis vivant ? explosa Taavi. Je suis mort, et les morts ne peuvent plus rien pour un peuple vivant.
     Les yeux fixés sur la mousse, Taavi se perdait dans ses pensées ; il se revoyait appelant son père au secours avant de se jeter dans la mêlée. Il aurait bien aimé rompre là cet entretien qui lui était insupportable, mais comme le capitaine continuait à marcher péniblement devant lui, les pieds douloureux. Taavi le suivit.
     — Bien sûr je ne peux pas te forcer et je ne connais rien à ces histoires de traversée, continua Jonnkoppel, mais je pensais que nous aurions alors fait tout ce qu’il était en notre pouvoir de faire. Je croyais que tu aurais plus de chance que quiconque d’y parvenir. C’est notre devoir de raconter au monde libre tout ce que nous avons vécu…
     — Et qui m’écoutera ? coupa amèrement Taavi. La radio nous apprend trop bien leur état d’esprit !
     — Nos propres patriotes, eux au moins, comprendront tes paroles et ce ne sera pas une seule voix qui prêchera dans le désert, mais des milliers de voix…
     — Je ne suis pas un chef de chorale pour les faire crier ! Et si la vie confortable qu’ils mènent leur a fermé la bouche ?
     — Mais s’ils ne savent pas que…
     — Ils le savent. D’où leur était venue alors cette lumière divine qui les avait incités à quitter le pays lorsqu’ils pouvaient encore le faire ? Et si maintenant ils ne se souvenaient plus de rien ?
     — Ne te mets pas à accuser le monde, dans ta rancune ! Va, regarde autour de toi, parle, ordonne ! Montre du doigt et appelle les choses par leur nom !
     — Est-ce un ordre ?
     — Non, c’est une prière ; penses-y ! Soupèse les arguments, nous en reparlerons par la suite, plus profondément encore, lorsque nous serons un peu reposés et que nos pensées seront claires.
     Taavi se leva pour partir.
     — Nous n’avons plus de repos à espérer sur notre sol et nos pensées claires terniront, comme s’effritera notre résistance. Ma réponse encore une fois est simple : je ne peux pas abandonner ma femme et ma mère à un sort encore inconnu. Je dois au moins savoir où se trouveront leurs tombeaux sans croix.
     Il regarda un instant le capitaine droit dans les yeux et se retourna pour partir.
     Mais les jours suivants il ne put se débarrasser de ces pensées, de ce projet qu’il estimait pourtant être une pure folie. Il retrouvait les souvenirs estompés de son ancienne et heureuse vie en Finlande. C’était donc cette tranquillité, ce bien-être qui l’obnubilait au-delà des mers ? Quelle mesquinerie ! Mais bientôt il souriait, fatigué de sa propre colère ; non, cette vie-là demeurerait un livre d’images et de souvenirs que l’on feuillette rapidement ; rien de plus.
     Lorsqu’il n’était pas auprès d’Ilme ou de sa mère, Taavi marchait, solitaire, à travers les forêts, l’arme à la main. Un soir, il se retrouva à l’orée du village de Metsaoti, là où, deux ans auparavant, il avait escaladé la palissade recouverte de mousse pour se diriger vers des maisons accueillantes.
     Maintenant il avait bien le temps de s’attarder ici ; dans le village aucune âme ne l’attendait plus ; dans ces maisons nichées entre les pans de forêt tranquille, la mort avait tenu son terrifiant sabbat, oui, juste ici ; et bien que l’œil pût le voir, bien que sa narine sentît encore l’odeur des ruines calcinées de Matsu, le spectacle lui semblait toujours irréel : les blés maintenant couchés, les pommes de terre fanées, les trous noirs dans les maisons comme des yeux crevés.
     Aucune étincelle de vie ne brillait plus derrière ces fenêtres.
     Quelle en avait été la cause ? Quel était le responsable de ces flammes dansant vers le ciel, de ces cendres semées par le vent sur les blés mûrs, de ces champs désormais vides que nul habitant ne venait plus parcourir ? Pourquoi le destin avait-il choisi cet endroit précis de la patrie pour le marquer de son empreinte ?
     Taavi jouait machinalement avec les planches de la palissade. Étaient-elles aussi destinées à tomber inutilement en poussière ? Viendrait-il de nouveaux hommes qui, après avoir engrangé les récoltes, redresseraient les palissades, laboureraient la terre et sèmeraient de nouveaux grains ? Ces hommes arriveront sans doute du fin fond de l’Est, étrangers par leurs coutumes, leur langage et leur sang. Une fois les années passées, les autres contrées différeront-elles de celle-ci ? Peut-être la destruction de certains villages n’avait-elle pas été totale comme celle de Metsaoti ! Quelques rares Estoniens pourraient peut-être demeurer encore sur la terre de leur père, rivés en esclave à leur propre sol !
     Taavi se sentait fatigué, ses pensées lui pesaient ; pourtant il se dirigea tout droit vers le village qu’il traversa lentement.
     « Va dans le monde libre ! » avait dit le capitaine Jonnkoppel. « Allez, enseignez toutes les nations », avait commandé le Christ à ses disciples. Va dans le monde et parle. « Ici, même les pierres crient d’injustice », avait murmuré le bon vieux à barbe blanche, dans le cachot de la NKVD, plus d’un an auparavant. Tout le monde semblait le lui réclamer ; il lisait cette prière dans chaque regard fiévreux de ses compagnons.
     Parler pour le monde libre ! Quel projet insensé ! Ce monde n’attendait pas après ses paroles ; le monde se souciait bien d’entendre la tragédie d’un petit peuple ! Il vaudrait bien mieux que ces peuples soient déjà morts ! Le monde veut rester sourd et aveugle, vivre ses jours sous la menace d’une épée sanglante jusqu’à ce qu’elle s’abatte et tranche sa vie, jusqu’à ce qu’il soit trop tard !
     Taavi traversa la cour de Hiie ; il n’y avait désormais plus rien pour lui dans cette ferme jadis prospère : le jouet de son fils, jeté au hasard dans la chambre, et une tombe au bord de la rivière où dormait ce petit être non baptisé dont la mère pouvait à peine évoquer le visage.
     En cherchant la croix, ses mains demeurèrent un instant suspendues dans l’obscurité humide, et retombèrent sans force. Lorsque ses doigts, de nouveau, ne rencontrèrent que le vide et que ses pieds butèrent dans les pierres qui jadis entouraient la tombe, alors Taavi tomba à genoux. Pris de peur, il palpa la terre, les pierres aiguisées, les fleurs d’automne que l’on avait piétinées. Le tombeau d’Hilja que l’on avait embelli avec tant de soin était rasé. Il se redressa lentement sous une douleur et une colère impuissantes. Il serra violemment ses poings maculés de terre. Une autre nuit, ses doigts avaient effleuré la croix sans que Taavi ait pu communier avec celle qui reposait dans la terre. Mais maintenant que les Russes avaient foulé aux pieds la dernière demeure de ce petit être, il ressentait profondément les liens qui l’unissaient à son enfant. Ce même et unique destin qui réunissait le peuple, la terre et les tombeaux sans croix lui révélait enfin ce que représentait pour lui sa fille, et ce qu’avait été sa propre vie.
     Ici même roulaient les flots de la rivière, ici s’entassaient les lourdes pierres avec lesquelles sa femme s’était laissée glisser dans l’eau sombre. Oui, ici même s’ouvrait la porte par laquelle on pouvait, en toute quiétude, pénétrer dans la demeure de l’éternité. Mais Taavi n’avait pas encore le droit d’en franchir le seuil : la moitié du chemin restait à faire. Il le sentait tout particulièrement à cette minute, alors que ses mains renfermaient la terre de ce tombeau souillé. Devant lui s’ouvrait encore cette route à demi parcourue, mais qu’il n’avait plus la force de gravir.
     Comment pourrait-il expliquer tout cela au monde ? Comment le monde arriverait-il à comprendre cette misère que Dieu même, dans le ciel, ne comprenait pas ? Ici on appelait le monde au secours, ici on criait vers Dieu, ici on se retournait même vers les morts. Va, parle de tout cela au monde libre — et l’on rira de toi, on t’enfermera dans un asile !
     
     * * *
     
     Le lendemain matin, alors que l’aube déchirait les rideaux de brume, Taavi se dirigea vers Haru en passant les collines de Koolu. Il faisait une reconnaissance, comme il en avait l’habitude, car il craignait que, de ce côté, ne déferlât de nouveau un flot d’attaquants qui vînt balayer les forêts. Dans la sapinière de Võllamäe, une répugnante odeur de cadavre frappa ses narines ; il s’arrêta, mal à l’aise, mais ne découvrit aucun corps en décomposition dans les buissons environnants. Marchant contre le vent en direction de la ferme, il sentait monter vers lui cette odeur de plus en plus insoutenable. Ses doigts se crispèrent sur la crosse du revolver.
     Le froid de la nuit et l’humidité du sol se répercutaient douloureusement jusque dans les muscles de ses épaules. C’était sûrement le cadavre d’un Russe ! Eux-mêmes en avaient enterré par centaines après la bataille. De tels vestiges de guerre, on en rencontrait un peu partout, aux alentours, mais personne n’y faisait plus attention.
     Le spectacle qui s’offrit à sa vue, au débouché de la clairière, le cloua au sol. Il n’en fut pas effrayé, mais ne put le quitter des yeux, la gorge douloureuse, les membres inertes. Son regard gris trahit même un instant une étrange pensée qui rapidement fit place à la répugnance : le destin, en personne, résolvait devant lui la série de questions et d’énigmes qu’il s’était posées.
     Accrochés à une robuste branche de chêne, se balançaient trois cadavres déchiquetés et décomposés. Le corps du milieu était celui de Marta, à droite pendait la masse du milicien Reetal Rause, à gauche un partisan dont Taavi ne parvenait plus à se rappeler le nom.
     Il reprit le chemin du retour ; il lui sembla soudain que quelqu’un courait à ses trousses, que la femme, ce cadavre méconnaissable, désarticulé et souillé, le regardait encore avec des yeux vivants bien que les mouches bleues les recouvrissent déjà.
     Involontairement Taavi se mit à courir.
     Ce fut ce jour-là que Taavi comprit qu’il était incapable de vivre plus longtemps dans ce pays. D’ailleurs, était-il encore capable de faire quoi que ce fût ? Il avait engagé dans la lutte, à demi terminée, la totalité de ses forces. Il n’y avait plus un souffle d’air qu’il pût respirer, pas un coin de chambre où finir ses vieux jours. Le poison de colère et de destruction était si virulent dans ses veines que jamais son propre corps ne pourrait le rejeter.
     Calmement, il fit comprendre à Ilme que son devoir était maintenant de traverser la mer. Elle l’écoutait, résignée, tout aussi calme.
     En se promenant, ils s’étaient éloignés du camp. C’était un bel après-midi d’automne où la toute-puissance de la nature semblait s’être apaisée. Le bleu du ciel s’était atténué, et le soleil n’était plus assez chaud pour repousser la fraîcheur envahissante qui naissait dans ses ombres et qui, peu à peu, amènerait l’hiver. L’homme et la femme marchaient lentement côte à côte, comme si cette promenade leur procurait une grande joie. C’était peut-être leur dernière promenade ! Sans doute, au fur et à mesure qu’ils avançaient, leurs pensées reculaient-elles au contraire jusqu’aux souvenirs les plus lointains. Peut-être aussi se disaient-ils en eux-mêmes adieu ! Sans doute les deux choses se mêlaient-elles en eux, car c’est dans les moments les plus difficiles que la pensée a le moins de logique.
     — Je voulais simplement te demander ton avis.
     Ilme se tut. Lui demander son avis ! Son mari lui avait-il jamais demandé chose semblable dans tous les problèmes qu’il se posait ? Et que lui restait-il à répondre maintenant, après ce qui s’était passé, tout ce qu’ils avaient vécu ensemble ? Bien sûr, elle ne voulait pas que son mari la quittât, elle voulait le garder auprès d’elle ! Mais elle savait qu’il lui fallait effacer de son cœur le moindre désir. Ce souhait était aussi insensé que d’espérer bercer de nouveau ses enfants dans ses bras, ou embrasser ses vieux parents. Pourtant tous demeureraient auprès d’elle dans son âme car, aussi longtemps que Dieu lui prêterait vie, personne, nulle puissance au monde ne pourrait lui voler son passé. Si son mari avait encore assez de force pour regarder l’avenir, pour leur frayer la route de demain, elle aussi devait avoir la force de marcher sur les traces de son compagnon de vie. Son chemin serait le même.
     — Je t’attendrai, promit-elle, la voix blanche.
     — Tu m’attendras ? Toi !… La voix de Taavi se brisa. Je ne partirai pas, je ne te quitterai plus jamais, plus jamais !…
     Lorsque Taavi caressa les cheveux de sa femme, les yeux d’Ilme s’emplirent de larmes. Comme le visage amaigri de Taavi lui paraissait soudain vieilli ! Mais les yeux d’Ilme lui disaient un dernier adieu, car elle avait l’intuition, la certitude même, du chemin qu’il allait prendre ; elle le savait, mieux que son mari ne pouvait le faire.
     Les jours suivants furent pour lui comme un rêve auquel ses sens d’homme refusaient de participer. Était-ce à cause de l’agitation puérile des autres autour de quelque animal capturé en forêt, à cause de l’enterrement des trois pendus qu’ils avaient ensevelis durant la nuit ? Pour cet enterrement, Taavi avait lui-même désigné ceux qui l’accompagneraient, leur demandant de garder le silence sur la fin de ce drame. En revenant, le visage sombre des partisans était plus éloquent que toute parole.
     Un soir, Taavi s’était assis près de sa mère, contre le tronc rugueux d’un pin. À côté se dressait leur hutte de branchages qui les abritait du vent et de la pluie. Ilme s’occupait des blessés de Penise que l’on avait amenés ici. La plupart maintenant étaient en bonne voie de guérison, sauf deux qui déliraient de fièvre. Osvald et quelques autres, malgré leurs blessures, ne voulaient pas se considérer comme invalides et aidaient à leur tour leurs amis plus grièvement blessés ou s’occupaient à des travaux faciles.
     Le soleil s’était couché et l’immensité du marais couvait déjà la rosée du matin.
     — Que regardes-tu, mère ? demanda Taavi.
     — Oh ! rien… Je pensais… que tu partirais bientôt de nouveau !
     — Comment ! Qui te l’a dit ?
     — Ilme m’a parlé il y a plusieurs jours déjà.
     Ainsi sa mère le savait, et pourtant elle restait si calme, si tranquille avec ses brûlures sombres couvertes d’onguent et ses mains enveloppées de pansements blancs !
     — Je n’en sais rien encore…
     — Ces choses-là, il faut les savoir, mon fils ! Ne t’inquiète pas pour moi… Va, j’ai dit à Ilme que si nous avions la force de nous taire, ce serait bien. Que veux-tu que nous puissions dire dans un cas pareil ? Si tu connais encore un chemin à prendre, ce sera pour nous un réconfort de le savoir.
     Longuement Taavi regarda sa mère qui parlait avec une telle sérénité. Il la contemplait avec un émerveillement grandissant.
     — Mais vous ?… Comment pourrez-vous rester ici ?
     — Oh, nous… chuchota-t-elle ; elle essuya légèrement sa joue, dans un sourire. — Ah ! ces yeux de vieille femme ! — Nous y arriverons bien ! Nous avons encore les jambes solides, nous ne serons donc pas un fardeau pour les hommes. Nous attendrons que toi et les autres veniez à notre secours ; l’homme doit toujours avoir quelque chose à attendre de la vie, et nous, nous avons tant à espérer… Tu vois, nous sommes riches ! Que pourrais-tu faire ici ? Qui pourrait tracer ton chemin à ta place ? C’est à toi de le faire !
     Ilme, elle aussi, avait appris le silence et la résignation. Le soir même, Taavi déclara au capitaine Jonnkoppel :
     — J’attends tes ordres.
     En silence, le capitaine lui étreignit les mains ; ses yeux brillaient.
     — Nous avons tous le même ordre, le même devoir : nous frayer un chemin !
     À la vue de ces gens qui avaient tant souffert, qui avaient supporté un supplice auquel celui du Sauveur montant sur le calvaire était seul comparable, Taavi sentit que sa résolution était prise et que son cœur avait retrouvé la force. Il se demandait seulement avec un restant de fierté : le sacrifice de ces milliers, de ces millions d’innocents n’aurait-il pas dû racheter le monde ? Ces hommes qui resteront ici dans la grisaille du soir, étouffés par cette nuit avide, ne pourront-ils plus revoir la lueur d’un matin ? Sont-ils donc à jamais perdus ? En ce cas, l’HOMME est au seuil de sa perte.
     Mais Taavi Raudoja ne pouvait le croire. En lui la vie battait toujours ! Ces hommes ne devaient pas le croire ; eux aussi vivaient ! Il leur fallait vivre pour la vie à venir, pour les générations futures, pour les nouveaux jours, et, lorsque ces jours seraient enfin venus, pour qu’ils soient alors les racheteurs ignorés de l’HOMME dans leurs tombeaux sans croix.
     Et Taavi Raudoja disparut dans les brumes du soir sous le regard de sa mère, de sa femme et de ses compagnons, portant au monde libre leur message d’espérance.
     

En Angleterre. Décembre 1951.