Un artiste

    Tout commença un jour où l’on vit un tournevis qui trottait sur le chemin. On lui avait soudé de minuscules pattes en fil de fer, qui filaient aussi vite que celles d’une mouche. L’outil n’avait ni bras ni tête, mais en guise de queue un fil rouge qui se tortillait de temps à autre. Il se déplaçait en ligne droite, escaladant les cailloux tant bien que mal et traversant les flaques – il faut dire qu’il n’avait pas d’yeux pour regarder autour de lui et choisir un chemin plus sec. Malgré tout, l’étrange voyageur parvenait fort bien à marcher, et bientôt il disparut derrière la haie.
    Maït Märg avait été témoin de cet événement saugrenu. Adossé au poteau de la clôture, il avait observé longuement le passant, tout en mâchant un brin de paille. Ce fut seulement lorsque le tournevis eut complètement disparu qu’il se rendit compte qu’il aurait bien fait d’appeler sa femme : elle aussi, le spectacle l’aurait certainement intéressée. Il était un peu tard à présent, mais il l’appela quand même et elle vint voir ce qu’il avait.
    – Qu’est-ce que tu racontes ! lui dit-elle, fâchée, quand elle eut entendu son histoire. Tu me prends pour une idiote ou quoi ? Tu crois que je vais avaler ça !
    Elle haussa les épaules et s’apprêta à rentrer dans la maison, mais il l’arrêta.
    – Je te jure, il faut me croire ! Il y avait un tournevis qui se baladait, là-bas, comme une bergeronnette. Je ne sais pas, peut-être qu’il marchait avec des piles ? Un truc sacrément bien fait, en tout cas !
    – Dis donc, tu es sérieux ou tu te fiches de moi ? dit-elle en le regardant d’un air incrédule. Un tournevis qui marche sur le chemin ? Je n’y crois pas !
    Mais Maït n’eut pas besoin de trouver des arguments pour la convaincre, car voilà qu’un nouveau visiteur s’approchait – un tuyau d’aspirateur multicolore. Ce monsieur n’avait pas de jambes, il rampait comme un serpent, faisant bruire et tourbillonner le sable à chacun de ses méandres. Il avait des yeux faits de marrons qui jetaient un regard morne vers le ciel, et il portait une selle. Maït s’écria, tout excité :
    – Regarde, regarde, Siiri ! Encore un !
    – Mais c’est un vrai serpent ! Pourvu qu’il ne se faufile pas sous la clôture !
    Comme s’il l’avait entendue, le tuyau changea de direction et se rapprocha du jardin des Märg à vive allure.
    – Au secours, au secours ! s’écria Siiri.
    Maït chercha une arme, mais, dans sa hâte, il ne trouva rien d’autre qu’un tuteur à petits pois qu’il arracha de la plate-bande, réduisant le plant en miettes. Le tuyau avait déjà atteint le jardin ; il se glissa lestement par-dessous le portail. Siiri s’enfuit à l’intérieur avec des cris perçants, Maït se mit à gesticuler, mais le tuyau l’évita habilement et traversa la cour en rampant, jusqu’au jardin du voisin, où il disparut dans l’herbe haute.
    – Seigneur Dieu, qu’est-ce que c’était que ça ? criait Siiri, debout sur la pointe des pieds sur l’escalier, fixant d’un air effrayé l’endroit où le reptile avait disparu. C’était une vipère ou quoi ?
    – Pas une vipère, tu as bien vu que c’était un tuyau !
    – Mais comment ça peut ramper, un tuyau ?
    – Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Il doit y avoir un moteur dedans… C’est peut-être un de ces jouets modernes ? Ils font de ces trucs aujourd’hui !
    Elle gémit :
    – Peut-être qu’il va revenir ! Qu’est-ce que tu en penses, il va revenir ?
    Il s’énerva :
    – Bon Dieu, mais je peux pas tout savoir !
    Il alla jeter un coup d’œil prudent au jardin du voisin. Mais les orties et les bardanes étaient trop épaisses pour qu’on puisse distinguer quoi que ce soit.
    – Je vais aller dire deux mots à Jaagup, dit-il. Je vais l’avertir. Lui, peut-être qu’il saura quelque chose, il s’y connaît en bricolage.
    Mais il n’eut pas besoin de prévenir son voisin à propos du tuyau, car il retrouva celui-ci, avec ses marrons en guise d’yeux, en train de se chauffer au soleil sur l’escalier, tandis que Jaagup, juste à côté, ajustait une robe à des ciseaux à ongles.
    – Dieu du Ciel, Jaagup, qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu bricoles ici avec ces… machins ? Qu’est-ce qui te prend ?
    – À chaque travail sa besogne, répondit le voisin. C’était un vieil homme avec une barbe poivre et sel toute ébouriffée ; toute sa vie, il avait travaillé au tour, à l’usine, et maintenant il était à la retraite et vivait dans sa maison natale. Il était connu comme un artisan habile, on faisait toujours appel à lui pour réparer les téléviseurs, on lui apportait les fers à repasser détraqués. Mais jamais jusque-là il n’avait donné vie aux tuyaux et aux tournevis, c’était chez lui une coutume nouvelle – laquelle ne plaisait pas du tout à Maït. Déjà les ciseaux vêtus d’une robe étaient en train de faire le tour de la cour en se dandinant, tandis que, de ci de là, furtivement, apparaissaient d’autres objets dotés de jambes et de gros yeux ronds. Une brique aux longs cils s’approcha même de Maït pour le renifler et lui boxa douloureusement la cheville.
    – Qu’est-ce que c’est que ce travail… s’écria Maït. C’est que des âneries. Combien est-ce que tu en as déjà fait ?
    – Soixante-treize, répondit Jaagup en attrapant un pot de capucines. Il le fit tourner dans sa main d’un air de curiosité et se mit à le frotter pensivement avec du papier de verre en murmurant :
    – Qu’est-ce qui serait le mieux ? Où est-ce qu’il faut mettre la queue ? Et combien d’yeux il faut faire ?
    – Mais enfin, pourquoi mettre une queue à un pot de fleurs ? Arrête cette idiotie ! Soixante-treize ! Où ils sont passés ?
    – Partis de tous les côtés, répondit le vieux en commençant à tailler des yeux dans le pot de fleurs.
    – Mais est-ce que tu as pensé à ce qu’ils peuvent faire ? demanda Maït, en colère. Peut-être qu’à l’heure qu’il est ils sont en train… de piétiner mes roses dans mon jardin ? Est-ce qu’ils mordent, au fait ?
    – Ceux à qui j’ai fait des dents, ils mordent, répliqua Jaagup, ceux qui n’ont pas de dents, ils ne mordent pas.
    Un cri lui répondit en provenance de chez Maït. Celui-ci explosa :
    – Vieux schnock du diable, si jamais un de tes monstres a fait quelque chose à ma femme ou à mes enfants, je te tue ! Tu ferais mieux de faucher ta cour, tu vis au milieu des orties comme un crapaud, c’est une honte de voir ça !
    Tout en criant, il courait vers chez lui de toutes ses forces. Au premier coup d’œil, il n’y avait rien de terrible, mais Siiri se tenait sous la fenêtre, l’air épouvanté, et, sans un mot, désignait le groseillier. Celui-ci était complètement emmêlé. Pas étonnant : accroupi au milieu du buisson, se tenait un tonneau à eau de pluie doté d’un embonpoint formidable.
    – Est-ce que tu veux bien t’en aller ! cria Maït en claquant dans ses mains comme pour effaroucher des merles. Le tonneau bondit hors du buisson dans un grand craquement de branches, tandis que des grappes rouges se mettaient à voler de tous côtés dans les allées. Chancelant sur ses six jambes vertes, le monstre avait l’air d’une araignée géante en tôle. Il se sauva du côté du portail, se renversa, si bien que l’eau qui clapotait à l’intérieur se répandit sur les plates-bandes, puis, d’un saut, il se remit debout, et, bien allégé, fila à toute allure vers l’horizon avec l’agilité d’une biche, jusqu’à se fondre au loin avec la forêt.

 
* * *

    À présent Maït et Siiri n’avaient plus un instant de paix. Des créatures bizarres les incommodaient continuellement, flânant dans leur cour et se dissimulant sous les auvents. À plusieurs reprises Maït alla parler avec Jaagup, il le menaça d’un procès, mais le vieux se contentait de se taire ou répondait sèchement qu’à chaque travail correspondait sa besogne, et il n’y avait rien d’autre à en tirer.
    Jaagup avait acquis une habileté fort impressionnante, toutes les cinq minutes un nouvel engin prenait vie. Il y en avait de tout petits, par exemple une punaise qui sautait comme une puce ou des épingles avec des fracs en papier d’argent, mais aussi de passablement gros, et jusqu’à son vieux garage. Il lui avait fait des jambes avec de gros billots de chêne et des yeux avec des couvercles de soupières, si bien qu’il se dandinait lourdement en rond en laissant dans le sol des traces profondes, et qu’il renversa par mégarde le portail des Märg. Écumant de rage, Maït voulut l’abattre avec son fusil de chasse, mais les plombs n’eurent aucun effet sur la brique. Le garage se contenta d’accélérer un peu sa démarche et se traîna en direction du pré d’à côté, où il resta à se chauffer au soleil comme une énorme vache.
    Quant aux plus petits des homoncules, Maït parvenait rarement à en écraser – c’était fort difficile, car ils étaient lestes comme des ablettes –, et de toute façon cela ne servait pas à grand-chose. Il sortait continuellement de nouveaux Adams et de nouvelles Éves des mains du vieux, à un rythme insensé.
    Dans les premiers jours, la famille Märg avait dû affronter seule les œuvres de Jaagup, mais bientôt les voyages des nouvelles créatures les menèrent jusqu’aux jardins des autres villageois. Au début, ce fut la panique, mais une fois que l’on eut éclairci la situation et établi la provenance de ces êtres singuliers, ce fut de la colère qui se mit à germer de toutes parts. Ensemble, on alla admonester le responsable. Mais le vieil homme n’écoutait personne, et il n’était pas vraiment question de se faire justice soi-même. Jaagup venait de terminer dix tabourets pourvus de dents, qui semblaient tenir beaucoup à leur père. On jugea prudent de battre en retraite.
    Dans les sphères célestes aussi, la conduite du vieux suscitait de la mauvaise humeur. Dans son infinie clémence, le Seigneur tarda longtemps à intervenir dans ces espiègleries irréligieuses, mais il finit par en avoir assez.
    – Est-ce une activité appropriée pour un mortel que de donner vie à des objets destinés par Dieu lui-même à demeurer inanimés ? se demandait le Seigneur. Regarde l’autre là-dessous qui se permet de Nous singer, cette espèce de pitoyable insecte, il tourne en ridicule les normes et les lois que Nous avons établies ! Voilà un homme bien obstiné et bien insolent. Si Nous avions voulu que la petite cuiller crapahutât sur les berges des fossés, Nous l’aurions envoyée crapahuter Nous-mêmes, mais Nous n’avons point tenu cela pour convenable ! Et les mortels doivent s’en accommoder. Pour les berges des fossés, Nous avons créé la grenouille sauteuse et la stridulante sauterelle, mais c’est pour faire fondre le sucre dans le verre de thé que Nous avons créé la cuiller ! Et qu’il en soit ainsi ! Amen !
    Le Seigneur lui envoya un ou deux rêves édifiants censés le faire réfléchir, mais comme le vieux passait son temps à bricoler et ne dormait pratiquement pas, ces rêves échouèrent complètement à remplir leur tâche et finirent par s’éventer comme de l’alcool laissé à l’air libre. Jaagup en revanche était déchaîné. Il prit son veston, lui accrocha des orteils de mastic aux manches, et l’envoya se promener.
    À présent la rumeur de ces étranges compétences était parvenue passablement loin, et il commençait à affluer du monde à tout moment. Les habitants des alentours n’étaient pas moins incommodés par les touristes que par les chefs-d’œuvre du vieux, et dans l’obscurité plus d’un curieux reçut une impitoyable raclée. Cette mesure sévère permit de maintenir l’affluence touristique dans des limites raisonnables.
    Il arriva une fille qui s’empourprait d’enthousiasme et pouvait rester des heures durant accroupie aux pieds de Jaagup, s’émerveillant des gestes rapides et de la dextérité du vieillard. Lorsque des villageois vinrent exhorter le bricoleur et le menacer de la police, son visage se mit à flamboyer de colère et de dégoût. Elle s’écria :
    – Mais vous ne comprenez pas que c’est un génie ! C’est un artiste, le plus grand artiste vivant et le plus grand de ceux qui ont jamais vécu ! C’est un Maître ! Qu’est-ce que vous venez lui raconter – qu’il arrête de piétiner vos carottes ! Mais qu’est-ce que ça peut bien faire ? De quel droit, pour des motifs aussi futiles, empêchez-vous la naissance de l’art, de quel droit dérangez-vous le créateur dans le miracle de la création ! Vous devriez avoir honte, minables petits-bourgeois ! Un miracle arrive dans votre cour, il touche vos pauvres planches de carottes, et vous pleurnichez ! Mais vous devriez remercier le ciel qu’il vous soit donné de vivre au temps du Grand Jaagup !
    – Grand ou pas grand, répondit Maït Märg d’un ton morne, en tout cas il pose de sacrés problèmes. C’est l’été, mais on n’ose pas marcher pieds nus dans la cour, depuis qu’il a mis des jambes à ses rasoirs et qu’il a appris à voler aux lames de rasoir. Et maintenant, que le diable les emporte, elles se posent partout ! On ne sait jamais si on ne va pas marcher tout droit sur un truc coupant ! On n’ose plus laisser les enfants jouer dehors ! Sans parler des pinces à linge qui s’approchent en traîtres pour vous pincer. Qu’il rappelle ses monstres et qu’il les boucle dans sa cave.
    La fille éclata d’un rire éraillé.
    – Oui, sûrement ! fit-elle, moqueuse. Un grand artiste offre au monde une chose aussi merveilleuse qu’un rasoir avec des jambes et de magnifiques yeux bleus tout doux, et voilà que le monde lui ordonne d’enfermer ses merveilles dans une cave ! Vraiment, parfois je le déteste, ce « monde » pitoyable ! Disparaissez immédiatement et arrêtez d’embêter l’artiste !
    – Artiste ou je sais pas quoi, grommela un villageois. Hier qu’est-ce que je vois : cent couronnes qui se prélassent dans l’herbe ! Jésus, quelle aubaine ! Je veux les attraper, mais voilà que le billet se met à sauter comme une foutue grenouille ! Cours toujours, pas moyen de l’attraper ! Ce vieux cochon de Jaagup, il a bousillé le billet en y fichant deux jambes ! Toujours le même espèce de trou du… C’est pas croyable, fiche des jambes à de l’argent ! À un billet de cent ! Si ça se trouve j’ai pas à manger chez moi, mais lui, il gâche l’argent en faisant joujou avec ! Espèce d’animal, vieux dégoûtant !
    La fille n’écoutait plus, elle était pelotonnée aux pieds de Jaagup et l’observait, émerveillée, attacher des cheveux d’étoupe au crâne chauve d’une ampoule électrique. Les tabourets féroces commençaient déjà à claquer de la gueule de manière fort éloquente, et les villageois s’en retournèrent en grognant.
    Seule la fille demeurait auprès de Jaagup, fidèle.
    – Oh, maître ! lui dit-elle tout bas, une nuit, en lui embrassant les jambes à travers son pantalon de survêtement. Fais-moi un enfant ! Je veux donner le jour à ton fils, pour qu’il marche sur les traces de son père ! Allonge-toi à mon côté, ô génie !
    – Pas le temps, trop de travail, répondit Jaagup. Fichu fromage blanc ! J’y ai mis une barbe et je lui ai fait une colonne vertébrale en osier, mais il passe son temps à s’effondrer de tous les côtés ! Rien à faire, il faut lui fabriquer un pantalon avec des bretelles ! Comme ça, s’il recommence à couler, il le remontera tout seul, et il continuera à faire une jolie boule.
    La fille soupira tristement et s’en fut le lendemain.
    Mais il arriva divers autres toqués. Il y eut Mart-l’Idiot, un homme grand et flasque qui se tordait continuellement les mains en marchant.
    – Ha, ha, ha, disait-il. Moi aussi, j’ai toujours voulu inventer toutes sortes de merveilles, j’ai déjà deux roues dentées, mais bon, il m’en manque une troisième ! Ouais, quand je l’aurai, je ferai un appareil comme ça, un qui crache des balles et qui remue la purée et qui écrit des histoires de brigands aussi. Ça sera la vraie vie ! Tralala !
    Et il saluait toutes les créatures monstrueuses de Jaagup, et serrait courtoisement la main aux plus grosses, comme le poêle de faïence ou le baquet à lessive.
    – Peut-être qu’on a fait l’armée ensemble, dit-il pensivement en regardant le chevalet de la scie. Celui-ci ne répondait rien, il sautillait et gambadait. Mart-l’Idiot ôta sa casquette et salua humblement.
    – Bien sûr, mon major, vous, vous êtes un officier, moi je ne suis qu’un soldat, comment cela m’est-il sorti de la tête ! Évidemment. Vive la patrie !
    Pour passer le temps, Jaagup colla des jambes sous ses souliers et leur fixa de petites mains sur le devant, pour qu’ils puissent battre le tambour en cas de besoin. Mart en fut hautement reconnaissant, il se mit à marcher avec ses souliers sur ses talons comme des canetons, se répandant en louanges :
    – Qu’est-ce que je pourrais demander de plus, mes souliers marchent tout seuls, c’est la vraie vie de pacha.
    Voilà le genre d’histoires qui arrivaient chez Jaagup.
    Rien d’étonnant à ce que la patience soit à bout, et pas seulement celle des villageois. Le Seigneur Dieu aussi montrait des signes d’agitation croissante. Les créatures de Jaagup, c’en était plein partout, et rien n’indiquait que l’artisan allait cesser son travail. Le Seigneur décida de le punir.
    Une nuit, il se jeta sur lui, lui pressa la poitrine et tenta de le saisir par l’aisselle. Jaagup résista, s’agita, rua des jambes. La bagarre dura un certain temps, sans résultat notable, puis le Seigneur réussit à prendre le dessus. Il saisit l’homme étendu sur le ventre par les cheveux de devant et lui tira la tête en arrière, de manière à faire craquer les vertèbres. Le vieux gémit, fit un effort désespéré et parvint à se retourner ; au passage, la jambe du Seigneur se coinça sous son flanc. Jaagup avait désormais les mains libres pour frapper. Les forces étaient égales, et vers le matin le Seigneur battit en retraite, humilié. Le vieux avait juste une hanche démise, ce qui ne l’empêchait pas de travailler.
    Il était précisément en train de bricoler, à l’aide d’un râteau et d’un arrosoir, un être aux long cou et aux cheveux rares qui évoquait un dindon, lorsqu’il entendit subitement une voix qui chuchotait à son oreille :
    – C’est bien, brave Jaagup ! couinait la voix. Ne te fais pas grâce, poursuis ta tâche ! Bientôt sur terre tes créatures seront plus nombreuses que celles de Dieu, et alors le pouvoir aura changé de mains ! Voici qu’un nouveau Créateur nous est donné, ce vieux Seigneur arrogant va passer à la poubelle ! Encore un peu, Jaagup, encore un peu ! Ah, qu’est-ce que je suis fier de toi !
    Jaagup se donna une tape comme pour chasser un moustique, mais la voix continuait à piauler :
    – Si seulement tu pouvais créer des créatures plus grosses, plus féroces, des êtres taillés directement dans le roc, de celles qu’aucune puissance ne peut briser, alors ce petit monsieur là-haut sur ses nuages aurait bientôt de quoi s’inquiéter. On va prendre le pouvoir, on va renverser le Seigneur ! Ah, qu’est-ce qu’il était fier de sa performance minable – créer des gens avec de la poussière ! Mais toi, Jaagup, tu en fais même avec des chiffons ! Jaagup, tu es un Prométhée, tu as donné à la race humaine ce qui lui manquait – tu as fait de l’homme un vrai dieu ! ».
    Le vieux cracha par terre d’un air las et se bourra des tampons dans les oreilles. Puis il prit une crotte de chien, lui tourna de fières moustaches et – vrrr ! – lui fit prendre son envol.
    Jaagup travailla trois mois durant sans reprendre haleine. Le Seigneur au ciel l’observait avec inquiétude, Satan avec joie, et les villageois avec dégoût. Ses créatures n’inspiraient plus de crainte, avec un bon coup de pied on arrivait toujours à les effaroucher et à les éloigner. Il y avait juste les tabourets féroces que personne ne se hasardait à toucher ; quant au garage aux yeux en couvercles de soupières, qui s’était coincé entre deux sapins dans la forêt et ronchonnait méchamment, personne ne voulait lui venir en aide – pas sûr qu’un monstre de ce genre ait la notion de la reconnaissance, il risquait de se jeter sur ses libérateurs.
    Ce fut alors, un après-midi, que Jaagup, qui venait juste de donner vie, dans le puits, à une espèce de méduse faite d’un drap de bain, s’assit subitement sur l’escalier, s’essuya les mains sur son veston et alluma une cigarette.
    – Fini, dit-il.
    Immédiatement, le Seigneur et Satan furent à ses côtés.
    – Qu’est-ce qui est fini ? demanda le premier.
    – C’est ce travail qui est fini, dix-huit mille créatures, expliqua le vieux. Fini.
    – Mais qu’est-ce que ça veut dire – fini ? s’enquit Satan d’un air mauvais. Continue ! Regarde, là, une veille cuvette – Souffle-z-y une âme !
    – Non, il n’y en a pas besoin de plus, répliqua Jaagup en se curant le nez. C’est sûr, c’était assommant comme travail, mais je l’ai fait.
    – Je ne comprends pas… murmura Satan. Pas besoin ? Mais qui peut donc avoir tant besoin de ces dix-huit mille machins-là ?
    – Et pourquoi avoir fait tout ça, âme bienheureuse, si c’était si assommant ? demanda le Seigneur
    – Il y en avait besoin, répondit Jaagup. Il fallait les faire. Le travail, ça ne supporte pas la rigolade.
    – Mais pourquoi précisément dix-huit mille ? s’écrièrent en chœur le Seigneur et Satan.
    – Et pourquoi pas ? répliqua Jaagup. Autant il en fallait, autant j’en ai fait. Et c’est tout. Comptez-les si vous voulez.
    Le Seigneur et Satan le fixaient des yeux. Assis là comme il se tenait, il semblait en vérité qu’aucune pensée ne s’agitait derrière son visage indolent. Mais en même temps… En le dévisageant révérencieusement, il semblait (pour un instant) que c’était un tigre au repos qui sommeillait devant la grange. Tout mou, mais capable de tout ! Eh, le voilà qui bâillait ! La gueule, en s’étirant, dévoilait des crocs formidables… Crac ! Fermée. Voilà la queue qui se soulève et se dresse avec souplesse dans le tas de feuilles.
    – Dis, il est fou ou pas ? demanda Satan au Seigneur à voix basse.
    Jaagup tirailla sa barbe pour en chasser un bout de crasse qui y était tombé, et l’étala distraitement sur le devant de sa chemise.

   
Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier