Une analyse

     L’histoire que je veux vous raconter est arrivée à mon ami Helmut Tarand, l’un des trois membres de notre petit groupe d’Estoniens que le destin avait réunis pour travailler à l’hôpital du camp.
     À cette époque, notre réseau médical venait d’être doté d’un laboratoire rudimentaire, et les médecins qui, en cherchant à poser un diagnostic, s’égaraient parmi les hypothèses les plus invraisemblables, rivalisaient d’imagination pour surcharger la nouvelle institution de toutes sortes d’analyses. Un étudiant moscovite du nom de Piotr Myssikov avait été nommé directeur du laboratoire, et je dois dire, à son honneur, qu’il prenait sa mission très au sérieux. Je le voyais penché à longueur de journée sur son microscope, avec une constance que je lui enviais. Les résultats des analyses, qu’il inscrivait sur des bouts de papier soigneusement taillés en carrés, les signant consciencieusement d’un stud. med. Myssikov, étaient au début très fiables, trop précis même, pourrait-on dire, car les médecins n’y trouvaient bien souvent qu’un discret signe moins qui les contraignait à se prendre la tête entre les mains et à repartir de zéro pour tenter d’établir un nouveau diagnostic. Leur amour-propre blessé et leurs doutes croissants sur les compétences de Myssikov les conduisirent à formuler à son sujet l’appréciation suivante : n’accorde pas à son travail le soin nécessaire, ne se donne pas la peine de réaliser des recherches approfondies sur les prélèvements à étudier, produit tout simplement des données erronées.
     Soudain, au plus profond de l’hiver, on découvrit à l’hôpital un cas de malaria. Myssikov passa trois jours à analyser le sang de deux ou trois patients suspects et rendit enfin une conclusion catégorique : Plasmodium vivax. Nos médecins se précipitèrent avec un enthousiasme frénétique sur chaque cas de fièvre un tant soit peu douteux et, en quelques jours, découvrirent toute une série de détenus atteints de malaria. Myssikov regardait avec désespoir la quantité toujours croissante de prélèvements à étudier et écrivait au bas de toutes ses analyses, en proie à un sombre pressentiment, le mot nihil. Les médecins réagirent avec une complète incrédulité : comment cela ? Pas de Plasmodium ? Mais c’étaient pourtant là des cas tout à fait classiques ! Il tirèrent alors à boulets rouges sur Myssikov, accusant une fois de plus de négligence et de superficialité le laborantin indigné. Le malheureux livra un combat difficile entre ses convictions déontologiques et certaines considérations pratiques, ne sachant pas lesquelles privilégier. En lui l’emporta finalement la volonté naturelle et bien compréhensible de ne plus être la cible de toutes ces agressions, et il décida de rendre à César ce qui était à César.
     Pendant les deux semaines qui suivirent, il délivra une vingtaine de résultats positifs qui suscitèrent l’approbation enthousiaste des médicastres.
     Un nombre aussi élevé de malades atteints de la malaria attira l’attention du médecin-chef, Vassili Yakovlévitch Tchékine. Celui-ci, rongé par le doute, alla contrôler en personne le travail de ce laborantin plein de zèle. Il fit préparer de nouveaux échantillons et constata bientôt qu’aucun d’entre eux ne contenait de Plasmodium vivax. Myssikov reçut un blâme et, obligé de louvoyer entre des attitudes aussi radicalement divergentes, perdit entièrement sa faculté d’orientation. L’affaire de la malaria lui valut une certaine notoriété. Le pauvre plasmodium fut rebaptisé Plasmodium Myssikovi, ce qui blessa profondément le laborantin et l’obligea à agir de façon beaucoup plus subtile.
     Renonçant une fois pour toutes aux naïvetés de la déontologie médicale, il décida de mener ses travaux futurs sur des bases moins risquées et les fonda désormais sur un système de probabilités. Ses conclusions devinrent de plus en plus fallacieuses et dépendaient du médecin à qui elles étaient destinées. Il n’était pas crédible que l’hôpital compte en même temps plus de deux néphrétiques, cinq tuberculeux et un ulcéreux, et Myssikov fit en sorte que ses résultats d’analyses respectent ces valeurs probables. Il donna aux médecins la possibilité de suivre des patients atteints des maladies les plus diverses, mais veilla avec soin à ce que leur nombre ne dépasse pas les limites de la vraisemblance.
     Telle était globalement la situation au laboratoire du camp lorsque Tarand réussit à se faire embaucher à l’hôpital en tant qu’infirmier, grâce à toute une série de dessous-de-table et de manœuvres. Ses tâches principales consistaient à balayer les chambres et à prendre soin des malades ; il y ajouta de son propre chef un apprentissage acharné, dans la perspective de s’élever un jour au grade d’aide-médecin. Le docteur Spektor, qui voyait en lui un garçon intelligent et dégourdi, fit tout ce qu’il pouvait pour encourager sa soif d’apprendre et ne lui confia plus que des petites tâches proprement médicales. Helmut s’en acquittait avec toute l’honnêteté d’un homme pénétré de respect pour la science, en appliquant avec une précision obsessionnelle les consignes qu’on lui donnait. 
     Un matin, l’aide-médecin en chef lui ordonna d’apporter au laboratoire cinq petits pots d’urine de patients que l’on supposait souffrir de maladies très diverses. Helmut les réunit soigneusement. Après un instant de dégoût, il les prit entre ses bras et se dirigea d’un pas joyeux vers le laboratoire situé à l’autre bout du camp. Chemin faisant, il s’abandonna à ses méditations poétiques habituelles et, en essayant d’agencer des vers selon certains schémas rythmiques qu’il venait de découvrir, il trébucha sur une pierre. Il perdit l’équilibre et s’affala sur le ventre, tandis que les cinq pots s’envolaient de tous côtés à une vitesse vertigineuse. S’étant relevé en proférant des injures fort peu poétiques, il constata avec horreur les conséquences de sa mésaventure. Les échantillons d’urine collectés pendant la nuit ruisselaient sur le sol, irrémédiablement perdus. En réfléchissant à ce qui s’ensuivrait s’il revenait les mains vides, Helmut fut saisi d’effroi. Que faire ? L’infirmier acculé prit la décision héroïque de retourner à l’hôpital et d’avouer l’accident. Au bout de quelques pas cependant, une inspiration maligne l’éclaira. Déchiré par l’hésitation, il s’arrêta pour réfléchir et décida finalement de prendre le risque. Serrant avec précaution les pots vides contre sa poitrine, il se glissa derrière le coin de la baraque la plus proche et, à la vitesse de l’éclair, remplaça le liquide disparu par un nouveau. 
     L’ingénieux infirmier, s’efforçant de ne pas penser à la possibilité que son acte soit découvert, s’empressa de se rendre au laboratoire où il transmit les pots à Myssikov. 
     Sur le retour, il fut assailli par toutes sortes de doutes sur le bien-fondé de son acte. Il arbora toute la journée un air sombre et le soir il vint se confesser à moi. J’écoutai son récit en retenant mon rire et je le rassurai du mieux que je pus. Il accueillit avec un soulagement visible mes allusions au Plasmodium Myssikovi, mais resta soucieux en attendant le matin où Myssikov devait nous annoncer les résultats des analyses. 
     En arrivant à l’hôpital, Spektor le trouva dans le couloir, plus que jamais prêt à remplir ses missions, et l’envoya immédiatement chercher les résultats au laboratoire, afin de pouvoir en prendre connaissance avant les consultations du matin. Helmut exécuta sans attendre l’ordre reçu. Il disparut aussitôt et réapparut un quart d’heure plus tard avec une liasse de papiers et une expression d’étonnement profond sur le visage. Je l’interceptai à la porte et il me tendit les papiers qu’on lui avait remis. L’honorable laborantin avait réussi à examiner l’urine d’Helmut sous les aspects les plus variés. Ses résultats, selon lesquels chaque pot contenait un liquide d’un poids volumique et d’une composition spécifiques, révélaient pour l’un une néphrite, pour un autre une pyélite, pour un troisième une cystite, et confirmaient que les deux autres patients ne souffraient d’aucune maladie de l’appareil urinaire. 
     Je ricanai avec satisfaction et voulus entrer dans l’hôpital. Helmut, agité, m’arrêta et me demanda avec inquiétude si je ne trouvais pas qu’une telle façon de réaliser des analyses pourrait avoir de funestes conséquences sur le traitement des malades en question. Je répondis que Spektor n’avait probablement pas oublié l’affaire du Plasmodium Myssikovi et qu’il préférait certainement se fier à ses propres diagnostics cliniques, qui seraient sensiblement plus utiles pour les patients. Helmut fut rassuré par cette perspective, du moins en ce qui concernait les cinq malades. Mais il commença à se demander si l’urine qu’il avait fournie pour l’analyse ne contenait pas effectivement des sédiments révélateurs d’une pathologie et s’il ne souffrait pas sans le savoir de quelque maladie. Ces doutes prirent en lui de telles proportions qu’ils le conduisirent finalement chez Myssikov pour essayer de savoir ce qu’il en était. Il lui avoua son acte et attendit impatiemment que le laborantin lui dévoile la vérité. 
     Myssikov scruta attentivement le visage d’Helmut et sembla se persuader qu’il pouvait lui faire confiance. Il l’entraîna dans un coin et lui montra le seau d’eau de décharge, soigneusement fermé d’un couvercle.
     « Dès que tu as tiré la porte en partant, le contenu de tes pots s’est précipité ici en un clin d’œil », dit-il avec un petit sourire, puis il ajouta très sérieusement :
     « Ici, c’est un laboratoire. Je ne peux pas permettre que cela sente l’urine en permanence.
     — Mais… nous avons tout de même reçu des résultats, dit Helmut, un peu décontenancé.
     — Alors étudiez-les, étudiez-les soigneusement, répondit le laborantin d’un ton bienveillant. Peut-être même qu’ils seront utiles à quelqu’un. »
     Et en poussant Helmut sur le côté, il sortit d’un tiroir une petite feuille rectangulaire, pour commencer à rédiger l’analyse sanguine d’un malade qui devait vraisemblablement souffrir de la goutte. 

Traduit de l’estonien par Jean-Jacques Triboulet, Detelina Tocheva et Antoine Chalvin.