Väendru

     Le théâtre n’avait cette saison — du moins pour les deux nouvelles productions prévues — aucun travail à m’offrir. 
     « Ils ont prévu des espèces de…, Jaan m’expliqua en faisant de la main un vague arc-de-cercle dans l’air, des espèces de décorations fantasmagoriques, enfin des trucs pas clairs. Rien pour un charpentier. » Il parlait des nouveaux metteurs en scène, ces hommes jeunes, ambitieux et visionnaires, qui ne peuvent tolérer un seul élément de décor ordinaire, créé selon la géométrie euclidienne et les lois physiques telles qu’on les connaît. « Mais je les ai convaincus de donner de l’argent pour Väendru ! » m’annonça-t-il fièrement. 
     Väendru ? Oui, je me rappelais. Cette ferme. Et les projets de monsieur le directeur concernant une maison de campagne pour acteurs, un espace de répétitions, surtout pour le théâtre de chambre. Une grande ferme à la limite de quatre comtés, au milieu des bois. Et voilà qu’un fonds ou une fondation avait donné l’argent. Le théâtre allait acheter la ferme. Bon marché. 
     « Bien sûr tu n’arriveras pas à tout faire tout seul. Mais au moins c’est un travail, avec en plus le logis offert et… » 
     Jaan fit à nouveau de petits gestes. Pour un directeur, il avait toujours manqué d’éloquence. Comme moi pour un acteur. Quatre ans de théâtre, trois rôles. Quand j’ai terminé l’école d’art dramatique, on m’a même dit que si j’arrivais à trouver dans l’année un rôle de méchant — et avec ma tronche, qui, à ce qu’il paraît, justifiait que l’on m’y eût accepté, cela devait être envisageable — je resterais toujours le balafré de service. Que c’était la meilleure chose qui pouvait m’arriver. Que si l’on se mettait à faire davantage de films chez nous, alors je pourrais jouer des seconds couteaux. En fait, aucun des trois rôles n’était celui d’un méchant : un crocodile, un témoin de duel et une moitié du Cheval Bleu Ciel, c’est tout ce que j’ai jamais joué contre rémunération. Je sais assez bien, à ce qu’on m’a dit, je sais assez bien dire un texte, je sais terminer une école de théâtre. Mais je ne le fais pas. Ce n’est pas mon tempérament. Alors peut-être en tant qu’indépendant, en passant par une agence pour glaner des rôles du type « Une lettre est arrivée pour monsieur ». Ou autre chose, ailleurs. Mais ce qui s’est passé, c’est que l’on ne m’a pas donné un seul rôle acceptable, et quand le charpentier du théâtre est mort, j’ai décidé de proposer, disons, ma candidature. Ce qui m’a assez renfloué pour payer le loyer de ma chambrette chauffée au bois, la facture d’électricité, la bière du samedi et pour acheter des numéros de la Série noire qui débordaient d’une vieille caisse chez un bouquiniste derrière la gare. Mais au moins j’étais au théâtre, j’étais à proximité quand on distribuait les rôles, et je pouvais — en supposant des influences paranormales — décrocher un jour un rôle. Et un contrat. 
     Mais pas un contrat comme celui que Jaan me mettait maintenant sous le nez. 
     « Jusqu’au printemps, dit-il. Voilà un budget pour les matériaux de construction. Le projet n’est pas achevé, tu vois toi-même pour les corrections, il y aura d’abord besoin de mettre le toit et le plancher. Et gratter un peu partout. Tu y vas et tu vois. Et sinon — je t’ai dégoté un vieux pick-up, pour transporter les planches. Ça marche ? » 
     Je ne suis pas du genre à poser des conditions, des exigences, moi je ne joue pas la comédie. Je ne pouvais pas faire semblant de n’être pas enchanté. Jaan savait dès le début que j’étais d’accord. 
     « D’abord, dit-il en me présentant ses vues sur la question, c’est une maison de campagne typique, où l’on peut se reposer tranquillement et apprendre des rôles. Ensuite c’est un coin où on peut boire sans que les paparazzis s’en mêlent ; on peut desserrer la ceinture et picoler à souhait ; troisièmement, Tüügas pourrait y mettre en scène ses pièces d’horreur et ses miniatures. Les gens du coin et nos amis critiques viendront qu’il pleuve ou qu’il vente ; à partir de la nationale il y a quatre kilomètres sur une route correcte. Quatrièmement, nous sommes le premier théâtre à avoir une petite tanière dans ce goût-là. Cinquièmement — là-bas je pourrai venir à bout de mes Misérables, mais je ne le dis qu’à toi. Et sixièmement je serais complètement débile de ne pas acheter un coin pareil à un tel prix. 
     — Est-ce qu’il y a l’électricité ? Et le téléphone ?
     — Bien sûr. Mais pour Internet tu devras payer toi-même. »
     Il y avait en réalité mille autres détails dont il aurait fallu discuter, mais je me contentai de signer le contrat, de m’emparer d’un exemplaire, puis de sortir par la porte, quand quelque chose me vint à l’esprit. 
     « Et, il faut que j’y habite tout seul ? 
     — J’ai l’air d’un supérieur de couvent ou quoi ? Prends ta greluche avec toi, et amuse-toi bien. Mais deux choses — ne fais pas exploser le budget, ou bien je t’écorche tout vif, et il faut que nous puissions passer aux finitions après le mois de mars. » 
     Le mois de mars. Ça fait sept mois et 21 000 couronnes sans loyer à payer. Bien sûr que Tüügas aura son petit théâtre pour pièces macabres. Et Jaan une maison pour ses Misérables. 
     Vint alors une semaine durant laquelle, pour la première fois depuis plusieurs années, je me sentis faire quelque chose de concret. Je transportais des matériaux en vrac avec le pick-up, je prenais l’air sérieux, j’examinais les prix et donnais le sentiment d’un homme qui a vraiment un but. Je regroupai tout le matos et Jaan promit de tout expédier par camion. Avant de me mettre en route pour Väendru, je téléphonai — quatre soirs d’affilée — à Zhanna. Sa mère ne savait évidemment pas où elle était, avec qui ni pour combien de temps. Un mois déjà. Ça pouvait être encore une de ses amourettes stupides, au sujet desquelles elle a une théorie prouvée astrologiquement qui détermine avec qui et combien de temps, mais ça pouvait aussi être tout autre chose. Je ne savais pas trop ce que je préférais. Moi aussi j’étais dans l’horoscope — une influence saturnienne durable, tenace et oppressante, dont Zhanna ne se déferait jamais, qui en fin de compte ne la rendrait pas heureuse mais sans laquelle elle ne saurait vivre. C’était à peu près ça. Quand elle me voyait, elle disait toujours qu’elle m’aimait, mais autant que toutes les autres choses de la vie. Comme par exemple les amourettes et les aventures. Récemment elle avait passé plusieurs semaines avec un sous-marinier en Hollande puis était rentrée précipitamment à la maison, en injuriant tous les pays étrangers dans chaque nuance et chaque registre du biélorusse. Et puis, à ce que je savais, il y avait encore un ex-para, aujourd’hui agent de sécurité, appelé Leon, un dur-à-cuire, qui écrivait un peu de poésie et qui, quand il buvait, racontait ses combats en Afghanistan, fumait seulement des sans filtre et buvait du cognac de contrebande polonais. Mais évidemment je ne savais pas grand-chose. 
     Zhanna avait étudié un an à l’école d’art dramatique, puis elle en avait eu marre, bien qu’on eût tenté de l’amadouer en lui disant qu’on avait toujours besoin d’une reine de beauté capable de jouer en russe. Une fois elle fit le compte : elle avait exercé quinze métiers, dont le plus déprimant était standardiste pour un numéro vert et le plus désespérant consultante pour une entreprise de télécoms. Elle avait besoin de trop de choses à la fois, mais elle permettait — en tout cas elle me permettait à moi — d’être faible quand j’en avais envie, et fort quand elle en avait besoin. Ce n’était pas un mauvais système. 
     Nous ne pouvions pas habiter dans mon studio miteux ni chez ses parents. Quand nous nous étions séparés, nous étions convenus de quelque chose — quoi exactement, je ne m’en souviens plus — et voilà que je l’appelais. 
     Le quatrième soir elle était chez elle.
     « J’ai une ferme, lui dis-je. Jusqu’au printemps. » La ligne fut longtemps silencieuse. 
     « Et un champ ? » demanda-t-elle. Ce n’était pas une blague. 
     « Non, pas de champ. Enfin, je sais pas, peut-être que si. Mais je dois construire une ferme. Pour le théâtre. 
     — Et une forêt ?
     — Beaucoup, partout autour. »
     Je connaissais les conditions. Si elle vient, elle part aussi, quand et où elle veut. Nos manières franches faisaient que la seule chose certaine, c’était que quand elle était avec moi, alors elle était vraiment avec moi. Quand on se disait adieu, alors elle se donnait à un autre homme. Pour les Russes (et manifestement aussi les Biélorusses) il n’existe pas d’amour libre à l’occidentale — c’est ce que disait Zhanna. Une rousskaïa baba est une pute par défaut — c’est comme ça qu’elle disait. Que tout cela a des racines historiques, socioculturelles et ethnogéographiques et que si une Russe est vierge après le lycée, elle part à coup sûr vivre dans une grande ville et à coup sûr dans un foyer. Nous n’avions jamais parlé d’amour, elle et moi, mais bien de tout le reste. Je crois que je suis sur la planète Terre l’homme qui connaît le mieux Zhanna. Dans la mesure où l’on peut connaître une femme qui ne dit jamais au revoir avant de s’en aller. Mais nous avions pour ainsi dire notre propre horloge, dont nous ne voyions pas les aiguilles, mais dont nous entendions le tictac dans l’obscurité. Et il me semblait à présent qu’à cette horloge l’heure avait sonné. 
     « Je crois bien que tu me manques, oui, dit Zhanna au bout du fil. 
     — Donc si tu n’as pas de travail ces temps-ci, lui proposai-je. Tu peux sans doute m’y rendre visite ? 
     — Un homme n’a pas le droit de vivre tout seul dans la forêt, dit-elle en soupirant. Il s’y transforme en loup, c’est vite vu. 
     — J’ai un théâtre à construire. 
     — Jaan est débile, me coupa Zhanna. C’est pas un loup qui construira un théâtre. Bref, il faut bien que je vienne. Et puis c’est l’automne. » 
     Je lui fis un point sur la logistique, lui proposai de la prendre en voiture, mais elle dit qu’elle viendrait me rejoindre toute seule un peu plus tard. Puis elle m’apprit comment faire chauffer le poêle dans une vieille maison abandonnée (avec un feu très doux et à peine rougeoyant, du matin au soir), comment aérer les chambres (une pièce à la fois, des branches fraîches de genévrier sur le plancher) et faire le lit (les draps doivent être suspendus à l’aube en direction du lever de soleil). Elle promit de venir une semaine plus tard. 
     Je retournai au théâtre parler avec Jaan, j’empruntai quelque part des livres sur la rénovation des maisons, je me rasai la barbe et fis d’autres choses du même acabit. Puis un matin je me saisis d’une carte et je pris la route, en sifflotant et en conduisant le plus respectueusement du monde. Une jeune femme qui tenait un vélo voulut traverser. Il n’y avait pas de passage clouté, mais je m’arrêtai, souris et lui fis signe de la main. Elle me sourit à son tour, je pensai comme ça qu’elle s’appelait Birgit, et elle passa avec son vélo. Elle avait une longue jupe fendue qui dévoilait ses jambes — comme pour me remercier — je jugeai à la regarder que sa peau était très douce et lisse. Elle sourit à nouveau, peut-être fière de voir que je la regardais, et que son remerciement eût été agréé et puis tout simplement — la vie est belle. 
     Elle l’était. Trois heures plus tard et sans le moindre excès de vitesse, j’étais arrivé. Väendru. 
     J’arrivai en milieu de matinée. Un trou, à l’ancienne frontière de quatre comtés, des forêts tout autour. Mais les gens de théâtre sont ainsi faits. 
     La ferme était vaste. Jaan m’avait fourni des papiers et inculqué quelques points sur l’histoire du coin. Tout ce qui avait trait à la ferme, il voulait en faire un jour un panneau d’information ; c’est un fou de folklore exilé dans la grande ville, moi pas ; il voulait que j’étudie un peu la chose, autant que possible. Peut-être même pour une représentation fondée sur une histoire locale, méditait-il. Mais d’abord Väendru. J’essayai de mettre de l’ordre dans ce que je vis quand je débouchai dans la cour avec le pick-up plein à craquer. Il y avait dedans deux cartons de bières, presque tous les ustensiles de théâtre dont ils n’avaient pas besoin pour une mise en scène relevant de leur conception esthétique moderne, un ordinateur portable et des plaques de goudron. Oui, surtout des plaques de goudron. J’aime dormir au sec, même si je suis un comédien raté et un simple artisan menuisier au lieu d’être l’artisan de mon destin. Donc, qu’est-ce que je voyais ? Je voyais un long bâtiment, une ferme qui avait dû jadis être très prospère. Je voyais une grange en bon état et des bicoques qui avaient autrefois été un sauna, une étable et une remise. Ces trois derniers finiraient en bois de chauffage. La propriété se situait sur une sorte de monticule au milieu des bois. Derrière la ferme s’étendait une prairie censée conduire à une boucle de ruisseau couverte de végétation. Il y avait un verger abandonné et des parcelles encombrées de mauvaises herbes, qui apparemment cachaient des parterres et des champs de patates. L’endroit était, disons, pratique : un homme comme Jaan pouvait y trouver l’esprit rustique de ses racines, un fermier ayant les pieds sur terre une parcelle de terrain, et un homme comme moi du boulot. Et du travail, il avait l’air d’y en avoir effectivement beaucoup. La ferme était assaillie par les buissons mais les fenêtres semblaient avoir toujours leurs carreaux. La cour était envahie de mauvaises herbes et le puits dans un état plutôt lamentable. Oui, tout cela était exploitable, mais — même moi je le sentais — sans âme. Vous trouverez aisément à la campagne de vieilles fermes décrépites, dont ne sont restés debout que des vestiges mais qui ont une âme. Et peu importe combien de temps la bâtisse est restée vide. Tout dépend de qui y a habité, et non de quand c’était. 
     Väendru, comme je l’avais appris, avait été abandonnée en 92. Au moment où l’on s’est mis à construire dans le centre de Tallinn, quand ceux qui en avaient les moyens ont commencé à retourner à l’endroit qui leur revenait en vertu d’un droit historique. Sans, pour une raison ou pour une autre, se soucier de Väendru ni de milliers d’autres endroits semblables. Un certain Heldur Saad avait habité ici, c’est le nom que l’on trouvait dans mes papiers et dans la lettre d’un parent de sa sœur, le seul héritier, lettre que Jaan avait reçue en concluant le marché. 
     Väendru n’est pas le nom de la ferme mais du lieu environnant. Le village le plus proche est Sõelasmaa, à sept kilomètres. Sur les plaines boisées il y a d’autres fermes, et l’une d’entre elles, Toigru, est considérée comme voisine de Väendru. La ferme avait été bâtie à la fin du siècle précédent, et comme je le voyais, l’exploitation avait dû être un temps florissante. Ce qui expliquait bien sûr le fait qu’elle eût été laissée vide dans les années quarante. Là encore on partit quelque part, mais ceux de Väendru furent envoyés très loin. Seul Heldur revint, les autres moururent en Sibérie. Et comme Jaan me l’expliqua, il n’était guère étonnant que la maison fût restée vide une dizaine d’années ni que Heldur revînt y vivre. Il se joignit au kolkhoze, s’adapta, éleva seul des vaches et vécut tant bien que mal. Dans les années soixante, plutôt bien du reste, car il se maria et reçut du kolkhoze une médaille. Sa femme mourut en 85, du cancer ; Heldur tint bon jusqu’à un âge avancé. Ils n’avaient pas d’enfants. La ferme resta vide après sa mort. Même des endroits bien plus beaux restèrent vides à cette époque. Une ferme dans l’acception actuelle du mot ne peut résister, ici : les terres sont trop pauvres, l’infrastructure insuffisante et les pâturages rares. Mais l’héritier de Heldur était venu ici bricoler en été, avait conservé l’électricité et s’était même débrouillé pour faire installer le téléphone. 
     Si bien que je m’allumai une nouvelle cigarette, ouvris une bière, m’assis dans la voiture, respirai l’air automnal et réfléchis à l’ordre dans lequel réaliser les travaux. Évidemment je n’avais pas pensé à la chose la plus importante, une faux. Avant de construire un théâtre il faut que je me fraie un chemin jusqu’à la porte. 
     En une semaine je fis trois choses. D’abord j’aménageai pour Zhanna et moi-même un coin habitable. Ensuite je préparai pour Jaan une liste des travaux et je complétai le devis. 
     Jaan pouvait bien m’écorcher, mais ce n’était pas avec les sommes convenues qu’il construirait ici ne serait-ce qu’une scène en plein air. Évidemment il le savait. Enfin, j’installai une ligne de téléphone aux grésillements pénibles et une connexion Internet avec un modem datant du Crétacé. J’allai également faire mes courses à Sõelasmaa et m’y présentai aux VIP locaux : un trio de vieillards ayant tous même figure et buvant leur bière devant l’épicerie, une vendeuse et le directeur du bureau de poste. À ma grande surprise ils se montrèrent gais et amicaux, quoique guère bavards, ce qui convenait très bien à ma vision du monde. 
     Puis je me construisis une échelle, pour faire le toit mais aussi pour mieux voir Zhanna arriver. Elle n’a jamais été facile à attendre. 
     Elle arriva à bicyclette, un grand sac à dos sur son épaule. Elle dit qu’un ami (je ne demandai pas de qui il s’agissait) l’avait amenée jusqu’à l’entrée du chemin et qu’à la campagne on n’arrive à rien sans bicyclette. Elle arriva le soir, et quand je regardai l’heure, il apparut que c’était exactement une semaine après mon coup de téléphone, comme elle l’avait promis. Elle mit la bicyclette au hangar et nous allâmes au lit. 
     C’est toujours si simple avec elle. Pour les autres aussi, je pense. Non pas que le flirt, la séduction, les balades en amoureux lui déplaisent — je crois qu’elle y prenait plaisir quand elle en ressentait le besoin. Mais nous n’avions pas à commencer du début, nous n’en avons jamais eu besoin, pendant ces dix années où sans cesse elle partait puis revenait, où elle pleurait aussi bien avant le départ qu’après le retour. Nous entrâmes simplement dans la chambre, sans même nous tenir par la main ni dire que nous nous étions manqués ou quoi que ce soit de semblable. Nous entrâmes dans la chambre, approchâmes du lit, elle me dit d’allumer le poêle et se déshabilla. Une heure plus tard environ elle parla de nouveau, ou plutôt demanda pourquoi je n’avais, pendant tout ce temps, pas regardé une seule femme. J’avais d’abord envisagé de lui mentir, mais maintenant, maintenant qu’elle m’avait percé à jour et avait compris que tous mes mouvements, toutes mes caresses, mes désirs, mes habitudes et mes pratiques étaient toujours les mêmes que les fois précédentes, les mêmes qu’avant, cela n’avait plus de sens. Oui, personne ne m’avait fait changer mes habitudes, personne ne m’avait rien appris de nouveau. Il y a des choses que l’on ne peut cacher, à Zhanna tout du moins, et à vrai dire je n’essayais pas vraiment. 
     Elle-même en revanche était nouvelle. 
     Mais je le savais, et j’essayais de noyer cette douleur dans ses caresses d’un nouveau genre. Ce n’était pas la chose la plus aisée du monde, mais l’heure était bel et bien arrivée. Notre heure. Et pour que cela demeure ainsi, je ne dois ni penser ni faire allusion à un attachement, à un retour durable, une vie en commun ou une famille. Je suis Saturne, j’existe là-bas dans le noir firmament, j’existerai sans cesse quoique rarement visible, gravé dans son destin, et quoiqu’il puisse peut-être s’y trouver de plus brillantes étoiles, j’y resterai, j’y luirai éternellement. Ce n’est pas si mal, en fin de compte. Même si Zhanna se mariait, je resterais à briller sur la voûte céleste, et à l’automne — notre saison — son mari serait très malheureux. 
     Ensuite nous fîmes bouillir de l’eau dans la cuisine, chacun se lava et lava l’autre, nous mangeâmes de la choucroute, bûmes du vin et parlâmes, comme nous l’avons toujours fait, des choses qui nous entourent et sont importantes pour nous, mais jamais de nous deux au milieu de ces choses, car pour ça tout était clair. Notre automne était de nouveau là. 
     Je lui parlai des projets de Jaan et de son théâtre. Elle était assise sur un rondin, les genoux sous le menton, ses cheveux blonds ébouriffés, en désordre, son peignoir passé sur son corps nu, elle m’écoutait en hochant la tête. L’air concentré et sérieux, comme toujours quand on lui parlait de quelque chose de nouveau. 
     « Les Misérables ? m’interrompit-elle pour la première fois. Mais comment vas-tu pouvoir mettre en scène les Misérables ici ? 
     — Jaan a un script, écrit il y a longtemps. Il avait sans doute en vue un endroit de ce genre, un endroit lui-même misérable, laissé à l’abandon. À mon avis c’est une idée farfelue, transposée à l’Estonie, mais il faut le comprendre. Moi je le comprends. Plus ou moins. Il est le seul directeur de théâtre qui ait fait l’école d’art dramatique et ne veuille pas se contenter de crouler sous les notes de frais. Mais sa pièce est évidemment délirante, et même tout le projet. 
     — Et les comédiens, des misérables aussi ? 
     — Ben oui, toutes ces voix et ces silhouettes connues et aimées, qui jadis étaient des superstars ou au moins étaient largement connues et dont maintenant plus aucun théâtre n’a besoin ; jetées à la rue ; incapables de s’adapter aux contrats, aux agents et à la vie d’indépendant ; bouffées par les nouveaux et inadaptées aux besoins des metteurs en scène à la mode, qui préfèrent leurs copains. Jaan dit qu’il est déprimant de voir comme les gens oublient vite leurs chouchous, avant de les retrouver tout excités en s’étonnant : « Mais au fait il était devenu quoi, celui-là ! » 
     — Mais lui, il en fait commerce ou quoi ? 
     — Je pense pas. Enfin, bien sûr il va gagner de l’argent et le théâtre aussi, mais ce serait un projet privé, avant tout pour assouvir des ambitions personnelles, et puis il veut aider ces comédiens misérables. 
     — Des misérables jouant des misérables dans un endroit misérable?
     — C’est à peu près ça, oui.
     — Ben tu vois, ça me plaît. »
     Ce soir-là je ne travaillai pas davantage. Je bus de la bière pendant que Zhanna allait se balader dans les alentours pour se familiariser, et j’écrivis, dans un début d’ivresse, des courriels à Roomas, à Tartu. S’il avait le temps et la volonté de fouiller dans ses archives, que pouvait-il y trouver au sujet de Väendru et Sõelasmaa ? Zhanna fut absente presque jusqu’à la tombée de la nuit et je savais que ça allait de nouveau être comme ça : elle est avec moi mais elle part quand elle veut et aussi longtemps qu’elle veut. À part se balader dans la forêt, ici elle n’a rien à faire, mais après tout c’est bien une de ses activités favorites. Elle me raconta ensuite que deux loups avaient récemment vécu ici, qui avaient fait fuir les chevreuils, et qu’il y avait aussi un terrier de blaireau. Mais en général elle était bizarrement silencieuse, un peu à l’écart, comme absente. Jusqu’à ce que nous retournions au lit et nous endormions avant l’aube. Son sommeil arrivait avant le mien, et j’écoutais longuement le souffle du vent, me sentant soudain maître de Väendru. C’était une douce impression. 
     Le matin nous parlâmes du travail, et du fait que je voulais essayer d’obtenir que le théâtre l’embauchât. Elle secoua la tête, dit qu’elle ne savait pas faire ce genre de travail. Si cela me convenait, elle resterait simplement là. À droite à gauche. Ça me convenait. Ce matin-là, tout dans ce monde me convenait. 
     Je crois qu’il s’écoula une semaine. Un camion arriva de Tallinn à deux reprises, apportant des lames de plancher, un tonneau de mastic, des boîtes de clous, une ponceuse. Le théâtre ne lésinait pas sur les matériaux, mais sur la force de travail, oui. J’allai quelques fois au magasin chercher de la bière et des soupes en conserve. Zhanna ? Zhanna aussi allait… quelque part. Non pas que je ne lui aie pas posé la question, mais sans cesse elle bottait en touche, et je cessai de l’interroger. Elle était ainsi faite, simplement, et si je voulais qu’elle se sentît libre et chez elle, je devais la laisser errer dans la région des jours entiers. Et à vrai dire je ne m’imaginais pas à quoi aurait abouti un refus de ma part. 
     Donc, oui, je crois qu’il s’écoula une semaine avant que Zhanna ne découche pour la première fois. Nous n’avions ni l’un ni l’autre de portable ; moi parce que c’est un plaisir qui revient cher, elle parce qu’un compagnon qui la biperait sans cesse bornerait sa liberté. Je suis d’avis que quand vous le débranchez, vous dites bien que vous ne voulez pas qu’on vous dérange, et cela même en dit long sur votre mode de pensée. Je restai assis toute la nuit réveillé, je traînai dans les recoins les plus débiles d’Internet, je regardai même des images où le visage d’Anna Kournikova était greffé au corps d’une pute nue, chose pour laquelle on demandait de l’argent ; je me rappelai ce que l’on m’avait appris dans mon enfance pour ne pas être anxieux. Ma colère était déjà passée. Oh, bien sûr elle avait pu aller en ville, à Rakvere ou Tallinn, en faisant du stop ou en arrêtant un bus. Et bien sûr elle avait pu se casser une jambe en forêt ou s’être fait attaquer par un ours. Ou par un homme. Je lus mes courriels, il y avait même une réponse de Roomas, disant qu’il y avait bien sûr des traditions sur Väendru et Sõelasmaa, y compris des dictons et chansons, des choses tout à fait passionnantes, mais qu’est-ce qui m’intéressait précisément ? Je répondis en hâte : des choses intéressantes à mettre sur le site du théâtre. Il était sans doute toujours assis à son ordinateur de la rue Vanemuine puisqu’il me répondit qu’il m’en enverrait le lendemain. 
     Je m’étais probablement endormi devant l’ordinateur quand j’entendis un grincement. Je connaissais ce grincement, je l’avais déjà entendu auparavant mais il me fallut quelques secondes pour me rappeler ce qui émettait un tel son. C’était le rondin du seuil, aussi précautionneusement que l’on marchât dessus. Zhanna ne veut pas me réveiller, elle entre en tapinois. Dehors il faisait noir comme dans un four et je ne concevais pas comment elle pouvait trouver son chemin sans lampe de poche. D’où qu’elle pût bien venir. Mais elle est comme ça, elle trouve toujours son chemin, elle entend et écoute les objets inanimés lui parler. 
     Je ne voulus pas me précipiter vers elle sur le seuil, je me fis sans doute une réflexion sur ma dignité, sur une mine sévère qui me siérait. 
     Je vis alors la poignée — une de ces vieilles poignées en fer — être tirée doucement, lentement et timidement vers le bas. Zhanna se tenait sur le seuil et voulait, bien qu’il y eût de la lumière à la fenêtre, se glisser dans la maison en silence. La poignée était en position basse, mais la porte ne s’ouvrait pas. 
     « Bon allez, viens ! m’écriai-je. Je ne dors pas encore. » 
     La poignée resta immobile, ne bougea plus pendant quelques instants puis soudain, en brisant le silence elle se releva avec un grand bruit. Quoique la lumière fût allumée à l’intérieur et que la lune ne brillât pas au-dehors, je vis ou entrevis une sorte d’ombre glisser derrière la fenêtre. 
     Ce sont des délinquants du coin, venus cambrioler le mec de la ville. D’abord ils ont attrapé Zhanna dans la forêt et… Je pris la hache près du fourneau, je me ruai à travers la pièce et ouvris grand la porte d’un coup de pied. 
     Silence, vide, personne. Devant moi en tout cas. Du coin de l’œil je vis quelque chose fugitivement. De la lumière luisait à la fenêtre et je pus donc voir une silhouette basse disparaître derrière le coin de la maison. D’une main je tenais la hache et de l’autre je cherchais près de la porte l’interrupteur, à tâtons, mais ne le trouvai pas, je hurlai d’une façon que je jugeais propre à effrayer et je courus vers l’angle. Il n’y avait plus personne. Soit tout ceci était le fruit des visions d’un homme ensommeillé, soit l’individu avait disparu entre les arbres. Le moment où j’avais vu la silhouette — si je l’avais vue — n’avait duré qu’un clin d’œil, et à cet instant je mis ce fantôme, cette forme si semblable à un nain bossu qui s’était évaporée derrière le coin, sur le compte de l’imagination d’un homme saoul et rendu stupide par l’inquiétude. 
     À l’intérieur, je tentai de me calmer, ce qui me prit trois bières. La hache était toujours devant moi et si ça avait vraiment été un cambrioleur, je l’en aurais frappé. Il ne se passa rien de plus cette nuit-là, je le sais à coup sûr car je ne dormis pas une minute. La nuit et le petit matin furent inhabituellement calmes, l’aube glaciale. Il me venait beaucoup de pensées, mais il n’y avait aucune activité que j’aurais eu la force d’entreprendre. À l’aurore, la bouche chargée et la peau sèche du fait de ma nuit blanche et de la bière, je me levai et sortis. Je restai là, regardant à travers le brouillard automnal l’orée de la forêt au loin, frissonnant dans le froid. C’est alors que je remarquai les empreintes. 
     Nous avions déjà eu le temps de piétiner l’herbe devant la porte, et au milieu de cette surface humide et sensible se trouvait une empreinte, que je me penchai pour examiner. Quel qu’eût été le curieux de la nuit précédente, il ne portait pas de bottes. Un enfant ? Impossible. Non pas parce que même les petits campagnards ne courent habituellement pas la nuit dans les forêts, mais j’avais toujours devant les yeux, fuyante, la vague silhouette d’un nain bossu. L’empreinte était trop petite pour un adulte, mais il y avait pourtant en elle quelque chose qui évoquait un âge avancé… Je ne savais pas m’orienter dans le fouillis de mes impressions. 
     Derrière mon dos, quelqu’un me mit les mains sur les yeux, un corps chaud s’agrippa à moi. « Devine qui c’est ? » La voix de Zhanna était rauque, faible mais chaude. Je ne me retournai pas, me laissai enlacer. Des hérons volaient au-dessus de la maison en caquetant. Zhanna haletait légèrement, elle avait sans doute couru. Elle se pencha contre moi, ses paumes humides et chaudes caressaient mes yeux. Par son étreinte elle me demandait pardon, et en même temps m’enjôlait pour que je ne demande ni où, ni pourquoi ni avec qui elle avait été. 
     « Je voulais rentrer plus tôt, deux heures plus tôt même, mais je n’ai pas pu », dit Zhanna. D’habitude elle ne dit pas cela. 
     « Quelqu’un est déjà venu il y a deux trois heures. Quelqu’un qui a touché la poignée de la porte, mais je l’ai fait fuir. 
     — Quelqu’un ? Mais qui donc ? 
     — Il ne voulait pas que je le sache. Mais il avait l’air d’un nain bossu. Et il était pieds nus. » 
     Zhanna ne répondit rien à cela, comme si les nains étaient une chose que l’on voit toutes les nuits. Elle soupira, m’embrassa, nous allâmes dans la chambre et dormîmes jusqu’au soir. J’avais gâché une journée de travail. Nous fîmes bouillir de l’eau et nous nous lavâmes, nous fîmes du rassolnik et bûmes du vin bulgare bon marché. Tout ça en nous taisant généralement, car je ne voulais pas poser de questions ni elle répondre. Ensuite Zhanna s’assit dans son peignoir ouvert sur le bord du lit, se coupa les ongles tandis que, la tête ensommeillée et les mains tremblantes, je concoctais des ajouts au projet. Väendru était une ferme tout en longueur ; si l’on abattait un mur intermédiaire, qui de toute façon avait manifestement été construit plus tard, on obtiendrait plus d’espace pour les chaises. L’estrade, notre actuelle « cuisine », serait selon la volonté de Jaan fournie d’une garniture de meubles de ferme à l’ancienne achetés bon marché. L’autre scène serait dehors, devant la grange. Pour un théâtre de ferme qui se respecte, Väendru manquerait certes de bâtiments annexes, mais ce ne serait plus mon souci. Vraiment pas. Il faudrait construire une nouvelle antichambre, où l’on pourrait suspendre un panneau sur l’histoire de Väendru, pensais-je. Le clic du coupe-ongles s’arrêta et les bras de Zhanna me mirent debout, éteignirent la lumière et me tirèrent vers la chambre à coucher. 
     Au matin elle repartit, et moi je travaillai. Le soir elle apporta des champignons, des bolets, et nous les fîmes griller dans du beurre, puis nous bavardâmes et fîmes l’amour. Elle fut cette nuit-là plus passionnée et plus assoiffée qu’auparavant, que jamais auparavant. Elle oubliait l’estonien, gémissait en biélorusse en y mêlant du tatar, que son grand-père lui avait appris jadis. J’étais fatigué, mais sa soif m’aiguillonnait, sa gratitude m’attendrissait. Je sentis dans mon dos ses ongles raclant, elle me les enfonçait presque sous la peau — ça c’était quelque chose de nouveau — mais la douleur, que je sentais à peine, se muait en douceur romantique. Ce fut une nuit insensée. 
     Le jour suivant je vis les papillons. Un essaim jaune tournait au-dessus d’une petite motte de mousse et je m’étonnai qu’il y eût encore des papillons si tard en automne. Ils étaient tous jaunes et se refusaient à partir de là, bien que ce fût précisément là, derrière la grange, à l’ombre d’une petite sapinière, que je voulais mettre la réserve de bois. Il y avait dans leur danse quelque chose d’effrayant et de bizarre, de désespéré, et j’essayai de ne plus penser à cela, d’oublier. 
     Lors de nos automnes, à Zhanna et moi, il y a toujours peu de lumière, mais beaucoup de ténèbres, d’obscurité, de choses non dévoilées. Je ne suis jamais parti à sa recherche en été, sans doute pour qu’elle n’eût pas à m’éviter. L’automne finit toujours par revenir, les astres redeviennent propices. Il était cependant plus difficile de supporter les absences de Zhanna à Väendru. Nous vécûmes ainsi deux semaines, souvent elle partait le matin pour revenir en soirée. Je ne croyais pas qu’elle eût un amant là-bas dans les bois, mais je ne comprenais pas pourquoi elle avait besoin de tant de solitude, parfois même pendant les nuits. 
     Mais nous n’en parlâmes pas, comme nous ne parlions jamais de nous ni de notre amour. Nous parlions de façon abstraite, nous demandant pourquoi ce sont les hommes les plus doux et les plus sensibles qui reçoivent en partage des histoires d’amour ennuyeuses et plates ; comment se fait-il qu’ils ne comprennent pas pourquoi les femmes les plus belles et les plus pures choisissent les partenaires les plus absurdes ; nous évoquions le souci de Zhanna quant au fait que les hommes deviennent des loups tandis que les forêts se vident de leurs loups véritables à cause de la chasse ; nous parlions du tatouage de Zhanna — elle s’était fait tatouer sur l’épaule gauche un large signe, des sortes de roues entrelacées, ce qui signifiait dans la philosophie orientale, comme je l’appris, l’aspiration éternelle, infinie et inassouvie vers la paix de l’âme. En réalité, dans la philosophie orientale, tout symbole signifie quelque chose de ce genre, mais ça je ne le dis pas à Zhanna. Nous ne parlions pas de là où elle se rendait, de la raison pour laquelle elle changeait si souvent de coiffure, ou pourquoi chaque jour une ride nouvelle apparaissait sur son visage, ni pourquoi je la vis une fois en larmes auprès des papillons jaunes. 
     Je reçus de Roomas un premier courriel contenant des éléments concrets. Il n’avait pas bien compris, ou compris à sa façon, ce dont j’avais précisément besoin — son courriel incluait des statistiques sur les documents d’archive, des apparitions et réitérations de légendes-types, les chiffres de la classification Aarne-Thompson liés à Väendru et à la paroisse ; beaucoup de termes spécialisés. Je ne comprenais pas tout et m’étonnais de son zèle et de ses efforts. En même temps il m’informait que la frontière historique des quatre comtés était bel et bien historique. Les frontières des comtés (dans quelle mesure Mõhu et Vaiga étaient bien des comtés, il promit de m’en écrire davantage ultérieurement) n’ont pas en soi changé depuis le moment où ces comtés ont été pour la première fois mentionnés — on les a rattachés et détachés, mais les frontières elles-mêmes n’ont pas bougé. Dans la proximité de cette frontière ont toujours vécu beaucoup de magiciens, sorcières, rebouteux, devins et autres gens de cette sorte. Aujourd’hui, me disait Roomas, il n’y a plus de magiciens célèbres dans la région — de magiciens chez qui se rendent des gens de tout le pays. Mais il avait entendu dire qu’il y en avait tout de même quatre autour de Väendru — tous des charlatans — et l’une d’entre eux résidait même à Toigru, la ferme voisine. Une certaine Ines, guérisseuse, qui par imposition des mains guérit des maléfices, restaure la bioénergie, ainsi de suite. Je me dis que Zhanna pourrait trouver intéressant de bavarder avec elle. 
     Si elle ne l’avait pas déjà fait. 
     Un soir, quand je pris entre mes bras Zhanna toute mélancolique, elle m’informa d’un air sombre qu’elle était indisponible pour plusieurs jours. Je ne suis pas du genre à hurler de désespoir, à faire « encore, encore, encore ! », mais je craignis tout de même de voir s’évanouir la tendresse à laquelle nous étions parvenus — de perdre le momentum, comme disent certaines personnes à la mode. Zhanna, quand elle a ses règles, est très sensible et rétive vis-à-vis de l’amour charnel ; elle-même explique cela par son sang tatar, l’héritage de ses ancêtres et les coutumes qui apportent ou détruisent le bonheur. Autrefois, à l’époque de ses interminables quêtes hasardeuses, Zhanna était active dans une « société tatare », mais elle l’avait vite quittée, disant qu’ils suivaient un principe léniniste, qu’ils considéraient les Tatars comme de véritables « Tatars ». Le grand-père de Zhanna, Murat, qu’elle se rappelait très bien quoiqu’il fût mort quand elle avait onze ans, avait élevé son fils comme un vrai membre du peuple tatar, ou plus précisément du peuple bulgare. À ce que j’ai compris, les vrais Tatars sont en fait des Bulgares, dont les Mongols de la Volga (et les Tatars qui les accompagnaient) détruisirent le royaume avant de s’installer dans ces contrées fertiles et dans la ville qu’ils appelèrent Kazan. Les Bulgares, peuple türk eux aussi, survécurent bien entendu et se mêlèrent aux envahisseurs. Murat se considérait comme un descendant des Bulgares d’ancienne et véritable souche, et il maudit jusqu’à la fin de ses jours Lénine, qui avait baptisé Tatarstan le pays des Bulgares. Murat passait également pour chamane. Bref, Zhanna a un peu de ce sang dans ses veines, même si elle se considère plutôt comme biélorusse. Quant à la raison pour laquelle la Biélorussie d’aujourd’hui est la véritable héritière du Grand-Duché de Lituanie médiéval, c’est une tout autre histoire (et plus longue). Zhanna avait aussi été membre d’une « société lituanienne » et en avait fui affligée. 
     Moi-même je n’ai pas de préjugés, quoi qu’il en soit je ne commençai pas à asticoter Zhanna, je lui dis juste que dans ce cas, les prochains soirs nous nous contenterions de discuter. 
     Jusqu’à minuit nous parlâmes de théâtre, des tentatives sans espoir de Tüügas pour le renouveler, de ses adaptations ratées de Poe, de la vie de Zhanna en Hollande (là-bas vivent les gens les plus ennuyeux du monde, c’était l’avis de Zhanna), et encore de mille choses absurdes. Quand je sentis que j’avais sommeil, Zhanna dit qu’elle allait se promener encore un peu. 
     Sachant qu’elle ne rentrerait pas avant le matin, je lui conseillai de prendre une lampe de poche et une veste bien chaude, car les nuits s’étaient rafraîchies. Ce qui, soit dit en passant, ne semblait pas gêner nos papillons jaunes. Elle m’embrassa sur les lèvres, me souhaita bonne nuit et partit. Oui, j’avais sommeil, mais je ne pus dormir. Je me mis un casque sur les oreilles en comptant que la musique m’endormirait. J’écoutai des disques de Zhanna, des groupes aux noms absolument impossibles. Cette musique aux accents de berceuse effrayante, c’est sans doute ce qu’on appelle le gothique folk. Je ne savais pas qui lui avait refourgué cette musique, manifestement quelque autre bon ami. Je finis par tomber dans un sommeil froid et peuplé de cauchemars, traversé de voix glaçantes et morbides qui se mélangeaient à des visions kafkaïennes de continents perdus et de clous brûlants enfoncés dans la chair. À un moment j’avais éteint le lecteur — je ne me rappelle plus comment ni sous quelle impulsion — mais un hurlement de loup n’en hanta pas moins mes rêves. 
     Au matin, Zhanna n’était toujours pas rentrée. Je travaillai jusqu’à midi, je fis cuire le dernier borsch à la choucroute, je mangeai un demi-croûton de pain, j’arrachai les lames pourries du plancher, je tuai sans pitié à la pelle des souriceaux couinants qui en sortaient. 
     La voiture de police arriva dans l’après-midi, alors que la nuit commençait à tomber et que Zhanna n’était toujours pas là. Je me demandai où elle pouvait bien manger lors de ses escapades. Mais à vrai dire elle ne mangeait pas beaucoup, et ce tout particulièrement à Väendru, quelle qu’en soit la raison. Elle avait pourtant conservé ses traits pleins et doux, elle avait peut-être même pris du poids ; bien qu’elle fût ce genre de fille qui ne grossit jamais, et si quelque chose s’ajoute à sa silhouette au fil des années, c’est uniquement de la féminité. 
     Quand les gyrophares dans la cour jetèrent de la lumière à travers la fenêtre, je compris que j’entendais depuis longtemps un bruit de moteur. Je sortis, me demandant rapidement à la vue de la voiture de police, comme tout honnête citoyen, si mon apparence était bien celle d’un honnête homme. La voiture — une 07 bleu clair — s’arrêta à côté de mon vieux pick-up — la cour de Väendru se changea en un beau parking ancienne mode — et deux hommes en descendirent, l’un en uniforme d’agent, l’autre en civil, jeans, pull vert et blouson en cuir marron. Le nom de l’agent était Toomas, je l’avais vu une fois au magasin de Sõelasmaa et nous avions échangé quelques mots. L’autre homme était plus costaud, je le voyais pour la première fois mais il donnait l’impression d’être le plus important du duo, cheveux blonds coupés court, moustache blonde, yeux perçants, mouvements vifs. J’étais convaincu qu’il cachait une arme sous son blouson en cuir. Ils ne restèrent pas à attendre près de leur voiture, ils s’approchèrent de la maison d’un pas assuré. Nous nous rejoignîmes au milieu de la cour. 
     « Bonsoir, dis-je poliment.
     — Bonsoir, dit l’agent Toomas. Bonsoir. On est…
     — C’est vous qui venez du théâtre là-bas ? demanda soudain l’autre homme. 
     Charpentier ?
     — De profession, oui. Vous voulez voir les papiers de la maison ?
     — Non, répondit Toomas. Pas la peine. On est venus poser deux trois questions. Et voici…
     — Kahusk. Inspecteur-chef Kahusk, Police criminelle centrale, répondit l’homme au cuir, du ton d’un homme dont la voiture aurait bien plutôt été un modèle 007…
     — Enchanté, fis-je. Je m’appelle Reino. Reino le charpentier. Vous voulez entrer ? J’ai du thé chaud. De la bière aussi, mais il est inutile de vous en proposer, je pense ?
     — Nous sommes au volant, oui, dit Toomas.
     — Non, toi tu es au volant, remarqua l’inspecteur-chef Kahusk. Je n’ai pas le droit de boire moi non plus, mais franchement j’ai une putain de soif. Je vous en achète une bouteille.
     — Saku Pilsner ? 
     — Vu nos salaires on n’en boit pas de meilleure. Sept couronnes ? 
     — Au magasin c’est six cinquante. Je vous apporte ça. » Je compris qu’ils ne voulaient pas encore entrer. Trente secondes plus tard, Kahusk me donnait six couronnes cinquante et buvait la moitié de la bouteille en une gorgée. Toomas déglutit. Nous nous assîmes devant la maison, sur les rondins. 
     « Laisse tomber, fit Kahusk avec un sourire en coin. T’en auras plus tard, je t’en paierai une. Autrement, putain, on verra encore dans les journaux qu’un policier en état d’ivresse a renversé sa voiture, ça fera un sacré boucan un peu partout et tu te feras virer. Ouais. » Il se tourna vers moi et prit dans sa poche un bloc-notes. « C’est juste quelques petites questions, on est venus voir si vous pouvez pas nous aider. 
     — Volontiers. » Quelque chose se noua en moi, quoiqu’il n’y eût aucune raison.
     « Vous vivez seul ici ?
     — Je ne vis pas vraiment ici, en fait. Je retape la maison jusqu’au printemps. Le théâtre veut inst…
     — Oui, je sais. Mais en pratique vous habitez bien ici ?
     — Euh, oui. En pratique, oui. Ou je vivote, comme vous voulez. »
     Kahusk termina la bouteille et la posa par terre devant un rondin, l’air suspicieux.
     « J’en apporte une autre ?
     — Non, merci, ça va aller. Vous vivez seul ici ? répéta-t-il.
     — Ma petite amie passe aussi de temps en temps.
     — Votre petite amie ? Ils échangèrent un regard interrogatif et le nœud dans mon ventre grossit encore un peu.
     — Enfin bon, elle habite ici aussi, à vrai dire. Mais elle n’est pas là tout le temps.
     — Tu m’avais pas dit ça, fit Kahusk à Toomas. Qu’ils étaient deux.
     — Ben je savais pas, dit Toomas, l’air de s’excuser. Ils ont pas besoin de s’enregistrer, donc…
     — Comment s’appelle votre petite amie ?
     — Zhanna Belogubova-Faizijeva. De Tallinn.
     — Elle travaille, elle est étudiante ? 
     — Un peu de tout. Dernièrement elle travaillait comme consultante dans une entreprise de communication. 
     — Et où est-elle en ce moment ? Kahusk écrivit quelque chose dans son bloc-notes. 
     — Honnêtement, je ne sais pas. Je ne lui demande pas de me dire où elle va. Elle aime bien aller flâner en forêt. » 
     Ils échangèrent à nouveau un regard éloquent, je crois que c’était involontaire et que ça aurait dû rester caché. 
     « Elle erre tout simplement dans les forêts ? 
     — Oui. Elle aime être dans la nature. Elle cueille des champignons aussi. » Ça semblait bête à dire. J’allumai une cigarette, Kahusk et Toomas m’imitèrent. J’avais une « Rumba » et eux des « Bond ». 
     « Où est-elle en ce moment ? demanda alors Kahusk. Vous devez le savoir ? 
     — Non, je ne sais pas. Elle est partie hier soir, pour se promener, a-t-elle dit, et elle n’est pas encore rentrée. » 
     Ils restèrent tous deux silencieux un long moment, soufflèrent de la fumée, et à mon tour je sentis que j’avais besoin d’une bière. 
     « Est-ce qu’elle part souvent se promener si longtemps ? demanda enfin Kahusk. 
     — Elle aime être seule », répondis-je. Que devais-je leur dire ? Que je vis avec une femme qui erre toute seule la nuit dans les forêts, mais où et pourquoi, je n’en ai pas la moindre idée ? « Mais oui, elle est souvent absente aussi longtemps. » 
     — Et vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où elle pourrait présentement se trouver ? 
     — Dans la forêt ? proposai-je. Je crois qu’elle est comme ça, un peu bizarre. Proche de la nature. 
     — Mais où ça dans la forêt ? Du côté de Sõelasmaa, à Priidumägi ou bien vers les prairies ? » demanda à présent l’agent. Je n’avais aucune notion précise de la géographie locale, et c’est ce que je leur dis. 
     « Et si on attendait la fille ? » demanda doucement Toomas à Kahusk. Celui-ci secoua la tête. 
     « Attendez, dis-je alors. Attendez. Bien sûr vous pouvez rester ici à attendre, même si j’ai un travail laissé en plan, mais si nous pouvons, moi ou Zhanna, vous aider de telle ou telle manière, soyez assurés que nous le ferons. Mais avant de venir, vous ne saviez absolument pas que Zhanna vivait ici. Et maintenant vous ne me posez plus que des questions sur elle. Écoutez, je suis quelqu’un de tout à fait honnête et comme il faut, je paie mes impôts, comme on dit souvent aujourd’hui — même si j’ai fait des études de théâtre —, Zhanna aussi, alors peut-être voudrez-vous bien m’expliquer à quoi rime cet interrogatoire ? » Dans les films américains on dit ce genre de phrases avec maladresse, avec un beau sourire, les mains un peu tendues vers l’avant — Wait, wait, wait a minute, wait a minute, but... À l’école nous avions appris à reproduire ces expressions et mines caractéristiques, principalement pour savoir comment il ne faut surtout pas jouer. 
     Toomas m’écoutait bouche bée ; Kahusk fit : « Mouais ». Il réfléchit un moment et répéta : « Mouais ». 
     « Je vous reprends une bière ? J’en prends une pour moi.
     — Je ne crois pas avoir de monnaie…
     — Ah, au diable vos six cinquante, dites-moi plutôt ce que tout ça veut dire ! »
     Quand Kahusk ouvrit sa deuxième Pilsner, Toomas dit : « Il y a des ramasseurs de champignons et de baies qui ont disparu. Tous des gens du coin, qui cueillent ici depuis des années et connaissent ces bois. Des jeunes, en plus, avec des portables, mais ils ont disparu comme par enchantement… 
     — Et c’est pour ça que l’on appelle un inspecteur-chef de la Criminelle centrale ? demandai-je. Pour des cueilleurs de champignons ? En général ça regarde plutôt les services de secours, non ? » 
     Toomas réfléchit un instant, regarda d’un air interrogateur son collègue, qui opina en signe d’assentiment. « Sur un côté du ru de Sällikse, près d’une roche, on a trouvé le panier d’un cueilleur de champignons. Et il y avait des traces sur la roche. Peut-être bien des traces de sang. On a des gars à Tallinn qui étudient ça. 
     —  Attaqués par un ours ? supposai-je. Ou un loup ? 
     —  Pas d’ours ici d’après les garde-chasse. Et les loups du coin n’ont jamais attaqué personne. 
     —  Les loups… voulus-je intervenir, mais Kahusk me prévint. 
     —  Bon d’accord, dit-il. Vous dites que cette fille est dans les bois depuis cette nuit. Est-ce qu’elle ne vous a rien dit de ses balades précédentes ? Est-ce qu’elle aurait vu quelqu’un dans la forêt, ou remarqué quelque chose de particulier ? Est-ce qu’ici vous avez vu ou entendu quelque chose, constaté la présence d’étrangers ? Ou n’importe quoi d’autre ? » 
     Une nuit quelqu’un a fait jouer la poignée de la porte, un nain bossu qui allait pieds nus. Est-ce que je pouvais leur dire ça ? 
     « Il me semble, finis-je par dire, qu’une nuit quelqu’un a traîné dans la cour. Mais je ne suis pas sûr, et il n’y a aucune trace. Mais c’était il y a une semaine ou plus. 
     — Ah ah ! s’anima l’agent. Rien de plus précis ne vous revient ? 
     — Malheureusement non, rien de sûr. Il faut dire que j’avais sommeil, ce n’était peut-être qu’une impression. 
     — Vous ne consommez pas de produits stupéfiants ? demanda Kahusk. 
     — Je ne consomme que des produits brassés et fermentés. Si vous voulez, vous pouvez perquisitionner tout mon domicile, je ne demanderai pas de mandat ou rien. Voyez vous-mêmes, on n’a caché ici aucun plant de cannabis, pas de cueilleurs disparus ni d’alcool de contrebande. C’est un théâtre dont je m’occupe ici. 
     — D’accord, ne le prenez pas mal… 
     — Je ne le prends pas mal. Mais vraiment, je n’ai rien vu d’autre de louche, et j’ai peur de ne pouvoir vous aider. 
     — Alors ouvrez bien vos yeux et vos oreilles. Au cas où, dit Toomas. Dans ces forêts, personne n’a jamais disparu. Il n’y a pas de prédateurs ici, pas de bandits en fuite non plus, mais bon, il y a des gens qui disparaissent. Vous pourriez me téléphoner quand votre copine refera surface ? On voudrait discuter aussi un peu avec elle. 
     — Oui, nous devons partir, dit aussi l’inspecteur-chef en se levant. Les voisins n’ont rien dit ? Vous avez des contacts avec eux ? 
     — Vous pensez à cette guérisseuse, à la ferme de Toigru ? Je ne l’ai jamais vue. 
     — Ines est quelqu’un de bien, me dit Toomas. Certains évidemment la tiennent pour débile mentale. Bonne soirée, alors, soyez prudent et téléphonez-moi, hein ? » 
     Je promis qu’en tant que citoyen respectueux des lois, je ferais tout pour collaborer avec les forces de l’ordre. 
     Zhanna ne revint pas ce soir-là, ni dans la nuit. En revanche, un courriel de Roomas m’arriva, dans lequel je n’eus d’abord pas le courage ni l’intention de me plonger, quand un terme — « bloc erratique » — attira mon attention. Ce bloc se trouve sur la rive du ru de Sällikse (celui-là même qui coule à travers la forêt et dont le point d’émergence est une source qui se trouve quelque part dans les environs), dans une petite clairière. Roomas avait appris auprès d’un géologue de sa connaissance que le bloc de Kirvesti était un peu bizarre aux yeux des experts, certains paramètres géodésiques ne correspondant pas précisément aux conditions habituellement nécessaires à la présence d’un bloc erratique. Tout semble montrer, écrivait Roomas, qu’il y avait de la forêt à cet endroit avant le bloc, ce qui est absurde d’un point de vue scientifique, mais bon, on ne peut guère en juger de manière très précise. Quant au fait que le bloc ait été utilisée comme pierre sacrificielle, les données sont peu abondantes, mais selon toute vraisemblance ç’a été le cas, estimait Roomas. Il avait à sa disposition une enquête détaillée d’un folkloriste sur les pierres sacrificielles et les récits populaires qui leur sont liés, chaque pierre étant censée être accompagnée de diverses traditions. La nôtre, dont le nom était Kirvesti, n’y faisait pas exception. Suivait une analyse expliquant ce que ce nom pouvait vouloir dire, mais je n’y compris rien. Puis enfin, alors que mon intérêt commençait à retomber, je lus ce que Roomas disait d’une légende relevée en 1921 au sujet du village de Sõelasmaa, qui racontait que dans le temps jadis, quand on entendait hurler un mardus dans la forêt, il disparaissait toujours un cueilleur de baies dans les profondeurs du bois, et ensuite on trouvait des traces de sang sur la roche de Kirvesti. Il y avait aussi plusieurs histoires sur un génie de la roche et sur des gnomes vivant en dessous de celle-ci, ainsi que quelques histoires de loups-garous, d’origine germanique, qui manifestement venaient de l’arrière-salle du manoir seigneurial. Si j’étais intéressé, il les scannerait et me les enverrait. Je devais répondre tout de suite, comme ça il resterait à son travail et s’occuperait des scans, le lendemain il n’avait pas le temps, il devait être rapporteur pour une soutenance de thèse d’assyriologie. 
     Je répondis tout de suite. 
     Les fichiers scannés arrivèrent trop tard ou trop tôt. Je dormais déjà et je fis des rêves accompagnés de gothique folk. Elle viendra demain matin, me persuadais-je au travers du sommeil, au matin Zhanna sera là. Mais elle n’était pas là. Je soignai mon mal de tête à la bière et entrepris de détruire des nids de souris avec une totale absence de compassion. À midi j’avais mis quatre lames de plancher et Zhanna n’était toujours pas là. Je n’avais pas non plus d’appétit, et décidai donc de faire une visite à la ferme voisine de Toigru, chez la guérisseuse Ines. Cette idée me vint de manière soudaine et s’imposa comme la seule chose à faire, la seule chose envisageable. Les fichiers de Roomas étaient dans la boîte aux lettres, je ne les avais pas ouverts, il avait écrit pendant la nuit pour dire qu’il n’y avait là que les documents mêmes et qu’il enverrait les analyses plus tard. Entretemps, il fallait conduire les enfants à la maternelle et massacrer l’assyriologue avec sa thèse. Je savais depuis longtemps qu’il avait besoin d’étonnamment peu de sommeil, il n’avait aucune envie de raccourcir son temps de travail au profit de celui-ci. Je m’habillai de façon convenable, je me lavai les dents et le visage, je mis même un peu de déodorant pour atténuer mon odeur virile et je me mis en route. Je laissai à Zhanna une lettre coincée dans l’encadrement de la porte pour dire que j’allais faire un tour chez les voisins. Au cas où vraiment elle ne l’apprendrait pas avant. J’y allai à pied. Moi aussi je voulais découvrir enfin cette forêt, peut-être y verrais-je des têtes connues. 
     À ce que je savais, je devais me traîner sur environ un kilomètre puis quitter le chemin forestier vers l’ouest — Toigru se trouvait ensuite à une distance d’environ deux kilomètres. Il y avait un chemin plus direct à travers bois, mais je ne le connaissais pas. Et il devait y avoir une meilleure route vers Toigru depuis Sõelasmaa, sans doute celle qu’empruntaient ceux qui allaient la consulter. 
     Je crois que je marchai près de deux heures car j’allais très lentement, jetant constamment des regards vers les bois et prêtant l’oreille à tous les sons. Je ne connais pas le chant des oiseaux, même entre le bouvreuil pivoine et la mésange je ne fais pas la différence. Je trouvai facilement Toigru, en suivant simplement les traces de la 07 des policiers, ils y avaient évidemment été directement hier en suivant la même route depuis Väendru. 
     Je ne saurais dire ce que je m’étais attendu à trouver (une maison de sorcière ?), peut-être une ferme décrépite, sinistre et pleine de recoins. Mais rien de tel. Toigru était en fin de compte un lieu de commerce et cette Ines avait su conserver la maison en bon état. On avait récemment posé un toit en fibrociment, la maison, qui se tenait sur une plaine entourée de forêt, avait été parfaitement recouverte d’un vernis protégeant le bois, et il y avait trois bâtiments annexes, un jardin, une niche de chien. La clairière était moussue, et très herbeuse autour de la maison. L’herbe avait bien entendu été coupée. Tout était finalement — m’avisai-je en me tenant un moment à distance et en regardant l’endroit — beau, simple, propre et entretenu. Ce métier de guérisseur devait donc bien rapporter quelque chose. On ne voyait pas dans la cour de voiture ou d’autre moyen de transport, j’étais donc le premier client aujourd’hui. Ou le dernier. 
     Quand j’eus fait quelques pas en direction de la maison, le chien se mit à aboyer en grondant. Comme j’atteignais le bord du jardin et posais ma main sur la grille, il se rua hors de sa niche. C’était un croisement de berger du Caucase et de chien-loup, un beau mélange mais des plus sanguinaires — il était solidement attaché, et je remarquai que la chaîne était aussi solide qu’il convenait. Il était enragé, aboyait avec colère, tirait sur sa chaîne, se levait sur ses pattes de derrière, montrait les crocs, la présence d’un étranger lui ayant fait interrompre le grignotage d’un os gigantesque. 
     Je me tins un moment parfaitement muet et pétrifié, espérant manifestement que la maîtresse du cerbère se présenterait pour le calmer. 
     Mais personne ne se présenta. 
     Je ne doutais pas le moins du monde que, si le chien se libérait, il se ruerait sur moi à travers le jardin et me déchirerait en morceaux. Ses aboiements n’étaient pas une mise en garde, pas même une menace, c’était une déclaration de guerre sanguinaire, une rage indomptable. Je pris cependant mon courage à deux mains, ouvris précautionneusement la grille et fis quelques pas timides vers la maison. Même si la maîtresse ne se manifeste pas après un tel boucan, on peut bien aller vérifier… Au cas où. Ne possédant pas les rudiments de la cynophilie, je ne savais pas, ni ne voulais, dire quoi que ce fût d’apaisant au cerbère, lui faire des gestes ou ce genre de choses. Je comptais simplement sur la solidité de la chaîne tout en m’approchant de la porte, observant le bâtiment du coin de l’œil, pour voir si la vieille Ines n’apparaîtrait pas quelque part. Les bâtiments annexes s’avérèrent, en y regardant de plus près, être un hangar, une grange et un sauna, tous bien entretenus, solides et même attirants. 
     La porte était ouverte. 
     Je ne serais pas entré, sans la visite des gardiens de l’ordre la veille… J’avais tout simplement besoin de savoir. Je frappai toutefois, je criai quelque chose depuis le seuil, j’entrouvris la porte et j’entrai, accompagné de grognements et aboiements toujours plus rageurs. 
     « Bonjour, bonjour, ohé ! »
     Le silence, si l’on fait abstraction du chien.
     Une entrée. Propre et rangée, rien de négligé, pas même l’odeur de renfermé caractéristique des vieilles maisons. Un escalier menant au grenier, un panneau électrique au mur, une armoire à l’ancienne, des porte-manteaux, un plancher en bois. Une porte s’ouvrait sur la cuisine, l’autre sur le séjour. Je m’arrêtai un moment, en attente, et jetai un œil dans la cuisine. Personne. Mais il y faisait chaud, quelqu’un avait récemment utilisé le fourneau, il y avait même des odeurs de nourriture et une grande marmite sur le foyer. Je vis encore une machine à café et une radio « Elektronika ». 
     Puis je m’essuyai les pieds et entrai dans le séjour.
     « Ohé, y a quelqu’un ? »
     Toujours personne. Le séjour était typique des maisons de kolkhoziens des années 70 : ameublement de couleur claire avec des essences de bois noirs pour les pieds — un divan, deux fauteuils, une table basse avec des revues. Un programme télé, celui du Maaleht sans doute, était ouvert, des émissions y étaient entourées. Une section murale, avec une télévision couleur « Raduga », une lampe de chevet « Vana Toomas » — déjà une antiquité à mon sens —, des rideaux, un téléphone, le téléphone polonais que l’on trouvait naguère dans tous les bureaux et maisons. Une pièce standard, stérile — propre et rangée, encore une fois, aucune particularité. Peut-être était-ce une pièce de réception ? Une porte menait plus loin, j’y frappai, je l’ouvris un instant, ça avait l’air d’être une chambre à coucher de dame, avec un lit et un fauteuil — je n’y pénétrai pas. 
     Je m’arrêtai quelques minutes sans savoir quoi faire d’autre. Naturellement j’aurais dû comprendre tout de suite que le cerbère avait été bien élevé. Quand sa maîtresse n’était pas là, il devait savoir effrayer même un mort. Quand ce n’était pas Reino cherchant dans l’angoisse sa copine disparue. 
     Le téléphone. 
     Comme par automatisme je tendis la main et soulevai le combiné orange. Peut-être voulais-je téléphoner à l’agent de police, ou bien à la mère de Zhanna. Mais le combiné ne rendait aucun son, le téléphone était complètement muet, comme si la prise n’était même pas branchée. Je me penchai pour voir s’il était débranché ; je voyais le câble, mais pas là où il aboutissait, et je n’allais quand même pas me mettre à déplacer les meubles dans la maison d’autrui. Au même instant je me rendis compte que l’on n’entendait plus les grondements du cabot dans la cour et que c’était un peu bizarre, étant donné qu’un étranger était ren… 
     Soudain je sentis que quelqu’un se tenait derrière mon dos. 
     Je me levai d’un bond, me retournai et faillis buter, littéralement, contre une petite vieille. Avant cela mon cœur avait eu le temps de sauter plusieurs battements. 
     « Eh ben qui t’es toi ? » 
     Je fus forcé de reculer de quelques pas et de reprendre mon souffle. 
     « Un voisin », balbutiai-je. 
     Ça devait donc être la vieille Ines. De peur, je ne parvenais toujours pas à bien respirer, elle avait comme surgi derrière mon dos, s’était donc manifestement avancée en catimini. Une femme d’âge mûr, de petite taille, à l’apparence banale, dans une jupe longue et un pull gris, un foulard sur la tête. Exactement le genre de femme qui aurait pu vivre ici. Une guérisseuse. Charlatane. Comme s’il y en avait qui ne l’étaient pas. 
     « Quel voisin ? » dit-elle d’une voix prudente, calme mais pressante. Je levai le regard et essayai maladroitement de sourire, mais c’est là que je vis ses yeux. 
     Non, ils ne lançaient pas d’éclairs… Ils n’étaient pas inquisiteurs ni incrédules. Des yeux de folle, ce fut ma première pensée. Des yeux gris grands ouverts, étincelants, derrière lesquels grouillait et bouillonnait une vivante haine. Une rage plutôt. Elle se tenait raide comme une trique, son expression traduisait une sorte de curiosité plus ou moins amicale, mais il semblait qu’elle ne pût contraindre ses yeux à la douceur. C’étaient sans conteste les yeux d’une folle, de quelqu’un de malade. 
     « De Väendru, me forçai-je à dire. Je travaille là-bas, enfin je ne fais que passer, je voulais faire connaissance… » Ses yeux clignèrent rapidement, rageusement. 
     « Ah oui, j’ai entendu qu’il allait y avoir un théâtre », dit-elle gentiment, mais j’aurais pu jurer que ce ton était feint. À supposer que les yeux ne trompent pas et soient bien le miroir de l’âme, comme on le dit. 
     Je donnai mon nom. On ne m’invita pas à m’asseoir. Je m’excusai de m’être ainsi introduit, mais la porte était ouverte et j’avais pensé que… 
     « J’étais à la cave, dit Ines. De l’autre côté il y a un escalier qui descend. Tu n’as pas dû faire attention. » 
     Et toi tu n’as pas entendu beugler ton chien, grand-maman, pensai-je. Mais, tout en évitant le regard de ses yeux rageurs et malades, qui étaient en contradiction avec son attitude autrement paisible, je lui dis que j’étais venu, disons, me présenter, et que la police était passée hier, que des cueilleurs de champignons avaient disparu dans la forêt, et que je pensais que ma copine était peut-être déjà passée à Toigru, comme elle aimait se promener aux alentours. 
     « Qu’est-ce qu’elle a dit, qu’elle était passée ici ? demanda Ines.
     — Ah non, j’ai simplement pensé que Zhanna…
     — Non, elle n’est pas venue, ta Zhanna. » Sa bouche affectait un sourire aimable, mais ses yeux roulaient, exprimant une haine malade et pulsionnelle.
     « Eh bien tant pis », fis-je. J’avais envie de quitter les lieux au plus vite.
     « Mais passe donc de temps en temps, proposa la femme. Entre voisins. S’il y a un problème, je peux bien essayer d’aider, ou bien si la demoiselle a des soucis pour lesquels les médecins ne trouvent pas de remède. Revenez vite, entre gens du même coin, n’est-ce pas. Il faut dire que vers l’automne il nous vient peu de monde, les soirées se font longues et sombres. Tu connais le chemin maintenant ? Ou bien si la demoiselle n’a pas envie, viens tout seul. Je vois déjà que tu as un souci qui te presse. » Elle essaya de faire un sourire, mais n’aboutit qu’à une espèce de grimace. 
     Je repartis avec des sentiments mêlés, trébuchai sur le seuil, grognai quelque chose à l’adresse du chien, qui en me voyant s’était remis à gronder. À la limite de la clairière, sur le bord de la forêt, je m’arrêtai et me retournai vers la maison. Je n’aurais pas su l’expliquer précisément, mais quelque chose là-bas semblait anormal. Franchement anormal. Ines se tenait sur l’escalier et regardait vers moi, me faisait au revoir de la main, et même de loin je pressentais derrière ses yeux un monde de folie et de démence. Un monde auquel j’aurais voulu ne jamais avoir affaire : jamais plus je ne reviendrais à Toigru ! Le retour alla plus vite. J’espérais que Zhanna serait déjà à la maison et se demanderait ce que je pouvais bien avoir à faire chez cette vieille. Zhanna devait être rentrée entretemps. Elle le devait. 
     Et elle l’était. 
     Elle était assise à la porte sur le rondin, à l’endroit même où la veille j’avais bu de la bière avec les policiers, elle avait les coudes sur les genoux, le menton dans les mains. Je criai son nom de loin, courus et l’enlaçai vivement. Elle était à la maison, elle était en vie, chaude, aimante, elle m’embrassait, ma Zhanna. Nos retrouvailles furent étrangement passionnées, comme si cela faisait très longtemps que nous ne nous étions vus, des années, bien qu’habituellement quand nous nous revoyons après un long espace de temps tout se fasse avec une certaine retenue, et des inflexions sexuelles qui vont de soi. Je comprenais à présent que j’avais craint de la perdre pour de bon, craint qu’elle ne revînt plus jamais, qu’elle eût disparu comme ces cueilleurs de champignons… 
     Cela me rappela le service que m’avait demandé l’agent. Je débranchai — après que nous fûmes entrés et eûmes allumé le feu dans la cuisinière — l’ordinateur de la ligne téléphonique et je composai le numéro. Je les informai que ma copine était heureusement rentrée à la maison, au cas où ils voudraient la voir… Non, aujourd’hui ils ne pouvaient pas. Peut-être d’ici quelques jours. Je demandai s’ils n’avaient pas retrouvé les disparus, et Toomas répondit après une courte pause que non, c’était déjà le quatrième jour et ils devraient sans doute faire venir des bleus pour passer la forêt au peigne fin. Soyez prudents, ajouta-t-il en conclusion, d’un ton montrant qu’il n’avait pas vraiment envie de dire cela, mais le devait quand même. Zhanna était à ce moment-là à la « cuisine » et faisait cuire des boulettes de viande. 
     « Attendez, dis-je à l’agent. Un moment. » Je partis et fermai prudemment la porte.
     « Vous avez appris quelque chose, hein ? »
     Silence. Seule la ligne crachotait de manière désagréable.
     « Si vous ne pouvez pas le dire, tant pis. Mais à quel point faut-il que nous soyons prudents, ici ? Et prudents vis-à-vis de quoi, contre quoi ? 
     — Je n’ai sans doute pas été parfaitement exact hier, dit la voix à l’autre bout du fil, avec un soupçon de regret, comme à contrecœur. Oui, quand j’ai dit que personne n’avait jamais disparu auparavant. Bon, aujourd’hui, à notre époque, personne, mais les anciens — j’ai parlé avec certains d’entre eux aujourd’hui — se souviennent que c’est arrivé. La sœur de Heldur Saat, un jour, à l’époque de la première République, elle est allée dans la forêt et n’en est jamais revenue. On en a beaucoup parlé en son temps, à l’époque il ne disparaissait pas autant de gens qu’aujourd’hui. 
     — Mais pourquoi diable devrions-nous être prudents parce que quelqu’un a disparu il y quatre-vingts ans ? fis-je. 
     — Je ne le sais pas moi-même, répondit sincèrement Toomas. Simplement, faites attention, d’accord ? » 
     Évidemment je m’arrêtai de travailler pour ce jour-là, je parlai à Zhanna de ma visite de la veille et des disparus. J’essayai de lui parler des yeux d’Ines, ces yeux fous et enragés, où brillait un autre monde, insane et plein de haine. J’essayai, mais, comme on me le disait toujours au théâtre — je ne suis pas dedans, je ne suis pas un acteur, je ne sais que parler d’un ton banal et ennuyeux. Elle écoutait cependant très attentivement, hochait la tête, mais ne disait rien. 
     « Zhanna, ma chérie, dis-je enfin. Je ne veux pas t’interroger pour savoir où tu vas — tu sais que je ne veux pas… mais maintenant. 
     — Est-ce que tu crois vraiment que si je pouvais te parler je ne le ferais pas ? repartit-elle vivement, d’un ton un peu sombre. 
     — Il y a peut-être un assassin dans la forêt, des bandits fous échappés de l’armée à l’époque soviétique, enfin tu vois, quelque chose de ce genre. Ou un loup. Tout ce que je demande, c’est que tu sois prudente quand tu t’y promènes. 
     — Aucun danger ne me menace. Crois-moi, s’il te plaît. Disons que… que j’organise quelque chose qui a un lien avec cette maison, un lien bénéfique. 
     — Un lien bénéfique ? 
     — Oui oui. Mais n’en demande pas plus. » Elle réfléchit un instant puis fit un sourire absolument désarmant. « Si ça peut te rassurer, j’organise un voyage théâtral. Ça te va ? 
     — Bon d’accord. Mais la nuit ? Où est-ce que tu dors, dans la forêt, la nuit ? » Jamais auparavant je n’avais rien demandé de tel à Zhanna, et je sentis bien que j’avais franchi une sorte de frontière. Elle pouvait se sentir insultée, blessée. Si j’avais été plus en colère, plus possessif, plus audacieux, si j’avais été un mâle jaloux, peut-être aurais-je eu le droit de poser de telles questions. Mais je n’étais rien de cela. Si je l’avais voulu, il aurait fallu l’avoir été bien avant. Quoique dans ce cas je n’aurais peut-être jamais eu Zhanna. Nous nous donnions l’un à l’autre ce que nous seuls pouvions nous donner. J’étais tout simplement son Saturne, une orbite sécante, un amoureux doux et paisible. 
     « Ce n’est pas dans la forêt que je dors », dit mon aimée en détachant chaque mot, puis elle me fixa avec un regard chaleureux et compatissant. 
     « Oh oh, marmonnai-je.
     — Je ne couche avec personne, précisa-t-elle. Je suis ici, avec toi.
     — Est-ce que… commençai-je
     — Ne me demande plus rien, s’il te plaît. Viens, allons plutôt dormir ! »
     Je pensais qu’elle avait bien dans l’idée de dormir, au vrai sens du mot, mais il s’avéra que non, et quand son corps nu se blottit contre moi d’un mouvement souple, quand mes mains comme toujours se mirent à trembler et que mon pouls s’accéléra, je me rappelai qu’en cette période elle n’aurait pas dû pouvoir ni vouloir. 
     « Viens, mon chéri, m’encouragea-t-elle, viens, maintenant on peut. » 
     Très vite je cessai de m’étonner que ses règles se fussent terminées si vite. 
     Après cela je restai longtemps sans pouvoir dormir. Le froid me rendait nerveux. Zhanna, tout en dormant, me pressait contre elle, mais j’avais froid quand même. Vers quatre heures je me levai et allai fumer. Je vérifiai que la porte était bien verrouillée, je grillai plusieurs cigarettes d’affilée puis je me rappelai que je n’avais même pas encore regardé les fichiers de Roomas. Je voulais travailler activement dès le matin suivant, mais pour le sommeil, cette nuit était mal engagée. Si bien que je mis doucement l’ordinateur en marche et regardai ce que les archives du folklore avaient à conter sur Väendru. 
     Je vis un document numérisé terriblement long, tapé avec une ancienne machine à écrire, où les lettres à accents étaient remplacées par des traits et des vagues. À ce que je compris, c’était le fac-similé des manuscrits d’un collecteur qui avait été actif autour de Sõelasmaa. On y mentionnait principalement le bloc erratique (ou pierre sacrificielle) de Kirvesti, des esprits de la roche et des gnomes. Je n’avais pas la force de lire par le menu ce style ancien et rudimentaire, mais je le parcourus des yeux, cherchant des mots-clés connus et des éléments un peu frappants que l’on pourrait peut-être exploiter au théâtre. Je lus que l’eau qui s’accumulait sur la pierre de Kirvesti était tenue, non pas pour bénéfique, à la différence de l’eau des autres roches, mais tout au contraire pour responsable d’une maladie mortelle, et l’on disait que qui en boirait « mourrait dans d’atroces douleurs ». On n’apportait pas d’offrandes aux esprits de Kirvesti, car ce sont des esprits mauvais et horribles, bossus et de petite taille comme les gnomes. Nul n’allait auprès de la roche de Kirvesti demander l’aide des esprits, et l’on estimait que ceux qui l’avaient fait avaient disparu dans les bois. À chaque fois que quelqu’un disparaissait, des taches de sang apparaissaient sur la pierre, dessinant parfois une forme humaine, parfois une silhouette animale. Une histoire disait que dans le temps jadis, un rõugutaja malfaisant se tenait sur la roche (et une autre histoire disait même qu’il s’agissait d’un mardus, porteur de mort), qui par ses appels à l’aide attirait les cueilleurs de baies, pour ensuite manger et écorcher ses victimes. Les gnomes qui vivent sous la pierre y font un travail de forgerons, fabriquant des épées, de telle sorte que la terre en est secouée et que l’on peut entendre leurs coups sourds résonner au loin. Une autre tradition disait qu’une fille qui après s’être fait faire un petit bâtard allait à la roche, faisait trois tours dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, jetait des graines sur la roche et appelait à l’aide le rõugutaja, était délivrée de son fardeau. Et ainsi de suite. Quelques semaines plus tôt, j’aurais tout de suite transmis ce baratin à Tüügas — parmi nous, c’est lui qui s’intéresse à ce genre de vieilles histoires d’horreur. 
     Suivait « l’analyse » de Roomas. Il pensait qu’il s’agissait d’un matériau très intéressant, particulièrement riche voire unique en son genre. À Kirvesti ne sont liées, écrivait-il, que des histoires négatives, de caractère sinistre, alors que d’habitude les blocs erratiques sont révérés par la tradition populaire, qui les tient pour des lieux sacrés. Cette tendance avait manifestement trouvé sa source dans telle ou telle tragédie survenue par hasard non loin de la pierre. Les motifs de la disparition en forêt et des esprits égareurs sont connus, venus jusqu’à nous par les Allemands, en même temps que la langue écrite et que l’héritage culturel général. De ce point de vue Roomas et moi sommes un peu différents, il appartient à la Société des étudiants estoniens et veut croire que les Chevaliers Porte-Glaive ont jadis jeté des boîtes pleines de livres au bord des forêts, dans le style « Vous voyez, on vous a apporté un peu de lecture, et on vous ferait bien aussi un petit baptême, mais si vous ne voulez pas, on reviendra bien un autre jour, y a pas de mal, on est bons copains ». Une fois, complètement bourré, j’étais même allé me battre avec un camarade de Roomas, un chauve étudiant en histoire, bon, c’était la Chine qui était au centre de la dispute, enfin la Chine communiste, qui inspirait une rage incompréhensible à cet étudiant. Si bien que j’avais du mal à prendre au sérieux l’opinion de Roomas selon laquelle toutes les légendes-types nous sont parvenues avec les envahisseurs. Que l’origine de ces motifs soit en grande partie l’Odyssée, ça en revanche je n’en doutais pas vraiment. Bien sûr il y a toujours eu des gens pour se perdre dans les bois et être la proie des bêtes sauvages. La bouche du peuple ajoute à cela quelque chose de surnaturel. Un rõugutaja malfaisant — comme Roomas me l’écrivait ensuite longuement — est globalement rare, en général cet être, toujours énigmatique, était appelé à l’aide au moment des naissances. Le motif de l’écorchement — c’est d’abord un souvenir des cruautés des temps de guerre (et bon, tu connais l’histoire de Pontus le marchand de chair, remarquait Roomas), et deuxièmement un dérivé de la légende germanique de l’enfant substitué, avec les esprits qui arrachent la chair de l’enfant humain. Le cannibalisme et le sang apparaissant sur la pierre sont, dans les traditions populaires, rarissimes. Mon ami proposait une hypothèse personnelle, selon laquelle un fait d’anthropophagie pouvait bel et bien avoir été à l’origine de la triste renommée de Kirvesti, avant de s’amalgamer à d’autres légendes. Le sang semble ressortir aux histoires de fantômes gothiques et provient visiblement de légendes à base littéraire racontées au domaine. Ce qui a trait aux gnomes est plus habituel, et en même temps le reflet d’histoires de trolls, principalement scandinaves. Cependant il est assez rare que les gnomes soient décrits avec une bosse. Cela aussi pouvait avoir un fondement réel : un homme né bossu à la suite d’un traumatisme et affublé d’autres handicaps (Roomas a beaucoup de tact) avait bien pu faire à Kirvesti quelque chose d’horrible, que la poésie populaire avait estompé et mélangé à des motifs empruntés plus tard. À la fin Roomas s’était emballé, multipliant à mon intention des références au catalogue Aarne-Thompson, avait recopié la moitié d’un article d’Akadeemia sur le motif de l’égarement en forêt et m’avait fourni une liste d’ouvrages où je pourrais en lire davantage. 
     Je restai encore longtemps devant l’ordinateur, je fumai puis lui envoyai quelques questions prudemment formulées. 
     Je dormis bien sûr longuement dans la matinée, Zhanna fit attention à ne pas me réveiller, au lieu de ça elle se glissa dans la cuisine pour faire le café et des sandwiches. Si bien que je me réveillai dans les effluves du petit déjeuner. Nous bavardâmes de choses et d’autres puis je me mis au travail. Zhanna resta tout le jour à Väendru et put même m’aider. Le jour était clair et ensoleillé. Tout en nettoyant les pièces, Zhanna fredonnait une chanson populaire biélorusse. 
     Mais je ne pouvais faire autrement que de tenir tout le temps ma copine à l’œil, j’étais attentif, j’observais la route au loin et l’orée de la forêt. Je ne sais pas de quoi j’avais peur, et mes questions à Roomas la nuit précédente me faisaient déjà honte. 
     En soirée, la 07 vint nous voir, avec le seul inspecteur-chef Kahusk cette fois. Il commença par m’offrir six couronnes cinquante pour la bière qu’il me devait, mais je l’envoyai une nouvelle fois au diable. Nous nous assîmes et il interrogea Zhanna. J’avais plaisir à entendre quelqu’un l’interroger, même si l’inspecteur-chef n’alla en fait pas bien loin. Zhanna répondait avec calme et douceur, secouant de temps en temps la tête en signe de regret. Non, elle n’avait rien vu de bizarre dans la forêt ; non, elle n’avait pas entendu d’appels ni vu d’objets abandonnés. Oui, elle étudiait la nature en amateur, elle aimait chercher des traces d’animaux et cueillir des simples, et faire de la randonnée de manière générale. Kahusk ne savait évidemment pas que ma Zhanna avait étudié un semestre à l’école d’arts dramatiques. 
     Mais j’eus l’impression que Kahusk cachait davantage que le pistolet dissimulé sous son blouson de cuir, qu’il se contentait de hocher la tête d’un air compréhensif et de faire des « hmm » d’assentiment aux réponses de Zhanna, mais qu’à l’intérieur il reprenait les informations obtenues et les associait à des faits confidentiels connus de lui seul. 
     Je le raccompagnai ensuite jusqu’à sa voiture et lui demandai comment avançait l’enquête. 
     « En fait il n’y a pas encore d’enquête officielle, reconnut-il. Mais demain on fait la demande. C’est une vraie saloperie, franchement. » Je n’obtins donc aucune réponse. Je demandai ensuite si la voisine, à Toigru, avait une opinion ; son chien n’avait pas eu un peu envie de leur entamer la peau ? 
     « Aucun problème avec le chien, fit Kahusk, qui voyait ce que je voulais dire. Il a été bien éduqué, il éloigne les étrangers. C’est une gentille vieille votre voisine, mais bon, dommage qu’elle non plus n’ait rien vu ni entendu. » Mais cette dernière phrase ne sonnait pas parfaitement sincère. 
     « Eh oui, constatai-je, c’est que les bois sont épais par ici. Vous n’avez pas regardé la télévision chez elle ? 
     — La télé ? Non, pourquoi ?
     — Comme ça. C’était pour parler, laissez tomber. »
     Il laissa tomber, même si une ombre d’incompréhension passa sur son visage.
     « J’ai parlé hier avec l’agent, continuai-je. Il m’a dit qu’ici, à l’époque de la première République, la propriétaire de cette maison avait disparu.
     — C’est ce qu’on nous a dit. Mais je ne vois pas comment ça pourrait nous aider. Il disparaît toujours des gens dans les bois. Simplement, aujourd’hui il y en a moins, et on peut toujours les retrouver. Toomas, c’est un bon gars, mais il prend les vieilles histoires vachement au sérieux. 
     — Hm hm. Il est d’ici, n’est-ce pas ? 
     — Et c’est un excellent agent avec ça. » Sa voix avait pris un accent du genre « je défends les collègues ». 
     « Je n’en doute pas. Est-ce que vous ne pourriez pas me dire qui vous a raconté cette histoire ? » 
     Kahusk mit une main sur la poignée de la voiture, chercha de l’autre des cigarettes dans sa poche et me fixa d’un air un peu surpris. 
     « Écoutez, repris-je précipitamment, on veut installer dans le théâtre une affiche sur l’histoire de la ferme, quelque chose comme ça. On m’a confié le travail de défrichement, je dois chercher un peu s’il s’est passé quelque chose d’intéressant ou… Vous savez bien qu’aujourd’hui tout doit se vendre ; Tüügas, un de nos metteurs en scène extravagants, veut raconter ici des histoires d’horreur, et ensuite on pourrait faire de la pub pour « La Mystérieuse Ferme de Väendru » et ainsi de suite. J’aimerais bien discuter avec cette personne. Est-ce que ce n’était pas la vieille Ines ? 
     — C’est une vieille femme de Sõelasmaa qui nous l’a dit, répondit Kahusk quelque temps après avoir allumé sa cigarette, elle habite derrière le magasin, dans une maison jaune derrière une pinière. Son nom c’est Salme Kumppanen. Elle a vécu ici toute sa vie, Ines n’est arrivée ici qu’il y a une dizaine d’années. 
     — Ah bon, fis-je, n’ayant rien de particulier à répondre à cela. 
     — Donc n’effrayez pas les gens avec vos fermes mystérieuses. Ils sont suffisamment nerveux comme ça. » C’était un ordre. Tandis qu’il portait la cigarette à ses lèvres tout en passant son autre main dans ses cheveux clairsemés, je vis bel et bien un pistolet apparaître sous son bras ; la crosse anguleuse caractéristique d’un Glock 23 de calibre 40. L’arme préférée de tous les policiers sérieux, un magasin de quinze balles manifestement, le pistolet le plus précis et le plus rapide du monde. 
     « Non, d’accord. Bonne soirée, inspecteur-chef ! fis-je ensuite.
     — Bonne soirée !
     — Au fait, je voulais vous demander, vous avez un prénom aussi ? Vous connaissez le mien. »
     Il envoya d’une chiquenaude sa moitié de cigarette dans une flaque, ouvrit la portière et dit après une pause, d’une façon un peu trop douce et empressée à mon sens : « Je m’appelle Rinaldo. Rinaldo Kahusk. Allez, bonne soirée. » 
     La deuxième visite que je fis au cours de ma mission s’avéra bien plus agréable que la première. Salme Kumppanen avait près de quatre-vingts ans, était très vaillante et énergique et avait récemment enterré son vieux mari ; elle se démenait dans la cour, en blouson, galoches au pied, elle était en train de débarrasser l’étable de son fumier, et quand je dis que j’étais le nouvel habitant de Väendru, venu de la ville retaper la ferme pour un théâtre, la fourche vola dans un coin de l’étable et je fus aussitôt mené à l’intérieur. J’avais bien compris que le théâtre venu de Tallinn aurait à Sõelasmaa l’effet d’un déclencheur, rendrait cet endroit célèbre d’une façon ou d’une autre et lui (re)donnerait de la vie. C’est du moins ce qu’ils espéraient, et moi aussi. Que Väendru, le fruit de mon travail manuel, ne deviendrait pas un lieu de beuverie pour les acteurs, mais réellement un endroit où l’on ferait de l’art et du spectacle. Salme elle-même était allée au théâtre pour la dernière fois il y avait vingt ans de cela, elle dit que le kolkhoze avait offert à ses retraités un voyage en bus à Tallinn, et qu’on les avait amenés directement à la grande salle de l’Estonia, où l’on représentait un genre de bal. Je compris d’après ses souvenirs qu’il devait s’agir de la vieille production culte « Savoy Ball » et je laissai la petite vieille tout raconter de A à Z. Je me vis proposer du thé et des sandwiches — de ces sandwiches immenses avec une couche de beurre épaisse d’un centimètre. Le beurre était d’ailleurs fait maison, comme le pâté étalé sous les concombres. Je lui étais très reconnaissant et regrettais de n’avoir rien apporté. 
     Et je me rendis bientôt compte que ce n’était absolument pas la peine de poser beaucoup de questions ni d’orienter la conversation, de mentionner le fait que le théâtre ferait peut-être même une représentation inspirée d’une légende ou d’une histoire locale. Les propos de Salme s’orientèrent tout spontanément vers les disparitions. Elle parlait très vite, en me regardant droit dans les yeux, puis entrecoupait soudain son discours d’une question qui n’avait à première vue strictement rien à voir avec ce qui précédait (« Et sinon tu es marié ? » ; « Dis donc, tu es souvent allé à l’étranger ? » ; « À l’armée, tu étais où ? »), et d’autres choses de ce genre, bien que les réponses ne semblassent pas particulièrement l’intéresser, on avait l’impression qu’elle les connaissait d’avance, car à tout ce que je disais elle opinait du chef avec zèle. 
     Il s’avéra que les disparus (à un jour d’intervalle) étaient deux femmes plutôt jeunes de Sõelasmaa qu’évidemment Salme connaissait bien. Toutes les deux avaient une famille et c’était une histoire si affreuse, vraiment, on ne savait qu’en penser. Ce n’était tout de même plus l’après-guerre, quand tous les recoins étaient pleins de « frères de la forêt » et qu’on entendait la nuit des détonations, et personne ne savait qui les « combattants de la liberté » exécuteraient au nom de leur liberté la prochaine fois. Et des bandits et des « Popofs », à Sõelasmaa, il n’y en avait pas, leur Toomas était un brave flic et ne laissait pas approcher les vagabonds ni les Russkoffs de tout poil. 
     Je parvins cependant à orienter le propos vers la ferme de Väendru et la famille Saat. 
     « Oui, dit alors Salme. Elle a bien disparu. J’étais encore une toute jeune fille, mais on n’a pas cessé d’en parler pendant des années. Ils vivaient tous les trois, le frère et les deux sœurs — le vieux Heldur, qui est mort récemment (pour Salme, « récemment » voulait dire neuf ans plus tôt), Katrin, qui ensuite est partie à la ville, maintenant elle est morte, et puis Liidia. Ils étaient tous à Väendru, entre eux. Oui, Liidia a bien disparu. Elle était d’ailleurs la plus bizarre parmi les enfants des gens de Väendru, enfin oui, toute menue, mais belle, elle avait beaucoup de soupirants, mais elle se moquait bien des bals… Je ne la connaissais pas bien, mais c’est ce qu’on disait. Elle allait souvent se balader dans la forêt, elle cueillait des simples et savait sans doute guérir les maladies, oui. Elle aurait fait un bon docteur. 
     — Comment a-t-elle disparu, alors ? 
     — Ben ça, personne ne le sait ! Katrin et Heldur disaient qu’elle était partie un matin dans la forêt comme d’habitude et n’en était tout simplement pas revenue. Oh, évidemment on l’a recherchée, mais rien du tout. Pas non plus de cadavre. Alors il se racontait qu’elle était partie à la ville en cachette avec un amoureux — mais pourquoi en cachette, ça personne ne le savait. Et si elle était allée à la ville, elle aurait forcément fini par réapparaître. Il y en a qui ont dit qu’elle s’était noyée dans un fossé. Mais là encore : pourquoi, et où le cadavre est passé, personne ne savait le dire. Alors je sais pas. Et plus personne ne sait. 
     — Ce sont peut-être les loups ? 
     — Bah, le loup ne s’attaque pas à l’homme. Il se tient à distance. Et si un loup tueur était dans les bois, les chasseurs l’attraperaient aussi sec. 
     — Moi j’ai entendu hurler un loup. 
     — Récemment ? fit-elle étonnée. Alors c’était un nouveau venu. Ils ne s’arrêtent pas ici. Nous n’avons pas une vraie forêt à loups. 
     — Est-ce que Liidia allait aussi se promener près de la roche de Kirvesti ? demandai-je. 
     — Pourquoi tu demandes ça ? fit-elle d’une voix soudain plus froide, avec un regard plus perçant, plus prudent. 
     — On en dit toutes sortes de choses, de cette roche, dis-je évasivement. 
     — Pas toutes sortes de choses, me coupa-t-elle brusquement. On en dit deux sortes de choses, plutôt, ça je le sais bien. Déjà quand j’étais enfant c’était comme ça. Une chose qu’on dit, c’est que près de la roche, on peut se débarrasser d’un bâtard. Et l’autre chose, c’est que quand quelqu’un disparaît dans la forêt, des taches de sang apparaissent sur la roche. 
     — Et… Et ça a bien été le cas ? Quand Liidia a disparu. » 
     Elle me versa encore du thé et soupira profondément. « On disait que toute une moitié de la roche était complètement ensanglantée. Mais quand les policiers sont venus prendre des échantillons, le sang avait disparu. » 
     Je pensai que je devais absolument demander à Kahusk, Rinaldo Kahusk, ce qu’il en était des taches de sang cette fois. 
     « Ne va pas à la roche, dit Salme.
     — Pourquoi ? ne pus-je m’empêcher de demander.
     — Ce n’est pas une bonne roche. Elle dévore ton âme de l’intérieur, elle extrait et boit ton sang, prononça-t-elle comme se rappelant quelque chose.
     — On dit que pour ce genre de soucis, la guérisseuse Ines pouvait faire quelque chose, questionnai-je.
     — Oh, il y en a de toutes sortes, hein, de ces gens qui font l’imposition des mains, de ces guérisseurs. Mais tu sais, les gens qui vont chez eux viennent de plus loin. Et les gens d’ici ne vont pas chez Ines. Mais il y a toujours eu une sorcière pas loin. Va savoir, peut-être qu’elles sont là pour la roche ? soupira-t-elle. Elles pensent que si la roche boit le sang de quelqu’un, elles peuvent rendre la santé. Mais tu vois, ici les gens vont plutôt voir les médecins de la ville. 
     — Mais alors, la dernière fois, il y avait aussi une guérisseuse dans la région ? demandai-je soudain. 
     — Il y a toujours eu quelqu’un. Il y a toujours eu une guérisseuse aux environs de Väendru. Toujours. Écoute, je te fais encore un sandwich et ensuite tu m’invites au théâtre. Je pourrai voir encore une petite comédie avant ma mort. » 
     Je pensais que Zhanna serait encore partie se promener quand je rentrerais, mais non, elle était à Väendru, elle rassemblait du bois sec pris au bûcher, pour que nous pussions dormir au chaud la nuit. Je lui demandai si elle voulait entendre le genre de légendes que l’on racontait sur Väendru et la roche de Kirvesti, mais elle secoua la tête d’un air sombre et dit qu’elle ne voulait pas. Je racontai cependant quelques petites choses mais elle m’écoutait sans plaisir. Elle m’interrompait souvent et essayait de changer de sujet. Je sentais planer une sorte d’aliénation inquiétante, quelque chose d’inexplicable. Je voulus voir si Roomas ne m’avait pas envoyé des messages, j’ouvris ma boîte aux lettres, mais Zhanna m’attira plus loin, sur le vieux divan, se blottit tout contre moi et demanda comment nous fêterions son anniversaire. J’avais oublié que son anniversaire était dans huit jours. Alors nous préparâmes quelque chose. Cela me donnait l’assurance de retrouver une nouvelle fois ma Zhanna d’automne, et rien d’autre en cet instant n’avait d’importance. Nous prévîmes de commander un gâteau au village et de faire au magasin une razzia sur le vin mousseux, et si nous n’arrivions pas à tout boire nous-mêmes nous en proposerions aux policiers. Nous nous rendîmes compte qu’en dehors des gardiens de la paix nous ne connaissions personne ici, personne que nous aurions pu inviter à une fête d’anniversaire. Zhanna dit qu’elle ne connaissait pas un chat. Je pensai à Salme, à cette brave femme — je ne pouvais pas la rabaisser au rang de « brave dame » — et au fait qu’une fête où elle se joindrait à nous pourrait avoir l’air parfaitement incongrue. 
     Ines ? La guérisseuse aux yeux déments, qui nous avait invités chez elle. 
     « Est-ce que tu voudrais que cette Ines vienne à mon anniversaire ? » demanda Zhanna doucement, et dans ses yeux avait brillé quelque chose qui avait à voir avec la peur et la haine. 
     « Non, répondis-je fermement.
     — Alors nous ne parlerons plus d’elle, décida-t-elle. Pas un mot. »
     Et c’est ce que nous fîmes. Nous parlâmes plutôt de littérature, des écrivains préférés de Zhanna, Nabokov, Proust (qu’il soit maudit, me disais-je à chaque fois que j’entendais ce nom) et Naguibine. Zhanna avait écrit un article sur ce dernier, mais aucun magazine littéraire n’avait voulu le publier, si bien qu’en fin de compte elle le fit mettre sur Internet par un ami. 
     Et c’est encore elle, pas moi, qui parla avec emportement d’un théologien qu’elle connaissait, dont les tentatives littéraires n’étaient comprises que de quelques rares gourous du fantastique, et encore, seulement du fait d’un penchant inavoué pour le style postmoderne… Moi, je me taisais, car en dehors de la Série noire cela faisait des années qu’il n’y avait plus rien sur ma table de nuit. Je détournai la conversation vers « Le loup-garou » de Kitzberg, mais apparemment Zhanna n’avait pas la moindre idée de ce que c’était. Nous parlâmes alors des projets de Jaan quant à ses Misérables, et Zhanna estima qu’un monde injuste au point de laisser dans la misère les acteurs qu’il a aimés ne devrait même pas exister. 
     C’est qu’elle était joliment idéaliste. 
     Et nous continuions de nous toucher, au début mine de rien, à tâtons, par hasard, puis nos bisous innocents ponctuant nos fins de phrases devinrent des baisers, de plus en plus longs et passionnés, jusqu’à ce que je l’attire tout près de moi. Mes doigts commencèrent à déboutonner son chemisier, Zhanna colla sa bouche à mes lèvres, son corps adhéra au mien — elle me convenait très bien telle qu’elle était. Je savais qu’elle ne dirait plus un mot avant le matin, elle est toujours silencieuse quand nous faisons l’amour, elle va jusqu’à se contraindre, elle renferme en elle tous les sons qu’elle pourrait émettre, comme si elle en profitait ainsi davantage, et se concentre sur chacun de mes mouvements et de mes attouchements. 
     Bref, ce ne fut pas qu’une nuit douce, ce fut aussi une nuit chaude, une nuit de soif et d’effort. Les cloisons de planches de Väendru, se faisant plus accueillantes, assistèrent muettes à notre union, le feu crépitait dans le foyer et la lampe quasi morte jetait des ombres sur le nouveau plancher. 
     Je ne me rappelle pas quand je m’endormis. Mais c’est encore le froid qui me réveilla. Mon corps avait compris que les nuits étaient tout de même trop fraîches pour dormir sans chemise, même quand le foyer était alimenté. Zhanna n’était plus à mes côtés. De fait, c’était la sensation de sa chaleur absente qui m’avait réveillé. Ma montre marquait 5h51 et les vêtements de Zhanna n’étaient plus par terre, elle était de nouveau partie. 
     Je m’emmitouflai dans la couverture, mais un soufflement incongru m’empêcha de me concentrer sur mon sommeil. Que Zhanna fût partie dans les bois à l’aube était à peu près envisageable, mais ce soufflement ne collait pas franchement avec la maison. Je compris enfin que l’ordinateur était allumé. Évidemment, je m’étais directement rendu, le soir, de l’ordinateur dans les bras de Zhanna, puis je m’étais endormi. 
     Je marchai maladroitement jusqu’à l’ordinateur, j’effaçai de l’écran les bizarres fenêtres superposées, et je m’apprêtais à éteindre en appuyant sur « start » (je faisais en ce temps-là beaucoup d’efforts pour me rappeler que c’était sur « start » qu’il fallait appuyer pour éteindre) quand je vis que la liaison modem était encore active. Mon modem n’est pas subtil au point de se déconnecter de lui-même. Je me dis en bâillant que je pourrais jeter un œil à mes courriels. Et le premier était de Zhanna, envoyé depuis ma propre adresse une heure plus tôt. En réalité, Zhanna aussi a sa propre boîte aux lettres, mais visiblement elle avait fait cette nuit quelque chose avec l’ordinateur, pendant que je dormais. Et m’avait envoyé un courriel depuis mon adresse. 
     Je l’ouvris et lus : 
     « Chéri, chéri, chéri ! Je pleure et je ris tout à la fois, enfin je pleure davantage. Je voulais lire mes courriels, mais les tiens se sont présentés, et le titre de l’un d’entre eux était si intéressant que je n’ai tout simplement pas pu m’empêcher de le lire. Tu me pardonnes, hein ? Et tu te souviens, moi aussi je connais Roomas. Oh mon chéri, je sais que tout ça peut te sembler bizarre, et d’ailleurs ça l’est, mais je n’ai pas pu t’en parler. Je n’ai pas voulu. Pourquoi est-ce que ce moment n’aurait pas pu être tout simplement à nous deux, sans que nous soyons dérangés ? Je voulais tout faire pour que ça soit moins douloureux pour toi… mais il y a des choses que je ne peux pas m’empêcher de faire, ou au moins de tenter. Oui, je ne t’en ai pas parlé. Pourquoi ? Parce que si je l’avais fait, il n’y aurait plus juste toi et moi, il n’y aurait que ce — je ne sais pas bien comment l’appeler — ce problème. Nous serions ensemble dedans et il serait autour de nous, il cacherait tout, nous couvrirait, nous en parlerions tout le temps, nous y travaillerions, oh mon Dieu ! Maintenant je vois qu’il a envahi ton esprit malgré tout et j’en suis vraiment désolée, bien que j’en sois en grande partie responsable. Je n’ai pas pu t’en parler, et le fait de ne pas parler t’a mené… jusqu’à lui. Je pleure et je ris tout à la fois, je me sens en fait très mal. Je n’ai pas voulu tout cela, mais, mon chéri, si tu retires encore de vieilles lattes de plancher, fais bien attention, il peut y avoir dessous autre chose que des nids de souris. Je n’ai pas eu besoin de le découvrir, mais peut-être bien que c’est ça le destin. Tu imagines la vie du vieux Heldur ici ? Son propre enfant quand même, quelqu’un d’autre l’aurait enterré dans la forêt, mais eux, tu vois, ici. Quant à la roche — je vois à tes yeux que tu devines, mais que tu ne sais pas encore faire les rapprochements… Oh, mon chéri, maintenant nous ne pouvons plus être nous-mêmes ici. Cet endroit nous a tous les deux rendus fous. Je vois bien que tu t’inquiètes, mais — je ne sais pas comment le dire — crois-moi, s’il te plaît, je NE SUIS PAS UN LOUP-GAROU ! Je suis ta Zhanna qui t’aime. Je t’embrasse, mais maintenant malheureusement je dois partir ; je vais quand même faire quelque chose de bien. Je serai de retour après-demain, sûr et certain, je te le promets. Bisouuuuus ! » 
     Jamais auparavant Zhanna ne m’avait dit qu’elle m’aimait. 
     Pour le reste, moi aussi j’avais envie de pleurer et de rire à la fois ; disparaître sous terre avec ma honte, ou faire quelque chose de complètement dingue et stupide. J’étais assis à l’ordinateur, muet ; j’ouvris le premier courriel de Roomas, dont le titre était « Sur les loups-garous de Väendru ». 
     Il commençait par s’excuser de n’avoir pas pu me répondre plus tôt, un ami était arrivé de l’étranger, un diplomate travaillant dans une ambassade, quelqu’un qui était avec lui à la fac et dont je me souvenais vaguement, un drôle de type un peu enrobé, et ils s’étaient pintés dans les bars de Tartu la moitié de la nuit. Roomas me transmettait quelques extraits d’histoires de loups-garous recueillies autour de Sõelasmaa, fournissant un éventail exhaustif des motifs estoniens typiques, et suivis d’un tas de liens vers des sites d’études de folklore. Roomas me conseillait d’y chercher des réponses à mes questions : y a-t-il une légende qui évoque un raccourcissement du cycle menstruel d’une femme loup-garou après la transformation ? Celle-ci provoque-t-elle une rapide croissance des ongles ? Les histoires de loups-garous estoniennes ne connaissent pas ce genre de détails. 
     Son second courriel était né — comme il le prétendait en introduction — lors d’un accès d’inspiration, il avait maintenant l’intention d’écrire un article sur le matériau de Sõelasmaa. Certains faits méritent une approche spécifique, pensait-il. Les histoires recueillies à Sõelasmaa, plus de la moitié d’entre elles, sont passablement aberrantes du point de vue de la folkloristique en tant que science. Je sautai quelques paragraphes, car mon ami, cette nuit, rue Vanemuine, derrière son ordinateur, s’était vraiment exalté. Il évoquait un certain Bullfinch, et les méthodes comparative et didactique, avant de revenir à Väendru et Sõelasmaa. Un examen plus approfondi révélait, écrivait Roomas, que les notes prises dans la région étaient entrecoupées d’anomalies remarquables. Le catalogue Aarne-Thompson et ses chiffres AT refirent leur entrée. Généralement, les histoires reposant sur les schémas-types, à ce que je compris, ne diffèrent guère l’une de l’autre, et l’endroit où le collecteur a noté le texte ne joue pas de grand rôle dans les détails topologiques. Il n’est jamais question que d’une histoire que le conteur lui-même ne tient pas pour vraie, d’un conte de fées en d’autres termes, qu’il a entendu jadis et dont le début est incertain — « il était une fois un fils de roi », « derrière sept montagnes et sept mers » ou bien « autrefois, en une grise époque immémoriale, vivait un père qui avait trois fils ». Mais dans les histoires de Sõelasmaa, les chiffres AT sont entrecoupés et se mêlent aux données du lieu géographique concret, à des toponymes et des objets parfaitement réels. C’est cela que Roomas appelait une anomalie. Une tradition locale qui parle par exemple d’un bloc erratique, d’une source, d’une moraine ou d’autre chose de ce genre est à priori originale et essaie d’expliquer ou justifier l’origine de l’objet traité. Par exemple, pourquoi y a-t-il sur un certain rocher une excroissance ayant tel ou tel aspect (Kalevipoeg s’en est servi pour donner un bon coup sur la tête du Diable). Dans les textes de Sõelasmaa, il y a en revanche une quantité inouïe, unique en Estonie, d’entremêlements des schémas-types venus d’Europe avec les données locales, et surtout avec la roche de Kirvesti. Quelle pouvait en être la raison ? C’est ce que Roomas commencerait à méditer dans son article. Pour donner un exemple du caractère anomal de Sõelasmaa, il fournissait une note d’un collecteur envoyée en 1892 par Jakob Hurt. 
     Une orpheline qui vivait chez une méchante marâtre fut envoyée un hiver à la forêt, dans le froid, pour chercher des baies. C’était déjà la troisième tentative de la marâtre pour se débarrasser de la fille — le texte avait précédemment décrit les deux premières, qui suivaient le schéma des « trois tâches impossibles ». La nuit tomba et la fille se perdit, jusqu’à ce qu’elle vît briller de merveilleuses petites flammes dans la forêt. En les suivant, elle arriva à la roche de Kirvesti. Les petites flammes s’avérèrent être des torches tenues par des gnomes, et les gnomes eux-mêmes des serviteurs du beau prince lutin. Le prince était apparu d’un trou sous la roche, sur un cheval. En voyant la fillette, il lui demanda qui elle était et où elle allait. Celle-ci, à moitié morte de peur, lui répondit qu’elle était orpheline et que sa marâtre l’avait envoyée dans la forêt pour qu’elle s’y perdît et ne rentrât plus jamais chez elle. Là-dessus, le prince prit l’orpheline avec lui dans son royaume magique sous la roche et en fit sa femme. 
     Suivait un nouveau schéma-type sur la vie au royaume magique, où un fait spécifique était que les enfants nés de la fillette étaient tous des bossus difformes. Elle était cependant heureuse au pays magique, car tous y avaient bon cœur et s’occupaient d’elle. Quand elle rentra finalement chez elle, après deux années de bonheur, il apparut que dans le même temps ne s’étaient écoulés à Sõelasmaa que deux mois. Cette idée était précisément, expliquait Roomas, l’inverse du cas le plus fréquent, où celui qui revient du pays magique découvre avec stupeur qu’on ne se souvient plus de lui et que dans son monde, au lieu de quelques jours se sont écoulées plusieurs années. 
     Au matin je fis un plan de travail soigneux et détaillé, je me fixai un contrat. Je mis tout d’abord en ordre mes outils et stocks, je comptai et fis une liste des matériaux qu’il faudrait très bientôt apporter de la ville. Il n’existe pas en allemand, me rappelai-je, d’équivalent à l’expression russe « кое-как » (tant bien que mal) ; et je me mis au travail. La pose du plancher avait pris du retard, et je m’obligeais à penser que c’était un vrai problème, dont il fallait s’occuper. À ce rythme, je n’aurais pas mis le toit avant l’hiver, les pluies et les grands froids nous tomberaient dessus. Je regardai la précédente liste des travaux et je vis que la superficie des murs n’avait toujours pas été mesurée et que je ne savais pas quelle quantité de revêtement je devais commander. Les fenêtres. Les portes. Avec les fenêtres on se débrouillera, les vitres sont intactes, mais il faut assurément commander dès maintenant une nouvelle porte d’entrée. Si l’on abat la cloison intérieure, il faudra reconstruire le système de chauffage. Jaan ne voudra sûrement pas, je pense, de chauffage électrique, ça enlèverait l’esprit d’origine. Toute la nouvelle arrière-cour que l’on va construire — pour ça il faut relativement vite arracher les broussailles et faire les schémas préliminaires. Tout de suite. T’as beaucoup de boulot, mon vieux, et faudrait pas perdre son temps avec des contes de fées. Et les fondements ? Tu t’en es occupé ? 
     « T’as beaucoup de boulot, mon vieux », un marteau m’enfonçait ces mots dans la tête, et je me remis à m’occuper du plancher. 
     Cet endroit nous a tous les deux rendus fous, écrivait Zhanna. 
     Ma matinée de travail avait été désespérée, forcenée. De la même façon que j’arrachais de vieilles lattes du plancher, j’essayais d’en faire autant avec mon cerveau. Je voulais en extirper toutes les pensées se rapportant aux mystères et à la tragédie de Väendru. Mais je ne pouvais pas. Comme par un fait exprès, je me retrouvai près de la motte au-dessus de laquelle voletaient les papillons jaunes. Je m’appuyai sur la pelle, je les regardai tournoyer et danser, en me demandant si c’était bien là qu’était enterré ce qui avait fixé Heldur Saat à Väendru toute sa vie, ce qui ne l’avait jamais laissé tranquille, éternel rappel de son péché, joie sadique de se torturer soi-même. Je ne cherchais pas ce que Zhanna avait trouvé, de toutes manières je devinais ce que c’était. Une vieille boîte de bonbons en tôle, cachée sous le plancher, dans laquelle se trouvaient quelques feuillets couverts d’une écriture fatiguée. Sans doute quelqu’un ouvrira-t-il un jour la tombe, quelqu’un trouvera ce qui y est caché, des questions surgiront, auxquelles le vieil homme voudra répondre post mortem. Pour dire que ce n’est pas lui, que ce ne sont pas eux qui l’ont tué… Pourquoi l’ont-ils enterré près de la maison ? C’était sûrement le vœu de Liidia. Avant qu’elle ne s’en aille, qu’elle ne reparte. 
     Ces pensées, sans cesse, toujours ces pensées. 
     Elles arrivaient en trombe et j’étais trop faible pour faire face. Mais je savais une chose : Tüügas et Jaan n’auraient pas leur petite histoire locale. 
     Zhanna avait raison : de quelque façon qu’elle se fût comportée, cette histoire était venue entre nous, avait fait intrusion dans notre automne, nous avait vilement dérobé notre temps et nous avait forcés à participer à une représentation mise en scène par une volonté malfaisante inconnue et immémoriale. Mais je voulais retrouver ma petite amie. Au moins pour cet automne. 
     Personne ne passa ce jour-là, personne ne m’envoya ne serait-ce qu’un courriel, j’étais seul et je m’échinais au travail. Le soir venu, je renonçai à la bière et allai me coucher tôt, en me contentant d’écouter au casque les gothiques de Zhanna. Leurs envolées passionnées, débitées froidement, évoquant une mort austère et brûlante, n’eurent aucun effet sur moi ce soir-là. Je dormis tranquillement jusqu’au matin. 
     « Aujourd’hui Zhanna va revenir » fut ma première pensée au réveil. Aujourd’hui. Peut-être sera-t-elle venue à bout de tout ce qu’elle avait à faire, quoi qu’elle ait entrepris, qui qu’en soit le bénéficiaire. Ce fut une rude journée, où je dus surtout déplacer des planches, sans arrêt, et transporter des déchets depuis la butte, où les papillons jaunes tournoyaient avec une ardeur nouvelle. Peut-être sentaient-ils s’approcher leur mort ? 
     S’ils n’étaient pas eux-mêmes la mort. 
     Est-ce que les animaux, les oiseaux et les insectes peuvent venir nous hanter eux aussi ? Non, à ce qu’on dit, ils ne peuvent pas, ils n’ont pas d’âme. 
     Au diable ! Cet endroit nous a vraiment rendus fous tous les deux ! 
     La journée fut ensoleillée et plutôt chaude, je transpirai abondamment, et tout travail va plus vite ainsi. On y met du rythme, il y a des résultats concrets et ça devrait donner du cœur à l’ouvrage. Voilà que je trime comme Andres de Vargamäe, je veux atteindre au bonheur par le travail physique, je me donne du mal pour que vienne l’amour — pour que Zhanna revienne — je veux voir la vérité et la justice. Mon cul, ouais ! Je veux plutôt gagner l’argent prévu au contrat et faire revenir ma copine, auprès de moi et de notre automne. 
     Ce jour-là elle ne revint pas. 
     Mais le soir, juste avant la nuit, l’inspecteur-chef Rinaldo Kahusk se gara dans la cour. Il était de nouveau seul, et avait emprunté la 07 à l’agent ; il annonça tout de suite qu’il n’était là que pour un instant. Mais les hommes de la criminelle ne viennent pas juste pour se prélasser et parler de bonnes femmes. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours et sa moustache était encore plus longue. 
     « J’ai entendu dire que vous étiez passé chez Kumppanen ? Il en a été question au magasin, j’ai entendu d’une oreille. 
     — Où est le problème, Rinaldo ? fis-je d’un air sérieux. Il faut bien rendre visite aux voisins. » 
     En entendant son prénom il eut l’air un peu pris au dépourvu. « Il me semble que nous n’entretenons pas de rapport officiel, donc pour moi tu es juste un type que je connais, ajoutai-je en guise d’explication. Une bière ? 
     — Thanks, je ne fais vraiment que passer. Bref, au magasin j’ai entendu Salme parler de ta visite à quelqu’un et dire comme ça que les gens ne savaient décidément pas se tenir à l’écart de cette roche. Elle disait à peu près, bon, c’est un gentil jeune homme mais il ne faisait que poser des questions sur la pierre. Allez — comme on s’est pris une bière ici, je vais être franc avec toi. Ça fait vingt ans que je fais ce métier et j’ai vu pas mal de choses. Tu ne mens pas, mais il y a quelque chose que tu ne dis pas. Tu sais quelque chose, mais tu veux que je ne le sache pas. » 
     J’allumai une cigarette pour gagner du temps. Il ne me harcela pas. 
     « Tu vois, jusqu’ici on ne s’est pas dit que les gens s’étaient mis à disparaître juste après ton arrivée. Mais peut-être qu’on va se le dire bientôt. Moi non plus je ne me le dis pas. Mais si tu vas un peu partout et que tu t’intéresses à la roche où l’on a trouvé du sang humain — mais ça je ne te l’ai pas dit — alors là je vais peut-être commencer à réfléchir. Et je peux aussi te dire que quand tu étais jeune tu as fait un passage chez nous à cause d’une bagarre. Alors tu vois : je suis franc avec toi, je te dis même que j’ai fait rechercher ton nom. » 
     C’était peut-être la première fois où je comprenais vraiment que Kahusk était de la police. Son air laissait entendre que les choses étaient devenues sérieuses et qu’on n’allait pas tarder à mettre le holà. 
     « Oui, je me suis intéressé à la roche, fis-je lentement. C’est toujours pour le même truc, on pourra peut-être faire une représentation sur les histoires locales. 
     — Ça c’est peut-être le même truc, mais ce que tu ne me dis pas, c’est autre chose. 
     — Quand quelqu’un a disparu ici au temps de la République, la roche était sanglante aussi, essayai-je une nouvelle fois. 
     — Je sais, répondit-il d’un air faussement lassé. Ça convient pour une version de travail, que quelqu’un essaie de donner aux meurtres une espèce de côté mystique. Ou c’est juste un hasard. Ou une légende. Mais il y a autre chose, non ? » 
     Tout mon travail, le mal de chien que je m’étais donné pendant deux jours pour me sortir de la tête les légendes de Väendru, fut réduit à néant par cette douche froide. J’inspirai un grand coup et dis : « Zhanna a trouvé sous le plancher une lettre de Heldur Saat. Il voulait alléger sa conscience avant de mourir en racontant le grand péché de sa vie. 
     — Voilà, dit Kahusk. Maintenant nous sommes sur la bonne voie. 
     — En fait non. Cela ne peut pas t’intéresser, il n’y a rien là de criminel, plus maintenant. Tous ceux que cette histoire concernait sont morts… Écoute, je suis un homme de théâtre, et malgré cette vieille histoire de bagarre… 
     — Oui, je comprends, m’interrompit-il. Tu veux dire qu’il n’y a là rien pour la police, mais qu’un artiste, avec sa sensibilité, voit les choses avec son propre regard. Peut-être bien, mais raconte-moi donc cette histoire. » 
     Je mis alors en paroles la moitié des choses qui m’obsédaient, et j’énonçai la tragédie de Väendru selon une progression logique. « Deux sœurs et leur frère vivaient ici avant la guerre. Ils vivaient seuls, sans faire de bruit. Liidia était un peu bizarre mais on la courtisait beaucoup, même si elle ne s’est finalement jamais mise avec personne. Tu sais forcément qu’en fin de compte elle est allée quelque part, dans la forêt, d’où elle n’est jamais revenue ? 
     — Je sais, fit-il avec un vague sourire. C’est bien ce qui se raconte. Mais toi, qu’est-ce que tu sais ? 
     — Je sais que Liidia est en fait revenue. Une fois. Elle n’est pas juste allée au hasard dans la forêt, elle est allée à la roche de Kirvesti, où elle est longtemps restée à tourner en rond et à espérer. Elle y est allée, au moment de l’accouchement, se débarrasser de l’enfant qu’elle portait et dont le père était son propre frère, Heldur. On raconte qu’à Kirvesti, on peut être délivrée d’un petit bâtard grâce au rõugutaja, c’est une vieille tradition populaire. Mais bon, Liidia était une fille bizarre, et elle a pris ça au sérieux. Elle a accouché près de la roche, d’où le sang sur la pierre. L’enfant était bossu, mal formé, et il est mort en venant au monde. Liidia l’a amené ici — je ne sais pas ce que la deuxième sœur pensait de tout cela — et ils ont enterré l’enfant derrière la maison. Puis Liidia est partie et n’est plus jamais revenue, elle a disparu quelque part où personne ne la connaissait, où elle pouvait être seule avec son péché et sa peine. Elle est forcément morte il y a longtemps, c’était juste avant la guerre. Enfin voilà l’histoire. » 
     Kahusk réfléchit longtemps, l’air assez stupéfait. « Où est la lettre du vieux ? demanda-t-il enfin doucement. 
     — C’est Zhanna qui l’a. Heldur a écrit l’histoire au cas où quelqu’un découvrirait les os de l’enfant enterré et se mettrait à le soupçonner. 
     — Vous avez ouvert la tombe ? 
     — Bien sûr que non ! m’écriai-je. Pourquoi est-ce qu’on devrait faire ça, merde ? Je vais juste l’égaliser et veiller à ce qu’elle ne gêne pas la reconstruction. 
     — Je voudrais voir la lettre, grommela Kahusk. Le papier supporte tout, on peut écrire toutes sortes de choses dans une lettre, tu sais. 
     — Pourquoi est-ce que tu as besoin de la voir ? 
     — Le vieux racontait peut-être des conneries. Il a pu se débarrasser de Liidia comme de l’enfant. Mais dans ce genre de coin paumé, les gens ont la mémoire longue. Du reste, cette histoire de sang sur la pierre est très intéressante, comme cette légende sur les petits bâtards dont on se débarrasse. 
     — Heldur n’a pas tué sa sœur, fis-je avec certitude. Ni son enfant. 
     — Écoute, dès lors qu’il s’agit de meurtres, tu n’as pas la moindre idée du comment ni du pourquoi… Tu as lu cette lettre toi-même ? 
     — Pas vraiment. Zhanna… J’ai tout appris par Zhanna.
     — Et quand est-ce qu’elle revient ?
     — Elle… Demain, je suppose, elle avait besoin de repasser et, enfin…
     — Enfin tu ne sais pas, soupira-t-il d’un air fatigué. Bon, je repasserai sans doute dans le coin. »
     Quand il se fut assis dans la voiture et eut démarré, il passa la tête par la vitre et demanda : « Au fait, c’était quoi au juste cette bagarre ? On ne m’a pas vraiment éclairci là-dessus. 
     — Des Russkoffs frappaient un Estonien. Je me suis interposé, des fois on a vraiment la rage. 
     — Et on voit rouge, oui, je sais. Tu as la main lourde, mec. 
     — Un des types est resté trois semaines à l’hôpital, et on a voulu me faire passer pour un dissident, en plus. 
     — Salutations à Zhanna », dit Kahusk, et la 07 effectua un dérapage contrôlé dans la cour, faisant gicler de la boue. 
     J’attendis Zhanna toute la nuit. Elle ne vint pas. Si deux années y font deux mois, une journée ici fait à peu près douze jours là-bas. Mais qu’est-ce que tu peux bien faire là-bas si longtemps, Zhanna ? Est-ce que toi aussi tu as trouvé un prince lutin ? 
     Les chansons gothiques m’apportèrent le sommeil. 
     Zhanna ne vint pas non plus le jour suivant. Penser à d’autres choses ne m’apportait aucun apaisement. Je savais qu’il y avait quelque chose d’anormal. Le travail n’y changeait rien, je n’avais pas faim. J’avais trompé Kahusk, mais pour combien de temps et dans quel but ? Vers midi, quand je traversai la cour, la hache à la main, je vis du coin de l’œil la tombe, sur laquelle dansaient toujours les papillons jaunes, quand soudain il se fit en moi un déclic. 
     La hache m’échappa et je tombai à genoux, comme les pénitents dans les films de Tarkovski. Bien que je n’eusse aucun péché à expier. Ou alors, le simple fait que je ne m’étais pas rappelé plus tôt une expression de la première lettre de Roomas. « Il y avait ici de la forêt, auparavant, puis le bloc de Kirvesti apparut. » 
     Un rõugutaja.
     La télévision.
     « Il y a toujours eu une sorcière pas loin. »
     « Alors nous ne parlerons plus d’elle. Plus un mot. » L’éclair de haine mêlée de peur dans la voix et les yeux de Zhanna ; les abîmes de rage démente tourbillonnant dans les yeux d’Ines. 
     Mais qu’est-ce que tu veux, vieille Ines, ah ! Je hurlai presque ces mots. Et une conscience à l’intérieur de ma conscience me répondit que je n’avais pas le droit de me précipiter dans une bagarre comme cette fois-là, que j’avais bien le temps de réfléchir un moment, de me raisonner, de demander conseil. À qui ? À Roomas ? Mais que savait-il ! Pour lui, ce sont des légendes, du folklore, au mieux des anomalies philologiques. J’allai cependant — je me forçai à marcher, à ne pas courir — à l’ordinateur et j’envoyai un courriel à Tartu. Le rõugutaja, Roomas, le rõugutaja, est-ce qu’il y avait autre chose sur cette créature. Qu’est-ce que c’est — un sorcier, un esprit ? Peu importe ce que c’est ou qui c’est. Que veut-il ? Encore une allusion ne concordant pas avec le folklore habituel, encore un élément où se mêlent les légendes et la réalité, un fragment de vérité voilé d’une écume de conte de fées. Réponds-moi tout de suite, vite, je t’en prie ! 
     Je restai assis près d’une heure à l’ordinateur, cliquant toutes les deux minutes sur l’icône reload, j’attendais, je fumais, j’écoutais chaque petit bruit, chaque mouvement. 
     Puis la réponse, tapée pendant toute une heure, tapée avec hâte, fiévreusement même : 

          De : rkingu@folklor.haldjas.ee
          À : luuser134@hot.ee
          Sujet « Re: Rõugutaja »
     « Tout n’est pas clair à ce sujet. L’origine du mot est obscure, on peut remarquer dans ce concept plusieurs motifs et emprunts. Le fondement en est bien entendu dans l’ancien culte de la Mère et de la femme. D’un côté, il a quelque chose d’un esprit lié à l’idée d’enfantement, on l’appelait à l’aide lors de l’accouchement (Linda aussi l’appelle dans le Kalevipoeg, et on le connaît aussi à Vargamäe), mais il pouvait aussi être méchant, sournois, avide, fourbe. Parfois c’est un homme, parfois une femme ; parfois on l’appelle la vieille du Rõugutaja (c-à-d. d’un sorcier), et il est ensuite difficile de faire la différence, de savoir quel sexe on a voulu désigner. Pas moyen de savoir où il vit ou ce qu’est son objectif final. On lui faisait des sacrifices avant le mariage et après la naissance d’un enfant, on croyait que l’attention du rõugutaja pouvait allonger la vie de l’enfant ; on lui a attribué des pouvoirs de rebouteux, de guérisseur. Si bien que l’on y voit une divinité symbolique de la fécondité, un protecteur, un tuteur. C’est pour ainsi dire un concept mouvant, dans des histoires isolées le nom du rõugutaja apparaît pour signifier une sorcière malfaisante, un loup-garou, un incube, un mardus. Je t’ai déjà écrit qu’autour de Sõelasmaa/Väendru, ce qui frappe, c’est que : a) le rõugutaja est assis sur une pierre et égare les cueilleurs de baies, les dépèce et les mange ; b) il aide à se débarrasser d’un petit bâtard. On pourrait dire à nouveau qu’il y a une certaine anomalie — je ne me souviens d’aucune autre paroisse où il y aurait eu deux données aussi négatives au sujet du rõugutaja. J’ai encore regardé — enfin bien sûr en vitesse et superficiellement — et j’ai trouvé une nouvelle donnée. En 1893, des notes affirment qu’à Vadivere, pas loin de Sõelasmaa, « si l’on n’appelle pas à l’aide un rõugutaja lors de l’accouchement, le bébé naît bossu » — donc un motif de mise en garde, permettant d’expliquer la naissance des enfants handicapés, quoi d’autre — et aussi qu’il faut appeler à l’aide en disant ces mots (en langue plus contemporaine donc) : « chasse la bosse loin de mon enfant, comme toi aussi on t’a chassé ». D’où le rõugutaja a été chassé et pourquoi, ce n’est pas expliqué. À Käärpalu on apprend que le rõugutaja veut toujours avoir l’air d’une belle jeune femme, bien qu’il soit en fait horriblement vieux et laid. En quel sens il « veut avoir l’air », ce n’est pas dit. »

     Et à la fin de la lettre Roomas avait accumulé les points d’interrogation, se demandant pourquoi j’avais besoin de savoir tout ça. 
     Je courus à Toigru, je fis tout le chemin en trois quarts d’heure. J’avais pris la hache, mais je l’avais jetée dans un buisson avant d’arriver à la maison, et je tenais à présent une lampe de poche, qui certainement me serait utile au retour. La lampe était super, une vraie lampe de vigile américaine, avec un cône de lumière puissant ; une solide matraque longue comme l’avant-bras, pas un malheureux ersatz chinois. En tout cas je savais m’en servir à la chinoise pour frapper, comme un bon ami et collègue de l’atelier des menuisiers du théâtre me l’avait appris. Si bien que j’y allai sans hache, en serrant la lampe contre mon poignet. Poliment. 
     Après tout on m’avait invité à venir ici et il y avait encore — cognant dans ma tête comme un espoir salvateur — une possibilité qu’Ines fût simplement une charlatane à demi folle. Je crus que j’entendrais à nouveau, en m’approchant, des grognements et des aboiements, mais non, tout était calme. Un silence absolu, mortel, noir, ne présageant rien de bon. Même les oiseaux ne chantaient pas, seul le vent bruissait dans les cimes, de temps en temps une branche crissait. Je me tenais là, essayant de rassembler mes pensées. Zhanna aurait dû être de retour hier déjà. C’est sûr et certain, elle me l’a promis et ne m’a jamais menti. Par omission, sans doute, mais vraiment menti, non. Quoi qu’il en soit, je vais demander à cette Ines. 
     Je distinguais la maison à travers l’obscurité, cette maison rurale banale, habituelle, normale, avec son intérieur kolkhozien typique, la radio, la cave et la télé. 
     La télé. 
     Oui, la vieille, il y a une chose que tu as oubliée. Tu as fait attention à tout, tu as tout prévu, avec ta vieille télé typique, tu t’es même acheté un vieux programme du Maaleht, tu as surligné les émissions, tu as fait en sorte que tout le monde le voie et tu as même installé un fauteuil devant la télévision. 
     Mais l’antenne ne t’est pas venue à l’esprit. Il y a l’électricité, le téléphone, la radio, la télévision, mais l’antenne, non, tu vois, et il n’y a même rien qui laisse penser qu’il ait pu y en avoir une sur le toit. Un détail, un détail futile, peut-être bien que la télé est simplement là en guise de camouflage, pour faire en sorte que le client se sente à l’aise ? Il n’y a rien de criminel à ne pas avoir d’antenne. 
     De criminel… 
     Je vais quand même te demander, Ines, ce qu’il en est de cette télévision et de la pierre de Kirvesti, hein. Après tout tu m’as invité. 
     La maison n’avait évidemment pas été construite par Ines, je ne savais pas qui s’en était chargé ni quand. Une précédente Ines ? Pour se rapprocher de Kirvesti, et peut-être aussi de Väendru. J’allai ouvrir la grille, je jetai un œil à la niche du chien, qui était vide, même l’os gigantesque n’était plus là ; je traversai la cour, j’ouvris la porte à laquelle j’avais déjà eu affaire, et la première chose qui faillit avoir raison de moi fut la puanteur infecte, une odeur de moisi, de pourri. Qui traversait l’obscurité. Aucune lampe n’était allumée, tous les rideaux étaient tirés devant les fenêtres. Ma main tâtonnait le mur au niveau de la poignée, cherchant machinalement l’interrupteur. Au lieu du carré de plastique je touchai quelque chose de sale, visqueux et humide, quelque chose de repoussant, dégoûtant. Dans un sursaut je m’écartai et saisis la lampe puis dirigeai la lumière vers la matière visqueuse et charnue. Quoi que ce fût, ça n’avait pas sa place dans une maison kolkhozienne modèle. À vrai dire ce n’était pas « quelque chose », c’était tout à la fois. La lumière glissa le long du mur, vers l’endroit où plusieurs jours auparavant s’était trouvée la porte de la cuisine. Tout le mur, la porte, tout était plein d’un enduit noir infect. Ça puait au point de soulever le cœur et bloquer la respiration. Je pressai ma manche droite contre mon nez et dirigeai le rai de lumière vers le reste de la pièce. 
     Pas de télévision ni de meuble, aux fenêtres le même enduit puant qui rendait tout si sombre. Sur le plancher une matière bourbeuse, j’eus même l’impression qu’elle clapotait ou bouillonnait. Et rien d’autre. La sorcellerie avait disparu, l’illusion, tout le camouflage à la flan. Je compris que ce n’était même pas de la décoration — car c’était la première pensée qui m’était venue après être passé l’autre fois. Une mise en scène impersonnelle, comme devait être une maison de rebouteux. 
     « Ines ! hurlai-je. Sors de là ! » 
     Je n’ai pas peur. Oh, évidemment que je n’ai pas peur, il est simplement temps de mettre fin à toute cette saleté, d’une manière ou d’une autre. Je fis un petit pas en avant, quelque chose clapota sous mes pieds, je me sentis étouffé par un miasme putride. Une maison de sorcière. C’est bien comme ça qu’est une vraie maison de sorcière : il y a ici tout ce dont elle a besoin pour vivre, sans aucun accessoire superflu. Dans la pièce il n’y avait pour ainsi dire rien, le rai de lumière glissait sur les murs, partout l’enduit et la glu, la puanteur, l’humeur moisie et putrescente, rien d’autre. 
     « Ines ! Je suis venu te rendre visite ! »
     Le rõugutaja ne semblait pas être à la maison.
     Le silence, le clapotis de mes pas et les vagues bouillonnements sur les murs. Mais alors il me sembla que quelque chose venait de bouger quelque part, une ombre indistincte ou un léger mouvement de ténèbres. Cela venait de plus loin, de là où se trouvait la porte de la « chambre à coucher » d’Ines. Je me précipitai et dirigeai les rayons lumineux vers l’intérieur. Peut-être espérais-je voir la vieille sorcière dormir dans son lit au milieu de l’humeur infecte, je ne sais pas. 
     Non, ce n’est pas Ines que je vis, ce n’était pas Ines, qui se déplaçait lentement dans ma direction. Les yeux verts apparurent soudain dans le cône de lumière, des yeux pleins de haine, mais pas ceux d’Ines. J’avais à peine la force de comprendre ce que c’était qui avançait vers moi dans la lumière, s’élevait du sol, se recroquevillait, se préparait à bondir. Sans doute le chien aurait-il voulu aboyer, mais les animaux aussi ont leurs propres stupéfiants, qui les débranchent de la réalité. Comme par exemple ces deux charognes à moitié décomposées dans le coin de la pièce, où la bête avait mangé jusqu’à l’hébétude en se vautrant dans l’humeur bienfaisante. J’eus la force de remarquer les charognes, informes amas, montagnes de chair, et même de me rappeler ce que rongeait le chien dans sa niche la dernière fois : n’était-ce pas un os humain ? La bête était habituée à la chair humaine… Mais la lampe, comme je le craignais, ne pourrait pas m’en protéger. Quand il bondit, je claquai la porte et y appuyai mon dos. Quelque chose me bloquait la gorge, j’avais le cœur sur les lèvres, le molosse se pressait contre la porte de l’autre côté, il se mit à gémir et grogner lentement, il venait de revoir la chair fraîche qui lui avait échappé deux jours plus tôt. 
     Et c’est alors seulement que je me rappelai les paroles de Salme, disant qu’il s’était agi de deux femmes encore jeunes, qui avaient une famille. 
     Obstiné et plein de haine, le chien se pressait contre la porte. Je devais sortir de là si je ne voulais pas m’effondrer et vomir. Rassemblant mes forces, je me précipitai dans le couloir en refermant la porte de la pièce. Le chien était peut-être vieux — aussi vieux qu’Ines, pour ce que j’en savais, mais le motif du cannibalisme que l’on retrouve dans les histoires de Väendru vient bien de quelque part — mais quoi qu’il en soit il ne savait tout de même pas déverrouiller une porte. Enfin, en tout cas je l’espérais. Dans la cour je me remplis les poumons d’air frais, je sentis que je tremblais de tout mon corps. Je ne me demandais pas si tout était réel, je voulais simplement retrouver ma copine et mon automne. 
     La cave. 
     Quelque part derrière la maison il y a une cave, me rappelai-je. 
     Je traversai la cour d’un pas chancelant, il faisait encore suffisamment clair pour voir sans la lampe. La cour était propre et entretenue, même les fenêtres de la maison avaient l’air parfaitement normales, elles ne révélaient rien de l’horreur qui régnait à l’intérieur. La grange était fermée avec un cadenas, la réserve de bois était pleine de bûches comme il convient, il y avait trois seaux au bord du puits — tous rangés en fonction de leur taille. Mais la haine, la rage et le désespoir jaillirent hors de moi — « Ines ! » — je hurlai encore une fois, et seule la forêt me répondit en un écho décharné. 
     La cave se dessinait sur une éminence de terre, avec une charpente de poutres, et manifestement couverte de brique blanche à l’intérieur…. ou en tout cas c’est comme ça qu’elle devait avoir l’air dans la journée. Le cadenas n’y était pas, il avait été ôté peu de temps auparavant et la porte était entrebâillée. Si tu es chez toi, Ines, c’est ici que tu te trouves. Je plaçai ma main avec précaution sur le froid métal et je poussai la porte. 
     Le cône de lumière de la lampe éclaira jusqu’au fond et quelque chose fit un bond pour l’éviter, quelque chose émit un son, peut-être un couinement, je ne sais pas, je n’eus pas le temps d’y réfléchir. Je vis que les murs étaient bien en briques blanches et que l’on avait construit un coffre à pommes de terre sur les murs latéraux. Au mur du fond était suspendue une planche avec des récipients — boîtes, pots, bouteilles, et en dessous quelque chose d’autre qu’au début je ne vis pas distinctement. Voilà ce que j’eus le temps d’apercevoir avant que la lumière ne tombât sur l’objet clair que la silhouette qui avait bondi en arrière avait jeté au loin. 
     Il était en fait très simple de comprendre ce dont il s’agissait. En supposant que vous ayez déjà vu auparavant quelque chose de semblable ou que votre esprit y soit préparé. Moi je n’avais rien vu de semblable, et mon esprit n’était pas préparé. Je savais déjà qu’Ines se tenait à quelques pas de moi, qu’elle pantelait, grinçait des dents, grondait, mais je ne faisais que fixer, muet, cette chose répandue devant moi sur la planche de la cave. Je regardais et n’arrivais pas à y croire. 
     Des cercles entremêlés. Le symbole oriental de la recherche de la paix. Quatre cercles brun clair sur un fond blanc. « Ils font ça pour deux cents couronnes », avait dit Zhanna. C’est cette peau rigide, couverte de sang séché, que j’avais embrassée trois jours plus tôt, qui avait joué sous mes mains, m’avait caressé, je me rappelais chacun de ses contacts, j’avais été en elle et elle m’avait entouré de toutes parts, submergé. 
     Ce qui était resté de Zhanna après l’écorchement reposait dans un coin. Un corps humain toujours identifiable… Mais recouvert de sang. 
     Ines attaqua quand je commençai à crier. Elle se précipita, en poussant des couinements, à une vitesse folle, un couteau long et tranchant tendu devant soi. Guidé par un réflexe animal, je pus la frapper, lui assener des coups violents avec ma lampe, en proie à la rage et au tourment. J’atteignis quelque chose, sa main manifestement. J’entendis l’éclat du métal sur le sol de pierre. 
     « Vermine », rauqua une voix bestiale. La voix du rõugutaja
     Puis je me mis à courir. Au loin, vers la maison, vers la grange, n’importe où. Dans un coin de la grange, appuyée contre les poutres, se trouvait une fourche. Pourquoi pas avec ça ! Je fonçai à travers la cour, je saisis la fourche, je la levai de mes mains tremblantes dans la direction d’Ines. Quelque volonté que j’eusse de lui dire ou de lui hurler quelque chose, j’en étais incapable. Maintenant je la voyais, dans les ténèbres du soir, une vieille femme nue, toute ensanglantée, éloignée de quelques pas. 
     « Ah, vermine, imbécile ! », souffla la femme qui avait écorché Zhanna et s’était enveloppée de sa peau. Elle était nue, complètement nue, ridée, bosselée, maigrelette, couverte de sang, et chancelait devant moi. Puis elle siffla et l’on entendit un bruit sourd derrière la porte de la maison. 
     « Chope-le, vas-y, chope-le ! », couina Ines, mais le chien ne pouvait sortir de la maison. Si elle veut me tuer, elle devra s’y mettre elle-même. D’abord je l’empale sur sa fourche, je disperse ses entrailles puantes, et ensuite je m’occupe du chien. Et ensuite… quoi d’autre ? 
     «  Viens là, pourriture, dis-je. Viens ! » J’imprimais des mouvements à la fourche. 
     «  Ce n’est pas toi que je veux, vermine ! Mais tu viens te livrer de toi-même ! »
     Elle s’approcha lentement, en vacillant et en sifflant, allongea ses longs bras osseux et agités de spasmes. Elle dégoulinait encore du sang de Zhanna. De combien étais-je en retard ? Alors je vis ses yeux, mais à présent ils n’étaient plus si effrayants, à présent ils étaient en harmonie avec son corps et ses mouvements, c’était une partie d’un tout inconcevable. Une sorcière malade, une vieille folle malade, une bête, une saloperie, une meurtrière. Pourquoi ? Comment ? 
     « Pourquoi ? », hurlai-je. Aussitôt je fonce sur elle et pointe la fourche sur elle. « De quoi t’avais besoin ? 
     — Sale bête, ordure, tu n’y comprends rien, faisait-elle en braillant. Ils m’ont chassée, eux, ces imbéciles ! Ils m’ont chassée ! Et ta pute y est allée, elle ! » 
     Et tu t’es servie de la pierre pour l’attirer, quoi que ce soit qui se trouve en dessous, un portail, un passage, un tunnel, un seuil dimensionnel, ajoutai-je intérieurement. Et ensuite tu la tues — comme une bête sauvage, tarée — tu veux te couvrir de la peau de quelqu’un d’autre, pour qu’on ne te reconnaisse plus et que l’on te laisse à nouveau passer. Zhanna, ma Zhanna chérie, a pu s’y rendre, et toi c’est ce que tu as guetté ici tout le temps, pour pouvoir passer, dans la peau de quelqu’un d’autre. 
     Soudain s’imposa à mon oreille un bruit qui n’avait rien à faire là. Ines aussi, qui s’était préparée à bondir, se redressa soudain et renifla l’air. À travers les ténèbres du soir apparurent deux faisceaux de lumière. Un bruit de voiture que je reconnus aussitôt : la 07. Eux aussi ils venaient trop tard… Ou trop tôt. Et soudain, alors que j’empoignais plus fermement la fourche, je m’imaginai le spectacle que découvrait Kahusk dans la cour. Un homme rendu fou de rage par la haine, un homme qui a failli être poursuivi autrefois pour violence aggravée, une fourche entre les mains, et devant lui une vieille en sang, nue. Plus loin, dans la cave, repose l’ex-petite amie de l’homme, écorchée. C’est la chance d’Ines. 
     Ça aurait pu l’être. Mais elle était folle. Quand la voiture de police fonça dans la cour, Ines comprit que son manège était (au moins en ce qui concerne l’objectif final) terminé pour cette fois. 
     Les portières claquèrent et deux hommes en sortirent. Rinaldo Kahusk et l’agent Toomas. 
     « Hé, qu’est-ce que… Ines ? » commença Toomas en s’approchant de nous. Il venait rapidement, au pas de course. 
     Au même moment la vieille fit un bond dans les airs. Elle se mit à tournoyer. À un mètre au-dessus du sol, elle se mua en une forme indistincte qui sifflait et gigotait, en un amas gris, rouge, brun, elle crachotait, soufflait, et je reçus au visage des éclats de bave à l’odeur immonde. 
     Kahusk et Toomas se tenaient pétrifiés ; Ines retomba au sol, juste devant les jambes de l’agent stupéfié. 
     « Salauds ! geignit la vieille. Salauds, je vais vous tuer ! » 
     Le chien hurlait dans la maison et se jetait contre la porte. Les ongles de la main gauche d’Ines étaient devenus des lames d’os longues d’un demi-mètre. 
     « En arrière ! m’écriai-je. Elle est folle ! » 
     L’agent ne m’écoutait pas — comment l’aurait-il pu. Il était dans un état de confusion totale, muet comme une statue de sel, et fixait la vieille femme nue et sanguinolente, dont les cheveux s’étaient dressés sur la tête ; son regard révélait toute son impuissance. Ines bondit, son bras fendit l’air aussi vite qu’elle venait de tournoyer, je voyais à peine son mouvement. Toomas dit quelque chose puis porta les deux mains à sa gorge, pressa instinctivement pour la fermer la blessure, par laquelle le sang giclait. 
     « Encore », fit Ines, sa tête tournant à une vitesse phénoménale vers moi puis vers Kahusk qui s’approchait, comme pour juger qui était le plus dangereux et à qui s’attaquer en premier. Toomas tomba à genoux, gémit, la figure encore stupéfaite, les yeux exorbités, comme s’il se refusait à croire qu’on lui eût tranché la gorge et qu’il dût mourir sous peu, du sang giclant entre ses doigts. 
     Je me mis à courir fourche tendue vers Ines. Elle ne bondira plus en l’air pour tournoyer, maintenant la vieille va mourir… Je vis devant moi l’éclair d’un glaive, le jaune osseux de ses ongles, je vis des yeux déments que j’eus envie d’énucléer de mes pouces. En beuglant je la perçai avec la fourche, puis j’entendis les détonations. 
     L’inspecteur-chef Rinaldo Kahusk se tenait jambes écartées, ses deux bras tendus tenant le Glock — non pas comme on lui avait enseigné la position du tir sportif à une main, dans une école de police, conformément aux principes de tout officier soviétique, mais comme il avait vu faire dans les films américains, comme il faut tirer. Pour une raison ou pour une autre je me dis qu’une détonation ne sonne pas du tout de la même façon au cœur d’une forêt et dans les films — simplement une sorte de claquement renvoyé par les cimes. Un claquement, comme si quelqu’un frappait une table avec un bâton, pas une détonation. La première balle toucha Ines à la cuisse, je vis une chair noire s’en écouler, la balle du Glock la traversa, déchira le corps et s’enfonça en hurlant dans le mur de la grange, mais cela ne la retint pas, le coup du rõugutaja claqua contre la pointe de la fourche, un coup si fort que j’en ressentis le choc dans les nerfs de mon poignet. 
     La détonation et le coup suivants eurent lieu simultanément. Une nouvelle balle traversa la jambe de la sorcière, je donnai un coup de fourche mais Ines se pencha sur le côté et détourna le coup. Je sentis une douleur ardente à la poitrine et même le déplacement du vent quand un ongle déchira mes vêtements et fit jaillir le sang. Je n’y fis pas attention, je voulais la tuer avec ma fourche, la mettre en morceaux. 
     Une, deux, trois, quatre détonations d’affilée. Kahusk se tenait fermement et tirait sur la vieille femme nue à courte portée, en visée directe. Je vis la sorcière chanceler, perdre son équilibre après chaque impact, comme si quelqu’un l’avait frappée du poing dans la poitrine. Les balles faisaient jaillir de son corps une humeur noire avant de heurter le mur. La fourche tremblait dans ma main, je me bornais, debout, à observer fixement la manière dont on fait feu. Touchée par les balles, Ines, tandis que s’écoulait d’elle l’immonde liquide sanglant, se tourna vers Kahusk, hurla tout comme le chien derrière la porte, hurla et continua de s’approcher toujours plus près de lui. 
     Cinq, six, sept claquements, trois coups frappèrent encore Ines. Enfin elle s’arrêta. Je me penchai vers la fourche, mais je savais que c’était peine perdue. Sept tirs en pleine poitrine n’avaient pas pu la tuer. La puissance du Glock et ses balles qui avaient déchiré la peau d’Ines n’avaient pas pu la tuer. 
     Le hurlement du rõugutaja traversa mon corps, vrilla mes os, faillit déchirer mes tympans. Un miasme moite et putride emplit l’air et des lambeaux noirs qui avaient été la peau du rõugutaja éclatèrent alentour. 
     Kahusk et Ines étaient séparés de quelques pas, la sorcière leva le bras pour achever l’inspecteur avec ses ongles. Elle ne craignait pas ma fourche. Elle s’occuperait de moi plus tard… Rinaldo ne dit pas un mot, ils se regardèrent un moment sans rien dire. 
     « Espèce de salaud, hurla le rõugutaja. Sale bête, Judas », et ce dernier mot fut prononcé avec un « uuu » long et perçant qui me paralysa. Kahusk saisit calmement de sa main droite un nouveau chargeur dans sa poche de poitrine, il en changea en deux temps et trois mouvements, sans même regarder l’ongle d’Ines, affaiblie mais cependant vivante, qui se préparait à frapper. « Reste à distance », me dit l’inspecteur, vite et fermement, puis il leva légèrement le pistolet, le dirigea droit vers la tête d’Ines et fit feu. 
     Six coups qui firent mille éclats du crâne d’Ines, une substance noire et des morceaux d’os giclèrent sur moi. La tête d’Ines avait explosé, volé en mille morceaux. Ce devaient être des balles à tête creuse, des balles qui ne sortent pas tout de suite du corps. 
     Ines, le rõugutaja, la sorcière, était morte. Elle s’effondra soudain par terre, sur le dos, et le chien se mit à hurler dans la maison, pris d’une rage folle. 
     La dernière abomination dura près d’une minute, alors que nous nous tenions là avec Kahusk et regardions. Le cadavre commença par se rétracter, puis la peau se fendilla, se retira de la chair, siffla, crissa et tomba en miettes, s’assécha et devint poussière en un instant. La chair noire se liquéfia, s’écoula à terre en quittant les os, s’infiltra dans la terre. Elle puait. L’ossature demeurait. Les os se fendirent, craquèrent l’un après l’autre, le squelette se brisait sous l’action de l’air froid, les organes internes, d’une couleur rose noirâtre, se décomposaient, les viscères se tordaient au milieu des os comme des serpents à l’agonie, se déchiraient, éjectant un liquide visqueux et nauséabond. Les os se brisèrent, se disjoignirent. 
     Et il ne resta plus alors du rõugutaja qu’une poignée de poussière et une tache noire puante. 
     J’étais assis par terre, incapable de faire sortir de ma bouche le moindre son. Kahusk sortit de la cave, le visage livide, se pencha vers moi, me mit la main sur l’épaule. Il n’y avait plus rien à faire pour Toomas, il était mort, la gorge complètement déchirée à mi-profondeur. Kahusk le recouvrit d’un plaid pris dans la voiture puis téléphona avec son mobile. Je n’entendis pas ce qu’il disait. Puis il saisit ma lampe de poche et examina attentivement l’endroit où s’était trouvée Ines. Il s’accroupit et chercha prudemment toutes les balles qui avaient été tirées, les retira rapidement et habilement du mur de la grange puis rassembla avec le même soin les douilles ; toutes celles qu’il trouva. Le Glock a la propriété de projeter les douilles au loin. De la poche de son blouson de cuir sortit encore une fiasque — du vin blanc. Je bus, fis passer le vin dans ma gorge, je m’étouffai et toussai, j’en eus les larmes aux yeux. Mais cela m’aida. Le vin aide toujours. 
     Je n’avais pas la force de retourner à la cave et de voir ce qu’il restait de Zhanna. Mais qu’importait la douleur, il fallait que je sache. Après une nouvelle gorgée je demandai : 
     « Quand ? 
     — Difficile à dire, marmonna Kahusk. Assez récemment. Ça prend du temps de faire ça. Il y a des traces de dents de chien au niveau de la jambe droite… Des traces de liens sur les bras. 
     — Comment ? » 
     Kahusk ne répondit pas. Je le saisis par le col de son blouson. « Comment ? Il faut que je sache. » 
     Il ne repoussa pas ma main, secoua la tête puis je le lâchai moi-même. « Elle avait besoin d’une peau entière, dit Kahusk tout doucement. Il vaut mieux que tu ne… » 
     Je lui adressai un regard tel qu’il finit par le dire. « C’est le couteau qui traîne par terre. Elle l’a enfoncé dans les yeux jusqu’au cerveau. » 
     Zhanna était revenue, elle était revenue au moment qu’elle avait promis, elle était revenue chez moi, après s’être occupée de tout ce qu’elle voulait faire. Là-bas, au pays magique, ou bien ailleurs, qu’importe. Elle revenait de Kirvesti, ou était quelque part par là, quand Ines l’a guettée avec son molosse, l’a attrapée et traînée ici. Je repris une gorgée de vin, Kahusk se leva et alla vers la maison. J’entendis le grincement de la porte, un grognement, une nouvelle détonation et enfin un couinement affaibli. Quelque chose s’abattit avec un choc sourd. 
     « Qu’est-ce que tu sais ? demanda Rinaldo en revenant dans la cour. Qu’est-ce que tu sais au juste ? 
     — Tu ne me croirais pas. 
     — Après ça, fit-il en désignant la tache noire, je peux croire tout ce que tu voudras. Si tu veux, parle. Maintenant tu peux me parler, maintenant je te crois. Mais jamais plus tu ne pourras le dire à qui que ce soit d’autre. 
     — Sous la pierre de Kirvesti, il y a un portail, qui mène… quelque part. Au pays magique, comme on l’appelle dans les contes. Zhanna l’a trouvé, elle y est allée. Je ne sais pas pourquoi. Elle était comme ça, différente, elle avait le pouvoir d’y aller. Tout le monde ne l’a pas. Le temps s’écoule différemment, là-bas, et les femmes originaires de notre monde y accouchent d’enfants difformes et bossus. Les légendes se mêlent à des choses imaginées et à des demi-vérités. Liidia aussi y est allée, autrefois. Là-bas, il me semble qu’on est heureux. » Je me forçais à dire les choses clairement, ça me paraissait être comme une manière d’échapper à la folie. 
     « Bon, dit Kahusk en buvant à la bouteille. Bon, bon. Et cette saloperie ? 
     — Elle avait été rejetée. Repoussée. Ils l’ont chassée de là-bas et ont fermé le portail avec la pierre. Je ne sais pas ce qu’elle était ou qui elle était en réalité. Dans les mythes, on l’appelait le rõugutaja. Il a été aux aguets ici pendant des centaines d’années, a tué des femmes et essayé de retourner là-bas, revêtu de leur peau. Il était complètement fou, complètement malade, pour croire que ça réussirait. 
     — Qui sait ? bredouilla le policier. Qui sait…
     — Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? »
     Il me fixa longuement et plissa les yeux. « Au lieu de deux disparus, il y en a maintenant quatre. »
     Je ne savais pas quoi dire. 
     « On va régler ça, dit-il alors. Rentre chez toi et pochetronne-toi. » 
     Son mobile se mit à sonner, il s’éloigna pour répondre. Je n’entendais pas de quoi il parlait, mais je compris quand même que ça discutait en allemand. 
     Chez moi ? Où ça ? Väendru n’était pas devenue notre maison d’automne, à moi et Zhanna. Väendru ne deviendra pas un théâtre, en tout cas ce n’est pas moi qui le bâtirai, je ne veux pas, je n’ai pas la force de le bâtir. Les comédiens misérables devront se trouver un foyer ailleurs… Ou peut-être que… ? 
     Je voulais voir la roche de Kirvesti. Une fois dans ma vie voir cette pierre qui avait causé la mort de Zhanna. Si je suis son Saturne, peut-être y a-t-il en moi aussi quelque chose de Zhanna. Peut-être coule-t-il en moi une petite goutte de ce sang, qui me dira quoi faire, quoi penser, quoi toucher près de cette pierre qu’il fallait évidemment refermer mais qui pourtant, un jour, s’ouvrira pour quelqu’un. 
     « Je vais organiser un voyage théâtral. » 
     Là où le temps coule à un rythme différent d’un monde qui laisse dans la misère les comédiens qu’il a aimés. 
     Je peux au moins essayer. C’est tout ce que je peux faire pour la femme que l’on m’a volée, la femme que j’aimais et qu’on a tuée, essayer de mener à terme ce qu’elle a commencé. 
     Kahusk parlait toujours au téléphone. Je bus une dernière gorgée à sa bouteille, mais j’avais les doigts gourds et la bouteille tomba. Quand je tâtonnai le sol en la reprenant, mes doigts tombèrent sur un objet métallique. Je le regardai. Une balle avait donc pourtant échappé aux recherches de Rinaldo, elle traînait pile devant mes genoux. C’était une balle curieusement pesante, un morceau de métal grisâtre, et je crois qu’elle était en argent. Je la fis rouler vers la tache noirâtre afin que Rinaldo la retrouvât. 
     Puis je me relevai, pour me rendre, chancelant, à la pierre de Kirvesti.

Traduit de l’estonien par Martin Carayol