Pays frontière

Roman traduit de l’estonien par Antoine Chalvin

Comment as-tu dit, déjà ? « Tu as des yeux étranges. On dirait que tu observes le monde. Tu n’es pas d’ici, n’est-ce pas ? » Oui, je crois que ce sont là les premiers mots que tu as prononcés, Angelo, en émergeant de la lumière vide et blanche du soleil, comme une image photographique qui apparaît sur le papier dans un bain de révélateur. J’ai assisté à cela dans la pénombre d’un laboratoire, dans une lumière rouge infernale : je regardais par-dessus une épaule des mains qui accomplissaient des gestes mystérieux au-dessus de l’eau noire. Ce qui me fascinait, plus encore que cette épaule et que ces mains, c’était l’instant où les contours commençaient à se dessiner… Il y a si longtemps de cela. C’était au siècle dernier, dans un pays aujourd’hui disparu. L’invention de Daguerre devait pourtant y être connue, car je me souviens nettement du révélateur. Mais j’aurai bien le temps de te parler de ce siècle, de ce pays, et de ces mains dont le temps a volé la magie. Tout viendra à son heure ! Il y a tant de choses dont je dois te parler, ou plutôt que je dois t’écrire, car j’ai fini par promettre que je t’écrirais, que je mettrais tout peu à peu noir sur blanc, du début à la fin, si je parviens à trouver un début et une fin.

Parce que tu es étranger, parce que je ne te reverrai peut-être plus jamais, parce que tu es venu de l’autre côté de la terre et que tu ne sais rien de ce dont je vais te parler, je peux mentir, inventer à loisir !

Puisque tu m’as adressé la parole au hasard dans cette ville, non, pas au hasard, puisque tu as choisi de m’aborder, moi, puisque l’on t’a envoyé pour m’écouter, tu n’as pas le choix. Je n’ai jamais essayé de parler de cela à quiconque. Les gens savent déjà tout à l’avance. Ils ont leur opinion. Toi, tu n’as pas d’opinion, Angelo, et je me demande même si tu existes vraiment. Excuse mon médiocre français ; si j’ai le courage de t’écrire, c’est seulement parce que toi non plus tu n’es pas Français, parce que tu n’es rien de particulier. Oui, c’est seulement pour cette raison que j’ose m’adresser à toi. Parce que pour toi, j’ai surgi moi aussi de n’importe où, du fond de l’eau, de sous la terre, de Bosnie-Herzégovine, d’une petite ville au bord d’une rivière, d’un appartement, dans cette petite ville, où l’odeur nauséabonde des latrines empêche de respirer ; de l’Europe orientale ; de derrière le tas de bois.

D’où ai-je donc surgi avec mon crime, avec Franz (« France ? », as-tu demandé, car je prononçais mal ; non, pas la France, Franz, mi-français mi-allemand, originaire de Strasbourg où nous nous sommes rencontrés), avec ma grand-mère dont j’ai rêvé hier… Oui, j’ai rêvé de ma grand-mère, et de la chatte Milvi. Toutes deux sont mortes, encore que pour Milvi on ne soit sûr de rien : elle a disparu, peut-être rôde-t-elle quelque part dans les environs. Et même ma grand-mère, Dieu sait de quoi elle est capable !

Comme tu vois, je n’arrive pas à commencer. Je n’ai pourtant rien d’autre à faire que de penser à cette lettre, en déambulant à travers mes jours vides et blancs, en tenant du bout des doigts ma sacoche, dans laquelle je transporte des photocopies de poèmes de mes vieillards (c’est mon « travail », j’aurai bien le temps de t’en parler) et une édition de poche des lettres de Madame de Sévigné ; en marchant dans le parc Montsouris où les jasmins tardifs sont encore en fleurs ; en m’arrêtant sous un cèdre du Liban et en humant l’odeur de la résine ; en plongeant dans l’empire souterrain du métro où je croise des fantômes et des humains…

En pensant continuellement, pendant tout ce temps, aux aveux que je dois faire, à ces quelques mots que je dois enfin dire sur ma vie d’être humain et sur le crime vain que j’ai commis en ce monde… Si je savais seulement par où commencer, tout irait pour le mieux ! Dois-je partir de ce que l’on voyait il y a très longtemps — au siècle dernier — depuis cet appartement situé au rez-de-chaussée d’un immeuble préfabriqué, par une fenêtre que ma grand-mère ne permettait jamais d’ouvrir ? Ou bien d’Amsterdam, cette ville exquise et propice au crime ? Ou encore de la poubelle dans laquelle je viens de jeter le journal avec le nom de Franz imprimé en gras ? Dois-je partir de ce qui a été ou de ce qui dure — à supposer que cela dure : cet étourdissement, cet aveuglement, cette insolation ?

L’insolation, oui. Si je commence au hasard, je commence par le soleil. J’aspirais ardemment au soleil. C’est vers lui qu’allait mon désir. Et c’est en suivant mon désir que j’ai abouti ici, dans cette ville où se trouve concentrée une si grande partie des beautés et des richesses du monde, comme autant de dons du soleil, mais qui recèle aussi sa charge de laideur, de douleur et de misère, que l’or et les pierres précieuses ne parviennent qu’à peine à cacher. Dans cette ville où, au bout du compte, tu as surgi du vide devant moi pour que je puisse te raconter mon histoire.

Mon histoire ! Comme les contes que l’on narrait autrefois à la lueur d’un feu tremblant, qui n’avaient pas non plus de début ni de fin, des contes lents et terrifiants où l’on croisait des loups féroces, des serpents parlants et des dryades.

Mais tu n’as pas surgi d’un tourbillon de neige à la lumière d’un feu changeant, et tu n’es pas un vieillard à la barbe grise, mais un jeune homme désirable. Tu es mon miroir, mon double et mon contraire. Tu m’es apparu un dimanche, surgissant de la lumière froide du soleil qui entourait les passants en arrêt devant les vitrines et les clients figés aux terrasses des cafés : créatures de lumière, dominicales et irréelles, convoquées par le tintement insensé des cloches de Saint-Eustache, de Notre-Dame ou de Saint-Merri. Tu as surgi de ce vide des dimanches qui me poursuit depuis l’enfance, de la lumière nue de midi dont le goût m’évoque celui des cornets à glace en gaufre. Tu es venu de la table voisine, où tu étais assis depuis le début sans que je te voie, car le soleil m’éblouissait. Tu es apparu soudain dans ce révélateur corrosif, encore un peu flou, mais déjà excitant. Tu as posé ton verre de bière sur ma table, tu as plongé tes yeux dans les miens et tu as dit…


Ainsi donc, j’ai suivi le soleil, depuis « le Nord, là-haut », comme on dit ici. Dans mon pays, le soleil est un diamant rare, une pièce d’or invraisemblable qu’on examine à la lumière du feu et qu’on serre entre ses dents avant de se résoudre à croire ce que l’on voit. À l’automne, on met le soleil à l’abri dans un trou, avec les pommes de terre et les rutabagas. Quand on l’en sort au printemps pour l’aérer dans la cour, il conserve l’odeur vénéneuse des germes blancs des tubercules. Cette odeur envahit la cour jusqu’à l’orée de la forêt.

La forêt ! Au-delà de la cour s’étend toujours une forêt obscure et froide, où les enfants en manque de vitamines s’en vont au mois de mai cueillir des oxalides aux petites feuilles acides comme du feu. Ils les dévorent à pleine bouche et leurs yeux brillent dans l’ombre des sapins comme ceux des bêtes sauvages.

Quand quelqu’un sent venir la mort, mobilisant ses dernières forces, il se traîne dans la forêt et s’étend sur une racine dure de sapin. À ces endroits-là, même la mousse ne pousse pas, la terre est couverte d’aiguilles brunes qui conservent sous elles, pendant tout l’été, le souffle glacé de l’hiver et qui, en se décomposant très lentement, sécrètent une odeur de mort amère et froide. On prétend que, dans ces endroits, l’âme humaine se change en un petit oiseau appelé « poucet », qui pépie continuellement dans les sapins de sa voix fluette, sans jamais se montrer. Ce qu’il advient du corps, on n’en parle pas. Qu’importe désormais ce vieux bois gorgé d’eau ! Les bêtes sauvages éparpilleront les os. Ceux qui s’accrochent encore à la vie ne s’aventurent pas dans ces taillis. Leur âme leur est encore chère. Ils grattent à s’en retourner les ongles la croûte de terre dure, sableuse ou argileuse, trop sèche ou trop humide. À l’automne, elle leur livrera à contre-cœur et avec parcimonie un peu de seigle, quelques pommes de terre et du foin qui devra suffire pour nourrir les vaches pendant l’hiver, jusqu’au retour difficile du soleil.

Le pays est bordé sur deux côtés par une mer basse parsemée de rochers, que l’on recouvre d’un couvercle pour l’hiver, comme un tonnelet de chou aigre, et dans les brumes de laquelle tournoient les faisceaux lumineux des phares — mais les bateaux sombrent quand même, incapables de résister à la tentation de la mort, particulièrement forte en ces contrées.

Sur un troisième côté, la voie est coupée par un vaste lac, où de grands pêcheurs à la barbe rousse attrapent de minuscules poissons argentés qui constituent leur principale nourriture.

Sur le quatrième côté, celui du soleil (par où j’ai pris la fuite), se trouvent alignés des États pauvres et obscurs, qui pleurent impuissants leur Histoire avortée.

« Dieu est haut, le tsar est loin », voilà ce que l’on dit là-bas, ce qu’on a toujours dit et ce qu’on dira tant qu’il y aura des gens pour parler, car la parole de Dieu n’est parvenue dans ces pays que sous la forme d’un marmottement pitoyable, pareille aux larmes d’un orphelin qui, à l’automne, imbibent la terre au point de transformer les chemins en bourbiers infranchissables. Et les ordres du tsar n’ont jamais rien apporté d’autre que la misère et la conscription.


Bien sûr, cher Angelo, toute cette géographie n’est qu’un rêve, une illusion. Il n’existe nulle part de pays semblable. En réalité, tous les pays sont devenus des déserts de ruines fantômatiques où des troupeaux de nomades errent d’un centre d’intérêt à un autre, balayant les terres et sautant comme des puces de continent en continent. Oui, tu sais, ce pays, je viens tout juste de l’inventer, pour passer le temps. Il figure pourtant sur les cartes, comme tous ces pays qui ont depuis longtemps perdu leur réalité et leur sens, si l’on peut dire, mais demeurent accrochés à leur bout de carte. Les pays n’existent plus que sur les cartes géographiques, comme l’argent sur les comptes bancaires. Les hommes sont prêts à verser leur sang pour les cartes, car le sang est pour eux le dernier sceau qui puisse encore certifier que tout n’est pas une illusion.

Et en effet, tout ce que je t’ai raconté est vrai, les oxalides comme le désir de la mort. Au moins aussi vrai que les comptes bancaires et les cartes géographiques, sans qu’il soit besoin d’un sceau de sang pour en confirmer l’existence. De même qu’il est vrai que la ville d’où je viens est irréelle, comme celle-ci, à cette différence près que l’irréalité brute de ma ville natale (quel mot !) n’est pas voilée par la rumeur sensuelle du soir sur les avenues, ni par la lumière couleur de miel des terrasses de café, ni par les regards humides et sombres que les fantômes à la dérive échangent ici en se croisant, voire en se traversant sur les boulevards.

La ville que j’ai quittée ­— à corps perdu et en regardant pourtant en arrière, comme tant d’autres — est une grappe de maison grises abandonnée en bordure d’un paysage nu. Lorsqu’elle commence à apparaître entre les bosquets d’aulnes, au-dessus des champs plats comme des tables, on pourrait aisément la prendre pour un campement de nomades : demain, on lèvera le camp pour poursuivre le voyage, et midi ne trouvera devant lui que de l’herbe piétinée et du crottin de cheval. Le jour va se lever, il est temps de se mettre en route. Un nouveau millénaire est sur le point de commencer. Roulez les tentes et hissez-les sur les montures !

Quand on approche, bien sûr, cette impression de camp disparaît. L’étranger remarque surtout les rues pleines de trous et les maisons grises, dont certaines sont à demi brûlées. Le vent du large envoie au visage des tourbillons de sable amer et salé, et très haut dans les airs criaillent de grosses mouettes blanches. Lorsqu’elles se posent, c’est pour se disputer des viscères de poisson sur les poubelles et éparpiller dans les cours des lambeaux de papier ou de plastique, qui essaient eux aussi de s’envoler, sans pouvoir échapper à l’emprise des maisons.

Pendant la journée, on vend au coin des rues, dans des caisses de planches, des harenguets de la Baltique, petits poissons froids dont les yeux rouges grands ouverts fixent le ciel de mars d’un air sinistre. Sur le coin suivant, on peut acheter des contrefaçons polonaises de cigarettes américaines, et des bananes « Chiquita », généralement considérées comme le symbole de la nouvelle ère de prospérité qui commence.

En hiver, la nuit peut tomber juste après midi. Les gens marchent à tâtons sur la glace bosselée, d’une lanterne à l’autre, distinguant à peine les visages gris de ceux qu’ils croisent. Après sept ou huit heures du soir, les rues se vident rapidement des vendeurs et des piétons. Seule peut encore vous surprendre une vieille ridée qui surgit d’un passage voûté pour vous proposer, à la lumière d’une lampe de poche, des roses rouge sang. Si vous les achetez, le bouquet, une fois dans votre main, peut se changer en une poignée de terre gelée. Si vous ne les achetez pas, la vieille disparaît aussitôt et vous ne la revoyez jamais.

Au mois de juin en revanche, il arrive que la nuit ne tombe pas du tout. Dans les rues désertes, sous le ciel lumineux, ne bruissent que les arbres, qui sont ici grands et sauvages, car personne ne les a jamais taillés. Les buissons de cassis prolifèrent en plein centre-ville, dans les jardins à l’abandon, infestant les nuits blanches de leur parfum suave.

Dans les nuits de cette ville, les seuls porteurs de transcendance sont les tramways, avec leurs wagons à moitié vides, vivement éclairés, qui traversent en flottant l’obscurité ou le triste crépuscule, se balançant dans les virages et déchirant l’air de la nuit du grincement plaintif de leurs roues.

En ce début de printemps, avant ma fuite, j’habitais dans l’une de ces maisons grises aux plâtres fissurés, dans un appartement d’après-guerre, haut de plafond, dont les fenêtres donnaient sur un arrêt de tramway. J’observais souvent, tard dans la nuit, les tramways qui arrivaient et ouvraient leurs portes sans que personne ne descende ni ne monte. Dans la lumière bleutée des néons, seules peut-être sommeillaient quelques formes humaines. Les portes se refermaient et le tramway disparaissait de mon champ de vision, comme s’il avait quitté ce monde. Il arrivait pourtant, c’est vrai, que quelqu’un monte ou descende. Celui que j’attendais et désirais venait aussi par le tram. Février se termina et je cessai de l’attendre, mais il continua à venir, comme pour retourner le fer dans la plaie. Peut-être vient-il encore aujourd’hui. Peut-être souffle-t-il encore son haleine chaude de vivant sur les murs de pierre sales de la cage d’escalier. Je n’en sais rien, car un beau matin c’est moi qui ai pris le tram, abandonnant ce siècle mort pour commettre mon crime sous le soleil, pour te rencontrer et te livrer cette confession.


Crois-moi, Angelo, mes gestes étaient précis et calmes, ma main ne tremblait pas. Je n’avais pas du tout le sentiment de faire quelque chose de dramatique ou de fatal. Je m’observais avec intérêt, avec passion même, comme si je regardais un film, où plutôt un rêve, car mes rêves ressemblent souvent à des films, auxquels j’assiste tout en y prenant part. Je me souviens de cela comme d’un film et je ne parviens pas à éprouver de regret, ou alors seulement un soupçon de regret mêlé d’un doute : et si ce n’était pas un film, et si ce n’était pas un rêve ?

On écrit parfois, dans la chronique criminelle des journaux (que je lis toujours avec le plus vif intérêt) : « C’est à cet instant que fut prise la décision qui devait avoir des conséquences tragiques ». La décision ! Je l’ai prise à l’instant précis ou j’ai ouvert le réfrigérateur de Franz pour y prendre une bouteille de tonic, à l’instant où la lampe s’est allumée à l’intérieur du frigo, jetant une lumière faible sur cet autel de nourriture. Perfection des emballages. Profusion des goûts. Yaourts avec des fruits naturels ! Pâté de foie d’oie ! Salade tendre et fraîche ! Tranche de jambon chatoyante sous cellophane ! Bouteilles qui s’embuent aussitôt comme un regard de vierge, timide mais sensuel.

À cet instant, j’ai su précisément ce que je ferais et j’ai senti un élancement de jubilation, aigu et puissant. Cette cuisine avait toujours éveillé en moi une pulsion de profanation, que j’avais jusqu’alors refoulée. Ce lieu sacré ! Où les murs blanc crème ne sont marqués d’aucune tache, où l’acier inoxydable de l’évier luit d’un éclat satiné, où le robinet délivre toujours de l’eau chaude, où la minuterie du four à micro-ondes sonne comme une clochette de messe dans la main d’un enfant de chœur, où la vaisselle, dans le panier de la machine, est propre et sèche au matin, comme si aucune nourriture ne l’avait jamais souillée… Et pour finir, ce réfrigérateur, avec sa lumière douce, le centre de tout, le lieu où l’on conserve l’hostie sacrée. Dans la cuisine, j’éprouvais toujours un respect sans limite, en même temps que de la terreur, devant ce fonctionnement parfait, cette propreté clinique. J’avais caressé avec admiration les surfaces de faïence et d’acier sans découvrir en elles le moindre défaut, humé avec délice la légère fragrance citronnée du liquide vaisselle, tout en désirant passionnément profaner tout cela, voir enfin le néant qui se cache derrière ces surfaces et peut surgir à tout instant : que des fissures noires apparaissent dans les murs, que le robinet se mette à cracher de la boue et du sang, que le four à micro-ondes dégage une fumée âcre, qu’il ne reste plus dans le lave-vaisselle que des déchets et des éclats, et que dans le réfrigérateur repose la tête puante d’un mort !

Dans le séjour, la platine laser faisait entendre une symphonie de Mozart, un allegro resplendissant et triomphant, mais le volume était baissé, de sorte que le son sans défaut, sans froissement ni craquement, semblait sortir des murs et des tapis, comme la lumière douce et diffuse des lampes. En ouvrant la porte du frigo et en y sentant flotter, comme toujours, une légère odeur de mort, j’ai éprouvé soudain le désir sauvage et violent que la joie triomphante de l’allegro soit assourdissante, que la lumière soit aveuglante et que rien ne réfrène plus l’orgie du soleil et de la mort.

Au même instant, j’ai su que j’accomplirais cela, que je briserais tout d’un seul coup, et j’ai su aussi précisément comment.


Mais d’abord, cher Angelo, pour respecter l’ordre chronologique, et peut-être aussi l’ordre d’importance, il me faut parler de tout autres crimes, en commençant par les premiers, qui se répètent éternellement et sont comme le refrain monotone de la vie. Oui, je dois aussi raconter ce qui s’est produit dans ce siècle lointain et improbable, avant que je ne monte dans le tramway et ne parte. Mon départ a eu lieu le Vendredi Saint. Après la tempête de pluie et de neige de la veille, les rues étaient couvertes d’une glace bosselée sur laquelle le froid soleil d’avril se livrait à sa répugnante bamboche, rendant indiscutables les coups de marteau par lesquels on fixe la chair vivante contre le bois, affirmant en même temps le caractère définitif de toute chose depuis l’origine : il n’y a pas de retour.

Ainsi donc, je voudrais te décrire quelques-unes des vues qui s’ouvraient depuis des fenêtres plus ou moins oubliées, me remémorer quelques rêves dans lesquels se dessine de façon globale et exemplaire toute ma petite vie.

Qui n’a jamais désiré pareille chose ? Personne, car que peut-on concevoir de plus exquis que de trouver une victime, de la pousser dans un coin et de lui déballer sa petite histoire… D’étaler sur le comptoir sa vie, ses désirs, ses rêves, ses crimes, ses complexes. Peut-être quelqu’un sera-t-il preneur, à moitié prix, ou même pour rien ! Regardez, voici mon histoire, racontez-la à votre tour en mémoire de moi : « Je… »

Je ne sais pas, d’ailleurs, si je tiens tant que ça à raconter. Je crois que je préférerais écouter l’histoire de quelqu’un d’autre. Oui, je voudrais une voix qui parle sans jamais s’interrompre, qui me raconte son histoire, m’apaise, m’endorme, pour que je puisse me reposer de moi-même, une voix céleste ou terrestre, peu importe, pourvu qu’elle ne se taise pas, qu’elle parle éternellement !

C’est pour remplir le silence que je parle. Le silence du monde me fait peur, alors je me mets à parler, j’entreprends de remplir à sa place ce vide que je ne supporte pas, qu’aucun être ne supporte, je le sais, quoi que l’on puisse en dire.

Bref, je raconte mon histoire. Mais quelle histoire ? À vrai dire, je n’en ai pas. Du plus loin qu’il me souvienne, il ne m’est jamais rien arrivé. Ma vie a toujours été la même. Certes, je revois des paysages, des endroits, des gens, mais ma vie à moi, au milieu de tout cela, était comme une pièce à peu près vide : quelques meubles banals que l’on trouve partout, le jour et la nuit qui alternent là-bas comme ailleurs, la lumière particulière de chaque saison, la tapisserie qui pâlit lentement… De quelle couleur était-elle déjà ? J’ai oublié !

Es-tu déjà allé à l’Orangerie ? Il y a là-bas un tableau de Matisse intitulé « Le boudoir ». Il représente une pièce où le soleil a tant brillé que tout s’y est peu à peu décoloré, presque effacé : on ne voit que quelques traits roses, jaunes et bleu pâle. Je voudrais être l’une des femmes de ce tableau, peu importe laquelle, celle qui se tient près de la fenêtre ou celle qui somnole dans le fauteuil, assise de trois-quarts, un chat sur le ventre.

Oui, bien sûr, parfois — rarement —, il m’arrive quelque chose : un événement. Par exemple ma rencontre avec toi. Alors je prends peur, comme si l’on me réveillait brusquement : je sursaute, je me frotte les yeux, mais déjà le rêve s’éloigne et sort de mon esprit — impossible de le rattraper ! Il est déjà loin dans le brouillard. Il me fait signe de l’autre rive, où le soleil se prépare une couche moëlleuse et où tout s’est apaisé avant même d’avoir commencé.


Les paysages… Je devrais pouvoir, Angelo, te décrire au moins l’un de ces paysages dans lesquels il a fallu que je m’arrête, qui ont été pour moi des prisons délicieuses et ont fait de moi ce que je suis…

Mon paysage favori, mon paysage idéal serait celui-ci : une côte herbeuse et déserte, lisse comme une planche, qui s’étendrait à perte de vue. Un vent perpétuel y coucherait l’herbe qui changerait de couleur selon le temps, la saison et l’heure : tantôt bleu foncé et bien grasse, tantôt jaune roux et sèche, comme si elle allait soudain se mettre à brûler, mais elle ne brûlerait pas. Les ciels feraient tourner leur manège distrait. Les pluies passeraient en processions solennelles, en agitant leurs basques brillantes et en laissant traîner dans la poussière leur manteau précieux, avant de s’éloigner vers le large d’un air indifférent. La lune viendrait là se vautrer, et par les nuits sans lune les étoiles striduleraient dans l’herbe comme des grillons de mer égarés. Parfois, des oies sauvages émergeraient des brumes du petit matin, pour se poser et s’engraisser avant de repartir en hâte vers des rivages lointains…

Je n’ai encore jamais vu de paysage semblable, mais je voudrais être l’herbe de cette prairie : une herbe basse raidie par le sel, avec de petites fleurs vert clair qui, en toute innocence, remettraient le don précieux de leurs étamines au vent toujours froid, laisseraient celui-ci les féconder par la grâce d’autres fleurs semblables à elles et hériteraient, pour couronner le tout, d’une paisible maturité. Une herbe qui serait née d’un simple désir de soleil et mourrait réconciliée.

Mais puisque je suis un être humain et que je ne deviendrai pas herbe, en tout cas pas avant la fin de cette vie, je pourrais au moins habiter dans cette prairie et, conformément aux lois humaines, piétiner cette herbe rétive qui, de toute façon, sera victorieuse, cette herbe qui vivra plus longtemps que nous et que nos rêves de bonheur et lancera un jour vers le ciel son chant hautain et triomphant.

(En désirant partager avec les plantes leur royaume, je désire en réalité rejoindre le camp des vainqueurs, des plus forts ; je trahis ma race misérable, vends son sang chaud pour la sève délicieusement enivrante de l’herbe !)

Dans cette prairie, il pourrait donc y avoir au moins une maison, parfaitement blanche et cubique, avec une seule pièce et une fenêtre à chaque point cardinal, pour que le jour et la nuit puissent la traverser sans obstacle et ne restent pas à se morfondre dans un coin rempli de vieilles ombres, de détresse et de poussière âcre. Je m’y réveillerais le matin en chantant, au lever du jour, et je m’effondrerais de sommeil le soir, sous l’effet de la joie éprouvée pendant la journée.

Ah ! Je vois déjà ton petit sourire ironique ! C’est vrai, pardonne-moi, j’ai quitté le chemin de la vérité. Au lieu de décrire les paysages que j’ai traversés, je te parle de ceux que nul n’a jamais vus ni ne verra. Et puis je mens, même avec ces rêves, car cet idéal de pureté, il faudrait aussitôt le compléter, ou plutôt l’interrompre par une autre vision qui est sa sœur jumelle, même pas son contraire, non, son épouse, sa peau, son ténia : cette autre envie, l’envie de la terre et de la boue (l’herbe ne croît-elle pas sur la poussière et la pourriture ?), le désir irrésistible que l’on me souille et me salisse, me viole et me tripote, le désir de m’abandonner à l’étreinte chaude du plaisir et de la douleur, et de goûter si ta semence, Angelo, est aussi exquise que le suc de l’herbe.


S’il est un jour de ma vie dont je me souviens bien, c’est celui où j’ai acheté mon billet pour Amsterdam à la gare du Nord. Nous avions convenu avec Franz de nous retrouver à Amsterdam près d’une église, et quelques jours avant j’ai décidé d’aller acheter mon billet à la gare du Nord. C’était un jour férié, le premier d’un long week-end. Je me souviens parfaitement des regards apeurés des passants : ces jours-là, on ne sait pas quoi faire, on sort pour encombrer les promenades et lécher les vitrines, comme on dit ici de façon si pertinente.

Oui, c’était le jour de l’Ascension. J’ai vérifié dans un calendrier. Dans cette époque lointaine, dans ce pays disparu où j’errais autrefois, les villageoises disaient (et disent sans doute encore aujourd’hui) que l’Ascension est une fête si importante que même l’herbe ne pousse pas ce jour-là et que les portes du Ciel restent grandes ouvertes, de sorte que ceux qui meurent vont tout droit au Paradis.

Ah, Angelo, si seulement je t’avais rencontré avant ce jeudi froid et sinistre de l’Ascension ! Tout se serait passé autrement. Je n’aurais pas acheté de billet à la gare du Nord, car je t’aurais suivi dans un café coûteux où les garçons, jeunes et beaux, auraient servi le vin comme des séminaristes et sur la terrasse duquel le soleil de l’Ascension aurait brillé, en semant sur tout le créé la plus grande insouciance qui pût se concevoir.

Mais non, le moment n’était pas encore venu de ton apparition. Les portes du Ciel étaient bien fermées et je faisais la queue à un guichet de la gare du Nord pour que l’on me remette mon destin, dûment numéroté et estampillé, payé, juste à composter avant de monter.

Étrange, tout de même, que je me souvienne aussi bien de cette journée ! Je me rappelle par exemple d’avoir vu une fois de plus cette jeune Roumaine qui fait la manche dans le métro. Son corps de fille est mince et longiligne comme une allumette, ses cheveux sont réunis en une longue natte épaisse, et jour après jour, devant le même public, elle répète d’une voix monotone sa comptine de Noël : « Messieurs-dames bonjour, je suis réfugiée roumaine, j’ai deux petits frères, papa et maman n’ont pas du travail et ne reçoivent pas de l’argent, donnez s’il vous plaît une petite pièce ou un ticket de restaurant pour que mes frères peuvent manger, je vous remercie en avance… » Elle récite son couplet, toujours avec le même accent et les mêmes fautes — comprend-elle seulement ce qu’elle dit ? —, puis elle traverse la voiture en tendant sa main osseuse et trop longue dans laquelle elle fait tinter deux pièces. Je n’ai encore jamais vu personne lui donner quoi que ce soit. Elle est laide, comme souvent les filles de son âge, pas du tout attendrissante, chez qui pourrait-elle éveiller de la compassion ?

À la station suivante, la jeune Roumaine a cédé la place à un vieillard qui s’est présenté comme un réfugié yougoslave et a joué sur son accordéon une mélodie triste, de façon complètement machinale et insensible. Peut-être n’avait-il appris que celle-là. Pendant ce temps, son fils passait dans l’allée en secouant en cadence un gobelet de plastique contenant quelques pièces. Personne ne leur a rien donné, mais sur l’ensemble de la journée, ils doivent bien ramasser un peu d’argent.

Moi non plus, je ne donne rien. Au début, je ne savais pas refuser, surtout quand on me le demandait en face dans la rue, car comment dire que je n’avais rien alors que j’avais de l’argent dans la poche ? À présent, je sais qu’il faut détourner le regard et secouer la tête. D’ailleurs ils ne m’importunent plus comme avant. C’était complètement fou : les mendiants me prenaient dans leur collimateur depuis l’autre bout de la rue, ils reniflaient de loin la proie facile !

À la gare, j’ai acheté Libération dans un kiosque, et bien m’en a pris, car la queue devant le guichet était interminable. Un Noir qui était juste devant moi a mis au moins un quart d’heure pour acheter son billet. Je ne sais pas où il voulait aller. Les journaux d’ici sont bien épais, ils aident à passer le temps de la vie. Quand on a fini de lire le journal, le soir est déjà beaucoup plus proche.

Je me souviens même du gros titre qui figurait à la une : L’ASCENSION DES CONTRÔLES D’IDENTITÉ. Pour passer le temps et par habitude professionnelle, j’ai réfléchi pour savoir comment l’on pourrait traduire ce titre au cynisme élégant dans cette lointaine langue de paysans dans laquelle je dois traduire les poèmes de mes petits vieux. Ce serait impossible !

J’ai assisté hier à l’un de ces contrôles dont le journal annonçait l’ascension. Autour de Beaubourg, la police fouillait les drogués qui traînaient, les mal vêtus un peu foncés, les clochards présumés et les types louches en général. En passant avec assurance au milieu d’eux, j’ai ressenti une certaine jubilation, un sentiment de triomphe : ah, s’ils avaient su quel genre de poisson était en train de leur filer sous le nez ! D’ailleurs, personne ne me recherche, il ne s’est rien passé, j’ai jeté le journal avec la nécrologie de Franz et mes papiers sont en règle. Certes, j’ai séjourné à Amsterdam sans visa, et au retour la police française a contrôlé les passeports, mais ils n’avaient plus rien à dire, même si c’était un passeport est-européen et s’ils le tenaient un peu plus loin de leur visage, comme un animal inconnu qui aurait pu les mordre ou projeter sur leur veste d’uniforme un liquide nauséabond.

Mais ce jeudi de mai, j’attendais encore devant un guichet de la gare du Nord. Avant de prendre la queue, j’avais examiné avec soin les lettres lumineuses qui défilaient au-dessus des guichets : je crains toujours de me retrouver dans la mauvaise file ou de façon générale là où il ne faut pas. Même quand je suis où il faut, je ne me sens jamais très en confiance : comment être sûr qu’on a vraiment le droit d’être là ? Ainsi, au-dessus du guichet voisin, une inscription lumineuse annonçait que le guichet fermait à treize heures. Il était déjà une heure passée, mais les gens faisaient la queue tranquillement. Quand l’employé a voulu fermer, il a soulevé une véritable tempête. Les gens lui auraient sauté dessus à mains nues s’ils avaient pu l’atteindre, et comme ils ne le pouvaient pas ils ont bien failli s’étriper mutuellement pour faire valoir leur droit !

Ici, beaucoup sont habitués à avoir raison et je ne peux m’empêcher de trouver cela étrange. Je n’aurais pourtant rien contre le fait d’appartenir moi aussi à cette catégorie de gens qui sont dans leur droit, qui vont faire leurs courses à Auchan une fois par semaine, entassent dans leur chariot une montagne de bouteilles d’eau, de rouleaux de papier-toilette, de paquets de lessive, de pâtés, de fromages, de pains sous cellophane, et qui insultent les vendeurs de billets à la gare du Nord. Il est sans doute trop tard pour commencer à m’entraîner, et cela n’aurait d’ailleurs pas grand sens, car je ne crois pas que mon bon droit résisterait longtemps ­— mais le leur est-il vraiment éternel ?

En rentrant chez moi, j’ai vu dans le métro une femme blanche enceinte de sept mois, une Française probablement, qui faisait la manche. Et on lui donnait de l’argent, car elle réclamait. Elle aussi avait le droit d’exiger !

De cette journée, je me souviens encore qu’en rentrant ici, à l’hôtel ou au foyer, j’ai acheté en bas deux jetons, j’ai mis mon linge à laver dans la machine et j’ai mangé ce que j’avais acheté chez l’épicier arabe. Le ventre trop plein, j’ai décidé de me coucher, et au réveil j’aurais voulu ne plus exister.

Mais je ne pouvais pas mourir, car j’avais dans ma poche un billet pour Amsterdam. Je devais donc avant de mourir me rendre à Amsterdam, pour que tous les crimes qui étaient prévus s’accomplissent.

Je me souviens même du rêve que j’ai fait cette nuit-là : nous enterrions un jeune garçon et il fallait absolument qu’il sourie dans son cercueil, alors on lui tirait les coins de la bouche vers le haut et on le recouvrait bien vite d’un drap blanc, mais quand on regardait dessous, il n’avait plus qu’un rictus repoussant. La scène s’est reproduite plusieurs fois, jusqu’à ce que le garçon finisse par en avoir assez et par sortir de son cercueil.


Beaucoup de temps a passé.

Cette phrase n’est-elle pas absurde ? Passé où ? Et combien de temps ?

C’était hier, c’était à l’instant, ou il y a cinq ans, je ne me souviens pas. En tout cas, c’est depuis ce temps que je ne t’ai pas écrit. Je viens de relire ces lettres. Elles m’ont paru enfantines et justes. C’est bien ainsi que tout s’est produit. Tout s’est toujours passé comme je l’ai écrit sans y croire moi-même. J’ai écrit comme en rêvant, en délirant, et par la suite tout s’est réalisé d’une manière ou d’une autre. À moins que ce ne soit moi qui l’aie réalisé ? Ou que cela n’ait été réalisé ?

Je t’écris des lettres que je n’envoie jamais. Celles que je t’envoie ne sont que des traductions abrégées des vraies lettres, des adaptations pauvres et factices. Je ne sais même pas précisément ce que je t’ai écrit. Dès que j’ai mis la lettre à la boîte, je l’ai complètement oubliée. Parfois, j’examine la feuille qui se trouvait dessous. La pression du stylo-bille, le poids de la chair y ont laissé une empreinte à peine perceptible. J’y devine des mots que ma main, d’après moi, n’a jamais écrits. Mais les lettres que je t’écris en réalité chaque jour, que j’envoie fiévreusement dans la mémoire de cette machine, il n’en reste presque rien, pas même cette trace. Elles sont si légères ! Elles n’existent que sous la forme d’une probabilité numérique qui m’est incompréhensible. Un jour ou l’autre, elles pourront s’effacer, ou je pourrai les effacer.

C’est exactement ce qui est arrivé à Franz. Le téléphone sonnait dans son appartement, mais il ne décrochait pas. Quant à moi, je ne bougeais pas, ne décrochais pas non plus, car cela ne pouvait être que pour lui : quelqu’un croyait à la possibilité qu’il réponde, comme il l’avait toujours fait, mais il ne répondait plus, le calcul était faux, à la place de « un » il y avait « zéro ». Le téléphone doit encore sonner de temps à autre, si on ne l’a pas coupé. Quelqu’un croit encore à la probabilité que l’on décroche et réponde. Tout le monde ne lit pas les journaux.

Moi, je crois à la probabilité que ces lettres se trouvent encore sur la disquette et que j’ai réellement vécu et parlé.


Amsterdam. Je devrais être capable de la décrire, mais quel souvenir en ai-je conservé, y ai-je seulement séjourné ? Il n’en existe aucune preuve : point de photo (je ne fais jamais de photos en voyageant, ou si j’en fais je ne porte pas les pellicules à développer et les jette au bout de quelques années), pas même un billet de train dans la poche latérale de mon sac : j’ai vérifié — cela aurait pu me rafraîchir la mémoire.

J’ai pourtant bien regardé par la fenêtre du train. Oui, je m’en souviens nettement. On voyait un pré à vaches divisé en carrés par de larges fossés pleins d’eau. Les vaches étaient bloquées sur l’un des carrés. Je ne sais pas comment elles étaient arrivées là — on ne voyait pas le moindre pont —, ni comment elles étaient censées s’en aller. Elles n’étaient sans doute pas capables de sauter par-dessus le fossé, car elles avaient déjà brouté une bonne partie de leur carré. Celui-ci était plutôt laid, avec son herbe rare et jaunâtre au-dessous de laquelle on apercevait la terre, ses touffes vertes irrégulières, comme un crâne en train de se dégarnir à la suite d’une maladie. Une vache agenouillée sur le bord du fossé mangeait avidement l’herbe plus grasse qui poussait au bord de l’eau.

J’ai vu ensuite passer à toute allure un bosquet d’aulnes dont les feuilles huileuses luisaient dans le soleil, puis un gros pêcheur à la ligne assis sur le bord d’un fossé. Il avait garé sa petite voiture blanche juste à côté, sur le bord du champ. Je me demande s’il a pris du poisson.

En tout cas, ce devait être la Hollande. La laideur du paysage me fascinait. J’ai regardé par la fenêtre pendant toute la durée du voyage, et j’ai certainement pris le même chemin au retour, car je me souviens d’avoir vu deux fois la même éolienne, ou quelque chose d’approchant. L’hélice était rouillée et de guinguois ; elle ne tournait vraisemblablement plus.

Tu vois, quand je commence à fouiller dans ma mémoire, je me souviens bien, et même de trop de choses ! J’ai envoyé de là-bas une carte postale qui représentait un vélo appuyé contre la rambarde d’un pont. J’ai écrit de l’autre côté que j’envoyais le bonjour d’une ville où l’Europe se dit adieu à elle-même, pour lever l’ancre et s’en aller vers les Indes Occidentales ou Orientales, vers Sumatra, vers l’île de Sulawesi, vers la Terre de Feu, peu importe vers où pourvu que ce soit très loin. Et pourtant elle ne part jamais : le geste d’adieu continue à flotter dans l’air, l’ancre retombe dans un cliquetis et elle reste là à se morfondre, cette vieille Europe, devant sa maison de brique, sur le bord d’un canal où elle a sorti pour la soirée quelques vieilles chaises, le regard un peu embrumé par la bière, ou un peu changé par cette herbe orientale qu’on a essayé de me vendre à toute force dès ma descente du train. Du canal monte une odeur froide de moisissure. Les feuilles bruissent sur les arbres. Une sonnerie de bicyclette, dans votre dos, vous fait soudain sursauter. Vous vous écartez vivement et le cycliste — un des fantômes fringants de cette ville — vous dépasse à toute allure, un rictus mielleux sur les lèvres, certainement en route pour le lieu d’un crime.

C’est cela même, le lieu d’un crime ! Car que leur reste-t-il à ceux qui ont raté la Grande Aventure ? Le regret amer de ne plus pouvoir aller chasser les indigènes ou les éléphants, piller les temples, brûler les villages… Cette amertume silencieuse mais corrosive les pousse jour après jour vers le crime. Il sont comme des somnambules. Ils restent assis devant leur maison à boire de la bière, ou s’en vont au bureau dûment cravatés, ou se promènent dans les jardins publics avec leurs enfants. Mais quand on les appelle soudain, ils tombent, saisissent un revolver, lancent une bombe !

Je me souviens de cette douceur. Nous étions assis, Franz et moi, au bord d’un canal. C’était le soir. Le soleil brillait le long de l’eau et sur mon visage, accroissant ma faiblesse et ma somnolence, comme le vin rouge que nous buvions et le plat italien aux poivrons qui emportait la bouche. C’était un restaurant italien. Il y avait à proximité une église dont les cloches, tous les quarts d’heure, jouaient un long morceau, une mélodie triste et indéfinie qui ne ressemblait pas à une mélodie mais qui en était pourtant une.

Franz avait enlevé ses lunettes noires. L’endroit était relativement tranquille et nous étions les seuls à la terrasse de ce restaurant. Malgré le soleil qui m’éblouissait, je voyais que Franz me couvait de ce regard embué et soumis que je déteste. Je ne supporte pas qu’on m’aime, c’est trop humiliant. Le serveur s’est approché de notre table — un Italien aux cheveux bouclés et aux yeux sombres, exactement tel qu’il devait être. Je l’ai regardé dans les yeux et il m’a adressé un sourire complice. La chaise de Franz était juste au bord du canal. Il m’aurait suffi de me lever, de le pousser légèrement, et il serait tombé sans rien pouvoir faire d’autre que d’agiter les bras. Voilà ce que j’imaginais en le regardant avec un sourire : comment ses bras battaient l’air désespérément, comment il tombait dans l’eau, comment le serveur italien et moi nous embrassions ensuite dans l’arrière-salle du restaurant et comment nous partagions les guinées et les marks de Franz, car son porte-monnaie était posé sur la table. Cet argent ne m’intéressait guère (mais l’Italien m’aurait-il accordé ses baisers sans cela ?). Si je désirais l’argent, c’était surtout par devoir, pour me conformer à l’image des vrais Européens de l’Est. Pour trahir enfin cette confiance de martyr que Franz me témoignait.

Franz aborda d’ailleurs le sujet de lui-même : enhardi par le vin, il souleva à nouveau son sujet favori : la relativité et l’hypocrisie de la morale. Il maîtrisait parfaitement la question. Vingt ans plus tôt, quand il était jeune maître-assistant, c’était son numéro préféré : il s’en servait pour séduire les étudiants de bonne famille qui le regardaient bouche bée.

À une autre table, en bordure du canal, s’était assis un couple de Hollandais d’âge mûr et très conventionnels, habillés sans goût de vêtements coûteux.

« En réalité, commenta Franz, je suis sûr que chacun pousserait volontiers l’autre dans le canal ».


N’est-ce pas, Angelo ? Tout est de la faute de Franz. « Pourquoi son choix s’est-il porté sur moi ? » me demandais-je dans ce restaurant au bord du canal, en l’observant par-dessus la table (les yeux plisssés comme sous l’effet du soleil), ce Franz si élégant, si intelligent, avec ses tempes grisonnantes et son corps de jeune homme qu’il entraînait, dont il prenait soin, qu’il habillait de vêtements coûteux et raffinés, qu’il parfumait, et qui m’évoquait toujours la momie d’un jeune pharaon que nous avions vue ensemble au Louvre. Pourquoi a-t-il choisi de faire de moi sa victime, alors qu’il aurait pu prendre n’importe qui d’autre, un beau garçon ou une jolie fille parmi ses étudiants — il doit bien y en avoir de suffisamment naïfs ! Mais non, il lui fallait quelqu’un qui vienne d’Europe de l’Est, car qui d’autre aurait écouté religieusement ses discours subversifs ? Qui s’intéresse encore, ici, à cette philosophie nourrie du plaisir de détruire, ou à la philosophie en général ? Ici où tout a été jeté par-dessus bord depuis déjà longtemps ! À coup sûr, même ses étudiants les plus zélés, à Strasbourg, le considèrent comme une étrange créature préhistorique. Ils écoutent son discours jusqu’au bout, car il faut savoir cela pour l’examen si l’on veut avancer dans la vie, puis se coincent à nouveau des écouteurs sur les oreilles et se replongent dans la musique de U2.

Et moi ? Je ne lui ai jamais dit que j’ai un baladeur et une cassette de U2, cela lui aurait fait du mal. Comme doit le faire tout bon Européen de l’Est, j’écoutais en écarquillant les yeux ses idées provoquantes sur la liberté, sur Foucault et Derrida — et pourquoi ne l’aurais-je pas écouté ? surtout en attendant un bon dîner au milieu des charmes languides de cette chère vieille Europe. Je l’écoutais comme une courtisane écoute son client, comme le font toujours les putes ! L’Europe orientale tout entière est devenue une prostituée. Les gouvernements, les professeurs d’université, et jusqu’au moindre vendeur de journaux, tous sont prêts à écouter les beaux discours sur la démocratie, l’égalité et sur tout ce que vous voudrez, c’est la moindre des choses, le client est roi ! Pourvu qu’il paye.

Nous avons de la culture. Nous ne somme pas des Noirs ! Dans le train qui me ramenait d’Amsterdam, sur le siège en face du mien, était assis un Noir en costume-cravate, avec un gros ventre qui débordait de son pantalon. Il était très bavard. Il m’a déclaré aussitôt qu’il était camerounais et vivait au Gabon (ou l’inverse), qu’il était dans les affaires, qu’il était allé à Milan, à Hambourg, à Amsterdam et se rendait maintenant à Marseille en passant par Paris, qu’il dormait dans des hôtels quatre-étoiles. « La vie est très chère en Europe ! Très très chère, ouh ! » s’est-il exclamé en riant, avant de faire avec sa bouche une grimace indignée. En Afrique, tout était beaucoup moins cher ; il avait d’ailleurs l’intention d’y retourner très vite. Il a jeté un regard par la fenêtre et a dit qu’à son avis la Hollande n’était qu’un immense trou, rien que de l’eau partout. « Il n’y a sûrement pas de bêtes sauvages par ici. Ça doit être un pays vraiment pauvre ! »

À Bruxelles, il a voulu ouvrir la fenêtre pour faire des photos : il pourrait montrer chez lui qu’il était allé aussi à Bruxelles. Mais les fenêtre ne s’ouvraient pas : le train était climatisé. Vers la fin du voyage, l’air conditionné a cessé de fonctionner, au point que tout le monde, alors, aurait voulu pouvoir ouvrir les fenêtres : il n’y avait vraiment plus rien à respirer et il commençait à faire très chaud.

Oui, nous sommes cultivés. Nous savons ce qu’est l’Europe. Nous avons lu Foucault. Nous ne fourrons plus des liasses de billets dans nos chaussettes, comme ce Noir du Cameroun ou du Gabon — il avait un gros paquet rectangulaire dans chacune de ses chaussettes bleu marine et lorsqu’il a acheté du Coca-Cola à un vendeur ambulant, il a sorti un paquet et en a extrait un billet de cent guinées.

Nous, nous mettons notre argent dans notre poche intérieure, ou même sur notre compte bancaire, mais cela ne nous est pas d’un bien grand secours. Ici, dans le foyer, je les vois bien, tous ces Européens de l’Est. Il y en a autant qu’on veut : des Polonais, des Tchèques, des Roumains. Je les renifle de loin. Dans le parc, si c’est possible, j’emprunte une autre allée ; dans le métro, je monte dans une autre voiture, et eux font la même chose, car tous les Européens de l’Est se détestent mutuellement.

Quoi qu’il en soit, je n’ai pas poussé Franz dans le canal. Entre le hors-d’œuvre et le dessert, le clocher a chanté encore plusieurs fois. Le vin commençait à me monter à la tête. C’était un vin de 1986 et j’ai repensé au printemps de cette année-là : pendant que ces raisins poussaient quelque part en Italie, je me promenais encore en toute innocence dans un autre siècle, dans un vieux cimetière de campagne où, entre les genévriers et les lilas, dormaient des croix de fer penchées et des stèles de pierre sur lesquelles on pouvait lire : « Je ne suis pas mort, mais vivant » (à cette époque, j’essayais d’imaginer que je croyais à la miséricorde divine). Ce cimetière doit toujours être là, sur son coin de terre, avec son église qui, après l’hiver, reste froide comme une tombe jusqu’au milieu de l’été et où, pour la Pentecôte, on apporte des bouleaux pour qu’elle sente bon. Il me plaît de croire qu’il y a encore là-bas des gens qui se font du souci pour le foin de leurs vaches ou leur barque de pêche et acceptent l’argent du touriste suédois en lui souriant avec bienveillance, comme s’ils lui rendaient un grand service — et c’est bien ce qu’ils font.

Je me souviens encore que lorsque le soleil a disparu derrière les maisons et que l’eau du canal est devenue sombre, l’Italien a apporté sur la table une glace en flammes.


Je n’ai plus soudain aucune certitude. Tout cela est-il vrai ? Ce compartiment de train ? Ce Noir du Gabon ou du Cameroun assis en face de moi ? Ces gens qui déterraient des oignons de tulipe, agenouillés dans un champ plat et sans limites ? Cette vieille femme, vêtue d’une robe de coton bariolée, allant d’un pas pressé derrière sa ferme, le dos voûté, pour couper dans le jardin des fanes d’oignon en prévision du repas, ou pour voir si les poules n’étaient pas en train de faire des bêtises ? Les ai-je vraiment vus ?

N’étais-je pas plutôt parmi eux ? À genoux moi aussi dans ce champ, grattant avec mes ongles la terre poudroyante pendant que le soleil me fouettait ?


Le premier paysage dont je me souvienne, celui qui, à tout moment, peut me servir à prouver que j’ai vécu, n’est pas à proprement parler un paysage, mais un ciel, un petit bout de ciel dans le cadre d’une fenêtre, avec des cimes de sapins et des branches de pins.

Nous sommes à table, ma grand-mère et moi, nous mangeons. La fenêtre de la cuisine est si haute et le trottoir passe si près du mur qu’en étant assis à table on ne voit pas les gens qui passent devant l’immeuble, bien que nous habitions au rez-de-chaussée. De temps en temps, ma grand mère s’inquiète : « Qui vient de passer ? » Il lui semble que quelqu’un est passé dans la rue, se dirigeant soit « vers l’avenue de l’Amitié », soit « vers le magasin de légumes », mais elle n’a pas pu tendre le cou suffisamment vite pour voir de qui il s’agissait. Je dois alors me lever d’un bond et regarder : « C’était madame Klauberk, grand-mère. » (Ma grand-mère commente alors : ah bon, la vieille Klauperk, mais moi je ne dois pas dire ainsi, même si je le pense ; sur sa boîte aux lettres est écrit en réalité : « Senny Glauberg ».) Ou madame Kala. Selon moi, madame Kala est une vraie dame, car elle porte une veste avec un col en renard argenté. Des années plus tard, la gangrène attaquera sa jambe et on racontera qu’elle reste assise dans sa chaise roulante, qu’elle boit parce que « Ça fait mal » et que son appartement sent très mauvais.

Si ce n’est ni la vieille Klauberk ni madame Kala, alors c’est la Russe d’à côté, ou un inconnu. Ou à la rigueur la folle Milvi, qui est épileptique et peut entrer chez nous pour crier que demain ce sont les Rameaux — mais il vaut mieux qu’elle n’entre pas, car d’après ma grand-mère elle est capable de tomber soudain par terre dans la cuisine et de se mettre à baver de la mousse. C’est un spectacle auquel j’aimerais bien assister. À part ça, Milvi ne m’intéresse guère. Je l’ai déjà vue plusieurs fois et elle était toujours pareille : de grosses joues et d’épais cheveux bruns.

Le ciel que l’on voit depuis la fenêtre de la cuisine, lui, n’est jamais le même.

Parfois, ma grand-mère pose sa cuillère et dit : « Mais qu’est-ce que tu vois au juste là-bas ? Qu’est-ce que c’est que cette manie de regarder comme ça par la fenêtre pendant le repas ? Mange maintenant, ça va refroidir et après tu n’en voudras plus. »

Que voyais-je là-bas ? Il me semble y avoir aperçu tous les visages et tous les paysages de ma vie. Je n’ai fait ensuite que les revoir et les reconnaître. La nourriture est déjà froide depuis longtemps et bonne à jeter, mais plus personne n’est là pour me le rappeler, c’est pourquoi je continue, comme si j’avais encore quelque chose à voir ou à attendre.


Je n’ai pas non plus poussé Franz sous un tram. Cela aurait pourtant été facile, car les tramways d’Amsterdam n’ont rien à voir avec ceux qui brinqueballent naïvement dans ma ville natale. Aussi fantômatiques que les cyclistes, ils surgissent en silence au coin de la rue, font sonner leur cloche au dernier moment et franchissent le pont à vive allure comme si de rien n’était.

La nuit, je me réveillais dans notre chambre d’hôtel. J’écoutais Franz gémir et grincer des dents dans son sommeil. Je savais que j’aurais dû avoir pitié de lui, qu’il aurait suffi que je lui prenne la main pour qu’il se calme, mais je n’y arrivais jamais, car sa souffrance inconsciente me répugnait comme si c’était la mienne. Le dégoût m’empêchait de me rendormir. Dehors, le jour commençait à se lever. Les merles se mettaient à chanter dans les arbres qui bordaient le canal. Chaque fois, quelqu’un aboyait dans la rue en néerlandais, j’entendais un rire sur le pont et un chuchotis juste sous la fenêtre.

La première cloche de tram annonçait le début de la journée. Le soleil apparaissait. Alors seulement le silence se faisait. Même Franz n’émettait plus le moindre son. J’étais soudain d’accord pour tout lui pardonner. Mon dégoût s’effaçait et le sommeil venait le remplacer.


Que me reste-t-il encore en mémoire ? Le bateau pour touristes qui glissait sur l’eau sombre du canal, ou plutôt cette eau qui glissait le long des flancs du bateau, et les curieuses maisons qui passaient de part et d’autre en procession solennelle, les toits bordés de statues fantasmagoriques : monstres ou divinités de marbre qu’éclairait encore la lueur du ciel.

Soudain, le bateau a débouché sur la mer, les vagues se sont mises à battre contre la coque et les statues des divinités ont cédé la place à un vaste ciel sauvage. Une grosse vague est arrivée et nous a emportés dans le monde sous-marin où nous nous trouvons aujourd’hui.

À moins qu’il n’y ait ici personne d’autre ? Que la vague n’ait emporté que moi, me faisant disparaître dans le silence des profondeurs pendant que Franz et les autres passagers continuaient de tanguer à la surface ? À moins qu’au contraire ce ne soit lui qui ait abandonné ce monde en se précipitant dans l’abîme ?

Où ai-je donc trouvé l’idée que Franz existait en tant qu’homme ? Peut-être était-ce une créature sous-marine ? À Strasbourg aussi il y a des canaux, et ils doivent être reliés d’une manière ou d’une autre à ceux d’Amsterdam, car j’ai vu là-bas un bateau dont le port d’attache était Strasbourg. Peut-être Franz a-t-il décidé de rentrer directement chez lui ?

Mais non, c’était plutôt une créature aérienne engendrée par l’air conditionné du Palais de l’Europe, car c’est là qu’il est apparu devant moi, m’a tendu sa carte de visite et a insisté pour que je l’appelle à Paris un week-end, quand il s’y trouvait. À vrai dire, je l’avais déjà vu pendant toute une semaine. Il présidait un séminaire destiné aux traducteurs d’Europe orientale, auquel j’assistais en luttant contre le sommeil, l’étouffement et les accès de transpiration, craignant de ne jamais pouvoir sortir de ce terrible mausolée dans les couloirs duquel glissaient des fantômes cravatés, poissons de plastique dans le sirop irréel du pouvoir, endroits plus denses dans une dispersion absolue : il aurait suffi de casser l’aquarium, de briser la cloche de verre…

Franz lui-même était pour moi l’une de ces figures improbables dont l’apparition me semblait directement liée à l’air conditionné, ce gaz corrosif qui dissout lentement toute la réalité de la chair. Si je l’avais rencontré dans la rue, j’aurais sans doute pris peur, comme si j’avais rencontré un fantôme. Mais j’ai fourré sa carte de visite dans ma poche, et il lui a poussé des os et des tendons, que j’ai dû apprendre à connaître à travers sa peau et sa chair, comme à un cours d’anatomie, pour découvrir avec étonnement qu’un Européen, un de ces esprits parfaits qui flottent ici autour de moi, n’est en réalité qu’une banale et misérable créature vivante.

Et qu’un jour il cesse même d’être cela : il n’est plus qu’un peu d’encre dans le journal du matin, qu’on jettera le soir à la poubelle.


Aujourd’hui, j’ai paressé au lit toute la matinée, en fumant et en me demandant quel genre de vêtements je voudrais avoir. Dehors, le temps était froid et gris, le vent soufflait, les branches des frênes bougeaient derrière la vitre. La pièce était plongée dans la pénombre. J’aime cet endroit, cet hôtel ou cette pension. C’est un lieu où l’on pourrait disparaître, où je me sens  comme à la fin du monde. Figure-toi qu’il y a dans ma chambre une commode en acajou, et que le lit sur lequel je me trouve est aussi en acajou, avec un dossier et des boutons. Cette chambre pourrait appartenir au dix-neuvième siècle, et moi aussi je pourrais lui appartenir. J’espère que le dix-neuvième siècle arrivera bientôt, qu’il ne me reste plus beaucoup à attendre.

J’ai d’abord pensé à des vêtements de cette époque, mais les seuls qui me sont venus à l’esprit sont ceux que j’ai vus hier au cinéma. Sous sa robe, la femme brune portait une carcasse faite de tiges rigides. Il y avait aussi tout un système de jupons et de corsages, et je ne sais quoi encore. Cela lui prenait un temps infini pour se débarrasser de tout ça. À un moment donné, pour fuir un homme qui la poursuivait, elle devait ramper dans la boue, entre des lianes, avec tous ces vêtements et cette armature !

Alors je me suis imaginé des vêtements d’été modernes. Il y aurait du bleu-vert pastel avec des boutons rouge corail et de la soie de la même couleur : du lin pastel et de la soie incandescente, sanglante, brodée de fleurs vénéneuses. Toujours de la soie et du lin, du lin et de la soie ! Il pourrait y avoir aussi des lunettes de soleil. Eau de toilette : Le Globe. Évidemment, ce n’est pas le dernier parfum à la mode, mais il évoque à la fois l’odeur du cyprès et celle de la rhubarbe. Avec tout cela, il pourrait y avoir aussi un type avec des lunettes de soleil, des lèvres égoïstes et sensuelles, qui conduirait avec arrogance sa voiture de sport argentée. Je me laisserais conduire au festival de Cannes et le quitterais sur le champ, malgré ses suppliques et ses implorations, car il y aurait là-bas de plus gros poissons à pêcher.

Malheureusement, le festival s’est terminé hier, je l’ai manqué, et sans cela le reste a-t-il encore un sens ? Le film que j’ai vu hier, La leçon de piano, a obtenu là-bas la première place ou quelque chose d’approchant. À la fin, le piano se retrouve au fond de la mer, dans le silence absolu. Cela m’a rappelé Franz, ou moi-même, tout au fond de l’eau, dans le silence absolu. Et dans le noir.

À vrai dire, Franz m’a acheté une chemise de soie gris argenté — une couleur à la mode —, mais je ne l’aime pas beaucoup. C’est un article de supermarché, banal et d’un prix modéré. Au début, tout ce que je voyais ici dans les vitrines me paraissait beau. Maintenant, j’ai compris que presque tout est de la pacotille tout juste bonne pour la poubelle. Dans les vitrines de la rue Saint-Honoré, on voit parfois quelques beaux vêtements, mais une veste coûte une véritable fortune, alors je ne désire plus rien. Plutôt m’habiller de toile de jute ou de vieilles guenilles fabriquées par « Baltika ». Ce que je veux éviter à tout prix, c’est de ressembler à ces Européens de l’Est que je vois ici, qui se sont acheté des horreurs sur le boulevard Saint-Michel et se pavanent avec elles comme s’ils étaient arrivés au septième ciel ! Même s’ils mettaient la main sur un prince du pétrole arabe ou sur une juive russe émigrée vieille et riche qui les habille de la tête aux pieds chez Versace ou Rabanne, je les reconnaîtrais encore, car ils ne sauraient pas porter ces vêtements, quelque chose les trahirait, toujours ! Comme moi.

Alors je me suis imaginé une tenue complètement folle. Tout d’abord, je me raserais le crâne et me mettrais sur la tête une grosse perruque rouge vif.  Sur le nez : de petites lunettes rondes à monture dorée. Veste et pantalon seraient en velours vert foncé. Je me vernirais également en vert foncé l’ongle de l’index et porterais au doigt un anneau d’or avec une émeraude. Le col de ma chemise violet foncé serait fermé par une araignée d’or avec un brillant. Mes pieds seraient chaussés de bottes à boutons dorés. Je ne sortirais pas pendant la journée. Le soir, j’irais m’asseoir au troisième rang à l’Opéra, solitaire, et je bâillerais d’un air méprisant. Au milieu de la représentation, je m’en irais pour retrouver dans le métro mon bien-aimé, un drogué squelettique avec de grands yeux noirs qui aurait certainement le sida, mais cela nous serait égal et nous nous piquerions allègrement avec la même seringue.

J’ai encore imaginé un vêtement pratique pour le cas où j’aurais vécu avec Franz comme il le voulait. Je l’aurais porté dans la cuisine sacrée. La machine à laver automatique l’aurait lavé continuellement jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui, et un beau jour j’aurais dû aller à poil acheter des bananes au marché.


Quand tu me téléphones, tu dis toujours à la fin : « Je t’embrasse », sauf évidemment si D. est dans les parages. Tu dis cela sur un tel ton qu’on dirait que tu m’embrasses réellement et c’est même mieux qu’un véritable baiser. Je n’attache pas beaucoup d’importance aux baisers, mais savoir dire cela ainsi n’est pas à la portée de tout le monde. Je m’étonne de ne pas éprouver de jalousie pour D., que je ne connais pas et ne veux pas connaître. Peut-être que je ne t’aime pas, c’est tout à fait possible. Dans ce cas, j’aime ce non-amour. Je veux te parler. Je le fais. Et en le faisant j’ai l’impression de m’éloigner tout doucement du monde des hommes. Beaucoup de choses me paraissent déjà minuscules et indifférentes. Je m’étonne même d’avoir pu leur accorder une telle importance. Hier, tu m’as dit au téléphone : « Je suis nul ». Et je t’ai répondu : « J’adore ta nullité, Angelo ». Je t’ai dit que c’était ce qu’il pouvait y avoir de mieux. Après cela nous sommes restés au moins une minute sans dire un mot. Même notre respiration n’était pas audible. Comme si les mots s’étaient réalisés et qu’à chaque bout du fil il y avait eu un rien. Peux-tu t’imaginer un Français qui resterait une minute silencieux au téléphone ?

Angelo, j’adore ce rien que tu es. Si tu savais comme ils me fatiguent, comme ils m’écœurent, tous ces gens qui sont quelque chose !


Souviens-toi, je t’ai dit au téléphone que j’avais fait un tour au musée. Oui, après avoir imaginé tous ces accoutrements et fumé jusqu’à en avoir la nausée, j’ai abandonné mon lit (ma grand-mère me disait toujours : « Ne traîne pas au lit ! ») et j’ai commencé à m’activer. J’ai pris une douche. J’ai enfilé cette chemise de soie gris argenté. Elle n’est pas si mal finalement. Ce qui irait bien avec elle, ce seraient des perles violet foncé comme on en porte aujourd’hui, surtout sur un léger bronzage. J’ai pris des bains de soleil dans le parc Montsouris, au bord de l’étang. Il y a là d’autres corps, d’autres chairs, dans l’étreinte de l’air humide et chaud. Il m’arrive de ne plus savoir ce qui m’enchante le plus à cet endroit, des coureurs solitaires ou de l’arbre en fleurs devant lequel ils passent.

J’ai ensuite hésité un long moment pour savoir si je prendrais ma sacoche vert foncé à fermeture dorée, comme quelqu’un de terriblement sérieux qui va à la bibliothèque prendre des notes pour sa thèse, ou si je partirais les mains vides comme une personne libre et indépendante (« Mais ma soirée est déjà prise, n’allez pas vous imaginer des choses ! »). La sacoche est un cadeau de Franz. Il n’avait pas si mauvais goût — plutôt un peu trop bon !

Dans cette ville, d’une façon ou d’une autre, tout le monde s’affiche pour être regardé, à l’exception de quelques-uns qui viennent de la réalité, comme toi, Angelo — mais ce sont eux qu’on regarde le plus. Un jour, en arborant ton sourire tranquille et vicieux, tu m’as conseillé de me distraire en faisant un peu de voyeurisme.

« Les Parisiens sont tous un peu voyeuristes », as-tu dit.

Il n’était pas nécessaire de me le conseiller : c’est ce que je fais depuis les premières heures passées ici. Le métro est un endroit particulièrement propice pour cultiver cette marotte. Tout le monde s’épie mutuellement, quand la voiture n’est pas trop pleine, car une certaine distance est nécessaire. Hier, dans la rame qui me conduisait chez moi, je me trouvais en face d’un jeune cadre très bien habillé, un garçon assez grand avec des cheveux ondulés, des yeux frondeurs et des lèvres charnues que j’aurais volontiers embrassées. Je l’ai regardé dans les yeux d’un air faussement distrait. Il a tourné la tête, tordu le cou, touché des lèvres l’épaule de sa veste vert clair en cachemire et y a cueilli d’un mouvement rapide de la langue une poussière inexistante, exactement comme l’aurait fait un animal, un chien ou un chat. Il est descendu au même arrêt que moi et s’est engouffré dans un immeuble à bureaux, sa serviette à la main.

J’ai donc enfilé mes vêtements (laissant finalement ma sacoche, mais emportant à la place de légères chemises cartonnées noires, susceptibles de dissimuler des documents importants) pour me rendre au musée.

Au musée ! Je ne sais pas d’où m’est venue cette impulsion soudaine. Après tout, j’ai le droit d’entrer gratuitement, pourquoi ne pas en profiter ?  Je ne prise pourtant guère ce genre d’endroit. D’après moi, ce sont les mêmes tableaux qui sont accrochés dans tous les musées du monde, et à vue d’œil il y en a toujours beaucoup trop. Les musées me paraissent aussi horribles que les centres commerciaux. La seule différence est que dans les musées on n’achète pas, ce qui n’empêche pas certains touristes de faire preuve au Louvre, avec leurs appareils photo, de la même frénésie qu’en faisant leurs achats au centre Leclerc : que prendre ? que laisser ?

On y rencontre pourtant aussi des gens tranquilles, que l’on peut observer librement pendant qu’ils examinent les tableaux. En général, on y trouve également quelques renfoncements de fenêtre inattendus, où il est agréable de s’asseoir un instant et de regarder dehors. En fin de compte, les musées ne sont pas des endroits si déplaisants, on peut bien les fréquenter.

À Amsterdam, avec Franz, nous sommes allés aussi au musée. Je me souviens d’un tableau contemporain : une grande toile entièrement couverte de feu rouge, et au centre de ce feu, peint de façon très réaliste, un lièvre qui fuit, en proie à une peur panique, poursuivi par un homme aux yeux écarquillés qui brandit un couteau. Le tableau s’appelait : « Rabbit for dinner ». Franz n’a pas compris pourquoi j’ai éclaté de rire. Je n’arrivais plus à m’arrêter, si bien que nous avons dû sortir du musée. Il me semble qu’il me l’a reproché : c’était bien la peine d’acheter des billets !

Hier, j’ai donc pris le chemin du Louvre. Original, non ? J’y ai déambulé un certain temps, puis j’ai commencé à me lasser. Il y avait là un nombre infini de panneaux classiques du dix-septième siècle : beaucoup de corps, de visages et de mouvement, mais en réalité il ne se passe rien, comme dans la rue ou dans les vidéoclips, que je regarde d’ailleurs avec plaisir quand j’en ai l’occasion.

Je commençais déjà à chercher le moyen de sortir (ce n’est pas si simple, on peut facilement se retrouver pris au piège, comme dans les grands magasins), lorsque j’ai soudain remarqué un visage familier.

Tu connais peut-être ce tableau de Watteau, le « Gilles » ou le « Pierrot ». Pour moi, c’est un souvenir d’une époque très lointaine : une reproduction de ce tableau figurait dans un « Calendrier artistique des enfants ». Elle est restée accrochée pendant tout un mois au mur de notre appartement. J’allais déjà au collège et j’avais le droit d’accrocher mon calendrier au-dessus de mon bureau. Ma grand-mère ne supportait pas cette image, mais elle était déjà trop malade et mal en point pour imposer son pouvoir, même s’il est probable que je lui aurais obéi et que j’aurais tourné la page, comme si le mois d’août n’avait pas existé (il me semble que Gilles était l’image du mois d’août). Elle se contentait de maugréer : « Peuh, qu’est-ce qu’il attend comme ça, debout, les bras ballants ! Et qu’est-ce que c’est que cette bête qui regarde, là, en bas, comme un sanglier ? Ça ne vaut rien du tout cette image ! »

Moi, j’éprouvais depuis le début une grande sympathie pour ce Gilles. Nous étions comme des conspirateurs. Et cet animal qui ressemblait à un sanglier, j’aurais voulu pouvoir le consoler : il avait une expression d’une tristesse infinie, je rêvais même de lui la nuit.

Hier, debout dans cette salle de musée, j’attendais que la meute de touristes allemands se disperse. Le guide leur expliquait quelque chose, indiquant même avec une baguette différents détails du tableau. Je me demandais ce qu’il pouvait bien leur dire. Peut-être leur révélait-il la signification de tout cela ? Ils savaient tout et moi je ne sais toujours rien. Je ne connais la signification de rien. Il y avait là aussi toute une série de petits tableaux étranges de Watteau, caractérisés par une certaine forme de laideur et une atmosphère surnaturelle. L’un d’eux avait pour titre « L’indifférent » : un être qui flottait à demi dans les airs, avec sur le visage une expression insaisissable et fuyante. Je sais que des traités entiers ont été écrits au sujet de ce tableau. Je sais en réalité un certain nombre de choses.

Enfin, j’ai pu regarder tranquillement le « Gilles ». Je ne ressentais à vrai dire pas grand-chose. J’avais atteint une destination J’avais quitté un immeuble préfabriqué, un appartement où flottait l’odeur désagréable des médicaments de ma grand-mère — car on n’avait même pas le droit d’ouvrir le vasistas —, pour venir dans cette ville, devant ce tableau dont une reproduction avait été accrochée quelque temps sur un mur de cet appartement. Là-bas, à l’époque, j’aurais vraiment voulu m’enfuir à Paris. J’imaginais que je me promenais sur les boulevards, que je m’asseyais dans les cafés, que je souriais aux gens, qu’eux aussi me souriaient et que personne ne parvenait à me retrouver, ni ma grand-mère, ni mes professeurs, ni ma propre vie. Aujourd’hui je suis là, dans cette ville hostile et pleine de touristes, je souffre de la chaleur, je reste au lit toute la matinée dans mon antre et je ne sais plus de quoi rêver. Je ne veux plus faire l’effort de rêver à quelque chose. Et je n’ai réussi à me débarrasser de rien, tout est resté avec moi : ma vie, ma grand-mère, l’appartement renfermé de mon enfance — absolument tout.

J’éprouve pourtant un sentiment de légèreté parce que je n’ai plus besoin de rêver de quelque chose, par exemple que quelqu’un m’aime. Il fut un temps où j’en rêvais de façon insensée, où je ne désirais rien d’autre. Et qu’était-ce en définitive ? Rien que de la misère et du malheur, comme aurait dit ma grand-mère. Je lui donne peu à peu raison sur toujours plus de points. 

Oh, Angelo, si seulement c’était possible ! Si je pouvais vraiment rester debout comme Gilles, avec le même silence et le même désespoir, les bras ballants le long du corps, les yeux grands ouverts. Si rien ne se rebellait ni ne s’agitait plus en moi. Si ce cri terrible et muet ne cherchait pas sans cesse à sortir du plus profond de moi.

Si j’avais vraiment pu rester là, à regarder avec une indifférence absolue ce tableau qui était jadis accroché au mur dans l’appartement de ma grand-mère, si je n’avais pas fermé les yeux parce que je ne pouvais plus supporter tout cela, exactement comme là-bas, il y a cent ans, encore et toujours là-bas, dans un cabinet de l’école où j’avais trouvé asile pendant un cours : j’avais fermé la porte derrière moi, mis le crochet, et pressé mon visage muet contre le contreplaqué badigeonné de peinture verte. Je suis là dans la puanteur. Je ne fais aucun bruit. Je griffe la porte couverte d’insanités sans savoir exactement pourquoi, pour ma mauvaise note en rédaction, pour l’animal étrange qui ressemble à un sanglier, pour ma chair terrifiante, pour ma grand-mère qui va bientôt mourir, pour mes membres disgrâcieux qui devront un jour prendre forme et devenir désirables — et c’est encore cela le plus triste : que je doive devenir adulte, faire tout ce que font les adultes — trahir, tuer, oublier — en continuant de pleurer dans les toilettes puantes de l’école, au bout du couloir, à la fin du monde.


Comme tu le sais, je ne suis pas ici pour rester au lit, me promener dans les musées et t’écrire des lettres que je n’envoie pas. Je suis ici pour aller à la bibliothèque, lire la poésie française de l’après-guerre, composer une anthologie et la traduire dans une langue dans laquelle ces poèmes sont impossibles à traduire. Une organisation internationale m’a attribué une bourse pour cela, au titre de l’intégration culturelle de l’Europe orientale. Et j’ai consacré du temps à ce travail. J’ai fréquenté la bibliothèque. J’ai essayé de m’intégrer. J’ai regardé le plafond (en réalité, à Beaubourg, il n’y a pas de plafond mais des tuyaux). J’ai observé les gens. Et aussi lu des poèmes. Après la guerre, on a écrit ici de la poésie au kilomètre, et on l’a imprimée sur du beau papier bien épais. Une poésie médiocre, absurde, un simple bavardage que personne ne lit plus depuis longtemps. À part moi et peut-être quelques autres qui sont payés pour ça.

Il y a pourtant dans tout cela quelques lignes réussies. Peut-être toute cette production n’est-elle là que pour dissimuler ces quelques bons vers, pour qu’ils ne soient pas trop faciles à trouver.

Franz ne comprenait pas que je puisse juger cette activité absurde. Ce n’était pas absurde, on me payait pour cela. C’était mon travail. Lui, Franz, avait travaillé dur toute sa vie ; il avait lu Nietzsche, Kirkegaard, Foucault et bien d’autres ; il avait parlé à ses étudiants de l’inexplicabilité et de l’absurdité du monde, pour qu’ils avancent dans la vie. C’était son travail et il avait dû le faire consciencieusement, sans quoi il ne serait pas allé aussi loin, il ne serait pas devenu professeur et n’aurait pas eu le salaire qu’il avait. Plus tard, j’ai appris à utiliser ce culte du travail. J’ouvrais les œuvres complètes d’un poète, tournais les pages et faisais semblant de lire. Pendant ce temps je savais qu’il ne me dérangerait pas et que je pourrais me laisser aller au fil de mes pensées.

Honneur au travail ! Ce slogan était inscrit sur le mur d’une usine que je voyais tous les matins en allant à l’école, depuis le trolleybus, manquant d’étouffer entre deux grosses mémères. Cette inscription doit toujours être là aujourd’hui, car elle avait été écrite dans le mur avec des briques lorsqu’on avait construit l’usine.

Aujourd’hui, à la bibliothèque, j’avais pour voisine une femme maigre à lunettes, très bien habillée, âgée d’une quarantaine d’années. Sourcils froncés, lèvres serrées, elle lisait Kafka en prenant des notes. Son stylo-bille courait à toute allure sur le papier blanc. Les feuilles se remplissaient les unes après les autres de notes clairement subdivisées, écrites d’une belle écriture. Elle travaillait à sa thèse. Je n’ai pas remarqué le moindre changement d’expression, ne l’ai pas vue relever une seule fois les yeux.  À six heures, elle a regardé sa montre, a remballé son Kafka et s’en est allée. La journée de travail était finie.

Bien sûr, tout le monde n’est pas aussi studieux à la bibliothèque. Aujourd’hui, en face de cette lectrice de Kafka, était assise une fille qui regardait autour d’elle en se rongeant les ongles, une expression furieuse sur le visage. Elle a posé la tête sur la table, a fermé les yeux et a poussé un soupir déchirant. J’ai constaté ensuite, en jetant un coup d’œil sur ses livres, qu’il ne s’agissait pas d’une Française mais d’une Russe.

Ah, comme j’aime les beaux emballages, les rues propres et le confort ! J’aime ce monde, ici. J’aimais aussi Franz et sa pieuse ardeur au travail. Mais je voudrais que sous mon inconcevable veste de velours vert foncé soit cachée une petite bombe, que j’oublierais sous mon fauteuil en quittant l’Opéra au milieu du spectacle. L’explosion serait particulièrement meurtrière.

Non, en réalité je ne veux faire de mal à personne. Je ne veux pas que quelqu’un souffre. Je voudrais que tout cela disparaisse sans douleur, que tout se dissipe dans l’air, les marchandises dans les grands magasins, les tableaux dans les musées, la foule qui entre et sort, que tout se dissipe comme un néant, et moi aussi avec ce néant.

En fait, c’est une bonne chose que j’aie ces vieillards, ces poètes de l’après-guerre. La plupart d’entre eux, quand ils ne sont pas morts, sont des petits vieux d’un âge vénérable qui restent assis au milieu de leurs livres et passent leur temps à écrire, défiant les maladies de la prostate et publiant chaque année un nouveau recueil de poèmes. Jusqu’à ce que la mort les emporte à leur tour. J’ai d’ailleurs remarqué que, jeunes, ils écrivaient sans cesse sur la mort, mais qu’aujourd’hui ils n’en parlent plus. Pas un mot non plus, dans leurs poèmes, au sujet de la prostate, de la rate ou de l’artériosclérose, sources de leurs tourments.

Ils m’aident pourtant à passer le temps. Je vais à la bibliothèque et je bois du poison séché à leurs lèvres de vieillards. Je tends l’oreille pour entendre le chuchotement des morts.

Et j’entends parfois quelque chose qui me réconforte, qui dénoue un peu cette laisse qui n’en finit pas de me cisailler le cou, par exemple ces vers : 

     et des guitares hébétées

     se couchent tard

     entre l’amour et l’amitié.

Ces vers que je t’envoie, Angelo, en guise de baiser du soir, car il est vraiment tard et il fait nuit noire.


Dimanche. Aujourd’hui, il n’y a pas de courrier. Ce n’est pas la peine de descendre aux boîtes aux lettres. Je n’ai rien à attendre, rien de rien, pas même le relevé de mon compte à la Société Générale.

D’habitude, je descends voir les boîtes aux lettres plusieurs fois par jour. Elles ont des portes vitrées, de sorte que je vois depuis l’escalier que ma boîte est vide, mais je vais tout de même y coller mon nez pour m’en convaincre : rien. Puis un beau jour, il y a tout un paquet de lettres : de ma mère, d’un ami, de celui dont les mains s’activaient autrefois mystérieusement au-dessus du révélateur et dont je ne reconnais pas l’écriture, que j’ai même complètement oublié, bien que je lui aie apparemment envoyé une carte d’ici, car comment aurait-il eu mon adresse autrement ? Pour quelque raison, les lettres préfèrent arriver toutes en même temps. Dieu ne supporte pas la répartition régulière : même son Esprit, il l’a déversé d’un seul coup sur tous ses disciples.

Sous le paquet, il y a encore une épaisse enveloppe, une longue et curieuse lettre de toi, Angelo, que je ne cesse de lire et de relire sans jamais m’en lasser : c’est l’avantage des lettres que l’on n’a jamais reçues.

Boîtes aux lettres… Qui connaît mieux que moi cette délicieuse excitation qui fait trembler les doigts pendant qu’ils ouvrent lentement la boîte aux lettres, ce tabernacle du péché ?

Je dois à présent te décrire un autre paysage. Cette fois, ce n’est ni un ciel ni une prairie, mais un chemin qui mène à des boîtes aux lettres en passant sur une petite éminence nue, entre des érables et au-dessous du ciel.

J’ai déjà évoqué plusieurs fois ces mains qui faisaient apparaître comme par magie les contours des corps et des objets sur le papier blanc, dans le révélateur toxique, et dont je ne reconnais plus aujourd’hui l’écriture. Ces mains, dont mes yeux ne perdaient pas un mouvement dans cette obscurité lointaine aujourd’hui disparue, étaient celles d’un jeune pasteur ; oui, un homme en habit noir ! Tu comprends maintenant mes allusions inactuelles, mon éloquence de prédicateur parfois : tout cela vient de lui, de là-bas, de ce temps, de ce siècle disparu dans lequel je vivais et qui est peut-être devenu mon véritable foyer.

C’est là, cher Angelo, qu’a commencé mon aventure religieuse. Cela te paraît évidemment impensable (aventure religieuse ! perte de foi !) et ça l’est en effet, du moins ici, dans ce monde qui a pris une forme que l’on ne peut plus contester, mais là-bas c’était pensable, et même possible : dans cette époque pareille à un bloc de glace, dans ce pays de derrière le tas de bois, d’ou j’ai fini par m’enfuir.

Je ne peux pas passer cela sous silence, car c’est une partie de mon crime, car c’est de là que partent les traces qui conduisent aux boîtes aux lettres, sur ce chemin qui passe entre les érables et dont j’ai promis de te parler.

Je me souviens que l’église était froide, sombre et vide lorsque j’y ai pénétré. Dehors, c’était le printemps et à l’intérieur il faisait froid comme dans une tombe. Cette tombe cependant n’était pas totalement vide : sur les bancs du milieu étaient recroquevillées quelques formes enveloppées dans des châles. Elles étaient cachées par les hauts dossiers, c’est pourquoi je ne les avais pas remarquées tout de suite. Étaient-elles endormies ? mortes ? Non, elles se sont mises à bouger, car quelqu’un là-haut a remué, un homme qui était à genoux dans la chaire est apparu et a dit d’une voix un peu caverneuse : « Écoutez la parole de Dieu… »

Un visage osseux tourmenté par l’hiver, une robe au col trop large pour ce cou souple de petit garçon, et cette voix sépulcrale, comme celle de quelqu’un qui s’exerce à parler, seul devant un miroir. D’ailleurs, il parlait bien seul, il s’adressait à des morts dont les bancs étaient vides et à ces quelques vivants dont l’oreille émoussée ne captait plus le gazouillis des voix terrestres, à ceux qui là-bas tournaient les pages de leur psautier mais ne faisaient plus le moindre effort pour entendre le grincement de l’orgue déglingué, car dans leurs oreilles résonnait déjà le chant de la terre, la rumeur séduisante du sable léger.

C’est alors que l’homme debout dans la chaire a remarqué ma présence : un être vivant venu de l’extérieur s’était introduit dans son tombeau glacial. Cela lui a fait perdre le fil de son sermon.

Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que je me retrouve dans le noir, derrière son dos, à respirer l’odeur de sa sueur ecclésiastique et à scruter par-dessus son épaule le bain de révélateur, en attendant fiévreusement un miracle, les contours d’un miracle qui allaient apparaître sous ses mains.

Tu vois, Angelo, j’ai tout mélangé depuis le début : j’ai aimé les mains d’un homme comme celles de Dieu ; j’ai attendu d’elles un amour qui n’était pas humain. Je savais pourtant que je frappais à la porte de l’impossible, que c’est une porte que l’on n’ouvre jamais, que la frontière est sûre, même si l’on voit au-delà, et que le miracle ne se produirait pas. Mais j’étais sous le charme de cette solitude, de cette dévotion absurde qui l’entourait dans cette église glaciale, dans ce siècle abandonné, déserté depuis longtemps par tous ceux qui avaient des jambes pour s’enfuir.

Et puis nous parlions, du moins je parlais. J’avais besoin de quelqu’un qui m’écoute. En vérité, je ne me souviens pas qu’il ait jamais dit quelque chose. Existait-il seulement ? Oui pourtant, il marchait à mes côtés et m’écoutait cet été-là, et même plus tard, quand je marchais solitaire entre les érables, sous le ciel, vers les boîtes aux lettres dont j’attendais une révélation, l’annonce de mon salut.

Je revois aujourd’hui ces années comme les plus belles de ma vie. Je me croyais la proie d’un malheur parfait et j’avais le temps de me consacrer à ce malheur. Je n’avais pas beaucoup d’obligations. J’ai dû, bien sûr, renoncer à mon poste à l’école, car j’avais visité trop souvent cette grotte aux parois de pierre humides, cet antre qui abritait des vices inimaginables. C’était encore ainsi à l’époque. Mais je n’attendais rien du monde. Il me suffisait de pouvoir savourer mon malheur. En quittant le bureau du fonctionnaire, j’éprouvais le sentiment de triomphe des martyrs. Comme ceux qui, par amour, se retirent dans un monastère, j’ai emménagé dans un presbytère abandonné au fond d’un trou perdu. Les murs de pierres étaient humides et froids même en été, mais ils ne parvenaient pas à faire passer ma fièvre. Je devais me retirer aussi loin que possible, en un lieu isolé, pour dresser contre le refus du monde le refus de moi-même, me tenir à distance de ces mains qui changeaient l’eau en images et le vin en sang. Car ce n’était que dans l’éloignement que ma fièvre pourrait atteindre son sommet. Cette fièvre, je la transformais en mots, en missives balbutiantes mais enflammées que j’écrivais depuis ce presbytère abandonné, depuis ce siècle que l’on avait déclaré vide longtemps auparavant.

Ces lettres étaient pour moi un délicieux sacrifice et un moyen de me venger du monde, qui me répondait toujours par le silence ; elles étaient pleines du poison de la jalousie. Car tout attisait ma jalousie : ses livres, ses vêtements sacerdotaux, le Christ en bois dont il regardait les pieds misérables avec tant de ferveur, et même ces vieilles décrépites entre les lèvres desquelles il fourrait les hosties le Jeudi Saint — petits disques minces et fades dont le goût farineux m’excite depuis ce temps comme celui du sperme. J’aurais voulu les remplacer tous. J’aurais voulu qu’il n’y ait plus que moi pour goûter ce pain désespéré qui n’avait pas fermenté !

C’est ainsi que j’ai découvert la boîte aux lettres, ce coffret magique grâce auquel on pourrait aisément changer le monde en invention pure et simple. Dans la solitude de ma pièce vide, je pouvais coucher sur le papier tout ce que je voulais ; aucune force ne pouvait m’en empêcher. À la fin, je passais ma langue sur la bande de gomme de l’enveloppe, j’imprimais de la main le sceau du définitif sur ce nouveau mensonge exquis et portais ma lourde offrande sur l’autel — le comptoir du bureau de poste — en la tenant toujours jalousement dans ma main, sans jamais accepter l’entremise de quiconque, surtout pas celle du facteur, qui était un ivrogne et aurait pu perdre dans les broussailles ma précieuse missive. L’éventualité (tout à fait probable, compte tenu de la fonction de mon correspondant) que quelqu’un, dans un bureau, ouvre ces lettres et les lise ne me dérangeait pas ; cela accroissait plutôt mon excitation.

Chaque soir, j’accomplissais mon pélerinage auprès des boîtes aux lettres. Elles se trouvaient au bord de la route, à cinq cents mètres environ du presbytère.

Parfois, il répondait. Il envoyait de temps en temps une carte postale ou quelques lignes griffonnées sur un papier. Mais cela me suffisait, car la condition d’existence des dieux, ce sont les lettres que nous leur adressons, et non les réponses qu’ils nous font. Où est-il aujourd’hui, mon dieu de ce temps-là ? En Amérique, dit-on, mais l’on pourrait aussi bien dire qu’il est mort, car je ne lui écris plus depuis longtemps.

À présent, c’est à toi que j’écris, Angelo. Je dois refaire les gestes appris, avancer pas à pas sur le chemin que j’ai imaginé.

D’ailleurs, ne suis-je pas en train de confondre quelque chose ? Cela se passait il y a fort longtemps, à une distance infranchissable. Lui ai-je vraiment écrit ? Tout paraît trop vrai. Peut-être étions-nous en réalité unis par des liens conjugaux quand je regardais par-dessus son épaule ses mains qui tentaient de faire apparaître les contours du monde ? Ç’aurait été beaucoup plus naturel. Mais je ne sais pas comment cela aurait pu être possible. Comme disait ma grand-mère : « Ah, ces affaires de mariage ! va donc y comprendre quelque chose ! »

Dans ce mariage, aurais-je été mari ou femme ? Comment savoir ? Surtout avec les pasteurs et les prêtres. Que cachent-ils au juste sous leur habit, sous leur sage robe noire ?

Un jour, j’ai essayé sa robe en cachette dans la sacristie et j’ai touché ma peau sous le tissu. C’était excitant.

Quoi qu’il en soit, j’avais l’impression d’attendre un enfant de ces lettres, au milieu de l’été, en allant le soir près des boîtes aux lettres, quand au bord du chemin ruminaient paisiblement de grosses vaches pansues qui venaient d’être traites, quand une volupté absurde et douloureuse suintait des cumulus arrêtés au-dessus des aulnes et que les hirondelles me frôlaient les cheveux…

Ces visites aux boîtes aux lettres étaient les seuls moments de la journée où j’observais le ciel. Il me parlait de la beauté des vaines attentes, de la tristesse du long voyage.

En passant devant les érables, je les regardais. Ils étaient trois et faisaient entendre un bruissement lascif et lourd, quand l’automne ne leur avait pas tout volé. Certains soirs d’août, je m’arrêtais sous leur feuillage, dans le crépuscule tiède, et laissais ce bruissement me tomber sur la tête, pour en éprouver une douleur exquise.


Franz était un amant merveilleux. Je crois que c’est ainsi que l’on dit. En tout cas pas un endormi comme ceux de chez nous, dans le Nord. Avec lui, j’aimais cela à la folie — c’était même étonnant —, et après je le méprisais encore plus. Je ne sais pas pourquoi je le méprisais à ce point, peut-être à cause de ses expressions piteuses, ou de ses bras poilus.

Parfois, dans la rue ou dans le métro, je sens posé sur moi un regard sombre et torride de Latin et j’éprouve soudain l’envie d’être dans ces bras, de me serrer contre cette poitrine velue comme celle d’un animal. En général, je convoque alors sur mon visage une expression particulièrement austère et impénétrable, ou, mieux encore, je me cache derrière mes lunette des soleil. Je me suis fait faire chez Lissac des lunettes de soleil correctrices, car sinon je suis comme une poule aveugle. Je trouve cela formidable : je plonge mon regard dans ces yeux noirs et humides et je vois le regard de l’autre qui s’égare, devient impuissant, car il comprend que je le regarde mais il ne voit pas mes yeux. Puis je fais semblant de poursuivre ma lecture.

Hier, il m’est arrivé quelque chose. Je regardais des tableaux à l’Orangerie. Il y a là-bas quelques intérieurs de Matisse, dont un appellé « Le boudoir » : le soleil, par la fenêtre, a tant brillé dans cette pièce que celle-ci s’est peu à peu effacée, décolorée ; il ne reste plus que quelques traits bleu pâle et roses, presque rien, un souffle de vent qui soulève des rideaux à peine visibles. J’ai toujours envie d’être dans ces pièces de Matisse, d’être cette créature de lumière dépourvue de poids, celle qui se tient dans le boudoir près de la fenêtre, ou cette autre qui somnole, assise de trois quarts dans un fauteuil… Mais je t’ai déjà parlé de ce tableau. Je commence à me répéter — déjà !

J’éprouvais depuis le matin un bonheur sans cause. En sortant du métro, place de la Concorde, j’ai vu que l’averse était passée. La place était encore mouillée. L’eau coulait dans les caniveaux. Le soleil est sorti de derrière les nuages et les feuilles des tilleuls du jardin des Tuileries se sont mises à luire avec éclat. Leurs pousses sont déjà immensément longues : le printemps est fini. En descendant l’escalier pour aller vers la fontaine, je me suis dit que le monde était immense et infinis ses mystères. Infinis aussi les mystères qui m’habitent, tout ce qui peut encore venir au jour et se réaliser. Je voudrais qu’il y ait encore mille ans avant l’heure de ma mort.

Es-tu déjà allé au Tuileries ? et as-tu remarqué qu’il y a là des massifs étonnants ? Habituellement, on cultive dans les jardins publics des plantes charnues à grosses fleurs : roses, bégonias, fuchias, sauges (chaque été, vers la Saint-Jean, ma grand-mère apportait des bégonias au cimetière ; parfois, ils transitaient par l’appartement et je mangeais en secret leurs pétales acides gorgés de sève rouge), mais aux Tuileries il y a  des plantes sèches qui ressemblent à des mauvaises herbes : aconits, pavots, bleuets, gueules de loup, œillets, marguerites et autres fleurs du même genre, comme à la ferme d’Ernst — le demi-frère de ma grand-mère — près du mur de la véranda. Ces massifs sont certainement des vestiges conservés par erreur, originaires du même monde ancien et naïf que les tableaux de Renoir et de Matisse : du début du siècle, du dix-neuvième siècle, de mon monde à moi ! En plein centre de Paris, ils répandent leur parfum âcre qui donne envie de regarder autour de soi pour voir si par hasard les poules ne sont pas entrées dans le jardin, ce qui permettrait de leur courir après en toute impunité !

C’est alors que du côté de la place de la Concorde s’est levé un grand nuage noir (il faut couvrir les tas de foin ; on prend de grandes feuilles de plastique qui s’agitent et étincellent sous les derniers rayons du soleil, dans le ciel qui s’assombrit). Sortant du parc, j’ai trouvé refuge sous la colonnade de la rue de Rivoli d’où j’ai regardé la pluie et la grêle frapper les toits des voitures, le vent arracher au mur du Louvre une affiche noire et la faire s’envoler vers le ciel, comme un message de joie cruel !

Je me tenais devant la vitrine d’un antiquaire. En me retournant, j’ai vu à l’intérieur un homme et une femme qui achetaient quelque chose. Ils étaient jeunes et d’une élégance inimaginable, dans le style des années soixante. La femme, ou plutôt la fille, avait un visage de poupée innocent et poudré, une permanente, et sur le large revers de son tailleur qui lui enserrait étroitement la taille, elle portait une fleur en plastique avec de fausses pierres précieuses ; son pantalon était moulant sur les fesses et large d’en bas; elle riait de plaisir en dépensant l’argent de l’homme. Celui-ci, avec ses lunettes à montures noires, ressemblait à s’y méprendre à un enseignant de philosophie naïf de la Sorbonne, qui penche plutôt vers le maoïsme et aime en secret les plaisirs de la vie.

Dans ce magasin, tous les prix sont évidemment astronomiques, et j’ai pensé que ces gens, de l’autre côté de la vitre, se trouvaient à des milliers de lieues de moi et que j’étais pour eux une réalité aussi lointaine que cette réfugiée de guerre yougoslave accroupie dans la rue avec ses enfants, le dos appuyé contre une colonne. Et avoir conscience de cela n’a fait qu’accroître mon bonheur.


Mais je voulais te raconter une histoire, et non te décrire des platebandes et des humains. L’histoire, ou du moins quelque chose qui y ressemble, s’est déroulée seulement plus tard, après le jardin et l’averse. J’ai décidé d’aller dans un café, dans l’un de ces cafés, car mes jambes étaient fatiguées et je n’avais pas envie de retourner tout de suite dans ma chambre, non que la perspective d’une longue soirée en solitaire m’effrayât — cela ne m’effraie plus —, mais simplement je prends parfois plaisir à observer cette chair malheureuse qui espère trouver son salut dans ces bars. Et puis je voulais boire à ma nouvelle vie.  Oui, j’avais le sentiment qu’une nouvelle vie allait commencer, un peu comme avant un départ (quand on arrive à destination, évidemment, tout est exactement comme ailleurs).

Je vais parfois dans les cafés et observe les gens avec avidité. J’ai le sentiment qu’ils s’écartent de moi comme si j’avais la peste. Ma tenue est correcte et je n’ai pas un physique désagréable ; pourtant, personne ne vient s’asseoir à la table voisine s’il reste des places ailleurs ! Hier soir, je n’ai pas regardé les gens, ou alors de loin et avec indifférence, comme on regarde un paysage, et si j’ai souri c’était à moi-même. Quand ma grand-mère me battait avec la courroie de la machine à coudre parce que je lui avais répondu avec insolence (nous avions une machine Singer à pédale qui avait accompagné ma grand-mère en Sibérie), elle voulait que je crie, mais je ne criais pas, je serrais les dents et me disais : « Je ne mourrai pas ! » Exactement cela : « Je ne mourrai pas ! » Et c’est aussi très précisément ce que je me suis dit dans ce bar en portant mon verre de lait à mes lèvres.

Oui, mon verre de lait. Tu sais que c’est du dernier cri, aujourd’hui, de boire du lait dans les cafés. C’est une mode qui me plaît. Il y a là quelque chose d’indescriptiblement pervers. Porter à ses lèvres un grand verre de lait froid à quinze francs, c’est échapper définitivement à tous ces verres de lait répugnant que l’on m’obligeait à boire quand j’étais enfant, en particulier le lait chaud à peine tiré que je buvais à la campagne, chez Ernst, le demi-frère de ma grand-mère, dans cette cuisine où les mouches bourdonnaient sur la plaque tiède de la cuisinière. Non, ce lait coupable acheté à prix d’or n’a rien à voir avec les vaches ni avec ce qu’on appelle la raison. Avec quel sentiment de triomphe je le buvais ! Ils n’ont pas réussi à m’abattre, ni ma grand-mère, ni Franz, ni personne d’autre. C’est moi qui les ai vaincus. Je ne mourrai pas !

C’est alors que c’est arrivé : l’homme qui avait pris place à la table voisine s’est penché vers moi et m’a demandé : « Tu ne voudrais pas me faire un sourire ? » J’ai haussé les épaules et lui ai souri, pourquoi pas ? As-tu remarqué, Angelo, que les gens sont toujours les mêmes : quand tu es malheureux, ils te fuient comme un chien enragé — c’est contagieux ! Mais quand tu es heureux et que tu n’as besoin de personne, alors ils te tournent autour comme des mouches autour d’un pot de miel, comme des sangsues.

Non, ce Français n’avait rien d’une sangsue ; il était plutôt sympathique. Il portait une veste jaune moutarde, des lunettes Lacoste et avait une mine de chien battu : tu sais, comme une blessure qui saute aussitôt aux yeux et que ni les lunettes de soleil ni les coûteux vêtements ne parviennent à cacher. Il lui était arrivé quelque chose. Quelque chose, un jour, s’était cassé en lui et voilà qu’à présent il me demandait s’il pouvait s’asseoir à ma table.

« Pourquoi pas ? »

Oui, pourquoi pas ? Pour moi, cela revenait au même de rester dans mon isolement ou de parler avec quelqu’un. Il s’appelait Jean-Claude, un beau nom français. Je lui ai dit que je venais de Suède. Je n’avais pas envie de me lancer dans des explication à propos de mon pays. Quand les gens apprennent que je viens de l’Est, ils me regardent d’un air compatissant et prononcent quelques phrases creuses comme s’ils s’adressaient à un parent mort.

À ce mensonge, il a répondu en disant qu’il était « très européen » et qu’il était partisan de l’abolition des frontières. Je lui ai rappelé que ces frontières, on commençait justement à les refermer soigneusement. (Cet échange de propos journalistiques me procurait un certain plaisir).

« C’est fâcheux, certes, mais ce n’est que provisoire. Je suis sûr qu’au bout du compte la démocratie et l’Europe finiront par triompher. »

Il a prononcé ces mots avec un optimisme mou, routinier. J’avais l’impression de parler avec un enfant et de devoir faire très attention afin de ne rien dire qui puisse l’effrayer. Même le nom d’« Amsterdam » lui faisait peur ! Il m’a dit qu’en Hollande on était allé trop loin avec la liberté, que chaque chose devait rester dans les limites du raisonnable. Il a commandé encore deux verres de lait et m’a demandé d’enlever un instant mes lunettes.

Cela ressemblait à une attaque désespérée, à une tentative d’attaque. J’ai fait ce qu’il me demandait, tout en songeant (et cette pensée m’a fait rire) que c’était en échange du verre de lait, même si lui-même n’a certainement pas osé penser cela. Je me suis encore demandé combien il serait prêt à payer pour que je me déshabille. J’ai donc ôté mes lunettes et je lui ai souri. Il a commencé à m’embrasser et cela ne me déplaisait pas. Il embrassait avec tendresse, les yeux embués de désir.

Finalement, il a proposé de me raccompagner en voiture. Je comprenais bien ce que cela voulait dire, mais j’ai pris un air ingénu et j’ai accepté sa proposition, en faisant semblant de croire qu’il n’était question que de choisir entre le métro et la voiture. Dans la rue, il a continué à m’embrasser et a essayé de glisser sa main dans mon pantalon, mais soudain je n’ai plus voulu. M’écartant de lui, j’ai regardé à nouveau ses yeux tristes qui m’émouvaient quelques instants plus tôt. À présent, ils me faisaient rire. J’ai éclaté de rire et il n’a rien compris lorsque je lui ai dit : « Écoute, Jean-Claude, il faut que j’y aille maintenant, mon ami m’attend. »

Il ressemblait à un enfant à qui l’on vient de confisquer un jouet. Il me faisait pitié. J’ai tourné les talons, puis j’ai jeté un regard derrière moi : tout compte fait, je l’aurais peut-être suivi, mais il avait disparu sans laisser de trace.

J’éprouvais un sentiment de légèreté et de triomphe ! L’air de la nuit était chaud. Je le respirais avec plaisir en marchant vers la station de métro. J’avais encore un peu de temps avant la dernière rame. Je savourais ma solitude et le bonheur de n’avoir besoin de personne. Si tu savais, Angelo, comme il est délicieux d’abandonner et de s’enfuir !


Cette nuit, j’ai encore rêvé de ma grand-mère. Dans cette ville, loin de chez moi, on dirait que les rêves sont sans défense, comme une maison aux portes ouvertes que chacun peut traverser, les morts et les êtres oubliés depuis longtemps dans la vie réelle. Ma grand-mère, bien sûr, je ne l’ai pas oubliée. Mais la nuit précédente, par exemple, j’ai rêvé d’un garçon que j’avais aimé à l’école — d’un amour platonique évidemment, sans vraiment comprendre — et qui m’avait inspiré des poèmes que j’écrivais en secret dans mon journal. Le cahier doit encore exister quelque part, de sorte qu’il serait possible de vérifier : « Toi qui ne m’aimes point… », ou quelque chose comme ça. Dans mon rêve, j’étais au lit avec ce garcon et je le câlinais. C’était bien lui, je le savais, même si son corps ressemblait un peu à celui de Franz, en plus fin. Je crois que je n’avais pas pensé à lui depuis des années, et si l’on m’avait demandé son nom la veille au soir je n’aurais pas su répondre. Mais là, c’était comme si je le voyais pour de vrai, en jeune écolier léger (bien qu’il soit peut-être déjà un père de famille bedonnant). Il était si réel, ici, dans ce lit. Comme si vraiment tout devait se réaliser, fût-ce en rêve. Tout ce que j’ai désiré — impossible de mourir avant !

Dans le rêve, ma grand-mère aussi était jeune, bien que je ne l’aie jamais connue jeune. Elle était à la fois jeune et vieille, et je savais qu’elle était morte dans la réalité ; c’était un sentiment plutôt déplaisant. Tout ce rêve était déplaisant, comme un cauchemar. Elle me montrait un livre que j’avais très envie de voir, mais dès que je commençais à le regarder elle le retirait. Il contenait des photos obscènes. Elle m’a dit : « C’était jour de fête pour mon mari quand je le laissais venir dans mon lit ! »

C’est d’ailleurs exactement ce qu’elle m’avait dit de son vivant. Elle m’avait fait jurer de ne pas m’occuper de « ce genre de choses ». « Tiens-toi à l’écart des femmes ! » m’avait-elle lancé sur le ton de l’avertissement. « Elles se font faire un enfant, puis elles se mettent à réclamer de l’argent. » Je me suis demandé avec étonnement ce que je pourrais bien avoir à faire avec les femmes.

Il faudrait mettre une stèle sur la tombe de ma grand-mère. Peut-être qu’alors elle me laisserait en paix et que je ne rêverais plus d’elle. J’ai souvent voulu le faire, mais chaque fois j’ai été à court d’argent avant d’avoir le temps de m’en occuper. Elle est enterrée dans un cimetière en périphérie de la ville — un endroit que je trouve très laid : une forêt pleine de tombes serrées les unes contre les autres, avec sur chacune d’elles quelques ornements et des fleurs fanées dans des bocaux d’un demi-litre remplis d’une eau visqueuse et verdâtre.

J’ai pleuré à son enterrement. J’avais pitié de moi et de ma vie misérable qui, avec sa mort, semblait avoir pris une forme définitive, à jamais immuable. Ce n’était d’ailleurs pas ma vraie grand-mère, mais la mère adoptive de ma mère. Elle l’avait ramenée de Sibérie avec elle. Ma mère est en réalité d’origine polonaise, ou quelque chose comme ça, personne ne le sait précisément, ma grand-mère n’en parlait pas. D’après un récit dont j’ai oublié la provenance, ma mère serait la fille de l’homme que ma grand-mère aimait et d’une autre femme, une Polonaise morte en Sibérie. Peut-être ai-je inventé cette histoire moi-même, à moins que je ne l’ai rêvée. En tout cas, je ne sais pas quelle est ma véritable origine, ni pourquoi j’écris ces lettres dans cette langue étrange que j’ai parfois le sentiment de ne plus comprendre, tant elle me paraît curieuse et inconcevable !

Mais j’ai aussi le sentiment de ne comprendre aucune autre langue, de n’avoir jamais compris que celle-ci. C’est ainsi que je vis, à demi aphasique. 

J’ai essayé de faire en tout le contraire de ce que ma grand-mère m’a appris, d’abord par haine, ensuite par habitude. Je lui ai tout pardonné depuis longtemps, à la veille de sa mort, en tenant sa main jaune et maigre qui serrait la mienne sans force, s’accrochait à elle comme si cela pouvait la ramener de la bouche du néant : elle était soudain en mon pouvoir, elle avait peur et elle me suppliait, cette grand-mère autrefois si puissante et redoutable. Pourquoi ne lui aurais-je pas pardonné ?

Cette manie de la contradiction semble être passée dans mon sang. À la maison, nous n’avions presque pas de livres et nous ne recevions pour tout journal que « La voix du peuple », que ma grand-mère me faisait lire à haute voix depuis que je savais lire. Elle faisait semblant de croire ce qui était écrit dans ce journal, et je devais y croire aussi. Elle espérait qu’ainsi on ne l’enverrait plus en Sibérie et que mon avenir à moi serait plus sûr. Il y avait là des phrases longues et compliquées qui empâtaient la langue et donnaient soif, des mots dont je ne connaissais pas le sens. Mais le camarade Brejnev me plaisait. Avec ses sourcils en broussaille, il ressemblait à un grand-père débonnaire, et je me réjouissais toujours quand il se rendait en Inde ou ailleurs pour se battre en faveur de la paix, car j’avais terriblement peur de la guerre. Ma grand-mère répétait sans cesse : « L’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas la guerre ». Pendant la guerre, une bombe était tombée sur la ferme de ses parents et toute sa famille était morte dans l’incendie. Après cela, elle avait eu l’esprit un peu dérangé. Un médecin lui avait alors conseillé de marcher contre le vent — un vent suffisamment froid —, et cela avait marché. J’ai essayé moi aussi la recette : ça marche !

Pour faire le contraire, je dévorais des livres à la bibliothèque de l’école — tout ce que je trouvais sur les rayons, depuis L’île au trésor jusqu’à Guerre et paix. Plus tard, j’ai appris le français, pour lire des livres encore plus nuisibles, et plus tard encore je me suis mis à en traduire. C’était après mon mariage, ou plutôt à l’époque où je me rendais le soir aux boîtes aux lettres avec mon attente au fond de moi. Au début, je traduisais pour passer le temps, pour écrire autre chose que des lettres, qui étaient aussi des traductions, d’une langue morte dans une autre. Ensuite, c’est devenu mon travail. Et aujourd’hui j’en suis au point où il me semble que ma grand-mère avait raison : les livres ne sont que vains bavardages. Tu sais, Angelo, quand on a démonté et remonté un roman mot après mot, on se rend compte à quel point toute cette littérature est ridicule et prétentieuse. Les mots ne signifient rien. Quand je les regarde ainsi sur un écran d’ordinateur, ces figures tarabiscotées légères comme des plumes, j’ai l’impression qu’on me chatouille. Mais je ne peux plus m’en passer. À toi aussi, Angelo, ce sont des mots que j’envoie, des amoncellements de mots, des avalanches, désespérément, sans y croire, mais en espérant pourtant secrètement que dans mes gestes désespérés se cache un pouvoir que je ne connais pas. Qu’une fois que je les aurai traduits de cette langue morte inconcevable dans une langue compréhensible par toi, un sens s’y sera glissé, un sens peut-être futile, mais un sens tout de même !

J’en ai parfois assez de tout cela, de cette folie. De ma grand-mère, de mon esprit de contradiction, des femmes, des hommes, des mots et de la traduction. Je voudrais pouvoir enfin m’évader et respirer en paix.

Il me semble que la sortie n’est pas loin, qu’il faut simplement connaître le secret. Il n’y a rien là de bien compliqué ! Quand je regarde un enfant, j’ai parfois le sentiment qu’il sait mais ne dit rien. Les enfants ne livrent jamais leurs secrets.

Hier soir, tard, en prenant le métro pour rentrer chez moi, après avoir quitté Jean-Claude, j’ai vu une Française assise non loin de moi avec ses deux enfants. Elle était maigre ; elle avait de grand yeux et des lignes profondes sur le visage. Ses enfants aussi étaient maigres, et très beaux. Les enfants trop vigoureux et trop gras me répugnent un peu, mais eux étaient exactement comme je les aime. La fille, qui devait avoir trois ans, dormait, la tête dans les bras de sa mère, et le garçon restait courageusement éveillé, les yeux grands ouverts. Il était déjà une heure et quart. La fille remuait les jambes pendant son sommeil — à la manière d’un chien, me suis-je dit. Comme si elle avait lu dans mes pensées, la mère a posé ses yeux sur moi, m’a souri gentiment et m’a dit : « Le petit chien ».

Ils sont descendus avant moi. La mère a réveillé sa fille, et celle-ci ne s’est pas mise à pleurer, elle a pris bravement la main de son frère, pareille à lui avec ses grands yeux graves.

Où donc allaient-ils, ces trois-là, entre la nuit et le matin ?


À Amsterdam, il est encore arrivé ceci. Nous sommes entrés, Franz et moi, dans une église. C’était une très vieille église dont le sol était entièrement constitué de pierres tombales, de sorte qu’elle ressemblait plutôt à un cimetière couvert d’un toit. Le plafond était en bois, fait d’antiques planches brunes. On aurait dit la coque renversée d’un bateau vue d’en-dessous. D’ailleurs, cet endroit était autrefois recouvert par la mer.

Il paraissait très léger, ce plafond, très facile à pousser lorsque le moment serait venu pour les morts de soulever leurs pierres et de prendre place dans la barque : « Assez moisi ici ! Il est temps de partir vers de nouveaux rivages ! »

Un jour. Bientôt.

Nous errions tous deux dans cette grande église vide. Nous marchions sur des tombes que d’autres avaient foulées avant nous. Puis nous nous sommes perdus de vue. Je ne sais pas si cette église était encore consacrée ou si elle n’était plus qu’un simple musée. Quoi qu’il en soit, il avait fallu payer pour entrer. Jeter dans une soucoupe en terre cuite deux lourdes pièces de cuivre, qui avaient convoqué sur les lèvres rouges de la vendeuse de billets une moue méprisante, sans doute censée ressembler à un sourire.  Je crois que c’était là l’un des morts de cet édifice, qui se distrayait en encaissant l’argent des vivants. 

Au milieu de l’église pendaient de grands draps blancs. C’était une exposition. Entre les draps étaient accrochés des tableaux d’Indonésie, des dieux sauvages à la bouche jaune ou bleue, riant de ces Européens qui attendaient naïvement le jugement dernier. C’est à cet endroit que cela s’est produit. Le dos tourné vers un drap, j’examinais une vierge en bois qu’on avait placée dans ce coin. Je l’examinais, oui, car son visage me paraissait familier. Habituellement, ces vierges ont des visages de poupée totalement insignifiants, mais celle-ci semblait réfléchir à quelque chose. À vrai dire, elle n’avait presque plus de visage : le rose et le bleu ciel s’étaient plus ou moins écaillés ; la peinture n’avait subsisté qu’aux coins des yeux et aux commissures des lèvres. Peut-être était-ce cela qui lui donnait son expression. On aurait dit qu’elle venait de sortir avec son enfant de la pièce voisine où l’on racontait des insanités : après avoir refermé la porte, elle regardait par la fenêtre en souriant, pour elle-même, pour le ciel vide, pour une rose dans le jardin. J’observais donc cette statue du coin de l’œil (car si on la regardait en face il n’y avait rien à voir), lorsque j’ai senti que quelqu’un était venu se placer à côté de moi. J’ai cru que c’était Franz qui s’était rapproché furtivement pour faire étalage de ses connaissances. Je lui ai adressé un sourire forcé et j’ai vu qu’il s’agissait en réalité d’un inconnu.

Il était vêtu comme un prêtre, tout en noir, et tenait à la main un chapeau à large bord, noir également (l’église est donc encore en service, ai-je pensé). Il avait un visage pâle et arrondi, qui pouvait être aussi bien celui d’un jeune homme de vingt ans que celui d’un quadragénaire, et des yeux clairs que les rayons du soleil traversaient horizontalement. J’ai adopté aussitôt une attitude distante, car je craignais qu’il ne soupçonne en moi une proie facile, me tienne un beau discours et finisse par me réclamer de l’argent. Il a commencé par ces mots : « Ce n’est pas la première fois que je vous vois ici. »

Il avait parlé dans un français sans faute mais rocailleux, qui ressemblait davantage à du latin. C’est absolument impossible, ai-je répondu, vous devez me confondre avec quelqu’un, je viens ici pour la première fois et je n’habite pas dans cette ville, ni même dans ce pays. Alors il m’a posé une question étrange :

« Mais savez-vous d’où vous venez ? »

Il provoquait en moi un certain énervement, avec son visage fuyant où rien n’arrêtait le regard. J’ai répondu avec mauvaise humeur que je savais parfaitement d’où je venais : d’Europe orientale.

Alors il m’a dit : « Les États naissent et meurent, mais les mondes sont innombrables et tu dois les traverser, car le salut n’est nulle part. »

Il a souri d’un air doucereux et a donné un coup avec sa canne de roseau contre la pierre tombale sur laquelle il se tenait.

Je commençais à me sentir un peu bizarre. J’ai regardé autour de moi en me demandant où Franz pouvait bien être, et soudain, l’inconnu a disparu, comme s’il avait traversé le drap.  Celui-ci bougeait sans discontinuer dans un léger courant d’air. J’ai aperçu Franz. Il était très loin et minuscule. Un bâton à la main, il se dirigeait vers moi en marchant entre les tombes. Il ne cessait de venir vers moi. Cela durait des mois, des années.

Ensuite, nous nous sommes promenés dans les rues le long des canaux. Il n’y avait là que des prostituées dans leurs vitrines, de grosses femmes en maillot de bain derrière des parois de verre. Quand un homme passait, elles frappaient furieusement contre la vitre, comme les mésanges qui réclament du lard en hiver, à cette différence près que ces femmes sont à l’intérieur. Les cloches de l’église d’où nous venions se sont mises à sonner et semblaient ne plus vouloir s’arrêter. 

Le soir, nous avons mangé des spaghettis. Je n’avais pas faim. La portion était trop copieuse. Ici, on a toujours plus que ce que l’on peut vouloir ; c’est pour cela que je ne voulais plus rien. Franz, lui, mangeait avec appétit. Il adorait les spaghettis, mais il savait que c’était mauvais pour la santé et que cela faisait grossir. Il se faisait du souci pour sa ligne, pour ce petit ventre mou qui menaçait continuellement de se mettre à gonfler, et il enfournait ses spaghettis avec la voracité du pécheur, comme un hors-la-loi qui se précipite à sa perte, les commissures de ses lèvres teintées de rouge par la sauce bolognaise. En enfournant dans sa bouche ces longues pâtes en forme de vers de terre, il aurait voulu, pour éprouver une excitation plus grande encore, que je lui mette la main entre les jambes. Mais il n’a pas osé me le demander.


Aujourd’hui, il fait un temps d’automne. Les feuilles du frêne, derrière la vitre, se retournent dans le vent. L’arbre est comme un animal au dos parcouru de frissons. Par ce temps, on aurait envie de manger une pomme en lisant un roman, de planter ses dents dans la chair blanche d’une autre pomme (toute la véranda serait pleine de leur odeur triste) et de tourner avidement les pages dans l’attente de nouveaux crimes. Il faudrait fermer la porte de la véranda, car il ferait déjà trop froid dehors, mais je n’en aurais pas le courage, j’enroulerais simplement autour de mes jambes la couverture de laine.

J’ai acheté trois pommes chez l’Arabe du coin : une rouge, une verte et une jaune. C’est tout simplement ridicule : une idée passe par la tête et on la réalise. Il suffit de sortir de sa poche cinq francs ou mille francs pour ne plus savoir quoi faire de sa vie. J’ai coupé en deux la pomme rouge. Il en est sorti un jus liquide et collant, et une légère odeur de moisi. Ce sont des pommes de l’année dernière, vieilles de presque un an, et même si elles ont l’air bien lisses, elles ont déjà un goût de mort. Je me dis que ce goût était peut-être celui des pommes qu’on enterrait avec les momies. Ici, ils surpassent largement les Egyptiens dans l’art de l’embaumement. Quand quelqu’un meurt, il ne sent jamais mauvais, car tout ce qu’il a mangé était propre et stérile, il prenait deux douches par jour et se lavait à l’eau chaude et au savon.

C’est en tout cas l’impression que Franz m’a laissée, même si je ne sais pas ce qui s’est passé après. Je crois qu’il est resté là-bas. J’ai claqué la porte derrière moi, puis j’ai descendu l’escalier sans m’arrêter, en entendant encore tinter dans mes oreilles la sonnerie absurde du téléphone. Après avoir traversé la cour, j’ai retrouvé la rue, l’air et le vent !

Bref, ces pommes ont beau coûter six francs et quatre-vingt quinze centimes le kilo, elles n’ont rien de commun avec celles de la véranda auxquelles j’avais pensé. Si elles me rappellent quelque chose, ce sont les pommes que ma grand-mère achetait pour Noël au magasin de fruits et légumes en face de chez nous. Pour en avoir, il fallait faire la queue pendant des heures. On les appelait des « pommes de Pologne » ou des « pommes de Hongrie ». Elles avaient l’air d’avoir beaucoup souffert, comme si les mégères vêtues de lourds manteaux se les étaient lancées les unes aux autres pour passer le temps en faisant la queue. Ma grand-mère en achetait deux kilos et les mettait sur un plat dans le séjour, avec des biscuits au poivre. Chaque soir, elle coupait une pomme en deux et nous mangions chacun une moitié. Je finissais aussitôt la mienne, mais ma grand-mère suçotait son morceau toute la soirée et l’eau m’en venait à la bouche. Ces pommes hongroises ou polonaises avaient un goût un peu amer et râpaient la langue comme les sorbes. On n’en achetait pas d’autres au cours de l’hiver. Elles coûtaient trop cher : trois roubles le kilo. Ma grand-mère ne touchait que soixante ou soixante et dix roubles de retraite et nous devions vivre avec cette somme. Ma mère nous donnait quelquefois de l’argent, quand elle y pensait.

J’attendais avec impatience qu’il n’y ait plus de pommes sur le plat, car alors les vacances seraient finies et je pourrais retourner à l’école, au lieu de rester toute la journée dans notre unique pièce à supporter les souvenirs de Sibérie de ma grand-mère. Elle racontait toujours les mêmes, cinq histoires dont elle ne se lassait jamais, et je devais faire semblant d’écouter. Tu vois, je t’ai trompé toi aussi, cher Angelo. J’ai réussi à t’envoûter avec mes airs attentifs. En réalité, je n’entendais peut-être même pas ce que tu disais. J’observais simplement ton visage, pour m’en souvenir, car il faut bien se souvenir de quelque chose. En faisant mine d’écouter les récits de ma grand-mère, une expression attentive sur le visage, je pensais en réalité à bien d’autres choses. Je me demandais par exemple quand ma mère viendrait nous voir, ou comment les gens apprenaient tout ce qu’ils savaient. Je songeais que si je trouvais quelque part un petit chat, le cachais dans la salle de bains et le nourrissais jusqu’à ce qu’il soit grand, il n’y aurait plus rien à faire, ma grand-mère devrait se résigner et accepter sa présence dans la maison.

Parfois, ma grand-mère me perçait à jour, elle demandait sournoisement : « Qu’est-ce que je viens de dire ? » Si je répondais qu’elle avait raconté qu’un homme avait voulu la tuer et la faire bouillir pour fabriquer du savon, alors qu’elle avait expliqué en réalité qu’on les avait transportés en traîneau sur la glace de la Lena et que ceux qui mouraient de froid étaient jetés aux loups, une dispute éclatait : « Tu n’écoutes pas un mot de ce que je te dis ! »

Pour finir, si je me rebiffais et refusais de lui demander pardon, elle me donnait une fessée.

Avec ces pommes que j’ai achetées chez l’Arabe, je ne peux rien faire. Je vais quand même les manger. Tout ce que j’achète ici ne vaut rien. Dans le magasin, j’ai envie de quelque chose — tout a l’air si beau dans les vitrines, sur les mannequins —, mais quand je rentre chez moi ce n’est plus que de la camelote, comme si on avait remplacé l’article par un autre !

Je me souviens aussi des pommes d’automne au parfum froid et émouvant que je chapardais au temps où je fréquentais l’université.

Tu vois tout ce dont je me souviens ! Oui, j’ai fait des études. Dans une petite ville au bord d’une rivière, au-delà d’une forêt. L’université avait des murs épais et des plafonds blanchis à la chaux. On y enseignait l’astrologie, la graphologie et les langues mortes. Quand on regardait par la fenêtre, c’était le plus souvent l’automne : des nuages qui ressemblaient à des coulées de fonte traversaient le ciel, la cloche de l’hôtel de ville sonnait les heures et les gens passaient sur le pont de bois qui faisait entendre sous leurs pas un bruit de mauvais augure.

Le soir venu, je passais moi aussi sur le pont, un long manteau gris sur le dos, le col relevé, le bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, car le long de la rivière soufflait toujours un vent glacial. Je traversais vite, presque en courant, pour échapper enfin à la peur du bâton et du cachot qu’éveillait en moi l’université, me réfugier dans ma chambre, dans l’une de ces maisons penchées en bois marron.

Derrière la maison, il y avait un potager, avec des pommes de terres aux feuilles pourries, et quelques pommiers vétustes. L’un d’eux était planté juste sous ma fenêtre. Ce n’était pas le mien, ni celui de la maîtresse de maison, mais la nuit il était facile de se glisser par la fenêtre et de ramasser des pommes à tâtons dans l’herbe humide et froide. Avant de rentrer bien vite pour examiner son butin à la lumière de la lampe.

Je mangeais ces pommes, car je n’avais pas d’argent pour en acheter au magasin, et je lisais Dostoïevski au lieu d’aller en cours. Au bout d’un certain temps, j’ai commencé à rêver d’un ange. Chaque nuit, un ange maigre et noir restait debout au pied de mon lit, sans rien faire. C’était à la fois terrible et délicieux, et je ne désirais rien d’autre. C’est depuis cette époque que l’odeur des pommes m’excite. La présidence de l’université a commencé à me chercher et j’ai dû retourner en cours, mais je n’ai plus jamais compris ce qui s’y passait. Un jour, j’ai pleuré au milieu d’un cours, car je venais de penser au prince Mychkine. As-tu lu L’Idiot, Angelo ?


Comme tu vois, il n’est rien arrivé à Amsterdam, rien qui soit digne d’être mentionné. J’ai simplement passé là-bas quelques jours aux frais de Franz, en le méprisant de plus en plus. Une tromperie banale et quotidienne qui ne mériterait pas même quelques lignes dans un journal, pas même quelques mots dans la sentence le jour du jugement dernier. En définitive, Franz n’était mêlé à cette histoire que par hasard. Mais n’est-ce pas de toute façon une tromperie que de vivre jour après jour une vie qui ne m’intéresse pas, de prononcer des mots auxquels je ne crois pas, de jeter par les fenêtre de l’argent qui ne m’appartient pas ? D’ailleurs, à qui appartient-il ? Et à qui appartient ma vie ? Qui donc l’a prise en gage ? Le ciel ? L’enfer ? La Banque européenne pour la reconstruction et le développement, dont Franz évoquait avec tant de plaisir les funestes machinations ?

J’ai l’impression de dépenser un argent qui n’existe pas, de vivre une vie qui n’existe pas. Mes gestes, mes jours ne sont qu’à demi réels, et pourtant ils durent, et les distributeurs de billets ne refusent pas de me donner de l’argent : ils bourdonnent quelques instants et me tendent entre leurs mâchoires des billets de cent ou de deux cents francs. Je m’en empare très vite avant qu’ils ne changent d’avis et je m’en vais comme si je venais de commettre un vol.

Dans le parc Montsouris, les églantiers sont en fleurs. Aujourd’hui, un couple d’amoureux se faisait photographier devant un buisson fleuri. En fleurs aussi les tulipiers — il y en a deux au bord de l’étang. J’avais déjà lu ce nom dans des livres, et je m’imaginais quelque chose de grandiose et de solennel, avec des fleurs de tulipe énormes et rouges. En réalité, les tulipiers ont des fleurs assez petites, d’un blanc tirant sur le vert. Nom latin du tulipier (écrit sur une petite pancarte verte en métal) : Liriodendron tulipifera.

Le plus étonnant, c’est que je ne désire rien. Je n’ai besoin de rien ni de personne. Aucun être ne me manque. Même pas toi, Angelo. Évidemment, car je m’adresse à toi en permanence, et pourrais-je le faire si tu étais là ?

Que l’on puisse languir de quelqu’un, vouloir quelqu’un près de soi, à sa disposition, cela me paraît même terrible et répugnant. C’est si bon d’être seul. De ne raconter de bêtises à personne, d’être assis au bord de l’étang, dans le parc Montsouris, et de regarder des oiseaux muets — des canards et des oies — qui vaquent à leurs activités, se tordent le cou et se mettent à chuinter furieusement pour un bout de pain.

J’aime flâner dans les endroits reculés où personne d’autre ne va. Par exemple dans cette salle du Louvre consacrée à l’histoire du palais. En général il n’y a personne. À part le gardien assis sur sa chaise, et peut-être un Anglais fou qui examine les documents exposés, avec à la main le guide « Promenade au Louvre », Londres 1993. Les Américains traversent la salle au galop. Les Russes itou. Et les Polonais, les Japonais, les Tchèques… Ils vont voir la Joconde ! Et pourquoi pas après tout ? C’est un joli garçon !

Ainsi donc, j’ai visité la salle d’histoire. On y trouve de jolies images, comme ce tableau intitulé « La réouverture du grand salon » (1947). Cela me rappelait quelque chose, des pages de mon manuel d’histoire ou de quelque autre livre avec des illustrations en couleurs, feuilleté un jour dans une salle de classe d’un pays du temps jadis.

Optimisme de carton — et pourtant bien réel — qui rend ces hommes de l’après-guerre si semblables les uns aux autres, où qu’ils se trouvent. Ces tableaux, on en a sans doute un peu honte, car je n’en ai plus vu nulle part depuis bien longtemps. On les a remisés dans les entrepôts, ils attendent leur heure, ces survivants aux joues rouges de l’année 1947 qui semblent dire : « Bon, assez tué, goûtons maintenant d’autres plaisirs. »

Dis-moi, Angelo, chuchote-le dans mon oreille pour que personne n’entende : est-ce que l’Histoire ne te met pas mal à l’aise ? Pas le fait qu’on ait tranché des gorges et que l’on continue, mais le fait que cela ne compte pas, que l’homme supporte absolument tout !

Dans le jardin des Tuileries, les tilleuls sont en fleurs. Il ne manque plus que les abeilles. Quelqu’un a même cueilli des fleurs : un banc avait été poussé sous un arbre et l’on y voyait des traces de pieds.  Les fleurs avaient été jetées avec leur cornet de papier dans la poubelle la plus proche. Peut-être cette personne avait-elle seulement besoin de cueillir. Cela devait lui rappeler quelque chose : un autre jour, ou une histoire qu’on lui avait racontée à propos de la cueillette des fleurs de tilleul.

J’aime aussi les maisons et les appartements où ont vécu des gens célèbres et qu’on a transformés en musées. Eux non plus, on ne les visite guère, et les affaires des morts y reposent dans une telle paix ! Personne ne touche plus ces livres posés « en désordre » sur la table, personne ne met plus l’éléphant de porcelaine à gauche de la vierge de porcelaine : sa place est à droite. Par la fenêtre, on aperçoit un jardin ou une cour déserte où nul ne va jamais pour ne pas gâcher la vue du mort. Et quand on y voit quelque chose, ce sont des jouets d’enfant jaunes et roses qui traînent sur la pelouse. Seule l’horloge fonctionne. On se sent gagné d’un tel sommeil qu’on aurait envie de s’allonger sur ce lit qui semble avoir été fait quelques instants plus tôt et sur lequel peut-être aucune main ne s’est posée depuis des semaines. Mais c’est interdit. Il y a une corde tendue devant lui !

Tu te souviens ? Nous avons discuté au téléphone de ces maisons-musées. Tu m’as dit que tu avais visité un jour la maison de Thomas Jefferson, en Virginie — l’État où tu habitais. Tu m’as décrit le lit de Jefferson qui se trouve dans une alcôve entre deux pièces, de sorte que si l’on s’y était couché on n’aurait dormi dans aucune pièce, ou on se serait endormi dans l’une et réveillé dans l’autre. Ce lit était exactement sur la frontière.


Au début, l’appartement de Franz à Paris m’enthousiasmait. Imagine un peu : sur l’île Saint-Louis, avec vue sur la Seine ! Le Conseil de l’Europe lui payait généreusement son logement à Strasbourg et il donnait aussi des cours à Paris.

« Cet appartement est le seul luxe que je me permets », me disait-il.

C’était quelques jours après notre voyage à Amsterdam, d’où nous étions revenus, à tout hasard, par des trains différents (à la demande de Franz). Franz était encore passé à Strasbourg. Nous marchions dans la rue étroite qui partage l’île en deux dans le sens de la longueur. Un magasin était encore ouvert et l’on y voyait un faisan mort accroché la tête en bas ; ses plumes bigarrées chatoyaient dans la lumière des lampes. Le patron se tenait derrière le comptoir et se frottait les mains. On aurait dit qu’il se réjouissait d’avoir fait cette belle prise.

La porte de l’immeuble était énorme et lourde, comme celle d’une église, mais elle s’est refermée derrière nous avec un petit déclic. À l’intérieur, il faisait complètement noir. Seuls luisaient les interrupteurs de la cage d’escalier, rouges comme des yeux de loup. J’avais l’impression qu’on nous avait enfermés dans un coffre dont on avait aussitôt verrouillé le couvercle ! J’ai avancé vivement la main vers un interrupteur et j’ai allumé la lumière. Ce que je redoute plus que tout, c’est de me retrouver dans un endroit d’où je ne pourrais plus sortir.

Nous sommes alors montés par l’escalier de bois jusqu’au quatrième étage. Les marches grinçaient et luisaient faiblement. Franz a ouvert la porte avec ses deux clés. Elles ont tourné facilement dans les serrures bien huilées. Nous nous sommes faufilés à l’intérieur. Nous étions sur le lieu du crime.

Le plus étrange, c’est que ce soir-là, de même que tous les autres jours de cette semaine, je n’ai pas rencontré âme qui vive dans cette cage d’escalier. Le concierge, aux dires de Franz, habitait dans l’immeuble à côté. Je ne me souviens pas non plus d’avoir jamais entendu le moindre bruit de voix dans les appartements voisins. Seules les poubelles qui se remplissaient témoignaient que l’immeuble était habité. À ce moment-là, je n’y ai pas prêté attention, tant j’avais l’habitude de voir dans cette ville des endroits qui paraissaient abandonnés avant l’heure. Plus tard, j’ai repensé à cela et j’ai abouti à la conclusion que, selon toute probabilité, personne n’avait remarqué mes allées et venues. Comme si moi aussi, dans cet immeuble silencieux, j’avais cessé prématurément d’être visible !

L’appartement de Franz était en réalité composé d’une seule grande pièce. La cuisine était installée dans une niche assez large (mais je te l’ai déjà décrite) et la salle de bains était bien entendu séparée ; ses murs étaient revêtus de carreaux noirs ornés de dessins dorés représentant des sphinx, des pharaons, des femmes de pharaons et des fleurs de lotus.

La pièce était démesurément haute. À un bout se dressait une mezzanine en bois, sur laquelle se trouvait un lit et quelques rayons de livres, en plus de ceux qui recouvraient en bas tous les murs. On y accédait par un escalier depuis lequel, en se tenant à une certaine hauteur, on ne voyait par la fenêtre que l’eau du fleuve sur laquelle passaient les nuages pendant la journée. 

Ce soir-là, j’ai monté et descendu plusieurs fois l’escalier. J’adore les habitations avec escalier. Il y a en elles quelque chose de dramatique. Au théâtre, on voit souvent des gens descendre un escalier en robe de chambre ou avec une robe qui traîne sur les marches. Ils s’arrêtent à mi-chemin, les doigts serrés sur la rampe, et disent quelque chose qui marque un tournant dans l’intrigue, comme « Il est là » ou « Ça suffit ! » Les autres se mettent alors à marcher en long et en large sur la scène en se lamentant, mais le héros reste debout sur l’escalier et observe de haut toute cette agitation. Car c’est toujours le héros qui descend par l’escalier, des hauteurs où il ruminait ses sombres pensées. Les servantes n’arrivent jamais par l’escalier, mais par la porte qui se trouve dans les profondeurs de la scène, ou tout simplement des coulisses, pour annoncer que le couvert est mis. 

Franz est arrivé de la cuisine et a déclaré d’une voix caverneuse et théâtrale : « Madame est servie ! » Il ne faisait que prolonger le jeu, car je venais juste de descendre l’escalier et d’annoncer d’une voix d’outre-tombe : « La mort rôde dans cette maison, ouvrez les fenêtres ! » Nous étions un peu fous ce soir-là, comme en proie à une fièvre que le vin faisait encore monter.

Figure-toi, Angelo, que j’ai toujours rêvé de meubles en verre et que Franz avait justement dans son appartement une table, un banc et un guéridon en verre. Le pied de ce dernier était formé de plaques de verre empilées en spirale. J’ai découvert sur ces objets des empreintes digitales que j’ai essuyées avec une serviette en papier ramenée de la cuisine, car le verre devait être impeccable, mais j’ai trouvé d’autre empreintes, et encore d’autres, et je n’en finissais plus de frotter. Franz ne comprenait pas ce qui m’arrivait. J’ai fini par comprendre que ce verre ne serait jamais propre parce qu’il se salissait à nouveau dès qu’on le touchait ou qu’on posait sur lui une assiette. 

Une maison avec des meubles en verre n’est pas faite pour être habitée par des hommes. Mon humeur s’est soudain assombrie. J’ai jeté la serviette en papier à la poubelle et j’ai appuyé ma main moite sur la table de verre pour y déposer une large empreinte. Ensuite de quoi nous nous sommes mis au lit, car il ne nous restait rien d’autre à faire.


Ma grand-mère poussait parfois des jurons, quand on l’avait roustie de dix kopecks (du moins le croyait-elle) au magasin de la rue des Pins, ou quand des voyous beuglaient la nuit sur le toit de l’immeuble voisin et jetaient des bouteilles qui se brisaient sur le trottoir en projetant des éclats de verre. « C’est le signe de la fin des temps ! la fin des temps ! Quoi d’autre ? » marmonnait-elle. Un jour, je lui ai demandé ce que c’était que cette fin des temps. « La fin du monde » m’a-t-elle répondu. Elle n’a pas donné d’autre explication et m’a demandé de lui lire La voix du peuple. On y parlait du combat pour la paix de l’infatigable camarade Brejnev, en Inde ou ailleurs. Cela me rassurait : tant que nous avancerions d’un pas résolu sur la voie de la paix et du progrès, la fin du monde ne pourrait pas venir.

Mais parfois, des avions qui passaient faisaient trembler les murs de l’immeuble, et l’on entendait un terrible bruit d’explosion. Ou bien la cour se retrouvait soudain plongée dans l’obscurité ; quelqu’un, au balcon de l’immeuble d’en face, jurait en russe d’une horrible voix ; on renversait une poubelle qui tombait avec un grand bruit. Alors, oui, je fermais les yeux pour ne pas voir la fin du monde.

Au bout d’un certain temps, il fallait pourtant les rouvrir, car on ne pouvait tout de même pas les garder fermés, et le monde n’était pas plus fini qu’avant, il continuait sournoisement : dans le magasin d’en face, on vendait encore des pommes de terre — six kopecks le kilo, « mais la moitié sont bonnes à jeter » —, le soleil était sorti de derrière les nuages, et de grosses femmes avec des filets à provisions, vêtues de robes à fleurs en soie artificielle, se dirigeaient imperturbablement vers l’arrêt du trolley.

Je rêvais souvent que c’était la guerre, comme dans les films que nous allions voir avec la classe, que je rampais sous les balles et que tout brûlait autour de moi. Finalement, une balle m’atteignait, je me réveillais et tendais l’oreille pour savoir si ma grand-mère respirait encore ou si elle était morte. Elle respirait parfois en sifflant ou en ronflant, mais d’autres fois dans un tel silence que l’on n’entendait rien. Alors je me glissais jusqu’à son lit et j’avais l’impression qu’elle était vraiment morte, que tout le monde était mort et qu’il ne restait plus que moi. De tout près, pourtant, on voyait qu’elle respirait : sa bouche rejetait de l’air et exhalait une mauvaise odeur.

Parfois, cela ne suffisait pas à me calmer. Je me convainquais que le monde avait bel et bien pris fin, mais qu’on me l’avait caché. Et que ma grand-mère n’était pas du tout ma grand-mère, que mon voisin de classe Alo n’était pas Alo et même que ma mère n’était pas ma mère : tous étaient des sorciers (c’est exactement ce que je pensais : des sorciers), qui faisaient simplement semblant de croire que j’appartenais à leur confrérie. Alors je me mettais à pleurer sous ma couverture, car j’avais pitié de moi, unique survivant d’un monde disparu, et plus encore de ce pauvre monde qui n’existait même plus !

Un matin, j’ai raconté tout cela à Franz. Nous étions encore au lit. Dehors, le soleil scintillait sur l’eau de la Seine. Les reflets du fleuve faisaient danser des taches de lumière au plafond. De l’autre rive nous parvenait le bruit incessant de la circulation. Par la fenêtre que Franz avait ouverte pénétraient l’odeur du fleuve et celle, plus forte et plus âcre, des gaz d’échappement. Les cloches de l’église Saint-Louis-en-l’île sonnaient encore, à peine audibles. Un bateau passait, semant la confusion parmi les taches de couleurs qui virevoltaient au plafond.

Franz a écouté en silence, puis il a dit qu’il avait eu dans son enfance des pensées presques identiques, et qu’en 1968, étudiant de première année à Paris, il avait arraché des pavés à la chaussée, regardé brûler des voitures et songé avec enthousiasme que la fin du monde était là. Mais rien n’avait pris fin, ni le monde ni rien d’autre.

En me serrant contre Franz, j’ai eu alors le sentiment que l’immeuble dérivait en tourbillonnant sur le fleuve, que nous étions ses seuls occupants et que nous allions bientôt rencontrer une chute d’eau ou déboucher sur la mer.

En buvant son café, Franz a parlé de l’idée de la fin et de l’hystérie des fins de millénaire, dont l’Europe faisait l’expérience pour la seconde fois. Mais comment savoir ce que pensaient vraiment les Européens de l’an 999 ou 993 ?

Je ne sais pas s’il est possible de savoir ce que pense vraiment cet être assis sur une banquette de métro, qui fait chaque jour son trajet souterrain, de son travail à son domicile, en tenant solidement des deux mains une sacoche posée sur ses genoux.


Tu sais, Angelo, la beauté du monde a toujours provoqué chez moi le désarroi. Où que je la rencontre, je n’arrive jamais à lui résister ! Ce peut être un simple paysage entrevu par la fenêtre d’un train, un sentier des plus ordinaires qui serpente entre des vignobles. Ou des roses thé jaunes qui perdent leurs pétales, appuyées contre la palissade d’une gare. Un coin de rue banal avec une enseigne de café. Un volume sur une table de librairie. Et puis ces gens, leur comportement à la fois ardent et léger. Moi, je suis incapable de rien faire face à tout cela. La force disparaît de mes membres, la vigueur de mes bras. Comme la première fois que je t’ai vu, Angelo : ta beauté, aussitôt, m’a imposé son pouvoir.

La femme de ménage vient de passer. Comme chaque matin vers dix heures et demie. Elle frappe doucement à la porte : toc toc ! C’est une Noire bien en chair, toujours de bonne humeur : « Bonjour ! Maintenant ou tout à l’heure ? »

Maintenant, pourquoi pas ? Pendant ce temps, je descends au foyer lire ce qu’on écrit dans le Monded’hier sur la Bosnie herzégovine, le sida, la peur de la fin du millénaire, la famine ou la guerre qui ravagent telle ou telle partie du monde. 

Quand je reviens dans ma chambre, le sol est encore humide. On ne peut d’ailleurs pas dire qu’il soit parfaitement propre ; ma grand-mère aurait qualifié un tel lavage de « petit rincage ». Pour laver le plancher, il fallait se mettre à genoux, et non frotter avec la serpilière au bout du balai-brosse. Après le passage de la femme de ménage, la chambre respire pourtant le propre. Dans la poubelle, un nouveau journal attend de nouvelles ordures. La poussière a été essuyée sur la commode…

Et le lit ! Ah, même si je mettais toutes mes forces et toute mon énergie dans l’entreprise, je n’arriverais jamais à lisser le couvre-lit de façon aussi parfaite. On dirait que personne n’a jamais dormi dans ce lit ni vécu dans cette pièce ! J’ai tout de suite envie de m’y rouler un peu, pour ne plus me sentir indigne de cette chambre si virginale.

Je comprends à présent que les femmes de ménage sont là davantage pour la beauté que pour le confort. Aujourd’hui, même les riches n’ont plus guère de domestiques, car la beauté leur importe moins que la simplicité et la fonctionnalité. Les diamants moins que des dents saines. Le marbre rare moins qu’une voiture sûre. Mais les hommes du dix-septième siècle, eux, n’avaient pas le choix. Contre les maux de dent ou contre la mort, il n’y avait pas grand chose à faire, alors il ne leur restait plus que la beauté pour orner les jours qui leur filaient entre les doigts.

Prenons par exemple l’or, l’argent et les pierres précieuses. Ou la soie et le velours. Aujourd’hui, on n’en fait plus grand cas. Mais j’ai vu au Louvre les trésors des rois et princes de France. Il y a là toute une collection de couverts en pierres précieuses. Je ne comprends pas comment ils sont faits : ils sont taillés dans un seul bloc, et si fins que l’on aperçoit parfois la lumière à travers les veines et les zébrures de la pierre.

Il y a notamment une coupe de jade vert foncé avec un pied en or incrusté de rubis, des pichets d’améthyste qui ressemblent à de lourdes grappes de lilas un soir de juin, des récipients en agathe veinée de rose et de gris, des gobelets de jaspe de différentes couleurs — verts, rouge foncé ou jaunâtres comme une eau boueuse —, des encriers de jaspe noir avec des taches argentées, de grandes carafes en cristal de roche, un plat en lapis-lazuli bleu indigo monté sur un pied en or…

Et aussi les boucles d’oreille de l’impératrice Joséphine — de grosses perles en forme de gouttes —, ou les bijoux de la reine Hortense et de la reine Marie-Amélie, entièrement ornés de saphirs bleu sombre. Sans parler des gros diamants de la Couronne, qui sont certes transparents, mais dont l’éclat aveuglant interdit l’accès aux mondes lumineux qu’ils recèlent.

L’accès, de toute façon, serait impossible, car ces joyaux se trouvent dans des boîtes en verre, et même en verre pare-balles. Il fut un temps où ils appartenaient à quelqu’un. Aujourd’hui, ils font partie du « patrimoine culturel national ». Qui pourrait encore boire le produit de la vigne dans une coupe de jade ? Qui pourrait tremper sa plume dans un encrier de jaspe ? Et quels mot pourrait-on écrire avec cette plume ?

Mais je crois que ces caissons de verre seront bientôt brisés, car l’attrait de la beauté n’a pas disparu. Et ces récipients en jade, en jaspe et en cristal de roche seront bientôt brisés eux aussi.

Dans le pays d’où je viens, la beauté n’était pas grand chose.

Un poète de là-bas, mendiant malade et à demi fou qui vivait chez les uns et les autres — un de ceux que j’aimais —, avait dit de ce pays : « Beau, non, il ne l’est pas. »

Et pourtant, quand je marchais sur le chemin, dépassant les érables, les boîtes aux lettres, traversant la route, puis le champ, plongeant dans la forêt entre les sapins (en octobre, il y faisait très sombre et l’on y sentait une odeur de champignon gelé), traversant encore cette forêt en suivant des ornières profondes et boueuses, jusqu’à ce que le chemin devienne sablonneux et commence à monter dans une pinède, j’arrivais dans une petite clairière, ou plutôt un endroit où les grands pins rectilignes étaient moins denses, où le sol était couvert d’un tapis uniforme de bruyères et où un peu de soleil brillait même en automne. À cet endroit, toujours, je m’arrêtais, les pieds dans le sable, comme un pin, et je me disais : « La beauté du monde ».

Au même moment, d’autres mots, comme une ombre, un obscurcissement, recouvraient cette pensée : « fin du monde ». Ah, j’aurais voulu étendre mes bras tout autour de cette clairière, l’étreindre, la protéger, la recouvrir tout entière de mon pauvre corps, comme je voudrais te recouvrir tout entier, Angelo, mais mes bras sont si courts !


Je n’ai pas pu résister non plus à la tentation de l’appartement de Franz, aux meubles de verre, aux dos des livres et à la cime fluette du peuplier qui tremblait toujours dans le vent, en face de la fenêtre.

Quand Franz m’a dit  que je pourrais habiter chez lui pendant qu’il serait à Strasbourg (et cette semaine, il devait aussi se rendre à Genève), j’ai fini par accepter, même si j’avais d’abord eu quelques réticences, car je savais qu’il ne sortirait rien de bon de tout cela : je pressentais le mal et le malheur.

Il ne faut jamais s’arrêter dans les endroits trop séduisants où la beauté du monde est à l’affût et où l’on peut se laisser prendre dans ses filets étincelants. Ces endroits, on devrait les éviter ou les traverser en feignant l’indifférence. Dès qu’on s’arrête, on est perdu. On sait que les verges ont déjà été mises à tremper dans l’eau salée. On a cédé à la tentation, et il n’y a d’autre tentation que celle du crime. La beauté du monde invite à sa propre destruction.

Ici, la séduction, ils connaissent ! Ce sont des champions ! Le moindre épicier dispose ses oranges comme si elles recelaient toutes les délices du monde !

J’ai donc accepté de m’installer dans cet appartement. Franz est parti pour Strasbourg et pour Genève. C’était une semaine de rêve. Je n’allais plus du tout à la bibliothèque. Certains jours, je restais au lit sur la mezzanine et je feuilletais des livres en somnolant. De temps en temps, je m’endormais, puis je me réveillais. Le bruit lointain et soporifique de la ville m’emplissait les oreilles. À certains moments, le sommeil se retirait, à d’autres il se rapprochait furtivement. 

Je me souviens notamment d’un rêve qui avait toutes les apparences de la réalité. L’action se déroulait dans l’appartement. On sonnait à la porte et je faisais entrer un mendiant aux yeux bleu turquoise. Je lui préparais des pommes de terre sautées et lui coupais des rondelles de cornichons au sel. Il mangeait avec reconnaissance, mais dignement, puis il posait sur moi ses yeux bleus, qui étaient devenus plus foncés, et me disait avec un charmant sourire : « Ce n’est rien, nous sommes tous mortels ».

Au fait, où avais-je trouvé des pommes de terre dans cet appartement ? Il n’y en avait pas une seule, pas le moindre cornichon non plus. D’ailleurs, ai-je seulement vécu à cet endroit ? N’était-ce pas plutôt un rêve, exceptionnellement long et clair ? Je me souviens pourtant de la vue sur le fleuve, de la cuisine, du faisan mort qui pendait dans le magasin, avec ses ailes ouvertes aux plumes bigarrées…

Le réveil m’arraché à ce rêve. Je me sentais étonnament bien. Je débordais d’énergie. J’ai couru hors de l’appartement, erré au hasard des rues, m’arrêtant dans un café le temps de boire un verre d’eau. Poursuivant mon chemin, j’ai marché un moment le long de la Seine, tout au bord de l’eau. J’ai lutté contre la foule dans la rue de Rivoli, avant de me glisser dans un musée et de m’abîmer dans la contemplation d’un tableau surchargé de détails, comme pour m’absenter de moi-même. J’ai essayé de reconnaître les principaux personnages mentionnés dans la notice à côté du tableau : l’Empereur, l’Impératrice, Madame mère, le pape…, avant de passer au pas de course, sans rien voir, devant les autres tableaux.

Un jour, en errant de la sorte, j’ai croisé des compatriotes.  Je les ai repérés de loin, avant même de les entendre parler. Ils se tenaient devant une vitrine de la Samaritaine et critiquaient les articles exposés, qui les faisaient en réalité baver d’envie, comme toutes les marchandises et toutes les richesses que leurs misérables yeux voyaient pour la première fois.

En vérité, c’était moi qui me tenais là, à leur place. Quand on s’est arrêté une fois devant ces vitrines, on a beau prendre ensuite un air blasé, on reste planté là pour l’éternité. Ah, c’est trop minable, trop pitoyable pour que l’on puisse y consacrer des mots. On ne peut écrire que sur des souffrances un tant soit peu littéraires, présentant un minimum de noblesse, et non sur les Européens de l’Est en tennis et survêtement qui s’arrêtent devant les vitrines illuminées de cette ville.

Bref, j’ai pris la poudre d’escampette. J’ai tourné dans une rue secondaire, presque en courant, pour ne pas me voir devant ce magasin en train de convoiter ces guenilles. Je n’avais pas la moindre idée de la direction dans laquelle j’allais. Tout d’un coup, j’ai débouché dans la rue Saint-Denis, où des dames déambulent et où flotte une odeur lourde de graillon et de viande rôtie, à cause des vendeurs de hot-dogs et de hamburgers qu’on y rencontre à intervalles réguliers.

J’aime bien ces filles. Elles sont là, debout, parfaitement silencieuses ; elles ne gesticulent pas, ne tapent pas contre une vitre comme les prostituées d’Amsterdam, car elles n’ont pas le droit de raccoler les clients. C’est curieux : elles se tiennent là, un homme arrive, ils expédient leur petite affaire, puis elles reviennent à leur poste. Elles sont comme une provocation, un défi au temps qui coule et à toute idée en général. Oh, je suis parmi elles, je suis l’une d’entre elles, même si elles non plus ne voudraient pas de moi. 

J’ai donc avancé dans la rue Saint-Denis. Je savais maintenant où j’étais mais n’avais pas la moindre idée de l’endroit où je voulais aller. Je ne voulais d’ailleurs aller nulle part. Pourtant, en apercevant dans cette rue la porte ouverte d’une église, j’y ai pénétré sans réfléchir, simplement pour me mettre à l’abri, car l’odeur de la viande, par cette chaleur, me donnait la nausée.

L’église était absolument déserte. Rien que des chaises paillées, le soleil qui entrait à l’horizontale par les fenêtres les plus hautes, des mètres cubes de silence, et cette odeur caractéristique des maisons inhabitées, abandonnées depuis longtemps par des gens qui n’ont pas l’intention de revenir.

J’ai déjà senti une fois cette odeur, un jour de printemps, après avoir suivi ce chemin de forêt dont je t’ai parlé. Après avoir marché très loin, jusqu’à ce que surgisse une clairière dans laquelle se dressait une maison abandonnée sans portes ni fenêtres, une ferme en rondins gris, comme les fermes de là-bas. À l’intérieur flottait cette même odeur : la cuisinière n’avait pas été allumée pendant l’hiver, personne n’avait regardé par la fenêtre, personne n’avait remarqué que le soleil traversait le ciel en brûlant et en jetant des étincelles, ni qu’une tendre herbe verte sortait partout de terre, comme un chant de vie terrifiant dont les accents assourdissants résonnaient dans l’herbe sèche de l’an passé.

Il fait humide et sombre. Le toit fuit, mais les murs tiennent encore. Un jour, pourtant, ils deviendront la proie de l’herbe. Silence. Les cris des oiseaux, très haut dans le ciel, n’arrivent là que comme un très faible écho.

Je suis debout devant une fenêtre, dans cette maison abandonnée, et je regarde dehors le soleil éblouissant qui se trouve à des milliers de kilomètres. Là-bas, très loin, je marche d’un pas léger dans l’herbe vert pomme — jeune, les lèvres rouges, le corps vêtu de blanc —, avant de disparaître entre les bouleaux.


Il fait une touffeur moite. Ma chemise colle à mon dos. Je ne suis plus capable de penser à rien. J’ai sans cesse l’impression qu’il va se mettre à pleuvoir, que l’orage est imminent. Mais rien ne vient. Le ciel se couvre simplement d’un mince voile de nuages et les feuilles des arbres luisent d’un éclat oppressant.

Aujourd’hui, c’est dimanche. J’ai décidé d’aller à Versailles. Le wagon sentait le renfermé — je ne comprends pas pourquoi les fenêtres de ces trains ne s’ouvrent pas ! À Versailles, la place du château était comme une cocote dans laquelle on aurait préparé une étrange mixture à base de touristes japonais, allemands et est-européens. En suivant le courant, j’ai traversé le château, la chambre du roi et d’innombrables pièces vides où des tableaux sont accrochés et où les gens défilent en se laissant porter, tous avec le même visage, comme la terre et les pierres. Dehors, par les fenêtres, on aperçoit l’eau des fontaines qui jaillit dans le ciel blanc, dans la chaleur étouffante.

J’ai préféré ne pas aller dans le jardin et m’enfuir de l’autre côté en suivant l’allée qui traverse la ville. Elle était ombragée et déserte. À un endroit seulement, des hommes jouaient à la pétanque. Les boules tombaient avec un bruit sourd et soulevaient à chaque fois une petite colonne de poussière qui restait longtemps à flotter au-dessus du terrain sablé. Les joueurs étaient assez corpulents. Ils ont suivi des yeux une femme qui passait, dans la rue embrasée de soleil, et se sont mis à rire. 

Ah, Angelo, pourquoi donc ai-je fourré mon nez dans le monde des hommes ? J’aurais dû rester à ma place, dans le règne végétal, dans le probable, en Europe orientale, dans cet appartement étouffant de mon enfance, aux fenêtres duquel proliféraient les aspidistras de ma grand-mère.

Dès que les hommes et leurs volontés entrent en jeu, il n’y a plus que de la détresse et de la misère. J’ai eu cette relation avec Franz, car je voulais savoir ce que c’était que d’être homme et de vivre sa vie. C’était cela, ma faute horrible et impardonnable : j’ai joué avec les autres, mais passivement, sans y croire. Et regarde ce qui en est sorti ! Ma grand-mère s’énervait parfois en me voyant si incapable : « Bon sang, cette chiffe molle ne deviendra jamais rien de bon ! »

Et en effet, elle avait raison sur toute la ligne.


Les choses graves me font rire. Par exemple les coupures d’eau. Un jour, dans cet appartement aux meubles de verre, l’eau a été coupée. Franz était encore là. Ce devait être un lundi. Il est apparu ensuite que la coupure avait été annoncée à l’avance, qu’elle était motivée par des travaux prévus de longue date, mais Franz avait jeté le papier à la poubelle sans prendre la peine de le lire, car personne ici ne lit tout le fatras qu’on déverse chaque jour dans les boîtes aux lettres. Moi, oui, je lisais tout quand Franz n’était pas là, toutes les publicités qui n’étaient pas sous enveloppe, évidemment. Je n’ouvrais pas les lettres. Ces dépliants proposaient toutes sortes de bonnes choses : des voyages sur des îles lointaines, des châteaux dans les montagnes, des assurances contre tous les accidents possibles et imaginables…

Bref, les robinets ne délivraient plus d’eau. Ils émettaient simplement un gargouillement sec. Franz s’est fâché tout rouge. Il avait justement l’intention de prendre une douche. Il s’est précipité sur le téléphone et a exigé que l’eau se remette immédiatement à couler. Il a téléphoné au moins à cinq endroits différents avant de trouver le bon interlocuteur, qui lui a expliqué de quoi il retournait, lui a assuré que dans trois heures au plus tard tout serait rentré dans l’ordre et lui a demandé pardon pour ce désagrément.

Quant à moi, je trouvais cette situation très divertissante. J’ai raconté à Franz qu’autrefois, très loin, dans la petite ville au bord de la rivière, j’avais habité trois ans dans une maison sans eau courante. Il fallait aller chercher l’eau dans la cour, où se trouvait l’unique robinet. Dans les seaux, cette eau faisait apparaître très rapidement une épaisse couche de rouille. 

Franz m’a jeté un regard furieux. Il s’était déjà un peu calmé. Il savait maintenant de quoi il retournait, mais il ne pouvait pas prendre sa douche. Il semblait croire que je lui racontais des bêtises pour le faire enrager. Soudain, son visage s’est illuminé : il avait trouvé la faille dans mon histoire.

« Mais les toilettes ? Comment vous faisiez aux toilettes ? »

J’ai répondu très sérieusement que nous allions dans la cour, derrière la maison, et que j’ai appris seulement ici à tirer la chasse. Au début, j’avais une peur bleue quand l’eau arrivait d’un seul coup avec un horrible bruit !

Cela avait l’air de l’exciter. Je devenais pour lui une créature sauvage et puante qu’il avait capturée dans la jungle et apprivoisée. Il a voulu m’entraîner dans le lit et s’est montré beaucoup plus brutal que d’habitude. Cette méchanceté soudain révélée me plaisait.

En réalité, il y avait évidemment des WC dans l’appartement de ma grand-mère. C’était un immeuble en préfabriqué de construction récente. J’aimais bien les toilettes. J’allais parfois m’y asseoir sans nécessité. Il y faisait chaud et calme. Le monde était loin et la porte se fermait de l’intérieur. Je ne pouvais pourtant pas me cacher là trop longtemps, car ma grand-mère finissait par avoir des soupçons et venait frapper à la porte : « Qu’est-ce que tu fais là-dedans ? »

C’est depuis ce temps-là que j’aime les WC propres et blancs. On s’y sent tellement en sécurité ! Les traces de la vie s’y volatilisent comme par enchantement sans laisser la moindre odeur. On y oublie même les massacres et les bains de sang. Je plains les hommes du dix-septième siècle qui ne disposaient pas d’un tel refuge ! À Versailles, dans toutes ces chambres à coucher, je n’ai vu ni WC ni douche. Même Louis XIV, qui était pourtant plein d’imagination, ne pouvait pas rêver des commodités modernes. Les poux et la saleté tourmentaient les contemporains de ma chère Madame de Sévigné : l’éternellement souffrante Madame de Lafayette comme le sombre La Rochefoucault qui venait souvent distraire la malade.

Mais pour ce qui est des seaux rouillés, c’est la pure vérité. Sur ce point, je n’ai pas menti. Dans cette ville universitaire aux nuages de fonte, j’habitais réellement dans une maison avec toilettes dans le couloir, sans eau courante, et cela puait tellement que lorsqu’on y était assis les yeux se remplissaient de larmes. L’odeur restait imprégnée dans les vêtements. Aujourd’hui encore, il me semble parfois la sentir dans mes narines, bien que j’aie jeté depuis longtemps tous mes habits de ce temps-là.


Le soir a tout de même apporté un peu de douceur. Quelques gouttes de pluie sont tombées en bruissant sur les feuilles du frêne. Aucune averse n’est venue, mais le vent a fraîchi et j’ai décidé d’aller me promener au bord de la Seine. Depuis cette semaine passée sur l’île Saint-Louis, l’habitude m’est restée de me promener le soir sur les quais inférieurs, juste au bord de l’eau. Le vent souffle le long du fleuve et les feuilles des peupliers claquètent au-dessus de moi. Dans l’obscurité, je ne croise en général personne, pas même des amoureux, dont la vue parfois me fait mal, sans que je sache pourquoi.

Je viens de rentrer de ma promenade. J’ai les jambes fatiguées, mais la tête claire. Il est minuit passée. Je n’ai pas sommeil et je t’écris encore quelques lignes en profitant de ce bref délai de grâce, car demain, sans doute, il fera encore une chaleur telle que toute pensée et tout geste seront exclus.

Bizarre, tout de même, que je rencontre aussi souvent des enfants pendant mes trajets nocturnes en métro ! Aujourd’hui, dès la deuxième station, est montée une énorme femme blanche à l’expression méchante (dans son visage charnu, ses lèvres étaient étonnamment minces et exangues). Elle traînait derrière elle un petit garçon noir à lunettes. Elle s’est assise en face de moi et, d’un jappement bref, a rappelé près d’elle l’enfant (peut-être son fils adoptif ?) qui avait continué distraitement à avancer. 

Le garçon s’est assis à côté de moi, près de la fenêtre, et s’est mis à regarder autour de lui en souriant d’un air timide. Il tenait à la main un petit pot en plastique dans lequel poussait une fleur. En réalité, elle ne poussait pas, car ce n’était pas une fleur entière, mais seulement le sommet d’une fleur plus grande, une banale marguerite qu’il avait plantée dans la terre grise. Ils revenaient peut-être de la campagne ou de la banlieue. Ils avaient des sacs et des paquets. Le garçon a posé délicatement sa fleur sur le rebord de la fenêtre et l’a regardée avec tendresse, en tapotant du doigt la terre sèche ramassée dans un jardin ou dans une platebande. Il avait manifestement l’intention de faire pousser la fleur chez lui et devait avoir pour elle de grandes espérances. Mais la marguerite se fanait à vue d’œil, car elle n’avait pas de racines. 


Je ne sais pas ce que c’est que l’amour. Le sais-tu, Angelo, toi qui sais tout ? On en parle tellement ! Comme de quelque chose qu’il faut chercher pour que la vie ne soit pas vaine.

Est-ce que je l’aimais, celui dont j’allais chercher les lettres qui n’arrivaient jamais, en marchant sous le ciel entre les frênes ?

Un jour, il est arrivé en chair et en os, par le bus “rapide”, cette émanation du vaste monde dont j’allais chaque soir observer le passage au bord de la route et qui, ce jour-là, au lieu de filer devant moi en sifflant, s’est arrêtée docilement au bout du chemin du presbytère envahi par les herbes, bien qu’il n’y eût pas d’arrêt prévu à cet endroit. Il savait déjà convaincre tout le monde, même les chauffeurs des bus rapides !

Qu’avons-nous fait pendant cette visite tant attendue ? Nous nous sommes promenés dans la forêt. C’était le mois d’octobre. Il faisait froid et sombre. Je regardais son visage à la dérobée. C’était un visage tout à fait ordinaire, mal dégrossi, déjà en voie d’empâtement, comme il en existe dans ce pays. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire. Finalement, une neige fine et sèche s’est mise à tomber sur l’herbe morte, sur les sapins, sur nos cheveux. J’ai touché sa main comme par inadvertance. Sa peau m’a paru froide et sans vie, comme une écorce de sapin. Après cette visite, je ne lui ai plus écrit la moindre lettre. Et j’ai quitté le presbytère, qui était redevenu pour moi ce qu’il était en réalité : une masure abandonnée où les morts faisaient claquer les portes et se disputaient continuellement leur héritage, changé en terre depuis longtemps.

Et mon correspondant bien-aimé ? Tout ce charme du vide où je l’avais un jour découvert (un jour clair de printemps, dans une église froide comme un tombeau) avait disparu. À présent, la tombe était vraiment vide, mais ce vide-là n’avait plus de charme. Comme les églises d’ici : de vieilles bâtisses désertes qu’une foule de gens traverse sans que l’on sache pourquoi. Je le trouvais ridicule avec ses enfants du catéchisme et ses bénédictions de drapeaux ! Il me faisait penser à une vieille femme en train d’aérer des loques mitées qui auraient déjà dû être brûlées depuis longtemps. Comment pouvait-il ne pas remarquer que ce siècle où nous nous étions rencontrés avait été jeté en bloc à la poubelle ? Lui dont j’avais pourtant admiré la magie des mains. Comment a-t-il pu ne pas comprendre qu’il fallait s’échapper, fût-ce nu comme un ver et ensanglanté !

Moi, en tout cas, j’ai pris la fuite. J’ai quitté cet endroit où il fallait monter des seaux d’eau par l’escalier et où l’odeur de la terre au printemps, sous la fenêtre, faisait croire qu’elle avait un message important et secret à délivrer. J’ai échangé l’appartement hérité de ma grand-mère contre un autre, sous les fenêtres duquel s’arrêtaient les tramways. Derrière l’arrêt du tram se trouvait un immeuble inachevé, avec des piliers en béton dressés vers le ciel et deux grandes grues toujours dans la même position, car des événements historiques s’étaient produits et de nombreux chantiers avaient été interrompus.

Franz m’a dit un jour avec enthousiasme que je venais d’un pays où l’on faisait l’Histoire, jour après jour. Il m’enviait, car ici, disait-il, il ne se passe plus rien depuis longtemps : tout est comme une eau dormante. Depuis cinq ans, c’est vrai, on parle de la crise, mais personne ne sait exactement ce que c’est que cette crise, ni d’où elle vient. 

« Chez vous au moins, il se passe quelque chose de réel ! » a-t-il soupiré.

Je lui ai dit que l’on pouvait très bien vivre sans Histoire et sans réalité, que c’était même beaucoup plus agréable, mais qu’il ne fallait pas qu’il s’inquiète : un jour, ici aussi les grues s’arrêteraient, car à quoi bon construire indéfiniment des maisons ?

Depuis cet appartement au plafond haut, dans un immeuble construit après la guerre, je regardais à travers la vitre sale (on a beau les laver, les vitres de ce pays sont toujours sales) les tramways qui s’arrêtaient et le soleil qui, l’hiver, se couchait vers trois heures de l’après-midi derrière les piliers en béton et les grues figées à jamais. Cette vue historique, je pouvais la savourer quand G. n’était pas à la maison. Car lorsqu’il était là, soit nous nous disputions soit nous passions au lit. Il avait cinq ans de moins que moi et il soutenait avec obstination qu’il m’aimait. Quand on me dit cela, j’ai envie de m’enfuir, car celui qui le dit me regarde toujours avec une telle expression qu’il me semble qu’il attend en échange au moins trois gouttes de sang, sinon la vie.

J’avais beau lui affirmer régulièrement que je ne l’aimais pas et que ce n’était plus la peine d’en parler, il s’obstinait. Il s’était mis cela dans la tête et ne cessait de répéter : « Je ne peux pas vivre sans toi ! »

Mais d’un autre côté, la proximité des corps instaure une certaine forme de lien, malgré les mots et malgré tout. Grâce à G., j’échappais un peu à la solitude. Et puis j’avais mes traductions, qui marchaient déjà assez bien et m’aidaient à passer le temps, à attacher moins d’importance aux choses. Je sentais en moi tant de force que je désirais la solitude. Je voulais me réveiller le matin en chantant et me mettre aussitôt au travail, sortir de temps en temps, rendre visite à quelqu’un, m’inventer un amour impossible…

Je vouais un amour secret à quelqu’un que je n’avais vu qu’une fois, en public, et avec qui je n’avais pas échangé plus de quelques mots. On disait qu’il était parti vivre en Suède, de sorte que je ne risquais guère de le rencontrer. Je rêvais de lui continuellement.

J’ai demandé à G. de partir, mais il n’est pas parti. Il a continué à marteler inlassablement qu’il m’aimait, qu’il ne pouvait pas vivre sans moi, et ainsi de suite. Alors j’ai acheté un petit chien pour qu’il aille se promener avec lui, en songeant que peut-être cela le distrairait, mais c’était toujours moi qui devais m’occuper du chien. Un jour où j’ai dû m’absenter, il l’a même emmené chez sa mère, qui naturellement me détestait et qui est venue me lancer le chien à la figure. En réalité, c’est une image : elle ne pouvait pas le lancer, car il était déjà assez gros, avec des oreilles pendantes et des pattes vigoureuses. Il répondait au nom de Nounours. Elle ne pouvait pas non plus me frapper, bien qu’elle en eût envie, car le chien l’aurait mordue. Il était très attaché à moi. Avec les chiens, c’est encore pire qu’avec les humains : on peut leur dire tout ce qu’on veut, ils continuent à vous regarder avec leurs yeux d’une fidélité terrifiante. 

Finalement, c’est G. qui a levé la main sur moi, et je lui ai rendu ses coups, car j’avais le sentiment qu’il pouvait me tuer. Le même jour, Nounours a sauté sur une pointe qui s’est enfoncée profondément dans sa poitrine. J’ai dû courir d’un vétérinaire à l’autre et lui faire moi-même des piqûres. Le soir, j’ai vu à l’arrêt du tram celui dont je rêvais souvent. Il était avec sa femme et sa petite fille. La femme était jeune et jolie. Ils paraissaient heureux.


 Te souviens-tu de ce dimanche soir où nous avons rendu visite à ton ami Jean-Pierre ? Il y a aujourd’hui exactement deux mois de cela, et deux mois aussi que nous nous connaissons, car c’est précisément ce dimanche que nous nous sommes rencontrés. Tu m’as demandé si je ne voulais pas t’accompagner chez un ami. Si j’avais le temps et si je n’avais rien contre le fait de prendre le thé chez Jean-Pierre… J’ai toujours le temps, et je n’ai jamais rien contre ce genre de choses.

Ton Jean-Pierre est l’une des créatures les plus étranges qu’il m’ait été donné de rencontrer dans cette ville fantômatique, en ce siècle finissant. Ses poupées Barbie me reviennent toujours en mémoire quand je marche parmi les humains, dans la rue, au musée, dans le métro… Elles étaient si tranquilles sur ses étagères, dans les vêtements qu’il leur avait cousus lui-même, certaines nues et peintes en doré ou en argenté.

Souviens-toi ! Il nous a expliqué qu’il travaillait à une composition intitulée « Barbie-Jeanne d’Arc en prison ». La prison était déjà terminée et collée. « Et le cheval ? », lui as-tu demandé. Il n’y avait pas de cheval, évidemment, car qui mettrait un cheval au cachot ? Jeanne avait été enfermée sans son cheval.

Il était très sérieux, ton Pierrot. Il nous a proposé des fraises au yaourt et nous a expliqué qu’il ne fallait pas acheter des fruits sur les marchés, bien qu’ils y soient moins chers, car tant de gens les ont déjà tripotés qu’ils s’abîment beaucoup plus vite, et la différence de prix est illusoire.

Ses Barbies étaient d’une vérité saisissante. Ils les avait photographiées dans différentes situations : l’anniversaire de Barbie (quel âge avait-elle ? je n’ai pas songé à le demander); un voleur s’est introduit dans l’appartement de Barbie et l’a blessée avec un couteau, du sang partout ; Barbie-voleuse sur l’échafaud, le couperet en train de tomber… Toute une série de photos de l’enterrement de Barbie : Barbie dans le cercueil au milieu des roses, le cortège funéraire, la tombe fraîche…

Jean-Pierre a raconté qu’il avait envoyé ses photos au journal de Barbie, mais qu’on ne les publiait pas, car elles ne répondaient pas aux impératifs publicitaires. Nous avons feuilleté un numéro de cette revue éditée aux États-Unis. Il y était question d’un crime terrible : un voleur s’était introduit dans la maison d’un célèbre milliardaire collectionneur de poupées Barbie et y avait mis le feu pour effacer ses traces (les poupées ne l’intéressaient pas, il n’avait pris que l’argent et les objets de valeur). L’incendie avait fait près de dix mille victimes, dont beaucoup très rares et très précieuses. 

Je me souviens encore que Jean-Pierre nous a fait écouter un disque compact avec des bruits de la nature : un chant d’oiseau paisible, le cri du coucou, le son lointain d’une clochette, le gargouillis d’un ruisseau.

Si j’ai évoqué cette visite, c’est avec l’arrière-pensée de te parler de mon rêve de ce matin. J’ai rêvé que j’étais une poupée Barbie et qu’un policier français m’arrêtait dans la rue pour me demander mon passeport. Je lui montrais mon passeport soviétique, qu’en réalité je ne possède plus, et le policier me déclarait qu’il n’était pas valable dans les WC et les jardins publics, puis il m’ordonnait de me déshabiller. Je m’exécutais, mais cela ne me dérangeait pas. J’éprouvais même un sentiment de triomphe à l’idée que j’avais trompé le policier, car sous mes vêtements il n’y avait qu’une peau de poupée en plastique, froide et chaste. 

Aujourd’hui, dans le parc, sous un grand tilleul, j’ai regardé le ciel. Non loin de là se trouvait un parterre de roses. Par cette chaleur, les roses perdent très vite leurs pétales. Je les entendais tomber sans discontinuer. Mais peut-être tout cela se passait-il en réalité dans le ciel : il y avait là-haut un nuage…

Il semble que je n’aie plus grand-chose à te raconter. Je ne voudrais plus avoir à parler, même pas avec toi, inoubliable Angelo. Mon témoignage sur la vie humaine touche à sa fin. Ma voix est devenue si faible que la vendeuse de la boulangerie n’entend plus ce que je lui demande. Je dois montrer le pain avec le doigt. Bientôt, elle cessera même de me voir. Ma présence en ce lieu sera impossible, car l’herbe ne pousse pas dans les boulangeries, mais ailleurs, à l’écart.


Quand j’habitais dans l’appartement de Franz pendant son absence, je me réveillais chaque matin à l’arrivée du camion-poubelle. Dans cette rue étroite en bord de Seine, des voitures passaient presque en permanence et certaines s’arrêtaient devant l’immeuble. Pourtant, c’était le camion-poubelle qui me réveillait, vers sept heures. Le soleil était déjà levé et un oiseau chantait dans l’un des arbres qui bordaient le fleuve.

La ville entière semblait avoir fait silence. On n’entendait plus que le grondement du camion devant la maison. J’écoutais, le cœur battant, le bruit des poubelles qu’on traînait dans la cour, sur leurs roulettes en plastique. Puis le camion se mettait à rugir plus fort et une odeur âcre de gaz d’échappement entrait par la fenêtre. Il ronflait encore un petit moment et finissait par s’en aller. Mais il fallait encore attendre quelques instants avant de pouvoir entendre à nouveau le bruit de la ville : le flux ininterrompu des voitures sur l’autre berge, le pimpon monotone d’une ambulance ou d’une voiture de pompiers coincée dans un embouteillage, le cri d’un gros oiseau (un pigeon sauvage, disait mon oncle Ernst) au milieu du bruissement de la forêt, par une vaste et claire journée — et l’oiseau ne cesse de crier, encore et encore, sans pouvoir échapper à l’emprise de la forêt et de l’été.

Parfois, je m’assoupissais à nouveau, mais le plus souvent, après le passage du camion-poubelle, je n’arrivais plus à dormir. Je me levais et préparais du café avec la cafetière électrique. Je jetais le filtre et le marc de la veille dans le sac poubelle, qui faisait entendre un léger froissement. C’était un sac en plastique mince de chez FRANPRIX ou MONOPRIX, ou un de ces sacs sans nom, roses ou bleus, avec lesquel on ramenait les fruits de l’épicerie arabe. Franz m’avait expliqué qu’il n’achetait jamais de vrais sacs poubelles (ceux en plastique noir), car il était partisan d’un mode de vie écologique.

Pendant que le café s’écoulait dans la cafetière, je m’installais sur une chaise près de la fenêtre; j’allumais ma première cigarette de la journée, que parfois je ne fumais même pas, et regardais la cour étroite sur laquelle ne donnaient sans doute que des fenêtres de cuisine ; leurs volets étaient toujours fermés. Tout en bas, dans l’ombre, là où le soleil ne brillait jamais, pas même en plein midi, se dressait la poubelle verte, de nouveau vide et en attente. Plus tard, en sortant, je faisais un nœud au sac poubelle ; j’y enfermais les traces de ma vie : des pots de yaourt, une bouteille d’eau minérale en plastique, des écorces de pamplemousse, une boîte de fromage, un déodorant qui avait cessé de me plaire. Après quoi, tenant au bout des doigts ce baluchon léger et craquetant, je me faufilais dans la cour et le jetais dans la poubelle. Parfois, celle-ci était encore presque vide, et en soulevant le couvercle je pouvais sentir la légère odeur aigre des ordures de la veille, relents de mort du temps effacé.

Le matin suivant, dès l’arrivée du camion-poubelle, j’ouvrais à nouveau les yeux et me mettais aux aguets. Pour atteindre les poubelles, ils devaient entrer par la porte cochère et traverser la cage d’escalier. La porte s’ouvrait, des pas résonnaient. Je tendais l’oreille pour savoir si par hasard ils ne montaient pas l’escalier. Et si on leur avait donné l’ordre d’emporter aussi les habitants ? Pour produire des ordures, on n’aura bientôt plus besoin de l’homme, le système s’en chargera tout seul. Les marchandises dormiront dans la lumière artificielle et alléchante des devantures, en rêvant aux poubelles qui les accueilleront. Les distributeurs de billets ronronneront doucement. L’argent circulera. Les lumières dans les bureaux s’éteindront pour la pause de midi. Plus rien ne rappellera l’homme, de même que rien ne rappelle les ordures de la veille. 


Immobile sur ma chaise, je fixe du regard le téléphone. C’est une petite chose blanche accrochée au mur, avec son fil qui pend d’un air innocent. On dirait qu’il est parfaitement ignorant de tout. Moi, bien sûr, je ne suis pas dupe, mais je n’arrive pas à le prendre en flagrant délit. Je l’observe pendant des heures, si intensément qu’il n’est plus qu’un petit point blanc très loin dans le vague. Quelque part, là-bas, ta voix devrait se faire entendre, Angelo, pour m’annoncer la sentence.  Je ne veux pas que l’on me surprenne dans mon sommeil, c’est pour cela que je veille. J’ai le dos tourné vers la fenêtre ouverte. Alors que le téléphone s’est déjà presque dissous à l’horizon et que la voix semble s’être mise en route, j’entends soudain derrière moi un froissement d’ailes, des bruits de pas précipités et un rire qui crépite comme de la grêle dans la couronne d’un arbre. Je sursaute et me retourne. Dehors, derrière la vitre, le jour est clair. Sur la terre comme au ciel, rien de particulier n’arrête le regard. C’est alors qu’il se met à sonner.

Exactement comme il a sonné ce jour-là dans cet appartement sur l’île Saint-Louis, alors que tout était déjà fini et que le silence gagnait du terrain. Seule une symphonie de Mozart continuait de tourner sur la platine laser. Son adagio enveloppait le silence comme un plastique transparent. Tout s’était passé si vite. Brusquement, il s’était trouvé tout entier sous l’emprise de la douleur. Il n’avait plus eu conscience de rien d’autre. Il s’était recroquevillé sur la dernière certitude qui lui restait en ce monde. Puis de cela aussi il s’était détaché. Il n’y avait plus personne d’autre que moi dans l’appartement, dans ce silence. Ce plastique m’étouffait ; la symphonie de Mozart ne me laissait pas respirer. J’avais le sentiment d’être vide, mince comme une feuille de papier. J’allais bientôt me dissoudre dans ce ciel blafard que je voyais derrière la vitre, dans ce vide qui ondoyait au-dessus du fleuve.

C’est alors que le téléphone a sonné, et cette sonnerie m’a rendu ma pesanteur. J’ai senti à nouveau ma chair, mon cœur qui s’est mis à battre comme un fou, la sueur qui me coulait le long du dos.

Le téléphone a sonné deux ou trois fois, puis il s’est mis à parler. Le répondeur automatique était branché. Il parlait d’un ton ferme et sans réplique, mais je ne comprenais pas un mot. Je ne sentais que mon corps qui pesait sur le plancher de plus en plus lourdement. Puis j’ai entendu un petit déclic, une tonalité intermittente, et tout est redevenu silencieux. J’ai éprouvé une envie irrésistible de réécouter le message, d’entendre à nouveau cette voix énergique venue du monde des hommes et qui m’avait redonné chair. J’aurais voulu me réfugier dans cette voix comme une huître dans sa coquille.

M’approchant du téléphone, j’ai appuyé sur le bouton du répondeur et j’ai écouté la voix de la machine, qui, quelques instants auparavant, avait été celle d’un homme qui demandait paisiblement et avec assurance qu’on le rappelle à tel ou tel numéro, en s’adressant à celui qui venait de se détacher de sa douleur. J’ai réécouté plusieurs fois cette voix agréable et insoucieuse qui exigeait l’impossible sans douter un seul instant. Cela a fini par m’apaiser. Ce qui s’était produit quelques instants plus tôt, était passé depuis des années. J’ai versé le contenu des deux verres dans l’évier. J’ai fait couler un peu d’eau. Puis j’ai jeté les verres dans le sac poubelle dont j’ai noué les poignées. Le sac entre mes doigts, j’ai quitté l’appartement, puis l’immeuble, et j’ai marché très longtemps dans les rues.

Je ne sais pas combien de temps, ni jusqu’où. Suffisamment loin en tout cas, car je leur ai échappé et ils ne me retrouveront pas. Je suis là, dans ma chambre. Le téléphone sonne. Je décroche, mais ce n’est pas toi, Angelo. C’est un faux numéro. On demande à parler à quelqu’un dont je n’ai jamais entendu le nom, peut-être un ancien occupant de cette chambre.

Un jour peut-être, quand je n’habiterai plus ici (j’ai déjà envie de partir, bien que ma confession ne soit pas encore achevée, mais peut-être doit-elle demeurer incomplète ?), quelqu’un appelera et demandera à me parler, et quelqu’un d’autre qui n’aura jamais entendu mon nom répondra. Ou bien le téléphone sonnera dans une pièce vide. Le monde est plein de téléphones qui sonnent dans des pièces vides et de répondeurs automatiques qui répètent des messages destinés à des morts.


Hier, j’ai acheté chez l’Arabe une mangue que j’ai mangée tout entière. J’avais repéré ces fruits sur son étal depuis déjà longtemps, mais je n’avais pas osé en acheter. Je n’avais jamais goûté. À l’intérieur, près du noyau, cela sent un peu la résine, comme les sapins par temps très chaud, lorsqu’ils fondent au soleil comme des chandelles. La chair est d’un orange assez vif et a une saveur sucrée. Cette mangue m’a rappelé que je devais suivre le soleil, que mon voyage n’était pas encore fini. J’ai compris cela aujourd’hui en quittant la résidence et en traversant la place de gravier blanc accablée de chaleur. Je marchais comme d’habitude, tête baissée, un filet de sueur sur le front, en essayant de m’accommoder de l’air brûlant.

Le soleil d’ici tape fort, mais il n’est pas impitoyable. Il y a même en lui une certaine douceur lorsqu’il darde ses rayons à travers la brume sur la tôle des voitures et sur les roses.

Cette mangue venait de la Côte d’Ivoire.

En bref, je dois me rendre à Lisbonne. Il y a un poème de Pessoa qui dit : « le soleil / brille toujours à Lisbonne ». Il me trotte sans arrêt dans la tête. Alors je dois aller à Lisbonne pour vérifier.

Pessoa. As-tu lu quelque chose de lui ? Je sais que si je te posais une question comme celle-ci au téléphone, tu me répondrais que tu es totalement inculte, que tu n’as jamais lu un livre de ta vie. Et si c’était vrai ? Si tu ne disais pas cela par simple bravade ? Ce serait quelque chose de n’avoir jamais rien lu !

Moi, par exemple, je suis une victime des livres. J’ai même écrit des poèmes, mauvais évidemment. Là-bas, tout le monde écrivait des poèmes, c’était un sport national, comme le football en Angleterre. On les lisait aussi, et on croyait qu’ils signifiaient davantage que ce qu’ils signifiaient. On se trompait. Là-bas. En Europe orientale. Au dix-neuvième siècle.

Pessoa a aussi écrit ces deux vers :

« Grands sont les déserts et tout est désert,

sauf erreur, naturellement. »


Tu as raison, Angelo, il faut mentir davantage de jour en jour. Quand on a commencé, on ne peut plus revenir en arrière. Les mensonges doivent être de plus en plus gros pour que les gens y croient, pour qu’ils n’osent pas appeler cela une tromperie, pour que ce soit « trop horrible ».

J’aime les menteurs, les charlatans aux yeux clairs, comme toi, Angelo, les canailles délicieuses conscientes de leurs impostures. Je voudrais moi aussi faire partie de leur confrérie.

J’ai beaucoup aimé ce que tu m’as dit au sujet de ton métier. Est-ce donc vrai que tu travailles comme expert en café alors que tu ne connais rien au café ? Que tu as simplement envoûté tous les directeurs avec ton regard fier de fripouille ? Que tu te contentes d’avaler ce qu’on te donne à boire, de faire du bruit avec ta bouche, de convoquer sur ton visage une expression pensive et, après une pause lourde de sens, de lâcher du bout des lèvres :

« Citron. »

Ou « Vanille acide. »

Ou « Beurre rance ! »

Et les directeurs commerciaux des entreprises se penchent sur leurs papiers ; on refait les contrats ; les fax bourdonnent rageusement ; les navires appareillent ; un village misérable en Afrique ou en Asie est frappé par la famine ; un autre prospère.

Et toi, mon ami éhonté comme un ange, on te présente aux nouveaux directeurs comme un « botaniste éminent ».

Franz aurait pu tromper un peu plus, cela l’aurait certainement sauvé. Je ne supportais pas sa bonne foi. 

Il possédait des actions qu’il avait héritées de ses parents. Je l’ai appris par hasard. Je l’ai surpris un jour penché sur le supplément économique du journal, en train d’étudier les cours de la bourse, la nuque humblement baissée comme celle d’un moine en prière. Je lui ai demandé ce qu’il regardait et il m’a répondu, un peu honteux : « Les cours de mes actions ».

« De toute façon, elles baissent toujours », a-t-il ajouté rapidement, comme pour s’excuser. Il m’a expliqué que sa famille possédait « une certaine partie » d’un groupe industriel qui fabrique notamment des avions militaires.

« Mais la part des avions civils dans la production ne cesse de croître et j’espère que maintenant, avec la nouvelle situation mondiale, la demande d’avions militaires va baisser », a-t-il encore assuré. Ces actions ne s’accordaient guère avec ses opinions de gauche, mais en fin de compte l’identité de leur propriétaire importait peu, cela ne changeait rien à l’affaire.

Je lui ai demandé avec étonnement pourquoi il éprouvait le besoin de se justifier, s’il ne trouvait pas que les avions militaires étaient beaux et s’il ne prenait pas plaisir à imaginer qu’un jour les bombes lâchées par ses avions réduiraient tout en ruines.

Il a fait la grimace, comme si je lui avais montré quelque chose de répugnant, et m’a dit que je racontais des bêtises.

J’ai essayé de lui faire croire que je plaisantais, mais j’ai compris que j’avais dépassé les bornes et qu’il y a des choses dont il ne faut pas plaisanter, même en privé. Franz prétendait que tout n’était pas de la plaisanterie.

Mais qu’est-ce donc alors, si ce n’est pas de la plaisanterie ? Qu’était-ce donc quand j’ai lu dans le journal le nom de Franz suivi du mot « suicide » ? Le journal présentait cela comme un fait. Un fait exquis d’ailleurs, car un homme politique important venait justement de se suicider et tout ce qui avait des relents de suicide était un morceau de choix pour les journaux. C’est sans doute pour cette raison que personne n’a mis en doute la thèse du suicide. C’était si naturel !


« Ne parlons plus de mon voyage, ma pauvre bonne ; il y a si longtemps que nous ne faisons autre chose qu’enfin cela fatigue. C’est comme les longues maladies qui usent la douleur ; les longues espérances usent toute la joie. »

(Madame de Sévigné à sa fille, lundi 11 juillet 1672).

Oui, l’espoir est comme une maladie. Il me semble que je n’en souffre plus, que j’ai cessé d’espérer, que je suis à nouveau en état de sentir la douleur.

La canicule est passée. J’ai fait ce soir un tour dans le parc ; il y faisait si frais ! Je n’avais sur le dos qu’une chemise de soie légère et je sentais ce bienfait sur tout mon corps. Comme là-haut, dans le Nord, quand on marche par un soir d’été sur un chemin vicinal et que l’on s’est un peu attardé : le soleil a déjà disparu derrière la forêt, minuit approche et l’on sent à travers sa chemise en coton la fraîcheur des prairies.

Aujourd’hui, c’était la Fête-Dieu. Près d’un couvent, non loin d’ici, j’ai vu passer une procession. Un groupe de fidèles clairsemé brandissant des images saintes et des bannières. Un vieil homme portait un crucifix en bois manifestement trop lourd pour lui. Le Christ était représenté de façon très réaliste : les plaies et le sang paraissaient vrais ; on aurait voulu les couvrir de feuilles de plantain pour faire enfin passer la fièvre.

Dans le parc, aujourd’hui, en comparaison avec ces soirées chaudes où l’air ne bougeait qu’à peine au-dessus du plan d’eau,  il y avait très peu de monde, juste quelques isolés. Il faisait sans doute trop froid pour se promener. Les rares passants étaient mes complices, mes frères. Eux aussi s’étaient arrêtés sous les larges branches du cèdre du Liban où flotte une odeur de résine. Eux aussi s’étaient laissé caresser par l’ombre profonde du hêtre. Eux aussi avaient enfoui leur visage en voie d’effacement dans les jasmins tardifs, pour chercher entre les fleurs une ivresse délicieuse.

Sur un banc, un homme était assis, droit comme une tulipe ; il lisait un livre.

N’est-ce pas, cher Angelo ? les plantes désirent le soleil, qui flétrit impitoyablement leurs fleurs et fouette leurs graines pour les hâter vers la maturité et vers la mort, mais ce n’est que sous la pluie et dans la fraîcheur qu’elles respirent avec soulagement, étirent leurs tiges, referment leurs pétales en somnolant et déploient leurs feuilles.


Tu vois, je n’ai encore abouti nulle part, bien que je t’aie déjà presque tout dit. Je ne sais pas terminer. Je ne sais pas imaginer ce que ce serait de ne plus te parler. Mais puisque j’ai trouvé un commencement, il faudra bien un jour trouver une fin, fût-ce par la force. Toute fin est violente.

Que fais-je ? Je déambule à travers mes grandes journées vides où rien ni personne ne m’attend. À Beaubourg, je me laisse porter par l’escalier roulant jusqu’à la bibliothèque, mais il y a la queue. Je n’ai pas l’intention de rester, car les files d’attente ont pour moi un goût de saucisse fumée moisie. Celle pour laquelle ma grand-mère m’envoyait faire la queue quand on en vendait dans le magasin au prix fixé par l’État. « Va prendre la queue, me disait-elle, je te rejoins dans une demi-heure ». Dans la queue, c’était ennuyeux et étouffant. Ceux de derrière poussaient, en espérant que l’arrivage ne serait pas épuisé avant que vienne leur tour d’être servis. Après, cette saucisse restait longtemps dans le frigo, car ma grand-mère n’en coupait que des tranches très fines. Je devais les manger, bien que cela me répugnât. C’était comme la communion, avec en guise d’hostie une rondelle de viande dure et moisie sur le dessus. « C’est bon, c’est bon, disait ma grand-mère. Le moisi, c’est rien, on l’enlève et voilà tout ! »

Je redescend par l’escalier roulant. Les têtes que je croise cette fois se déplacent vers le haut. Les écouteurs sur les oreilles, j’écoute Haendel, Bach ou U2. Je n’entends rien, comme cette femme du siècle dernier dans le film, et je ne sais pas parler. J’ai peur de regarder la pendule. J’ai peur qu’il soit encore trop tôt. Pour tromper la pendule, je vais au Louvre où je croise encore d’autres têtes : les têtes en pierre de Grecs et de Romains morts depuis très longtemps.

Une autre possibilité pour échapper au temps est d’entrer dans une librairie, une petite, dans laquelle il n’y a pas trop de livres. À vrai dire, même là, il y en a trop, mais c’est tout de même moins déprimant que la FNAC. Dans un petit magasin, on peut prendre le premier volume qui se présente et commencer à le lire. Un livre qui a attiré l’attention d’une manière ou d’une autre : par son titre, par le nom étrange de son auteur qui rappelle vaguement quelque chose, par l’illustration sur sa couverture… Il n’y a plus de littérature. Il n’y a plus que des livres isolés qui arrivent dans les librairies comme les lettres, les journaux et les publicités dans les boîtes aux lettres. Dans chacun d’eux, quelqu’un raconte son histoire, exprime ses pensées, lance des appels… Qu’on les lise ou qu’on ne les lise pas, cela revient exactement au même.

Littérature mondiale ! Cela sonne aussi creux que « soldats de la paix ». La littérature mondiale n’existe plus qu’en Europe orientale, dans le cerveau crédule de quelques professeurs de littérature.

J’aime tout particulièrement les romans dilettantes publiés par de petits éditeurs. J’en lis parfois un chapitre entier dans une librairie, cela me procure un sentiment de bien être et de légèreté qui se prolonge tout l’après-midi, comme si une créature malheureuse m’avait pris la main et m’avait raconté en bafouillant ses grandes souffrances, pendant que je hochais la tête avec enthousiasme : oui, c’est cela, je ressens exactement la même chose !

Dans les librairies, les livres sont encore neufs et propres. Personne ne les a lus ; aucune chair étrangère ne s’est encore introduite en eux. Ils sont légers et fortuits. Pas comme dans les bibliothèques où ils sont épais et crasseux, où ils pèsent sur les rayonnages et risquent à tout moment de passer à travers le plancher, en rappelant des expressions rebutantes :

Littérature obligatoire !

Plouc sans instruction !

Notre Histoire!

Je hais les bibliothèques ! Que vais-je donc y chercher ? Ai-je envie de me faire passer pour plus noble que je ne suis ? De dissimuler la courroie de la machine à coudre Singer, le journal « La voix du peuple » et les punaises qui chaque nuit sortaient de derrière le papier peint décollé pour se repaître de mon sang ?

Quand je sors de la librairie, il commence à pleuvoir ; un vent froid et mauvais secoue les arbres. Un temps pareil en plein mois de juin, pour autant que je sache, cela ne peut exister que dans le pays d’où je viens. J’ai emporté dans mes bagages le temps de chez moi et je le sors du papier dans lequel il était emballé, comme les petits pâtés que nous emportions en voyage. Quand nous allions à la campagne, chez le demi-frère de ma grand-mère, nous devions absolument emporter notre nourriture. Cela arrivait une ou deux fois par an, et c’étaient là nos seuls voyages. Sans ma grand mère, je n’allais bien entendu nulle part, à l’exception des excursions que nous faisons avec la classe au printemps.

J’attendais le voyage pendant des mois : « Il reste encore combien de jours avant l’anniversaire d’oncle Ernst ? » demandais-je sans cesse à ma grand-mère. Si cela n’avait tenu qu’à moi, nous serions partis par le premier train sans attendre une minute de plus, les mains dans les poches. Mais ma grand-mère se préparait soigneusement avant de quitter la maison. La veille du départ, elle faisait des pâtés, pour avoir quelque chose à offrir à son demi-frère (« On ne peut pas arriver les mains vides ! ») et pour que nous ayons de quoi manger pendant le trajet. Il fallait impérativement emporter des provisions pour la route, même si, de mon point de vue, nous aurions pu tout aussi bien acheter des pâtés au buffet de la gare. Ma grand-mère les méprisait, mais moi j’en avais terriblement envie et je me promettais que, plus tard, quand je serais une grande personne, j’achèterais toujours des pâtés au buffet de la gare.

« Je ne sais pas s’ils sont mangeables ! » disait ma grand-mère d’un air soupçonneux. Il valait mieux avoir de quoi manger avec soi ; le voyage pouvait durer plus longtemps que prévu, se prolonger des jours et des semaines, et se terminer dieu sait où. Ma grand-mère avait l’expérience des trains. Elle n’enlevait jamais son fichu, ne déboutonnait jamais son manteau, même quand il faisait très chaud dans le wagon. Et durant tout le voyage, elle gardait sur ses genoux le paquet qui contenait les pâtés et son remède pour le cœur. Le train mettait trois heures pour nous conduire à destination. Il n’y avait pas même cent kilomètres, mais c’était un train particulièrement lent, avec des sièges en bois (on appelait cela un « train en bois »). Il s’arrêtait à toutes les gares, dans des forêts de sapins ou de bouleaux, pour laisser descendre des cueilleurs de champignons vêtus de pantalons de survêtement et munis de seaux en plastique. De temps à autre, bien que je n’eusse pas faim, je quémandais un pâté auprès de ma grand-mère, histoire de passer le temps. La nourriture faisait partie intégrante du voyage à la campagne. Pour autant que je me souvienne, nous passions là-bas la majeure partie de notre temps à manger ou à parler de nourriture. La femme du vieil oncle avait une vache et elle me faisait boire du lait cru : « Profites-en bien, tu n’en auras pas à la ville, du comme ça ! »

« Ce lait de la ville, c’est rien que de l’eau, ça ne tache même pas la bouteille », renchérissait ma grand-mère. J’avais remarqué que là-bas, elle approuvait absolument tout. Ernst nous fournissait des pommes de terre pour l’hiver.

Nous mangions principalement des pommes de terre en sauce. Le lait cru me faisait gargouiller le ventre et me donnait la diarrhée. Je pignochais dans mon assiette et ma grand-mère avait honte de moi. Je m’étonnais de la quantité de pommes de terre et de sauce qu’Ernst et sa femme parvenaient à engloutir. « On va d’abord manger, disaient-ils, et après on ira butter les patates. Ernst ! va chercher le cheval du kolkhoze ! » Je devais accompagner Ernst et me laisser secouer dans la carriole, sur le chemin ennuyeux qui poudroyait entre les aulnes. À la campagne, je m’ennuyais la plupart du temps. Dès l’arrivée, je languissais aussitôt de la ville, de l’appartement et de l’école qui ne recommençait pas tout de suite.

J’avais désiré ardemment me rendre à la campagne, mais là-bas le temps s’écoulait encore plus lentement. En réalité, c’était seulement partir que je voulais. Les jours à la campagne étaient plus longs qu’en ville. Tous les endroits étaient couverts d’une épaisse herbe verte et d’aulnaies impénétrables. Il fallait toujours regarder où l’on marchait pour ne pas mettre le pied dans une bouse de vache. La seule chose intéressante, c’était le coucher, car on me faisait un lit avec deux fauteuils placés bout à bout. J’imaginais que c’était un navire qui m’emmenait au loin, si vite que les jours et les années passaient devant moi comme un éclair.

J’aurais bien besoin, aujourd’hui encore, d’un tel bateau. Un bateau qui me fasse traverser la vie plus vite, pour que la pendule cesse de me faire peur. Ou qui m’emporte au moins loin du champ de pommes de terre d’Ernst, où je me tiens encore aujourd’hui, les mains dans les poches de mon pantalon, observant les tiges des pommes de terre qui ploient dans le vent, et incapable de rien entreprendre.


Toujours ici. Il pleut. Les feuilles du frêne s’enfoncent lorsque une goutte de pluie les atteint, comme les touches d’un piano muet. J’ai acheté à l’épicerie une bouteille de vin bon marché ; j’en verse dans un gobelet en plastique et j’ajoute du sucre, sans quoi il est terriblement acide. Peu à peu, le vin atténue la douleur, la recouvre d’une insensibilité chaude qui part des pieds et remonte vers la tête. En réalité, je ne ressens pas la moindre douleur ; je viens de l’inventer pour te distraire, pour que ce soit plus littéraire.

La littérature me dégoûte — mais je crois l’avoir déjà dit. J’ai d’ailleurs probablement tout dit. Que dois-je faire maintenant ? Attendre ? La vie passe si lentement. Si je pouvais fermer les yeux, m’endormir près de toi, dans ta chaleur, jusqu’à ce qu’elle soit passée… Mais que dis-je ! J’ai repoussé la chaleur et la proximité que l’on m’offrait. J’ai eu ce que je voulais, que me faut-il de plus ?

Faut-il que l’on dore mon visage à l’or fin, que l’on m’oigne de baumes odorants et que l’on me place dans un sarcophage de pierre où aucun bruit ne pénètre ? Comme ce garçon égyptien que j’ai vu aujourd’hui au Louvre (là-bas, on peut marcher sans avoir la tête mouillée par la pluie). On l’avait d’ailleurs sorti de son sarcophage pour l’exposer dans une vitrine. De sorte qu’on ne peut être sûr de rien. On ouvre même les tombeaux et des foules entières les traversent.

Au Louvre, mon attention a été attirée aussi par un matelas. J’ai dû le toucher de la main pour me convaincre qu’il était en marbre. Il paraissait si moëlleux ! On aurait dit que la statue de pierre était allongée sur un véritable capitonnage. Le matelas date du dix-huitième siècle, la statue quant à elle est une œuvre de l’Antiquité. Nostalgie du sommeil de différents siècles, de différents sexes, fantaisie de douceur, tout est là réuni. Le nom de la statue est « L’hermaphrodite endormi ». Quand on la regarde depuis la salle, c’est une femme ordinaire, mais quand on s’approche et qu’on l’examine de l’autre côté, c’est un homme. J’ai entendu un couple embarrassé :

« Mais c’est fait exprès ! » s’énervait l’homme.

« Tu crois ? » demandait la femme, dubitative.


Je ne voulais pas ce qu’il fallait vouloir. Lorsque Franz est revenu de Strasbourg et de Genève (c’était encore un long week-end, la pentecôte probablement), il m’a demandé ce que je pensais faire : ma bourse arrivait bientôt à son terme, mais il n’aurait guère de mal à faire en sorte que je puisse rester, à m’organiser une « prolongation » (oubliant d’ajouter qu’alors, je serais entièrement en son pouvoir) ; je n’avais tout de même pas l’intention de retourner « là-bas » ?

Je lui ai répondu que je ne pensais rien de spécial, que peut-être j’allais rentrer, comment savoir ? J’ai dû conserver une immobilité apathique, car Franz s’est énervé et a commencé à crier. Il a empoigné mes épaules et s’est mis à les secouer. En me laissant houspiller, je pensais avec lassitude : faites de moi ce que vous voulez. C’était un jour de canicule, je dormais à moitié. Franz rugissait : « Mais c’est de la folie ! Aucun être normal ne refuserait ce que je te propose pour retourner… retourner… »

(Il ne trouvait pas le mot juste.)

Alors, j’ai eu soudain l’impression de me réveiller et j’ai compris aussitôt que je devais mener tout cela à son terme, que personne ne m’attraperait et que jamais je ne voudrais ce qu’il faudrait vouloir, que je leur filerais toujours entre les doigts à la dernière minute !

Ma passivité avait disparu. J’ai regardé Franz dans les yeux et j’ai dit : « Non, évidemment, je ne retournerai pas là-bas. » Il n’a pas compris tout de suite et j’ai dû répéter ma phrase. Alors il m’a souri d’un air tendre et, m’enlaçant d’une étreinte presque fraternelle, m’a demandé pardon : 

« Excuse-moi, je me suis emporté. Mais tu sais, je ne supporte pas cette expression que tu as parfois, cette absence de volonté, ce n’est pas humain ! »

Il était soudain tendre et satisfait. Les choses étaient telles qu’elle devaient être. L’ordre du monde avait été rétabli. J’ai commencé à préparer des gin-tonics dans la cuisine.

T’ai-je dit que Franz prenait parfois des gouttes pour le cœur ? En fait, il n’avait rien de grave. C’était simplement pour entretenir sa peur de la mort.

« Ce n’est qu’un stimulant inoffensif, m’avait-il expliqué, de l’homéopathie. D’ailleurs, cela n’a aucun goût. Mais si j’avalais d’un seul coup la moitié de ce flacon, alors c’en serait fini de moi. »

Cette possibilité l’excitait.

« J’ai essayé une fois, avait-il ajouté. On m’a ramené. C’est inutile. »

J’ai ouvert la porte du réfrigérateur. Le reste, tu le sais déjà, ou presque. J’ai versé dans un verre toute la bouteille de gouttes pour le cœur, et dans l’autre seulement du gin et du tonic.


Ceci, Angelo, est la dernière lettre que je t’écris. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie de l’écrire, de t’écrire à toi. Tu me parais loin, inventé en pure perte. Mais puisque j’ai commencé cette confession, je dois aller jusqu’au bout. Cette confession ? J’ai relu en diagonale tout ce que je t’ai écrit jusqu’à présent. Y a-t-il un mot de vrai dans tout cela ?

Ce qui est vrai, c’est que j’ai trouvé ces lettres, cette disquette d’ordinateur, dans la Seine. Oui, de même qu’on trouvait autrefois entre les joncs des enfants qui avaient descendu la rivière dans un panier. De même qu’on trouve aujourd’hui des noyés dans ce fleuve. Il était tard. C’était une nuit chaude, presque étouffante, à l’heure où la grande ville respire avec difficulté et se retourne entre ses draps trempés de sueur. J’avais erré sur les ponts et le long des quais, avant de descendre en somnambule tout au bord de l’eau, à la pointe de l’île Saint-Louis, au niveau du square Sully-Morland. Là, le fleuve devient soudain large et sauvage, les lumières de la ville ne parviennent plus à l’éclairer en entier. Au loin, une rame de métro passe sur un pont, comme une apparition surgie des profondeurs de la terre.

Je me tenais là, à la limite de l’eau. Je ne pensais à rien. Le fleuve exhalait une fraîcheur presque imperceptible. On entendait un chuchotement dans le jardin ; quelqu’un s’est faufilé dans les buissons ; quelqu’un s’est mis à gémir, de douleur ou de plaisir ; quelqu’un sur le pont a émis un sifflement strident. J’étais la proie d’une somnolence provoquée par cette journée vide et chaude qui avait été si longue, par cette nuit sensuelle qui se trémoussait autour de moi. Je considérais d’un œil éteint l’eau qui luisait comme de l’huile, lorsque soudain une main en est sortie, une main blanche et sèche qui me tendait quelque chose. Sans avoir le temps de réfléchir, j’ai voulu saisir cette main, oui, juste la main. Je voulais la tirer vers moi, ou qu’elle me tire vers elle, je ne sais pas. C’était comme un ordre et un appel. Me précipitant vers l’eau en manquant de perdre l’équilibre, j’ai fait un geste pour l’attraper, mais entre mes doigts n’est resté qu’un petit paquet mince.

La main avait disparu. Une nouvelle rame de métro est passée sur le pont en sens inverse. Une rafale a frisé la surface de l’eau et m’a rendu ma lucidité. Je n’avais pourtant rien bu d’autre qu’un verre de bière. Je ne sais plus quelle heure il était.

Mon mystérieux épistolier ! Je t’ai cherché dans la ville, j’ai couru après toi sur un quai de métro, mais quand tu t’es retourné sur l’escalator, je n’ai vu qu’un visage étranger et indifférent. J’ai fréquenté les cafés et tenté de voir derrière des lunettes de soleil, mais à chaque fois un geste a trahi celui que j’observais : ce ne pouvait pas être toi. Je ne connais même pas ton nom, alors au fond de moi j’ai commencé à te donner celui de ton cher correspondant, qui est devenu aussi le mien. Ne l’appelles-tu pas ton miroir et ton double ? Les anges peuvent être des deux sexes à la fois. Mais ils ne se manifestent à nous que de façon très parcimonieuse, et l’on ne prend conscience de leur passage qu’après coup : il était là, quelque chose à changé, ou plutôt rien n’est comme avant, mais cet instant ne reviendra jamais, et même s’il revenait, qui sait si nous nous y reconnaîtrions ?

Je retourne souvent sur ce quai tout au bord de l’eau, là où le fleuve devient soudain large et sauvage. On aperçoit au loin les métros qui passent sur le pont à travers la nuit, comme à travers l’eau, comme si ce monde était sous l’eau, de l’autre côté, et non ici où se trouve notre place. Je regarde la surface comme une frontière au-delà de laquelle commence le véritable monde, celui d’où j’attends que surgisse ta main, ou de simples ronds sur l’eau, un signe qui me dise que j’ai le droit de venir. Mais il ne se passe rien. Une rafale frise le fleuve et fait bruisser les grands arbres au-dessus de moi. Quelqu’un gémit au milieu de ce bruissement, de douleur ou de plaisir ; un sifflement strident se fait entendre sur le pont, où l’on ne voit pourtant personne ; un désir s’assouvit ; un corps tombe sans vie sur la pelouse arrosée de semence. Partout la chair est prête, mon Angelo, mais l’esprit n’est nulle part.


Il ne me reste plus qu’à te transmettre cette ultime lettre. Maintenant que tu sais tout, je ne veux rien garder pour moi.

La voici :

Beaucoup de temps a passé. Une semaine. Davantage même. Quoi qu’il en soit, les lettres et les relevés de compte s’étaient accumulés dans ma boîte. M’asseyant sur le lit, j’ai lu tout mon courrier en dix minutes. Et la durée de mon absence a été comme annulée. En dix minutes, presque rien.

C’était pourtant bien moi qui marchais sous les étoiles. J’avais perdu mon chemin. Le vent sentait la mer et le foin. Oui, la mer et le foin, cela, je ne peux pas l’avoir inventé. Mais peut-être ce souvenir me vient-il d’ailleurs, de là-bas, de ce siècle disparu ? Comme cette épicerie de village sur l’escalier de laquelle je me trouvais, à côté des caisses vides, au bord de la route déserte, sous un réverbère qui éclairait mes mains étrangères ?

Non, cela ne pouvait pas être là-bas, car là-bas on ne voit pas les étoiles au mois de juin, les nuits sont trop claires. Et il n’y a pas d’autoroutes. Car un autre jour, je me tenais au bord d’une autoroute. En réalité, c’était une nationale — on n’a pas le droit de marcher le long des autoroutes, l’être humain n’y a pas sa place, même les voitures n’ont le droit de s’arrêter que lorsque le conducteur sent approcher la mort. Je me tenais donc au bord d’une nationale. Le soleil rôtissait mon visage, déjà suffisamment brûlé. Les voitures passaient à toute allure. Je ne prenais même pas la peine de lever la main pour les arrêter. J’avais l’impression que leurs passagers ne pouvaient pas me voir, que la lumière du soleil était trop forte. Juste à côté s’étendait un champ de blé plein de coquelicots, et en lisière du champ une femme arrachait de l’herbe, sa jupe grise relevée. Ce devait être il y a mille ans. Le blé ondoyait et brillait.

Elle a posé sa touffe d’herbe par terre, s’est redressée et a levé la main pour faire écran au soleil et regarder quelque chose. Quoi donc ? Les voitures sur la nationale, qui se jetaient dans le scintillement du soleil comme des insectes dans le feu ? Pouvait-elle les voir ? Pouvait-elle me voir ? Je me tenais sur la frontière : nul ne me voyait, ni ces fantômes qui se précipitaient dans le plomb fondu de leur propre vitesse, ni cette femme qui arrachait de l’herbe pour nourrir ses bêtes le soir venu, car la journée touchait bientôt à sa fin. Elle avait de solides jambes brunes et les coquelicots frôlaient le bord relevé de sa jupe grise.

J’ai lu un jour dans le journal l’expression « pays frontière ». On désignait ainsi le pays d’où je viens. C’était un terme politique. Très bien vu d’ailleurs. Un pays frontière, cela ne peut pas exister. Il y a quelque chose de ce côté-ci de la frontière et quelque chose de l’autre côté. Mais la frontière elle-même n’a pas d’existence. Il y a la route nationale, il y a le champ de blé, et la ferme sous les grands arbres assoiffés, mais où est la frontière qui les sépare ? Elle n’est pas visible. Et si l’on se place juste sur la frontière, on devient invisible d’un côté comme de l’autre.

Je n’ai pas pu aller jusqu’à Lisbonne. La voiture dans laquelle j’ai pris place près de Paris a tourné bien avant dans une autre direction, et moi avec, vers l’ouest, vers la mer en tout cas.

C’est là-bas qu’il m’est arrivé quelque chose : j’ai eu l’impression de guérir d’une maladie. Là-bas, mais où ? Était-ce dans cet hôtel de village, lorsque j’ai ouvert la fenêtre et qu’aussitôt la cloche de l’église, de l’autre côté de la place déserte, s’est mise à sonner tout contre mes oreilles ? Non, pas là, pas encore. Là, je n’ai fait sans doute que me mettre véritablement en route : j’ai lâché les rênes, j’ai hissé mon fardeau sur mes épaules et je l’ai trouvé léger !

J’ai même assisté avec les gens du village à la messe annoncée par la cloche. Ce n’était rien d’essentiel ni de significatif. Tout juste un petit pas sur le chemin que je venais de prendre, l’esprit soudain tranquille, sans exigences, disponible à tout. Vraiment rien de particulier. Quelques Saintes Vierges rose et bleu, le prêtre qui parlait avec une douceur routinière, et les étranges faciès de bois qui écarquillaient les yeux au plafond. Les gens chantaient une chanson qui disait de ne pas avoir peur et de « danser sur les pas du Seigneur ». Le prêtre était celui que j’avais rencontré dans la vieille église d’Amsterdam, le mendiant aux yeux bleus de mon rêve, pour qui je préparais des pommes de terre sautées et coupais des cornichons au sel.

Je me trouvais dans le fond de l’église, à l’écart des villageois. Dans la même rangée que moi était assis un homme, ni vieux ni jeune, aux environs de la quarantaine. Il gardait les mains dans les poches et la bouche résolument serrée. Il ne s’est animé qu’au moment où le prêtre a évoqué la mémoire des défunts. Il avait dû venir pour un mort, sa femme ou sa mère. Plutôt sa mère. Il avait l’air d’un paysan grand et fort qui a toujours vécu avec sa mère et ne peut plus parler avec personne, avec Dieu moins encore.

C’était un samedi soir. Après la messe, j’ai marché sur un petit chemin qui allait de l’église à la mer. Adossés contre les murets blancs, les rosiers chargés de fleurs, un peu flétris par la chaleur, pointaient déjà leurs feuilles vers la fraîcheur du soir. J’ai vu ensuite un champ de blé épais et dense, des pommes de terre en fleurs que l’ombre des pins atteignait déjà, et des vaches voraces sur un pré en pente.

Un matin, j’ai voulu aller voir un phare. Je me trouvais sur une île, au large. On ne pouvait pas aller plus loin. Et le phare lui-même se dressait au bout de tout ; après lui, il n’y avait plus que des rochers sauvages et des brisants : un lieu de naufrages.

Le soleil, dans la chambre d’hôtel, m’a fait ouvrir les yeux à six heures en se levant sur la terre nue. L’hôtel était une vieille bâtisse, la dernière au-dessus du port où les bateaux s’étaient échoués sur la boue à la marée descendante, comme s’ils avaient résolu de ne plus jamais bouger. Dans ma chambre se trouvait une armoire à trois portes. Celle du milieu était couverte d’un miroir. La veille au soir, j’y avais regardé mon visage avant de me glisser dans l’escalier. Tout le monde dormait. Par la fenêtre de la cage d’escalier, je voyais s’allumer et s’éteindre à intervalles réguliers une curieuse lumière pâle. D’abord, je n’ai pas compris ce que c’était. Mais en me haussant sur la pointe des pieds, j’ai vu que c’était le rayon lumineux du phare qui décrivait dans l’air de la nuit ses cercles grandioses.

Le matin donc, la lumière du soleil est entrée aussitôt par la fenêtre et j’ai songé avec plaisir que je pourrais aller au phare. Dehors, il faisait encore frais, le sol était couvert de grosses gouttes de rosée. La servante de l’hôtel installait les parasols sur la terrasse. Une femme, dans un petit jardin, était déjà penchée sur ses hortensias et ses rhubarbes. C’était l’une dernières maisons, murs blancs et volets bleus, au bord d’une grande étendue déserte. Au moment où je passais devant elle, la femme s’est relevée : c’était celle que j’avais croisée dans le métro et qui avait dit « Le petit chien », celle que j’avais vue au bord de la nationale en train d’arracher de l’herbe dans le champ de blé. Je l’ai saluée, car il aurait été étrange de passer sans rien dire. Elle m’a répondu par un sourire bienveillant. Et indifférent. Puis elle s’est penchée à nouveau sur ses fleurs.

Par une fenêtre ouverte, on entrevoyait une petite partie du mystère du matin dans les pièces ensommeillées. Un chat faisait sa toilette, assis sur le rebord de la fenêtre. Le phare était encore loin, mais on le voyait déjà dans toute sa hauteur.

Près du phare, il n’y avait rien. Une herbe basse et grise, parsemée de fleurs jaunes, qui se pliait avec raideur dans le vent. D’énormes rochers rouges. Quelques moutons.

Peut-être y avait-il encore autre chose. Je ne sais pas exactement. En tout cas, je ne peux pas t’en parler, pas même à toi, cher Angelo. C’est mon secret.

Me voici de retour en ville. Depuis avant-hier, me semble-t-il. Cinq cents kilomètres d’autoroute à toute allure dans une décapotable, c’est aussi bon que quatre heures au même endroit dans un désert. Il y avait des bouchons à l’entrée de Paris. Avant cela, je ne savais pas que cette ville, avec ses cafés et ses boulevards délicieux, est en réalité minuscule, qu’elle n’est qu’un misérable village touristique. La vraie ville est là-bas : cette tôle ondulée et ce béton armé chauffés à blanc par un soleil arrogant ; les centres commerciaux dans lesquels de gros camions apportent de nouvelles marchandises ; les embouteillages où chaque jour quelqu’un rend l’âme dans la chaleur et les gaz d’échappement, en partant en vacances, en rentrant chez soi ou en allant au supermarché ; et la décharge qui attend, au bout de tout.

Je n’ai plus d’argent. Ma carte bancaire a été avalée par un distributeur de billets, là-bas, dans cette petite ville proche de la mer où j’avais abouti. La rue était déserte. C’était l’heure du repas. Le soleil brillait, et quand le volet du distributeur s’est refermé sans un bruit, je me suis dit : « C’est terminé ».

Le blé dans les champs d’Esquibien n’est pas encore mûr,

Ma faim non plus, pas encore mûre,

Elle a le temps.

Le chemin serpente entre les champs opulents,

Vers la mer, à travers les dunes,

Où flotte vers le soir le parfum d’une herbe.

Seigneur, comment peut-il être si délicieux ?

Quelles sont ces fleurs ?

Quel est ce parfum ?

Dois-je me rendre sur la plage à marée basse

Pour ramasser des coques fraîches ?

Dois-je prendre sur mon épaule le lourd panier

Et l’amener devant la porte ?

Mais quelle porte ?

Dois-je marcher les yeux baissés

Jusqu’à ce que le secret soit révélé ?