A. H. Tammsaare, un grand romancier estonien

La littérature estonienne a eu son Balzac dans Edouard Vilde, auteur d’une grande profusion créatrice, mort en 1933 ; elle a trouvé son Flaubert dans A.-H. Tammsaare (1878-1940). Comme, après la forge cyclopéenne de Balzac, Flaubert avait dressé son ate­lier de mécanicien et d’orfèvre accompli, Tammsaare a porté le roman estonien, déjà riche en productions vigoureuses, à ce degré d’achèvement où les possibilités implicites d’un développement se cristal­lisent et donnent des œuvres représenta­tives. Mais le parallélisme entre ces deux couples cesse dès qu’on quitte le domaine purement artistique de l’évolution d’un genre littéraire. Nous entrons chez l’auteur estonien dans un autre monde.

A.-H. Tammsaare (pseudonyme de Anton Hansen) est sorti d’une famille pay­sanne. Sa vie est caractéristique des conditions sociales des écrivains estoniens avant l’indépendance du pays. Les moyens de son père suffisent à peine pour per­mettre d’arriver au baccalauréat à ce jeune paysan qui s’est passionné pour les études. Il se fait journaliste pour gagner de quoi payer ses études à l’université, où il ne sera immatriculé qu’en 1907, à l’âge de vingt-neuf ans. Le double effort du gagne-pain et des études lui fait payer cher l’accomplissement de ses rêves in­tellectuels. Ayant à peine terminé sa li­cence en droit, une grave maladie pulmo­naire l’oblige à chercher asile pour quel­ques années dans un sanatorium du Cau­case. Au retour dans son pays, il passe encore quelques années dans la solitude campagnarde, jusqu’à son rétablissement complet. C’est pendant ces années (1911-1916) que, détaché du monde et presque de la vie, il se crée un monde intérieur de compensation où ses œuvres futures pro­gressent vers cette maturité définitive qui les caractérise.

Il s’était déjà révélé écrivain de talent à partir de 1900, en publiant quelques con­tes naturalistes qui frappent par la crudité de leurs descriptions. Cependant c’est surtout comme conteur de fines nuances psychologiques observées avec la tendre ironie d’un blessé qui ne garde pas de rancune contre la vie qu’il s’est imposé plus tard, vers 1910, dans ses récits de la vie des étudiants. Ces histoires d’amour mélancoliques, portées par une aisance brillante dans le dialogue et enveloppées d’un scepticisme mi-souriant mi-sérieux, nous rappellent l’atmosphère des impres­sionnistes danois.

Par un nouveau revirement chez cet écrivain aux ressources multiples et con­traires, une vague de sensualisme ardent éclate dans le drame biblique Judith (1921), mais c’est seulement pour annon­cer une transformation plus radicale encore.

Cette nouvelle époque dans l’œuvre de Tammsaare est inaugurée par un petit roman : Le patron de Kõrboja (1922). L’amour de la fille d’un riche fermier et d’un simple domestique y est traité avec une remarquable connaissance de la psy­chologie paysanne. Le jeune domestique n’arrive ni à comprendre ni à dominer les multiples péripéties de son amour ; en s’acharnant contre les obstacles, il trouve une fin tragique. Nous y voyons déjà se former l’atmosphère proprement tamm­saarienne : l’homme qui se débat péni­blement au milieu d’une hostilité pro­fonde des circonstances, du monde, de la nature, de sa propre opacité, dont il aggrave la conjuration en se dressant déses­pérément contre un adversaire qui, au fond, lui échappe. C’est la lutte de Peer Gynt avec le Courbe. Les prouesses du Chevalier de la Manche paraissent, en effet, le comble de la lucidité en face de cet acharnement contre une conspiration opaque et en quelque sorte liquide.

Cette vision du monde, où les brumes, les cailloux, les ronces et les broussailles des paysages nordiques ont leur large part, atteindra toute sa signification et toute son ampleur dans ce monument que Tammsaare a érigé à son pays avec les cinq volumes de son roman Tõde ja õigus (Vérité et Justice) parus de 1926 à 1934.

Ce cycle enferme la vie de deux géné­rations d’une famille paysanne. Mais c’est le premier volume, consacré à la vie proprement paysanne de la génération des parents qui porte le poids essentiel de l’œuvre.

Dans les traductions qu’on en a faites à l’étranger, ce volume porte le titre de Vargamäe, le nom de la colline qui s’élève au milieu des marais, portant deux fer­mes sur sa croupe. C’est là que se passe toute l’action du roman, et c’est ce pays déshérité de Vargamäe qui est le héros caché, mais effectif, du roman. Or ce n’est pas la terre grasse de Zola qui provoque la cupidité, ni la sève exaltante de Giono, qui enveloppe ici les hommes. C’est une hostilité sans nom, une dureté avare, un gâchis et une inertie absurdes, une per­sévérance aveugle et sans fin qui dépas­sent les qualificatifs de la nature humanisée et s’identifient avec les conditions biologiques de la vie. Un critique esto­nien averti a qualifié à juste titre de réa­lisme biologique l’attitude de Tammsaare en face du monde.

Que deviennent les hommes au milieu de cette indifférence haineuse des pierres et des ronces ? Deux paysans se dressent en face de Vargamäe et en face l’un de l’autre : Andres, l’homme à l’échine in­domptable, au regard dur et droit, qui ar­rive avec sa jeune femme dans cette ferme de Vargamäe pour en faire sa ferme, pour lui imposer sa loi de vérité et de justice, pour y fonder, enfin, sa dy­nastie. Et, en face de lui, le patron de l’au­tre ferme, Pearu, paysan rusé et vindica­tif, ivrogne goguenard et hâbleur ayant mille tours dans son sac pour provoquer, diminuer et détruire l’orgueil de son voi­sin.

Toute l’action du roman est comman­dée par la rivalité batailleuse de ces deux seigneurs campagnards. Les domestiques, les bergers, jusqu’aux chiens de garde, participent à cette lutte de plus en plus acharnée et absorbante, qui prend des proportions vraiment épiques.

Mais c’est aussi un roman de l’huma­nité profondément vraie et vivante. Un des spectacles les plus émouvants nous est donné par la lente transformation d’Andres sous la double usure du travail et de Pearu qui ronge son âme. L’homme de justice et de vérité s’avoue qu’il n’ar­rivera jamais par la vérité pure et sim­ple à faire respecter ses droits. Comme son dos se courbe sous le poids des travaux, son âme se plie sous le poids des off­enses. Et nous le verrons tromper son voisin par des ruses d’autant plus stupé­fiantes qu’elles s’appuient sur la confiance qu’on avait accordée à son honnêteté. Pour se redresser il s’accroche aux paro­les de la sagesse éternelle, à la Bible, et impose à sa maison toute la rigueur des lois patriarcales. Or cet acharnement contre le destin et contre la vie ne fait que précipiter l’écroulement de ses der­niers espoirs : les enfants quittent l’un après l’autre Vargamäe pour chercher ailleurs de ces havres de clémence qui manquent à Vargamäe et dont ils ont besoin pour respirer. Le volume se ferme sur le vieux Andres sanglotant sur les pa­ges de la Bible lors d’une de ses conver­sations, par la bouche de Job, avec son Dieu, dans la profonde solitude de la nuit.

En fin de compte c’est Pearu, ce rou­blard cocasse, qui avait raison, parce qu’il est de connivence avec Vargamäe, parce qu’il suit, dans son inconscience, la pente naturelle des choses. Comme les broussailles et les ronces de Vargamäe, il résiste à tous les coups qu’on lui assène avec la souplesse naturelle de la végétation. Battu jusqu’à la mort par un de ses valets, il se relève quelques mois après et recommencera ses querelles comme si rien ne s’était produit. Et c’est aussi à cause de cela qu’il est le plus vivant des deux patrons de Vargamäe. C’est lui qui provoque le rire dans ce monde où l’on étouffe faute de communication entre les êtres et c’est lui qui nous surprendra un jour par une délicatesse exquise au milieu de ses prouesses : lors des funérailles de la première femme d’Andres, dans la nuit, il dégage des cailloux le chemin que doit prendre le cortège et aplanit les iné­galités de la route.

Par une de ces trouvailles de génie qui donnent leur cachet aux chefs-d’œuvre, l’auteur fait apparaître Pearu dans le souvenir d’un des enfants d’Andres, as­socié par une ressemblance insondable à l’image du Christ crucifié, entrevue à l’église. C’est là le plus grand triomphe de Pearu : il vivra réhabilité dans la mé­moire des enfants de son adversaire. Et sa lutte contre Andres nous paraîtra pres­que du dépit d’amour.

Autour de ces deux piliers épiques du roman, la vie de Vargamäe, vue de la maison d’Andres, s’étend selon le rythme des événements naturels : naissances et morts, jeunesse et vieillesse, semailles et récoltes, été et hiver. Les péripéties de cette ondulation universelle sont repré­sentées dans des tableaux qui rappellent par leur sobriété les scènes sculptées en bois des artistes du moyen âge.

Après l’époque héroïque d’Andres et de Pearu, c’est à la jeunesse des deux maisons d’occuper le premier plan. Leurs amours, leurs jeux, leurs premiers con­tacts avec la réalité nue de Vargamäe apportent une brise de fraîcheur et de gaîté dans ce coin déshérité et c’est par eux, on le sent bien, que la vie humaine s’y réhabilitera. Andres a échoué devant Vargamäe parce qu’il voulait trop et parce qu’il menait une guerre d’usure de tous les jours contre ses pierres et ses broussailles, qui l’usèrent lui-même, mais il avait raison devant les lois de l’exis­tence crue de Vargamäe. Les cailloux auront eu beau envahir de nouveau ses champs, il aura persisté. Ses enfants au­ront beau quitter son foyer, les plus sensibles y reviendront plus tard pour y panser leurs blessures reçues ailleurs et pour y mourir à leur tour. Et, surtout, il aura laissé le souvenir des combats héroïques qui illumineront plus tard la vie de cette colline entourée de marécages.

Cependant tout n’y est pas âpreté ou acharnement. Il y a des résonances de la douceur, d’une mélancolie contenue, d’une pitié muette et gauche chez les femmes, de la joie spontanée chez les jeu­nes. Elles sont vite étouffées sans doute, mais elles continuent à résonner quelque part, dans les sous-bois. Et c’est là qu’un des fils d’Andres les recueillera en gar­dant le troupeau de son père. Il en nourrira ses besoins de tendresse et de mer­veilleux, et les fera épanouir plus tard dans ses pèlerinages. C’est lui, le jeune Indrek, qui sera le héros des volumes sui­vants du roman de Tammsaare. Ses étu­des dans une école extrêmement curieuse d’une ville de province, ses contacts avec les luttes sociales et patriotiques de son pays à l’époque de la première révolution russe (1905), ses expériences sentimenta­les, enfin, dans un mariage malheureux, au milieu d’une société de parvenus, et son retour à la ferme de son père qu’il verra mourir, constituent le sujet des qua­tre volumes suivants.

Nous y retrouvons le pénétrant obser­vateur des caractères et quelquefois le souffle épique de l’auteur de Vargamäe, mais le plus souvent le sensible conteur de l’époque impressionniste de sa carrière qui s’est enrichi d’un peu plus d’ironie, mais aussi de profondeur, et qui embrasse finalement la vie d’un large regard plein de tendresse pour tout cc qui souffre sous le soleil. Déçu de la ville, son héros In­drek, qui s’identifie aisément avec l’au­teur, retrouve à son lieu d’origine l’équilibre cherché. C’est l’alliance avec les ron­ces de Vargamäe et l’acceptation des li­mites que comporte la condition humaine, ou, plutôt, c’est la solidarité avec la vie spontanée telle qu’elle bat dans les fibres de l’arbre et dans les artères de l’homme. Dans cette perspective, Andres lui-même n’est que la manifestation des lois de Var­gamäe qu’il a subies en croyant leur im­poser la sienne.

Tammsaare est mort en mars 1940, en­touré non pas des honneurs qui l’intimi­daient, mais de toute l’affection de son pays. Dans la reconnaissance des Esto­niens à l’auteur, il entrait sans doute une bonne part de la reconnaissance des fils pour leurs pères et leurs grands-pères qu’ils retrouvaient dans Andres et Pearu.

L’œuvre de Tammsaare dépasse cepen­dant le cadre de la vérité locale par la plénitude même avec laquelle la condition humaine y est vécue à son état, pourrait-on dire, le plus nu : l’homme corps à corps avec les données immédiates de l’existence. C’est pour cette raison qu’un critique allemand a pu écrire dans la préface de la traduction allemande de Vargamäe (1939) : « Ce n’est pas seulement le grand roman national des Estoniens et le livre le plus remarquable de la jeune littérature estonienne, mais il appartient au-delà des modes littéraires à la lignée des grandes œuvres de la littérature mon­diale. »

Article paru dans Comoedia, 18 juillet 1942