Fatigue printanière

       Quand M. a ouvert la fenêtre, le printemps a envahi la pièce. C’était le matin de bonne heure et la chambre a été soudain remplie d’un air aux odeurs de soleil, de vent, de sable et de neige fondante. J’en ai inspiré une grande bouffée en essayant de revenir à une respiration normale. C’était terriblement agréable. Le petit coup de fouet du matin. Et cet air dans la chambre qui sentait le pet. Il n’y a pas mieux pour commencer la journée. Une journée de repos. Sans travail, sans rien. Seulement M.
       Je me suis retournée et me suis rendormie.

       J’ai rêvé que j’avais mon propre appartement. Le mien à moi, pas une location. Il se trouvait dans un immeuble agréable, mes fenêtres ouvraient aussi bien sur la rue que sur la cour intérieure. Le soleil entrait par chacune d’entre elles. À l’intérieur, une immense baignoire ; la salle de bain, elle, n’était pas particulièrement grande. Et ce soleil, cette luminosité partout… Je recevais des invités et nous mangions une tarte à la chantilly recouverte d’un glaçage à la pâte d’amandes ; elle avait un goût fantastique. Ah, ce que j’étais heureuse dans ce rêve ! Pas juste un peu, mais réellement. Pleinement heureuse, quoi.

       Ces derniers temps, quand je reviens à Tallinn après m’être absentée, j’ai la gorge qui se serre à l’entrée de la ville. Revoilà cette grande ville, trépidante et sale. Il y a un an, je me déplaçais beaucoup pour le travail — à Stockholm, Hambourg, Londres, etc. — et jamais je n’ai eu le sentiment d’arriver dans des métropoles d’une taille désagréable, bien qu’elles soient plus grandes que Tallinn. Tallinn est une petite ville acerbe. Étrange que je ne m’en sois pas rendu compte plus tôt. J’y ai passé toute ma vie.
       « Tu n’aurais pas envie de t’installer à la campagne ? m’a demandé M comme s’il avait lu dans mes pensées.
       Et moi, sans savoir pourquoi : « Non. »

       Je passe toujours un temps fou dans les magasins d’alimentation. En face de l’endroit où je travaille, de l’autre côté de la rue, se trouve celui où je vais m’acheter de quoi grignoter à midi. C’est à deux pas et pourtant ça me prend rarement moins d’une demi-heure. Je reste plantée devant un rayon, puis devant un autre. Il est rare que je sache ce que je veux avant d’arriver. Et quand je le sais, je peux très bien avoir changé d’avis en cours de route ou alors, tout simplement, il n’y a pas ce que je voulais, sous la forme précise où je me l’imaginais. Alors je reste comme ça un bon moment devant chaque étagère. Je tourne. Je reviens devant le même rayon. Souvent, j’oublie que je suis venue pour acheter quelque chose et je me surprends à lire un texte quelconque sur une boîte d’un air hébété. Sans en comprendre un traître mot.
       Je suis la chouchoute du personnel de sécurité. Il n’est pas un magasin où ma lente déambulation et mes investigations n’attirent leur attention. Je ne vais pas leur dire que, vu ma lenteur et ma pauvre tête, j’ai déjà du mal à concevoir un vol, alors de là à passer à l’acte !
       Une fois que j’ai déposé quelques articles dans mon panier, je réalise qu’en fait, ce n’est pas tout à fait ce que je voulais. Mais je ne touche plus à rien parce qu’il y a une limite à tout. Je ne peux quand même pas rester indéfiniment dans un magasin à bayer aux corneilles.

       La neige fond. Par endroits, les rues sont déjà sèches. Je regarde par la fenêtre et je repense à la neige. Comment c’était il y a deux ou trois semaines. Et à cette redoutable tempête de neige le mois dernier… Maintenant encore, il pourrait neiger. Cela n’aurait rien d’étonnant. Il faudrait que je m’étire et que j’aille au travail, mais je n’en ai pas envie. Je profite de la matinée. La fenêtre est fermée, mais la lumière est particulière. Une lumière propre au mois de mars, quand s’amorce le dégel. S’il n’arrive que plus tard, en avril, il a une odeur, une saveur et une couleur tout à fait différentes. Mars est un mois plus frais. Inquiet, moite, coupable. On dirait qu’il a commis un péché. Comme des gosses de treize ans qui s’embrassent en cachette.
       J’ai souvent pensé qu’il me faudrait décrire la fonte de la neige. Comme ça : aujourd’hui, le tant de tel mois, tel ou tel endroit est encore sous la neige, alors que tel autre est détrempé et tel autre déjà sec ; et aujourd’hui, le tant, on aperçoit de l’herbe ici et là. C’est une chose que je n’ai jamais faite. Cette année non plus. Pourtant je pourrais, car j’arrive très bien à me représenter la vue que j’ai de ma fenêtre par beau temps ou par mauvais temps, en été comme en automne ; ou en hiver, sous le soleil ou la tempête. En revanche, le printemps, en particulier le tout début, j’ai du mal à me le rappeler. C’est une période tellement éphémère. Chaque jour, le décor change. La chute des feuilles, elle, est plus lente. Peut-être la tristesse, la gravité, la désespérance nées de l’attente de la neige ajoutent-elles à cette impression de lenteur. Au printemps, l’odeur de la neige fondante, l’odeur de la terre mouillée, le piaillement des mésanges, donnent envie de rire, de pousser des cris de joie, même quand le jour de la paye est encore loin. Peut-être est-ce aussi cette joie qui fait que le printemps passe vite.

       Je ne prends pas le trolleybus, car je hais les gens qui s’y pressent. Et vingt-cinq minutes de trajet, assise quand tout va bien, debout le plus souvent, pour enfin arriver au centre-ville. Ou à la maison. Vingt-cinq minutes à respirer l’odeur des gens. Je n’aime pas les gens. Alors, leur odeur, encore moins.
       C’est pour ça que je prends le bus. Ces derniers temps, ils sont bondés aussi, mais bon. Ça va quand même plus vite. Et pour monter dans les bus – je parle des express évidemment – il faut montrer sa carte mensuelle au chauffeur. Ou acheter un billet. Ou encore composter le sien devant lui. Du coup, pas de clochards puants comme cela arrive souvent dans les trolleybus. Ce n’est pas de ma faute s’ils puent, donc je n’ai pas à supporter leur odeur.

       M. a téléphoné. Je me suis forcée à l’écouter, à retenir ce qu’il me disait et à lui répondre sans passion. Comme si cela m’intéressait. Comme si j’étais en mesure de suivre. La vérité, c’est que j’avais beaucoup de travail et que j’étais horriblement fatiguée. J’étais incapable de penser, mon cerveau fonctionnait au ralenti. Et j’avais ce sentiment désagréable qu’il avait appelé juste au moment où j’étais fatiguée. Pourquoi la fatigue ne me tombait-elle pas dessus plus tard ? Ne pouvait-elle pas se dissiper juste un instant ? Autrefois, c’était toujours le cas quand M. m’appelait ou que nous sortions ensemble. Je ne crois pourtant pas que je sois devenue vieille, ni que notre relation se soit essoufflée. Je suis simplement fatiguée. La fatigue printanière peut-être ?

       Je venais de remplir mon panier et j’avais pris place dans la queue, quand j’ai remarqué qu’Aleksander se tenait devant moi. Aleksander est un SDF. Sûr. Il ne se lave pas et il mendie dans la rue. J’ai vu qu’il avait acheté du pain, des boulettes de viande et de la bière. Sans savoir pourquoi, j’ai fait demi-tour et, comme si une idée m’était passée par la tête, je me suis éloignée de lui et je me suis absorbée dans la contemplation du rayon des confiseries. C’était inutile, car je savais bien qu’Aleksander ne m’aurait pas reconnue. Il ne me reconnaît jamais de toute façon. Non pas que nous soyons de vieux amis. Il m’a juste demandé de l’argent comme aux autres. Plusieurs fois, il m’a raconté que son père était écrivain et que lui-même avait été sauvé par Dieu à deux reprises. Il a de grands yeux bleus qui respirent la franchise.
       Mais Aleksander… C’est son nom à lui ou celui de son père déjà ?
       Moi non plus, je ne me souviens pas des gens et je ne les reconnais pas.

       En réunion. Bon Dieu, qu’est-ce que je m’ennuie. J’essaye d’être attentive et créative, de montrer que je vaux mieux que mon salaire de misère. Mais mes pensées s’envolent Dieu sait où. Où ça ? Vers M. ? Je ne sais pas. Non, je ne crois pas. Alors où ? Elles s’envolent, c’est tout ?
       Je sens que j’ai de nouveau les cheveux sales et le front qui brille. Je m’agite, je sais que c’est mal élevé. Je déplace ma chaise, je me passe la main dans les cheveux et je m’essuie le front – j’en ai marre d’être assise ici ! On peut pas se grouiller, non !
       Les autres non plus, ça ne les intéresse pas, les longues réunions : tout le monde fait des blagues soporifiques et on finit par changer complètement de sujet. On en a tous ras le bol. On est tous surmenés. On n’a qu’une envie, c’est de partir.
       Où ça ?

       Est-ce que je suis amoureuse de M. ? Va savoir ! Sans doute.
       Lui, il pense qu’il est trop gros. Pour moi, il perdrait tout son charme s’il commençait un régime. Il deviendrait accro à la balance ou quelque chose de tout aussi excessif. Il fait de la gym en salle, ça suffit. Bon, il est un peu enveloppé, mais pas affreusement gros. On est au chaud dans ses bras.
       C’est peut-être ça l’amour, quand on se sent bien dans les bras de l’autre ? Non ?
       Je n’en sais rien.
       J’ai envie de dormir.

       J’ai besoin d’un billet de bus pour demain matin. Il est déjà neuf heures du soir, je ne sais pas si j’en trouverai encore à cette heure-ci. Il y a de la lumière à un guichet. Les autres ont leurs rideaux tirés et la lumière est éteinte. Il n’y a personne au guichet éclairé, juste un gilet. Un de ces gilets mauves achetés au marché. Il y a un écriteau qui dit que le guichet ferme à six heures et demie. Le guichet d’à côté, dans le noir, est censé être ouvert jusqu’à neuf heures et demie. Mais ici, c’est ouvert, ou quoi ? Je frappe. Au bout de trente secondes, une femme apparaît. Je demande mon billet.
       « Vous aviez besoin de frapper comme ça ? C’était si urgent ? »
       Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi elle me parle comme ça ? Qu’est-ce que je lui ai fait ?
       « Oui, je lui réponds. Il me faut un billet et cela fait déjà deux bonnes minutes que j’attends.
       — Ça m’étonnerait, je venais à peine de m’absenter.
       — Désolée, je ne frapperai plus jamais, c’est promis », dis-je en la remerciant et en récupérant la monnaie et le billet.
Il aurait peut-être fallu que je m’emporte, que je me mette à l’insulter. Je n’ai pas eu le courage. C’est peut-être justement ce qu’elle attendait, que je m’emporte. Une bonne insulte, c’est ça qui lui manque avant de quitter le boulot ? C’est son affaire. Qu’elle s’excite toute seule et cherche des noises à quelqu’un d’autre.
              Je n’en ai strictement rien à faire, moi, de cette bonne femme.

       J’étais dans le tram pour me rendre à la gare routière. À un arrêt, j’ai aperçu Aleksander par la fenêtre. Il parlait à une dame en tendant la main. Selon toute probabilité, il était en train de lui demander de l’argent.
       Elle regardait ailleurs, sans prêter attention à lui.
       On peut s’y prendre comme ça aussi, c’est vrai.
       C’est même peut-être comme ça qu’il faut s’y prendre ?
       La première fois que j’ai parlé avec Aleksander, c’était probablement au printemps dernier. Je m’étais arrangée pour avoir le vent dans le dos, sinon je n’aurais pas pu tenir le coup. (Et il paraît que les animaux puent!). C’est à cause de ses yeux que j’avais eu envie de l’aborder.

       Il y a davantage de neige à la campagne qu’en ville. Le soleil est impitoyable depuis quelques jours. Ces champs seront bientôt secs. Cela fait longtemps que je n’ai pas pris le bus. Quand était-ce la dernière fois ? Avant ou après Noël ? Je ne m’en souviens pas. L’autre jour, je suis allée chez M. à la campagne en voiture. Je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait hier ou avant-hier. Les jours se ressemblent tellement. Au travail la journée, à la maison le soir. Et il faudrait que je me rappelle mon dernier trajet en bus ?
       Un homme est assis en face de moi. Il est visiblement très fatigué et essaye de dormir, mais sa tête ne veut pas rester en place sur l’appuie-tête, elle ne cesse de glisser. J’ai parfois l’impression qu’il va tomber, tellement elle penche de côté. Quand il bascule vers sa voisine, une femme d’âge moyen à l’apparence réservée, elle tressaille et le repousse doucement. Il ouvre alors les yeux, marmonne quelque chose et essaye de se rendormir. Tant qu’il ne fait que sommeiller, sa tête tient bien en place. Bientôt elle se remet à osciller, la femme tressaille à nouveau, etc., etc.
       Je suis contente que ce type ne soit pas assis à côté de moi.
       Que ferais-je dans ce cas ? Je changerais de place ? Le bus est à moitié vide ! Pourquoi cette femme ne le fait pas ? Ils ne sont pas ensemble pourtant, ça se voit. Elle doit être vraiment très timide.

       J’ignore si les gens vivent comme moi. Quand ils sont seuls. Dans ma cuisine, j’ai un réfrigérateur et tout un tas de pots et de bouteilles vides. J’ai une petite chambre avec un grand lit. Je passe ma vie au lit. Quand je reviens du travail, je jette mes fringues et je saute dedans. Je mange en lisant quelque chose ; ensuite, j’écoute la radio ou je mate la télé en me vernissant les ongles ou en faisant un truc de ce genre. Tout ça au lit. Une moitié du lit, c’est moi qui l’occupe ; sur l’autre traînent les bouquins, les magazines et les journaux, une serviette, le chargeur du téléphone, un sac de pommes et un tube de crème pour les mains. Les trognons gisent sur un vieux journal, dans le lit aussi. Beurk !
       Je n’ose même pas imaginer ce que ma mère dirait si elle voyait ça. Elle ne dirait rien, je crois. Elle hocherait la tête et elle repousserait tout ça d’un geste de la main. Et encore ! Pour être franche, je crois qu’elle a perdu tout espoir que l’on puisse faire de moi un être normal.
       En arrivant au travail, j’ai aperçu Aleksander. Il dormait là, assis dans un coin près d’une poubelle en béton, la tête baissée et les mains posées sur les cuisses. Des mains grises. De gros ongles tout bosselés et jaunâtres, sans doute à cause d’une mycose. 
       Je ne l’avais jamais vu assis comme ça auparavant, il était toujours debout ou en train de marcher.
       Alors comme ça, la petite « tournée » quotidienne d’Aleksander passe à côté de mon travail ! On est du même coin, pour ainsi dire.

       Il faudrait peut-être que j’aie un enfant. Ce à quoi ma vie ressemblerait si j’en avais un, ça, je ne peux pas me le représenter. Ça braillerait et ça pisserait. Et quelquefois, ça ferait risette. Moi, je serais la maman poule typique aux yeux tout embués quand son bébé gazouille.
       Il m’arrive d’avoir peur que la pilule n’ait pas été efficace. Je crois alors carrément que je suis enceinte. J’ai même l’impression d’avoir tous les signes secondaires. Je prends des précautions en marchant et j’essaye de sentir s’il bouge ou pas. C’est stupide, je sais bien que les bébés ne commencent à bouger qu’au… je ne sais combientième mois. En tout cas, pas tout de suite. Mais la sensation est étrange. Comme en ce moment, où je bois de la bière et où je me crois enceinte.
       Mon ventre répond à la bière en gargouillant : « Il est encore un peu tôt. » Je n’aurais pas la force d’être réellement enceinte en ce moment.

       Tout me fatigue. À la campagne, j’ai essayé d’être plus positive. J’ai pris des photos de ruisseaux qui murmurent, de chiens et d’autres choses encore. J’ai tâché de ne pas m’attrister à l’idée que M. a si peu de temps pour moi. J’ai pensé à la pellicule que j’allais faire développer et aux jolies photos de nature et d’animaux que j’aurais à côté de ces banales photos qu’on prend aux fêtes. Mais soudain, je me suis rendu compte que la pellicule ne s’était pas enclenchée. J’avais tout simplement photographié dans le vide ! Je ne sais pas comment de telles choses peuvent se produire. Pourtant, le compteur avançait bien au fur et à mesure, etc.
       Ah, je vous jure. C’est déprimant.

       Je m’en moque, des gens, en fait. De tout le monde. Il m’arrive d’écouter ce que mes amies me disent. Elles sont heureuses de me parler parce que mon visage exprime une curiosité sincère. Jamais je ne leur dis que leurs histoires ne m’intéressent pas et que tout ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi elles me racontent ça à moi. Je ne leur demande jamais, mais j’y pense. Pendant qu’elles parlent. D’ailleurs, cela me pose certains problèmes par la suite, quand je ne me souviens pas de ce qu’elles m’ont dit. Je ne les écoutais pas. Pendant ce temps-là, je pensais: « Ça ne m’intéresse pas. »
       Il me semble parfois que les gens m’importent tellement peu que j’en perds même l’envie de leur crier dessus. Oui, c’est vrai, souvent c’est moi qui appelle sans bien savoir pourquoi : un reste de politesse innée peut-être ? Comme si je devais, comme si je pouvais… Mais, au bout de quelques phrases, je sens que non, pouah, j’ai pas envie, pas le courage. Pas besoin.
       Je ne sais même pas si je me soucie de moi-même. Mon corps et mon esprit sont si indépendants l’un de l’autre qu’une fois je me suis surprise en me regardant dans le miroir. Ouah, c’est moi, ça ? Je fais peu attention à mon corps, ou alors comme à une plante, ou à un animal de compagnie : je fais en sorte de ne pas avoir faim, d’être de bonne humeur, de ne pas sentir mauvais et d’avoir l’air normale. Suffisamment normale pour que les railleries ou les regards méprisants envers mon enveloppe corporelle ne blessent pas mon Moi profond. Le corps, c’est quand même une belle chose : grâce à lui, on peut faire baisser son stress, en le lavant, en le peignant, en le massant, en le gratifiant d’un gommage. Je peux être en colère contre lui quand il emmagasine de la graisse dans les fesses ou, au contraire, en être fière parce qu’il est tout joli et tout doux.

       J’ai revu Aleksander près de mon lieu de travail. Assis dans le même coin, mais cette fois sur le rebord de la poubelle, dos à la rue. Son sac était posé par terre à côté de lui, un sac usé dont la fermeture cassée laissait dépasser le bord d’un sac plastique crasseux. Il avait l’air tout triste. Son corps tout entier exprimait une grande tristesse. Je suis passée devant lui sans lui demander ce qu’il avait, bien que cela m’ait traversé la tête.
       Peut-être qu’il est malade ? Malade au point d’avoir peur de mourir ?
       Je n’en sais rien.

       En deux ou trois jours, la neige a pratiquement fondu. J’ai à peine eu le temps de m’en apercevoir. Il n’y a qu’entre les buissons ou dans les recoins sombres qu’il en subsiste un peu. Et les petits oiseaux ! Quand j’étais à la campagne, j’en ai vu qui virevoltaient. Maintenant, il y en a aussi en ville. Je les écoute gazouiller. Dans les moments où les mouettes ne crient pas, moments peu nombreux.
       Un météorologue finlandais a prédit que le mois d’avril serait chaud, plus chaud que d’habitude. Qu’est-ce qui se passerait s’il y avait réellement un coup de chaud ? Plus de boue dans les rues ? Je n’ai rien à me mettre aux pieds ! Je n’ai pas envie d’enchaîner les chemins de croix dans les boutiques pour me convaincre que les chaussures qui me plaisent un peu plus que les autres coûtent trop cher ou ne sont simplement pas confortables. Mais bon, c’est comme ça.
       J’aimerais bien vivre sur une île sous les tropiques. Sûr ? Je ne sais pas. Je trouverais encore le moyen de pester ou de geindre en bonne représentante du « peuple estonien. »

       M. manque de temps. Quand il en a, c’est moi qui n’en ai pas. Où est-ce que ça va nous mener ? Je suis triste. Je mets ça sur le compte de son manque de considération. Il faudrait qu’on trouve du temps. Qu’on le vole. Qu’on envoie tout au diable et qu’on soit juste ensemble.
       Facile à dire. Il y a si longtemps que je remue en moi cette lassitude et cette déprime, que j’ai l’impression qu’elles ont formé une boule de neige et accouché d’une montagne de problèmes. Et quand je vois M., je ne parviens pas à me contrôler. À cause de la tension, de l’attente et de tout le reste. Je lui colle tout ce bazar à la figure. Et il a le droit de se fâcher. Le cercle vicieux.
       Il faudrait que je pleure, qui sait ? Pour me vider complètement et ne plus exploser devant M. avant un bon bout de temps. Mais comment faire venir les larmes ? Dernièrement, il n’y a rien qui m’ait importé au point de pouvoir en pleurer. Tout me laisse totalement indifférente.

       Je devrais prendre des vitamines. Ce n’est pas normal que je sois si fatiguée ! Je me couche à une heure décente, je ne reste pas à veiller comme un oiseau de nuit. Pourtant, le matin, je suis horriblement fatiguée. J’ai juste envie de dormir, dormir, dormir…
       Seulement dormir sans penser au réveil.

       Je n’ai pas vu Aleksander depuis plusieurs jours. Il lui est peut-être arrivé quelque chose ? Serait-il mort ? Quand il s’est mis à faire subitement froid l’automne dernier, bien au chaud chez moi, j’ai pensé à lui en regardant par la fenêtre. Je me suis demandé où il était, ce qu’il faisait. On dit que mourir de froid est agréable, qu’on a l’impression d’avoir chaud.
       J’avais été franchement contente de le revoir en vie quelques jours plus tard. Il déambulait et vaquait à ses petites affaires. Peut-être qu’ils se réconfortent avec de l’alcool. Les sans-abri, je veux dire.
       C’est peut-être moi qui idéalise, mais pour moi, Aleksander n’est pas un SDF comme les autres. Regardez-moi ces yeux. On y lit de la tristesse, pas du mépris. Et parfois quand il parle, on dirait qu’il rayonne. Une fois, je suis passée à côté de lui quand il discutait avec deux SDF russes.
       « Nié kourii, nié kourii, ne fume pas! » disait-il à l’un deux en lui donnant une tape sur l’épaule. Il vit sainement.

       Au diable la graisse hivernale ! À partir de maintenant, je ne mangerai que des yaourts et de la salade de chou ! Et des carottes ! Et des fruits ! Salut à toi, printemps !
       On devrait commencer à voir un changement vers le mois d’août. Ça ne peut plus durer ainsi.
       J’ai acheté un pot de yaourt allégé. Arrivée au boulot, je me suis rendu compte qu’il se périmait aujourd’hui. Qu’est-ce que ça peut faire ? me suis-je dit.
       Il avait bien un goût de moisi. Encore une jolie initiative qui tombe à l’eau. Crotte.

       Nous avons décidé avec M. de nous offrir une soirée à deux. Il va venir en ville, et alors. J’ai tout laissé en plan et suis rentrée à la maison me préparer pour notre sortie.
       Imaginez ! J’étais à peine arrivée que M. a téléphoné pour me dire qu’il y avait un petit problème qui traînait depuis longtemps, que cela lui était sorti de la tête, qu’il s’en occupait et qu’ensuite il arrivait.
       Une heure plus tard, il m’a rappelée pour me dire que cela prendrait un peu plus de temps.
       Et encore un peu.
       Et puis, bon, encore un peu.
       Mais pour moi, il était déjà trop tard. Je lui ai dit que je ne le croyais pas et que je n’avais même pas envie de l’écouter. J’ai éteint mon téléphone et suis allée prendre une douche. Pleurer.

       La matinée était brumeuse. Je ne voulais pas me lever. Je me suis regardée dans la glace. J’ai trouvé que j’avais le teint étonnamment clair et le regard étonnamment brillant. Je me suis saquée du lit.
       Mon répondeur était plein à craquer.

       Il tombait un mélange de bruine et de neige fondue. Je me suis tâtée toute la matinée pour savoir s’il fallait qu’on se voie pendant la journée dans un bar (un qui soit calme) pour mettre les choses au point. Et comme par hasard, M. avait des choses à faire à Tallinn dans la journée (le hasard est une notion relative, à mon avis, mais peut-être avait-il repoussé certaines de ses obligations), alors je me suis dit, pourquoi ne pas aller lui livrer le fond de ma pensée. Lui dire par exemple que j’ai décidé d’envoyer notre relation au diable. Et puis, aller à la première occasion dans un bar ou en boîte ou…
       Quand j’ai vu M. en train de broyer du noir, assis tout seul à une table dans la pénombre, ma fierté et mon arrogance se sont entièrement volatilisées. C’était bon de le revoir. M., c’est M.
       Je me suis assise et j’ai commandé un cognac.
       — Je sais qu’il ne ment pas.
       — Je n’ai pas besoin d’excuses moi. Je le crois, mais je suis quand même vexée.
       — Il a les yeux tellement tristes…
       — Il faudrait peut-être que je l’engueule un peu ? Pour le principe, qu’il ne croie pas
 que tout est OK ?
       Quand nous sommes sortis du bar, il m’a embrassée et m’a chuchoté qu’il m’aimait. Par-dessus tout.
       L’oreille gauche me chatouillait. Le temps était toujours brumeux.

       Aujourd’hui, je me suis rendue au travail plus tôt que d’habitude. L’atmosphère était différente et les gens que je croisais dans la rue aussi. Pas un nuage dans le ciel, le soleil ne s’était pas encore élevé au-dessus des toits pour mieux voir. Dans mon impatience d’arriver enfin au printemps, j’avais déjà rangé les gants dans l’armoire une semaine plus tôt. 
Ça fait vraiment plusieurs jours que je n’ai pas vu Aleksander.

       Je suis descendue du taxi, mais je ne voulais pas rentrer chez moi tout de suite. Ce soir a la même odeur qu’il y a des années. C’était comme si j’allais encore à l’école et qu’on m’avait invitée au cinéma. Un léger frisson m’a parcouru le corps. Les oiseaux piaillaient.
       J’ai marché jusqu’à une baraque à hamburgers et j’ai acheté une petite bière. Des voyous russes faisaient du boucan devant la baraque, crachaient par terre et rotaient. J’ai essuyé longuement ma canette avec un mouchoir avant de l’ouvrir et de la boire. Je n’avais toujours pas envie de rentrer, mais la racaille russe ne me disait rien non plus. J’ai décidé de marcher un peu.
       La bière dégoulinait des coins de la bouche sur le menton. (Quelle empotée, quelle idiote !) Puis j’ai commencé à avoir froid, mon nez s’est mis à couler et j’ai quand même fini par rentrer.
       Ces derniers temps, je n’ai plus autant envie de traînailler qu’avant. C’est sûrement l’âge.

       J’ai acheté une glace et je l’ai mangée dehors. Sympa. Cette année, c’est la première. Un enfant dans les quatre ou cinq ans qui arrivait en face, tenant la main de sa mère, m’a regardé avec envie.
       C’est tellement bien d’être une grande personne. On fait ce qu’on veut. On profite. De soi et du printemps. On mange de la glace quand on veut, pas seulement quand maman le permet.

       Une vieille dame qui vendait des fleurs au bout de la rue Viru, le derrière appuyé sur une barrière en fer, avait l’air fatigué. Elle tenait quelques bouquets de nivéoles de printemps avec des feuilles d’airelles et de la bruyère, enveloppées de papier aluminium. Je l’ai dépassée de quelques pas, puis j’ai fait demi-tour. Je n’avais pas fait ma B.A. de la journée. Et il faisait si beau. Pourquoi pas.
       Ensuite, j’ai vu Aleksander. Il ne lui était rien arrivé. Il marchait d’un pas tout à fait assuré. Il avait troqué son manteau d’hiver contre un autre moins épais. Usé, bien sûr – on voyait la trace d’une ceinture –, mais tout de même ! Nouvelle saison, nouveaux habits. Comme il se doit.
       Je suis passée devant lui l’air guilleret, les fleurs à la main et les cheveux au vent. Soudain, j’avais le moral au beau fixe. L’envie m’a pris d’aller quelque part et de faire quelque chose.
       Plus de trace de fatigue printanière.

Traduit de l’estonien par Cédric Farez